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FLORUS
LIVRE TROISIÈME
Vainqueur de l'Espagne à l'Occident, le peuple romain était
en paix avec l'Orient. Bien mieux, par une chance extraordinaire et jusqu'alors
inconnue, des rois lui laissaient en héritage leurs richesses et en même temps
leurs royaumes tout entiers.
Attale, roi de Pergame, fils du roi Eumène, notre ancien allié et compagnon
d'armes, laissa ce testament : "J'institue le peuple romain héritier de
mes biens. Au roi, appartiennent les biens suivants... " Ayant donc
recueilli l'héritage, le peuple romain avait acquis cette province non point
par la guerre ni par les armes, mais, ce qui est plus légitime, en vertu d'un
testament. Il la perdit cependant et la recouvra avec une égale facilité.
Aristonicus, fier jeune homme de sang royal, gagne facilement à sa cause la
plupart de ces villes accoutumées à obéir à des rois, il triomphe de la
résistance de quelques autres, comme Mynde, Samos, Colophon. En outre, il bat
l'armée du préteur Crassus, et le fait lui-même prisonnier. Mais Crassus ne
démentit point l'honneur de sa famille et du nom romain ; il creva avec une
baguette l'oeil de son gardien et réussit de la sorte à se faire tuer par le
barbare furieux. Bientôt après, Aristonicus fut vaincu et pris par Perperna ;
et pendant sa captivité on le maintint en prison. Aquilius régla les derniers
restes de la guerre d'Asie et fut assez criminel pour empoisonner les fontaines,
afin d'obtenir la capitulation de certaines villes. Il hâta ainsi, mais
déshonora en même temps sa victoire. Au mépris des lois divines et des usages
de nos ancêtres, il souilla par ces poisons infâmes l'honneur jusqu'alors sans
tâche des armes romaines.
Telle était la situation en
Orient. Mais le midi ne connaissait pas la même tranquillité. Qui se fût
attendu, après la destruction de Carthage, à une autre guerre en Afrique.
Cependant la Numidie s'agita violemment, et Jugurtha provoqua nos craintes
après Hannibal. Ce prince artificieux, voyant le peuple romain invincible par
les armes, l'attaqua avec l'argent. Mais contrairement à l'attente générale,
le sort voulut que le plus rusé des rois fût lui-même pris par la ruse.
Petit-fils de Massinissa et fils adoptif de Micipsa, il était dévoré de
l'ambition de régner et avait décidé de tuer ses frères. Il ne les craignait
pas plus que le Sénat et le peuple romain qui avait le royaume numide sous sa
protection et dans sa clientèle. Son premier crime fut exécuté par trahison,
et une fois qu'on lui eut apporté la tête d'Hiempsal, il se tourna contre
Adherbal qui se réfugia à Rome. Il envoya de l'argent par ses ambassadeurs et
gagna le sénat à sa cause. Ce fut là sa première victoire sur nous. On
délégua ensuite des commissaires pour partager le royaume entre Adherbal et
lui. Il eut recours aux mêmes armes et triompha, en la personne de Scaurus, des
moeurs mêmes de l'empire romain. Il consomma alors audacieusement son crime
inachevé. Mais les forfaits ne restent pas longtemps cachés. La corruption
criminelle des commissaires fut dévoilée et on résolut la guerre contre le
fratricide.
On expédia d'abord en Numidie le consul Calpurnius Bestia. Mais le roi savait
par expérience que l'or était plus puissant que les armes contre les Romains,
et il acheta la paix. Accusé de ce crime, et cité par le sénat à
comparaître sous la garantie de la foi publique, il osa à la fois se
présenter et faire assassiner par un émissaire Massiva, son concurrent au
trône de Massinissa. Ce fut un autre motif de guerre contre le roi. Le soin de
notre vengeance fut cette fois confié à Albinus. Mais, ô déshonneur, le
Numide corrompit également l'armée de son frère ; la fuite volontaire des
nôtres lui donna la victoire et lui livra notre camp. Pour leur avoir laissé
la vie sauve il leur imposa ensuite un traité honteux et renvoya une armée
qu'il avait achetée.
Enfin, Métellus se lève pour venger moins l'empire que l'honneur romain.
L'ennemi, très adroitement, cherche à se dérober, tantôt par la prière,
tantôt par la menace, tantôt par la fuite, simulée ou véritable. Métellus
l'attaque par ses propres armes. Non content de ravager les campagnes et les
bourgs, il se jette sur les principales villes de Numidie. Sans doute, il
échoue dans une attaque contre Zama, mais il pille Thala, où étaient
entassés des armes et les trésors du roi. Puis il prend au roi ses villes, le
chasse de ses Etats et de son royaume, et le poursuit en Maurétanie et en
Gétulie.
Enfin Marius augmenta considérablement ses troupes en enrôlant des
prolétaires -- car il était lui-même de naissance obscure -- et il attaqua le
roi déjà en déroute et très affaibli. Il éprouva cependant à le vaincre
autant de difficultés que s'il avait attaqué un ennemi encore intact et dans
toute sa force. La ville de Capsa, qui avait été fondée par Hercule au milieu
de l'Afrique, et que la soif, les serpents et les sables protégeaient aussi
bien qu'un rempart, par une chance extraordinaire, tomba en son pouvoir ; et un
Ligurien le fit pénétrer dans la ville de Mulucha, placée sur un roc
montagneux d'un abord très difficile et jusque-là inaccessible. Bientôt
après, Jugurtha, et avec lui Bocchus, roi de Maurétanie, qui, fidèle aux
liens du sang, défendait le Numide, subirent près de la ville de Cirta une
lourde défaite. Mais Bocchus, désespérant du succès, craignit d'être
entraîné dans le désastre d'autrui, et acheta l'alliance et l'amitié des
Romains en leur livrant le roi. C'est ainsi que le plus fourbe des rois, victime
du piège que lui tendit son beau-père, fut remis entre les mains de Sylla. Le
peuple romain put enfin voir Jugurtha couvert de chaînes dans le cortège
triomphal. Quant à Jugurtha, il vit lui aussi, mais vaincu et enchaîné, cette
ville qu'il avait appelée vénale, et dont il avait faussement prédit qu'elle
périrait si elle trouvait un jour un acheteur. Si elle fut à vendre, elle
trouva un acheteur. Elle lui échappa ; c'est une preuve certaine qu'elle ne
périra point.
Tels furent les événements au midi. Mais le peuple romain
dut soutenir des combats beaucoup plus terribles et plus nombreux vers le nord
****** (lacune). Rien de plus redoutable que cette région. Le caractère des
habitants y est aussi rude que le climat. De toute cette contrée
septentrionale, à droite, à gauche et au centre de furieux ennemis
s'élancèrent contre nous.
Parmi les peuples transalpins, les Salluviens les premiers éprouvèrent la
force de nos armes ; car leurs incursions provoquaient les plaintes de la ville
de Marseille, notre très fidèle alliée et amie.
Puis ce furent les Allobroges et les Arvernes contre lesquels les Eduens nous
adressèrent des plaintes analogues, en réclamant notre aide et notre secours.
Nous eûmes pour témoins de nos victoires sur ces deux peuples l'Isère, la
Sorgue et le Rhône, le plus rapide des fleuves
Rien n'épouvanta plus les Barbares que nos éléphants, dignes adversaires de
ces nations farouches. On remarqua tout particulièrement dans le cortège
triomphal leur roi Bituitus avec ses armes de diverses couleurs et son char
d'argent, comme au jour du combat.
On jugera de la joie extraordinaire qu'excitèrent ces deux victoires quand on
saura que Domitius Aenobarbus et Fabius Maximus élevèrent des tours de pierre
sur l'emplacement même des champs de bataille et y dressèrent des trophées
ornés d'armes ennemies. Cet usage était inconnu de nos ancêtres. Jamais, en
effet, le peuple romain n'insulta à la défaite d'un ennemi vaincu.
Les Cimbres, les Teutons et les Tigurins, partis des
extrémités de la Gaule et fuyant les inondations de l’Océan, cherchaient de
nouvelles demeures par tout l'univers. Repoussés de la Gaule et de l'Espagne,
ils voulurent passer en Italie et envoyèrent des ambassadeurs au camp de
Silanus et de là au Sénat. Ils demandaient au peuple de Mars de leur accorder
quelques terres à titre de solde ; en échange, ils mettraient à son entière
disposition leurs bras et leurs armes. Mais quelles terres pouvait donner le
peuple romain chez qui les lois agraires allaient provoquer la guerre civile ?
Aussi n'obtinrent-ils pas satisfaction, et ils décidèrent de prendre par les
armes ce qu'ils n'avaient pu avoir par la prière.
Silanus ne put soutenir le premier choc des barbares, Manlius ne put soutenir le
second, ni Cépion le troisième. Tous trois furent mis en fuite et chassés de
leurs camps. Tout était perdu, si ce siècle n'eût, par bonheur, produit
Marius. Marius lui-même n'osa pas les attaquer aussitôt. Il retint ses soldats
dans le camp, attendant que cette rage invincible et cette violence impétueuse
qui tiennent lieu de courage aux barbares se fussent affaiblies. Ils se
retirèrent donc en injuriant les nôtres et avec une telle certitude de prendre
Rome qu'ils leur demandèrent s'ils n'avaient rien à faire dire à leurs
femmes. Et prompts à exécuter leurs menaces, ils se divisent en trois corps et
s'avancent à travers les Alpes, la barrière de l'Italie.
Avec une rapidité extraordinaire, Marius s'empare aussitôt des chemins les
plus courts et prévient l'ennemi. Il rejoint d'abord les Teutons au pied même
des Alpes, dans un endroit appelé Aix, et les écrase. Quelle bataille, grands
dieux ! La vallée et le fleuve qui la traverse étaient au pouvoir de l'ennemi,
les nôtres n'avaient pas d'eau. Notre général l'avait-il fait exprès, ou
fut-ce une erreur dont il sut tirer parti ? On l'ignore. Mais il est certain que
la nécessité accrut le courage des nôtres et leur donna la victoire. Les
soldats, en effet, réclamaient de l'eau. "Si vous êtes des hommes, voyez,
dit Marius, vous en avez là-bas." Aussi l'ardeur des combattants fut-elle
si grande, et on massacra tellement d'ennemis que dans la rivière ensanglantée
les Romains victorieux ne burent pas moins de sang que d'eau. Le roi Teutobodus
lui-même, habitué à sauter successivement sur quatre ou six chevaux, put à
peine en monter un pour s'enfuir. Il fut pris dans un bois voisin et constitua
le plus beau spectacle du triomphe. Sa taille gigantesque s'élevait au-dessus
des trophées conquis sur lui.
Les Teutons exterminés, Marius se tourna contre les Cimbres. Déjà -- qui le
croirait ? -- malgré l'hiver qui rend les Alpes plus hautes, ils étaient
descendus en Italie en roulant comme une avalanche du haut des montagnes du
Tridentum. Avec une stupidité toute barbare, ils voulurent d'abord franchir
l'Adige à la nage, sans ponts ni bateaux, mais quand ils eurent vainement
essayé d'arrêter le courant avec leurs mains et leurs boucliers, ils y
jetèrent une grande quantité d'arbres et passèrent. Si les colonnes ennemies
s'étaient aussitôt dirigées sur Rome, le danger aurait été très grand.
Mais en Vénétie, une des régions les plus agréables de l'Italie, la douceur
du sol et du climat affaiblit leur vigueur. Ils s'amollirent aussi par l'usage
du pain, de la viande cuite et de vins délicieux. Marius choisit ce moment pour
les attaquer. Ils demandèrent à notre général de fixer le jour du combat, il
leur assigna le lendemain.
La rencontre eut lieu dans une très large plaine appelée la plaine Raudienne.
L'ennemi perdit soixante-cinq mille hommes, les Romains, moins de trois cents.
Toute la journée on massacra des barbares. A son tour le général romain,
ajoutant l'artifice à la valeur, emprunta à Hannibal la tactique qu'il avait
suivie à Cannes. Tout d'abord il profita d'un jour où le brouillard lui permit
de tomber à l'improviste sur les ennemis, et où le vent leur lançait la
poussière dans les yeux et la figure. Enfin il tourna son armée face à
l'orient, et les prisonniers nous apprirent par la suite que les rayons du
soleil réfléchis par les casques des Romains donnaient l'impression que le
ciel était en feu.
La lutte avec leurs femmes ne fut pas moins violente. Elles s'étaient
entourées d'un rempart de chariots et de voitures, du haut duquel elles
combattaient avec des haches et de longues perches. Leur mort fut aussi belle
que leur résistance. Elles envoyèrent à Marius une délégation chargée de
demander pour elles la liberté et le sacerdoce. N'ayant pas obtenu satisfaction
-- car nos coutumes religieuses ne le permettaient pas, -- elles étouffèrent
et écrasèrent pêle-mêle leurs enfants en bas-âge, puis elles
s'entre-tuèrent les unes les autres, ou bien, formant un lien avec leurs
cheveux, elles se pendirent aux arbres ou au timon de leurs chariots. Leur roi
Boiorix combattit avec courage au premier rang et fit payer chèrement sa mort.
La troisième colonne, celle des Tigurins, qui s'était postée comme en
réserve sur les sommets des Alpes Noriques, se dispersa dans des directions
différentes et disparut en fuyant honteusement et en pillant sur son passage.
Cette nouvelle si agréable, si heureuse, de la délivrance de l'Italie et du
salut de l'empire, le peuple romain ne l'apprit pas, comme d'habitude, par des
hommes, mais, s'il est permis de le croire, par les dieux eux-mêmes. Le jour de
la bataille, on aperçut devant le temple de Castor et de Pollux des jeunes gens
couronnés de laurier qui remirent une lettre au préteur. Au même moment la
foule qui assistait à un combat de gladiateurs applaudit à sa manière
habituelle en criant : Bravo ! Peut-il y avoir rien de plus étonnant, de plus
admirable ? Il semblait que du haut de ses montagnes, Rome assistait au
spectacle de la guerre, et à l'instant même où les Cimbres succombaient dans
la bataille, le peuple applaudissait dans la ville.
Les dieux voulurent qu'après les Macédoniens, nous eussions
la révolte des Thraces, leurs anciens tributaires. Non contents d'attaquer les
provinces voisines comme la Thessalie et la Dalmatie, ils s'avancèrent jusqu'à
l'Adriatique. Contenus par cette limite que la nature semblait leur opposer, ils
brandirent et lancèrent leurs traits contre les eaux elles-mêmes.
Pendant tout ce temps, il n'est point de cruautés qu'ils n'aient exercées
contre leurs prisonniers. Ils offraient aux dieux des libations de sang humain,
buvaient dans des crânes et déshonoraient par des outrages de toutes sortes la
mort de leurs victimes qu'ils faisaient périr tantôt par le feu, tantôt par
la fumée ; ils faisaient même avorter les femmes enceintes à force de
tortures.
Les plus cruels de tous les Thraces furent les Scordisques. Ils alliaient la
ruse à la vigueur, et la disposition de leurs forêts et de leurs montagnes
convenait bien à leur naturel. De là vient que non seulement ils battirent ou
mirent en fuite, mais, chose prodigieuse, ils anéantirent toute l'armée que
Caton avait conduite contre eux. Didius les ayant trouvés en désordre et
dispersés afin de piller en toute liberté, les refoula dans leur pays de
Thrace. Drusus les repoussa plus loin encore et leur interdit le passage du
Danube. Minucius ravagea toute la région de l'Hèbre, mais il perdit beaucoup
de monde en faisant avancer sa cavalerie sur la glace perfide du fleuve. Vulson
pénétra jusqu'au Rhodope et au Caucase. Curion atteignit la Dacie, mais il eut
peur de ses forêts ténébreuses. Appius pénétra chez les Sarmates. Lucullus
atteignit les dernières limites du pays le Tanaïs et le Palus-Méotide. On ne
put dompter ces ennemis particulièrement cruels qu'en appliquant leurs
procédés. On tortura donc les prisonniers par le feu et par le fer. Mais ce
qui parut le plus affreux à ces barbares, c'est qu'après leur avoir coupé les
mains on les laissait libres, et on les forçait à survivre à leur supplice.
Les peuples pontiques habitent entre les régions du nord et
le Pont-Euxin dont ils tirent leur nom. Le plus ancien roi de ces peuples et de
ces régions fut Aeetas, puis ce fut Artabaze, issu des Sept Perses, et ensuite
Mithridate, de beaucoup le plus grand de tous. Quatre ans avaient suffi pour
venir à bout de Pyrrhus, quatorze ans pour triompher d'Hannibal. Mithridate
résista pendant quarante ans ; il fallut trois guerres sanglantes pour le
vaincre, et le bonheur de Sylla, le courage de Lucullus et la grandeur de
Pompée pour l'abattre définitivement.
A notre ambassadeur Cassius, il avait donné comme prétexte de cette guerre les
attentats de Nicomède de Bithynie contre ses frontières. En réalité,
emporté par une violente ambition, il brûlait du désir d'être le maître de
toute l'Asie, et, si possible, de l'Europe. Nos vices semblaient lui donner les
espoirs les plus justifiés. Nous étions alors divisés par les guerres
civiles, et l'occasion paraissait propice. Marius, Sylla, Sertorius lui
montraient de loin le flanc désarmé de l'empire.
Alors que Rome était affaiblie par ses blessures et ses troubles politiques,
tout-à-coup, comme s'il avait choisi le moment favorable, il fait soudainement
éclater sur les Romains fatigués et divisés l'orage de la guerre du Pont qui
semble venir des lointains sommets du nord. Le premier effort de la guerre
emporte aussitôt la Bithynie, puis une pareille épouvante s'empare de l'Asie.
Immédiatement, les villes et les peuples soumis à notre domination se rangent
aux côtés du roi. Il est partout, presse ses alliés, et la cruauté lui tint
lieu de courage. Est-il rien de plus atroce que l'un de ses édits par lequel il
ordonnait le massacre de tous les citoyens romains qui se trouvaient en Asie ?
Les maisons, les temples, les autels, tous les droits humains et divins furent
alors violés. Mais cette épouvante de l'Asie ouvrait aussi au roi le chemin de
l'Europe. Il envoie en avant ses généraux Archélaus et Néoptolème, et à
l'exception de Rhodes, qui resta plus fidèle à notre cause, toutes les autres
Cyclades, Délos, l'Eubée, Athènes même, la gloire de la Grèce, tombent en
son pouvoir. Déjà sur l'Italie, sur la ville même de Rome soufflait le vent
de la panique que soulevait le roi.
Lucius Sylla s'empresse de courir à sa rencontre. Cet excellent général
repousse sans difficulté l'élan de l'ennemi, en lui opposant une impétuosité
égale à la sienne. Tout d'abord, -- qui le croirait ? -- la ville d'Athènes,
la mère des moissons, se voit contrainte par le blocus et par la faim à se
nourrir de chair humaine. Il détruit bientôt le port du Pirée, entouré de
plus de six murailles et après avoir dompté les plus ingrats des hommes, il
déclara qu'il les épargnait cependant en considération de leurs ancêtres,
pour leurs cérémonies sacrées et pour leur renommée. Puis il chasse de
l'Eubée et de la Béotie les garnisons du roi et disperse toutes ses troupes
aux deux combats de Chéronée et d'Orchomène. Tout de suite, il passe en Asie
et écrase le roi lui-même. Il eût achevé la ruine de Mithridate s'il n'avait
préféré un triomphe rapide à un triomphe véritable.
Voici l'état où Sylla laissait alors l'Asie. Il conclut avec le Pont un
traité par lequel le roi rendait la Bithynie à Nicomède, la Cappadoce à
Ariobarzane. L'Asie retombait sous notre domination, comme précédemment. Mais
Mithridate n'était que repoussé. Cet échec irrita plutôt qu'il n'abattit les
Pontins. L'Asie et l'Europe avaient en quelque sorte éveillé l'appétit du
roi. Il ne les considérait plus comme des provinces étrangères mais ces pays
qu'il avait perdus, il les revendiquait comme si on les lui avait arrachés par
la force.
Comme les flammes d'un incendie mal éteint se raniment avec plus de violence,
Mithridate revenait attaquer l'Asie avec des troupes plus nombreuses et toutes
les ressources de son royaume dont il couvrait la mer, la terre et les fleuves.
Cyzique, ville bien connue par sa citadelle, ses murailles, son port et ses
tours de marbre, est l'ornement du rivage asiatique. C'était pour le roi comme
une autre Rome, qu'il attaqua avec toutes ses forces. Mais les assiégés furent
encouragés dans leur résistance par un messager qui leur annonça l'approche
de Lucullus. Chose incroyable I Ce messager traversa la flotte ennemie, soutenu
par une outre qu'il dirigeait avec ses pieds, et échappa aux navires ennemis
qui, le voyant de loin, le prirent pour une baleine. Bientôt la victoire
changea de camp. Par suite de la longueur du siège, l'armée du roi souffrit de
la famine, et la famine amena la peste. Le roi se retira, poursuivi par
Lucullus, qui fit un tel massacre de ses troupes que le Granique et l'Esape en
étaient teints de sang.
Ce prince rusé, qui n'ignorait pas la cupidité romaine, ordonna à ses soldats
en fuite de disperser les bagages et l'argent pour retarder la poursuite du
vainqueur. Sa fuite ne fut pas plus heureuse sur mer que sur terre. Sa flotte se
composait de plus de cent navires qu'alourdissait un immense appareil de guerre.
Une tempête qui l'assaillit sur le Pont-Euxin brisa ses navires et lui infligea
un désastre aussi terrible qu'une bataille navale. Il semblait que Lucullus
s'était entendu avec les flots et les tempêtes et avait chargé les vents
d'achever la ruine de Mithridate.
Toutes les forces de ce roi très puissant étaient anéanties, mais les revers
augmentaient son courage. Il se tourna alors vers les nations voisines, et il
enveloppa presque tout l'Orient et le Nord dans sa ruine. Il essaya d'attirer à
lui les Hibères, les Caspiens, les Albaniens et les deux Arménies. La fortune
cherchait ainsi à donner à Pompée, son favori, un nom et des titres glorieux.
Voyant que l'Asie était de nouveau agitée et embrasée, et que les rois y
succédaient aux rois, Pompée jugea qu'il n'y avait pas de temps à perdre, et,
prévenant la jonction des forces ennemies, il fit immédiatement construire un
pont de bateaux, et le premier de tous il franchit l'Euphrate. Il attaqua le roi
fugitif au centre de l'Arménie et eut la chance extraordinaire de détruire ses
forces en une seule bataille.
Ce combat se déroula la nuit, et la lune y prit part. Comme si elle combattait
pour nous, cette déesse brillait derrière les ennemis et en face des Romains.
Les soldats de Mithridate visaient par erreur leurs propres ombres qui étaient
fort longues, croyant atteindre l'ennemi. Cette nuit consomma la ruine de
Mithridate. Toute sa puissance resta désormais brisée, malgré toutes les
tentatives qu'il entreprit, tel un serpent qui, la tête broyée, menace encore
avec sa queue. Après avoir échappé à l'ennemi, il pensa joindre à lui tous
les pays qui s'étendent entre la Colchide et le Bosphore, puis traverser en
courant la Thrace, la Macédoine et la Grèce, et tomber à l'improviste sur
l'Italie. Mais ce ne fut qu'un projet, car la défection de ses sujets et la
trahison de son fils Pharnace en prévinrent l'exécution, et, après avoir
inutilement essayé le poison, il se tua de son épée.
Cependant le grand Pompée poursuivait les restes des rebelles asiatiques et
parcourait, comme d'un vol rapide, dès contrées et des peuples différents.
Vers l'Orient, il poursuivit les Arméniens, s'empara d'Artaxate, la capitale de
ce peuple, et laissa son royaume à Tigrane, venu en suppliant. Au nord, il se
dirigea vers la Scythie, guidé par les étoiles comme sur mer ; il soumit la
Colchide, pardonna à l'Ibérie et épargna les Albaniens. Campé au pied du
Caucase, il contraignit leur roi Orode à descendre dans la plaine, cependant
qu'Arthoce, roi d'Ibérie, devait lui payer tribut et lui donner ses enfants en
otage. Il fit à son tour des présents à Orode qui lui avait envoyé
spontanément d'Albanie un lit d'or et d'autres présents. Puis, se tournant
vers le sud, il franchit en Syrie le Liban, dépassa Damas, et conduisit les
enseignes romaines à travers ces bois renommés par leurs parfums et à travers
ces forêts célèbres par leur encens et leur baume. Les Arabes vinrent
recevoir ses ordres.
Les Juifs essayèrent de défendre Jérusalem, mais Pompée y pénétra
également et il vit le célèbre et mystérieux sanctuaire de cette nation
impie et le voile d'or qui le recouvre entièrement. Deux frères se disputaient
la couronne ; choisi pour arbitre, Pompée donna le trône à Hircanus ; et
comme Aristobule réclamait à nouveau le pouvoir, il le jeta en prison.
C'est ainsi que sous la conduite de Pompée le peuple romain parcourut l'Asie
entière dans toute son étendue, et la province qui limitait notre empire en
devint le centre. Excepté les Parthes, qui préférèrent traiter avec nous et
les Indiens qui ne nous connaissaient pas encore, toute la partie de l'Asie
située entre la mer Rouge, la mer Caspienne et l'Océan, domptée ou
subjuguée, reconnaissait le pouvoir de Pompée.
Pendant que le peuple romain était occupé dans les
différentes parties du monde, les Ciliciens avaient envahi les mers. Supprimant
tout trafic, brisant les traités qui unissent les hommes, ils avaient fermé
les mers aussi bien que la tempête. Les troubles de l'Asie, agitée par la
guerre de Mithridate, leur donnaient cette audace effrénée et criminelle.
Profitant du désordre causé par une guerre étrangère, et de la haine
qu'inspirait le roi ennemi, ils exerçaient impunément leurs brigandages.
Tout d'abord, conduits par Isidore, ils se contentèrent des mers voisines ;
puis ils étendirent leur piraterie entre la Crète et Cyrène, l'Achaïe et le
golfe de Malée, qu'ils appelaient le golfe d'Or à cause du butin qu'ils y
faisaient. On envoya contre eux Publius Servilius, dont les lourds vaisseaux de
guerre réussirent à disperser leurs légers et rapides brigantins ; mais ce
fut une sanglante victoire. Non content de les avoir chassés de la mer, il
détruisit les plus fortes de leurs villes, où ils entassaient depuis longtemps
leur butin, Phasélis, Olympe, Isaure même, la forteresse de la Cilicie. Le
sentiment des grandes difficultés qu'il avait dû surmonter lui rendit
particulièrement cher le surnom d'Isaurique. Cependant ces nombreuses défaites
ne domptèrent pas les pirates, qui ne purent se résoudre à vivre sur le
continent. Mais semblables à certains animaux auxquels leur double nature
permet d'habiter l'eau et la terre, à peine l'ennemi s'était-il retiré,
qu'ils ne voulurent plus rester sur la terre ferme et, s'élançant à nouveau
sur l'eau, leur élément, ils poussèrent leur course encore plus loin
qu'auparavant et cherchèrent par leur arrivée soudaine à jeter l'épouvante
sur les côtes de la Sicile et même de la Campanie.
C'est alors qu'on jugea qu'il appartenait à Pompée de vaincre les Ciliciens,
et cette mission lui fut confiée comme un complément de la guerre contre
Mithridate. Le fléau de la piraterie était dispersé sur toutes les mers.
Voulant détruire les pirates d'un seul coup et pour toujours, il fit, avant de
les attaquer, des préparatifs plus qu'humains. Ses vaisseaux et ceux des
Rhodiens, nos alliés, formèrent une flotte immense, qui partagée entre un
grand nombre de lieutenants et de préfets, s'empara des passages du Pont-Euxin
et de l'Océan. Gellius fut chargé de la mer Tyrrhénienne, Plotius de celle de
Sicile ; Atilius bloqua le golfe de Ligurie, Pommponius celui des Gaules,
Torquatus la mer des Baléares, Tiberius Néron le détroit de Gadès, tout à
l'entrée de notre mer ; Lentulus Marcellinus la mer de Libye, les jeunes
Pompée celle d'Egypte, Terentius Varron l'Adriatique ; Métellus, la mer Egée,
la mer Noire et la mer de Pamphylie ; Cépion, celle d'Asie ; Porcius Caton
obstrua l'entrée de la Propontide avec ses vaisseaux et la ferma comme avec une
porte. Ainsi par toute la mer, dans les ports, les golfes, les repaires, les
retraites, les promontoires, les détroits, les péninsules, tout ce qu'il y
avait de pirates fut enfermé et pris comme dans un filet.
Quant à Pompée, il se tourna contre la Cilicie, l'origine et le foyer de la
guerre. Les ennemis ne refusèrent point le combat ; ce n'est pas qu'ils
pensaient nous vaincre, mais ils semblaient n'avoir eu cette audace que parce
qu'ils étaient cernés. Ils se bornèrent cependant à soutenir le premier choc
; puis lorsqu'ils se virent assaillis de tous les côtés par les éperons de
nos vaisseaux, ils jetèrent aussitôt leurs armes et leurs rames, et battant
des mains tous ensemble en signe de supplication, ils demandèrent la vie sauve.
Jamais nous ne remportâmes une victoire si peu sanglante, et jamais nation ne
nous fut désormais plus fidèle. Ce résultat fut obtenu grâce à la rare
sagesse de notre général, qui refoula ce peuple de marins loin de la vue de la
mer et l'enchaîna, pour ainsi dire, aux champs du continent. Du même coup, il
rendit l'usage de la mer aux vaisseaux, et à la terre ses habitants. Que
faut-il le plus admirer dans cette victoire ? Sa rapidité ? Elle fut acquise en
quarante jours. -- Son bonheur ? Nous ne perdîmes pas un seul navire. -- Ses
résultats durables ? Il n'y eut plus désormais de pirates.
La guerre de Crète, à dire vrai, fut entreprise par le seul
désir de vaincre une île célèbre. Elle semblait avoir favorisé Mithridate ;
nous décidâmes de nous en venger par les armes.
Marcus Antonius l'envahit le premier avec une telle espérance et une telle
assurance de la victoire qu'il portait sur ses navires plus de chaînes que
d'armes. Il fut puni de sa sottise. La plupart de ses navires tombèrent aux
mains de l'ennemi. Les Crétois attachèrent et pendirent les prisonniers aux
vergues et aux cordages, puis déployant toutes leurs voiles, ils regagnèrent
leurs ports en triomphateurs.
Plus tard, Métellus mit toute l'île à feu et à sang, et repoussa les
habitants dans leurs forteresses et dans leurs villes, telles que Cnossos,
Eleuthère et Cydonie, que les Grecs appellent ordinairement la mère des
villes. Il traitait si cruellement les prisonniers que la plupart des assiégés
s'empoisonnèrent, et les autres firent porter leur soumission à Pompée
absent. Pompée, alors occupé en Asie, leur envoya son lieutenant Antoine, mais
il ne put rien faire dans une province qui appartenait à un autre. Métellus
n'en exerça que plus rigoureusement contre les ennemis les droits du vainqueur.
Après avoir battu Lasthène et Panarès, les généraux de Cydonie, il revint
à Rome victorieux, et ne remporta cependant de cette fameuse victoire que le
surnom de Crétique.
La famille de Métellus le Macédonique avait pris l'habitude
de tirer des surnoms des guerres qu'elle faisait. L’un des fils ayant été
surnommé le Crétique, un autre ne tarda pas à recevoir le nom de Baléarique.
Les Baléares, atteints de la rage de la piraterie, infestaient alors les mers.
C'étaient des êtres farouches et sauvages, et on s'étonne qu'ils aient osé
seulement regarder la mer du haut de leurs rochers. Ils montaient sur des
radeaux grossièrement construits, et leurs attaques soudaines jetaient
l'épouvante parmi les navigateurs qui longeaient leurs côtes. Quand ils virent
arriver de la haute mer la flotte romaine, ils pensèrent que c'était une proie
pour eux, et ils osèrent se porter à sa rencontre. Ils commencèrent
l'attaque, en la couvrant d'une grêle de pierres et de cailloux. Chacun d'eux
combat avec trois frondes. La justesse de leurs coups n'étonnera personne, car
c'est l'arme unique de cette nation, le seul exercice auquel elle se livre dès
sa plus tendre enfance. Un garçon ne reçoit d'autre nourriture que celle de sa
mère a proposée par but à sa fronde, et qu'il a réussi à atteindre. Mais
leurs pierres n'effrayèrent pas longtemps les Romains. Quand on en vint à
l'abordage, et qu'ils sentirent nos éperons et les javelots qui tombaient sur
eux, ils se mirent à crier comme des troupeaux et s'enfuirent vers le rivage.
Ils se dispersèrent dans les collines voisines et il fallut les chercher pour
les vaincre.
L'heure fatale des îles était arrivée. Chypre, à son tour, fut prise sans combat. Cette ville, depuis longtemps célèbre par ses grandes richesses et aussi par le culte qu'elle rendait à Vénus, avait alors pour roi Ptolémée. Elle passait, et non à tort, pour posséder une telle opulence que le peuple vainqueur des nations et dispensateur des royaumes prononça, sur la proposition du tribun de la plèbe Publius Clodius, la confiscation des biens d'un roi allié, encore vivant. A cette nouvelle, le roi hâta par le poison la fin de sa vie. Passant par l'embouchure du Tibre, Porcius Caton transporta à Rome sur des liburnes les richesses de Chypre, qui grossirent plus qu'aucun triomphe le trésor du peuple romain.
Quand l'Asie eut été soumise par Pompée, la fortune confia
à César le soin d'en finir avec l'Europe. Or, il restait les peuples les plus
cruels, les Gaulois et les Germains, et, bien que séparée de tout l'univers,
la Bretagne trouva cependant un vainqueur.
Les Helvètes furent les premiers qui commencèrent à troubler la Gaule.
Situés entre le Rhône et le Rhin, ils ne possédaient qu'un territoire
insuffisant et ils vinrent solliciter un nouvel emplacement. Ils avaient brûlé
leurs villes, s'engageant ainsi à ne pas revenir. César demanda un délai pour
réfléchir, et détruisit, dans l'intervalle le pont du Rhône. Il arrêta
ainsi dans sa fuite cette nation très belliqueuse, et la fit rentrer aussitôt
dans son pays, tout comme un berger ramène ses troupeaux à l'étable.
La guerre contre les Belges, qui suivit, fut beaucoup plus sanglante, car ce
peuple combattait pour sa liberté. Si les soldats romains s'y firent souvent
remarquer par leur valeur, leur général s'y distingua tout particulièrement.
Comme son armée pliait, prête à prendre la fuite, il arracha des mains d'un
fuyard son bouclier, vola au premier rang, et son intervention personnelle
rétablit le combat.
Puis ce fut la guerre navale avec les Vénètes. Mais César dut lutter contre
l'océan plus que contre leurs navires, qui, grossiers et informes, faisaient
naufrage au moindre choc de nos éperons. Mais la bataille continua sur la
grève, lorsque, suivant son mouvement habituel, l'océan se retira au milieu
même du combat, semblant ainsi s'opposer à la guerre.
César dut aussi employer une tactique différente selon la nature des peuples
et des lieux. Les Aquitains, nation rusée, se retiraient dans des cavernes ; il
les y fit enfermer. Les Morins se dispersaient dans les forêts, il y fit mettre
le feu. Qu'on ne dise pas que les Gaulois sont seulement farouches ; ils
pratiquent aussi la ruse. Indutiomare souleva les Trévires, et Ambiorix, les
Eburons. Tous deux, pendant l'absence de César, s'entendirent pour attaquer ses
lieutenants. Mais Dolabella repoussa courageusement le premier et rapporta la
tête du roi barbare. Le second nous ayant tendu une embuscade dans une vallée
nous surprit et nous écrasa. Notre camp fut pillé, et nous perdîmes les
lieutenants Aurunculéius Cotta et Titurius Sabinus. Nous ne pûmes par la suite
tirer vengeance de ce roi, car il s'enfuit de l'autre côté du Rhin et y resta
toujours caché. Aussi le Rhin ne fut-il pas à l'abri de nos attaques ; on ne
pouvait le laisser impunément recéler et protéger nos ennemis.
La première guerre contre les Germains fut entreprise pour les motifs les plus
légitimes ; les Eduens, en effet, se plaignaient de leurs incursions. Quelle
n'était pas la présomption d'Arioviste ? Comme nos députés lui disaient de
venir trouver César : "Quel est César ?" répondit-il. "S'il
veut me voir, qu'il vienne. Que lui importent les affaires de la Germanie, notre
pays ? Est-ce que je me mêle de celles des Romains ? " Aussi ce peuple
inconnu répandit-il un tel effroi dans notre camp que partout, même dans les
tentes des officiers, on faisait son testament. Mais ces corps gigantesques
offraient à nos épées et à nos projectiles d'autant plus de prise qu'ils
étaient plus grands. Rien ne peut, mieux que le fait suivant, donner une idée
exacte de l'ardeur de nos soldats pendant le combat. Les barbares élevaient
leur bouclier au-dessus de leur tête et formaient ainsi la tortue. Les Romains
sautèrent alors sur ces boucliers et de là leur plongeaient l'épée dans la
gorge.
Les Tenctères se plaignaient aussi des Germains. César se décide alors à
passer la Moselle, et le Rhin lui-même sur un pont de bateaux, et cherche
l'ennemi dans la forêt hercynienne. Mais toute la nation s'était dispersée
dans les bois et les marais, si grand était l'effroi provoqué de l'autre
côté de la rive par l'apparition soudaine des Romains.
César franchit une deuxième fois le Rhin sur un pont qu'il fit construire.
L'épouvante des ennemis fut plus grande encore. En voyant ce pont qui semblait
un joug imposé à leur fleuve prisonnier, les Germains s'enfuirent de nouveau
dans les forêts et les marécages, et le plus grand ennui de César fut de ne
trouver personne à vaincre.
Après avoir tout réglé sur terre et sur mer, il tourna les yeux vers
l'océan, et, comme si le monde conquis ne suffisait pas aux Romains, il songea
à en conquérir un autre. Il rassembla donc une flotte et il passa en Bretagne
avec une rapidité étonnante : ayant quitté le port des Morins à la
troisième veille, il aborda dans l'île avant midi. Son arrivée remplit de
tumulte le rivage ennemi, et les Bretons, affolés à la vue de ce spectacle
nouveau, faisaient voler leurs chars de tous côtés. Cet affolement nous tint
lieu de victoire. Ils livrèrent en tremblant des armes et des otages à César
qui serait allé plus loin, si l'océan n'eût châtié par un naufrage l'audace
de sa flotte.
Il revint donc en Gaule, accrut sa flotte, augmenta ses troupes, affronta de
nouveau le même Océan et les mêmes Bretons qu'il poursuivit jusque dans les
forêts de Calédonie, et jeta en prison l'un de leurs rois, Cassivellaunus. Se
contentant de ces succès - car il se préoccupait moins de l'acquisition d'une
province que de sa gloire, - il revint avec un plus riche butin que la première
fois. L'Océan lui-même, plus tranquille, favorisa son retour, comme s'il
s'avouait vaincu.
Mais la plus grande et en même temps la dernière de toutes les ligues
gauloises fut celle où les Arvernes, les Bituriges, les Carnutes et les
Séquanes se coalisèrent sous la direction d'un chef que sa taille, ses armes
et son courage rendaient terrible et dont le nom même semblait fait pour
engendrer l'épouvante, Vercingétorix. Aux jours de fêtes et dans les
assemblées, quand il les voyait réunis en très grand nombre dans les bois, il
les excitait par des paroles véhémentes à recouvrer leur ancienne liberté.
César n'était pas là ; il levait alors des troupes à Ravenne. L'hiver avait
accru la hauteur des Alpes, et les Gaulois pensaient que le passage était
fermé. Mais immédiatement, à la première nouvelle du soulèvement, César,
avec une heureuse témérité, franchit des montagnes jusqu'alors jugées
inaccessibles, et par des routes et des neiges que nul homme n'avait foulées,
il pénétra en Gaule avec quelques troupes légères. Il rassembla ses légions
dispersées dans des quartiers d'hiver éloignés, et il se trouva au milieu de
la Gaule avant qu'on ne craignît son retour à la frontière.
Il attaque alors les principaux centres de la guerre ; il détruit Avaricum,
défendue par quarante mille hommes, et malgré les efforts de deux cent
cinquante mille Gaulois il incendie et anéantit Alésia. C'est autour de
Gergovie, en Auvergne, que porta tout le poids de la guerre. Quatre-vingt mille
hommes protégés par des murs, une citadelle et des rochers escarpés,
défendaient cette très grande ville. Mais César l'entoura d'un retranchement
garni de pieux et d'un fossé dans lequel il détourna le fleuve qui l'arrose ;
il construisit en outre un immense parapet de dix-huit tours, et il commença
par affamer la ville. Quand les assiégés osèrent tenter des sorties, ils
succombèrent sur le retranchement sous les épées et les pieux de nos soldats
; enfin, ils durent se rendre. Leur roi lui-même, le plus bel ornement de la
victoire, vint en suppliant au camp romain, sur son cheval dont il jeta les
ornements, en même temps que ses propres armes, aux pieds de César. "Ils
sont à toi, dit-il, je suis brave, mais tu es plus brave, et tu m'as
vaincu."
Pendant que grâce à César il soumettait les Gaulois dans
le nord, le peuple romain, en Orient, reçut des Parthes une cruelle blessure.
Mais nous ne pouvons nous plaindre de la fortune, notre désastre n'admet pas
cette consolation. Malgré l'opposition des dieux et des hommes, le consul
Crassus désirait ardemment s'emparer de l'or des Parthes ; sa cupidité fut
punie par le massacre de onze légions et la perte de sa propre vie. Le tribun
du peuple Métellus l'avait, à son départ, voué aux furies vengeresses ; à
sa sortie de Zeugma, ses enseignes, emportées par un tourbillon soudain, furent
englouties dans l'Euphrate. Il campait à Nicéphore, lorsque des ambassadeurs
du roi Orode vinrent lui rappeler les traités conclus avec Pompée et Sylla.
Mais Crassus, avide de posséder les trésors du roi, ne daigna pas fournir le
moindre prétexte, même imaginaire, et répondit qu'il répondrait à
Séleucie. Aussi les dieux, vengeurs des traités, favorisèrent-ils les ruses
et le courage des ennemis.
Tout d'abord, il s'écarta de l'Euphrate qui, seul, pouvait transporter ses
vivres et le protéger par derrière ; il se fiait alors à un prétendu
transfuge, le Syrien Mazara. Ce même individu, choisi pour guide, conduisit
ensuite l'armée au milieu de vastes plaines, afin de l'exposer de partout aux
coups de l'ennemi. A peine était-il arrivé à Carres, que les généraux du
roi, Sillace et Suréna montrèrent de toutes parts leurs enseignes
étincelantes d'or et de soie. Aussitôt nous fûmes enveloppés de tous les
côtés par la cavalerie parthe qui fit pleuvoir sur nous une grêle de traits.
Tel fut l'affreux carnage qui anéantit notre armée. Notre général lui-même,
appelé à une entrevue, serait, à un signal donné, tombé vivant aux mains de
l'ennemi, sans la résistance des tribuns qui obligea les barbares à le tuer
pour prévenir sa fuite. L'ennemi emporta d'ailleurs sa tête qui lui servit
d'objet de risée. Le fils du général périt, frappé de la même manière,
presque sous les yeux de son père. Les débris de cette malheureuse armée,
fuyant au hasard, se dispersèrent en Arménie, en Cilicie, en Syrie, et c'est
à peine s'il resta quelqu'un pour aller annoncer la nouvelle du désastre. La
main droite de Crassus, et sa tête séparée du tronc, furent apportées au roi
qui se livra à une odieuse plaisanterie, d'ailleurs trop méritée. Il lui
versa dans la bouche de l'or fondu afin que, même après sa mort, l'or
consumât le corps désormais insensible de cet homme, dont le coeur avait
brûlé de la soif de l'or pendant sa vie.
Tel est le troisième âge du peuple romain, celui qu'il
passa au delà des mers, et pendant lequel il osa sortir de l'Italie et promena
ses armes dans le monde entier. Les cent premières années de cet âge furent
une époque de justice et de vertu, et, comme nous l'avons dit, un siècle d'or
sans turpitude et sans crime. La vie pastorale, dans toute son intégrité et
dans toute son innocence, ainsi que la crainte de l'ennemi Carthaginois toujours
menaçant maintenaient les anciennes moeurs. Les cent années suivantes que nous
avons fait commencer à la destruction de Carthage, de Corinthe et de Numance et
à l'héritage asiatique du roi Attale, pour les terminer à César, à Pompée
et à Auguste, leur successeur - dont nous parlerons - connaissent la gloire de
magnifiques exploits militaires, mais aussi la misère et la honte de nos
malheurs domestiques. Sans doute, la Gaule, la Thrace la Cilicie, la Cappadoce,
des provinces très riches et très puissantes, ainsi que l'Arménie et la
Bretagne furent des conquêtes sinon utiles, du moins brillantes, qui ont valu
à l'empire de beaux titres de gloire. Ces conquêtes furent belles et
honorables. Mais la même époque a vu les luttes intestines entre les citoyens,
les guerres avec les alliés, les esclaves, les gladiateurs, les dissensions du
sénat tout entier divisé contre lui-même, et tout cela provoque la honte et
la pitié.
Je ne sais s'il n'eût pas été préférable pour le peuple romain de se
contenter de la Sicile et de l'Afrique, ou même de se passer de ces provinces
et de se borner à être le maître dans son pays d'Italie plutôt que de
s'agrandir au point de succomber sous ses propres forces. Quelle fut, en effet,
l'origine des guerres civiles, sinon l'excès de la prospérité ? La Syrie
vaincue nous corrompit la première, puis ce fut l'héritage asiatique du roi de
Pergame. Cette opulence et ces richesses portèrent un coup fatal aux moeurs de
l'époque et entraînèrent la ruine de la république qui fut submergée et
comme engloutie par ses propres vices. Pourquoi le peuple romain eût-il
demandé à ses tribuns des terres et des vivres, s'il n'y avait été forcé
par la famine que le luxe avait amenée ? De là sont venues les deux séditions
des Gracques, et la troisième sédition, celle d'Apuleius. Les chevaliers se
seraient-ils séparés du sénat à cause des lois judiciaires, si leur
cupidité n'avait vu dans les revenus de l'Etat et même dans les jugements une
source de profits ? C'est ce qui nous valut Drusus, la promesse du droit de
cité aux Latins, et par suite la guerre sociale. Les guerres serviles ne
viennent-elles pas du grand nombre des esclaves ? Des armées de gladiateurs se
seraient-elles dressées contre leurs maîtres, si, afin de gagner la faveur
d'un peuple passionné pour les spectacles, de folles libéralités n'avaient
fait un art de ce qui servait autrefois au supplice des ennemis ?
Pour parler maintenant de vices qui paraissent plus imposants, la recherche des
honneurs n'a-t-elle pas été inspirée par ces mêmes richesses ? Ce fut
l'origine des orages provoqués par Marius et Sylla. Le magnifique appareil des
festins, les coûteuses largesses ne procèdent-ils pas de l'opulence d'où
devait bientôt naître la pauvreté qui poussa Catilina contre sa patrie ?
Enfin cet ardent désir de l'empire et de la domination n'a-t-il pas lui-même
sa source dans l'excès des richesses ? Or, c'est lui qui arma César et Pompée
de ces torches furieuses destinées à ruiner la république.
Tous ces troubles qui éclatèrent à l'intérieur de l'État romain, nous les
avons séparés des guerres étrangères et légitimes, et nous les exposerons
successivement.
Toutes les séditions ont eu pour origine et pour cause la puissance des tribuns. Sous prétexte de protéger la plèbe qu'ils étaient chargés de défendre, ils ne cherchaient qu'à acquérir pour eux-mêmes le pouvoir absolu et tâchaient de gagner l'affection et la faveur du peuple par des lois sur le partage des terres, sur les distributions de blé et sur l'administration de la justice. Ces lois avaient toutes une apparence d'équité. Quoi de plus juste, en effet, que de faire rendre à la plèbe les biens que lui avaient pris les patriciens et d'empêcher ainsi le peuple vainqueur des nations et maître de l'univers, de vivre en banni loin de ses champs et de ses foyers ? Quoi de plus équitable que de nourrir aux frais du trésor un peuple tombé dans la pauvreté ? Quoi de plus efficace pour maintenir l'indépendance entre les deux ordres que de confier au sénat le gouvernement des provinces et de donner à l'ordre équestre le droit de juger sans appel ? Mais ces réformes entraînaient de funestes conséquences, et la malheureuse république était le prix de sa propre ruine. Car en transférant du sénat aux chevaliers le pouvoir de juger, on supprimait les impôts, c'est-à-dire le patrimoine de l'empire, et les achats de blé épuisaient le trésor, le nerf même de l'État. Comment pouvait-on remettre la plèbe en possession de ses champs, sans ruiner les propriétaires actuels, qui faisaient, eux aussi, partie du peuple ? Ils tenaient ces domaines de leurs ancêtres, et le temps donnait à cette possession une sorte de caractère légitime.
Tibérius Gracchus alluma le premier la torche des guerres civiles. Sa naissance, sa beauté, son éloquence le mettaient sans contredit au premier rang. Craignit-il d'être livré à l'ennemi, comme Mancinus, dont il avait garanti le traité, et se jeta-t-il pour cela dans le parti populaire ? ou se laissa-t-il guider par le sentiment de la justice et du bien et par la compassion qu'il éprouvait pour la plèbe chassée de ses terres, et ne voulut-il plus que le peuple vainqueur des nations et maître du monde fût banni de ses demeures et de ses foyers ? Quelles que fussent ses raisons, il s'attaqua à une entreprise considérable. Le jour où il proposa sa loi, entouré d'une foule immense, il monta à la tribune. Toute la noblesse s'était présentée en foule à cette assemblée, et elle avait des tribuns dans son parti. Mais quand il vit Cnaeus Octavius s'opposer à ses lois, sans respect pour la personne d'un collègue ni pour le droit de sa charge, il le fait arrêter, le chasse de la tribune, le menace de le faire mourir sur-le-champ et lui inspire une telle épouvante qu'il le force à se démettre de ses fonctions. Il fut ainsi nommé triumvir pour la répartition des terres. Pour achever la réalisation de son projet, le jour des comices il voulut faire proroger ses pouvoirs. Mais les nobles se portent à sa rencontre, accompagnés de ceux qu'il avait dépossédés de leurs champs, et on commence à se massacrer sur le forum. Tibérius se réfugie au Capitole, et porte la main à sa tête pour exhorter le peuple à défendre sa vie. Mais ce geste laisse croire qu'il réclame la royauté et le diadème. Scipion Nasica entraîne alors le peuple aux armes et le fait mettre à mort, comme il semblait le mériter.
Caïus Gracchus entreprend aussitôt de venger la mort et les lois de son frère, et ne montre pas moins d'ardeur ni de violence. Comme Tibérius, il a recours au désordre et à la terreur ; il engage la plèbe à reprendre les terres de ses ancêtres et promet au peuple, pour assurer sa subsistance, la succession récente d'Attale. Un second tribunat lui avait donné un pouvoir excessif et tyrannique et il était soutenu par la faveur populaire. Le tribun Minucius ayant osé s'opposer à ses lois, Caïus, soutenu par une troupe de partisans, s'empare du Capitole, fatal à sa famille. Il en est chassé par le massacre de ses compagnons et se retire sur l'Aventin. Mais là encore il se heurte au parti du sénat, et le consul Opimius le fait mettre à mort. On insulta même ses restes inanimés, et la tête inviolable d'un tribun du peuple fut payée au poids de l'or à ses assassins.
Apuléius Saturninus n'en continua pas moins à soutenir les lois des Gracques, tant il y était encouragé par Marius, toujours ennemi de la noblesse et dont l'audace était encore accrue par un nouveau consulat. Il fit assassiner en pleine assemblée des comices A. Ninnius son compétiteur au tribunat, et s'efforça de faire nommer à sa place un homme sans tribu, sans répondant et sans nom, Caïus Gracchus, qui sous un titre supposé s'introduisait lui-même dans la famille des Gracques. Tout fier d'avoir impunément prodigué tant de grossiers outrages, il déploya une telle violence pour faire passer les lois des Gracques, qu'il força les sénateurs eux-mêmes à jurer de les respecter, menaçant d'interdire l'eau et le feu à ceux qui refuseraient de le faire. Il s'en trouva cependant un pour préférer l'exil. Le bannissement de Métellus consterna toute la noblesse. Maître absolu depuis trois ans, il se livra à de telles folies qu'il troubla même les comices consulaires par un nouveau meurtre. Pour élever au consulat Glaucia, le ministre de ses fureurs, il fit assassiner Caïus Memmius, son concurrent, et il apprit avec joie qu'au milieu du tumulte ses compagnons lui avaient donné à lui-même le titre de roi. Mais le sénat conspire sa perte. Marius lui-même, alors consul, ne pouvant le défendre, se déclare contre lui. On se bat sur le forum. Saturninus en est chassé et s'empare du Capitole ; mais on lui coupe les conduites d'eau et on l'y assiège. Il envoie des députés donner au sénat l'assurance de son repentir, descend de la citadelle avec les chefs de son parti, et il est reçu dans la Curie. Mais le peuple s'y précipite, l'accable de coups de bâtons et de pierres, et mutile son cadavre.
Enfin Livius Drusus s'efforça de faire triompher ces mêmes
lois en se servant non seulement de la puissance tribunitienne, mais aussi de
l'autorité du sénat et du consentement de toute l'Italie. Mais en faisant
succéder une prétention à une autre, il alluma un incendie si violent qu'il
n'en put arrêter la première flamme ; et emporté par une mort soudaine, il
laissa à ses descendants la guerre pour héritage.
Par la loi judiciaire, les Gracques avaient divisé le peuple romain et donné
deux têtes à l'État. Les chevaliers romains disposaient d'une puissance
considérable ; ils tenaient entre leurs mains la destinée et la fortune des
principaux citoyens et détournaient les revenus de la république qu'ils
pillaient selon leur bon plaisir. Le sénat, affaibli par l'exil de Métellus et
la condamnation de Rutilius, avait perdu tout l'éclat de sa majesté.
Dans cet état de choses, Servilius Cépion et Livius Drusus, deux hommes égaux
en ressources, en courage et en dignité - (et cette égalité même avait
provoqué la jalousie de Livius Drusus) - prirent le premier le parti des
chevaliers, le second celui du sénat. Les enseignes, les aigles, les étendards
étaient déployés de part et d'autre, et à l'intérieur d'une même ville,
les citoyens semblaient former deux camps ennemis. Cépion, le premier, attaqua
le sénat et choisit, pour les accuser de brigue, Scaurus et Philippe, princes
de la noblesse. Pour résister à ces attaques, Drusus attira le peuple dans son
parti, en reprenant les lois des Gracques, en même temps qu'il gagnait les
alliés à celui du peuple en leur promettant le droit de cité. On rapporte du
même Drusus cette parole "qu'il n'avait rien laissé à distribuer, à
moins de vouloir partager la boue ou l'air".
Quand le jour de la promulgation fut arrivé, on vit tout à coup apparaître
une telle quantité d'hommes, qu'une armée ennemie semblait être venue occuper
la ville. Le consul Philippe osa cependant proposer une loi contraire, mais un
huissier le saisit à la gorge et ne lâcha prise qu'après lui avoir fait
sortir le sang par la bouche et par les yeux. Grâce à ces violences, les lois
furent proposées et votées. Mais les alliés demandèrent immédiatement le
prix de leur intervention. Drusus, incapable de tenir sa promesse, était
affligé de ses téméraires innovations, lorsque la mort vint fort à propos le
tirer de cette situation dangereuse. Les alliés, les armes à la main, n'en
continuèrent pas moins à réclamer du peuple romain l'exécution des promesses
de Drusus.
On peut l'appeler guerre sociale pour en atténuer l'horreur,
mais, à dire vrai, ce fut une guerre civile. Le peuple romain étant un
mélange d'Étrusques, de Latins et de Sabins, et tenant par le sang à tous ces
peuples, a formé un seul corps avec ces différents membres et un tout avec ces
éléments variés. La révolte des alliés à l'intérieur de l'Italie était
donc aussi criminelle que celle des citoyens à l'intérieur de Rome.
Les alliés réclamaient très justement le droit de cité dans une ville qui
devait son accroissement à leurs forces. Drusus, poussé par ses vues
ambitieuses, leur avait donné cet espoir. Quand il eut été assassiné chez
lui, la même torche qui alluma son bûcher enflamma les alliés, qui prirent
les armes pour attaquer Rome. Qu'y a-t-il de plus malheureux que cette affreuse
guerre ? Qu'y a-t-il de plus triste ? Tout le Latium et le Picénum, toute
l'Étrurie et la Campanie, l'Italie enfin se soulevait contre Rome, sa mère et
sa nourrice. Nos alliés les plus braves et les plus fidèles avaient réuni
toutes leurs forces, et se rangeaient chacun sous les étendards de ces chefs
extraordinaires sortis des municipes. Poppédius conduisait les Marses ;
Afranius, les Latins ; Plotius les Ombriens ; Egnatius, les Etrusques ;
Télésinus les Samnites et les Lucaniens. Le peuple, arbitre des rois et des
nations, ne pouvait se gouverner lui-même, et Rome, victorieuse de l'Asie et de
l'Europe était attaquée par Corfinium.
Les révoltés décidèrent d'abord d'immoler sur le mont Albain, le jour des
féries latines, les consuls Julius César et Marcius Philippus, au milieu des
sacrifices et des autels. Le secret de cette conjuration criminelle ayant été
trahi, toute la fureur des conjurés éclata dans Asculum, où pendant la
célébration des jeux ils égorgèrent tous les représentants de Rome qui s'y
trouvaient. Ce fut le serment par lequel ils s'engagèrent dans cette guerre
impie. Poppédius, le chef et l'instigateur de la guerre, parcourut toutes les
régions de l'Italie, et de tous les côtés la trompette guerrière retentit
parmi les peuples et les villes.
Ni Hannibal ni Pyrrhus ne firent tant de ravages. Ocriculum, Grumentum,
Fésules, Carséoles, Esernie, Nucérie, Picence furent saccagées, mises à feu
et à sang. Les troupes de Rutilius, celles de Cépion furent défaites. Julius
César lui-même, ayant perdu son armée, fut rapporté à Rome tout sanglant et
comme le triste cortège traversait la ville, il succomba dans la rue. Mais le
peuple romain, dont la fortune toujours grande est plus grande encore dans
l'adversité, se relève enfin avec toutes ses forces. Il attaque chaque peuple
séparément. Caton disperse les Etrusques, Gabinius les Marses, Carbon les
Lucaniens, Sylla les Samnites. Pompéius Strabon porte de tous les côtés le
fer et le feu, et ne s'arrête de massacrer qu'après avoir rasé Asculum et
ainsi apaisé les mânes de tant d'armées et de consuls, et les dieux de tant
de villes saccagées.
Si la guerre sociale était sacrilège, on la fit du moins
contre des hommes de condition et de naissance libres. Mais qui pourrait ne pas
s'indigner en voyant le peuple-roi combattre des esclaves ? Dans les
commencements de Rome, une première guerre servile fut tentée à l'intérieur
même de la ville par le Sabin Herdonius, alors que l'État était en proie aux
séditions tribunitiennes. Herdonius occupa le Capitole, qui fut repris par le
Consul. Mais ce fut une émeute plutôt qu'une guerre. Qui eût cru que plus
tard, lorsque l'empire s'étendait dans les contrées les plus diverses, une
guerre servile ensanglanterait la Sicile beaucoup plus cruellement que la guerre
punique ?
La province de Sicile est une contrée fertile ; c'était en quelque sorte un
faubourg de Rome, et les citoyens romains y possédaient de vastes domaines. Ils
y entretenaient de nombreux esclaves indispensables à la culture de leurs
terres, et ces cultivateurs à la chaîne furent la cause de la guerre. Un
Syrien, nommé Eunus - (la grandeur des désastres qu'il causa nous empêche
d'oublier son nom) - simula l'enthousiasme prophétique, et, jurant par les
cheveux de la déesse syrienne, appela les esclaves, comme par l'ordre des
dieux, à la liberté et aux armes. Pour prouver qu'il était inspiré par une
divinité, il dissimulait dans sa bouche une noix remplie de soufre allumé, sur
laquelle il soufflait légèrement, et il jetait ainsi des flammes en parlant.
Ce prodige lui permit de rassembler autour de lui d'abord deux mille esclaves
qu'il avait rencontrés, puis, les armes à la main, il brisa les portes des
prisons et se constitua une armée de plus de soixante mille hommes. Pour
couronner ses forfaits, il se para d'ornements royaux. Il désola par d'affreux
pillages les petites forteresses, les villages et les villes. Bien plus, et ce
fut pour nous le comble de la honte, il s'empara des camps de nos prêteurs. Je
ne rougirai point de les nommer : c'étaient les camps de Manlius, de Lentulus,
de Pison, d'Hypsée. Ainsi des esclaves, qui auraient dû être ramenés par des
hommes lancés à leur poursuite, poursuivaient eux-mêmes des généraux
prétoriens qu'ils avaient vaincus et mis en fuite.
Ils furent enfin châtiés par notre général Perperna. Il les vainquit près
d'Henna, finit par les bloquer dans la ville et les réduisit par la famine, qui
fut suivie de la peste. Ce qui restait de brigands fut chargé de fers et de
chaînes, et mis en croix. Perperna, leur vainqueur, se contenta d'une ovation,
afin de ne pas souiller la dignité du triomphe par l'inscription d'une victoire
remportée sur des esclaves.
A peine l'île avait-elle repris haleine, que tout de suite sous le préteur
Servilius la révolte recommença, non plus avec un Syrien, mais avec un
Cilicien. Le pâtre Athénion, après avoir assassiné son maître, délivre de
leur prison ses compagnons d'esclavage, et les range sous ses enseignes. Portant
une robe de pourpre et un bâton d'argent, le front ceint d'un bandeau royal, il
rassemble une armée au moins aussi nombreuse que celle de son fanatique
prédécesseur, et, comme s'il voulait le venger, il se montre encore beaucoup
plus cruel, torturant les maîtres et surtout les esclaves, qu'il traite comme
des transfuges.
Il battit aussi des armées prétoriennes, prit le camp de Servilius, et le camp
de Lucullus. Mais Titus Aquilius, à l'exemple de Perperna, le réduisit à
l'extrémité en lui coupant les vivres et détruisit facilement par les armes
des troupes affaiblies par la faim. Elles se seraient rendues si la crainte des
supplices ne leur eût fait préférer une mort volontaire. On ne put même
infliger à leur chef aucun supplice, bien qu'il fût tombé vivant entre nos
mains.
Entouré d'une foule de soldats qui se disputaient cette proie, il fut, dans la
lutte, déchiré entre leurs mains.
On supporterait peut-être encore la honte d'une guerre
contre des esclaves. S'ils sont, par leur condition, exposés à toutes les
servitudes, ils n'en sont pas moins comme une seconde espèce d'hommes, et nous
les associons aux avantages de notre liberté. Mais quel nom donner à la guerre
provoquée par Spartacus ? Je ne sais ; car des esclaves y servirent, des
gladiateurs y commandèrent. Les premiers étaient de la plus basse condition,
les seconds de la pire des conditions, et de tels adversaires accrurent les
malheurs de Rome par la honte dont ils les couvrirent.
Spartacus, Crixus, OEnomaus, après avoir brisé les portes de l'école de
Lentulus, s'enfuirent de Capoue avec trente hommes au plus de leur espèce. Ils
appelèrent les esclaves sous leurs drapeaux et réunirent tout de suite plus de
dix mille hommes. Non contents de s'être évadés, ils aspiraient maintenant à
la vengeance. Telles des bêtes sauvages, ils s'installèrent d'abord sur le
Vésuve. Assiégés là par Clodius Glaber, ils se glissèrent le long des
gorges caverneuses de la montagne à l'aide de liens de sarments et descendirent
jusqu'au pied ; puis s'élançant par une issue invisible, ils s'emparèrent
tout à coup du camp de notre général qui ne s'attendait pas à une pareille
attaque. Ce fut ensuite le tour du camp de Varénus, puis de celui de Thoranius.
Ils parcoururent toute la Campanie, et non contents de piller les fermes et les
villages, ils commirent d'effroyables massacres à Nole et à Nucérie, à
Thurium et à Métaponte.
Leurs troupes grossissaient chaque jour, et ils formaient déjà une véritable
armée. Avec de l'osier et des peaux de bêtes, ils se fabriquèrent de
grossiers boucliers ; et le fer de leurs chaînes, refondu, leur servit à
forger des épées et des traits. Pour qu'il ne leur manquât rien de ce qui
convenait à une armée régulière, ils se saisirent aussi des troupeaux de
chevaux qu'ils rencontrèrent, se constituèrent une cavalerie, et ils offrirent
à leur chef les insignes et les faisceaux pris à nos préteurs. Spartacus ne
les refusa point, Spartacus, un ancien Thrace tributaire devenu soldat, de
soldat déserteur, ensuite brigand, puis, en considération de sa force,
gladiateur. Il célébra les funérailles de ses officiers morts en combattant
avec la pompe réservée aux généraux, et il força des prisonniers à
combattre, les armes à la main, autour de leur bûcher. Cet ancien gladiateur
espérait effacer ainsi l'infamie de tout son passé en donnant à son tour des
jeux de gladiateurs. Puis il osa attaquer des armées consulaires ; il écrasa
celle de Lentulus dans l'Apennin, et près de Modène il détruisit le camp de
Caïus Crassus. Enorgueilli par ces victoires, il songea à marcher sur Rome, et
cette seule pensée suffit à nous couvrir de honte.
Enfin, toutes les forces de l'empire se dressèrent contre un vil gladiateur, et
Licinius Crassus vengea l'honneur romain. Repoussés et mis en fuite, les
ennemis, - je rougis de leur donner ce nom - se réfugièrent à l'extrémité
de l'Italie. Enfermés dans les environs de la pointe du Bruttium, ils se
disposaient à fuir en Sicile. N'ayant pas de navires, ils construisirent des
radeaux avec des poutres et attachèrent ensemble des tonneaux avec de l'osier ;
mais l'extrême violence du courant fit échouer leur tentative. Enfin, ils se
jetèrent sur les Romains et moururent en braves. Comme il convenait aux soldats
d'un gladiateur, ils ne demandèrent pas de quartier. Spartacus lui-même
combattit vaillamment et mourut au premier rang, comme un vrai général.
Il ne restait plus au peuple romain, pour combler la mesure
de ses maux, qu'à tirer contre lui-même, dans Rome, un fer parricide, et à
considérer le centre de la ville et le forum comme une arène où les citoyens
lutteraient contre les citoyens, à la manière des gladiateurs. Cependant ma
douleur serait moins vive si des chefs plébéiens ou du moins des nobles
méprisables avaient dirigé cette criminelle entreprise. Mais, ô forfait ! -
quels hommes et quels généraux ce furent ! Marius et Sylla, la gloire et
l'ornement de leur siècle, prêtèrent l'éclat de leur nom au pire des
attentats.
La guerre civile de Marius ou de Sylla éclata, pour ainsi dire, sous
l'influence de trois astres différents. Ce fut d'abord une agitation faible et
légère, plutôt qu'une guerre, les chefs se contentant d'exercer contre
eux-mêmes leur cruauté ; le second orage fut plus violent et plus sanglant, le
vainqueur déchirant les entrailles du sénat lui-même ; le dernier dépassa la
violence des luttes civiles et même des guerres contre les ennemis : la fureur
des armes était soutenue par toutes les forces de l'Italie, et les haines se
déchaînèrent, jusqu'au moment où il n'y eut plus personne à assassiner.
L'origine et la cause de cette guerre furent cette soif insatiable des honneurs
qui poussa Marius à solliciter, en vertu de la loi Sulpicia, la mission
confiée à Sylla. Ne pouvant supporter cet affront, Sylla ramène aussitôt ses
légions, et, laissant provisoirement Mithridate, il fait entrer dans Rome, par
la porte Esquiline et la porte Colline, ses troupes divisées en deux colonnes.
Mais les consuls Sulpicius et Albinovanus lui opposent leurs troupes, et des
pierres et des traits lui sont lancés de toutes parts du haut des murailles. Il
s'ouvre un chemin en semant partout l'incendie. La citadelle du Capitole qui
avait échappé aux Carthaginois et même aux Gaulois Sénons tombe entre ses
mains, et il s'y établit en vainqueur. Alors un sénatus-consulte déclare ses
adversaires ennemis publics, et il fait légalement mettre à mort le tribun
resté à Rome et d'autres citoyens du parti adverse. Marius s'échappa en
fuyant sous un habit d'esclave, ou, pour mieux dire, la fortune le réserva pour
une autre guerre.
Sous le consulat de Cornélius Cinna et de Cnéus Octavius, l'incendie mal
éteint se ralluma. La discorde éclata entre les deux consuls, lorsqu'on
proposa au peuple de rappeler les citoyens que le sénat avait déclarés
ennemis publics. L'assemblée était même entourée d'hommes en armes, mais la
victoire de ceux qui préféraient la paix et le repos obligea Cinna à quitter
Rome et à se réfugier auprès de ses partisans.
Marius revient d'Afrique, grandi par sa disgrâce : sa prison, ses chaînes, sa
fuite, son exil avaient donné à sa dignité quelque chose de terrible. Au seul
nom d'un si grand capitaine, on accourt de toutes parts. Mais, ô honte ! il
arme des esclaves, même des esclaves échappés de prison, et ce général
malheureux trouve facilement une armée. Il revendique ainsi par la force sa
patrie d'où la force l'avait chassé, et sa conduite pouvait paraître
légitime s'il n'eût souillé sa cause par sa cruauté.
Mais il revenait le coeur plein de haine contre les dieux et les hommes. Tout de
suite, il tombe sur Ostie, la cliente et la nourrice de Rome ; il s'en empare
immédiatement, la pille et y fait un épouvantable carnage. Bientôt quatre
armées entrent dans Rome : Cinna, Marius, Carbon, Sertorius étaient à la
tête de chacune d'elles. Dès que toutes les troupes d'Octavius eurent été
chassées du Janicule, on donna aussitôt le signal pour le massacre des
principaux citoyens, et Rome fut traitée avec un peu plus de barbarie qu'une
ville de Carthaginois ou de Cimbres. La tête du consul Octavius est exposée
devant la tribune aux harangues, celle de l'ancien consul Antoine sur la table
même de Marius. Les deux Césars sont égorgés par Fimbria près de l'autel de
leurs dieux domestiques ; les deux Crassus, le père et le fils, sont tués sous
les yeux l'un de l'autre. Les crocs des bourreaux traînèrent Bébius et
Numitorius au milieu du forum. Catulus respira des vapeurs asphyxiantes pour
échapper aux outrages de ses ennemis. Mérula, prêtre de Jupiter, arrosa dans
le Capitole les yeux mêmes du dieu avec le sang qui jaillissait de ses veines.
Ancharius fut percé de coups à la vue même de Marius, qui ne lui avait pas
tendu, pour répondre à son salut, sa main, arbitre des destinées. Tous ces
sénateurs périrent entre les calendes et les ides de janvier, pendant ce
septième consulat de Marius. Que serait-il arrivé, s'il avait achevé son
année consulaire ?
Sous le consulat de Scipion et de Norbanus, le troisième orage des guerres
civiles éclata dans toute sa fureur. D'un côté, huit légions et cinq cents
cohortes étaient sous les armes ; de l'autre Sylla accourait d'Asie avec son
armée victorieuse. Et quand Marius avait été si barbare envers les partisans
de Sylla, que de cruautés ne fallait-il pas pour venger Sylla de Marius ? La
première bataille se livra près de Capoue, sur les bords du Vulturne. Tout de
suite, l'armée de Norbanus fut mise en déroute, et Scipion perdit aussitôt
toutes ses troupes, trompées par l'espoir de la paix.
Alors le jeune Marius et Carbon, tous deux consuls, semblent désespérer de la
victoire. Mais ils ne veulent pas mourir sans vengeance et préludent à leurs
funérailles en répandant le sang des sénateurs. Ils investissent la Curie et
tirent du Sénat, comme d'une prison, les victimes destinées à être
égorgées. Que de meurtres sur le forum, dans le Cirque, et dans l'intérieur
des temples ! Le grand-prêtre Mucius Scévola qui tenait embrassé l'autel de
Vesta faillit avoir le feu sacré pour sépulture. Lamponius et Télésinus,
chefs des Samnites, ravagent la Campanie et l'Étrurie plus cruellement que
Pyrrhus et Hannibal, et, sous prétexte de soutenir un parti, ils se vengent des
Romains.
Toutes les troupes ennemies furent écrasées à Sacriport et près de la Porte
Colline : là fut défait Marius, ici Télésinus. Cependant les massacres ne
finirent point avec la guerre. Les épées restaient tirées même pendant la
paix, et on frappa des citoyens qui s'étaient rendus volontairement. Que Sylla
ait massacré à Sacriport et près de la Porte Colline plus de soixante-dix
mille hommes, passe encore ; c'était la guerre. Mais il fit tuer dans un
édifice public quatre mille citoyens désarmés qui s'étaient rendus : ce
massacre exécuté en pleine paix n'est-il pas plus atroce ? Et qui pourrait
faire le compte de toutes ces victimes assassinées partout dans Rome, au gré
des meurtriers ? Enfin Fufidius ayant rappelé à Sylla qu'il fallait laisser la
vie à quelques citoyens pour avoir à qui commander, on vit paraître cette
longue liste qui ordonnait la mort de deux mille hommes, choisis parmi l'élite
des chevaliers et du Sénat. C'était le premier exemple de ce genre d'édit.
Il m'en coûte de raconter, après ces horreurs, les outrages qui
accompagnèrent la mort de Carbon, celle de Soranus, celles de Plétorius et de
Vénuleius. Bébius fut mis en pièces non par le fer, mais par les mains de ses
meurtriers, véritables bêtes sauvages. Près du tombeau de Catulus, Marius, le
frère même du général, eut les yeux crevés, les mains et les jambes
brisées, et on le laissa quelque temps en cet état, pour qu'il se sentît
mourir par tous ses membres.
Quand on eut presque renoncé aux supplices individuels, on vendit à l'encan
les municipes les plus florissants de l'Italie : Spolète, Interamnium,
Préneste, Florence. Quant à Sulmone, une vieille ville, alliée et amie de
Rome, elle fut victime d'un attentat abominable. Sylla ne la prend point
d'assaut ni ne l'assiège pas conformément au droit de la guerre ; mais de
même qu'on fait conduire au supplice les condamnés à mort, il ordonne la
destruction de la ville, après l'avoir condamnée.
La guerre contre Sertorius fut-elle autre chose qu'un
héritage de la proscription de Sylla ? Faut-il l'appeler guerre étrangère ou
guerre civile ? Je ne sais. Car elle fut faite par des Lusitaniens et des
Celtibériens, sous la conduite d'un général romain.
Exilé et fuyant la liste fatale, cet homme d'un grand mais malheureux courage
bouleversa les mers et les terres de ses funestes projets. Il tenta la fortune
en Afrique et aux îles Baléares, et pénétra dans l'Océan jusqu'aux îles.
Fortunées. Enfin, il arma l'Espagne. Un homme de coeur s'entend facilement avec
des hommes de coeur. La valeur du soldat espagnol ne se fit jamais mieux
remarquer que sous un général romain. D'ailleurs, non content d'avoir soulevé
l'Espagne, Sertorius tourna les yeux vers Mithridate et les peuples du Pont, et
fournit une flotte à ce prince. Que ne pouvait-on craindre d'un si grand
ennemi, auquel Rome ne pouvait résister avec un seul général ? A Métellus,
on adjoignit Cnéus Pompée, et ces deux chefs finirent par écraser ses
troupes, après les avoir poursuivies presque par toute l'Espagne. Les combats
furent nombreux, mais toujours sans résultat décisif, et s'il succomba enfin,
ce ne fut pas sur le champ de bataille, mais parce qu'il fut trahi et assassiné
par les siens.
Les premiers combats furent livrés par les lieutenants des deux partis.
Domitius et Thorius d'un côté, les deux Herculéius de l'autre, préludèrent
à la guerre. Mais ces derniers furent défaits près de Ségovie, les autres
sur les bords de l'Ana. Les généraux se mesurèrent alors eux-mêmes, et
essuyèrent tour à tour une égale défaite près de Laurone et de Sucrone. Ils
se mirent ensuite, les uns à ravager les campagnes, les autres à détruire les
villes, et la malheureuse Espagne portait la peine de la discorde qui régnait
entre les généraux romains. Enfin, quand Sertorius eut été victime de la
trahison des siens, quand Perperna eut été vaincu et livré, les Romains
reçurent aussi la soumission des villes d'Osca, Thermes, Ulia, Valence, Auxume
et Calagurris, qui avait connu toutes les horreurs de la famine. Ainsi l'Espagne
recouvra la paix. Les généraux victorieux voulurent voir dans cette guerre une
guerre étrangère plutôt qu'une guerre civile, afin d'obtenir le triomphe.
Sous le consulat de Marcus Lépidus et de Quintus Catulus, il
s'éleva une guerre civile, qui fut éteinte presque avant d'éclater. Mais si
courte que fût sa durée elle ne s'en alluma pas moins au bûcher même de
Sylla. Avide de nouveautés, Lépidus eut la présomption de vouloir abolir les
actes d'un si grand personnage. Il n'aurait pas eu tort, s'il avait pu le faire
sans grand dommage pour la république. Le droit de la guerre avait permis à
Sylla, alors dictateur, de proscrire ses ennemis. En rappelant ceux qui
survivaient, Lépidus ne les appelait-il pas aux armes ? Sylla avait vendu aux
enchères les biens des citoyens condamnés ; cette vente, si injuste fût-elle,
était légale. Les restituer, c'était sans aucun doute ébranler l'État enfin
rendu à la paix. Malade et blessée, la république avait avant tout besoin de
repos et, en voulant soigner ses blessures, on risquait de les rouvrir.
Après que les harangues séditieuses de Lépidus eurent jeté dans la ville la
même terreur que la trompette guerrière, Lépidus partit en Étrurie et y leva
une armée qu'il fit marcher sur Rome. Mais déjà le pont Milvius et le
Janicule avaient été occupés par une autre armée que commandaient Lutatius
Catulus et Cnéus Pompée, chefs et porte-drapeaux du parti de Sylla. Ils le
repoussèrent dès le premier choc, et le sénat le déclara ennemi public.
Lépidus s'enfuit sans verser de sang et se retira en Étrurie, puis en
Sardaigne, où il mourut de maladie et de regret. De leur côté, les
vainqueurs, donnant un exemple rare dans les guerres civiles, se contentèrent
d'avoir rétabli la paix.