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FLORUS

traduction des éditions Garnier

LIVRE DEUXIÈME

 

I. - EXORDE

L'Italie est domptée et soumise. Le peuple romain, âgé d'environ cinq cents ans, est arrivé au complet développement de son adolescence. On trouve alors, véritablement en lui la vigueur et la virilité dans toute la force du terme, et il commence à être assez puissant pour se mesurer avec l'univers. Ainsi, par une étonnante et incroyable destinée, ce peuple qui lutta près de cinq cents ans en son pays, - tant il avait été difficile de donner un maître à l'Italie, - ne mit ensuite que deux cents ans pour promener en Afrique, en Europe, en Asie, enfin dans le monde entier, la guerre et la victoire.

II. - PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE

Vainqueur de l'Italie, le peuple romain s'était donc avancé jusqu'au détroit de Sicile. Semblable à un incendie dont les flammes, après avoir ravagé les forêts sur leur passage, sont coupées par la rencontre d'un cours d'eau, il s'arrêta un moment. Mais bientôt il aperçoit tout près de lui une très riche proie, qui semblait avoir été séparée et comme arrachée de son Italie ; il brûle d'un tel désir de la posséder que, ne pouvant la réunir à l'Italie ni par une digue ni par des ponts, il décida d'avoir recours aux armes et à la guerre pour la réunir et la rendre à son continent.
Voici d'ailleurs que d'eux-mêmes les destins lui ouvrent la route : l'occasion se présenta, lorsque la tyrannie des Carthaginois provoqua les plaintes de Messine, une ville de Sicile, leur alliée. Tout autant que les Romains, les Carthaginois convoitaient la Sicile ; et au même moment, avec une ambition et des forces égales, ces deux peuples aspiraient à la domination du monde.
Rome prit donc les armes, sous prétexte de secourir ses alliés, mais en réalité parce qu'elle était attirée par cette proie. Bien qu'effrayé par la nouveauté de l'entreprise, ce peuple grossier, ce peuple de bergers, qui n'avait jamais quitté le continent, montra, - tant le courage est une source de confiance ! - que peu importe à des braves de combattre à cheval ou sur des navires, sur terre ou sur mer.
Sous le consulat d'Appius Claudius, il franchit pour la première fois ce détroit qui devait sa sinistre réputation à des monstres fabuleux et à la violente agitation de ses eaux. Mais il fut si peu effrayé qu'il vit dans cette violence même des eaux déchaînées une faveur de la fortune. Tout de suite, sans perdre un instant, il bat Hiéron de Syracuse avec une telle rapidité que, de son propre aveu, ce prince fut vaincu avant d'avoir vu l'ennemi.
Sous le consulat de Duillius et de Cornélius, il osa même combattre sur mer. La rapidité avec laquelle il équipa alors une flotte fut à elle seule un présage de victoire. Moins de soixante jours après qu'on eut abattu les arbres, une flotte de cent soixante navires était à l'ancre. On pouvait croire qu'elle n'avait pas été façonnée par la main de l'homme, mais que la faveur des dieux avait changé et métamorphosé les arbres en navires.
Le combat offrit, à la vérité, un spectacle merveilleux. Les navires rapides de l'ennemi, qui semblaient voler sur les eaux, furent arrêtés par les nôtres, pesants et lents. Ses marins ne purent tirer parti de leur habileté à briser les rames et à échapper par la fuite aux coups d'éperons. On jeta sur l'ennemi ces mains de fer, et ces solides machines dont il s'était tant moqué avant la bataille, et il fut obligé de combattre comme sur la terre ferme. Vainqueurs auprès des îles Lipari, après avoir coulé ou mis en fuite la flotte ennemie, les Romains célébrèrent, pour la première fois, un triomphe maritime, qui est resté célèbre. Quelle ne fut pas leur joie ! Duillius, qui commandait la flotte, ne se contenta pas d'un seul jour de triomphe. Il voulut pendant toute sa vie être précédé, lorsqu'il reviendrait de manger, de la lueur des flambeaux et du son des flûtes, comme s'il eût triomphé tous les jours. La magnifique victoire de Duillius fit paraître légère l'échec de l'autre consul, Cornélius Asina, victime d'une surprise. Mandé par l'ennemi sous le faux prétexte d'une entrevue, il tomba dans un piège, fournissant ainsi la preuve de la perfidie punique.
Le dictateur Calatinus chassa presque toutes les garnisons carthaginoises, notamment celles d'Agrigente, de Drépane, de Panorme, d'Eryx et de Lilybée. Une seule fois, nous éprouvâmes une crainte sérieuse, près du bois de Camérinum, mais le courage remarquable du tribun militaire Calpurnius Flamma nous tira du danger. Avec une troupe d'élite de trois cents hommes, il s'empara d'une hauteur occupée par l'ennemi et retint l'adversaire assez longtemps pour permettre à toute notre armée d'échapper. Cet éclatant succès lui valut une gloire égale à celle des Thermopyles et de Léonidas. La gloire de notre concitoyen fut même plus grande, car il survécut à cet exploit, s'il n'écrivit rien avec son sang.
Alors que la Sicile était déjà une province de la banlieue de Rome, la guerre s'étendit plus loin, et le consul Lucius Cornélius Scipion passa en Sardaigne, puis dans la Corse, une île qui s'y rattache. Par la destruction d'Olbia dans la première, d'Aléria dans la seconde, il épouvanta les habitants, et partout, sur terre et sur mer, il chassa si bien les Carthaginois qu'il ne restait plus à vaincre que l'Afrique elle-même.
Sous la conduite de Marcus Atilius Régulus, déjà la guerre faisait voile vers l'Afrique. Plus d'un Romain, au seul nom de la guerre punique, avait pâli de terreur. Le tribun Nautius augmentait encore cette crainte. Le général en chef le menaça de la hache, s'il n'obéissait pas, et la crainte de la mort lui donna la hardiesse de s'embarquer. Bientôt ensuite les vents et les rames hâtèrent la marche de la flotte, et l'arrivée de l'ennemi épouvanta si fort les Carthaginois que Carthage faillit être prise les portes ouvertes. La guerre commença par la prise de Clipea, la première ville qui se présente sur le rivage carthaginois, et qui constitue une sorte de citadelle et d'observatoire. Elle fut dévastée avec plus de trois cents autres forteresses.
En même temps que les hommes, on combattit aussi des monstres. Né, semblait-il, pour venger l'Afrique, un serpent d'une taille prodigieuse désola notre camp installé sur les bords du Bagrada. Mais partout victorieux, Régulus avait répandu au loin la terreur de son nom ; il avait tué ou gardait prisonniers une grande quantité de soldats avec leurs chefs eux-mêmes ; une flotte chargée d'un immense butin et lourde de la matière d'un triomphe avait déjà été envoyée à Rome, et Carthage elle-même, le foyer de la guerre, se voyait assiégée et pressée par un ennemi campé à ses portes.
Ici la fortune nous abandonna un moment afin d'accroître les preuves du courage romain, dont la grandeur se révèle d'ordinaire dans les épreuves. Les ennemis appelèrent à leur secours des étrangers ; Sparte leur envoya Xanthippe, et nous fûmes vaincus par ce très habile capitaine. Les Romains subirent une honteuse défaite, dont ils ne connaissaient pas encore d'exemple : leur intrépide général tomba vivant aux mains de l'ennemi. Mais il ne se laissa pas abattre par une telle infortune. Il ne se laissa ébranler ni par les prisons de Carthage, ni par l'ambassade dont on le chargea. Il combattit en effet les propositions que l'ennemi lui avait confiées et conseilla au sénat de ne pas conclure la paix et de ne pas accepter l'échange des prisonniers. Mais ni son retour volontaire chez les ennemis, ni les épouvantables tortures qu'il endura dans sa prison ou sur la croix ne rabaissèrent sa grandeur. Que dis-je ? toutes ces épreuves le firent admirer davantage. Ne fut-il pas victorieux de ses vainqueurs, et si Carthage ne fut pas vaincue, ne triompha-t-il pas de la fortune ?
Le peuple romain, de son côté, mit plus d'ardeur et d'acharnement à venger Régulus qu'à obtenir la victoire. Sous le consulat de Métellus, les Carthaginois relevèrent la tête et reportèrent la guerre en Sicile. Près de Panorme, Métellus en fit un tel carnage que désormais ils renoncèrent à toute prétention sur cette île. L'importance considérable de cette victoire fut attestée par la capture d'une centaine d'éléphants. C'eût été un gros butin, même si ce troupeau avait été pris non à la guerre, mais à la chasse.
Le consul Appius Claudius fut vaincu moins par les ennemis que par les dieux eux-mêmes, dont il avait méprisé les auspices ; sa flotte fut tout de suite engloutie à l'endroit même où il avait fait jeter les poulets sacrés, sous prétexte qu'ils lui défendaient d'engager la bataille.
Le consul Marcus Fabius Butéon défit sur la mer d'Afrique, près d'Egimure, une flotte ennemie qui faisait alors voile vers l'Italie. Quel beau triomphe la tempête nous ravit, lorsque notre flotte, chargée d'un riche butin, fut poussée par des vents contraires, et remplit des débris de son naufrage l'Afrique, les Syrtes et les rivages de toutes les îles situées entre ces deux régions ! Le désastre fut grand, mais il ne fut pas sans quelque gloire pour le peuple-roi. La tempête lui déroba la victoire, et son triomphe fut anéanti par un naufrage. Et cependant, lorsque le butin fait sur les Carthaginois flottait sur la mer devant tous les promontoires et toutes les îles, c'était encore un triomphe pour le peuple romain.
Le consul Lutatius Catulus mit enfin un terme à la guerre près des îles Egates. Ce fut la plus grande des batailles navales. Il y avait là, en effet, une flotte lourdement chargée de vivres, de soldats, de machines et d'armes, qui semblait porter Carthage tout entière ; et ce fut là sa perte. La flotte romaine rapide, légère, agile, ressemblait en quelque sorte à une armée dans un camp. On eût dit un combat de cavalerie dans lequel les rames remplaçaient les rênes, et les coups que portaient çà et là les mobiles éperons donnaient l'impression qu'ils étaient vivants. Ainsi les vaisseaux ennemis furent en peu de temps mis en pièces et couvrirent de leur naufrage toute la mer qui s'étend entre la Sicile et la Sardaigne. Enfin cette victoire fut si complète qu'il ne fut plus question de détruire les murailles ennemies. Il parut superflu d'aller renverser une citadelle et des remparts, puisque Carthage avait déjà été détruite sur mer.

III. - GUERRE CONTRE LES LIGURES

La guerre punique achevée, il y eut un très court répit, comme pour reprendre haleine. Afin de donner la preuve que c'était bien la paix et qu'elle déposait sincèrement les armes, Rome, pour la première fois depuis Numa, ferma le temple de Janus ; mais elle le rouvrit tout à coup, aussitôt après. Car déjà les Ligures, les Gaulois Insubres, ainsi que les Illyriens nous harcelaient. Ces peuples situés au pied des Alpes, c'est-à-dire à l'entrée même des gorges de l'Italie, semblaient continuellement excités par un dieu qui ne voulait pas laisser rouiller ni moisir nos armes. Bref, ces deux ennemis que nous rencontrions chaque jour et presque sur notre territoire se chargeaient de l'instruction militaire de nos jeunes soldats et tous deux furent pour ainsi dire la pierre sur laquelle le peuple romain aiguisait le fer de son courage.
Les Ligures, qui habitent immédiatement au pied des Alpes, entre le Var et le Macra, et se dissimulent au milieu de fourrés broussailleux, étaient encore plus difficiles à trouver qu'à vaincre. Protégé par la nature du pays et par sa rapidité à fuir, ce peuple infatigable et agile se livrait, suivant les occasions, au brigandage plus qu'à la guerre. Nous éprouvâmes de longues et nombreuses difficultés à atteindre les Saluviens, les Décéates, les Oxubiens, les Euburiates, les Ingaunes. Enfin Fulvius entoura leurs retraites d'un cercle de feu, Bébius les fit descendre en plaine, et Postumius les désarma si bien qu'il leur laissa à peine du fer pour cultiver la terre.

IV. - GUERRE CONTRE LES GAULOIS

Les Gaulois Insubres et les peuples voisins des Alpes avaient un naturel de bêtes sauvages et une taille plus qu'humaine. Mais l'expérience a montré que si au premier choc, ils sont supérieurs à des hommes, au second ils sont inférieurs à des femmes. Leurs corps, nourris sous le climat humide des Alpes, présentent certaines ressemblances avec les neiges du pays. A peine échauffés par le combat, ils sont immédiatement trempés de sueur, et au moindre mouvement, ils fondent comme la neige sous les rayons du soleil. Ils avaient souvent fait le serment, qu'ils renouvelèrent sous leur chef Britomare, de ne point détacher leurs baudriers avant d'être montés au Capitole. C'est ce qui advint. Emilius, leur vainqueur, les leur enleva en effet au Capitole. Bientôt après sous la conduite d'Arioviste, ils vouèrent à leur dieu Mars un collier qui serait pris sur les dépouilles de nos soldats. Jupiter s'empara de ce voeu, car c'est avec les colliers des Gaulois que Flaminius éleva un trophée d'or à Jupiter. Sous leur roi Viridomare, ils avaient promis à Vulcain les armes romaines. Leur voeu se réalisa d'une manière toute différente. Leur roi fut tué et Marcellus suspendit dans le temple de Jupiter Férétrien les dépouilles opimes, alors offertes pour la troisième fois depuis Romulus, notre ancêtre.

V. - GUERRE CONTRE LES ILLYRIENS

Les Illyriens ou Liburniens vivent au pied des dernières pentes des Alpes, entre les fleuves Arsia et Titius, et leur territoire s'étend très loin sur toute la côte de l'Adriatique. Gouvernés par une reine, Teutana, ces peuples, non contents de leurs brigandages, ajoutèrent le crime à leurs excès. Des ambassadeurs romains leur réclamant justice pour leurs méfaits, ils les massacrent, non pas avec l'épée, mais à coups de hache, comme des victimes ; les commandants de nos navires sont brûlés vifs, et, pour comble d'indignité, par l'ordre d'une femme. C'est pourquoi notre général Cnéus Fulvius Centimalus soumit le pays tout entier. En faisant périr sous la hache les premiers de leurs citoyens, nous vengeâmes les mânes de nos ambassadeurs.

VI. - SECONDE GUERRE PUNIQUE

Depuis la première guerre punique, il y avait eu à peine quatre années de repos, lorsqu'éclata la seconde guerre, moins longue il est vrai, - elle ne dura pas plus de dix-huit ans, - mais bien plus terrible et marquée par des désastres si affreux, que si l'on compare les pertes des deux peuples, le peuple vainqueur paraîtra plutôt le vaincu.
Il était particulièrement douloureux pour un peuple illustre d'avoir perdu l'empire de la mer, d'avoir été dépouillé de ses îles, et de payer des tributs au lieu de continuer à en imposer. Aussi Annibal encore enfant avait-il, sur l'autel, juré à son père de venger sa patrie ; et il n'attendait que l'occasion. Pour faire naître un motif de guerre, il choisit Sagonte, antique et opulente ville d'Espagne, illustre mais triste monument de fidélité aux Romains. Un traité commun aux deux peuples lui avait assuré son indépendance. Annibal, cherchant de nouveaux prétextes de troubles, la détruisit de ses propres mains et par celles de ses habitants, afin de s'ouvrir par la rupture du traité la route de l'Italie.
Les Romains ont le plus grand respect pour les traités. Apprenant qu'une ville alliée est assiégée, ils n'oublient pas qu'ils ont également conclu un traité avec les Carthaginois. Aussi ne courent-ils pas tout de suite aux armes, mais ils aiment mieux exposer d'abord leurs plaintes en se conformant aux usages établis.
Cependant depuis neuf mois déjà les Sagontins étaient épuisés par la faim, les machines et les combats ; leur fidélité se changeant finalement en frénésie, ils élèvent sur la place publique un immense bûcher, et s'y font périr par le fer et par le feu, avec les leurs et toutes leurs richesses. Les Romains demandent justice d'Hannibal, responsable d'une telle calamité. Voyant les Carthaginois user de détours : "Que tardez-vous ? dit Fabius, le chef de l'ambassade ; dans le pli de cette toge, je porte la guerre et la paix ; laquelle choisissez-vous ?" - "La guerre !" répondent-ils à grands cris. - "Voici donc la guerre." dit Fabius. Et ayant secoué en plein sénat le devant de sa robe, il le laissa retomber non sans terrifier les spectateurs, comme s'il portait réellement la guerre dans ce pli. L'issue de la guerre répondit à ces débuts. Comme si de pareils sacrifices expiatoires avaient été réclamés par les dernières imprécations des Sagontins au milieu du massacre et de l'embrasement fameux de la cité, leurs mânes furent vengés par la dévastation de l'Italie, la captivité de l'Afrique, la mort des chefs et des rois qui soutinrent cette guerre.
Une fois que l'Espagne eut vu se lever la violente tempête que fut cette funeste et sanglante guerre punique, dès que la foudre depuis longtemps destinée aux Romains eut été forgée dans l'incendie de Sagonte, aussitôt, emporté par une force impétueuse, l'orage déchira les flancs des Alpes, et descendit en Italie du haut de ces neiges d'une fabuleuse altitude, comme s'il tombait du ciel. Les premiers grondements de l'ouragan s'entendirent entre le Pô et le Tessin, et le fracas fut tout de suite épouvantable. L'armée de Scipion fut mise en déroute. Notre général, blessé, serait lui-même tombé aux mains de l'ennemi, si son fils, encore vêtu de la prétexte, ne l'avait secouru et arraché à la mort même. Ce jeune homme, c'est le futur Scipion, qui grandit alors pour la ruine de l'Afrique et qui tirera son nom des malheurs de ce pays.
Au Tessin succède la Trébie. Ici, la deuxième tourmente de la guerre punique s'abat sur le consul Sempronius. Les ennemis profitèrent alors très habilement d'une journée froide et neigeuse. Chose étrange ! Après s'être d'abord chauffés au feu, puis frottés d'huile, ces hommes qui venaient du soleil du midi nous vainquirent par notre hiver même.
Le lac Trasimène vit tomber la troisième foudre d'Hannibal sur les troupes de Flaminius. Ce fut un nouvel artifice de la ruse carthaginoise. Dissimulée par le brouillard du lac et les broussailles des marais, sa cavalerie attaqua tout à coup, par derrière, nos soldats occupés à se battre. Mais nous ne pouvons nous plaindre des dieux. La défaite qui menaçait un chef téméraire avait été annoncée par des essaims d'abeilles qui se posèrent sur nos enseignes, par les aigles qui refusèrent d'avancer et par un violent tremblement de terre qu'on ressentit dès le commencement de la bataille. Peut-être d'ailleurs cet ébranlement du sol était-il dû aux évolutions des cavaliers et des fantassins et aux chocs violents des armes.
La quatrième blessure (celle qui faillit être mortelle à notre empire) fut reçue à Cannes, un village d'Apulie jusque-là inconnu, que la grandeur de notre désastre tira de l'obscurité et qui dut sa célébrité au massacre de soixante mille Romains.
Là tout s'entendit pour la perte de notre malheureuse armée : le général, la terre, le ciel, le jour, la nature entière. Annibal ne se contenta point d'envoyer de faux transfuges qui massacrèrent ensuite nos combattants par derrière. Ce rusé général observa la nature des lieux dans ces vastes plaines et remarqua que le soleil y était très vif, la poussière très abondante et que l'Eurus y soufflait à des intervalles toujours réguliers. Il rangea son armée de telle manière que les Romains devaient lutter contre tous ces désavantages ; quant à lui, comme s'il eût disposé de l'appui du ciel même, il combattait avec l'aide du vent, de la poussière et du soleil. Deux très grandes armées furent ainsi massacrées, l'ennemi se rassasia de carnage, et il fallut qu'Hannibal dît à ses soldats : "Ne frappez plus !" L'un de nos deux généraux échappa à la mort, l'autre fut tué ; on ne sait lequel montra la plus grande âme. Paulus eut honte de vivre, Varron ne désespéra pas. Rien ne prouva mieux notre défaite que l'Aufide plusieurs jours ensanglanté, le pont de cadavres élevé sur le torrent de Vergelles par l'ordre d'Hannibal, l'envoi à Carthage de deux boisseaux d'anneaux, l'étrange mesure qui servit à évaluer les pertes de nos chevaliers.
Cette journée aurait été sans aucun doute la dernière de Rome, et moins de cinq jours après Annibal aurait pu manger au Capitole, si, selon le mot attribué au Carthaginois Maharbal, fils d'Himilcon, il avait su profiter de la victoire aussi bien qu'il savait vaincre, Mais, comme on le répète souvent, le destin d'une ville appelée à gouverner le monde, ou le mauvais génie d'Hannibal et les dieux ennemis de Carthage l'entraînèrent dans une autre direction. Alors qu'il pouvait exploiter sa victoire, il aima mieux en jouir, et, laissant Rome, il parcourut la Campanie et la région de Tarente. Son ardeur et celle de son armée ne tardèrent pas à s'y affaiblir, et l'on a dit avec raison que Capoue fut la défaite de Cannes d'Hannibal. Qui le croirait ? Cet adversaire que les Alpes n'avaient pu vaincre et que nos armes n'avaient pu dompter se laissa subjuguer par le soleil de la Campanie et les sources tièdes de Baïes.
Cependant les Romains respirent et sortent pour ainsi dire du tombeau. Les armes manquaient, on arrache celles des temples. Il n'y avait plus de soldats, on affranchit des esclaves, et on les enrôle. Le trésor était vide ; les sénateurs s'empressent d'offrir leurs biens à l'Etat et ne gardent comme or que celui des bulles et d'un seul anneau. Les chevaliers suivent leur exemple, et les tribus imitent les chevaliers. Enfin les registres et la main des greffiers suffirent à peine, lorsque sous le consulat de Lévinus et de Marcellus, les particuliers apportèrent leurs richesses au trésor public. Bien plus, dans l'élection des magistrats, quelle ne fut pas la sagesse des centuries, lorsque les plus jeunes demandèrent conseil aux anciens pour le choix des consuls. C'est que pour combattre un ennemi tant de fois victorieux et si rusé, le courage, ne suffisait pas ; il fallait aussi utiliser tous les conseils dont on disposait.
Le premier espoir de l'empire revenant à lui et pour ainsi dire recouvrant la vie, fut Fabius, qui trouva une méthode nouvelle pour triompher d'Hannibal : c'était de refuser la bataille. Cela lui valut le surnom nouveau et salutaire à l'Etat de Temporisateur ; et cela lui valut aussi d'être appelé par le peuple le Bouclier de l'Empire. C'est ainsi que par tout le Samnium, dans les bois de Falerne et de Gaurus, il épuisa si bien Annibal que sa lenteur consuma celui que le courage ne pouvait briser. Puis l'armée de Claudius Marcellus osa même en venir aux mains avec lui. Elle l'attaqua, lui infligea une défaite dans son pays de Campanie et lui fit lever le siège de Nole. A son tour, Sempronius Gracchus osa le suivre à travers la Lucanie et le serrer de près dans sa retraite. Et cependant - ô honte ! - il n'avait qu'une armée d'esclaves, car telle était l'extrémité où nous avaient réduits nos malheurs. Mais ces esclaves qui avaient reçu des Romains la liberté les sauvèrent de la servitude.
Etonnante confiance au milieu de tant de malheurs, ou plutôt extraordinaire courage et force d'âme du peuple romain ! La situation était si critique, si inquiétante, qu'il pouvait craindre pour son pays d'Italie. Il osa cependant tourner ses regards vers d'autres contrées. L'ennemi le prenant à la gorge parcourait la Campanie et l'Apulie, et faisait du centre de l'Italie une seconde Afrique. Rome non seulement lui tenait tête, mais au même moment, en Sicile, en Sardaigne, en Espagne, de tous côtés dans le monde elle envoyait des armées.
On confia à Marcellus la conquête de la Sicile. La résistance ne fut pas longue ; toute l'île, en effet, fut vaincue dans une seule ville. Bien que défendue par le génie d'Archimède, sa capitale, la grande et célèbre Syracuse, jusqu'alors invincible, finit par céder. Son triple mur, ses trois citadelles, son beau port de marbre et la fontaine bien connue d'Aréthuse, ne lui servirent qu'à être épargnée par son vainqueur qui admirait sa beauté.
Gracchus s'empara de la Sardaigne. Le naturel farouche de ses habitants, ni la grandeur prodigieuse de ses montagnes insensées - tel est en effet leur nom - ne purent la sauver. On ravagea ses villes, et la première de ses villes, Caralis, afin de dompter au moins par le regret de voir sa patrie détruite, ce peuple opiniâtre, qui méprisait la mort.
Envoyés en Espagne, Cneus et Publius Scipion avaient arraché presque tout le pays aux Carthaginois. Mais victimes des pièges de la perfidie punique, ils l'avaient reperdu, après avoir néanmoins brisé la puissance carthaginoise en de nombreux combats. Les Carthaginois leur dressèrent des embûches : l'un d'eux fut tué au moment où il traçait son camp, l'autre, qui s'était réfugié dans une tour, y périt au milieu des flammes.
Scipion fut donc envoyé avec une armée pour venger son père et son oncle ; déjà, les destins avaient décidé qu'il tirerait de l'Afrique un nom illustre. Cette belliqueuse Espagne, célèbre par ses guerriers et ses combats, cette pépinière de soldats ennemis, cette province qui avait fait l'éducation d'Hannibal dès ses premières années, il la reconquit tout entière - chose à peine croyable ! - depuis les Pyrénées jusqu'aux colonnes d'Hercule et à l'Océan, et on ne saurait dire si ce fut avec plus de rapidité ou de bonheur. La conquête fut si prompte que quatre années y suffirent ; quant à sa facilité, une seule ville en fournit la preuve. La Carthage d'Espagne fut assiégée et prise le même jour, et la facilité de ce succès fut le présage de la victoire qu'il devait remporter en Afrique. Il est cependant certain que la soumission de la province est due surtout à l'extraordinaire continence de notre général. Ayant parmi ses prisonniers des garçons et des jeunes filles d'une remarquable beauté, il les rendit aux barbares, et ne permit même pas qu'on les fît venir en sa présence, de peur de paraître avoir effleuré seulement des yeux leur pureté virginale.
Ainsi se comportaient les armées du peuple romain en différents pays éloignés. Cependant Hannibal restait attaché aux entrailles de l'Italie et on ne pouvait l'en arracher. Bien des peuples étaient passés à l'ennemi, et ainsi ce chef si redoutable se servait contre les Romains des forces mêmes de l'Italie. Nous l'avions cependant déjà chassé de bien des villes et de bien des pays ; déjà Tarente nous était revenue ; déjà Capoue, le séjour et la seconde patrie d'Hannibal, allait tomber entre nos mains, Capoue, dont la perte causa tant de douleur au général carthaginois, qu'il tourna toutes ses forces contre Rome. O peuple digne de l'empire du monde, digne de la sympathie et de l'admiration de tous les hommes et de tous les dieux ! Les pires angoisses l'étreignent, mais il ne renonce pas à son entreprise, et malgré ses craintes pour sa capitale elle-même, il n'abandonne point Capoue. Il y laisse une partie de son armée sous les ordres du consul Appius, pendant que l'autre partie suit Flaccus à Rome ; et ainsi le peuple romain combattait loin d'elle et près d'elle en même temps.
Ne nous étonnons donc point si, au moment où Annibal levait son camp à trois milles de Rome, les dieux, oui les dieux - je l'avouerai sans honte - l'arrêtèrent une seconde fois. A chacun de ses mouvements, il tomba une si grande quantité de pluie, il s'éleva de si violentes tempêtes, qu'il semblait qu'une force divine écartait l'ennemi non du ciel, mais des murs mêmes de la ville et du Capitole. Alors il prit la fuite, et s'en alla se réfugier tout au fond de l'Italie, abandonnant une ville devant laquelle il avait failli se prosterner. Un fait, insignifiant en lui-même, suffit pour prouver la grandeur d'âme du peuple romain. Durant les jours mêmes où Annibal assiégeait la ville, le champ où il campait fut mis en vente à Rome, et, proposé aux enchères, il trouva un acheteur. Annibal de son côté voulut feindre la même confiance et mit aux enchères les comptoirs des banquiers de Rome, mais aucun acquéreur ne se présenta. C'était, on le voit, un nouveau présage des destins.
Mais un tel courage, une telle faveur des dieux allaient être inutiles. Asdrubal, frère d'Hannibal, arrivait d'Espagne avec une nouvelle armée, des forces nouvelles, et l'appareil d'une nouvelle guerre. Nous étions perdus sans aucun doute, si ce général avait fait sa jonction avec son frère. Mais à peine était-il descendu des Alpes, qu'au moment où il s'apprêtait à camper près du Métaure, il fut battu à son tour par les troupes réunies de Claudius Néron et de Livius Salinator. Néron contenait Annibal, alors refoulé tout au fond de l'Italie, Livius avait conduit son armée dans une direction tout opposée c'est-à-dire tout à fait à l'entrée même de l'Italie. Un très grand espace, l'Italie dans toute sa longueur, séparait les deux consuls. Comment purent-ils se concerter et réunir si rapidement leurs troupes pour tomber à l'improviste sur l'ennemi avec toutes leurs forces sans attirer l'attention d'Hannibal ? Il est difficile de le dire. Mais quand Annibal apprit la nouvelle et aperçut la tête de son frère qu'on avait jetée devant son camp : "Je reconnais, dit-il, l'infortune de Carthage" Ce fut le premier aveu arraché à cet homme, et comme un présage du destin imminent. On fut désormais certain qu'Hannibal, de son propre aveu, pouvait être vaincu. Mais tant de succès remplirent de confiance le peuple romain, et il avait surtout à coeur de vaincre un ennemi si redoutable dans son pays d'Afrique. Sous la conduite de Scipion, il tourna donc toutes ses forces vers l'Afrique même, et il entreprit d'imiter Annibal et de venger sur l'Afrique les malheurs de son pays d'Italie. Bonté divine ! Quelles troupes que celles d'Asdrubal ! Quels cavaliers que ceux de Syphax, roi de Numidie ! Il les vainquit cependant. Qu'ils étaient puissants et vastes les camps de ces deux généraux ! Il les incendia et les détruisit en une seule nuit. Bref, il n'est plus seulement à trois milles de Carthage ; il ébranle même les portes de la ville qu'il assiège !
Cette diversion arracha de l'Italie Annibal qui s'y attachait de tout son poids. Il n'y eut point sous l'empire romain un plus grand jour que celui où les deux généraux les plus grands de tous ceux qui ont existé avant ou depuis cette guerre, et vainqueurs, l'un de l'Italie, l'autre de l'Espagne, déployèrent leurs enseignes rivales, et rangèrent leurs armées face à face. Ils eurent cependant d'abord une entrevue pour discuter les conditions de la paix. Ils demeurèrent longtemps immobiles, comme paralysés par une admiration mutuelle. Mais la paix ne put être conclue et les trompettes donnèrent le signal. Il est reconnu de l'aveu des deux chefs, qu'on n'aurait pas pu mieux disposer une armée ni combattre avec plus d'ardeur. Scipion le proclama pour l'armée d'Hannibal et Annibal pour l'armée de Scipion. Cependant Annibal succomba ; l'Afrique fut le prix de la victoire, et tout de suite après l'univers eut le sort de l'Afrique.

VII. - PREMIÈRE GUERRE DE MACÉDOINE

Carthage vaincue, la défaite ne fut plus une honte pour personne. Tout de suite après, la Macédoine, la Grèce, la Syrie et toutes les autres nations furent entraînées, si j'ose dire, par l'irrésistible torrent de la fortune ; mais les premiers de tous furent les Macédoniens qui avaient autrefois aspiré à l'empire du monde. Aussi bien que Philippe fût alors leur roi, les Romains pensaient-ils cependant combattre un autre Alexandre. La guerre de Macédoine dut son importance au nom de son peuple, plus qu'à la résistance dont il fit preuve. Elle eut pour première cause le traité par lequel Philippe longtemps auparavant, avait conclu une alliance avec Hannibal, alors maître de l'Italie. Ce motif devint plus puissant, lorsque les Athéniens implorèrent notre secours contre les violences du roi, qui, abusant des droits du vainqueur, s'attaquait aux temples, aux autels et même aux tombeaux. Le sénat décida de porter assistance à d'aussi illustres suppliants. Déjà les rois et les princes, les peuples et les nations invoquaient l'appui de notre ville.
Pour la première fois, sous le consulat de Lévinus la flotte romaine entra dans la mer d'Ionie, et parcourut tout le rivage de la Grèce comme un cortège triomphal. Elle étalait les dépouilles de la Sicile, de la Sardaigne ; de l'Espagne, de l'Afrique, et un laurier poussé sur la poupe du navire amiral constituait une promesse certaine de victoire. Nous reçûmes le concours spontané d'Attale, roi de Pergame, et celui des Rhodiens, peuple de marins dont la flotte battait l'ennemi sur mer, tandis que les cavaliers et les fantassins du consul le battaient partout sur le continent. Philippe fut deux fois vaincu, deux fois mis en fuite, deux fois dépouillé de son camp. Mais rien n'effraya plus les Macédoniens que le seul aspect de leurs blessures. Produites non point par des traits, ni par des flèches ou de faibles armes grecques mais par d'énormes javelots et de non moins grandes épées, elles étaient plusieurs fois mortelles.
Sous la conduite de Flamininus, nous franchîmes donc les montagnes jusqu'alors inaccessibles de Chaonie, l'Aous qui coule entre des rives escarpées, et les barrières mêmes de la Macédoine. C'était déjà remporter une victoire que d'y entrer. Car le roi n'osa plus jamais en venir aux mains: près des collines appelées Cynocéphales, un seul combat - et encore ce ne fut pas un véritable combat - suffit pour l'écraser. Le consul lui accorda la paix et lui laissa son royaume ; et pour ne plus avoir à craindre d'hostilités de ce côté, il soumit Thèbes, l'Eubée, et mit un terme aux agressions de Nabis, tyran de Lacédémone. Mais il rétablit la Grèce en son premier état, et lui permit de vivre sous ses propres lois et de jouir de son antique liberté. Quels cris de joie, quelles acclamations, lorsque tout à coup au théâtre de Némée, pendant les jeux quinquennaux, le héraut publia ce décret ! Quel concours d'applaudissements enthousiastes ! Que de fleurs ils répandirent aux pieds du consul ! Et toujours, toujours ils demandaient au héraut de répéter les mots qui proclamaient la liberté de l'Achaïe. Et cette décision du consul les charmait aussi agréablement que les sons les plus mélodieux de la flûte ou de la lyre.

VIII. - GUERRE DE SYRIE CONTRE LE ROI ANTIOCHUS

L'Asie succomba tout de suite après la Macédoine, et Antiochus après le roi Philippe. Il semble que ce fût un effet du hasard, ou plutôt un plan délibéré de la fortune, et que les occasions se présentaient d'elles-mêmes pour que notre domination qui s'était avancée d'Afrique en Europe, s'avançât aussi d'Europe en Asie, et pour que la suite même de nos victoires se réglât sur la disposition de l'univers.
La renommée ne nous présenta jamais une guerre sous un jour plus redoutable. On se rappelait les Perses et l'Orient, Xerxès et Darius ; on entendait raconter qu'ils avaient percé des montagnes inaccessibles et couvert la mer de leurs navires. Ajoutez à tout cela l'effroi causé par les menaces célestes : l'Apollon de Cumes se couvrait continuellement de sueur. C'était, il est vrai l'effet de l'intérêt que le dieu portait à sa chère Asie et de la crainte qu'il éprouvait pour elle.
Aucune région, assurément, n'est plus peuplée, plus riche, plus belliqueuse que la Syrie. Mais elle était tombée entre les mains d'un roi si lâche que le plus grand honneur que connut Antiochus fut d'avoir été vaincu par les Romains. Deux hommes poussèrent le roi à cette guerre : Thoas, chef des Etoliens, qui reprochait aux Romains de l'avoir mal payé de son concours militaire contre la Macédoine, et Annibal, qui, vaincu en Afrique et fugitif ne pouvait supporter la paix et cherchait par toute la terre des ennemis au peuple romain. Quels grands dangers nous aurions courus, si le roi s'était fié à ses conseils c'est-à-dire si ce malheureux Annibal avait disposé des forces de l'Asie ! Mais le roi, confiant en sa puissance et en son titre de roi se contenta de provoquer la guerre.
L'Europe, déjà, appartenait incontestablement aux Romains par le droit de la guerre. Cependant, Antiochus réclamait à titre d'héritage la ville de Lysimachie, bâtie sur la côte thrace par ses ancêtres. Ce fut en quelque sorte l'astre qui souleva la tempête de la guerre d'Asie. Mais le plus puissant des rois se contenta d'avoir courageusement déclaré la guerre. Après avoir quitté l'Asie avec un fracas et un tumulte extraordinaires, après s'être emparé tout de suite des îles et des rivages de la Grèce il s'abandonna à l'oisiveté et au plaisir, comme s'il était déjà vainqueur. L'île d'Eubée n'est séparée du continent que par un petit détroit qui a été formé par le flux et le reflux de l'Euripe. C'est là qu'il fit dresser ses pavillons d'or et de soie, et en écoutant le murmure du détroit, il mariait au bruit des eaux les sons des flûtes et des lyres. Il se faisait apporter de tous côtés des roses, en plein milieu de l'hiver, et pour se donner un peu des airs de général, il faisait des levées de jeunes filles et de jeunes garçons.
Un tel roi était déjà vaincu par sa mollesse. Le consul Acilius Glabrion, à la tête de l'armée romaine, alla pour l'attaquer dans son île. La seule nouvelle de son arrivée le força à quitter l'île aussitôt. Malgré sa fuite précipitée Antiochus fut rejoint auprès des Thermopyles, à l'endroit que la glorieuse mort de trois cents Lacédémoniens a rendu célèbre. Sans profiter de l'avantage de la position, il ne chercha même pas à résister, et dut abandonner à son adversaire la mer et la terre. Tout de suite, et sans perdre un instant, on marche vers la Syrie. La flotte royale était sous les ordres de Polyxénide et d'Hannibal, - car le roi ne pouvait même pas être spectateur d'un combat. Emilius Régillus, notre général, avec l'aide des marins rhodiens, la détruit entièrement. Qu'Athènes ne soit pas si fière : nous avons vaincu Xerxès dans Antiochus, avec Emilius nous avons égalé Thémistocle, Ephèse peut remplacer Salamine.
Le consul Scipion, que son frère, le célèbre Africain, naguère vainqueur de Carthage, avait voulu accompagner en qualité de lieutenant, reçoit alors la mission d'en finir avec le roi. Déjà Antiochus nous avait abandonné toute la mer, mais nous ne voulons pas nous arrêter là. Scipion campe près du Méandre et du Mont Sipyle. Le roi s'y trouvait déjà et ses forces et celles de ses alliés étaient prodigieuses. Il disposait de trois cent mille fantassins et d'un nombre proportionné de cavaliers et de chars armés de faux. En outre, des éléphants d'une taille gigantesque, tout brillants d'or, de pourpre, d'argent et de l'ivoire de leurs défenses, couvraient comme d'un rempart les deux ailes de son armée. Mais toutes ces troupes étaient embarrassées par leur propre nombre ; de plus, une pluie survenue tout à coup avait, par une chance extraordinaire, détérioré les arcs des Perses. Ce fut d'abord le désordre dans les rangs de l'ennemi, puis la fuite, et pour nous le triomphe. On accorda au roi vaincu et suppliant la paix et une partie de son royaume ; on le fit d'autant plus volontiers qu'il s'était laissé vaincre plus facilement.

IX. - GUERRE D'ÉTOLIE

À la guerre de Syrie succéda nécessairement celle d'Etolie. Antiochus vaincu, Rome poursuivait ceux qui avaient allumé la guerre d'Asie. Fulvius Nobilior fut donc chargé de nous venger. Immédiatement, il attaque avec ses machines les remparts d'Ambracie, la capitale du pays, et l'ancienne résidence de Pyrrhus. La ville se rendit aussitôt. Les Athéniens et les Rhodiens joignirent leurs prières à celles des Étoliens, et nous n'avions pas oublié que ce peuple avait été notre allié, nous décidâmes de lui pardonner. La guerre s'étendit cependant plus loin dans les pays voisins, sur tout le territoire de Céphallénie et de Zacynthe, et sur toutes les îles de cette mer, entre les monts Cerauniens et le cap Malée. Ce fut un complément de la guerre d'Etolie.

X. - GUERRE D'ISTRIE

Après les Etoliens, ce fut le tour des Istriens, qui les avaient aidés dans la guerre précédente. Les premiers combats furent favorables aux ennemis, mais ces succès furent la cause de leur perte. Ayant pris le camp de Cnéus Manlius, ils se jetèrent sur un riche butin. La plupart d'entre eux se livraient aux festins et à la joie, et l'ivresse leur avait fait oublier la situation et l'endroit où ils se trouvaient, lorsque Appius Pulcher les attaqua et leur fit rendre avec le sang et la vie une victoire mal assurée. Aepulon lui-même, leur roi, fut jeté sur un cheval, mais il était ivre, sa tête chancelait et il perdait l'équilibre. Sa surprise ne fut pas moindre que sa douleur, lorsqu'il apprit à son réveil qu'il était prisonnier.

XI. - GUERRE CONTRE LES GALLO-GRECS

La Galatie fut entraînée, elle aussi, dans l'écroulement de la Syrie. Ses habitants avaient-ils réellement aidé Antiochus, ou Manlius Vulso, désireux de triompher imagina-t-il cette intervention ? On ne sait. Toujours est-il qu'on lui refusa le triomphe malgré sa victoire, parce qu'il ne put faire approuver le motif de cette guerre. D'ailleurs, comme son nom seul l'indique, la nation gallo-grecque est une nation mélangée et abâtardie ; les restes des Gaulois qui, sous la conduite de Brennus, avaient dévasté la Grèce, se dirigèrent vers l'Orient et s'établirent au centre de l'Asie. Mais de même que les plantes dégénèrent quand on les change de terrain, le naturel sauvage de ce peuple fut amolli par le charme voluptueux de l'Asie. Aussi suffit-il de deux batailles pour les vaincre et les mettre en fuite, bien qu'à l'arrivée de l'ennemi ils eussent abandonné leurs demeures pour se retirer sur de très hautes montagnes. Les Tolostobogiens avaient occupé l'Olympe, les Tectosages, le Magaba. Chassés à coups de frondes et de flèches, les deux peuples se rendirent et conclurent une éternelle paix. On ne les enchaîna que par une sorte de miracle, car ils cherchaient à mordre et à briser leurs chaînes, et ils se présentaient mutuellement la gorge pour s'étrangler. La femme d'Orgiagonte, leur roi, déshonorée par un centurion, accomplit une action mémorable : elle s'échappa de sa prison, fit trancher la tête du soldat, et la porta à son mari.

XII. - DEUXIEME GUERRE DE MACÉDOINE

Pendant que tant d'autres nations étaient entraînées par la chute de la Syrie, la Macédoine releva la tête. Le souvenir de son ancienne gloire excitait ce peuple si courageux, et à Philippe avait succédé son fils Persée, qui jugeait indigne de son peuple de considérer la Macédoine comme vaincue pour toujours par une seule défaite. Le soulèvement de la Macédoine fut beaucoup plus violent sous le règne de ce prince que sous celui de son père. Ils avaient, en effet, attiré les Thraces dans leur parti, et ainsi les forces des Thraces secondaient l'habileté macédonienne, tandis que la discipline macédonienne réglait la fougueuse intrépidité des Thraces. A ces avantages s'ajoutait la sagesse du roi qui, après avoir observé la configuration de son pays du haut de l'Hémus, plaça des troupes dans les lieux escarpés et entoura si bien la Macédoine d'un rempart d'armes et de fer qu'il semblait n'avoir laissé d'accès qu'à des ennemis qui viendraient du ciel. Cependant l'armée romaine, conduite par le consul Marcius Philippe, entra dans cette province. Ayant reconnu soigneusement les voies d'accès, elle franchit le marais d'Ascuris et les hauteurs de Perrhébie et pénétra dans ces contrées qui semblaient inaccessibles même aux oiseaux. Le roi se croyait en sécurité et ne craignait nullement une telle invasion. L'irruption soudaine de l'ennemi le surprit, et son épouvante fut telle qu'il fit jeter tout son argent à la mer de peur de le perdre et brûler sa flotte pour lui éviter l'incendie.
Le consul Paulus, se heurtant à des garnisons plus importantes et plus nombreuses, surprit la Macédoine par d'autres passages. L'habileté de notre général lui inspira un heureux stratagème : il menaça le pays par un côté et l'envahit soudainement par un autre. Son arrivée inspira au roi une telle frayeur qu'il n'osa plus faire la guerre en personne, et en confia la conduite à ses généraux. Vaincu en son absence, il s'enfuit sur les mers, puis dans l'île de Samothrace, croyant trouver une sauvegarde dans la sainteté bien connue du lieu, comme si des temples et des autels eussent pu protéger celui qui n'avait pu l'être ni par ses montagnes ni par ses armées. Jamais roi ne conserva plus longtemps le sentiment de sa fortune passée. Réduit à supplier, et écrivant à notre général du temple où il s'était réfugié, il signa sa lettre en ajoutant à son nom son titre de roi. Jamais aussi personne n'eut pour un souverain prisonnier plus de déférence que Paulus. Lorsque le prince ennemi parut en sa présence, il le reçut dans sa tente, l'invita à sa table et conseilla à ses enfants de redouter la toute-puissance capricieuse de la fortune.
Le triomphe sur la Macédoine fut l'un des plus beaux que célébra et que vit jamais le peuple romain : le spectacle dura trois jours. Le premier jour défilèrent les statues et les tableaux, le second, les armes et l'argent, le troisième les prisonniers et le roi lui-même, encore tout éperdu et comme frappé de stupeur par une catastrophe soudaine. Au reste, le peuple romain avait connu la joie de cette victoire bien longtemps avant de recevoir la lettre du vainqueur. Le jour même où Persée fut vaincu en Macédoine, Rome apprit la nouvelle. Deux jeunes cavaliers, avec des chevaux blancs, lavaient près du lac de Juturne la poussière et le sang dont ils étaient souillés. C'est eux qui annoncèrent notre victoire. On crut généralement que c'étaient Castor et Pollux, car ils étaient deux ; qu'ils avaient pris part au combat, car ils étaient couverts de sang, et qu'ils arrivaient de Macédoine, car ils étaient encore hors d'haleine.

XIII. - SECONDE GUERRE D'ILLYRIE

La guerre de Macédoine entraîna par contagion la guerre avec les Illyriens. Le roi Persée avait acheté leur concours militaire et les avait chargés de harceler par derrière l'armée romaine. Le préteur Anicius les soumit rapidement. La destruction de Scodra, capitale du pays, suffit pour les amener à se rendre aussitôt. Bref, cette guerre fut achevée avant que Rome sût qu'elle était entreprise.

XIV. - TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE

Par une sorte de fatalité, comme si les Carthaginois et les Macédoniens s'étaient entendus pour se faire battre encore une troisième fois, ces deux peuples reprirent en même temps les armes. Mais les Macédoniens furent les premiers à secouer le joug, et cette campagne fut un peu plus pénible que la précédente parce qu'on la jugea méprisable.

La cause de cette guerre est presque de celles dont on rougit. Un homme de la plus basse condition, Andriscus, avait pris en même temps la couronne et les armes. On ne sait s'il était libre ou esclave, mais il était certainement mercenaire. On lui donnait généralement le nom de Philippe à cause de sa ressemblance avec Philippe, fils de Persée, et non seulement il avait le physique et le nom du roi, mais il était animé d'un courage également royal. Le peuple romain méprisa d'abord ses entreprises, et, se contentant d'envoyer contre lui le préteur Juventius, il attaqua témérairement un adversaire solidement appuyé par les forces puissantes de la Macédoine et de la Thrace réunies. Rome, que n'avaient pu vaincre des rois véritables, fut ainsi vaincue par un roi imaginaire, par un roi de théâtre. Mais le consul Hétallus vengea complètement la perte du préteur et se sa légion. Il punit la Macédoine de la servitude ; quant à l'auteur de la guerre qui lui fut livré par un petit roi thrace auprès duquel il s'était réfugié, Métellus le ramena à Rome, chargé de chaînes. Dans son malheur, Andriscus obtint encore de la fortune la faveur de voir le peuple romain triompher de lui, comme d'un roi véritable.

XV. - TROISIÈME GUERRE PUNIQUE

La troisième guerre contre l'Afrique fut de courte durée - quatre ans suffirent pour l'achever - et par rapport aux précédentes, la moins pénible, car on eut à lutter moins contre les armées que contre les murs mêmes de Carthage ; mais par son résultat elle fut certainement la plus importante : Carthage, en effet, finit avec elle. Si on veut d'ailleurs déterminer l'importance relative de ces trois périodes, la première vit s'engager la guerre, la seconde la fit avancer d'une manière décisive, la troisième la termina.
Cette guerre fut provoquée par l'attitude de Carthage qui, violant les clauses du traité, avait équipé une flotte et une armée. C'était, il est vrai, pour résister aux Numides, car souvent Massinissa venait jeter l'épouvante sur son territoire. Mais ce roi était soutenu par Rome dont il était le fidèle allié. En décidant la guerre, on examina les suites à donner à notre victoire. Caton animé d'une haine implacable, proclamait qu'il fallait détruire Carthage, même quand on lui demandait son avis sur une autre question ; Scipion Nasica voulait au contraire qu'on la conservât, de peur que, délivrée de la crainte d'une ville rivale, Rome, trop heureuse, ne s'abandonnât à la mollesse. Le sénat choisit un moyen terme : Carthage changerait seulement de place. Il ne pouvait, semblait-il, y avoir rien de plus beau que de voir subsister une Carthage, qui ne serait pas à craindre.
Sous le consulat de Manilius et de Censorinus, le peuple romain attaqua donc Carthage. Rome leur ayant laissé espérer la paix, les Carthaginois livrèrent volontairement leur flotte, qui fut incendiée sous les yeux mêmes de la ville. Les principaux citoyens furent alors convoqués et reçurent l'ordre de quitter leur pays, s'ils voulaient avoir la vie sauve. Cette atroce proposition souleva leur colère, et ils aimèrent mieux s'exposer aux pires extrémités. Ce fut aussitôt dans toute la ville un deuil général ; d'une seule voix on cria aux armes, et on prit la résolution d'épuiser tous les moyens de défense. Il ne leur restait plus d'espoir, mais ils aimaient mieux voir leur patrie détruite par les mains de l'ennemi plutôt que par les leurs. On jugera de la fureur des assiégés quand on saura que pour construire une nouvelle flotte ils démolirent les toits de leurs maisons ; dans les ateliers, ils forgèrent l'or et l'argent pour remplacer l'airain et le fer ; enfin pour faire les cordages des machines de guerre, toutes les femmes donnèrent leurs cheveux.
Ensuite le consul Mancinus pressa vivement le siège par terre et par mer. Les ports furent fermés ; le premier, le second, puis le troisième mur virent leurs défenses emportées. Mais la citadelle, nommée Byrsa, constituait comme une seconde ville, qui résistait encore. Bien que la destruction de la ville fût presque achevée, cependant le nom des Scipions semblait attaché aux destins de l'Afrique. Jetant donc les yeux sur un autre Scipion, la république romaine réclamait de lui la fin de la guerre. Paul le Macédonique était son père, mais le fils du grand Africain l'avait adopté pour la gloire de sa maison, et le destin voulut que la ville qu'avait ébranlée l'aïeul fût renversée par le petit-fils.
Mais comme les morsures des animaux sont ordinairement les plus dangereuses au moment où ils vont mourir, Carthage à moitié détruite nous causa plus d'embarras que lorsqu'elle était dans toute sa force. Après avoir refoulé tous les ennemis dans la citadelle, les Romains avaient également bloqué le port du côté de la mer. Les Carthaginois creusèrent alors un deuxième port d'un autre côté de la ville. Ce n'était pas pour fuir, mais à l'endroit même par où personne ne supposait qu'il leur fût possible de passer, on vit tout à coup sortir une flotte qui semblait née comme par enchantement. Chaque jour, chaque nuit apparaissaient des môles nouveaux, de nouveaux engins, de nouvelles troupes d'hommes décidés à mourir. Ainsi d'un feu étouffé sous la cendre la flamme jaillit tout à coup. Enfin, quand il n'y eut plus d'espoir, trente-six mille hommes se rendirent, et, chose à peine croyable, Asdrubal était à leur tête. Combien plus grand fut le courage d'une femme, l'épouse du général ! Prenant dans ses bras ses deux enfants, elle se jeta du haut de sa maison au milieu de l'incendie, à l'exemple de la reine qui fonda Carthage. La durée de l'incendie, à elle seule, permet de juger de la grandeur de la ville détruite. C'est à peine si après dix-sept jours entiers on put éteindre les flammes que les ennemis avaient eux-mêmes allumées dans leurs maisons et dans leurs temples. Puisqu'ils ne pouvaient arracher leur ville aux Romains, les Carthaginois leur consumèrent leur triomphe.

XVI. - GUERRE D'ACHAïE

Comme si le cours de ce siècle eût été destiné à la destruction des villes, la ruine de Carthage fut immédiatement suivie de celle de Corinthe, la capitale de l'Achaïe, l'ornement de la Grèce, et placée comme en spectacle entre deux mers, la mer Ionienne et la mer Egée. Quelle indignité de notre part ! Cette ville fut accablée avant d'être mise régulièrement au nombre des ennemis. Critolaus fut la cause de cette guerre : ayant reçu de Rome la liberté, il s'en servit contre elle, et outragea ses ambassadeurs par des paroles, peut-être même par des violences.
Métellus, alors spécialement occupé à régler les affaires de Macédoine, fut chargé de nous venger, et ainsi commença la guerre d'Achaïe. Le consul Métellus défit d'abord l'armée de Critolaus dans les vastes plaines de l'Elide, tout le long de l'Alphée. Une seule bataille avait terminé la guerre, et déjà Corinthe même redoutait un siège. Mais, ô caprices du destin ! Métellus avait combattu, Mummius vint cueillir les fruits de la victoire. Il défit complètement l'armée de Diéus, un autre général de Corinthe, à l'entrée même de l'isthme et ensanglanta les deux ports. La ville, abandonnée par ses habitants, fut d'abord pillée, puis détruite au son de la trompette. Que de statues, d'étoffes, de tableaux furent enlevés, incendiés et dispersés ! Que de richesses livrées au pillage et aux flammes ! On s'en fera une idée, si l'on songe que tout ce qu'il y a dans l'univers de l'airain si vanté de Corinthe provient de l'incendie. Le bûcher qui consuma cette ville si opulente produisit un airain d'une qualité supérieure, formé du mélange d'un très grand nombre de statues et d'idoles, qui, fondues par le feu, coulèrent pêle-mêle en ruisseaux d'airain, d'or et d'argent.

XVII. - EXPÉDITIONS D'ESPAGNE

De même que Corinthe avait suivi Carthage, Numance suivit Corinthe. Dès lors il ne resta plus rien dans l'univers qui eût échappé à l'atteinte de nos armes. Après l'incendie de ces deux villes illustres, les hostilités s'étendirent au loin et de tous les côtés, non plus successivement, mais partout à la fois, comme si une seule guerre avait éclaté dans le monde entier. Il semblait que les flammes de ces deux villes, poussées par les vents, avaient été dispersées dans toute la terre pour y allumer la guerre.
L'Espagne n'eut jamais la pensée de se soulever tout entière contre nous, jamais elle ne se décida à opposer toutes ses forces aux nôtres, ni à nous disputer l'empire, ni à défendre ouvertement sa liberté. Sinon, protégée par le double rempart de la mer et des Pyrénées, elle eût été inaccessible grâce à sa position naturelle. Mais elle fut attaquée par les Romains avant de se connaître elle-même, et, seule de toutes nos provinces, elle ne se rendit compte de ses forces qu'après sa défaite. On s'y battit pendant près de deux cents ans, des premiers Scipions jusqu'à Auguste, non pas sans interruption ni sans relâche, mais selon que les circonstances nous y contraignaient. Tout d'abord même, ce n'est pas avec les Espagnols, mais avec les Carthaginois que nous luttâmes en Espagne. C'est ainsi que se propagea le mal et que naquit cette suite de guerres.
Les enseignes romaines franchirent pour la première fois les Pyrénées sous le commandement de Publius et de Cnéus Scipion, qui en de sanglantes batailles défirent Hannon et Asdrubal, frère d'Annibal. L'Espagne allait être emportée du premier coup, si ces deux braves généraux, au milieu même de leur victoire, n'avaient péri, victimes de la mauvaise foi punique, après avoir été victorieux sur terre et sur mer.
L'Espagne était donc comme une province nouvelle et encore entièrement indépendante, lorsque le célèbre Scipion, le futur Africain, y pénétra pour venger son père et son oncle. Il prit immédiatement Carthagène et d'autres villes, et non content d'avoir chassé les Carthaginois, il fit de l'Espagne une province tributaire de Rome ; il soumit à notre empire tous les peuples en deçà et au delà de l'Ebre, et, le premier des généraux romains, il porta nos armes victorieuses jusqu'à Gadès et aux rivages de l'Océan.
Il est plus difficile de conserver une province que de la conquérir. Aussi envoya-t-on des généraux dans les différentes parties du pays contre des peuples extrêmement farouches, jusque-là encore libres, et par suite incapables de supporter le joug ; il fallut de pénibles efforts et de sanglants combats pour leur apprendre à endurer la servitude. Caton, le censeur bien connu, brisa en quelques combats les Celtibères, le peuple le plus fort de l'Espagne. Gracchus, l'illustre père des Gracques, punit ces mêmes peuples par la destruction de cent cinquante de leurs villes. Le fameux Métellus, qui avait mérité le surnom de Macédonique, mérita aussi celui de Celtibérien à la suite de la prise mémorable de Contrébie et du pardon plus glorieux encore, qu'il accorda à Nertobrige. Lucullus dompta les Turdules et les Vaccéens ; le jeune Scipion avait déjà tué en combat singulier leur roi qui l'avait provoqué, et il avait remporté les dépouilles opimes.
Décimus Brutus, s'avançant un peu plus loin, soumit les Celtes, les Lusitaniens, tous les peuples de la Galice et la région du fleuve de l'Oubli, redouté des soldats. Il parcourut en vainqueur le rivage de l'océan et ne revint sur ses pas qu'après avoir vu le soleil se coucher dans la mer, et ses rayons disparaître sous les eaux ; ce ne fut d'ailleurs pas sans la crainte d'avoir commis un sacrilège, ni sans éprouver une religieuse horreur.
Mais toutes les difficultés de la guerre nous attendaient chez les Lusitaniens et les Numantins ; et cela s'explique, parce que seuls parmi les Espagnols ces deux peuples trouvèrent des chefs. Il en eût été de même avec tous les Celtibères, si Olyndicus, le chef de leur révolte, n'avait péri au commencement de la guerre. Cet homme qui se serait illustré par sa ruse et son audace, si le sort l'eût favorisé, agitait une lance d'argent qu'il prétendait avoir reçue du ciel, et ses allures de prophète avaient attiré à lui tous les esprits. Mais comme par une témérité bien digne de lui il s'était approché de notre camp à la tombée de la nuit, la sentinelle qui montait la garde près de la tente du consul le frappa d'un coup de javelot.
Viriathe, de son côté, releva le courage des Lusitaniens. Cet homme, dont l'adresse était remarquable, et qui de chasseur était devenu brigand, puis tout d'un coup de brigand, général et chef d'armée, aurait été le Romulus de l'Espagne, si la fortune lui avait été favorable. Non content de défendre la liberté de ses concitoyens, pendant quatorze ans il dévasta par le fer et par le feu tous les pays situés en deçà et au delà de l'Ebre et du Tage, attaqua même le camp de nos préteurs et nos garnisons, extermina presque complètement l'armée de Claudius Unimanus, et, avec les trabées et les faisceaux qu'il nous avait pris, il éleva dans ses montagnes de superbes trophées. Le consul Fabius Maximus avait enfin réussi à l'écraser, mais Popilius, son successeur, déshonora notre victoire. Impatient de mettre fin à la guerre, et bien que Viriathe fût complètement abattu et réduit à se rendre, il eut recours à la ruse, à la trahison et au poignard de ses familiers. Il accrut ainsi la gloire de son ennemi en laissant supposer qu'on ne pouvait le vaincre par d'autres moyens.

XVIII. - GUERRE DE NUMANCE

Numance, inférieure en richesses à Carthage, Capoue et Corinthe, les égalait cependant toutes les trois par la renommée et la considération que lui valait son courage, et elle était, à bien juger, le plus grand ornement de l'Espagne. Sans murailles, sans tours, située sur un tertre peu élevé aux bords d'un fleuve, avec quatre mille Celtibériens, elle résista seule pendant onze ans aux efforts de quarante mille hommes ; et non seulement elle leur résista, mais elle leur porta plus d'une fois des coups terribles et leur imposa des traités déshonorants. Enfin, comme on la jugeait invincible, il fallut avoir recours à celui qui avait détruit Carthage.
Jamais, à dire vrai, motif de guerre ne fut plus injuste. Les Numantins avaient accueilli les habitants de Ségida, leurs alliés et leurs parents, qui avaient échappé aux Romains, et ils avaient vainement intercédé en leur faveur. Bien qu'ils n'eussent pris part à aucune guerre, les Romains leur ordonnèrent de déposer les armes ; leur alliance était à ce prix. Les barbares accueillirent cette proposition comme si on voulait leur couper les mains. Et tout de suite, sous la conduite d'un chef intrépide nommé Mégaravicus, ils prirent les armes. Ils attaquèrent Pompée, mais aimèrent mieux traiter avec lui alors qu'ils auraient pu l'écraser. Ils attaquèrent ensuite Hostilius Mancinus, à qui ils infligèrent également de si nombreuses défaites que personne, dans son armée, ne pouvait supporter les regards ou la voix d'un Numantin. Cependant, cette fois encore ils aimèrent mieux traiter et se contentèrent de prendre leurs armes à des troupes qu'ils auraient pu exterminer.
Mais le traité de Numance, tout autant que celui des Fourches Caudines, couvrait d'opprobre et de honte le peuple romain, qui effaça la souillure de ce dernier affront en livrant Mancinus aux ennemis. Puis, confiant une armée à Scipion, que l'incendie de Carthage avait entraîné pour la destruction des villes, il fit enfin éclater sa vengeance. Mais Scipion eut alors à soutenir de plus rudes combats dans son camp que dans la plaine et avec nos soldats qu'avec les Numantins. Il accabla ses hommes de travaux continuels, excessifs et surtout serviles ; il les obligea à porter une plus lourde charge de pieux, puisqu'ils ne savaient pas porter leurs armes, et à se salir de boue, puisqu'ils ne voulaient pas se salir de sang. En outre, il fit disparaître les courtisanes, les valets d'armée et tous les bagages qui n'étaient pas indispensables. Tant vaut le général, tant vaut l'armée, on a raison de le dire. La discipline rétablie, il engagea la bataille, et il arriva ce qu'on n'avait jamais espéré voir : on vit fuir les Numantins...
Ils étaient même disposés à se rendre si on leur avait imposé des conditions acceptables pour des hommes. Mais Scipion voulait une victoire véritable et sans réserve. Réduits à la dernière extrémité, ils décidèrent d'abord de courir au combat pour y trouver la mort. Auparavant dans une sorte de repas funèbre, ils s'étaient gorgés de viande à demi crue et de célia : ainsi nomment-ils une boisson indigène tirée du froment. Mais notre général devina leur intention et refusa le combat à des gens qui voulaient mourir. Il entoura la ville d'un fossé, d'une palissade et de quatre camps. Les habitants, accablés par la famine, supplièrent alors notre général de leur accorder la bataille et la mort qui convient à des guerriers. N'ayant pas obtenu cette satisfaction, ils résolurent de faire une sortie. Un très grand nombre périrent ainsi dans la mêlée ; les survivants, torturés par la faim, se nourrirent quelque temps de leurs cadavres. Enfin ils prirent le parti de s'enfuir ; mais leurs femmes leur enlevèrent cette dernière ressource en coupant les sangles de leurs chevaux : ce fut un crime odieux, commis par amour. Renonçant alors à tout espoir d'échapper, ils s'abandonnèrent aux derniers excès de la rage et de la fureur, et finalement sous la conduite de Rhécogène, ils se détruisirent eux, les leurs et leur patrie, par le fer, le poison et l'incendie qu'ils avaient allumé partout.
Gloire à cette cité si vaillante, et, à mon avis, si heureuse dans son malheur même ! Elle défendit loyalement ses alliés ; avec ses seules ressources elle résista si longtemps à un peuple soutenu par les forces de l'univers. Enfin, abattue par le plus grand des généraux, elle ne laissa dans sa chute aucun sujet de joie à l'ennemi. Pas un seul Numantin ne put être emmené chargé de chaînes. Il n'y eut pas de butin, car ils étaient très pauvres, et ils brûlèrent eux-mêmes leurs armes. Rome ne triompha que d'un nom.

XIX. - CONCLUSION

Jusqu'ici le peuple romain s'est montré noble, glorieux pieux, intègre et magnifique. Le siècle qui reste à parcourir offre un spectacle aussi imposant, mais aussi plus de troubles et de hontes, car les vices se développent en même temps que la grandeur de l'empire. Si l'on fait deux parts de son troisième âge que nous avons évalué à deux cents ans et pendant lequel il fit la guerre au delà des mers, les cent premières années qu'il employa à dompter l'Afrique, la Macédoine, la Sicile, l'Espagne mériteraient à juste titre le nom de siècle d'or pour parler comme les poètes ; les cent années suivantes seraient véritablement l'âge de fer et de sang et même quelque chose de plus cruel encore. Aux guerres contre Jugurtha, contre les Cimbres, contre Mithridate, contre les Parthes contre les pirates, aux guerres contre les Gaulois et les Germains, qui élevèrent sa gloire jusqu'aux astres, se mêlèrent les assassinats des Gracques et de Drusus, puis la guerre des esclaves, et pour comble de honte, celle des gladiateurs. Enfin il tourna ses armes contre lui-même, et par les mains de Marius et de Sylla, et plus récemment par celles de Pompée et de César, comme s'il était pris d'un accès de rage furieuse, il commit le sacrilège de se déchirer lui-même.
Bien que tous ces événements soient liés et confondus cependant, pour leur donner plus de clarté et pour que les crimes n'obscurcissent par les vertus, nous les exposerons séparément, et, suivant le plan indiqué, nous commencerons par les guerres justes et légitimes entreprises contre les nations étrangères. Ainsi on verra clairement la grandeur de l'empire s'accroître de jour en jour ; puis nous reviendrons aux luttes criminelles entre citoyens, guerres infâmes et sacrilèges.