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ÉLISÉE
 

HISTOIRE DE VARTAN ET DE LA GUERRE DES ARMÉNIENS

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

ELISEE

INTRODUCTION.

Elisée appartient à la classe des seconds traducteurs. On ignore le lieu et la date de sa naissance; toutefois les biographes rapportent que, dans sa jeunesse, il fit partie des milices à la tête desquelles Vartan le Mamigonien lutta si vaillamment contre les Perses, et qu’il put voir par lui-même une foule d’événements qu’il a racontés dans son Histoire. Selon d’autres écrivains, Elisée aurait été le secrétaire de Vartan, et il paraît même que des liens de parenté l’unissaient au défenseur de l’indépendance nationale. Tous les historiens s’accordent à donner à Elisée le titre de vartabed ou docteur; et quelques-uns même prétendent qu’il exerça les fonctions épiscopales dans la satrapie des Amadouni, et que c’est lui qui est mentionné dans la liste des évêques assemblés à Aschdischad. Elisée, qui avait assisté aux événements qui signalèrent le grand soulèvement national de l’Arménie, pendant le cinquième siècle, ne put voir sans un profond sentiment de tristesse les malheurs sans nombre qui désolaient sa patrie. Après avoir payé de sa personne dans les combats, et servi avec loyauté le généralissime Vartan, il résolut de renoncer au monde et d’embrasser la vie cénobitique. Fuyant tout ce qui pouvait rappeler à son souvenir les hommes et les événements de son temps, il se retira dans la solitude, afin d’y terminer ses jours, et choisit pour le lieu de sa retraite une caverne creusée dam les flancs de la montagne de Mog, et qui s’appela, de son nom, la caverne d’Elisée.

Là, se nourrissant d’herbes et de racines, se mortifiant par l’austérité et la prière, il fuyait la société des hommes et attendait dans le calme et le silence l’heure de la délivrance.

Cependant des bergers, qui fréquentaient la montagne où Élisée s’était réfugié, découvrirent par hasard le lieu de sa retraite. Ils furent frappés d’admiration en apercevant le solitaire qui, depuis plusieurs années, ne vivait que de privations et montrait l’exemple de la plus grande vertu. Les bergers, malgré les supplications d’Elisée, répandirent bientôt dans tous les cantons d’alentour le bruit de l’existence du saint ermite, qui, pour éviter les ovations dont il était l’objet, quitta secrètement sa retraite, et vint chercher une autre solitude dans le canton des Reschdouni. « Là, il se livra de nouveau au jeûne, aux mortifications, à la prière, en fuyant, comme dit un de ses biographes, les flots de la mer pour s’abriter dans le désert comme dans un port. » La caverne qu’il avait choisie pour demeure était située prés du lac, et elle fut également désignée, comme la précédente, sous le nom de « caverne d’Élisée ».

Peu de temps après son arrivée dans cette nouvelle solitude, Elisée, dont la vie avait été abrégée par des fatigues de tout genre, mourut.[1] Des gens qui passaient par hasard près de l’endroit où le corps inanimé d’Elisée reposait sans sépulture le découvrirent, et une apparition leur révéla que ce cadavre était celui du saint ermite. Le bruit de cette découverte se répandit bientôt dans tous les pays environnants. On éleva un tombeau près de la caverne, et on y plaça le corps d’Elisée. Beaucoup de guérisons s’opérèrent en ce lieu, et on accourait de tous côtés en pèlerinage au tombeau du serviteur de Dieu.

Dès que le prince de Mog eut appris que le corps d’Elisée avait été trouvé dans le pays des Reschdouni, il se rendit en pèlerinage à l’endroit où s’élevait son tombeau, et fit halte auprès de la caverne. Puis, s’étant emparé en cachette de la tête et d’une des mains du saint docteur, il regagna sans plus tarder ses domaines, afin d’échapper aux représailles du prince des Reschdouni et des fidèles qui habitaient ce pays. Dès que le bruit de cette profanation se répandit dans la contrée, une grande clameur s’éleva parmi le peuple; mais on parvint à apaiser le ressentiment des fidèles. Le prince de Mog, afin de calmer celui des Reschdouni, fit construire une chapelle près de la caverne qui avait servi de première retraite à Elisée, et là il enferma les reliques qu’il avait dérobées. Cet endroit devint aussi un lien de pèlerinage très-fréquenté par les fidèles qui accouraient en foule pour y chercher la guérison de leurs maladies, surtout à l’époque de l’anniversaire de la mort d’Elisée, qui fut érigée en fête solennelle.

Si les renseignements que les biographes nous ont transmis sur la vie d’Elisée sont peu étendus, nous avons en revanche des ouvrages en grand nombre qui sont sortis de la plume du saint ermite. A part son Histoire qui est l’œuvre capitale de cet illustre docteur, d’autres écrits, également importants, sont parvenus jusqu’à nous. Celui que les Arméniens considèrent à juste titre comme une œuvre des plus remarquables, tant sous le rapport du style que des pensées, est le Discours adressé aux solitaires. Elisée avait écrit ce livre en vue d’exhorter ceux de ses compagnons d’étude qui avaient embrassé la vie cénobitique à imiter l’exemple des premiers anachorètes et à chercher à atteindre leur perfection. Il les encourageait à se consoler des malheurs qui avaient désolé la patrie, en se livrant avec ardeur à la prière pour obtenir dans une vie meilleure le soulagement des peines qu’ils avaient endurées ici-bas. Un autre ouvrage, mais qui semble avoir été composé par Elisée avant le Discours adressé aux solitaires a, pour titre « Commentaires sur la Genèse et les livres de Josué et des Juges ». Le style est moins châtié et indique qu’il fut écrit à une époque où l’auteur n’avait pas encore acquis ce talent remarquable qu’on se plaît à admirer dans le « Discours adresse aux solitaires ». Élisée composa aussi une « Explication de l’oraison dominicale », quelques homélies et des prières. Plusieurs critiques semblent douter de l’authenticité de ces derniers écrits; cependant des historiens nationaux en font mention, et Guiragos lui-même a donné l’indication précise de plusieurs des livres que composa Elisée. Enfin, on sait encore qu’Elisée avait écrit des « Commentaires sur la création » qui sont aujourd’hui perdus, et dont Vartan a cité des passages dans un ouvrage qui porte le même titre.

L’Histoire des Vartaniens d’Elisée devait, à ce qu’il nous apprend lui-même dans son introduction, se composer primitivement de sept livres. Cependant il ajouta un assez long supplément, pour compléter l’histoire des événements qui suivirent la mémorable résistance que le peuple arménien opposa au despotisme brutal des Perses. Quelques critiques sont d’avis que le supplément de l’Histoire d’Elisée est l’œuvre d’un continuateur anonyme, et ils s’appuient sur un passage de Thomas Ardzrouni qui considère l’ouvrage de l’annaliste des Vartaniens comme ayant subi des remaniements et éprouvé des suppressions. Cette raison n’est pas suffisante, selon nous, pour rejeter, parmi les écrits apocryphes, les additions à l’Histoire des Vartaniens et bien que Thomas s’étonne de ne pas rencontrer dans cet ouvrage le récit du martyre de Vahan Ardzrouni qui devait en effet y trouver place, cet historien se charge lui-même de nous en donner la raison: « Au temps de Firouz, roi des Perses, l’hérétique nestorien Barsouma vint dans le pays de Mog afin d’y propager son hérésie, et, comme en ce moment Élisée résidait dans ce canton, Barsouma lui demanda son livre d’Histoire et en obtint communication. Le prince des Ardzrouni, Nerschapouh, qui s’était retiré dans la forteresse de Dmoris, ayant appris la venue de Barsouma sur les terres de son domaine, donna l’ordre de le menacer de punitions terribles et de l’exiler, s’il ne se conformait point à ses ordres. Alors Barsouma, par esprit de vengeance, effaça toutes les mentions relatives à la maison des Ardzrouni qui se trouvaient dans le livre d’Elisée, y compris le martyre de Vahan Ardzrouni. Elisée, qui s’était retiré sur les bords du lac du canton des Reschdouni, n’eut pas le temps de revoir son Histoire, car presque aussitôt il mourut. C’est pour cela, à ce que dit Thomas Ardzrouni, que le saint docteur laissa son livre inachevé.

L’Histoire d’Élisée a été publiée à différentes reprises. Abraham d’Edchmiadzin donna, en 1764, à Constantinople, une édition de ce livre qui est considérée comme la première. Depuis, en 1823, on a réimprimé dans la même ville une nouvelle édition; mais ces deux textes sont fort incorrects. Je ne saurais rien dire d’une autre édition du même ouvrage, imprimée à Nakhitchévan en 1787, et que je trouve citée dans le Catalogue de la littérature arménienne rédigé par M. Patkanian. L’archevêque Joseph Argoutiantz (Argoutinsky) réimprima en 1787, à Saint-Pétersbourg, l’Histoire d’Élisée. Cette édition est fort rare et il m’est impossible de dire si elle est préférable aux précédentes. Les Mékhitaristes de Venise ont, de leur côté, publié de nombreuses éditions de l’Histoire d’Élisée. Ainsi, la première édition qui parut à Saint-Lazare, en 1825, offre déjà un texte pur, bien que des améliorations très-sensibles aient été introduites dans les éditions postérieures, et notamment dans celle de 1864. En 1861, M. Khorène Calfa a donné une édition de l’Histoire d’Élisée, à Théodosie de Crimée (Caffa), d’après le célèbre manuscrit des Antzévatzi. Cette édition est curieuse à cause des variantes qu’elle renferme et que les autres éditions ne donnent pas. Enfin, une édition de l’Histoire des Vartaniens a été imprimée en 1865, au couvent de Saint-Jacques à Jérusalem, par les soins du patriarche Esaïe. Cette édition fait partie d’une Collection d’auteurs choisis que ce savant prélat se propose de publier, en mettant à profit les précieux manuscrits conservés dans la bibliothèque de son monastère patriarcal.

L’Histoire d’Elisée a été traduite en plusieurs langues européennes. La première traduction est en anglais; elle fut donnée à Londres, en 1830, par M. Neumann, aux frais du Comité des traductions. L’abbé Cappelletti a publié à Venise, en 1840, une excellente version italienne de l’Histoire d’Elisée. Le P. Garabed Kabaradji, pendant le long séjour qu’il fit à Paris, traduisit le même ouvrage en français; mais cette version est très infidèle et doit être plutôt considérée comme une paraphrase que comme une traduction. M. Pierre Chancheïef, Arménien de Tiflis, a publié dans cette ville, en 1853, une traduction russe du livre d’Elisée qui est assez estimée. Enfin, on a édité à Moscou, en 1863, une traduction en arménien vulgaire de la même Histoire, qui est plus intelligible à la lecture que le texte original d’Elisée écrit, comme on le sait, dans le style classique le plus pur.

Telles sont, à ma connaissance, les éditions et les traductions de l’Histoire des Vartaniens, ouvrage remarquable au point de vue littéraire, et précieux surtout à cause des données qu’il nous fournit sur les événements accomplis en Arménie au milieu du cinquième siècle, et sur quelques particularités de la religion de Zoroastre, qui ne se rencontrent point dans le chapitre II du livre d’Eznig. Comme œuvre littéraire, l’Histoire d’Elisée est considérée à juste titre, par les Arméniens, comme un des morceaux les plus brillants de leur littérature classique. En effet, bien que l’annaliste des Vartaniens fasse partie de la classe des traducteurs, cependant il a su résister, plus qu’aucun autre de ses compagnons d’étude, à l’introduction de l’hellénisme dans le langage national. Il est fort rare de rencontrer dans les différents ouvrages d’Elisée des mots grecs, et on reconnaît bien vite, en lisant son histoire, qu’il fut un des savants opposés à l’influence que l’hellénisme exerça au cinquième siècle sur la langue nationale. Malheureusement, son exemple ne fut point imité. L’Histoire d’Elisée nous offre un magnifique spécimen du langage arménien exempt d’influences étrangères; c’est comme un écho sonore de l’idiome national, exhalant ses derniers soupirs avec cette pureté de style et cette richesse de pensées et d’expressions que nous admirons dans les versions des premiers traducteurs.


 

HISTOIRE DE VARTAN ET DE LA GUERRE DES ARMÉNIENS.[2]

[ÉCRITE] A LA DEMANDE DE DAVID MAMIGONIEN.

 

 

J'ai terminé l'ouvrage que tu m'as commandé d'écrire. Tu m'as ordonné de raconter les guerres des Arméniens, dans lesquelles le plus grand nombre combattit vaillamment. Je les ai écrites en sept chapitres: le premier traite des époques; le deuxième, des faits accomplis par le prince de l'Orient[3]; le troisième, de l'union du clergé; le quatrième, de la défection de ceux qui se séparèrent de l'Eglise; le cinquième, de l'invasion des Orientaux; le sixième, des prouesses des Arméniens dans les combats; le septième, de la longue durée de cette lutte désastreuse.

Dans ces sept chapitres, j'ai disposé et consigné avec des détails circonstanciés l'origine, la marche et la fin des événements, pour que, par une lecture assidue, tu connaisses les actes d'héroïsme des braves et la faiblesse des lâches, non point tant pour satisfaire le désir d'une âme avide de s'instruire des choses terrestres, que pour méditer sur les vues de la céleste providence qui, dans sa prescience, fait à chacun une égale compensation d'avantages et de revers, et se manifeste visiblement, pour faire comprendre l'éternité.

Mais toi qui es profondément versé dans la connaissance des choses divines, pourquoi demandes-tu, plutôt que de te laisser demander des choses meilleures[4]? Toutefois, et autant que nous pouvons le comprendre, nous et tous ceux qui se sont occupés de la science, c'est de ta part une preuve d'amour céleste et non point le mobile d'une ambition terrestre, comme l'ont dit aussi quelques historiens illustres.

La concorde engendre le bien; la discorde, le mal. C’est pourquoi nous aussi, en réfléchissant à la sainte charité de ton commandement, nous ne nous sommes point découragé, malgré notre ignorance. Quoi qu'il en soit, il est certain que la sainteté est un secours pour la faiblesse, comme la prière vient en aide à la science, et le saint amour, au bien public.

Cet ordre nous étant imposé par toi, nous nous résignons de bon gré, pour la consolation des fidèles, pour le zèle de ceux qui espèrent et pour l'encouragement des braves qui marchèrent courageusement à la mort en voyant devant eux Celui qui commande la victoire, qui ne se réjouit pas, comme un ennemi, de la défaite des autres, mais qui leur enseigne son invincible vertu. Quiconque le désire est admis par lui comme un valeureux champion, et, puisque le nom de cet héroïsme se multiplie, il a distribué à chacun de nombreuses grâces; et nous savons que la plus grande est le saint amour qui réside dans un cœur sincère.

Cette simplicité porte en elle une ressemblance avec la simplicité suprême, et, la découvrant en toi, nous avons oublié notre misère. Nous voici prenant avec toi notre essor, comme les oiseaux qui planent au-dessus de l’atmosphère orageuse, et, nous nourrissant de l'air céleste et incorruptible, nous acquérons la science, en vue du salut des âmes et de la gloire de l'Eglise toujours victorieuse. C'est ainsi que beaucoup de saints ministres remplissent leur ministère avec félicité, pour la gloire du Père de tous, en bénissant la sainte Trinité qui tressaille d'allégresse dans sa glorieuse essence.

Puisque nous avons reçu la tâche honorable que nous a imposée ton esprit bienveillant, nous débutons par où il est utile de commencer, bien qu'il nous soit pénible de retracer les malheurs de notre nation. C'est donc contre notre gré et avec des larmes amères que nous raconterons les tribulations sans nombre qui nous ont frappés, puisque nous en avons été les témoins oculaires.


 

CHAPITRE PREMIER

Les époques

Lors de l'extinction de la race des Arsacides,[5] la famille de Sassan le Perse s'empara de l'Arménie. Ce prince étendait son pouvoir avec la loi des mages et il avait guerroyé à différentes reprises contre ceux qui ne se soumettaient pas à leurs doctrines. Il commença ses attaques au temps du roi Arsace [III], fils de Diran [II], petit-fils de Tiridate,[6] et il combattit jusqu'à la sixième année du règne d'Ardaschès [IV], fils de Vramschapouh (Sdahr Schabouh).[7] Lorsqu'il eut renversé ce prince, le pouvoir passa aux mains des satrapes arméniens, et, bien que les impôts du pays fussent envoyés au trésor de la Perse, cependant toute la cavalerie arménienne était placée, durant la guerre, sous le commandement des satrapes. C’est pourquoi le culte divin, levant librement la tête, brilla en Arménie depuis le règne du roi des rois Sapor [Schabouh] jusqu'à la seconde année du règne d'Iezdedjerd [II], (Azguerd) roi des rois, fils de Bahram [V] (Vram).[8] Satan le choisit pour son instrument; par lui il lança tout son fiel, et il le remplit de son venin comme un vase bien choisi. Le roi commença à menacer avec colère, et, en rugissant, souleva la poussière aux quatre coins du monde; il regarda comme ses ennemis et ses adversaires ceux qui croyaient dans le Christ, et, rempli de fureur, la paix troublait son repos. Se plaisant au sein de la discorde et plein d’ardeur pour répandre le sang, il cherchait sur qui épancher l’amertume de son venin et choisissait la contrée où il pourrait décocher la multitude de ses flèches. Pour comble de démence et semblable à un animal féroce, il fondit sur le pays des Grecs[9] et s'avança jusqu'à la ville de Medzpin (Nisibe), et dévasta, en les saccageant, plusieurs villes appartenant aux Romains. Il incendia toutes les églises, enleva du butin et des esclaves et jeta l'épouvante parmi toutes les troupes de la province.

Cependant le bienheureux empereur Théodose, qui était ami de la paix dans le Christ, ne voulut pas lui opposer de résistance.[10] Il lui envoya des sommes d'argent considérables par un personnage appelé Anatole (Anadol), qui était son général en Orient.[11] Celui-ci arrêta la marche des Perses qui avaient envahi et s’étaient emparés de la ville impériale et remit les trésors entre les mains du roi; il se conforma à toutes ses exigences et apaisa ainsi son implacable colère;[12] ensuite le roi rentra dans sa ville de Ctésiphon (Dizpon).[13]

Lorsque ce prince indigne vit les progrès de son iniquité, il voulut l'accroître par un autre moyen, comme lorsqu'on jette du bois sur du feu. Partout où se portaient ses soupçons, il dirigeait ses coups. Il détourna beaucoup de chrétiens de la sainte religion, les uns par des paroles menaçantes, les autres par la prison et les tortures. Il en condamna plusieurs à subir une mort affreuse, et tous furent ignominieusement persécutés.[14] Cependant lorsqu’on vit qu'ils s'étaient dispersés de tous côtés, il manda auprès de lui ses conseillers.[15] Ceux-ci étaient attachés à l'idolâtrie par des liens indissolubles; ils brûlaient d'ardeur comme une fournaise et voulaient réduire en cendre la foi de la sainte Eglise.

Ils étaient plongés dans d'horribles ténèbres et leur esprit assoupi dans leur corps ressemblait à un être. vivant enfermé dans le sépulcre, sans qu'aucun rayon de la sainte lumière du Christ vînt les éclairer. Ainsi, au moment d'expirer, les ours combattent avec rage, et les sages, en les évitant, s'enfuient, de même la domination de ces hommes cesse; quand ils sont vaincus, ils ne le sentent pas; et quand ils sont vainqueurs, ils ne le comprennent pas. Lorsqu'ils n'ont pas d'ennemi étranger, ils se battent et se font la guerre à eux-mêmes. C'est à eux que le prophète s'adresse: « L'homme affamé se traîne et dévore la moitié de lui-même ». Le Seigneur a dit aussi: « Toute maison et tout royaume divisés contre eux-mêmes ne peuvent subsister. »

Mais pourquoi tant de peines? Pourquoi ces combats? Pourquoi ce courroux et ces flammes qui te consument? Pour appeler au conseil ceux qui ont égaré ton esprit, ont changé l'incorruptible en corruption et entraînent ton corps que la mort corrompra, comme un cadavre que l'on rejette loin de soi? Tu le veux ainsi pour dissimuler tes iniquités; mais quand tes forfaits seront dévoilés, tu verras quel en sera le dénouement.

Les mages[16] dirent: « O roi valeureux ! les dieux t'ont donné la puissance et la victoire; ils n'ont pas besoin en retour des hommages terrestres; ils exigent seulement que tu réunisses sous une seule loi tous les peuples qui vivent dans ton empire. La contrée des Grecs elle-même se soumettra à tes lois. C'est pourquoi, ô roi, exécute promptement ton projet. Lève des troupes, rassemble des soldats, marche sur le pays des Kouschans, réunis tous les peuples, et établis-toi au delà des portes.[17] Quand ils seront tous retenus et confinés dans des contrées reculées et inhospitalières, tes projets et ta volonté seront accomplis, et, comme nous l'apprend notre religion, tu domineras aussi sur le pays des Kouschans et les Grecs ne se révolteront plus contre ta puissance. Mais surtout anéantis la secte des chrétiens. »

Cet avis plut au roi et aux grands qui partageaient cette manière de voir. Il rédigea un décret et envoya des courriers dans toutes les contrées de son empire. Ce décret était conçu en ces termes:

« A toutes les nations de mon empire, aux Arik et aux Anarik, salut et bienveillance de notre part. Soyez heureux, car nous le sommes aussi avec l'aide des Dieux.

« Sans rien exiger de vous, nous sommes allé envahir le territoire des Grecs, et là, sans tirer l'épée, mais par l'amour et la clémence, nous avons soumis tout le pays à notre autorité. Vous, soyez heureux et dans l'allégresse, et exécutez promptement ce que nous vous ordonnons. Nous avons conçu le projet formel de nous rendre dans les contrées de l'Orient, et de reconquérir, avec l'aide des dieux, l'empire des Kouschans. Dès que vous aurez reçu ce décret, réunissez sans retard la cavalerie et venez me rejoindre dans la province d'Abar.[18] »

Cet édit fut promulgué[19] dans les pays des Arméniens, des Ibères (Virk), des Aghouank, des Lephin, des Dzotek,[20] des Gortouk, des Aghdznik et dans beaucoup d'autres régions éloignées, qui anciennement n'étaient pas tenues de se rendre dans cette contrée. Dans la Grande-Arménie, on fit une levée de nobles et de fils de nobles, d'hommes libres et de personnes de sang royal, on en fit également chez les Ibères, les Aghouank, les Lephin, dans toutes les autres régions méridionales voisines du pays des Dadjik (Dadjgasdan) et du pays des Romains, des Gortouk, des Goths (Ket), des Dzotek et des Arznarz, qui tous étaient fidèles à la seule Eglise catholique et apostolique.

C'est alors qu'en pleine sécurité, ignorant les intentions perfides du roi, ces peuples se rendirent promptement à son appel et quittèrent leurs territoires avec une grande joie et avec des sentiments de fidélité pour le souverain, en maintenant avec une ardeur infatigable leur valeur militaire. Ils apportèrent avec eux les Livres-Saints et se firent accompagner par beaucoup de religieux et des prêtres, après avoir réglé les affaires du pays, sans compter sur la vie; mais, en attendant la mort, ils recommandaient tour à tour [à Dieu] leur âme et leur corps. Mais bien que les projets du roi ne leur fussent point connus, tous concevaient des soupçons, surtout lorsqu'ils virent la puissance des Grecs abattue devant lui; alors ils s'affligèrent intérieurement et furent saisis de découragement.

Cependant, comme ils étaient fidèles observateurs de la sainte loi de Dieu, ils se souvinrent des paroles de Paul: « Serviteurs, obéissez à vos maîtres temporels, non pas faussement et en apparence, mais de bon cœur, comme si vous serviez Dieu et non un homme, car c'est le Seigneur qui vous récompensera de votre labeur. » Alors avec une grande docilité, ils sortirent de leur pays et, s'étant recommandés au Saint-Esprit, ils se rendirent auprès du roi, accomplissant exactement ses ordres et faisant tout selon sa volonté. Mais le roi commença à mettre à exécution les avis que lui avaient suggérés les complices de sa cruauté.

Voyant l'organisation et la multitude de barbares qui étaient venus volontairement pour renforcer son armée, le roi se montra très satisfait en présence des grands et de tous ses soldats. Au dehors, il cachait ses perfides projets, et, malgré lui, il les comblait de présents. Tout à coup il fit irruption sur les terres du pays des Huns[21] qui s'appelaient aussi Kouschans, et guerroya contre eux pendant deux ans sans réussir à les soumettre. Après cela il renvoya les troupes et en convoqua d'autres pour continuer la campagne. De cette manière, d'une année à l'autre, il établit cette coutume, et il fit bâtir une ville pour y établir sa résidence, depuis la quatrième année de son avènement jusqu'à la onzième de son règne.

Quand le roi vit que les Grecs tenaient l'alliance qu'ils avaient faite avec lui et que les Khaïlentourk[22] ne faisaient plus d'invasion par le défilé de Djor, que leur pays jouissait d'une paix profonde et qu'en outre il avait réduit à l'extrémité le roi des Huns, en dévastant beaucoup de ses domaines,[23] tandis que sa puissance avait prospéré d'autant, il en donna avis à tous les temples du feu (adrouschan)[24] de son empire. Il fit immoler au feu des taureaux blancs et des boucs à l'épaisse toison, et rendit plus fréquents les sacrifices de l'abomination. Il conféra des dignités et des couronnes aux mages et aux chefs des mages, et ordonna qu'on confisquât aussi les richesses et les biens des chrétiens qui se trouvaient dans le royaume de Perse.

De cette manière, le roi s'enorgueillit et s'en imposa tant à lui-même, en se croyant un être supérieur à la nature humaine, non seulement à cause de ses victoires sur la terre, mais encore parce qu'il s'imaginait qu’il était un être supérieur dans l’ordre surnaturel. Aussi il dissimulait hypocritement ses prétentions orgueilleuses; mais, en présence des sages, il se rangeait parmi les dieux. Il se mettait en fureur contre le nom du Christ, lorsqu'il entendait qu'il avait souffert, qu'il avait été crucifié, qu'il était mort et avait été enseveli.

Dans son délire, il en parlait chaque jour de ces choses, lorsqu'un des plus jeunes parmi les satrapes arméniens lui dit: « O roi valeureux, d'où as-tu appris ces détails sur le Seigneur? » Le roi lui répliqua en disant: « On m'a lu les livres de votre secte. » Le jeune homme reprit alors: « Pourquoi, Sire, n'as-tu fait lire que jusqu'à cet endroit? Fais poursuivre ta lecture et tu apprendras sa Résurrection, son apparition à beaucoup de personnes, son Ascension au ciel, où il est assis à la droite du Père; la promesse d'une seconde apparition en vue d'opérer pour tous une résurrection miraculeuse et la rétribution définitive de son arrêt équitable. » Quand le roi entendit ces paroles, il se prit à rire aux éclats, et dit: « Tout cela est mensonge !» Le champion du Christ répondit: « Si les souffrances corporelles te semblent croyables, crois encore davantage à sa seconde et redoutable apparition. »

Là-dessus le roi s'enflamma de colère comme le feu de la fournaise de Babylone; et ceux qui l'entouraient, ainsi que les Chaldéens furent exaspérés. Le roi fit tomber sa colère sur le bienheureux jeune homme, qui se nommait Karékin. On lui lia les pieds et les mains, on lui fit endurer pendant deux ans de cruels supplices, et, après lui avoir enlevé sa dignité, on le livra à la mort.[25]


 

CHAPITRE DEUXIÈME

 Des faits accomplis par le prince de l’Orient.[26]

Ceux qui montrent du refroidissement pour les vertus célestes ont un caractère pusillanime; ils tremblent de tout, ils se troublent pour les plus petites choses, ils tournent à tous les vents; leur vie passe comme un songe, et, au moment de la mort, ils prennent le chemin de l'irréparable perdition. Comme il a été dit autrefois: « La mort qu'on ne comprend pas est bien la mort; mais la mort, qu'on comprend, c'est l'immortalité. Celui-là craint la mort qui ne la connaît pas, mais celui qui la connaît, ne la craint pas ».

Tous les maux sont entrés dans l'esprit de l'homme par l'ignorance. L'aveugle est privé des rayons du soleil et l'ignorant est privé de la vie parfaite. Il est préférable d'être privé de la vue que de la lumière de l'intelligence. Comme l'esprit est supérieur au corps, la vie de l'esprit est aussi supérieure à celle du corps. Si quelqu'un possédait en abondance des richesses terrestres et qu'il fût pauvre d'esprit, il serait bien à plaindre, comme on le voit non seulement chez les hommes vulgaires, mais encore chez celui qui est plus grand que tous les autres. Le roi qui, sur le trône, ne possède point la sagesse n'est pas digne de son rang. S'il en est ainsi des choses terrestres, il en est bien autrement des choses spirituelles. L'âme est la vie du corps, et l'esprit est le régulateur du corps et de l'âme. Ce qu'on dit d'un individu se dit aussi de tout le monde. Le roi non seulement est responsable de lui-même, mais aussi de ceux dont il a amené la perdition.

Bien qu'il ne soit point permis de médire du prince, cependant nous ne pouvons adresser des louanges à celui qui combat contre Dieu; c'est pourquoi je raconte les événements accomplis, qui, à cause de lui, frappèrent la sainte Eglise: je le fais sans plus tarder, non pas dans l'intention de murmurer; mais je romprai le silence et j'exposerai avec sincérité le résultat des événements. Sans être provoqué par des opinions ou des récits brillants, j'ai été moi-même témoin de ces événements, j'ai vu, et j'ai entendu le son de sa voix qui prononçait des paroles pleines d'insolence. De même qu'un vent déchaîné s'abat sur la vaste mer, de même il excitait et mettait en mouvement la multitude de ses troupes. Il étudiait et comparait toutes les religions de son empire avec le magisme, l'art de la divination, et y comprenant avec hypocrisie le christianisme, et disant dans sa colère: « Interrogez, examinez, observez! nous choisirons ce qui nous paraîtra le meilleur. » Et il s'empressait de mettre à exécution avec ardeur ses résolutions.

Cependant, de tous côtés, les chrétiens qui étaient dans l'armée soupçonnèrent le feu caché qui devait incendier en même temps les montagnes et les vallées. Alors ils se réchauffèrent au feu inextinguible et se préparèrent courageusement aux épreuves qui les attendaient. Ils commencèrent dès lors à pratiquer leur religion en présence de l’armée, à expliquer leur sainte croyance et à chanter à haute voix des psaumes et des cantiques spirituels. Dépouillant toute crainte, ils enseignaient ceux qui volontairement s'adressaient à eux; le Seigneur les favorisait par des miracles et des prodiges, et même beaucoup de malades de l’armée païenne furent guéris.

Lorsque le prince impie sut que ses mauvais desseins avaient été découverts et que la trame qu’il avait ourdie était connue de ceux qui craignaient Dieu, il commença à se sentir tourmenté par des troubles intérieurs, et son corps, de même que son âme furent atteints de mortelles blessures. Tantôt il se tordait comme un serpent venimeux, tantôt il rugissait comme un lion furieux, il se roulait et se terrassait dans [les combats] de ses stériles pensées et il s'efforçait d'exécuter les desseins de sa volonté. Comme sa main était impuissante à atteindre les objets de sa haine, puisqu'ils n'étaient pas près de lui, il commença à favoriser le peuple au détriment des nobles, les gens méprisables plus que ceux qui méritaient le respect, les ignorants plus que les savants, et les lâches plus que les braves. Mais pourquoi les énumérer un par un? Il élevait tous les gens indignes, il abaissait tous les hommes de valeur, au point d'éloigner petit à petit le père de son fils.

Tout en causant ces désordres parmi tous ses sujets, il s'acharnait principalement contre le pays des Arméniens parce qu’il voyait [que les habitants étaient] très attachés à leur religion; et principalement ceux qui étaient de la race des satrapes qui observaient fidèlement les saintes prescriptions des apôtres et des prophètes. Il en séduisit quelques-uns à prix d'or, quelques autres par des présents magnifiques; aux uns, il donnait des terres et de riches villages, aux autres des honneurs et un pouvoir considérable, en leur prodiguant encore de vaines espérances. De cette manière, il les excitait et les flattait sans cesse en leur disant: « Si vous confessez seulement les lois du magisme et si, de toute votre âme, vous vous convertissez de votre secte à la vérité du culte de nos illustres divinités, j’augmenterai vos grandeurs et votre autorité, vous deviendrez les égaux de mes satrapes bien-aimés, et vous serez ici en grand nombre. » Il s'humiliait ainsi avec hypocrisie devant tous et leur parlait en apparence avec affection, afin de pouvoir les tromper traîtreusement suivant les avis de ses conseillers. C’est ainsi qu’il agit depuis la quatrième jusqu'à la onzième année de son règne.

Ensuite lorsqu’il vit que ses ruses mystérieuses ne réussissaient aucunement, qu’au contraire les [Arméniens] agissaient d’une manière toute opposée, que le christianisme se répandait et se manifestait de tous les côtés et dans les contrées les plus éloignées, le découragement s’empara de lui et il se plaignait et gémissait. Malgré lui, il fut obligé d’avouer ce qu’il avait conçu en secret et il donna ouvertement des cadres, en disant: «Que tous les peuples et toutes les langues qui sont dans mon empire abandonnent leurs fausses doctrines religieuses, et qu’ils viennent adorer le Soleil, en lui offrant des sacrifices comme à leur unique et seul Dieu, et rendre également un culte au Feu. Que de plus ils gardent les lois du magisme, afin qu’elles soient continuellement observées. Ayant dit cela, il publiait des ordres menaçants dans l’armée, en les faisant connaître à tous, et il expédiait en toute hâte des messagers à toutes les nations lointaines, en leur imposant le même commandement.

Au commencement de la douzième année de son règne, il fit une levée considérable de troupes, et en avançant il atteignit la terre italienne[27](?) Le roi des Kouschans, voyant cette agression, n’eut pas le courage de lui livrer bataille. Se retirant dans les lieux les plus inaccessibles du désert, et se cachant, ii échappa par la fuite avec toute son armée. Sur ces entrefaites, le roi, en envahissant les provinces et les campagnes, s’emparait de beaucoup de châteaux et de villes, entassait des prisonniers, des dépouilles et du butin, et les envoyait dans son empire. Là, ses vains projets n’ayant pas réussi, il s’obstinait dans ses vues impies, en disant aux ministres du culte idolâtre: « Qu’offrirons-nous aux dieux en échange de cette grande victoire qui prouve que personne n’ose combattre avec nous? »

Alors, à ce moment, les mages et les Chaldéens élevèrent ensemble la voix et dirent: « Les dieux qui te donnèrent la victoire et la domination sur tes ennemis, n’ont pas besoin de te demander des biens spirituels, mais [ils désirent] que tu détruises toutes les sectes et que tu les convertisses à la religion de Zoroastre. » Cet avis plut au roi et à tous les grands, surtout à ceux qui avaient un rang élevé dans la religion; puis, ayant tenu conseil entre eux, l’avis des mages prévalut. Aussitôt on fit éloigner de la porte de la montagne[28] la nombreuse cavalerie des Arméniens, des Ibères et des Aghouank, et tous ceux qui étaient fidèles au saint Évangile du Christ. On imposa un ordre sévère aux gardiens du défilé, pour qu’ils laissassent passer ceux qui venaient vers l’orient, mais qu’ils fermassent le chemin à ceux qui se rendaient du côté de l’occident. Lorsqu’ils furent internés dans l’enceinte fortifiée et imprenable, — et c’est en vérité que je le dis, car il n’y avait pas là d’endroit pour se cacher ou pour fuir, parce que les ennemis étaient groupes tout à l’entour, — on les saisissait; ensuite on les faisait cruellement souffrir et, en employant diverses tortures, on les réduisait à une telle misère, qu’on força beaucoup d’entre eux à renier le vrai Dieu et à adorer des éléments visibles. Cependant, ceux qui étaient courageux disaient avec une grande sagesse et l’accent de la conviction: « Nous prenons à témoin le ciel et la terre, que jamais nous n’avons été négligents pour le service du roi, et que la lâcheté ne s’est jamais mêlée à nos actions; donc nous ne méritons en aucune manière ces persécutions. » Le bruit de leurs plaintes grandissait tellement que le roi, qui les entendait, les approuvait en faisant des serments, et disait « Je ne vous laisserai pas en paix tant que vous n’aurez pas accompli les ordres de ma volonté. »

Or, les perfides serviteurs du roi obtinrent la permission de soumettre à l’épreuve des tortures quatre des principaux champions. Ils les accablèrent publiquement de coups; puis ils les enchaînèrent et les jetèrent en prison. Le roi sembla accorder à quelques-uns son pardon, en rejetant la faute sur celui qui étaient incarcérés, et il agissait ainsi par une inspiration satanique.

Douze jours après, il ordonna de préparer un banquet plus somptueux que de coutume; il y invita beaucoup de guerriers chrétiens. Au moment de prendre place, il désigna à chacun d’eux, avec une grande pompe, le rang [qu’il devait occuper] à la table. Il leur parla en termes affectueux et avec douceur, comme par le passé, afin qu’ils consentissent à manger de la chair immolée, dont les chrétiens ne pouvaient se nourrir. Personne n’ayant voulu y consentir, il n’insista point trop, et même il ordonna qu’on leur servit leur nourriture accoutumée, et il augmenta la gaieté du festin en faisant servir plusieurs vins. Ensuite, les ayant fait passer dans la chambre royale, on en arrêta plusieurs à qui on attacha les mains derrière le dos avec des courroies munies d’un cachet. On les garda de la sorte pendant deux ou trois jours, et on leur fit endurer bien d’autres châtiments infâmes que nous ne croyons pas nécessaire de raconter. Puis, on en éloigna plusieurs après les avoir dégradés, comme indignes de conserver leur rang dans la noblesse.

Après cela, on en déporta par troupes dans un pays éloigné, dans un désert impraticable, pour faire la guerre contre les ennemis du roi; on en passait beaucoup au fil de l’épée; on réduisait à tous leurs salaires; on les tourmentait par la faim et par la soif; on leur donnait pour résidences d’hiver des endroits froids, et ils étaient signalés aux yeux de tous comme des lâches et des infâmes. Cependant, fortifiés par l’amour du Christ, ils enduraient avec une grande joie toutes ces souffrances pour son nom et pour la sublime espérance qui est préparée aux patients observateurs de ses commandements. Plus la méchanceté redoublait ses cruautés, plus ils se fortifiaient dans l’amour du Christ, d’autant plus que beaucoup d’entre eux, dans leur jeunesse, avaient appris les saintes Écritures; ils se consolaient et consolaient leurs compagnons, et ils pratiquaient publiquement leur culte. C’est pourquoi les païens, à qui leurs paroles semblaient agréables et consolantes, les exhortaient et les encourageaient, [en leur disant] qu’il valait mieux souffrir jusqu’à la mort que de renier une telle religion.

Mais, bien que par l’amour du Christ ils se réjouissaient intérieurement avec beaucoup de courage, cependant leur existence matérielle était très-misérable dans cet exil. Des guerriers si vaillants étaient tombés dans la plus vile condition et la liberté de la patrie gémissait sous le détestable esclavage d’un meurtrier oppresseur qui, en répandant le sang, violait les lois des païens, et ne croyait pas qu’il y eût dans le ciel un vengeur de son iniquité. Il ne tenait même aucun compte du mérite personnel de chacun; et ce qui est plus dans l’ordre naturel, puisqu’il y avait des satrapes arméniens dont les mères avaient nourri les frères [du roi]; et c’est eux qu’il tourmentait encore plus que les autres.

Il imagina encore un autre moyen; il envoya dans le pays d’Arménie un de ses fidèles serviteurs, appelé Tenschapouh, afin qu’étant venu avec un ordre royal, il leur offrit les salutations du grand roi, et qu’en simulant la douceur, il fit le dénombrement de toutes les possessions des Arméniens, pour les exempter des tributs et diminuer le contingent de la cavalerie.

Bien qu’il usât de finesse, on découvrit cependant ses perfides desseins. Premièrement, il frappa d’un impôt la liberté de l’Eglise; secondement, il comprit dans cette taxe les religieux du Christ qui demeuraient dans des monastères; troisièmement, il augmenta encore les tributs du pays; quatrièmement, en semant la division parmi les satrapes, il suscita des troubles dans toutes les familles. Il agissait ainsi pour rompre l’union, disperser le clergé, chasser les moines et opprimer les agriculteurs, et pour que, dans leur détresse, ils vinssent, malgré eux, demander un refuge auprès des mages. Le cinquième moyen fut encore plus fâcheux. L’intendant général du pays[29] était regardé comme un père pour les chrétiens. On excita et on accumula contre lui des accusations; on le dépouilla de sa charge, et on mit à sa place un Persan comme gouverneur,[30] et comme juge du pays un chef des mages, en vue de troubler la paix de l’Église.

Malgré la perfidie de cette conduite, il n’y avait cependant personne qui molestât ouvertement l’Eglise, c’est pourquoi on ne fit point d’opposition, bien que les tributs fussent lourds, et que de ceux qui payaient cent tahégans[31] on en exigeât le double. On imposait des tributs sur les évêques et les prèti.es, non-seulement des contrées prospères, mais encore des contrées dévastées. Mais qui peut raconter cette charge des taxes, des impôts, des tributs, des exactions sur les montagnes, les campagnes et les bois? On ne les exigeait pas suivant la convenance royale, mais suivant la coutume des assassins. Eux-mêmes s’étonnaient que le pays put être encore florissant après qu’on en avait enlevé tous les trésors.

Voyant que rien ne pouvait lasser notre constance, on ordonna ouvertement aux mages et aux chefs des mages de rédiger un édit selon les doctrines de leur fausse religion. Voici la teneur de cette ordonnance:[32]

« Mihr-Nersèh, gouverneur suprême de l’Iran et de l’Aniran,[33] aux habitants de la Grande Arménie, salut!

Sachez que tout homme qui habite sous le ciel et ne suit pas la religion du mazdéisme, est sourd, aveugle et trompé par les dev d’Arimane (Haraman). En effet, tant que les cieux et la terre n’existaient pas, le grand Dieu Zérouan fit des sacrifices pendant mille ans et dit: Si par hasard il me naît un fils du nom d’Ormizd, il créera les cieux et la terre. Or, il arriva qu’il enfanta deux fils, l’un pour avoir fait des sacrifices, l’autre pour avoir dit: Si par hasard. Il dit alors: Je donnerai mon empire à celui qui viendra le premier. Alors celui qui était né sous la parole du doute se présenta. Zérouan lui demanda: Qui es-tu? Il répondit: Je suis ton fils Ormizd. Zérouan lui répliqua: Mon fils est éclatant et répand une odeur agréable, et toi tu es ténébreux et puant. Tout en se lamentant amèrement, il lui accorda son royaume pendant mille ans.[34] Quand son autre fils naquit, il le nomma Ormizd, enleva la royauté à Arimane et la donna à Ormizd en disant: Jusqu’à présent je t’ai offert des sacrifices, dorénavant c’est toi qui m’en offriras. Alors Ormizd créa le ciel et la terre, et Arimane au contraire enfanta tous les maux;[35] en sorte que les créatures se divisent ainsi: les anges appartiennent à Ormizd et les dev à Arimane. De même tout ce qu’il y a de bien sur la terre, c’est Ormizd qui le créa, et tout ce qui est mauvais est la création d’Arimane. Ormizd créa l’homme, et Arimane, les peines, les maladies et la mort. Toutes les misères, les malheurs, les guerres meurtrières sont l’œuvre du créateur du mal; mais le bonheur, la puissance, la gloire, les honneurs, la santé du corps, la beauté du visage, l’éloquence du langage et la longévité sont l’œuvre du créateur du bien. Tout ce qui n’est pas ainsi a été produit par l’auteur du mal.[36]

« Les hommes qui disent que c’est l’auteur de la mort et que le bien et le mal proviennent de lui, sont dans l’erreur: surtout les chrétiens qui affirment que Dieu est jaloux et que, pour une seule figue détachée d’un arbre, il a créé la mort et condamné les hommes à la subir. Une telle jalousie n’existe point entre les hommes et encore moins entre Dieu et l’homme. Donc ceux qui disent cela sont sourds et aveugles, et trompés par les dev d’Arimane. Les [chrétiens] professent encore une autre erreur; ils disent: Dieu, qui a crée le ciel et la terre, vint au monde et naquit d’une vierge nommée Marie (Mariant) dont l’époux s’appelait Joseph, [mais la vérité est qu’il était fils de Phantour, par suite d’un commerce illicite.[37]] Il s’en trouva beaucoup qui furent séduits par cet homme. Si le pays des Grecs (Romains), par comble d’ignorance, fut grossièrement trompé et s’éloigna de notre culte parfait, ils sont la cause de leur perte. Pourquoi partageriez-vous leur erreur? Vous devez professer la religion que suit votre maître, d’autant plus que, devant Dieu, nous devons rendre compte de vous.

« Ne croyez pas à vos supérieurs spirituels (aradschnort) que vous nommez Nazaréens, car ils sont trompeurs. Ce qu’ils enseignent en paroles, ils le démentent en actions. Ils disent que ce n’est point péché de manger de la chair, et eux refusent d’en manger; qu’il est permis de prendre femme, et eux ne veulent point les regarder; que celui qui amasse des trésors, pèche, et ils exaltent au plus haut degré la pauvreté. Ils aiment les tribulations et méprisent la prospérité; ils dédaignent la fortune et considèrent la gloire comme le néant; ils aiment les vêtements pauvres et estiment les choses communes au-dessus des choses précieuses; ils louent la mort et méprisent la vie; ils blâment la naissance des enfants et regrettent la stérilité; si vous les écoutez, vous ne vous approcherez plus des femmes et la fin du monde arrivera bientôt. Je n’ai pas voulu vous décrire chaque chose en détail, quoiqu’il y ait encore bien d’autres choses qu’ils disent.

« Ce qui est encore plus grave que tout le reste, c’est qu’ils prêchent que Dieu a été crucifié par les hommes, qu’il est mort, qu’il a été enseveli et qu’ensuite il est ressuscité et est monté au ciel. Ne devriez-vous pas vous-même faire justice de semblables doctrines? Les dev, qui sont méchants, ne sont pas emprisonnés, ni tourmentés par les hommes; encore moins le Dieu créateur de toutes choses. C’est donc une honte pour vous de dire de pareilles choses, et pour nous c’est tout à fait incroyable.

« C’est pourquoi je vous soumets deux questions: ou réfutez tout ce qui est contenu dans mon édit; ou levez-vous, venez à la Porte et présentez-vous devant le tribunal suprême.

Noms des évêques qui firent la réponse à cet édit. Joseph, évêque d’Ararat;[38] Sahag, évêque de Daron; Mélidon (Méled), évêque de Manazguerd; Eznig, évêque de Pakrévant; Sourmag, évêque des Peznouni; Dadjad, évêque de Daïk; Tatig, évêque de Pasèn; Kasou, évêque de Douroupéran; Jérémie, évêque de Martasdan; Eulalius (Evghagh), évêque de Martaghi; Anania, évêque de Siounie; Mousché, évêque des Ardzrouni; Sahag, évêque des Reschdouni; Basile, évêque de Mog; Kat, évêque de Vasant; Elisée, évêque des Amadouni;[39] Eghpaïr (Frère), évêque des Antzévatzi; Jérémie, évêque des Abahouni.

Tous ces évêques, beaucoup de chorévèques, de vénérables prêtres de différents lieux, d’un commun accord avec le clergé, et réunis ensemble à Ardaschad, avec le consentement des grands satrapes et de toute la multitude [du peuple] du pays, firent la réponse [suivante] à cet édit: « Joseph, évêque, avec le consentement de tous les fidèles, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, à Mihr-Nersèh, grand intendant[40] des Arik et des Anarik, ami sincère de la paix salut à toi et à tous les officiers de haut rang des Arik. En conformité des préceptes divins, nos ancêtres nous ont transmis la coutume de prier pour l’existence du roi, et de demander sans cesse à Dieu qu’il vive longtemps, afin qu’il gouverne avec bonté l’empire que Dieu lui a confié; car c’est dans la paix qu’il nous accorde de paner notre vie dans la santé et dans le service divin.

« Relativement à l’édit que tu as adressé à notre pays, il fut un temps où un des chefs de vos mages, qui était un des plus instruits de votre religion et que vous regardiez comme supérieur à la nature humaine, crut au Dieu vivant, créateur du ciel et de la terre, et qui réfuta en détail et fit voir l’erreur de votre culte. Comme vous ne pûtes pas le réfuter par des paroles, il mourut lapidé par ordre du roi Hormisdas (Ormizt). Si tu n’accordes pas foi à nos paroles, lis les livres de ce mage qui se trouvent en divers endroits de ton pays, et tu pourras en acquérir la preuve.

« En ce qui concerne notre religion, elle n’est pas invisible, elle n’est pas prêchée dans un seul coin du monde, mais elle est universellement répandue sur toute la terre, sur les mers, sur les continents, dans les îles; non point seulement en occident, mais encore en orient, dans le nord et dans le midi; enfin elle est pratiquée en tous lieux. Elle n’a pas été fondée par l’homme, ni imposée par le moyen de chefs répandus dans l’univers, mais sa force est en elle-même. Elle n’est pas seulement supérieure, si on la compare aux anciennes religions, mais c’est du ciel que lui vient son institution infaillible, non point par convention, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu et il n’y a personne en dehors de lui qui lui soit supérieur ou inférieur. Car il n’a pas eu de commencement pour être Dieu, il est éternel en lui-même; il n’est pas contenu dans tel ou tel lieu, mais il est contenu en lui-même; il n’est pas soumis au temps, mais le temps n’existe que par lui. Non seulement il est supérieur aux cieux, mais encore à la raison humaine et à celle des anges. Il ne prend aucune forme et n’est pas visible pour les yeux; non seulement la main ne peut point le toucher, mais la pensée de qui que ce soit ne peut le concevoir; je ne parle pas pour nous qui avons un corps, mais pour les anges qui sont incorporels. Cependant, s’il le veut, il se manifeste aux siens qui en sont dignes, sans qu’ils le voient avec leurs yeux; et non pas à ceux qui ont l’esprit mondain, mais ceux qui croient véritablement en Dieu.

« Son nom est Créateur du ciel et de la terre, Cependant, comme il existait par lui-même avant le ciel et la terre, c’est lui-même qui est son nom. Il est éternel. Quand il voulut que les créatures eussent un commencement, il les tira, non point avec ce qui existait, mais du néant, car il est le seul être, et de lui toutes les autres choses reçurent l’existence. Il ne les créa pas, après les avoir réfléchies; mais avant de les créer, il les voyait par sa prescience. Comme maintenant aussi, Dieu connait les actions humaines avant leur exécution, et lorsque l’homme agit bien ou mal; ainsi, avant l’existence des choses, il ne connaissait aucun objet incréé qui soit confus; mais, devant lui, toutes les espèces de chaque genre, les races des hommes et des anges s’offraient devant lui en ordre et en catégories, ainsi que tout ce qu’il y aurait dans chaque espèce.

« Puisque sa vertu a tout créé, notre malignité ne pouvait empêcher sa bonté, comme cela eut lieu, et nous avons pour juge la main du Créateur. Les mains qui affermirent les cieux et la terre, gravèrent sur des tables de pierre un commandement qui renferme des lois pacifiques et salutaires, afin que nous connaissions le seul Dieu, créateur des choses visibles et invisibles, et non tantôt celui-ci et tantôt celui-là, comme si l’un était bon et l’autre mauvais; mais lui seul est parfaitement bon.

« Et s’il te semble qu’il y ait quelque chose de mauvais dans les créations de Dieu, dis-le sincèrement et tu verras peut-être que c’est un bien. Tu as dit que les dev étaient mauvais; il y en a aussi de bons que nous appelons anges. S’ils l’avaient voulu, les dev même auraient été bons et les anges eux aussi seraient devenus mauvais. Cela se voit chez les hommes, et aussi chez les enfants d’un même père, dont l’un est docile et soumis et l’autre pire que Satan. Même on distingue parfaitement deux hommes dans un même individu; quelquefois il est méchant, quelquefois il est bon, et celui qui est bon devient méchant et de nouveau il redevient bon, bien qu’il n’y ait en lui qu’une seule nature.

« Quant à ce que tu as dit que Dieu, à cause d’une figue, inventa la mort; [je réponds]: un petit morceau de parchemin est moindre qu’une figue, pourtant si on inscrivait dessus les paroles du roi, et que quelqu’un le déchirât, il mériterait la mort; et pourrait-on blâmer le roi? Que Dieu nous en garde ! Quant à moi, je ne l’oserais pas et j’engagerais même les autres à ne point le faire. Dieu aurait été jaloux s’il n’avait pas défendu de toucher à cet arbre, mais l’ayant défendu et ayant montré la douceur de son amour, l’homme qui n’en a point tenu compte a mérité la mort.

« De plus, tu as dit que Dieu était né d’une femme; tu ne dois en éprouver ni horreur, ni mépris. En effet Ormizd et Arimane naquirent d’un père et non d’une mère; si tu y réfléchis, tu ne peux accepter cela. Il est encore une chose plus singulière, le dieu Mihr naissant d’une femme, comme si quelqu’un pouvait avoir commerce avec sa propre mère.

« Mais si tu déposais ton royal orgueil et que tu vinsses discuter amicalement, je suis certain que, comme tu es savant en toutes choses, tu ne trouverais rien d’exagéré touchant Notre-Seigneur né de la sainte Vierge, tu reconnaîtrais que cette rédemption est supérieure à la formation de l’univers, du néant; tu attribuerais à la délivrance de l’homme du péché et à la miséricorde de Dieu le terme de la servitude.

« Quant à comprendre que Dieu a tiré l’univers du néant, sache qu’il a créé les créatures par sa parole. Mais, puisque Dieu a créé le corps exempt de souffrances, il l’aime comme un père; et comme il est incorruptible, il créa les créatures exemptes de corruption. Cependant celui-ci (Adam), s’étant volontairement perdu, se corrompit; il ne put point se relever de lui-même. Il était poussière, et, s’étant tué lui-même, il retourna en poussière. Le châtiment ne lui vint pas d’une force étrangère de quelque méchant, mais [il lui arriva] par sa désobéissance à ne pas observer l’ordre divin, et sa désobéissance fut punie par la mort à laquelle il fut assujetti.

« Mais si la mort a été créée par un Dieu méchant, comment connaît-on l’essence de la mort? D’aucune manière. Seulement on sait qu’elle détruit la créature de Dieu. Et, s’il en était ainsi, ne pourrait-on pas dire que son œuvre n’est pas bonne, mais imparfaite et corruptible? et le Dieu, dont les créations seraient imparfaites et corruptibles, ne pourrait s’appeler incorruptible. Ainsi donc, laissez de côté ces erreurs de la démence. Il n’y a pas deux gouverneurs pour une même province, ni deux dieux dans une même personne; car s’il y avait deux [gouverneurs] qui eussent la hardiesse de devenir rais d’un même pays, la province serait divisée et les royaumes ne pourraient exister.

« Ce monde est formé d’éléments divers et opposés les uns aux autres. Mais il n’y a qu’un créateur de ces éléments opposés, qui les oblige à se combiner spontanément. Donc, en les divisant, on adoucit la chaleur par les brises de l’air, de même [on diminue] l’intensité du froid par la chaleur. Ainsi, il pétrit avec l’humidité de l’eau les plus petits atomes; l’eau, dont la nature est liquide, en se combinant avec la terre, se solidifie. Si tous les éléments étaient de même nature, quelque ignorant pourrait les considérer comme un Dieu incorruptible; et, négligeant le Créateur, il adorerait les créatures. Celui qui les créa voulut d’abord que les hommes, en observant le contraste de ces éléments corruptibles, ne reconnussent qu’un seul modérateur du monde; un seul et non pas deux, le même créateur des quatre éléments, d’où sont sortis tous les autres par son ordre. Les quatre saisons qui s’accomplissent tour à tour, forment la période annuelle, et toutes les quatre observent les ordres de leur Créateur; unies sans le savoir pour le bien général, elles n’intervertissent point entre elles l’ordre établi.

« Voici une explication facile et que chacun peut comprendre. Le feu, par substance et par force, est encore mêlé aux trois autres éléments; il y a plus de chaleur dans les pierres et dans le fer, et moins dans l’air et dans l’eau; et il ne s’y montre pas par lui-même. L’eau possède en elle une autre qualité; elle est mêlée également aux trois autres éléments; il y en a une très grande quantité dans les végétaux, et il y en a moins dans l’air et dans le feu. L’air pénètre dans l’eau et dans le feu, et par le moyen de l’eau [il entre] dans les aliments nutritifs. Ces éléments sont ensuite mêlés et combinés en un seul corps, sans jamais rien perdre de leur propre nature, et sans se détruire par leur opposition, parce qu’ils obéissent à un maître simple par essence qui en dispose les composés pour la conservation de tous les vivants et pour la stabilité durable de l’univers.

« Maintenant, si Dieu prend tant de soin des choses privées de raison, il en prend bien davantage de l’homme, créature raisonnable. C’est ce que disait autrefois un de nos plus grands savants: « Le dieu Mihr était né d’une mère parmi les hommes; il est souverain, fils de Dieu et vaillant auxiliaire des sept dieux. » S’il faut croire à ce mythe que vous admettez dans votre religion comme fait réel; nous, nous ne croyons point à ces fables, mais nous sommes les disciples du grand prophète Moise avec qui Dieu parla dans le buisson et sur le Sinaï, et il traça la loi devant lui et la lui donna. Il lui montra ce monde matériel qui est sa création, et son essence immatérielle, qui a tiré du néant la matière; il lui montra que la terre avec les créatures terrestres et le ciel avec les corps célestes sont l’ouvrage de ses mains; que les anges sont les habitants du ciel et les hommes ceux de la terre; qu’il n’y a que l’homme et l’ange qui soient raisonnables, et que Dieu seul est supérieur aux cieux et à la terre.

« Toutes les créatures, sans le savoir, exécutent ses ordres, sans jamais franchir les bornes présentes, Il laissa à l’homme et à l’ange le libre arbitre parce qu’ils sont doués d’intelligence: en observant les commandements, ils deviennent immortels et enfants de Dieu. Il créa toute chose pour leur service, la terre pour les hommes et le ciel pour les anges. Mais en désobéissant, en violant les préceptes et en se révoltant contre Dieu, au lieu de la gloire, ils obtiennent le mépris, afin que la puissance soit irréprochable et que les coupables subissent la boute de leurs fautes.

« Si tu es dans l’ignorance, moi qui le sais fermement, je ne puis te suivre. Si je devenais le disciple de ton erreur, nous irions ensemble à la damnation éternelle, et moi encore plutôt que toi, parce que j’ai pour guide la parole même de Dieu: Le serviteur qui ignore la volonté de son maître, s’il commet une faute qui mérite un châtiment, est puni, mais peu sévèrement. Celui au contraire qui connaît la volonté de son roi et la transgresse, est puni durement et sans rémission.

« Je t’en conjure donc et je supplie tous ceux qui sont sous ton obéissance, qu’il n’arrive jamais que nous soyons punis durement ou légèrement, mais vous tous et moi, ainsi que votre généreux monarque, soyons de telle sorte les disciples des saintes Ecritures, qu’il nous soit donné de nous soustraire aux tourments de l’enfer et au feu inextinguible, pour hériter du paradis; et grâce à cette vie périssable, de posséder les trésors inépuisables de l’Éternité. Pour cela, que crains-tu? Saisis promptement l’occasion de croire et deviens sans tarder le disciple de la vérité.

« Parmi les anges immortels, il y en eut un qui, s’étant révolté, quitta le ciel. Etant venu sur cette terre, il proposa, par des paroles flatteuses et mensongères, un espoir irréalisable à l’homme ignorant et inexpérimenté; comme un enfant avec un jouet, il fit voir à son esprit des choses merveilleuses, pour lui faire manger du fruit d’un arbre auquel il n’était pas permis de toucher, en lui disant qu’il deviendrait Dieu. L’homme, oubliant l’ordre de Dieu, fut séduit par la ruse; celui qui était immortel tomba dans la perdition et n’atteignit point le but trompeur. A cause de cela, expulsé de la terre des vivants, il fut chassé dans ce monde corruptible dans lequel vous habitez aussi, trompés [que vous êtes] par la même erreur, non pas en mangeant [du fruit] de l’arbre défendu, mais en appelant la créature Dieu, en adorant des éléments muets, en fournissant des aliments aux dev qui sont incorporels et en vous éloignant du Créateur de toutes choses.

« Cependant le méchant conseiller fut satisfait; il voulut qu’on fit encore plus de mal qu’il n’en avait fait. Les dev en effet n’entraînent personne par la violence à la perdition, mais ils dirigent la volonté de l’homme vers le péché, et par la ruse ils induisent en erreur Les ignorants, de la même manière que les hommes entraînent leurs complices au vol et à l’agression. Ils ne l’y entraînent point par violence; mais par des procédés trompeurs, ils font commettre beaucoup de mal à celui-ci par des sortilèges, à celui-là par la fornication, à d’autres par une multitude de vices. Grâce aux juges équitables, ils subissent leur punition par la mort, non pas que les juges soient des créatures du Dieu bon et que les coupables soient engendrés par le Dieu mauvais, puisqu’il arrive quelquefois que les bons deviennent méchants et que les mauvais redeviennent bons.

« Les véritables juges qui condamnent les malfaiteurs ne sont point appelés méchants et on ne dit pas qu’ils font le mal, mais au contraire qu’ils sont bons et qu’ils agissent bien. Pourtant ils n’ont pas deux natures, mais une seule, mais il y a en elle deux opérations; ils condamnent les uns à la mort, et aux autres ils décernent des récompenses. Or, s’il arrive que, par un édit souverain, les hommes s’attribuent le droit [de juger] dans leur propre pays, combien Dieu aura-t-il ce droit bien davantage dans le monde, lui qui veut la vie de tous et non la mort? C’est pourquoi, partout où les crimes se sont multipliés, il les a punis par la mort; et, lorsqu’on a obéi à ses commandements, il a décerné l’immortalité.

« Il est le vrai Dieu, Créateur de nous tous, celui que tu blasphèmes sans crainte et sans pudeur. En rejetant le nom salutaire de Jésus-Christ, tu l’appelles le fils de Phantourag,[41] tu le regardes comme un imposteur, tu méprises et tu détruis la rédemption céleste, pour la perte de ton âme et de tout le pays. Tu seras obligé d’en rendre compte et d’en payer la peine par les supplices éternels du feu inextinguible de l’enfer, en compagnie de tous tes satellites, aussi bien les premiers que les derniers. Ainsi nous connaissons Dieu et nous croyons fermement en lui.

« Lui-même, qui créa ce monde, est venu, comme l’avaient prédit les anciens prophètes; il est né de la sainte vierge Marie, sans aucun attouchement corporel, parce que du néant il a tiré cet incommensurable univers, sans aucun médiateur corporel; il prit véritablement un corps, de la Vierge immaculée, et non pas sous une apparence fantastique. C’est le vrai Dieu et il s’est fait homme en vérité. En se faisant homme, il n’a point perdu sa divinité, et, en restant Dieu, il n’a pas modifié son humanité; mais il est toujours le même. Comme on ne peut voir ce qui est invisible, ni s’approcher de ce qui est inaccessible, il vient et s’unit à notre humanité, afin que nous nous unissions à sa divinité. Il ne regarda pas comme une ignominie de revêtir un corps qui était son ouvrage, mais comme créateur il l’a ennobli. Il ne lui concéda pas peu à peu le don de l’immortalité, comme aux anges incorporels, mais il en a revêtu tout à coup son essence par le moyen du corps et de l’âme, et il l’a uni à sa divinité, il y a unité et non dualité; depuis lors nous savons qu’il n’y a qu’un Dieu, celui qui existait avant notre monde, et il est le même encore à présent.

« Jésus-Christ qui, par son incarnation, sauva le monde, a subi volontairement la mort; et comme il a la conscience de sa propre divinité, il s’est fait chair, il est né de la Vierge immaculée, il a été enveloppé de langes dans une crèche; les mages sont venus de l’Orient pour l’adorer; il a été allaité comme un simple enfant; il a grandi, et à l’âge de trente ans, Jean, fils d’une mère stérile, l’a baptisé dans le Jourdain; il a opéré des miracles et des prodiges parmi les Juifs; il a été trahi par les prêtres et condamné par Pilate; il a été crucifié, il est mort, il a été enseveli et est ressuscité le troisième jour. Il a apparu à ses disciples et à beaucoup d’autres au nombre de plus de cinq cents. Ayant conversé avec eux pendant quarante jours, il s’éleva de la montagne des oliviers dans le ciel, en présence de ses disciples, et il s’est assis sur le trône de son Père. Il a promis de venir une seconde fois avec toute sa gloire pour ressusciter les morts et renouveler le monde; pour juger avec équité les bous et les méchants, pour récompenser les justes et punir les pécheurs qui ne croient point à tous ses bienfaits.

« Personne ne peut nous détourner de notre foi, ni les anges, ni les hommes, ni le feu, ni l’eau, ni toutes les plus horribles tortures. Tous nos biens sont entre vos mains; nous sommes devant toi, dispose de nous comme tu voudras. Si tu nous laisses notre foi, nous ne te changerons point pour un autre maître sur la terre; mais nous ne changerons pas Jésus-Christ pour un autre Dieu, puisqu’il n’y en a point d’autre que lui. Si, après ce solennel témoignage, tu demandes autre chose, nous voici entre tes mains, agis comme il te plaira. Si tu nous offres des supplices, nous devons les accepter; si tu nous présentes le glaive, voici notre tête. Nous ne sommes pas meilleurs que nos ancêtres, qui pour ce témoignage sacrifièrent leurs richesses, leurs biens et même leurs corps.

« Quand bien même nous serions immortels, s’il nous fallait mourir pour l’amour du Christ, nous le ferions avec raison, puisque lui qui est immortel nous a aimés à un tel point qu’il s’est soumis à la mort, afin que, par ce moyen, nous soyons délivrés de l’éternelle mort. S’il n’a pas épargné sa propre immortalité, nous qui volontairement avons choisi la mort, nous mourrons pour son amour, afin qu’il reçoive notre mort comme si nous étions immortels.

« Après cela, ne nous interroge plus davantage, puisque notre foi n’est pas promise à un homme, mais qu’elle est liée indissolublement à Dieu. Nous ne nous trompons pas comme des enfants; mais il est impossible que nous nous dégagions de nos promesses, ni maintenant, ni après, ni dans l’éternité, ni dans les siècles des siècles. »

Dans cette déclaration solennelle, tous furent d’accord, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits; et, avec un serment inviolable, ils jurèrent d’y rester fermes à la vie et à la mort.

Lorsque cette lettre parvint à la cour royale, on la lut devant la grande porte sublime, en présence de toute la multitude, et beaucoup de gens approuvèrent cette réponse. Quoiqu’ils craignissent beaucoup la puissance [royale], cependant ils leur rendaient à l’envi le même témoignage d’approbation, et ils s’émerveillaient surtout de leur éloquence et de leur courageuse témérité. Plusieurs, remplis de crainte, commencèrent à prendre tout à coup les armes, et on entendait dans chaque bouche les mêmes murmures.

Cependant le perfide chef des mages, d’accord avec le grand ministre du palais, les dénonça secrètement, et il enflamma le roi d’une épouvantable colère, il se mit à grincer des dents comme un homme mortellement blessé, et, élevant la voix dans le conseil suprême, il dit: « Je connais la malice de tous ces hommes qui ne croient point à notre religion et qui s’obstinent dans leur erreur. J’ai décidé que je ne leur épargnerai pas les plus grands supplices tant qu’ils ne se seront point éloignés de leur fausse religion, et quand bien même l’un d’eux serait mon proche parent, je le soumettrais au même châtiment. »

Alors le vieillard prit la parole et dit au roi: « Pourquoi cette grande tristesse? Si l’empereur (gaiser) [des Grecs] ne peut résister à tes ordres, si les Huns restent sous ta domination, est-il quelqu’un dans le monde qui puisse s’opposer à ta volonté? Commande en maître, et tout ce que tu diras sera promptement exécuté. »

Aussitôt le roi fit appeler son chancelier, et lui ordonna de rédiger un édit, non pas selon la formule ordinaire, mais avec des paroles menaçantes, comme à des êtres méprisables et vils, dont on avait oublié les grands et fidèles services, et en convoquant avec arrogance ceux qu’il connaissait et dont voici les noms Vasag, de la maison de Siounie; Nerschapouh, de la maison des Ardzrouni; Ardag, de la maison des Reschdouni; Katécho, de la maison de Khorkhorouni; Vartan, de la maison des Mamigoniens; Ardag, de la maison de Mog; Manedj, de la maison d’Abahouni; Vahan, de la maison des Amadouni; Kiud, de la maison des Vahévouni; Schmavon, de la maison des Antzévatzi. Ces satrapes furent appelés nominativement à la porte royale. Quelques-uns étaient déjà auprès du roi dans l’armée, les autres étaient cantonnés dans le pays des Huns; enfin il y en avait encore qui étaient restés en Arménie.

Quoiqu’ils ne fussent pas tous réunis dans le même lieu, toutefois, connaissant les intentions du perfide tyran, les plus éloignés comme les plus proches se figuraient être rassemblés dans le même endroit. A l’appel de l’évêque Joseph, tous, étant d’accord, se rendirent de leur résidence à la porte royale. Ils étaient tourmentés pour leurs frères, leurs enfants et leurs nationaux bien-aimés qui éprouvaient de terribles angoisses; aussi ils s’exposaient à la mort, ne la redoutant point comme des lâches et des hommes pusillanimes, mais ils se fortifiaient dans l’espoir de pouvoir peut-être les délivrer de leurs cruelles inquiétudes.

Lorsqu’ils arrivèrent à la porte royale, le samedi de Pâques, ils se présentèrent au grand roi. Bien que voyant leurs frères dans les dures angoisses des tribulations qu’ils souffraient au nom du Christ, toutefois ils ne témoignaient pas en public la moindre tristesse, et plus ils paraissaient joyeux, plus les méchants s’en étonnaient.

Il était d’usage, quand la cavalerie arménienne, commandée par un illustre général, arrivait à la Porte, d’envoyer à sa rencontre un haut fonctionnaire qui s’informait du bien-être et de la situation du pays d’Arménie; il répétait trois et même quatre fois la même question, faisait lui-même l’inspection des troupes, et avant de les envoyer au combat, et pour fêter leur arrivée, on leur prodiguait des remerciements. Le roi, en présence de ses ministres, de tous les grands, leur adressait des éloges, leur rappelait les hauts faits des ancêtres et leur racontait les actes de bravoure de chacun d’eux.

Cependant, ce jour-là, on ne fit aucune cérémonie de ce genre; mais, comme un mauvais démon, le roi ne cessait de soulever une infernale tempête, puisque cela ressemblait tout à fait à une bourrasque furieuse. Ce n’était pas seulement dans un seul endroit que le roi exhalait sa colère, il faisait trembler également tout son empire, poussant des hurlements de dragon, comme s’il voulait renverser du même coup les montagnes, les abimes et les vallées, pour détruire en un instant la tranquille étendue des plaines.

Plein de fureur, il s’écria: « Je jure par le Soleil, dieu suprême, qui éclaire l’univers de ses rayons, et qui par sa chaleur réchauffe toutes les créatures, que si demain matin, au spectacle merveilleux du lever du soleil, vous ne vous agenouillez pas tous avec moi en le proclamant Dieu, je ne vous épargnerai aucune des plus atroces tortures, jusqu’à ce que vous accomplissiez les ordres de ma volonté. »

Cependant les croyants, étant confirmés dans le Christ, n’étaient ni refroidis par les glaces de l’hiver, ni réchauffés par les ardeurs de l’air; ils ne craignaient point les terribles menaces, ni les tourments dont on les effrayait; mais, regardant en haut, ils voyaient la force du Christ qui venait à leur secours. C’est pourquoi, avec un visage souriant et avec des paroles modestes, ils se présentèrent au roi.

Ils lui dirent: « Nous te supplions, ô roi vaillant, de prêter l’oreille à nos paroles et d’entendre favorablement ce que nous allons te dire. Nous venons te rappeler les temps du roi Sapor (Schapouh), le père de ton aïeul Iezdedjerd (Azguerd) à qui Dieu donna en héritage la terre d’Arménie, avec la même religion que nous professons aujourd’hui. Nos pères et les ancêtres de nos pères lui furent soumis pendant les durs labeurs de la servitude; ils exécutèrent avec amour tous ses commandements et reçurent à diverses reprises des présents de sa main. Depuis cette époque jusqu’au moment de ton gouvernement paternel, nous avons gardé la même fidélité, encore plus à toi qu’à tes prédécesseurs.

En disant cela, ils lui rappelèrent toutes les actions d’éclat qui avaient été faites en plus grand nombre que sous ses prédécesseurs, dans l’ordre militaire; quant aux taxes, aux tributs et aux redevances du pays, le produit versé au trésor était bien plus considérable que sous le règne de son père. « La sainte Eglise, qui dès l’origine a toujours été libre dans le Christ chez nos ancêtres, tu l’as assujettie à un impôt. Et cependant, nous, par attachement pour ton gouvernement, nous ne nous y sommes point opposés. Qui a pu exciter ta colère contre nous? Dis-nous en le motif. C’est peut-être notre religion qui nous a fait perdre ta bienveillance? »

Le roi cruel et rempli de malice, en détournant le visage, leur répliqua: « Je regarde comme un mal de recevoir dans le trésor royal les tributs de votre pays, et comme une chose inutile l’éclat de votre bravoure, puisque par ignorance vous vous éloignez de nos lois infaillibles, vous méprisez les dieux, vous tuez le feu,[42] vous souillez l’eau, vous corrompez la terre en y ensevelissant les morts; et, en étant irréligieux, vous faites triompher Arimane. Ce qui est plus grave encore, vous ne vous approchez jamais des femmes et vous réjouissez beaucoup les dev en ne vous corrigeant pas et en n’observant point la discipline des mages. Je vous considère comme des brebis égarées et errant dans le désert, et je redoute fort que les dieux, irrités contre nous, ne nous en fassent porter la peine. Si donc vous voulez vivre et ranimer vos âmes, être de nouveau accueillis avec honneur, faites demain sans retard ce que je vous ai ordonné. »

Alors les bienheureux satrapes prirent la parole et dirent en présence de tous: « O roi! ne nous dis pas cela et que personne ne nous demande une telle chose, parce que l’Eglise n’a pas été fondée par l’homme et n’est pas un don du soleil que tu crois faussement être un Dieu. Non seulement ce n’est pas un Dieu, mais ce n’est même pas un être vivant. Les églises ne sont pas le présent des rois, ni l’œuvre des artistes, ni l’invention des savants, ni le butin pris par les soldats, ni un artifice des démons; et quoi que tu en aies dit sur ce qui est terrestre, céleste on réprouvé, ce n’est pas d’eux que l’Eglise tire son existence. C’est une miséricorde de notre Dieu, accordée non seulement à quelques hommes, mais à toutes les nations qui sont sous le soleil. Ses fondements reposent sur la pierre dure, les hommes ne peuvent pas les ébranler et les anges sont impuissants à les renverser. Qu’aucun homme ne se vante jamais de triompher de celle que les cieux et la terre ne peuvent effrayer. Exécute donc ce que tu veux faire; nous sommes prêts à endurer les plus cruels supplices; et non seulement prêts à souffrir, mais aussi à mourir. Si tu nous demandes de nouveau la même chose, tu recevras la même réponse de chacun de nous, et avec plus de fermeté encore. »

Le roi, rempli d’amertume et de fiel, était agité par sa colère qu’il exhalait en paroles de feu semblables à la fumée qui sort d’une fournaise ardente. Ne voulant pas se modérer, il manifestait une agitation qui révélait ses perfides desseins. Il les exposait, les expliquait, et, ce qu’il ne voulait point dire à ses favoris, il l’exprimait involontairement en présence des serviteurs du Christ, et il leur détaillait chaque chose.

Il répéta par trois et quatre fois le serment solennel qu’il avait fait par le Soleil et dit: « Vous ne pouvez porter atteinte à ma force invincible, et je ne vous accorderai jamais ce que vous désirez. Tous ceux qui sont dans mon armée, je les enverrai chargés de lourdes chaînes, par des localités impraticables, dans le Sagasdan,[43] et beaucoup d’entre vous périront de chaleur pendant la route. Ceux qui survivront, mourront dans la forteresse et dans des prisons d’où l’on ne peut sortir. J’enverrai ensuite dans votre pays d’innombrables armées avec des éléphants, et je ferai transporter dans le Khoujasdan[44] les femmes et les enfants. Je saccagerai vos églises, je démolirai et je ruinerai celles que vous appelez chapelles des martyrs. S’il se trouve quelqu’un qui veuille m’en empêcher, il mourra, écrasé cruellement [sous les pieds] des animaux féroces. Enfin, je ferai et j’accomplirai, dans tout le reste du pays, tout ce que j’ai dit.

Aussitôt il ordonna que les honorables satrapes fussent chassés ignominieusement de sa présence, et il commanda sévèrement au chef des gardes qu’on les surveillât sans les enchaîner dans leurs propres maisons. Lui-même, très découragé, s’en alla, au comble de la tristesse, se reposer dans son palais. Cependant les vrais croyants dans le Christ ne se départaient point de la première exhortation de leurs saints docteurs, et même ils cherchaient le moyen de se soustraire, eux et ceux qu’ils aimaient, à cette immense tribulation. Pour réussir, ils faisaient aux grands qui les protégeaient à la porte royale, la promesse de riches espérances, et ils épuisaient à cet effet une grande partie de leurs trésors. Quand ils furent enfermés dans d’impénétrables prisons, rappelant à leur esprit la prière d’Abraham, ils s’écriaient et disaient dans leur cœur: « Reçois, ô Seigneur, le sacrifice volontaire de nous tous qui t’offrons et livrons aux chaînes nos frères et nos enfants, tous ceux enfin qui nous sont chers, comme [te fut offert] Isaac sur le saint autel; et ne livre point ton Eglise aux insultes de ce prince inique. »

Un des intimes conseillers du roi possédais en secret l’amour inviolable du Christ, parce qu’il avait été baptisé sur les fonts sacrés; anus Il employait toute son influence à conserva la vie de ces infortunés. Lorsqu’il se fut bien assuré que le roi ferait endurer à l’Arménie tous les maux dont il l’avait si cruellement menacée, il indiqua non pas à tous, mais à quelques-uns, un moyen de se tirer eux-mêmes de leur triste position.

Or, tandis qu’on formait une escorte pour les conduire dans l’exil perpétuel, où l’on avait déjà envoyé beaucoup de satrapes de l’Ibérie, il arriva en ce moment la fâcheuse nouvelle que les Kouschans faisaient des incursions et avaient ravage beaucoup de provinces royales. Ce fut pour les exilés un secours du ciel. Le roi impie fit marcher la cavalerie et lui-même la suivit en toute hâte; et, l’âme troublée, il oublia pour le moment les menaces qu’il avait formulées dans un serment solennel.

Alors ceux qui craignent le Seigneur, voyant cela, faisaient ensemble la même prière: « O Seigneur de tous, toi qui connais les secrets du cœur humain et à qui sont connues d’avance les pensées cachées, toi qui ne demandes point le témoignage des créatures visibles parce que tes yeux voient nos actions avant qu’elles soient accomplies; c’est à toi que nous offrons nos prières. Reçois, Seigneur! nos vœux secrets, et fortifie-nous pour que nous observions tes préceptes avec docilité et pour que le malin esprit soit humilié, lui qui, avec orgueil, combat contre nous par la puissance de ce roi impie. Renverse les projets insensés de l’imposteur; empêche la malice de sa volonté et fais-nous retourner de nouveau par des pensées de paix à la sainte Église, afin que, persécutée tout à coup, elle ne soit pas encore troublée par tes ennemis. Quand tous eurent fait intérieurement cette promesse à Dieu, qu’ils garderaient fidèlement leurs premières résolutions, ils envoyèrent comme leur interprète au roi celui-là même qui les avait protégés, comme s’ils étaient décidés à partager son impiété.[45]

Le roi, en entendant cela, transporté de joie, crut que les divinités lui étaient venues en aide pour changer et modifier les fermes résolutions des serviteurs de Dieu. On offrit alors un tribut d’adoration au Soleil, en l’honorant par des victimes et par toutes les cérémonies du magisme. Cependant l’insensé ne pouvait comprendre que la splendide lumière du Soleil de Justice dissiperait et renverserait ses projets ténébreux et qu’il anéantirait ses désirs pervers. Aveuglé par ce qu’on lui avait dit, il ne soupçonna point l’habile ruse avec laquelle on l’abusait. Il prodiguait à profession en leur faveur des présents et des terres, et il leur rendit de nouveau tous leurs honneurs et tous leurs domaines, en les élevant en rang et en gloire dans toute l’étendue de son empire. A chacun d’eux, il donnait, aux dépens du trésor, des villages et des bourgs; il les appelait ses amis bien-aimés, et, dans l’orgueil insensé de son obstination, il croyait qu’on avait échangé la vérité pour le mensonge.

Après cela, il rassembla une cavalerie nombreuse et il envoya non point quelques mages, mais plus de sept cents docteurs (vartabed) ayant à leur tête un grand prince, chef des mages.[46] En s’humiliant et en conjurant, il recommandait que jusqu’à son retour de la campagne suivie de la paix,[47] on eût à exécuter toute chose suivant sa volonté. On les accompagna de nouveau pendant la longueur du trajet, en leur prodiguant des faveurs et des honneurs jusqu’en Arménie. Ensuite le roi fit savoir ces heureuses nouvelles à beaucoup de temples du feu; il écrivait et il rendait compte aux mages et aux chefs des mages, ainsi qu’à tous les grands des diverses provinces, comment, avec l’aide des dieux, la puissance de ses armes avait triomphé.

Ces hommes perfides, sortant alors de leurs ténébreuses retraites, voulaient accomplir sans retard l’ordre qu’on leur avait donné. Ils firent savoir aux pays éloignés qu’on viendrait dans les contrées orientales. Avant d’arriver en Arménie, ils tirèrent les baguettes [magiques] et consultèrent le sort afin de savoir quel serait le pays que chacun d’eux devrait enseigner. En effet l’ordre royal était général; c’était le même pour le pays d’Arménie, comme pour les pays des Ibères, des Aghouank, des Lephin, des Aghdznik, des Gortouk, des Dzot et des Tasan[48] et pour tous les pays quelconques qui professaient en secret le christianisme dans l’empire de Perse.[49] Ils se hâtèrent avec un zèle insatiable de s’emparer des richesses de toutes les saintes églises, et, semblables à des démons, tous ensemble déployaient une fureur implacable. Ils rassemblaient beaucoup de soldats, et le perfide Satan, comme leur chef, se mêlait à eux, les exhortant toujours et les excitant à se hâter.

Ayant fixé l’époque du sixième mois, ils exigèrent, en vertu de l’ordre royal, que d’un navassart à l’autre, dans tous les lieux soumis à la puissance du grand roi, toutes les cérémonies de l’Église fussent abolies, qu’on fermât les portes des temples sacrés et qu’on y mit les scellés, que, par écrit et par inventaire, on donnât au fisc les ornements sacrés, que les chants des psaumes ne fussent plus entendus, qu’on ne récitât plus les livres des prophètes véridiques, que les prêtres cessassent d’enseigner le peuple dans leurs demeures, que les hommes et les femmes voués au Christ, qui habitent chacun des monastères, changeassent leurs vêtements pour s’habiller comme les séculiers. [Ils exigèrent] aussi en outre que les femmes des satrapes reçussent l’enseignement de la doctrine des mages, que les fils et les filles des nobles et du peuple fussent instruits publiquement par les mages, qu’on abolit et qu’on supprimât l’institution du saint mariage qu’ils avaient reçue de leurs ancêtres, suivant les commandements du christianisme, qu’au lieu d’une femme on en eût plusieurs, afin que la nation arménienne s’augmentât, que les filles s’unissent avec leurs pères, les sœurs avec leurs frères, les mères avec leurs fils et les petites-filles avec leurs aïeux, que les animaux qui servent à la nourriture ne fussent pas tués sans dire immolés, et ceci s’appliquait aussi bien aux agneaux qu’aux chèvres, aux bœufs, aux poules et aux porcs; qu’on ne fit pas de pâte avec de la farine sans employer le phantam;[50] que le fumier et les fientes ne servissent point d’aliment au feu. Ils [exigèrent] que les mains fussent lavées avec de l’urine de vache;[51] qu’on ne tuât point les castors, les renards et les lièvres; qu’on se débarrassât des serpents, lézards, grenouilles, fourmis et de toute espèce de vermine et qu’on les apportât sans tarder, rassemblés et comptés suivant la mesure royale.[52] [Ils exigèrent] enfin que tout ce qui concerne le service des fêtes, et ce qui est relatif aux victimes et aux immolations se fit suivant les rites et à des époques fixes et conformément à la mesure déterminée pour la cendre;[53] que tout ce que nous exigeons, [disaient-ils], soit exécuté de suite au commencement de l’année et qu’ensuite on dispose tout le reste.

Alors les mages et les chefs des mages, munis de cet édit, voyageaient nuit et jour pour arriver en Arménie; et, dans leur allégresse, ils ne se plaignaient point de la longueur du voyage.[54]


 

CHAPITRE TROISIÈME.

De l’union du saint clergé.

Bien que nous soyons incapable de raconter toutes les misères que souffrirent les troupes arméniennes durant [la marche] du détachement, cependant nous ne voulons pas nous taire et dissimuler les amertumes de cette tribulation. Nous en rapporterons même quelques-unes, pour nous unir à ceux qui versaient d’abondantes larmes sur nous et pour que, toi aussi, en les écoutant, tu pleures sur les infortunes de notre nation.

En effet, dans l’immense armée des Perses, tous ceux qui croyaient au saint Evangile du Christ, ayant appris l’apostasie odieuse des Arméniens, s’affligèrent beaucoup intérieurement, et ils se prosternèrent le visage [contre terre]. Beaucoup d’entre eux, plongés dans une tristesse profonde, l’esprit abattu, et avec d’abondantes larmes, adressèrent des reproches aux satrapes et blâmèrent l’assemblée du clergé. Ils les raillaient et disaient: « Que ferez-vous de la sainte Bible? ou porterez-vous les ornements de l’autel du Seigneur? peut-être oublierez-voua les bénédictions spirituelles, ou passerez-vous sous silence les paroles des Prophètes? avez-vous fermé vos yeux pour ne pas les voir et bouché vos oreilles pour ne pas les entendre? mais n’avez-vous pas retenu ces paroles dans votre esprit? Que ferez-vous du précepte du Seigneur: Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans le ciel, et devant les sains anges. »

Vous étiez les docteurs de la prédication évangélique; vous allez devenir les disciples de mensonges trompeurs. Vous étiez les maîtres de la vérité, vous allez enseigner les erreurs des mages. Vous étiez les vulgarisateurs de la force créatrice, maintenant vous attribuez cette force aux éléments. Vous étiez les adversaires du mensonge, maintenant vous serez plus faux que le mensonge. Vous avez été baptisés dans le feu et dans l’esprit, maintenant vous vous couvrirez de cendre et de poussière. Vous avez eu pour nourriture un corps vivant et un sang immortel, maintenant vous vous souillerez de la vapeur et de la fumée des victimes et de la corruption. Vous étiez les temples de l’Esprit-Saint, maintenant vous serez les autels des démons. Vous avez été, dès votre enfance, le peuple du Christ; maintenant dépouillés de votre gloire, vous danserez comme des démons en face du Soleil. Vous étiez les héritiers du Paradis, maintenant vous donnez vos âmes en héritage à l’Enfer. Ils sont menacés du feu inextinguible et vous vous consumerez avec eux. Le ver éternel leur est préparé, et vous préparez vos âmes pour le nourrir. Les ténèbres extérieures sont réservées pour eux; et vous, éclairés par la grâce, les accompagnerez-vous dans ces mêmes ténèbres? ils ont toujours été aveugles, et vous, deviendrez-voua aveugles avec eux? Leur fosse était déjà préparée, pourquoi y descendrez-vous les premiers? Comment apprendrez-vous les noms si nombreux de leurs dieux, dont pas un seul n’existe? Allégés de vos lourdes charges, voici que vous vous chargez de poids plus pesants; libres dès l’enfance, vous vous plongez honteusement dans un esclavage éternel.

« Si vous saviez et si vous pouviez voir, les cieux sont dans le deuil et la terre tremble sous vos pieds. Au ciel, les anges sont irrités contre vous, et sur la terre, les martyrs sont dans l’affliction. Ceux que vous aimez me font compassion et je gémis sur vous-mêmes. Car si un homme vous avait délivrés, et que vous-mêmes vous vous fussiez remis dans l’esclavage d’un autre maître, le premier ne devrait-il pas être très irrité contre vous? Or que ferez-vous du terrible commandement de Dieu? Je suis Dieu, il n’y en a pas d’autre que moi, et personne ne sera Dieu après moi. Je suis le Dieu jaloux; je punis les péchés des pères dans les enfants jusqu’à la septième génération. » Or, si les fils innocents portent la peine des péchés de leurs pères, quand ensuite ces mêmes enfants commettent le péché, ne leur fera-t-il pas porter en même temps la peine pour eux et pour leurs pères? Vous étiez pour nous un roc inexpugnable de refuge; lorsqu’il y avait danger, nous recourions à vous; maintenant le fondement de cette grande force a été renversé? Vous étiez notre gloire devant les ennemis de la vérité; maintenant vous êtes notre opprobre en face de ses ennemis. Jusqu’à présent, à cause de votre vraie foi, on nous épargnait aussi, et maintenant, par votre faute, nous sommes traités cruellement. Non seulement vous devrez en rendre compte devant le terrible tribunal de Dieu, mais encore vous serez responsables pour tous ceux qui seront tourmentés à cause de vous.

Ils dirent ces choses et d’autres encore aux principaux seigneurs, et ils accrurent ainsi leurs douleurs. Ceux-ci ne voulaient pas leur exposer ni leur confier leur projet, et il était impossible de se taire et de ne point répondre; le cœur déchiré, ils pleuraient amèrement. Partageant la même affliction, ceux qui les entendaient et ceux qui les observaient, étaient plongés dans un deuil inconsolable.

A ce moment, les prêtres, qui étaient dans l’armée, ne pouvaient cacher leur indignation; s’étant éloignés, ils quittèrent les satrapes et toute la foule, et envoyèrent en toute hâte un messager à cheval en Arménie.[55] Porteur de ces tristes nouvelles et déchirant ses vêtements, il arriva dans le conseil des évêques, et, tout en larmes, il se tenait devant eux, leur racontait toutes les persécutions qu’ils avaient supportées et ne leur communiquait pas leurs résolutions cachées.

En ce moment, les évêques partirent chacun pour leur diocèse, envoyèrent leurs chorévèques dans les villages, dans les campagnes et dans beaucoup de châteaux des cantons montagneux. Ils parvinrent à rassembler la foule des hommes et des femmes, des nobles et du peuple, des prêtres et des religieux; ils leur donnèrent des avis, les encouragèrent et les firent tous champions du Christ.

Comme première résolution, ils établirent que la main d’un frère se lèverait sur son propre frère qui violerait les préceptes de Dieu; que le père n’épargnerait pas son propre fils et que le fils n’aurait point égard au respect qu’il devait à son père; que la femme s’opposerait à son mari et que le serviteur se tournerait contre son propre maître; qu’enfin la loi divine serait la règle souveraine de tous, et que par cette loi, les coupables subiraient la peine de leurs crimes.

Lorsque tout fut arrangé et disposé, ils vinrent tous armés et couverts de leurs casques, l’épée au côté et le bouclier au bras; non seulement il y avait des hommes valeureux, mais il y avait aussi des femmes.

Pendant ce temps, les troupes arméniennes, avec tous les alliés et avec une foule de mages, arrivèrent en Arménie, le quatrième mois,[56] dans le grand bourg qui est appelé Ankgh.[57]

Ils y campèrent, s'y retranchèrent, et, en se réunissant, ils formèrent une foule considérable.

Vingt-cinq jours après, il arriva que le chef des mages, accompagné de beaucoup d'autres mages, alla un dimanche pour enfoncer avec violence les portes de l'église; et il voulait exécuter ce projet. Mais le saint prêtre Léonce (Ghévont), d'accord avec ses conseillers et beaucoup de membres du clergé, se trouva présent à ce moment, et l'en empêcha. Bien qu'il ne fût pas entièrement au courant de ce que pensaient tous les satrapes, ni de la force du chef des mages, cependant il ne voulut point attendre tous les évêques, ni laisser accomplir les ordres de l'injuste souverain. Alors une grande foule repoussa les soldats et les mages. On s'arma de pierres pour casser la tête des mages et du chef des mages, et après qu'on les eut forcés à rentrer dans leurs propres résidences, en exaltant le culte de l'Eglise, ils accomplirent sans interruption les cérémonies sacrées jusqu'au dimanche suivant. Après cette imposante manifestation, il arriva de toutes les parties de l'Arménie une multitude d'hommes et de femmes. C'est alors qu'on put voir leur grand désespoir et leurs tribulations. Il y en avait qui versaient des larmes amères, d'autres poussaient de grands cris qui montaient jusqu'au ciel; d'autres, devenus furieux, saisissaient leurs armes et préféraient la mort à la vie. Quelques-uns des membres du saint clergé, prenant entre leurs mains l'Evangile, priaient Dieu et l'invoquaient; d'autres souhaitaient que la terre s'entrouvrit pour leur servir de sépulture. Aussi ils inspiraient une grande crainte au chef des mages qui suppliait ses confidents de le délivrer de la mort et de le faire arriver en sûreté à la cour du roi.

En ce qui concernait le projet pour lequel il était venu, il leur disait: « Laissez-moi écrire au grand roi, pour qu'il sache ce qui arrive, pour qu'il révoque l'exécution de ses projets; puisque, quand même les dieux nous viendraient en aide, il serait impossible d'établir en Arménie la religion des mages, comme j'en ai déjà eu la preuve par l'union du saint clergé. En effet, si les mages étaient les soldats du pays, ils n'en pourraient sauver aucun du massacre, ni les étrangers, ni les frères, ni les enfants, ni tous leurs voisins, ni eux-mêmes. Des hommes qui méprisent les chaînes, qui ne s'effrayent point des tourments, qui ne se soucient pas de leurs biens, et ce qui est le pire de tous les maux, qui préfèrent la mort à la vie, que pourrait-on leur opposer?

J'avais déjà entendu dire à nos pères qu'au temps du roi des rois, Sapor (Schapouh), lorsque leur culte commença à se propager, à s'étendre, à remplir tout le pays des Perses et à pénétrer au delà de l’Orient ceux qui étaient les docteurs de notre loi, exhortèrent le roi à ne jamais repousser du pays la religion des mages, et il ordonna avec sévérité qu'on abolit le christianisme. Cependant, plus il voulut défendre [l'exercice de cette religion], plus elle se propagea; elle grandit et pénétra jusque dans le pays des Kouschans, et de là dans les parties méridionales et jusqu'aux Indes.

Dans le pays des Perses, ils étaient si courageux et si hardis qu'ils construisirent, dans toutes les villes du pays, des églises qui surpassaient en splendeur les résidences royales. Ils bâtissaient aussi des chapelles des martyrs; Ils les embellirent avec les mêmes ornements que les églises et ils élevèrent des monastères dans des endroits habités et dans des lieux déserts. Sans qu'aucun secours leur arrivât ouvertement, ils se multipliaient prodigieusement et ils s'enrichissaient de tous les biens terrestres. Nous ne connaissions pas la cause de telles richesses, mais nous savions seulement que tout le monde accourait à leurs enseignements. « Bien que le roi se saisit cruellement [de ces hommes] en les faisant arrêter pour les torturer et les faire mourir, cependant, plus il s'irritait et plus il se surexcitait, moins il put en diminuer le nombre. En outre, bien qu'on eût fermé et scellé les portes des églises dans tout le pays, ils convertirent en églises leurs maisons, et, dans chaque localité, ils accomplissaient leurs cérémonies, ils se considéraient eux-mêmes comme autant d'autels de martyrs, et ils estimaient plus la construction d'un temple humain que celle des églises de pierre. Les épées des meurtriers s'émoussèrent, mais leur constance ne faiblit pas; les ravisseurs de leurs biens se fatiguèrent et le butin s'accrut et s'augmenta chaque jour. Le roi était furieux et les ministres de sa fureur étaient très irrités. Eux au contraire, toujours prêts et satisfaits, s’apportaient toutes les angoisses des tourments et [acceptaient] avec résignation la dévastation de leurs biens.

Le roi, voyant qu'ils couraient à la mort sans se plaindre, et comme de saintes brebis pour lécher le sel céleste, fit suspendre leurs tourments et cesser leurs afflictions. Il ordonna aux mages et aux chefs des mages qu’on cessât de les persécuter et que le mage, le manichéen (Zantig), le juif, le chrétien et tous ceux de quelque religion que ce soit, restassent fermes et tranquilles dans leur croyance, dans les différentes provinces de la Perse. Alors le pays jouit d’une paix durable, et toutes les agitations causées par les persécutions cessèrent. Car, à cause des troubles de notre paya, les Occidentaux (les Grecs) s’étaient mis en mouvement, en entraînant tout le Dadjgastan (pays des Dadjig.)

« Ces choses, nous les savons pour les avoir entendues; mais ce que j’ai vu de mes propres yeux me semble encore plus grave. Or, toi qui es le marzban de ce pays,[58] tu dois écrire pour démontrer à la cour du roi la rapidité de leur accord, et avec quelle hardiesse ils n’ont tenu aucun compte des ordres royaux. Et si nous ne nous étions pas hâtés, si nous n’avions pris la fuite, pas un seul de nous n’eût échappé à la mort. Or, si des hommes sans défense déploient tant de hardiesse, qu’ils rassemblent même des troupes, qui donc pourra s’opposer à leurs attaques?

« Quant à moi, j’ignorais l’union indissoluble du clergé, puisqu’il est bien différent d’entendre ou de voir de ses propres yeux. Toi qui, dès ton enfance, fus élevé dans leur religion et qui connais véritablement la fermeté d’âme de ces hommes, qui, sans répandre le sang, ne maous permettraient pas de toucher à leurs églises, pourquoi n’as-tu pas exposé sincèrement [tout ceci] en présence du roi? Tu es en effet le plus grand de tous les satrapes; tout le pays est confié à ton commandement, pourquoi donc n’en as-tu pas pris plus de soin? Autrefois tu étais prudent, je le savais; mais cette fois tu n’as point agi judicieusement. Autrement, il est manifeste que tu es d’accord avec eux, et que c’est par ton conseil que mes soldats et moi, nous avons été maltraités.

« Or, s’il en est ainsi et que tu ne veuilles pas embrasser le magisme, agis sans crainte du roi. Je l’écris et je le signifie à la porte du chef suprême des mages, au vice-intendant et au général en chef, afin qu’ils persuadent le roi de révoquer son premier ordre, et qu’on laisse chacun, selon sa volonté, s’accoutumer peu à peu à la religion des mages. Ainsi, ceux qui l’embrasseront, prouveront qu’ils ont suivi avec attachement l’ordre royal. En effet, ce pays est une province, et si on lui cause quelque dommage, les habitants dispersés émigreront peut-être ailleurs; et si la province était dépeuplée, il t’adviendrait également de grands reproches de la cour royale. »

Le marzban répondit au chef des mages, et dit: « Toutes ces choses auxquelles tu m’exhortes et que tu m’as dites sont vraies; la première pourtant que nous n’avions point sue, tu l’as vue et nous en éprouvons un grand regret. En attendant, fais tout ce que je vais te dire et tu en seras satisfait. Prends patience, et cache tes projets au plus grand nombre; révèle-toi seulement à ceux que je te nommerai, jusqu’à ce que je me fortifie, en rassemblant des soldats à notre aide et peut-être même en rompant l’accord du clergé. Car, si je puis réussir en ceci, je sais que je pourrai aussi mettre à exécution le projet du roi. »

Aussitôt, en faisant une levée dans la province de Siounie, il grossit son armée pour venir en aide aux mages et au chef des mages, et puis il dit: « Fais venir de la Porte un édit, afin que les dix mille cavaliers qui sont dans le pays des Aghouank viennent en Arménie pour passer leurs quartiers d’hiver. Quand nous les aurons sous la main, il n’y aura personne qui puisse violer l’ordre royal. »

Le chef des mages répliqua, et dit au marzban: « Ce projet est encore contraire à mes paroles, puisque si nous combattons à outrance contre ce pays, il sera détruit et nous ne serons pas exempts d’inquiétudes. Ce sera pour nous et pour la cour royale un grand dommage. »

Le marzban ne voulut même pas l’écouter, parce qu’il professait avec un grand amour la religion perse. Dès lors, il s’efforça d’attirer à lui les uns par de l’argent, les autres par des flatteries, par des menaces terribles, et, en les effrayant, il jetait la terreur parmi tout le peuple. Il augmenta la splendeur des banquets de chaque jour; il allongeait les heures de la joie, en passant de longues nuits dans les chants de l’ivresse et dans les danses impudiques; il cherchait à rendre agréables à quelques-uns la musique et les chants des infidèles, et il louait beaucoup les ordonnances du roi. Il avait aussi rapporté de la cour beaucoup de richesses, et il corrompait un grand nombre de gens avec de l’argent, des présents et des honneurs. En employant beaucoup de ruses, il séduisait les simples et les attirait à lui.

Mais, en voyant cela, les saints évêques, encore plus affligés, s’excitèrent à une union plus intime et avec une habile adresse, ils divisèrent toute l’armée en deux partis. Ayant appris que le prince impie de Siounie avait l’âme ulcérée par de mortelles plaies, ils s’en éloignèrent, en l’évitant et en le fuyant. Une nuit qu’ils tenaient conseil avec tout le clergé, ils y appelèrent le général en chef des troupes;[59] ils l’interrogèrent, l’éprouvèrent et connurent sa ferme résolution, car il ne s’était éloigné en aucune manière de l’amour du Christ. Tous ensemble prièrent pour lui et le reçurent à la communion. Par son moyen, beaucoup de ceux qui s’étaient éloignés furent gagnés à la première union; ils vinrent, et on réunit des troupes nombreuses de soldats. De cette manière, ils s’éloignèrent encore plus des mages, du chef des mages et de l’impie Vasag.

Celui-ci excita de plus en plus le chef des mages et s’empara tellement de son esprit, qu’il l’empêcha de prévoir l’issue des choses. Il mit des mages dans toutes les maisons des satrapes, prépara de somptueux festins, sacrifia des animaux destinés à être mangés, donna comme nourriture à ceux qui étaient baptisés, de la chair immolée, et il leur fit adorer le Soleil. Lorsque cette odieuse profanation commença à se répandre dans tout le pays, les femmes même des soldats eurent l’audace, un dimanche, d’éteindre les lumières de l’église et de déchirer les vêtements des religieuses.

En voyant ces déplorables désordres, tous les saints évêques réunis, prenant dans leurs mains l’Evangile, se présentèrent à la demeure du général en chef où étaient rassemblés les soldats arméniens, et sans demander l’autorisation, ils y pénétrèrent. Ils élevèrent la voix et dirent: « Nous vous supplions tous par le saint Evangile: Si le marzban et le chef des mages commettent ces exécrables infamies, d’accord avec vous, d’abord prenez nos tête s, et puis emparez-vous de l’Eglise. Mais s’ils font le mal sans votre assentiment, qu’aujourd’hui on leur en fasse porter la peine. »

Or ceux qui se trouvaient dans la maison du général en chef, se tenant debout, élevèrent unanimement leurs voix vers Dieu et dirent: « Toi, Seigneur, qui scrutes tous nos cœurs, tu n’as aucun besoin du témoignage des hommes. Nous ne nous sommes pas éloignés de toi par le cœur, tu le sais bien; aujourd’hui cependant juge-nous suivant nos péchés. Mais si nous sommez fermes dans la foi du saint Évangile, toi, Seigneur, viens à notre aide et remets entre nos mains les ennemis de la vérité pour en faire ce que nous voudrons. »

Ayant dit cela, ils courbèrent la tête jusqu’à terre, et ils reçurent la bénédiction de l’Evangile et des évêques. Un des satrapes qui se trouvait là bien qu’il fût de leur parti, ne s’unit pas à eux dans ce solennel témoignage, et sur le moment même, il fut lapidé par eux.[60] Un grand trouble agita alors l’esprit de chacun.

Tous alors, remplis d’indignation, s’enflammèrent à l’envi d’un grand zèle, et leur cœur battait [en pensant] à tout ce qu’ils avaient vu. Ils ne se soucièrent plus des présents du roi et ils méprisèrent ses ordres terribles. Ils coururent promptement aux armes, et toute la nuit ils se préparèrent au combat.[61] Au lever du soleil, partageant l’armée en trois corps, ils se mirent en campagne. Le premier corps était à l’est, le second à l’ouest et le troisième au nord. Entourant le gros de l’armée [perse], ils attaquèrent son centre et massacrèrent beaucoup de soldats.[62] Ils firent prisonniers beaucoup de personnages importants et ils les renfermèrent dans les forteresses qui étaient en leur pouvoir. En réunissant dans un même lieu la masse du butin et les dépouilles du camp, ils les conservèrent, comme s’ils en avaient reçu l’ordre de la cour royale.

Ensuite le marzban, ayant été fait prisonnier, s’unit à eux en jurant de tenir son serment, se repentant de s’être séparé d’eux, et, faisant acte de pénitence, il se jeta aux pieds des saints évêques, les embrassa avec tendresse, les suppliant de ne pas le repousser avec mépris. Deux ou trois fois il renouvela son serment sur l’Evangile, en présence de la multitude. Il répétait et renouvelait son serment, le confirmait sur l’Evangile, et il priait qu’on s’en remit à Dieu pour la vengeance, et qu’on ne le fit pas mourir sur une condamnation des hommes. Eux, bien que très convaincus de sa profonde hypocrisie, et qu’il les tromperait en revenant à ses anciennes erreurs, ne voulurent point le punir de ses fautes antérieures, et ils en laissèrent la condamnation au saint Evangile.

Ceux qui étaient venus piller les saints trésors de l’Eglise, se présentèrent malgré eux avec leur butin, et se mirent à la discrétion des saints évêques et des soldats. On déchira et on méprisa l’édit du roi, et comme on avait triomphé par la vertu de Dieu, les hommes, les femmes et toute la foule du peuple, rendant grâces, s’écriaient et disaient: « Nous sommes prêts à être persécutés et à mourir, à subir tous les tourments et toutes les tortures pour les saintes églises que nos anciens pères ont fondées en l’honneur de la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par laquelle nous fûmes de nouveau créés, pour l’unique espérance de la foi, par le baptême de Jésus-Christ. C’est pourquoi nous voulons renouveler nos âmes par les tourments et par le sang, puisque nous reconnaissons pour notre père le saint Evangile, et pour mère l’Eglise catholique et apostolique, et personne, même en soulevant de perfides obstacles, ne nous séparera d’eux. »

A partir de ce moment, le maître ne se montrait plus le supérieur du serviteur; le noble ne paraissait pas plus dans l’aisance que l’homme du peuple affligé; ni l’un ni l’autre ne semblaient devoir faiblir dans leur constance. Il n’y avait plus qu’une seule préoccupation dans le cœur de tous, des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants, et de ceux enfin qui étaient unis dans le Christ, car unanimement ils s’étaient couverts de la même armure, ils s’étaient revêtus de l’unique cuirasse de la foi, par les enseignements du Christ; et les hommes et les femmes s’étaient ceints les reins de la ceinture de la vérité.

Dès lors, on méprisait l’or, et personne ne prenait d’argent pour son usage; exempts d’avarice ils le dédaignaient, et on se souciait peu des vêtements précieux qui étaient une marque d’honneur. Les biens eux-mêmes, aux yeux de leurs propres possesseurs, étaient considérés comme choses sans valeur; ils se regardaient les uns les autres comme autant de cadavres et ils préparaient leur sépulture, estimant que leur vie est une mort, et que leur mort est une véritable vie.

C’est pourquoi on leur entendait répéter souvent: « Mourons seulement en héros, et ayons-en le nom et la renommée, afin que le Christ vive en nous, lui à qui il est facile de renouveler de la poussière, nous tous et ceux qui sont déjà morts, et de nous rémunérer chacun selon nos œuvres ».

En disant cela et bien d’autres choses encore, ils se consolaient mutuellement; les soldats préparaient de nouveau leurs armures, les fidèles persévéraient dans d’incessantes prières, et ceux qui vivaient d’abstinence, se mortifiaient dans le jeûne. Les voix des ministres ne cessaient de se faire entendre tout le jour et toute la nuit, et chantaient des hymnes sacrés; la lecture des livres divins n’était interrompue à aucune heure, et ceux qui les expliquaient, n’interrompaient jamais la consolation de la céleste doctrine.

En ce temps-là, ils assaillirent de nouveau les châteaux et les bourgs que les Perses occupaient çà et là, dans des lieux fortifiés du pays, et ils renversaient et détruisaient leurs habitations. Premièrement la grande ville d’Ardaschad avec ses faubourgs; puis ils prirent les inaccessibles forteresses de Karin, d’Ani, d’Ardakers et leurs bourgs; Erganort, Arhin et leurs faubourgs; Partzrapoul, Khoranisd, Dzakhanisd, Oghagan, localité bien fortifiée, et avec elles, leurs villages; Arpanela, le bourg de Van avec ses bourgs, Kréal, Goboïd, Orod et Vasagaschad.[63]

S’étant emparés de toutes ces villes dans la même année, avec leurs villages et leurs dépendances, avec leurs soldats et leurs chefs, ils les démantelèrent et emmenèrent en captivité les hommes et les femmes avec leurs richesses et leurs biens, avec tous leurs précieux trésors et leurs meubles; ils démolissaient leurs demeures; ils incendiaient les maisons des ministres et les adrouschan; ils purifiaient les profanations de l’idolâtrie et ils s’emparaient des temples, de leurs ornements qu’ils enlevaient et déposaient dans la sainte église; et par le moyen sacré des prêtres, ils les consacraient au service de l’autel. Au lieu des infâmes cérémonies des païens qu’ils abolirent en tous lieux, ils dressaient la croix rédemptrice du Christ; ils élevaient le très saint autel, et ils célébraient pieusement le sacrement vivifiant. Ils rétablissaient aussi dans les mêmes localités les ministres et les prêtres, et toute la terre se réjouissait dans une ferme espérance.

Tandis qu’avec tant de zèle ils accomplissaient dignement ces entreprises héroïques, on reconnaissait en eux tous la grâce divine, de sorte que quelques soldats arméniens de la partie orientale du pays, sans en avoir reçu l’ordre, envahirent la province d’Adherbadagan, et causèrent çà et là beaucoup de dommages, en s’emparant, en renversant et en détruisant beaucoup d’adrouschan.

Les soldats se jetèrent sur ceux qui se trouvaient dans les grandes forteresses, en faisant le signe de la croix. Il y eut même deux châteaux-forts qui s’écroulèrent sans que personne y eût touché; en sorte que tous les habitants de la contrée, épouvantés de cet étonnant prodige, mirent eux-mêmes le feu de leurs propres mains aux adrouschan et, abjurant le magisme, ils confessèrent le saint Evangile.

D’autres grands succès étaient accomplis par les troupes, parce que là où il n’y avait plus d’espérance, et alors qu’on invoquait le nom de Dieu, [les ennemis] étaient saisis d’un grand effroi, et chacun racontait à son voisin des visions nouvelles et merveilleuses. Les étoiles brillaient dans le ciel avec plus d’éclat et de lumière qu’à l’ordinaire, et tous les enfants du pays s’armaient de courage comme des guerriers.

Plusieurs jours après, le général en chef des Aghouank[64] arriva avec le saint évêque de la province et, animant ses soldats, il leur disait: « L’armée perse qui est dans le pays des Huns est de retour; elle est venue et elle est entrée dans notre province avec beaucoup de cavalerie de la Porte. En outre, ayant amené avec eux trois cents docteurs mages, ils ont semé la division dans le pays et ont attiré à eux un grand nombre de gens. Ils voulaient s’emparer de l’Eglise, et par ordre du roi, ils disaient pour les effrayer: Si vous acceptez spontanément la religion, vous obtiendrez de lui des dons et des honneurs, et la cour vous exemptera de tributs. Mais si vous ne la recevez pas volontiers, nous avons l’autorisation de dresser des adrouschan dans les villes et dans les campagnes, d’y allumer le feu de Vram,[65] et d’y établir des mages et des chefs des mages, comme juges de tout votre pays. Si quelque téméraire s’oppose à tout ceci, il sera condamné à mort et sa femme et ses enfants deviendront esclaves de la cour royale.

En apprenant cette triste nouvelle, l’armée arménienne ne perdit pas courage. On rassembla de nouveau tous les gens du pays à propos de ces messagers de fâcheuses nouvelles qui étaient arrivés. D’un commun accord, on leur donna des paroles d’encouragement en les congédiant, afin d’essayer de les abuser et d’empêcher leurs perfides projets, en usant d’artifice, afin qu’ils ne se saisissent point des membres de leur saint clergé. S’étant ensuite réunis en conseil, ils cherchèrent à conjurer les événements par la force de Dieu.

Dans le même temps, ils envoyèrent dans le pays des Occidentaux un des grands satrapes, Adom, de la maison des Kénouni,[66] pour donner avis de toutes les perfides résolutions du roi d’Orient, et aussi pour déclarer que dans leur ferme résolution, ils avaient, par leurs actes, foulé aux pieds l’ordre odieux du roi et mis à mort un grand nombre de mages. Ils imploraient aussi leur secours efficace et promettaient de se soumettre à eux s’ils le désiraient, Voici la copie de la lettre qu’ils écrivirent à l’empereur Théodose:[67] « Joseph évêque, avec un grand nombre de ses évêques et avec toutes les troupes arméniennes; Vasag marzban et Nerschapouh Remposian, avec les généraux et tous les grands satrapes, à l’illustre empereur Théodose, nous réitérons notre salut à toi et à toutes tes troupes! C’est par ta bonté magnanime que tu domines sur la mer et sur la terre, et il n’y a personne au monde qui s’oppose à ton invincible puissance. Nous possédons des témoignages irréfragables que tes valeureux ancêtres, maîtres de l’Europe, s’avancèrent, puis s’emparèrent des régions asiatiques depuis les frontières des Seres jusqu’aux contrées de Gaderon,[68] et il ne s’est trouvé aucun rebelle qui se soit soustrait à leur domination.

« Ils se plaisaient à désigner l’Arménie comme une possession chère et délicieuse, parmi celles de leur immense empire. C’est pourquoi, en souvenir de cette ancienne affection, notre roi Tiridate, dès son enfance, et afin d’échapper à ses oncles cruels et parricides, fut élevé sur la terre des Grecs; puis, reconnu roi par vous, il reconquit l’héritage paternel. Il reçut en même temps la foi du Christ par l’intermédiaire du saint archevêque de Rome, qui avait illuminé les contrées ténébreuses du Nord. Maintenant les fils égarés de l’Orient veulent nous enlever notre foi; mais nous, pleins de confiance dans ta vaillance et ta générosité, nous avons déjà résisté à leurs ordres et nous sommes encore disposés à le faire. Nous préférons mourir en servant Dieu, plutôt que de vivre en apostasiant. Si ta veux nous protéger, nous obtiendrons une double vie et nous éviterons la mort. Pourtant si tu tardes encore, la violence de cet incendie se communiquera peut-être à beaucoup d’autres provinces.

Lorsque cette lettre suppliante du pays d’Arménie eut été présentée et lue au grand empereur, on chercha et on consulta beaucoup de livres contenant d’anciens documents, et on y trouva ce même pacte d’alliance. Or, tandis que le bienheureux Théodose prenait avis de tout le sénat (Singghidos) et voulait terminer les choses pacifiquement, — il s’y était intéressé de tout cœur, afin que les églises des Orientaux ne fussent pas saccagées par les païens odieux, — tout à coup il arriva au terme de son existence. Sa mort amena un funeste résultat pour ces secours [qu’il avait promis].

L’empereur Marcien lui succéda sur le trône. Cédant aux conseils de ses perfides conseillers, le général Anatole et le Syrien Eulalius (Ephlalios),[69] tous deux hommes vils et iniques et en même temps irréligieux, il ne voulut pas accepter le pacte d’alliance des croyants qui avaient résisté de tout leur pouvoir à la perversité des païens. Ce prince pusillanime préférait conserver l’alliance avec les païens, pour conserver une paix terrestre, plutôt que de secourir par les armes les chrétiens. A cet effet, il expédia en toute hâte ce même Eulalius comme ambassadeur au roi de Perse, et il s’engagea, par un traité d’alliance, à ne point venir en aide aux troupes arméniennes, soit avec des armées, soit avec des armes, soit enfin par aucun autre moyen.

Les choses étant convenues de la sorte, et tout espoir de secours étant anéanti, les saints évêques reprirent un nouveau courage et enflammèrent le zèle des troupes arméniennes. Bien que songeant à leur faiblesse et à l’alliance des souverains, cependant ils ne se laissèrent point abattre et s’armèrent de courage, et répétant leur première résolution: « Nous sommes décidés à combattre et à mourir. Il est facile à Dieu de repousser avec une poignée d’hommes les efforts d’un grand nombre, et d’exécuter des choses sublimes avec des moyens insuffisants. »

Quoiqu’ils n’eussent ni roi pour chef, ni aucun étranger pour allié, néanmoins par le seul sentiment de courage et par les consolations des saints docteurs, ils se réunirent aux troupes des satrapes de chaque famille, et ils arrivèrent promptement au rendez-vous fixé, avec beaucoup d’autres cavaliers de l’ancienne cour. Ils partagèrent ensuite toute l’armée en trois corps. Ils confièrent le premier corps à Nerschapouh Remposian, en le chargeant de la défense du pays, auprès des confins de l’Adherbadagan. Ils donnèrent le second à Vartan, général des Arméniens, pour qu’il se portât sur les confins des Ibères, contre le marzban de Djor, qui était venu pour ruiner les églises des Aghouank. Ils remirent enfin le troisième corps à Vasag, prince de Siounie, qui intérieurement ne s’était jamais détaché du culte des païens.[70]

Vasag prit avec lui et choisit ceux dont il savait que la foi était tiède: le prince des Bagratides avec ses troupes, le prince des Khorkhorouni avec ses troupes, le prince des Abahouni avec ses troupes, le prince des Vahévouni avec ses troupes, le prince des Balouni avec ses troupes, le prince des Kapélénian avec ses troupes, et le prince d’Ourdz avec ses troupes. Il attira encore à lui beaucoup d’autres soldats de la maison royale et quelques nobles des autres maisons. Par une infâme trahison, il se retira perfidement dans les forteresses de son domaine, et il pénétrait adroitement, par une insigne hypocrisie, au milieu des troupes perses, pour inquiéter le pays des Aghouank.

Durant ce temps-là, il expédiait en hâte, de sa retraite bien fortifiée, des courriers à l’armée perse: « Voici que j’ai rompu l’union du clergé arménien; j’ai fait diviser l’armée en trois corps: le premier, je l’ai fait partir pour les pays de Her et de Zaravant;[71] le second est en mon pouvoir, et je ne lui laisse point la liberté de nuire aux troupes du roi. Ensuite, j’ai fait disperser dans tout le pays tous les guerriers qui se trouvent dans cette contrée. Le troisième corps, qui est faible et peu nombreux, je l’ai confié à Vartan, dans l’Aghouank. Avance-toi bravement contre lui et ne crains pas d’en venir aux mains; je sais qu’ils seront mis en déroute par tes prouesses. »

Il écrivit et fit connaître ces choses au marzban nommé Sépoukhd, qui, en apprenant de Vasag tous ces faits encourageants et s’étant parfaitement assuré que le général des Arméniens venait à sa rencontre avec une troupe peu nombreuse, ne resta plus dans le pays de Djor; il rassembla tous ses soldats, et, traversant aussitôt le grand fleuve Cyrus (Gour), il se porta au-devant de lui dans le pays des Ibères, en face de la ville de Khaghkhagh, séjour d’hiver des rois Aghouank.[72] Il arriva et se retrancha tout à l’entour avec son armée, et formant un camp sur toute l’étendue de cette plaine, il s’y enferma. Puis les soldats, ayant préparé toutes leurs armes, s’encouragèrent pour le combat [qu’ils devaient livrer] à l’armée arménienne.

Cependant l’intrépide Vartan et toutes les troupes qui étaient avec lui, voyant les dispositions de la formidable armée des païens, s’aperçurent alors combien ils étaient inférieurs en nombre. Cependant, bien qu’ils fussent en plus petit nombre, les Arméniens ne s’épouvantèrent pas de la multitude des ennemis, et tous, d’un commun accord, se rassemblèrent en levant les mains vers le ciel et s’écrièrent: « Juge,[73] ô Seigneur ! ceux qui jugent; combats contre ceux qui combattent contre nous; défends-nous avec tes armes et ton bouclier; mets en déroute et renverse la multitude de ces impies. En face du grand étendard de ta rédemption, dissipe et brise l’union injuste de tes ennemis; donne à nous, qui sommes en si petit nombre, la gloire de la victoire sur cette innombrable multitude. Nous ne sollicitons point cette faveur par une vaine ambition de gloire pour de stériles mérites, ni par une avarice cupide pour obtenir une grandeur passagère, mais pour que tous ceux qui obéissent à la prédication du saint Evangile, reconnaissent et apprennent que tu es le Seigneur de la vie et de la mort, et que le triomphe et la défaite sont dans ta main. Nous sommes tout prêts à mourir pour ton amour; mais, si nous pouvons les anéantir, nous serons les vengeurs de la vérité. »

Ayant prononcé ces paroles, ils réunirent les troupes et marchèrent à l’assaut. Ayant culbuté l’aile droite, ils s’élancèrent sur l’aile gauche; ils passaient tous les ennemis au fil de l’épée sur le champ de bataille et les mirent en fuite jusque dans les forêts situées sur les rives profondes du fleuve Lophnas. Là, quelques seigneurs de race royale résistèrent au roi de Paghassagan[74] et firent tomber de cheval un des satrapes arméniens de la race de Timaksian; puis ils tuèrent Mousch et blessèrent Kazrig.

Pendant ce temps-là, Arschavir Arscharouni levant les yeux pour observer, rugit comme un lion et s’élança comme un sanglier. Il frappa et tua le brave Vourg, frère du roi des Lephin, et massacra en même temps beaucoup de gens de sa suite. Il fit mordre aussi la poussière à beaucoup d’hommes valeureux, et comme résultat de cette affaire, il y eut encore plus de guerriers noyés dans le fleuve, que de tués par l’épée et courbés par terre. La grande quantité de cadavres épars avait changé en sang les eaux limpides du fleuve; on ne trouva pas un seul ennemi caché ou fugitif dans les bosquets épais de ces plaines. Cependant, un des soldats ennemis traversait avec ses armes le grand fleuve, monté sur son cheval, et il s’était non sans peine échappé du combat. Il porta la triste nouvelle [de cette défaite] aux survivants de l’armée qui s’étaient enfuis dans la grande ville.[75]

Ensuite les soldats arméniens, ayant cessé le combat, revinrent pour dépouiller les morts, recueillir tout le butin de l’armée, fouiller les cadavres, ramasser beaucoup d’argent et d’or, des armes, les ornements des personnages de marque et des coursiers fougueux. Ils se portèrent ensuite avec une grande valeur à l’attaque des châteaux et des villes que les Perses possédaient dans le pays des Aghouank. Combattant avec ardeur, ils incendièrent leurs retraites bien défendues, tuèrent un grand nombre de mages qui étaient venus pour ruiner la contrée, et ils passèrent au fil de l’épée tous ceux qu’ils rencontrèrent dans les bois, puis ils les abandonnèrent en pâture aux oiseaux de l’air et aux animaux de la terre. Ils purifièrent les lieux où se trouvaient des victimes immondes et ils affranchirent les églises qui furent délivrées d’incalculables persécutions.

Beaucoup de satrapes et de gens du pays d’Aghouank qui, pour le nom de Dieu, étaient dispersés et répandus dans des lieux sûrs du mont Gabgoh, en voyant le succès que Dieu avait procuré par l’intermédiaire de l’armée arménienne, se rassemblèrent et se réunirent aux soldats, et s’étant unis et alliés avec eux, ils participèrent à l’œuvre de la délivrance. Ensuite, ils se portèrent dans les défilés des montagnes des Hum que les Perses occupaient fortement. Ils prirent et ruinèrent les fortifications du défilé, mirent en déroute Les soldats qui y tenaient garnison et ils confièrent le passage à Vahan, de la famille des rois Aghouank. Dans tous ces combats, personne ne fut blessé, à l’exception d’un bienheureux qui termina sa vie en martyr dans cette grande bataille.[76]

Aussitôt après, les Arméniens envoyèrent de cet endroit celui à qui était confiée la garde du défilé, comme ambassadeur dans le pays des Huns et chez beaucoup d’antres peuplades barbares, alliées des Huns, afin qu’on s’engageât de part et d’autre et qu’on signât un traité d’alliance indissoluble. Ces peuples, en entendant toutes ces communications, accoururent aussitôt et furent témoins de la victoire remportée. Ils s’empressèrent d’accepter le traité, en prêtant serment suivant leur religion; ils reçurent également celui des chrétiens, qui [jurèrent] de garder l’alliance avec eux fidèlement.

Après que ces choses eurent été réglées et qu’ils se furent fortifiés mutuellement, et que les Arméniens se furent paisiblement établis dans cette contrée, il arriva d’Arménie un porteur de tristes nouvelles. Se frappant le front, et déchirant ses vêtements à cause de Vasag, [il dit]: « Désertant la religion chrétienne, Vasag a ruiné beaucoup de localités du pays d’Arménie, particulièrement les résidences royales d’hiver, dans lesquelles se trouvaient des troupes, Karni, Eramon, Treshanaguerd, magnifique construction, Vartanaschad, le fort d’Oschagan, Parakhod, Artians, le bourg de Dzoghguerd, le château d’Armavir, le bourg de Govasch, Aroudj, Aschnag et tout le pied d’Arakadz, la province d’Ardaschad avec sa capitale Ardaschad, tous les villages et les bourgs qui l’environnent;[77] les prenant, les dévastant, les incendiant, et mettant en fuite toutes vos familles, il les expulsa de leurs propres maisons. Il s’est emparé des saintes églises, il a emprisonné les familles des ministres et il a chargé ceux-ci de chaînes et les a jetés en prison. Quant à lui, il parcourt le pays avec ses troupes pour le ravager et le saccager. L’année qui était dans l’Adherbadagan, n’arriva point pour secourir les habitants dans l’intérieur du pays; les soldats qui étaient là, fuyant le traître, sont allés sur les confins extrêmes de la province, mais toutefois ils conservent avec vous le pacte d’union pour l’amour du Christ. Quant à ceux qui étaient avec Vasag, les uns ont déserté leurs postes, mais beaucoup d’autres ont été séduits par sa perversité.

On leva le camp de l’endroit où il était établi, pour retourner en toute hâte en Arménie, avec un butin considérable et de grandes richesses. Ils chantaient avec allégresse et disaient à haute voix: « Célébrez[78] le Seigneur parce qu’il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle; il a frappé les grands et anéanti les princes valeureux, parce qu’il est bon et que sa miséricorde est éternelle. »

Chantant ce psaume jusqu’à la fin et le terminant par des prières, ils glorifiaient la sainte Trinité. Cependant le général [Vartan] veillait sur tous les rangs de l’armée, et établissant une avant-garde, une arrière garde, des éclaireurs sur les flancs, et il les fit arriver sains et saufs, en trente jours, près des frontières de la patrie.

On raconta à l’apostat Vasag, et aux princes qui étaient avec lui, les éclatants faits d’armes de l’armée de Vartan dans le pays des Aghouank, comme aussi l’alliance avec les Huns. Avant d’en venir aux mains avec eux, il fuyait à la faveur de la nuit dans les lieux fortifiés de ses domaines; il s’éloignait avec tant de précipitation que, malgré lui, il abandonna les prisonniers et le butin qu’il avait faits dans la province d’Ararat, et il prit la fuite.

Cependant l’hiver étant arrivé, et l’ennemi ayant épuisé les vivres de l’armée, [Vartan] ne pouvait plus nourrir les soldats rassemblés en un seul endroit. Alors il les dispersa çà et là dans différentes localités de la province, afin qu’ils y prissent leurs quartiers d’hiver. Il ordonna qu’ils préparassent leurs armes pour le printemps il garda auprès de lui comme auxiliaires quelques soldats de l’armée et les principaux satrapes, et il employait sa force à se maintenir dans les résidences royales.

Il envoya ensuite de nombreuses troupes dans la province de Siounie, soumit et subjugua beaucoup de cantons, et réduisit à une telle détresse Vasag et ceux qui étaient avec lui, que cruellement éprouvés par la famine, ils mangeaient sans exception les ânes et les chevaux morts. D’autres malheurs fondirent encore sur l’apostat, de telle sorte que l’assemblée des saints évêques et de tout !e clergé déplorait amèrement des tourments si cruels. En effet, des hommes et de faibles femmes s’en allaient à pied et sans chaussures, et des enfants étaient brisés contre les pierres et étaient jetés sur les chemins.

En souvenir des succès remportés par ceux qui craignaient Dieu, tous les évêques et les prêtres donnèrent l’ordre au pays de faire, pendant tout le mois de khaghotz,[79] des jeûnes et d’adresser des prières à Dieu, et de fêter ensemble la célébration de la victoire obtenue dans cette bataille avec le saint anniversaire de l’Epiphanie du Christ, afin qu’à ce grand souvenir fût à jamais attachée l’éternelle fête divine. Les saints évêques écrivirent aussi quelle protection Dieu avait providentiellement accordée à l’Arménie, et ils envoyèrent cet écrit dans le pays des Grecs, à la grande capitale,[80] au saint clergé, afin qu’eux aussi, en adressant à Dieu des prières, lui demandassent [pour les Arméniens] d’achever [leur tâche] comme ils l’avaient commencée.

Ayant mis en liberté un des principaux prisonniers perses et le faisant comparaître devant les satrapes, ils s’entretinrent avec lui et lui exposèrent tous les malheurs arrivés. Soit par la dévastation des provinces, soit par le massacre des troupes royales, soit enfin par toutes les autres circonstances qui devaient surgir. En lui exposant toutes ces choses, on mettait en parallèle les accusations des deux partis, celle des croyants et celle des apostats; comment les premiers avaient été injustement et sans raison tourmentés, afin de les éloigner de la foi de leurs pères; la trahison du rebelle Vasag; comment il avait trompé le roi en engageant la parole des Arméniens qui auraient embrassé le magisme; comment enfin, tandis que personne ne s’était engagé avec lui verbalement, il les avait trompés de sa propre volonté. Quant on lui eut fait comprendre toutes ces choses, ils l’envoyèrent [en Perse] comme ambassadeur, afin qu’il les défendit et qu’il trouvât le moyen de sauver leurs frères de la tribulation.

Ces premières et tristes nouvelles étaient déjà parvenues [à la cour] par l’impie Vasag; il annonçait les terribles calamités qu’avaient souffertes les troupes royales et toute l’accusation retombait sur le saint clergé de l’Eglise. Cet homme perfide voulait seulement diviser dans leur union les évêques et les satrapes; mais il n’avait pas songé à ce que l’on peut voir dans l’ordre naturel, c’est-à- dire que, pour un temps donné, l’âme et le corps se désunissent, mais qu’un semblable phénomène ne peut pas se produire chez ceux qui, pour l’amour de Dieu, sont unis entre eux.

Cependant Vasag s’étant rendu dans la résidence d’hiver, raconta tous ces événements devant le roi; il l’émut et l’effraya à un tel point, qu’il perdit tout son courage, d’autant plus qu’il était revenu de sa campagne d’Orient plutôt avec déshonneur qu’avec gloire. Lorsque la certitude des faits lui fut confirmée par le dernier ambassadeur qui lui était arrisé, il rejeta sur ses conseillers tout l’insuccès de ses entreprises. Il calma cependant son terrible courroux; aussi les perfides conseillers qui l’excitaient dans son impiété, eurent la bouche fermée. Il s’humilia dans son orgueil altier et changea les dispositions de son cœur aigri en des sentiments plus humains. Il fit un retour sur lui-même, se reconnut plein de faiblesse, et il comprit qu’il ne pouvait mettre à exécution tout ce qu’il voulait entreprendre. Il calma son impétueuse colère, il réprima ses cris furieux, et celui qui, à haute voix, s’emportait et faisait, par ses ordres terribles, trembler également ceux qui étaient proches et ceux qui étaient éloignés, commença à parler à tout le monde, en employant de douces et flatteuses paroles. Il dit: « Quel dommage ai-je commis? Quel malheur ai-je fait éprouver aux peuples, aux langues ou aux individus? N’existe-t-il pas beaucoup de sectes dans l’empire des Arik, et ces cultes ne sont-ils pas publics? Qui donc les a contraints ou forcés à se convertir uniquement à la religion des mages? Ceux surtout qui professent la foi chrétienne, plus ils ont été attachés et sincères dans leur religion, plus ils nous ont paru meilleurs que tous les autres sectaires. Personne ne peut trouver une tache dans leur parfaite religion, et même je la regarde comme semblable et égale à celle des mages; c’est pourquoi elle était respectée déjà sous le règne de mon père qui était assis sur ce trône majestueux.

Quand ensuite le roi se mit à examiner et à connaître à fond toutes les religions et qu’il les eut complètement approfondies, il trouva celle des chrétiens plus sublime qu’aucune autre. C’est pourquoi les ayant loués et honorés, ils furent admis à la porte royale, comblés par lui de présents magnifiques, et ils pouvaient librement parcourir tout le pays. Ceux qui étaient à la tête des chrétiens et qu’on appelle évêques, il leur rendait des honneurs et leur faisait des présents comme à ses fidèles osdigans.[81] Il leur recommandait les provinces éloignées, et il n’y avait jamais aucun conflit dans les affaires de l’État.

« Cependant vous ne vous êtes jamais souvenu de tout ceci; mais toujours vous m’avez fatigué les oreilles, en proférant beaucoup de méchancetés contre eux. Voyez! vous m’avez fait agir comme je ne le voulais pas et il en est survenu de grands dommages sur les territoires des deux implacables ennemis. Nous-même, dans une contrée reculée, nous n’avons obtenu aucun succès militaire, et vous ici, dans mes domaines, vous avez suscité des combats dont l’issue sera peut-être pire que si nous combattions avec des ennemis étrangers. »

Il dit tout cela et d’autres choses encore à tous les grands, et il imputait la cause des dommages au chef des mages et aux mages. Tous les grands et illustres satrapes qui avaient rang à la cour, en entendant ce perfide langage, remplis de honte et la tête baissée, fixaient les yeux à terre et n’osaient plus les lever. Cependant, quelques-uns voulant convaincre le roi, lui dirent: « O roi valeureux, les choses sont comme tu les as rapportées et maintenant tu peux nous humilier avec raison il n’est personne qui puisse s’opposer à ta volonté, puisqu’il t’a été accordé par les dieux d’agir en tout comme il te convient. Ne tourmente point ton esprit et n’afflige point nos âmes; peut-être les choses seront faciles à exécuter. Gagne du temps et arrache-leur de nouveau la foi chrétienne, car de cette manière tu convaincras les rebelles ».

Ce discours plut au roi et aussitôt il manda en sa présence tous ceux, à quelque nation qu’ils appartinssent, qui professaient le christianisme et servaient dans son armée. Il défendit expressément à chacun d’eux d’adorer Dieu en public; il persécuta ceux qui refusèrent d’obéir et leur prohiba tout culte extérieur. Il contraignit quelques-uns à adorer le Soleil et fit prendre le deuil à tous les soldats. Il ordonna ce même jour qu’ils restassent libres de garder leur religion chrétienne, suivant son premier ordre.

Cependant ceux qui s’étaient rendus coupables d’apostasie, ne voulaient pas venir effrontément se mêler aux pratiques du christianisme. Mais le roi ordonna qu’on les prit de force, qu’on les menât à leur église, et il engagea les prêtres à agir envers eux comme il fallait, suivant leurs coutumes. Il accorda de nouveau à chacun d’eux les gages qui avaient été supprimés, et il ordonna qu’ils reprissent leurs places dans les festins. Il ne les excluait pas de la cour, car il les replaça de nouveau dans le rang qu’ils occupaient primitivement, Il s’humiliait et s’entretenait affectueusement avec eux, suivant sa première habitude.

Ayant accompli et ordonné tout ceci, il expédia dans tous les pays soumis à sa domination un édit de pardon aux chrétiens « Si quelqu’un est dans les chaînes, qu’il en soit délivré par ordre royal; si on leur a enlevé leurs biens, qu’on les leur rende de nouveau. Qu’on agisse de même pour les propriétés soit paternelles, soit octroyées, soit achetées ou même dérobées; nous avons déjà ordonné qu’elles soient rendues. » Lorsqu’il leur eut fait savoir toutes ses volontés, il exigea d’eux un témoignage de fidélité dans le pays d’Arménie et par serment, et il s’engagea lui-même solennellement avec l’adhésion de tous les grands, d’oublier entièrement toute vengeance à leur égard. « Comme vous professiez auparavant votre religion ouvertement, dorénavant faites de même; seulement ne vous révoltez plus contre notre souveraineté. »

Le roi dit et écrivit toutes ces choses au pays d’Arménie et à beaucoup d’autres contrées qui professaient la religion chrétienne. Ensuite, ourdissant secrètement une trame, il envoya en hâte des ambassadeurs à l’empereur Marcien. S’étant assuré que les Grecs ne voulaient pas secourir les chrétiens, soit en envoyant des troupes, soit par tout autre moyen, le roi revint de nouveau à ses premiers projets de perfidie. C’est pourquoi, il faisait ordonner par ses ministres l’exécution des ordres et il pensait qu’ils les rempliraient en suivant ses premières prescriptions.

Quoique les Arméniens eussent reçu l’édit contenant les trompeuses promesses du roi, qui en apparence leur donnait l’espoir de la vie et en réalité l’amertume de la mort; néanmoins ils s’étonnaient de la perfidie de ses résolutions et ils disaient entre eux: « Que sa ruse est perfide et impudente; deux ou trois fois mis à l’épreuve, il n’a retiré que confusion et il n’en n’a pas honte. Il n’ignore pas notre union indissoluble, et il ose, il compte encore vouloir nous décourager dans l’avenir. Maintenant croirons-nous à cet ordre capricieux? Quel bien avons-nous vu dans toutes les églises du pays des Perses? Celui qui est naturellement pervers ne peut faire aucun bien aux autres; et celui qui de lui-même marche dans les ténèbres, ne peut guider personne avec la lumière de la vérité. Comme la justice ne découle pas de l’iniquité, ni la vérité du mensonge, on ne peut attendre d’un esprit bouleversé l’espérance de la paix. Nous, cependant, délivrés par la vertu de Dieu et confirmés par la foi dans l’espérance du Christ, qui est venu et a pris de la sainte Vierge la chair de notre nature, en l’unissant à son inséparable divinité; il supporte en lui-même les tortures dues à nos fautes, et c’est avec ce corps qu’il fut crucifié et enseveli. Etant ressuscité, il apparut à beaucoup de gens et, en présence de ses disciples, il s’éleva vers son père et s’assit à la droite de sa puissance. Lui-même, nous le reconnaissons pour le vrai Dieu et nous attendons qu’il vienne avec la gloire et la vertu de son pore pour ressusciter tous les morts, pour renouveler la jeunesse des créatures et prononcer la sentence éternelle et irrévocable sur les justes et sur les pécheurs.

« Nous ne nous trompons pas comme des enfants; nous ne sommes pas séduits comme des ignorants; nous ne sommes point égarés par inexpérience, mais nous sommes prêts à subir toutes les épreuves. Nous prions Dieu, et incessamment nous demandons à son infinie miséricorde de terminer, comme nous avons commencé, avec courage et non avec déshonneur. Car l’Orient et l’Occident savent aussi que vous avez été rebelles à Dieu, et que nous avons été injustement, et contre tous nos droits, condamnés à la mort. Les cieux avec les bienheureux nous rendent témoignage, et la terre avec ses habitants, que nous n’avons pas même péché par pensée; et au lieu de nous donner des récompenses et de nous faire du bien, vous voulez nous ravir notre véritable vie. Cela est impossible et ne sera jamais! Croirons-nous donc à la parole indigne de celui qui nous contraignait injustement à apostasier et maintenant sans avoir fait aucune bonne œuvre, pourra-t-il nous annoncer de bonnes nouvelles. Nous ne pouvons aujourd’hui facilement nous fier à la foi simulée de celui qui blasphémait le Christ et le faisait renier aux croyants. Celui qui jurait, par sa vaine et trompeuse croyance, de faire éprouver tous ces tourments aux ministres de l’Église, nous remercie perfidement aujourd’hui, afin de répandre sur nous toute sa méchanceté. Ne le croyons pas et n’accomplissons point ses ordres mensongers. »

Cependant, lorsque le roi fut convaincu qu’il ne pourrait rompre leur inébranlable union, le cœur rempli d’amertume, il éloigna de lui le vieillard[82] dans lequel le démon résidait avec toute sa puissance et qui avait provoqué le grand massacre. Dès l’enfance, sa nourriture favorite était le corps sans tache des saints, et son insatiable boisson, le sang des innocents. Il joignait à son iniquité l’ordre de mort et, avec cet ordre, il rassemblait beaucoup de troupes de toutes les provinces, et il envoyait aussi beaucoup d’éléphants.

Arrivé près des frontières de l’Arménie, il entra dans la ville de Phaïdagaran, et il dispersa tous ses soldats autour de la place pour dissimuler les préparatifs de ses perfides projets.[83] L’ancien dragon pénétrant avec son venin dans la forteresse, se cachait audacieusement avec beaucoup d’hypocrisie, menaçait d’une voix terrible ceux qui étaient éloignés, et il encourageait ceux qui étaient prêts en s’insinuant comme un serpent. Il se nommait Mihr-Nersèh; il était prince et commandant suprême de toutes les possessions perses, et il n’y avait personne qui pût s’opposer à lui. Non seulement les grands et les petits, mais le roi aussi écoutait ses avis et il lui avait fait exécuter des entreprises malheureuses.


 

CHAPITRE QUATRIEME.

De la défection du prince de Siounie et de ses adhérents impies.

Jusqu’à présent, je n’ai pas hésité à raconter les infortunes de notre nation, qui vinrent fondre perfidement sur nous, par [l’arrivée] des étrangers ennemis de la vérité. Ils ne tuèrent pas beaucoup des nôtres, mais nous fîmes périr un plus grand nombre des leurs, parce qu’alors nous étions unis et alliés, et bien que quelques-uns dissimulassent l’astuce de leur hypocrisie, néanmoins l’union semblait formidable aux yeux des étrangers, qui, dans deux ou trois campagnes, ne purent tenir en face de nous. Mais depuis que la discorde a éclaté parmi nous, et que l’union s’est peu à peu relâchée, la vertu céleste s’est également éloignée de nous.

Ces faits se produisant chez les plus braves ont amené les gémissements du désespoir. En effet, si l’on dispersait les membres séparés qui d’abord appartenaient à notre corps sanctifié, chacun éclaterait en sanglots à l’aspect du cadavre; et on s’attristerait encore davantage sur celui qui serait mort en corps et en âme. Cependant si cela avait lieu pour un seul homme, l’effet ne serait-il pas bien plus grand pour une nation tout entière?

Cependant notre plainte ne s’exhale point pour une nation prise isolément, mais pour plusieurs nations et pour plusieurs pays, dont je parlerai dans la suite et par ordre, mais non avec la tranquillité de l’esprit. Et voici que, malgré moi, je consigne par écrit les vicissitudes d’un grand nombre de gens; comment quelques-uns perdirent leur véritable vie et furent cause de la perte de beaucoup d’hommes, les uns qui la perdirent sur la terre et les autres qui la perdirent également et sur la terre et dans l’éternité, ce qui est encore plus grave. Dieu seul peut fermer la porte de la perdition, mais ils l’ouvrirent en franchissant les bornes des forces humaines.

L’impie Mihr-Nersèh, connaissant depuis longtemps avec certitude la perfidie de Vasag, le fit mander pour qu’il vînt le trouver. Comme Vasag s’était déjà éloigné et séparé de l’union des Arméniens, il se rendit à cet appel et arriva. Il assura Mihr-Nersèh de sa fidélité et de la rébellion injuste des Arméniens. Il ajouta aussi et raconta avec exagération des choses que les Arméniens n’avaient point faites, et cela en vue de s’insinuer plus familièrement dans l’esprit de l’impie [Mihr Nersèh].

Ce dernier blâmait beaucoup Vasag intérieurement, cependant il feignait de l’encourager et il lui offrit de riches présents. Il lui promit un pouvoir plus étendu que celui qu’il avait, il le séduisit par de fausses promesses qui outrepassaient sa propre puissance en lui faisant entrevoir la dignité royale, s’il trouvait le moyen de réussir dans ses projets, c’est-à-dire de rompre l’union du clergé arménien et d’exécuter dans le pays les ordres du roi.

L’indigne [Vasag] ayant obtenu que les choses tournassent suivant son désir et voyant que le vieillard aigri était découragé et n’avait plus la fermeté de ceux qui formaient l’union, s’en réjouit dans son cœur et il pensa qu’il pourrait peut-être les gagner tous pour leur éternelle perdition. Son habileté le rendait pénétrant et il n’ignorait pas que de lui-même, il s’était éloigné et séparé de la sainte Eglise, et qu’il s’était détaché et privé de l’amour du Christ. Depuis lors, il perdit le souvenir de la venue du Fils de Dieu, et ne se souvint plus de la prédication du saint Evangile. Il ne craignit plus les menaces et ne se consola plus dans l’espérance. Il renia le saint baptême qui l’avait vivifié et il oublia l’Esprit-Saint qui l’avait engendré. Il méprisa le vénérable corps avec lequel il avait été sanctifié; il dédaigna le sang vivifiant par lequel il avait obtenu la remise de ses péchés. Il effaça le caractère de l’adoption qu’il avait reçu comme un fils, et, de ses mains, il brisa l’anneau du sceau inviolable. Il fut rejeté du nombre des élus et entraîna à sa suite beaucoup de gens. Il étendit la main injustement, fit choix de l’idolâtrie et devint un instrument d’iniquité. Le démon l’enveloppa de ruses; il se mit à son bras comme un bouclier et le couvrit comme avec un casque; en somme il devint comme un de ses plus fidèles champions. Il disputa insidieusement avec les sages, avec sagacité avec les savants, ouvertement avec les simples et tortueusement avec les hommes habiles. Il étendit la main, et détacha beaucoup de gens de la milice du Christ pour les faire entrer dans celle des démons. Dans plusieurs endroits, il entra comme un assassin, s’insinua comme un serpent dans les forteresses et, pratiquant une brèche, il ravit, saisit et enleva ouvertement beaucoup de nobles, de princes et aussi quelques prêtres indignes de ce nom.

Voici les noms de ses adhérents: Ardag, prince des Reschdouni; Katisch, prince des Khorkhorouni; Kind, prince des Vahévouni; Dir, prince des Pakradouni; Manedj, prince des Abahouni; Arden, prince des Kapelian; Endchough, prince d’Agé; Nersèh, prince d’Ourdz; Varazschapouh, autre prince des Balouni; Manèn, noble des Amadouni, et beaucoup d’hommes de distinction qui sont nommés osdanig[84] par la cour royale.

Il fit parjurer tout son pays par l’apostasie, non seulement le peuple de la contrée, mais aussi beaucoup de membres du clergé, surtout par le moyen de prêtres menteurs avec le concours desquels il triomphait par l’iniquité; par exemple un prêtre appelé Zankag, un autre nommé Pierre et un diacre du nom de Sahag. Il les envoyait auprès des gens simples pour les tromper et les railler. Ils juraient par le saint Evangile et ils disaient que le roi accordait à tous le christianisme, et ainsi par la ruse il faisait sortir beaucoup de gens de la sainte union, pour les conduire et les incorporer dans la troupe des apostats.

Il rassembla ensuite tous ceux qu’il avait séduits, et il en forma des troupes de soldats; puis il écrivit au général en chef, en désigna plusieurs par leurs noms, vanta sa propre valeur et se loua beaucoup de les avoir attirés dans sa trompeuse apostasie; enfin il représenta les troupes arméniennes plutôt désunies que d’accord entre elles.

Toutes ces machinations perfides lui réussissaient; il finit par rompre l’union des Ibères et des Arméniens; il fit dissoudre celle des Aghouank, et fit révolter la province d’Aghdznik. Il fit également aux habitants du pays des Grecs de trompeuses promesses, et il écrivit une lettre à un certain Vasag, l’un des Mamigoniens qui sont au service des Grecs. A cette époque de calamités, celui-ci était général de l’Arménie Mineure et des fidèles soldats grecs cantonnés sur les confins de la Perse;[85] par cela même, il était éloigné des lois de Dieu. Vasag trouva un coopérateur de ses épouvantables scélératesses dans cet autre Vasag, et tous deux se lièrent dans la suite.

Vasag écrivait et faisait croire que tous les Arméniens s’étaient associés avec lui et avec l’étranger Vasag, et il faisait parvenir la même lettre à la capitale de l’empereur. Il refroidit même à leur égard l’esprit des saints évêques et il détourna du clergé tous les soldats grecs; d’autant plus que par le moyen de faux prêtres, il les séduisait et les trompait en leur donnant l’apparence d’hommes sincères. Il faisait porter l’Evangile en même temps que la croix et il cachait de la sorte ses projets sataniques. Lui-même comptait avec tout le parti des apostats dans le nombre des adorateurs de Dieu; il se consolidait ainsi avec plus de force que toutes les armées arméniennes, et il jurait, il affirmait et montrait même à tous les lettres de pardon venues de la cour royale.

La province soumise aux Grecs éprouvait de la satisfaction en entendant tout cela, et se montrait très portée par ses instances [à l’écouter], puisque déjà elle était disposée [en sa faveur]. Vasag agissait de la même manière dans toutes les localités des contrées bien défendues, chez les Dmorik et chez les Gortik, dans l’Artzakh et le pays d’Aghouank, chez les Ibères et dans la contrée de Chaldie (Khaghdik); il envoyait des nouvelles, les faisait confirmer afin que ces peuples ne permissent personne de s’établir chez eux.

Sa perfide conduite et plus encore le temps faisaient prospérer ses machinations. Aussi il ne trouva aucun étranger qui se portât au secours des troupes arméniennes, excepté les Huns qui étaient leurs alliés. C’est pourquoi il rassembla contre eux un grand nombre de cavaliers perses, il ferma et condamna les portes de leurs passages, car il ne laissait pas de repos au roi de Perse, et il envoyait demander beaucoup de troupes à la porte de Djor. Il convoqua et envoya beaucoup de troupes aux défilés des montagnes. Il rassembla l’armée entière de la province des Ibères, les guerriers des Lephin, Djghp, Vad,K.av, Kghouvar, Khersan, Hedjmadag, Phaskh, Phoskh, Phioukhonan et toutes les troupes de Thavasbaran,[86] des endroits montagneux, des plaines et de tous les lieux fortifiés des montagnes. Il gagnait les uns par de l’argent, par de riches présents, en distribuant largement les trésors royaux; les autres, il les effrayait avec des menaces, en invoquant l’ordre du roi.

Dès qu’il eut fait et exécuté toutes choses d’après les ordres du roi, il écrivit chaque jour et informait le général en chef des Perses qui s’était retiré et caché dans la ville de Phaïdagaran. A partir de ce moment, celui-ci se décida à se montrer à plusieurs peuplades; les uns, il les effrayait horriblement, et les autres, il leur distribuait affectueusement des présents. Il manda auprès de lui Vasag et tous les princes qui étaient avec lui; il distribuait des dons considérables au nom de la cour royale à ces personnages et aux soldats qui tenaient son parti. Il n’oubliait pas les prêtres, et disait et affirmait que, par leur moyen, il les gagnerait en les détachant de l’union. Ensuite le général exprimait aux deux [apostats] sa gratitude et les flattait de l’espérance que, s’il obtenait la victoire, il leur accorderait la vie des autres prêtres, et ferait connaître au roi le déploiement de leur zèle.

Vasag souleva et excita l’Arménie de telle sorte qu’il désunit tout à coup beaucoup de frères, il ne laissa pas le fils uni avec le père, et il sema la division là où régnait la paix. Il avait dans ses domaines deux neveux qui étaient restés fermes dans le pacte de la vertu; il écrivit et les signala à la cour royale; il obtint des droits sur leur vie, il les chassa et les exila de la contrée, afin qu’ils n’y revinssent plus. Il fit persécuter et chasser tous les moines du pays qui maudissaient son impiété obstinée. Il employa et exécuta tous les genres de scélératesse contre la vérité, et il fit savoir aux païens impies ce qu’ils ignoraient, c’est-à-dire de quelle manière on pouvait déraciner le christianisme du pays d’Arménie.

Lorsque Mihr-Nersèh vit dans Vasag tant de perversité, il se fia encore plus à lui qu’à lui-même. Il demanda et s’assura quel était le nombre exact des troupes de Vartan en Arménie, et en apprenant qu’elles montaient au chiffre de soixante mille hommes, il s’informait de la valeur de chacun; ou bien, combien on comptait d’hommes munis de cuirasses, combien d’archers armés à la légère, et combien de fantassins armés de boucliers. Dès qu’il connut le nombre des soldats, il désira ardemment savoir quels étaient les chefs des braves guerriers, pour en opposer trois à chacun d’eux, en outre des autres. Il prit aussi des informations sur chaque bannière, en combien de corps on avait partagé les troupes, quels étaient leurs généraux? Ensuite du côté de quel général on devait commencer le combat, sous quel nom se trouvait désignée chaque cohorte, et combien de trompettes se feraient entendre dans l’année? Il voulut encore savoir si l’armée se retrancherait ou si elle camperait à découvert, si elle attaquerait corps par corps, ou si elle s’avancerait en masse sur un même point? Enfin quels étaient ceux qui seraient les plus vaillants, et ceux qui se précipiteraient au-devant de la mort?

Aussitôt que Mihr-Nersèh fut informé de toutes ces choses par Vasag, il manda les généraux, et tous s’étant rassemblés autour de lui, il leur ordonna d’écouter ses ordres. Il confia le commandement en chef de toutes les troupes avec leurs généraux à un des seigneurs, dont le nom était Mouschgan Niousalavourd.

Puis il se dirigea vers les contrées des Orientaux, (en Perse) et s’étant présenté au grand roi, il lui raconta les progrès des affaires, son industrieuse sagacité, ainsi que les machinations perfides de Vasag, et comment, La première fois, il avait voulu cacher les moyens odieux avec lesquels il avait désuni les soldats de l’Arménie. Lorsque le roi eut entendu tout ce rapport de La bouche du généralissime, il s’enflamma d’une grande colère et dit en faisant un serment solennel: « Si ce misérable échappe à ce grand combat, je lui ferai les plus graves reproches et je lui présenterai à boire le calice de la mort la plus cruelle. »


 

CHAPITRE CINQUIÈME.

Invasion des Orientaux.

L’amour de Dieu est au-dessus de toutes les grandeurs terrestres, et il rend les hommes intrépides à la manière des cohortes incorporelles des anges, comme cela s’est vu très souvent en différents endroits depuis le commencement. Les hommes qui avaient en eux l’amour de Dieu, ne s’inquiétaient point, — comme redoutent les lâches et les paresseux, ou la mort, ou la perte des biens, ou le massacre des êtres chéris, ou la captivité des parents, — de sortir du domaine paternel et d’aller en esclavage dans les contrées étrangères. Ils considéraient comme nulles toute espèce de souffrances; ils étaient seulement unis à Dieu, afin de n’être point uniquement séparés de lui; car, préférant dans leur esprit, lui seul, ils estimèrent qu’il leur suffisait, au delà de toute sorte de grandeurs. Ils regardaient l’apostasie comme une mort, et comme une vie éternelle de mourir pour Dieu.[87] Nous avons vu précisément de nos yeux, à cette époque, l’Arménie déployer un héroïsme semblable.

Car dès que le grand Vartan eut vu la discorde envahir son pays, il ne s’en effraya pas comme l’eût fait un lâche; et bien qu’il connût avec certitude l’irrésolution de plusieurs personnages qui cependant avaient fait cause commune avec lui; toutefois il reprit courage et il en inspira à ses soldats. Ensuite, avec le consentement des satrapes qui ne s’étaient point séparés de la sainte alliance, il occupa les localités de résidence royale. Ordonnant à toutes les troupes de se rassembler dans la ville d’Ardaschad, il substituait aux apostats qui avaient suivi le prince de Siounie, leurs frères, leurs fils, et leurs neveux et il leur confiait à chacun une troupe de soldats, afin de pouvoir reconquérir tout le pays.

Ils précipitèrent leur marche et arrivèrent tous sur le lieu du combat, d’abord [les Vartaniens] et ceux qui étaient restés fidèles, avec chaque corps de troupe, et ayant fait tous leurs préparatifs. [C’étaient:] Nerschapouh Ardzrouni; Khorène Khorkhorouni, qui était général; Ardag Balouni; Vahan Amadouni, et la troupe des Vahévouni; Thathoul Timaksian; Arschavir Arscharouni; Schmavon Antzévatzi; Dadjad Kentouni; Adom Kenouni; Khosrov Kapéghian; Garèn Saharouni; Hemaïag Timaksian et Kazrig, aussi Timaksian; Nersèh Khadchpérouni; Pharsmane Mantagouni; Arsène Entzaïatzi; Aroug Selgouni; Vrèn Daschiratzi; Abersam Ardzrouni; Schah, écuyer du roi; Khours Serouantzdiank et les Khoghiankh; les Agéatzikh; les Derbadouni; les troupes des Reschdouni et tous les officiers royaux avec leurs troupes particulières.

Toutes ces troupes marchaient au combat dans la plaine d’Ardaz, et elles formaient un ensemble de soixante mille hommes, tant de cavalerie que d’infanterie. Les saints prêtres Joseph et Léonce les accompagnaient, ainsi que beaucoup d’autres prêtres et religieux, parce qu’ils ne se refusèrent pas de prendre part au milieu d’eux à la bataille. Ils ne se considéraient pas comme combattant en personne, mais par leurs vertus spirituelles, ils désiraient devenir, par la mort, les émules de ces vaillants guerriers.

Le général, d’accord avec les satrapes, harangua les troupes et leur dit: « J’ai livré beaucoup de combats et vous étiez avec moi; dans quelques-uns de ces combats, nous triomphâmes glorieusement des ennemis; dans d’autres, ils nous ont vaincus. Cependant les combats, où nous fûmes victorieux et non vaincus, furent plus nombreux. Mais ces batailles étaient livrées en vue d’une gloire terrestre, parce que nous combattions par l’ordre d’un souverain périssable. Celui qui était pusillanime paraissait infâme aux yeux du monde et recevait une mort barbare; celui qui luttait vaillamment, obtenait un nom illustre dans la nation, et il recevait de très riches présents d’un souverain périssable et mortel. En effet, nous avons chacun sur notre corps des blessures et des cicatrices, et notre valeur fut grande, puisque nous reçûmes [en récompense] des dons très magnifiques. Je regarde cette valeur comme nulle et inutile, et je considère tous ces présents comme des choses vaines, parce que tout cela est pour nous des obstacles. Car si, pour un chef mortel, nous avons déployé tant de bravoure, que ne ferons-nous pas dès lors pour notre roi immortel qui est le Seigneur des vivants et des morts et qui doit juger chacun selon ses œuvres? Quand même nous atteindrions une extrême vieillesse, nous devons à la fin quitter ce corps pour nous présenter devant le Dieu vivant, dont nous ne nous séparerons plus.

Je vous prie pourtant, mes braves compagnons d’armes, d’autant plus que beaucoup d’entre vous me surpassent en valeur et en puissance par la noblesse de leur race, — puisque de votre plein gré et selon votre désir, vous avez choisi un chef et un commandant, — que mes paroles semblent douces et agréables aux oreilles des grands et des inférieurs: Ne fuyez pas, effrayés par la multitude des idolâtres, ne tournez pas le dos devant l’épée d’un homme mortel; puisque, si le Seigneur met dans nos mains le triomphe, nous briserons leurs forces, afin que le parti de la vérité soit exalté! Et si, dans ce combat, nous parvenons au terme de notre vie par une sainte mort, acceptons-la de bon cœur. Seulement, à l’éclat de la valeur, ne mêlons pas [les douceurs] du repos. Je n’ai pas oublié, — je m’en souviens bien et quelques-uns de vous doivent se le rappeler, — que pendant un certain temps, nous trompâmes ce prince injuste et nous le surprîmes comme un faible enfant, comme si, en apparence, nous avions exécuté des ordres iniques. Le Seigneur cependant est le témoin caché de nos pensées; [il sait] que nous avons persévéré sans nous séparer de lui. Vous savez vous-mêmes que pour ceux qui nous sont chers, et qui se trouvaient dans une grande affliction, nous avons cherché tous les moyens de leur procurer la tranquillité. Nous combattîmes à cause d’eux ouvertement contre l’impie monarque, pour [conserver] les lois de nos pères qui nous furent octroyées par Dieu; et comme rien ne put prévaloir sur elles, il fut impossible que, pour l’amour de la vie, nous échangeassions Dieu pour les hommes.

« Or Dieu même nous secourut avec une grande puissance dans deux ou trois combats, de telle sorte que nous obtînmes le nom de braves et nom mimes impitoyablement en déroute les troupes royales. Nous avons sans pitié massacré les mages et purgé plusieurs contrées de la souillure de l’idolâtrie; nous avons tout à fait méprisé l’ordre injuste du roi et nous avons apaisé les tempêtes de la mer. Les flots amoncelés se sont aplanis, l’écume agitée disparaît et la colère brutale s’est apaisée. Celui qui tonnait plus haut que les nuages, abaissé au-dessous de son orgueil, vint conférer avec nous. Celui qui, la parole impérieuse, voulait faire triompher son injustice sur la sainte Eglise, en vient aux mains avec l’arc, la lance et l’épée. Celui qui croyait que nous portions la foi chrétienne comme un vêtement, ne pourra pas plus la changer qu’on ne change la couleur du corps, et il ne le pourra peut-être pas jusqu’à la fin. En effet, les fondements de notre foi sont solidement construits sur la pierre de l’immobilité; non point sur la terre, mais en haut, dans le ciel, d’où les pluies ne tombent pas, d’où les vents ne soufflent pas, et d’où les torrents ne causent point d’inondations. Bien que nous soyons sur la terre, arec nos corps, nous sommes enracinés avec la foi dans le ciel. Là, personne ne peut toucher à l’édifice du Christ.

« Soyez fermes en notre infaillible chef qui n’oubliera jamais les actes de votre valeur. Il est bien et clairement évident, ô mes braves compagnons ! que Dieu exécuta toutes ces atout par le moyen de notre nature; par là aussi, on aperçoit d’une manière manifeste la force de Dieu. Car si nous avons acquis de la gloire en massacrant les autres, à cause des lois divines, et si, au nom illustre de nos races, nous avons préféré l’Église, si nous attendons la récompense du Seigneur, — ce prix est réservé suivant l’affection du cœur, et il est précédé parles actes, — combien cela se vérifiera-t-il davantage si nous mourons pour [avoir proclamé) le solennel témoignage de Jésus-Christ, pour lequel soupireraient les habitants du ciel, si la chose était possible? En effet, ce don n’est pas accordé à tous, mais à celui qui y est préparé par le Dieu miséricordieux. Et il ne vient pas du mérite des œuvres, mais bien du distributeur impartial, comme cela est dit dans le saint Testament: « Là où les péchés abondent, la grâce divine surabonde. » Cette prophétie se rapporte bien à nous; car plus nous avons paru irréligieux devant les hommes, plus nous paraîtrons justifiés devant les hommes, les anges et le Père de tous. Car, puisque dans ce jour où les hommes apprirent que nous avions commis ce sacrilège,[88] beaucoup de larmes furent versées dans notre sainte Église et encore au milieu de ceux que nous aimons. Nos compagnons irrités nous menacèrent du glaive et voulaient nous infliger une mort cruelle; nos serviteurs fuyaient notre présence, et ceux qui étaient éloignés et qui avaient entendu parler de notre apostasie, ne connaissant pas nos projets, pleuraient incessamment sur nous, et, ignorant la vérité, ils nous chargeaient de blasphèmes. Je dirai plus; non seulement les hommes sur la terre, mais aussi les anges dans le ciel, détournèrent de nous leur face, afin de ne point nous regarder avec colère. Ainsi donc, le temps est venu de repousser loin de nous toute [tache] d’infamie; car, comme des malades de corps et d’esprit, nous étions plongés dans la tristesse; aujourd’hui, joyeux et satisfaits, nous sommes revenus à la vie, parce que nous voyons le Seigneur bienfaisant se mettre à notre tête. Notre chef n’est pas un homme, mais le suprême commandant de tous les martyrs. La crainte est un signe de doute dans la foi. Nous avons repoussé loin de nous notre ancienne faiblesse; que la crainte donc s’éloigne avec elle et de notre esprit et de nos pensées. »

Le valeureux général prononça tout ce discours en présence de la multitude, et de plus il encourageait chacun en particulier; il les animait, et il pourvoyait à tous les besoins de la pauvreté. A celui des soldats à qui tout manquait, il offrait du sien ou de celui de ses compagnons; à celui qui ne possédait pas d’armes, il en confiait; à celui qui était dépourvu de vêtements, il en donnait, pour qu’il s’en revêtît; enfin il donnait des chevaux à ceux qui n’en possédaient point. Il les comblait de joie par de gros salaires et se montrait gai avec tout le monde. Rappelant les coutumes militaires, il racontait toujours devant eux les souvenirs des braves, parce que, dès son enfance, il était déjà très versé dans la connaissance des saintes Ecritures. Choisissant le mémorable exemple des Macchabées, il le lisait pour le faire entendre à tous, et il leur commentait la marche des événements: comment, en combattant, ils avaient, grâce aux lois divines, résisté au roi Antiochus;[89] et bien qu’alors ils aient terminé leur existence par la mort, toutefois la renommée de leur vaillance est parvenue jusqu’à notre époque, non pas seulement sur la terre, mais éternellement dans le ciel. Il rappelait en outre à l’armée comment la race de Mathatias s’était séparée de sou alliance, s’était soumise aux ordres du roi, avait construit des temples, offert des victimes immondes, s’était séparée de Dieu et avait reçu des saints alliés un châtiment mérité. Mathatias cependant, et ceux qui étaient de son parti, ne perdirent point courage; mais ils se fortifièrent encore davantage et entreprirent les rudes travaux d’une très longue guerre. En racontant tout cela, dans la campagne, et en choisissant un campement, il disposait les troupes et, peu à peu, il rassemblait de tous côtés la cavalerie.

Bien des jours après, le général des Perses arrivait avec toute l’armée des idolâtres. Il entra en Arménie par les provinces de Her et de Zaravant.[90] Aussitôt dressant son camp dans le pays, il entoura les campements, creusa des fossés, éleva des escarpements, se retrancha avec des palissades et se fortifia comme dans une ville, en faisant tous ses préparatifs de guerre. Il envoyait beaucoup d’éclaireurs de son armée, faisait des incursions dans le pays et il s’efforçait de saccager plusieurs cantons.

Dès que les troupes arméniennes eurent appris ces nouvelles, elles choisirent dans toute l’armée un noble de la race des Amadouni, appelé Arantzar homme prudent et courageux. Celui-ci se porta au-devant de l’ennemi avec deux mille hommes; il battit et massacra une multitude de soldats, et ceux qui échappèrent, il les repoussa dans leur camp. II revint ensuite sain et sauf; et cette journée fut pour l’armée arménienne un jour d’allégresse et de grande fête.[91]

Cependant l’apostat Vasag cherchait à découvrir de nouveau quelque embûche, avec son astuce primitive. Il envoyait de faux prêtres dont nous avons parlé [dans le pays], et, par leur moyen, il expédiait des messagers sur l’ordre du roi, et il affirmait avec serment qu’il professait de nouveau le christianisme. Ayant agi de la sorte pendant plusieurs jours, il ne put rompre l’union, surtout du saint clergé, dont les membres ne s’étaient pas éloignés de l’armée.

Le bienheureux prêtre Léonce, ayant reçu l’ordre de ses saints collègues, notamment du pieux Joseph et de tous les grands, des prêtres et des généraux, ouvrit la bouche et avec de sublimes paroles, il dit en présence de ces hommes angéliques: « Souvenez-vous de vos premiers pères qui, avant la venue du Fils de Dieu, vécurent à différentes époques. C’est pourquoi, quand l’esprit malin nous chassa et nous repoussa hors du lieu divin, nous tombâmes sous un joug impitoyable pour avoir commis la faute d’apostasier, faute que nous avions lâchement commise de notre propre volonté. Nous avions provoqué sur nous la force créatrice dans la fureur de sa colère, et nous avions excité le juge miséricordieux à tirer une vengeance terrible de ses créatures; de telle sorte qu’il ordonna à la mer du ciel de se répandre sur notre continent; et, en éclatant, la croûte solide de la terre opéra en sens contraire. Les cieux et la terre devinrent des instruments de torture pour venger impitoyablement nos fautes. Le seul juste, Noé, fut trouvé parfait parmi les générations humaines; il apaisa la fureur de la colère suprême, et il fut lin principe de régénération pour la propagation de la race humaine. Abraham aussi fit preuve de courage dans son épreuve, et, en recevant les dons de Dieu, il en offrait de ses mains un gage que Dieu accepta comme un symbole. En effet, il voyait en lui l’inénarrable venue du Fils de Dieu, l’emprisonnement de celui qui ne peut être captif, et l’immolation de l’immortel qui anéantit avec sa mort le pouvoir de la mort. Car, si, par la mort, la mort fut anéantie, ne regrettons pas d’être les compagnons du Christ dans la mort, afin qu’avec lui, pour qui nous mourons, nous soyons aussi glorifiés.

« Souvenez-vous, ô braves, du grand Moïse qui, non encore parvenu à l’âge viril, montra dans son enfance le saint mystère du martyre. La maison du roi d’Egypte fut réduite sous sa servitude et le nourrit, malgré lui, avec le lait; et, au moment de délivrer le peuple de la captivité, il devint l’instrument du ciel et de la terre, et il fut même reconnu comme Dieu de l’Egypte; car où le saint Mystère triomphait, il se vengeait en personne des Égyptiens, et, quand la divine révélation était en lui, par le moyen de sa verge, il opérait des prodiges étonnants. Par son saint zèle, il frappa l’Egyptien et l’ensevelit, et, à cause de cela, Dieu lui imposa un grand nom, et il l’établit comme conducteur de son peuple. C’est un fait mémorable que, par l’effusion du sang, il fut nommé juste, et appelé le plus grand de tous les prophètes, ayant non seulement tué les ennemis étrangers, mais aussi ceux du dedans qui, dans le désert, avaient abandonné Dieu pour le veau. S’il vengeait ainsi par avance la venue du fils de Dieu, nous qui fûmes témoins oculaires et qui avons joui au suprême degré des dons célestes de sa grâce, nous devons être encore plus les vengeurs de la vérité. Celui qui s’offrit lui-même à la mort pour nos péchés, nous a délivrés de la terrible condamnation; aussi livrons-nous à la mort pour en recevoir le prix immortel, et que nous ne soyons pas inférieurs à ces vengeurs.

« Souvenez-vous du grand prêtre Phinée,[92] qui, pendant la guerre, suspendit l’impureté causée par le meurtre, et établit par un serment le sacerdoce. N’oubliez pas le saint prophète Elie qui témoignait son indignation en découvrant l’idolâtrie d’Achab; et qui, dans son zèle empressé, massacra de ses mains huit cents individus, fit brûler avec un feu inextinguible deux chefs de cinquante soldats; puis, ayant accompli la justice divine, il fut enlevé de la terre au ciel sur un char merveilleux. Vous avez eu en partage quelque chose de plus grand; on ne vous envoie pas d’en haut un char, mais le Seigneur des chars et des chevaux, se manifestant avec une grande force et au milieu de ses saints anges, donne des ailes à chacun de nous, afin que vous soyez ses compagnons de route et les habitants de ses demeures.

« Mais que dire de plus à votre courage indomptable, puisque vous êtes plus que moi versés et savants dans les saintes Écritures? David dans sa jeunesse abattit avec une pierre la grande colline de chair et regarda comme peu de chose la terrible épée du géant; il dispersa les troupes des étrangers, sauva l’armée du massacre et délivra le peuple de l’esclavage; il devint l’aîné des rois d’Israël, et il fut nommé le père du Fils de Dieu. On le nomma ainsi dans ce temps; mais vous vraiment, engendrés par l’Esprit-Saint, vous êtes les enfants de Dieu et les héritiers du Christ. Que personne ne vous enlève votre héritage, ou, vous rendant étrangers et bâtards, ne vous chasse déshérités. Rappelez-vous de tous les braves chefs d’Israël, Josué, Gédéon, Jephté et de tous les autres qui professaient la vraie foi; ils massacrèrent les troupes des païens, purifièrent la terre des souillures de l’idolâtrie, et à cause de leur ferme croyance qui ne vacilla jamais dans leur résolution, le soleil et la lune qui n’ont pas d’oreilles, entendirent et exécutèrent leur ordre; la mer et les fleuves, contre leur règle, ouvrirent un chemin devant eux, et les hautes murailles de la ville de Jéricho, sur une simple parole, tombèrent en s’ébranlant. Et tous les autres qui, par la foi, opérèrent des prodiges, à différentes époques, furent loués par les hommes et pardonnés par Dieu.

« En vérité, le Seigneur est le même dès le commencement et jusqu’à présent, dans l’avenir et dans les siècles des siècles et même au delà de tous les siècles. Il n’est ni nouveau ni ancien, il ne rajeunit pas et ne vieillit point; l’immuable nature de Dieu ne change pas, comme il le disait lui-même par la bouche des saints prophètes

« Je suis, je suis, je suis le même dès le commencement jusqu’à l’éternité; je ne cède à personne ma gloire, ni ma puissance aux idoles. » En sachant cela, mes frères! ne chancelez pas dans le doute; mais avec un esprit résolu, une foi ferme, nous nous élancerons contre les ennemis qui se sont soulevés contre nous. Nous avons une double espérance, soit que nous succombions, soit que nous frappions de mort, la vie est également devant nous. Rappelons-nous la parole de l’apôtre qui dit « Au lieu de l’allégresse qui s’offrait à lui, il s’humilia jusqu’à la mort, et à la mort sur la croix »; c’est pourquoi Dieu l’exalta encore davantage et lui donna un nom qui est supérieur à tous les noms, afin qu’au nom de Jésus-Christ, tout genou fléchisse, les êtres célestes, terrestres et infernaux.[93]

« Car celui qui est vraiment uni au Fils de Dieu, voit avec les yeux de l’esprit la brillante lumière invisible des rayons du Soleil intellectuel, qui, à chaque heure et chaque jour, illumine brillamment toutes choses, arrête les regards perçante et clairvoyants par une lumière qui n’est pas douteuse, et, pénétrant les cieux, les fait s’approcher d’une vue inaccessible, afin d’offrir l’adoration de l’unique vertu distincte en trois personnes. Or celui qui a gravé les degrés de Dieu et qui en s’élevant est arrivé à la cour [céleste], en a vu complètement toute la magnificence, celui-là seul hérite d’une joie qui n’est pas passagère et d’une consolation exempte de tristesse.

« Ne nous abaissons pas, respectables Seigneurs! en descendant de nouveau sur cette terre, après nous être élevés à une telle hauteur; mais, ayant fixé là-haut notre demeure, confirmons-nous dans cette sublimité. Si nous considérons les basses régions de cette terre, nous les voyons remplies de corruption et d’impureté. Quelles sont donc les lamentables misères qu’on ne rencontre pas sur cette terre féconde en maux? les infortunes des pauvres et leurs nombreuses afflictions, les lourds impôts des percepteurs, les souffrances et les vexations des gens inhumains la faim et la soif, suivant les besoins de notre nature. De plus, les glaces de l’hiver et les ardeurs de l’été, les infirmités imprévues et les maladies mortelles tourmentent continuellement les hommes. Sans cesse ils sont dominés par la crainte au dehors, et l’épouvante au dedans; ils souhaitent la mort avant le temps, et ils ne la rencontrent pas. Beaucoup s’efforcent de la trouver, et lorsqu’ils y sont parvenus, ils s’en réjouissent. Ceux-là ensuite qui nous semblent heureux dans les richesses et jouissent avec bonheur de cette vie fugitive, qui, par vanité, s’enorgueillissent des choses périssables de ce monde, sont aveugles en comparaison de la véritable vie. Or donc quel est le mal qui ne se trouve pas parmi les hommes? on mêle avec les richesses ce qu’on enlève au bien des pauvres; on confond avec le saint mariage la souillure immonde; et ces choses dans lesquelles on se plaît volontairement, les hommes leur offrent un tribut d’adoration comme à Dieu, trompés qu’ils sont sur la véritable vie. Tout ce monde n’est-il pas cependant la création du Créateur de toutes choses? Ce qu’ils adorent et ce qu’ils honorent est vraiment une partie de la même matière; or les fractions de chaque partie sont de viles créatures, puisque si une partie de ce monde est corruptible, il faut aussi que tout le reste se corrompe avec elle; et même dans chaque partie, on doit apercevoir la dissolution. Le bien est connu de tous, et, pour celui qui sait comprendre, il est meilleur que les parties. S’il en est ainsi, dans tous les cultes que professent les païens, les adorateurs sont pires que les éléments privés de raison, à qui ils rendent follement hommage, parce qu’ils n’adorent pas l’Etre-Dieu qui prit la forme de l’homme, et ils offrent leur adoration aux créatures. Au tribunal impartial, il n’y a pas de rémission pour ce péché. Ainsi donc, abandonnons les conseils ténébreux de ces égarés; estimons-les les plus malheureux et les plus misérables des hommes, d’autant plus qu’ils se sont aveuglés volontairement et sans nécessité; aussi ils ne trouveront jamais le chemin de la vérité.

Nous pourtant, qui voyons d’un œil clairvoyant la céleste lumière, que les ténèbres extérieures ne nous frappent point, bien que la vraie lumière ait paru pour ceux qui étaient dans les ténèbres? Les aveugles furent privés de la vie; vous qui avez été reçus par la foi, vous êtes des enfants et non des étrangers, des amis et non des ennemis, participants et héritiers de la suprême cité intellectuelle. Là est le conducteur de notre salut; il fut le premier ici à combattre vaillamment, et ses dignes compagnons, les apôtres, furent enseignés par lui. Ici, vous aussi, vous vous êtes montrés doublement sanctifiés, par la foi contre l’ennemi invisible, et munis de cuirasses contre les exécuteurs des entreprises sataniques. D’une manière et d’une autre, hâtez-vous pour [remporter] la victoire des deux côtés, comme le Seigneur [l’a remportée] dans le monde. On le vit mourir et il devint alors le héros le plus accompli de la vertu il provoqua l’ennemi, soutint le combat, dispersa ses adversaires, recueillit le butin, racheta les captifs et distribua ses récompenses à tous ceux qu’il aimait, suivant leurs mérites.

« Vous savez tous qu’autrefois, lorsque vous alliez à la guerre, suivant la coutume, les prêtres restaient toujours dans les camps; et au moment où vous marchiez au combat, vous recommandant à eux avec des prières, vous les laissiez en lieu sûr. Mais aujourd’hui les évêques, les prêtres et les diacres, les chantres et les lecteurs, chacun d’eux rangés suivant leur ordre, armés d’épées et préparés au combat, veulent, avec vous, affronter et attaquer les ennemis de la vérité. S’il leur advenait d’être tués, ils ne le redoutent point, car ils préfèrent recevoir la mort que de la donner. Ils ont deux vues: avec les yeux de la foi, ils voient lapider les prophètes; et avec les yeux du corps, ils [contemplent] la gloire de votre valeur, surtout si ces deux vertus se manifestent en vous. Vous aussi, vous avez vu les souffrances des saints apôtres et le massacre des saints martyrs qui, par leur mort, ont raffermi la sainte Eglise. L’effusion de leur sang fut une gloire pour les habitants du ciel comme pour ceux de la terre. Ainsi que jusqu’au second avènement, on continue la même œuvre de valeur, en supportant les mêmes souffrances. »

Ainsi parla le saint prêtre Léonce, et il acheva son discours en glorifiant Dieu et en disant amen. L’autel étant préparé, ils célébrèrent le très saint mystère. Ils préparèrent aussi les fonds, et s’il se trouvait dans la masse des troupes quelque catéchumène, il recevait le matin le baptême et la sainte Eucharistie. De cette manière, ils se purifièrent comme à la grande solennité de Pâques. Puis toute la multitude des soldats, avec une immense joie et au comble de l’allégresse, s’écria et dit: « Que notre mort soit semblable à celle des justes, et que notre sang coule comme celui des saints martyrs. Que Dieu accepte notre sacrifice volontaire, et qu’il ne livre pas son Eglise aux mains des païens. »


 

CHAPITRE SIXIÈME.

Seconde bataille livrée par les Arméniens au roi des Perses.

Après cela, le généralissime de l’armée perse voyant que les messagers, avec lesquels il voulait tromper les Arméniens, n’étaient plus parmi ces derniers et que l’espoir de les détacher de l’indivisible union s’était évanouie, il appela près de lui Vasag et tous les princes arméniens apostats qui étaient de son parti, les interrogea et s’informa auprès d’eux de la manière d’obtenir la victoire. Ayant découvert et apprécié la valeur de chacun, il engagea et ordonna à beaucoup de généraux placés sous ses ordres de faire marcher en avant les éléphants. Il partagea ces animaux en plusieurs groupes, et à chaque éléphant, il assigna trois mille hommes armés de cuirasses, non comprises les autres troupes. Il parlait ainsi aux grands par l’ordre du roi, et disait: « Souvenez-vous chacun de l’ordre du grand roi et cherchez la renommée de la bravoure. Choisissez la mort plutôt qu’une vie ignominieuse; n’oubliez pas les parfums, les couronnes, les marteaux d’armes et les présents magnifiques dont la cour royale vous récompense. Vous êtes chacun seigneurs de différents cantons et vous avez une grande autorité; vous connaissez le courage des habitants de l’Arménie, la valeur et l’héroïsme de chacun. Si par malheur vous êtes vaincus, vous serez privés pendant votre vie de vos nombreuses richesses. Souvenez-vans de vos femmes et de vos enfants; souvenez-vous des amis qui vous sont chers. Peut-être vous serez couverts d’opprobre par les ennemis étrangers et pleurés par vos propres amis. »

Il rappelait aussi à leur mémoire tous leurs compagnons fugitifs, qui, ayant survécu à la bataille, avaient été condamnes à voir leur existence tranchée par l’épée; puis leurs fils, leurs filles, tous leurs proches, rendus captifs et arrachés de leur pays natal. Il disait cela et faisait surtout valoir l’ordre du roi. Il disposait et organisait tous ses soldats, faisait défiler et étendre les bataillons sur toute la longueur du camp, et il faisait ranger trois mille hommes armés de cuirasses à droite et à gauche de chaque éléphant. Il renforçait le corps des Immortels (Kount-Madian) comme un taureau invincible ou comme un château imprenable. Il distribuait les étendards, envoyait les bannières et donnait l’ordre qu’au son de la trompette, ils se tinssent prêts. Il rassembla sur le même point les troupes des Gadasch, des Huns, des Gèles (Kegh)[94] et tous les autres guerriers, et il ordonna à l’aile droite de son armée de se préparer à marcher contre le général des Arméniens.[95]

Le valeureux Vartan, en se portant en avant, interrogeait les premiers, et en exhortant chacun il distribuait leurs places aux généraux. Il confia le premier corps au prince des Ardzrouni; il lui donna pour lieutenant le grand prince de Mog, et tous les autres satrapes comme généraux sous leurs ordres, et il leur assigna toute la masse des troupes composant les deux ailes de l’armée. Il confia le second corps à Khorène Khorkhorouni dont les lieutenants étaient l’Erdzaïetzi et Nersès Kadchpérouni.[96] Il remit le commandement du troisième corps à Thathoul de Vanant et il lui donna comme lieutenant Dadjad Kentouni, et beaucoup de braves comme généraux. Lui-même (Vartan) prit le commandement du quatrième corps et choisit pour lieutenants le valeureux Arschavir et son propre frère Hamazasb. Il disposa et organisa les bataillons, les exhortant dans toute l’étendue du camp, et en face de l’armée des Arik, sur les bords du fleuve Deghmoud.[97] Lorsqu’ils furent ainsi préparés des deux côtés, ils en vinrent aux mains avec une grande fureur et une rage indicible; et ils couraient, avec ardeur à l’attaque les uns contre les autres. Le bruit des clameurs des deux partis qui s’étaient rencontrés comme deux nuages, faisait écho en se prolongeant, et leur retentissement faisait trembler les cavernes des montagnes. Des éclairs de lumière jaillissaient au milieu du nombre considérable des casques et des brillantes armures des soldats, et égalaient la splendeur du soleil. Par l’éclat des épées, et la vibration de la multitude des flèches, il semblait que le ciel était sillonné d’éclairs. Mais qui pourrait raconter l’épouvantable clameur de ces voix effrayantes? qui pourrait redire le bruit des boucliers et le sifflement des cordes d’arcs qui assourdissaient toutes les oreilles? Il fallait voir les gémissements douloureux et les terribles angoisses de cette attaque incessante où ils se heurtaient à l’envi; car les forts devenaient furieux, les timides se décourageaient, les braves s’animaient et écrasaient d’autres braves. La masse des combattants s’étant rassemblée, on la repoussa vers le fleuve, et les soldats perses, épouvantés de ce danger, se mirent à ramper à terre. Cependant L’armée arménienne ayant débouché et traversé le fleuve à cheval, assaillit l’ennemi avec une grande impétuosité. Puis se heurtant vaillamment tour à tour, des deux côtés tombaient beaucoup de morts et de blessés.

Dans cette immense mêlée, le valeureux Vartan tourna ses regards vers la hauteur et aperçut les braves combattants de l’armée perse qui jetaient le désordre dans l’aile gauche de l’armée arménienne. Il se précipita courageusement de ce côté et, mettant en déroute l’aile droite des Perses, il les repoussa jusque sous les éléphants; puis les ayant entourés dans cet endroit, il les extermina. Il les remplit même d’un si terrible effroi, qu’ayant culbuté le corps des Immortels, ces derniers furent dispersés loin du camp retranché et mis en complète déroute.

Cependant Mouschgan Niousalavourd ayant levé les yeux pour observer, aperçut quelques troupes de l’armée arménienne qui fuyaient et d’autres qui étaient restées en arrière dans les plaines et la montagne. Poussant des cris, il encouragea les soldats persans qui l’entouraient, et s’étant arrêtés, ceux-ci assaillirent la troupe de Vartan. Dans cette mêlée, on eût pu croire que les deux partis étaient vaincus, car il y avait un tel amas de cadavres qu’on eût dit un monceau de ruines.

A cette vue, Mouschgan Niousalavourd attendit les éléphants d’Ardaschir qui s’était retranché sur eux, comme sur un observatoire élevé ou comme dans une ville inexpugnable. Il les appela au son des trompettes et il les mit en réserve avec l’élite de l’armée. Mais le héros Vartan, avec ses braves compagnons, en fit en cet endroit un horrible carnage, et lui aussi devint digne de subir le parfait martyr.

Le combat se prolongeant, le jour était déjà sur son déclin et la nuit approchait. Beaucoup [de blessés] mouraient, surtout à cause de l’entassement des cadavres amoncelés très près les uns des autres, comme du bois coupé dans une forêt de cèdres. On voyait là des flèches et des arcs brisés, et on ne pouvait discerner avec certitude les corps des bienheureux. Une grande confusion régnait des deux côtés de ceux qui avaient été frappés. Ceux qui avaient survécu se dispersaient égarés dans d’impénétrables vallées, et lorsqu’ils se rencontraient, ils se tuaient l’un l’autre, jusqu’au coucher du soleil. On continua sans trêve cet épouvantable massacre.[98]

On était au printemps, et les campagnes fleuries avaient changé d’aspect à cause de tout le sang répandu. Si quelqu’un eût vu la masse de ces cadavres tombés, il eût versé des larmes de douleur. Les entrailles étaient bouleversées en entendant les gémissements des blessés, les plaintes des mourants, le bruit que faisaient en tombant les blessés, la fuite des timides, l’effroi des lâches, les cris des gens saisis d’effroi, les pleurs et les regrets des amis et des parents, et leurs douloureux sanglots. Ce n’était pas sur un seul point qu’on avait vaincu; mais comme ils s’étaient mesurés braves contre braves, les vainqueurs se trouvaient des deux côtés.

Cependant, comme dans ce grand combat le généralissime des Arméniens avait trouvé la mort, il n’y avait plus alors aucun chef sur l’appui duquel les troupes qui avaient survécu, pouvaient compter. Bien que ceux qui avaient échappé au carnage fussent plus nombreux que les morts, ils étaient dispersés et errants, et ils se dirigèrent vers des endroits inaccessibles du pays; ils s’y réfugièrent et s’emparèrent de beaucoup de lieux et de châteaux que personne n’avait pu prendre. Voici les nomades illustres héros qui endurèrent le martyre dans cette bataille: le héros Vartan, de la race des Mamigoniens, avec cent trente-trois hommes; Khorène, de la race des Khorkhorouni avec dix-neuf hommes; le brave Ardag, de la race des Balouni avec cinquante-sept hommes; le puissant Dadjad, de la race des Kentouni avec dix-neuf hommes; le savant Hemaïag, de la race des Timaksian, avec vingt-deux hommes; l’illustre Nersèh, de la race des Khadchpérouni avec sept hommes; le jeune Vahan, de la race des Kenouni avec trois hommes; le juste Arsène, de la race des Endzaïetzi avec sept hommes; le robuste Larékin, de la race des Sérouantzdian avec ses deux frères et dix-huit hommes.

Ces deux cent quatre-vingt-sept héros et les grands satrapes furent martyrisés avec eux dans cette bataille. En outre de ce nombre de des cent quatre-vingt sept, il y eut encore des martyrisés qui appartenaient à la race royale, à celle des Ardzrouni, et aux autres dynasties de satrapes, huit cent quarante hommes, dont les noms, le jour de ce grand combat, furent inscrits dans la liste de la vie. Il y eut en tout mille trente-six tués; et du côté des apostats trois mille cinq cent quarante-quatre hommes qui périrent dans cette journée. Neuf d’entre eux étaient de grands personnages, ce qui affligea beaucoup Mouschgan Niousalavourd. En voyant surtout le désastre subi par son armée qui était sept fois plus nombreuse que celle des Arméniens, il se découragea et fut très effrayé, car il ne savait comment persévérer dans ses plans, puisque le combat n’avait pas eu les résultats qu’il en attendait. [Son découragement fut plus grand] encore lorsqu’il vit et considéra la multitude des morts de son année, il les fit compter et il trouva le total de ceux qui étaient morts bien supérieur à celui de l’armée arménienne. De plus, il fut fort affligé [de la mort] des personnages de marque dont les noms étaient connus du roi, il craignit d’écrire au roi et de lui faire savoir la vérité sur le résultat de l’affaire; car il ne pouvait pas non plus le cacher, parce que la nouvelle d’un si grand combat ne pouvait demeurer secrète.

Tandis qu’il se livrait à ces pensées et qu’il était affligé dans son esprit, l’apostat Vasag qui, caché au milieu des éléphants, avait conservé la vie, offrait des consolations à l’âme de l’affligé, en lui enseignant des ruses qu’il pourrait employer pour battre en brèche les forteresses. Il jurait par l’ordre royal, se donnant lui-même comme garant arec les prêtres qui l’accompagnaient dont il faisait des messagers, qu’il pouvait offrir aux Arméniens le pardon de leur rébellion, en leur accordant de nouveau de rebâtir les églises et de rétablir toutes les cérémonies suivant l’ancien usage. Cependant, bien que l’ordre du roi fût très formel à ce moment, sa puissance était très affaiblie puisqu’il avait été vaincu à deux reprises différentes; toutefois les soldats arméniens qui connaissaient la fourberie de Vasag, dont ils avaient si souvent découvert les ruses, ne purent croire de suite à ses propositions.


 

CHAPITRE SEPTIÈME.

Où l’on raconte encore l’héroïsme des Arméniens et la scélératesse croissante de Vasag.

Mouschgan Niousalavourd stimula de nouveau toute la noblesse des Arik, et ayant réuni des troupes, il arriva à un château où s’étaient réfugiés une bande de soldats arméniens et de saints prêtres. Ils se préparèrent à faire le siège de la place et l’investirent de tous côtés. Ne pouvant point s’emparer du château, ils eurent de nouveau recours aux serments pour les amener à capituler, sans employer la force; et ils leur firent ensuite présenter deux ou trois fois le saint Evangile. Bien que les prêtres consentissent à sortir et à se présenter [à Mouschgan], cependant beaucoup de chefs ne voulurent pas croire aux fausses promesses de Vasag, puisque Mouschgan Niousalavourd avait commencé à seconder les perfides projets [de l’apostat].

Or un des vaillants officiers arméniens, nommé Pag, qui, en fuyant, était arrivé dans le château, s’étant présenté sous les murs, vomissait des injures contre l’apostat, et rappelait au général en chef des Perses tous les malheurs qu’il avait fait endurer à l’Arménie. En l’écoutant, beaucoup des accusations [qu’il reprochait à Vasag] étaient approuvées non seulement par les Arméniens, mais elles l’étaient encore davantage par les Perses. Pag sortit la même nuit du château avec sept cents soldats, sans qu’on pût mettre la main sur lui.

Mais ceux qui étaient restés dans le château, connaissaient bien la fausseté des serments de leurs [ennemis]; cependant comme ils manquaient de vivres, ils en sortirent bien malgré eux. Lorsqu’ils se présentèrent, on ordonna d’en massacrer deux cent treize. Tous s’écrièrent et dirent: « Nous te remercions, Seigneur notre Dieu, car, tandis que les églises sont encore fréquentées, que les sanctuaires des martyrs sont intacts, que le saint clergé est uni et pratique la vertu, tu nous as rendus dignes de ton céleste appel. Que notre mort soit semblable à celle des saints athlètes et que notre sang se mêle avec celui des martyrs. Que le Seigneur dans sa sainte Eglise trouve de l’allégresse à cause des victimes volontaires qui montent sur le saint autel. » Ayant dit ces paroles, deux cent treize martyrs furent immolés dans cet endroit.

Les saints prêtres qui s’étaient réfugiés dans le château, le bienheureux Joseph et le bienheureux Léonce, avec beaucoup de leurs compagnons, offrirent aussi leur tête au glaive du chef des bourreaux, répétant les mêmes paroles qu’avaient dites les deux cents [martyrs]. Ce n’était pas que les bienheureux eussent quelque espoir de [conserver] une vie corporelle, mais ils cherchaient avec sagesse à procurer de la gloire à leur pays. C’est pourquoi ils en appelèrent à la Porte, en rejetant toute la faute sur l’impie Vasag. Lorsque Mouschgan Niousalavourd entendit ces paroles, il n’ordonna pas qu’on mit la main sur eux pour les faire mourir; mais, faisant frapper Joseph et Léonce, il commanda qu’ils fussent gardés soigneusement parce qu’ils en avaient appelé à la Porte. Ils disséminèrent ensuite les autres prêtres dans différents endroits, en leur donnant des instructions pour la prospérité et la tranquillité du pays.

En attendant, les Arméniens, en voyant que les ordres du roi et du perfide Vasag étaient changés, ne crurent pas à ce pardon trompeur, mais s’encourageant à l’envi, ils disaient: « Qu’avons-nous besoin de la vie passagère de ce monde, ou pourquoi voyons-nous le jour après [la mort de] ceux que nous aimons? Car si nos valeureux champions tombèrent dans la grande bataille, si beaucoup de blessés furent étendus sur la terre, dans le sang, au milieu de la campagne, si leurs cadavres servirent de pâture aux oiseaux et de nourriture aux bêtes fauves, si nos dignes satrapes sont anéantis par le malheur, s’ils ont perdu leurs domaines et s’ils éprouvent les tribulations de la persécution, si toute la joie des Arméniens s’est changée en pénibles souffrances et en une corruption insupportable, n’ajoutons pas foi à ces ordres fallacieux et ne nous livrons pas aux mains de ces princes. »

A partir de ce moment, tous abandonnèrent les villages, les bourgs et les campagnes; les époux quittèrent la couche nuptiale, les vieillards laissèrent leurs demeures, et les jeunes enfants abandonnèrent le sein de leurs mères. Les jeunes gens et les jeunes filles fuyaient, et de même toute la masse des hommes et des femmes gagnaient d’impénétrables déserts et de fortes positions dans différentes montagnes. Ils pensaient qu’il était préférable d’habiter dans des cavernes avec les bêtes fauves que de se reposer dans des palais, en apostasiant. Ils souffraient, sans s’attrister, de se nourrir d’herbes et sans se rappeler leurs mets habituels. Les cavernes leur semblaient comme les arceaux de splendides monuments, et des lits sur la terre, comme des couches brodées. Les psaumes, les modulations de leurs chants, et la lecture des saintes Écritures étaient toute leur joie. Chacun était pour lui-même un temple, dont il était aussi le prêtre; les corps de chacun étaient comme un saint autel, et leurs âmes étaient un sacrifice agréable; aussi aucun d’eux ne se lamentait par la crainte de devoir être passé au fil de l’épée, aucun d’eux ne regrettait non plus d’être éloigné de ceux qu’il aimait. Ils supportaient avec joie qu’on leur enlevât leurs biens et ils ne se souvenaient plus d’avoir eu des possessions. Ils luttaient avec patience, et ils soutenaient avec courage leur douloureux martyre. En effet, s’ils n’eussent pas apprécié visiblement leur joyeuse espérance, ils n’auraient pu agir avec autant de fermeté. Beaucoup appartenaient à la race illustre des satrapes; leurs frères, leurs fils, leurs filles avec plusieurs de leurs amis habitaient dans des localités inaccessibles; quelques-uns dans le sombre pays de Chaldie; beaucoup dans les régions méridionales des inaccessibles rochers de Demorik; d’autres dans les profondes cavernes d’Artzakh, et quelques-uns occupaient beaucoup de châteaux dans l’intérieur du pays. Tous, avec une grande résignation, supportaient beaucoup de misères en vue de L’espérance divine, et ils demandaient à Dieu, par des supplications, de ne point voir la ruine des saintes églises.

Mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer plusieurs fois, l’impiété du méchant excitait et forçait les soldats perses, dans les parties voisines du pays, à solliciter un ordre royal pour faire arriver des troupes à leur aide. Beaucoup de cavalerie étant ensuite venue, elle augmenta le nombre des gens opprimés, et elle devint aussi nombreuse que dans l’origine, ils pénétrèrent dans l’intérieur du pays, et en combattant ils assiégèrent les forteresses du mont Gaboïd. Mais les assiégés, en se défendant vigoureusement, massacraient un grand nombre de soldats perses, poursuivaient dans leurs campements les fugitifs qui, avec des prières mensongères, voulaient de nouveau les réduire par la ruse.

Bien que personne ne voulût aller vers eux pour ne pas être livré aux mains des ennemis, cependant un prêtre appelé Arsène (Arschen) y fut contraint par leurs serments. Il leur parlait avec beaucoup de familiarité; il approuvait la fuite des innocents, et son visage exprimait même de la compassion pour l’impie Vasag. Il lui rappelait son premier pacte avec le christianisme en termes respectueux, afin d’adoucir un peu sa détestable iniquité. Mais Vasag ne l’écouta point, ne prêta nulle attention à ses paroles, et fit attacher et emmener le bienheureux et tous ceux qui étaient venus avec lui.

Ensuite, voyant que le général en chef adoptait ses plans, il se mit à faire des incursions dans beaucoup d’endroits, et lorsqu’il trouvait des gens en dehors des forteresses, il les faisait prisonniers, et il incendiait avec des torches plusieurs localités. Ceux qui étaient renfermés dans les châteaux de Demoris, ayant appris tout le mal que faisaient les troupes royales, songèrent qu’il était désavantageux de séjourner dans les forteresses. Etant sortis courageusement, ils fondirent sur les ennemis avec l’aide des défenseurs de ces châteaux, et, arrivés dans le pays qui formait la frontière avec la Perse, ils firent un cruel massacre, conduisirent en captivité les survivants, les enfermèrent dans les forteresses et incendièrent les édifices de la contrée.

Ceux qui résidaient dans les montagnes de la Chaldie, s’étant aperçus que les soldats perses arrivaient avec insolence et sans méfiance, dam les régions fortifiées de l’Arménie, assaillirent également avec une grande valeur le territoire de Daïk, situé au milieu des vallées. Ils trouvèrent là plusieurs troupes de soldats royaux qui voulaient faire prisonniers les seigneurs du pays et qui s’imaginaient aussi que là se trouvaient les trésors des satrapes; aussi ils fouillaient partout avec ardeur.

Là, ils virent, dans deux villages, les églises incendiées, et ils en furent encore plus irrités. Ils se lancèrent à la poursuite des ennemis et ils s’attaquaient mutuellement. Enfin, victorieux et triomphants, ils affaiblirent les forces de l’armée perse, massacrèrent beaucoup d’ennemis et contraignirent ceux qui avaient échappé à quitter le pays. Dans cette terrible rencontre, le bienheureux Hemaïag, frère de Vartan, généralissime des Arméniens, combattant seul avec une grande bravoure, fut tué en martyr, pour la sainte union de la religion.[99]

Tous ceux qui n’avaient pas été blessés, poursuivirent les fuyards. Ayant agi de la sorte, les soldats du roi cessèrent de faire des incursions dans la contrée, et ils eurent plus de respect pour les églises. De plus, les Arméniens s’adressèrent de nouveau à la cour.

Ceux qui s’étaient enfuis dans les forêts d’Artzakh ne restèrent pas non plus inactifs. Ils expédiaient sans cesse des messagers dans le pays des Huns, stimulaient et exhortaient les troupes de cette contrée; ils leur rappelaient le pacte qu’ils avaient fait avec les Arméniens, et qu’ils avaient confirmé par un serment solennel. Il était agréable à plusieurs d’entendre ces paroles. En outre, ils leur faisaient des reproches pour ne point être venus au combat tandis qu’ils étaient prêts. Cependant, comme au commencement ils n’avaient pu s’entendre entre eux, ils firent une levée de troupes nombreuses et aussitôt ils allèrent envahir les frontières du royaume des Perses. Ayant saccagé beaucoup de provinces et enlevé beaucoup de prisonniers, ils les conduisirent dans leur pays pour témoigner au roi de leur alliance avec les troupes arméniennes.

Quand toutes ces nouvelles parvinrent au général perse, il en fut fort irrité, et, au comble de la fureur, il rejeta toute la faute sur l’impie Vasag, comme étant la source et l’instigateur de tout le mal qui était arrivé. Ayant levé son camp, il partit et arriva en Perse; il écrivit tout ce qui s’était passé, avec exactitude, à la cour, et il accusa l’apostat de tout ce qui était arrivé.

Dès que le roi eût appris que le pays était ruiné et qu’il se fut assuré du résultat de la grande bataille, il se découragea et perdit de son audace habituelle. Gardant le silence, il repoussait ses continuelles et trompeuses pensées; il pesait l’erreur de cette folle entreprise, et il voulut la connaître, en disant: « Se trouvera-t-il quelqu’un qui m’exposera les choses avec vérité? — Le grand intendant Mihr-Nersèh lui-même, qui était au courant de cet acte injuste, se présentant au roi, lui dit: « Je te le dirai, ô roi valeureux, si tu veux entendre la vérité avec certitude; fais appeler ceux qui, en Arménie, sont les chefs des chrétiens; ils viendront promptement et te diront toute la vérité. »

En attendant, il écrivit et confia l’Arménie à un marzban qui était l’un de ses premiers satrapes, appelé Adrormizt,[100] dont les domaines étaient situés sur les frontières de l’Arménie et qui avait été le lieutenant du général dans la dernière bataille. Il rappela Mouschgan Niousalavourd[101] avec tout le reste des troupes [et les envoya] dans le pays des Aghouank, des Lephin, des Djéghp, des Hedjmadag, des Thavasbar, des Khipiovan, et dans toutes les forteresses que les Huns avaient ruinées lors de leur alliance avec les Arméniens. Cependant, comme le roi s’était attristé à cause de la ruine des provinces et du massacre des soldats, et surtout à cause de la destruction des forteresses, — qui avaient exigé beaucoup de temps et de peines pour les construire, et qui alors avaient été facilement enlevées et démantelées, sans espoir de les relever, — il donna l’ordre qu’on fit venir Vasag avec les chefs des chrétiens.[102]

Pendant ce temps-là, le marzban Adrormizt fit son entrée en Arménie, avec des sentiments pacifiques. En vertu d’un ordre royal, il appela Sahag, le saint évêque des Reschdouni, afin de savoir de lui les détails de ce qui était arrivé. Bien que cet évêque eût démoli un adrouschan et que, de différentes façons, il eût tourmenté les prêtres du feu, cependant il n’hésita point à se présenter au tribunal public. Le marzban convoqua aussi un pieux prêtre, nommé Mousché, qui était inspecteur de la province des Ardzrouni, et qui avait également détruit un adrouschan, et fait emprisonner et châtier cruellement des mages. Celui-ci ne craignit point non plus et se rendit volontiers en présence du marzban. Deux autres bienheureux prêtres aussi, Samuel et Abraham, qui avaient renversé un adrouschan à Ardaschad et qui avaient été faits prisonniers par l’apostat Vasag, furent conduits également avec ces personnages vertueux. On réunit aussi, dans le même but, le grand Joseph, Léonce, Khadchadch et Arsène. Lorsque le marzban eut été instruit et renseigné par tous, il écrivit et notifia à la cour chaque chose avec sincérité, comme il l’avait entendu de leur bouche.

Bien que Vasag fût déjà arrivé à la Porte et qu’il eût, à sa façon, raconté diversement et faussement chaque événement, il ne pouvait cependant pas se justifier dans l’esprit du roi qui lui répondit en ces termes: « Quand les chrétiens seront arrivés, je vous entendrai tous ensemble au tribunal. »

Cependant, comme les saints prêtres étaient enchaînés, ils n’arrivèrent à la résidence royale d’hiver qu’après deux mois et vingt jours. Lorsque le grand intendant apprit qu’on les avait amenés dans la ville, il vint lui-même pour les voir, et, bien qu’il entendit leur rapport sur chaque événement avec des détails précis, il ne pouvait cependant pas les faire saisir et les tourmenter, parce que plusieurs des satrapes arméniens avaient vraisemblablement occupé les lieux fortifiés du pays, et le marzban les redoutait peut-être. C’est pourquoi il commanda qu’on gardât les saints avec soin et qu’on administrât le pays avec douceur. De son côté, il parcourait la contrée, relevait les ruines et promettait aux habitants la sécurité.

Il donna l’ordre de rendre aux évêques leurs diocèses respectifs, d’exercer ouvertement leur culte suivant l’antique usage, et de se montrer en public en toute liberté. En outre, il leur accordait des présents et des cadeaux. Comme l’armée avait pris et ravagé beaucoup de cantons, il commanda qu’on exemptât le pays des tributs, et il diminua aussi pendant quelque temps la cavalerie royale. Il ordonna que les moines qui avaient émigré et s’étaient dispersés vinssent reprendre possession de leurs domaines. « Que tous les ministères du culte divin, dit-il, soient exercés aujourd’hui, comme cela avait lieu sous ses prédécesseurs. Si quelqu’un s’est retiré dans quelque contrée lointaine, j’ai le pouvoir, [ajoutait-il], donné par la cour, de le faire rentrer et de lui faire recouvrer tout ce qu’il avait abandonné, de le mettre en possession de ses biens, soit qu’il appartienne à la classe des nobles, ou à celle du peuple, ou enfin à celle du clergé. »

Il confirma ses paroles par serment, et il en envoya l’avis de tous les côtés; c’est pourquoi beaucoup de gens revinrent, acceptèrent ses offres et recouvrèrent leurs propres possessions.

Mais ce qui est plus important encore, c’est que si quelqu’un par violence avait embrassé le magisme contre sa volonté, ou envoyait un édit de la cour, pour qu’il professât le christianisme. [Cet édit portait:] « Les dieux sont irrités aussi contre ceux qui ne vénèrent pas affectueusement la religion du mazdéisme, et moi je ne les en remercie point. Aujourd’hui j’adresse à tous le même commandement: laissons à chacun la faculté d’agir suivant son libre arbitre, qu’il suive le culte qu’il lui convient de pratiquer, car tous sont mes sujets. » Il parla ainsi et donna cet ordre par écrit à tout son royaume.

Lorsqu’ils eurent connu et vu cet édit, beaucoup de gens qui erraient et étaient dispersés dans des lieux éloignés, accouraient et reprenaient leurs biens. Ensuite, quand les satrapes qui résidaient dans les châteaux-forts du pays, virent le rétablissement [de la stabilité], et l’Eglise encore florissante, ils reprirent confiance et eurent le courage de se présenter au roi. Ils envoyèrent aussi un message au marzban du pays pour signifier leur soumission à la Porte. Le marzban, animé d’une vive sollicitude, demanda un édit royal et leur donna une promesse de sécurité par ordre de la cour. Toutefois, comme ils connaissaient la dureté du gouvernement et sa duplicité en toute chose, ils voulurent néanmoins participer aux martyres des saints, et, puisque la mort leur était réservée, ils ne s’en effrayaient point.

En entendant ces paroles, le roi donna l’ordre qu’ils se présentassent devant lui, libres de tous liens, et avec les mains et les pieds débarrassés de leurs fers. Aussitôt ils conduisirent leurs femmes et leurs enfants, et, grâce au marzban, ils recouvrèrent leurs propres biens et se rendirent avec empressement au quartier d’hiver du roi.

Tandis que le roi était dans sa résidence d’hiver, il ordonna que l’on fît faire une enquête sur chacun d’eux. Le grand intendant siégea pour écouter les deux parties, et, après avoir examiné pendant plusieurs jours les pièces du procès, on déclara coupable le parti des apostats. Ainsi ils produisirent des lettres envoyées par Vasag et par tous ceux qui étaient ses adhérents, en vue de rester unis au pacte de rébellion une lettre de la province des Ibères, une autre de celle des Aghouank, enfin une troisième de l’Aghdznik et une adresse au souverain des Grecs, ainsi qu’une lettre au général Antiochus. Toutes ces lettres portaient le cachet authentique de Vasag. Il était aussi complice du meurtre des mages à Zarèhavan,[103] et ses lettres et ses ordres prouvaient que beaucoup de châteaux avaient été enlevés aux Perses, alors qu’il était marzban du pays.

S’étant avancé à son tour, Adom, de la race des Kenouni, qui avait été envoyé par Vasag en qualité d’ambassadeur en Grèce, lui fit des reproches en présence du grand tribunal, [en lui montrant] le document qu’il lui avait remis muni de son sceau. Mouschgan Niousalavourd porta aussi son accusation et témoigna, avec ses compagnons de l’armée, comment, après la fin du combat, Vasag avait fait répandre beaucoup de sang, comment il avait fait sortir les assiégés des châteaux-forts, en les trompant par un faux serment, comment il avait mis à mort quelques-uns des sujets et des sujettes du roi et en avait envoyé d’autres en captivité. Enfin, pour comble d’infamie, on l’accusait de s’être approprié les tributs du pays qui auraient dû être versés au trésor.

Beaucoup d’apostats, complices de Vasag, dévoilèrent les maux qu’il avait causés au pays d’Arménie. On interrogea aussi, à son égard, ceux des mages qui avaient survécu, ainsi que les gardes du corps, qui avaient été délivrés de leurs fers et avaient été amenés à la cour, et on leur dit: « Êtes-vous bien renseignés sur les injustices commises par Vasag? » Ils répondirent en disant: « C’est lui qui a été le chef, l’instigateur et la cause de toutes les terribles infortunes que nous avons supportées, de tous les malheurs qui fondirent sur les troupes royales de la ruine et de l’esclavage du pays d’Arménie, et de la perte des tributs royaux. Durant le cours de son procès qui dura plusieurs jours, ses parents se présentèrent aussi; ils l’avaient déjà accusé devant le roi. Ils firent connaître et démontrèrent, article par article, comment Vasag s’était uni d’amitié avec Héran le Hun, roi de Paghassagan, précisément à l’époque où ce prince massacra dans l’Aghouank l’armée perse, et qu’en dévastant tout sur son passage, il était arrivé sur le territoire grec, avait enlevé beaucoup de prisonniers et de butin aux Grecs, aux Arméniens, aux ibères et aux Aghouank. Ils racontèrent en outre comment le souverain lui-même en avait été informé et avait tué le roi de Paghassagan. Vasag, à cette époque, était marzban d’Arménie, et on découvrit qu’il était l’allié des ennemis du roi. Ses parents firent connaître encore et prouvèrent comment ils étaient parfaitement informés de ses perfides projets. Ils dirent et avancèrent tout cela en présence du roi, et ils racontèrent les diverses ruses dont il se servait traîtreusement, non seulement contre ses compagnons, mais aussi contre le roi; car, dès son enfance, il n’avait jamais fait aucune chose avec équité.

Alors le grand intendant donna les ordres suivants: « Amenez ici quelques-uns des captifs qui sont en prison. » On enleva les chaînes des bienheureux et on les amena. C’étaient Sahag, évêque des Reschdouni, le saint évêque Joseph et le prêtre Léonce. Quand on eut exposé devant eux toute la procédure instruite au tribunal, l’évêque Sahag répondit: « Ceux qui ont ouvertement renié le vrai Dieu ne savent ni ce qu’ils font ni ce qu’ils disent, parce que leur intelligence est obscurcie. Ils servent leurs maîtres sous de faux prétextes, et ils s’accordent avec leurs complices, en les trompant. Ce sont des vases de Satan, car, par leur moyen, il accomplit la perversité de ses volontés, comme on le voit par Vasag. En effet, tandis qu’il avait le nom de chrétien, il croyait, par sa fausseté, couvrir et cacher toute sa perversité devant votre gouvernement mal renseigné, en dissimulant toutes ses fraudes, sous le manteau du christianisme. C’est pourquoi, vous, en croyant à cet homme, vous l’avez honoré au-delà de son mérite. Vous lui avez confié le pays des Ibères; eh bien! demandez-leur s’ils furent satisfaits de lui. Vous lui avez donné la principauté de Siounie; écoutez ce que ses parents vous racontent de lui. Vous l’aviez institué marzban de l’Arménie; il détruit tout le pays que vos ancêtres avaient fondé avec tant de peines. Vous l’avez vu, lorsqu’il rejeta le nom vénérable de Dieu qu’il honorait faussement, toute sa perversité apparut dans sa nudité, car s’il se montra traître envers son Dieu, pour quel mortel se montrera-t-il juste? Or, toutes les accusations qu’on a formulées maintenant contre lui, ne les aviez-vous pas entendues auparavant? Pour quel motif les avez-vous dissimulées; ne le saviez-vous pas? Il me semble qu’il vous a trompés par une fausse espérance; mais ni vous, ni lui, ni aucun autre qui viendra après vous, ne pourra le trouver en nous. Faites donc de lui ce qu’il vous plaira, et pourquoi nous interrogez-vous à son sujet? »

Le grand intendant, troublé dans son esprit et dans ses pensées, repassait toutes les dépositions faites devant le tribunal. Après qu’il eut acquis la ferme conviction qu’on devait condamner Vasag, avec justice, à cause de ses actes iniques, il entra à la cour royale, et il montra tous les documents du tribunal. Lorsque le roi eut tout entendu et qu’il fut convaincu de la culpabilité de Vasag par le rapport du grand intendant, il fut fort irrité et il éprouva un vif ressentiment. Cependant il voulut conduire Vasag par degrés au sommet de l’ignominie. Il garda le silence pendant douze jours, jusqu’à ce que les accusations du procès fussent épuisées.

Un jour de grande fête, il ordonna d’inviter à un banquet tous les personnages illustres et marquants. L’apostat fut aussi invité. Observant le cérémonial accoutumé de la cour, il revêtit le vêtement d’honneur qu’il avait reçu du roi; il ceignit le bandeau et plaça sur sa tête la tiare brodée d’or; il boucla la ceinture d’or massif enrichie de perles et de pierres précieuses, il mit les pendants d’oreilles et le collier au cou, et les fourrures de martre sur ses épaules. Revêtu de tous ces insignes, il se rendit à la cour royale et paraissait le plus magnifique et le plus fastueux de tous les invités.

Les satrapes qui spontanément étaient venus de l’Arménie pour s’exposer à l’épreuve, et les saints qui étaient arrivés les premiers, étaient tous gardés dans les fers, auprès de la porte royale. En voyant venir Vasag à la cour, dans tout l’éclat de la splendeur et du luxe et accompagné d’une suite nombreuse, ils le raillèrent en eux-mêmes et dirent: « O marchand insensé! tu as vendu l’honneur éternel et immortel et tu as acheté des [vanités] passagères dont peut-être tu seras dépouillé dans quelques jours. »

Vasag se présenta et prit place dans l’intérieur de la salle qui était la cour des grands. Le héraut de la cour entra et l’interrogea en ces termes: « Le roi m’envoie vers toi; de qui as-tu obtenu tous ces honneurs insignes? Réponds-moi sur le champ, si tu les as justement mérités. Et il lui présentait toutes les dépositions du tribunal qui l’avait condamné. Il lui fit connaître aussi ce qu’on n’y avait pas révélé, [à savoir:] qu’il ne possédait pas légalement le domaine de la province de Siounie; mais que, par astuce et par calomnie, il avait fait tuer son oncle paternel Vaghinag, et s’était saisi de son domaine comme s’il eût été un ministre fidèle de la cour. Il lui fit encore beaucoup d’autres reproches pour le confondre, et tous les grands appuyèrent ce témoignage. Vasag resta muet et il ne sortit pas de sa bouche une parole d’aveu. On redoubla et on accumula les preuves devant la cour, et enfin on prononça contre lui la sentence de mort.

Ensuite le chef des bourreaux s’approcha et, eu présence de tous les seigneurs, il lui enleva toutes les décorations qu’il avait reçues de la cour, et il lui fit endosser le vêtement des condamnés. On l’enchaîna par les pieds et par les mains, on le fit asseoir comme une femme sur une jument; et [les gardes] le prirent et le conduisirent dans la prison où se trouvaient tous les condamnés.

Les satrapes arméniens, les saints évêques et les prêtres, bien qu’ils éprouvassent de grandes inquiétudes, ne se souvenaient plus des tribulations qu’ils avaient endurées, et ils oubliaient même les tourments imminents qu’on redoutait, car ils étaient dans l’admiration pour la révélation sublime que Dieu leur avait envoyée. Ils se réjouissaient mutuellement et disaient: « Nous avons lutté avec courage, souffrons encore avec plus de patience. Nous avons appris par nos saints pères que la patience est la première de toutes les vertus et que la sagesse céleste est le culte parfait de Dieu; personne ne peut la trouver sans souffrir. Quand ensuite les souffrances se prolongent, alors la récompense s’accroit. S’il en est ainsi, demandons seulement à Dieu de pouvoir souffrir avec patience toutes les épreuves; le Seigneur lui-même réglera la manière de nous délirer. Nous connaissons la sentence des quarante athlètes du Christ, qui souffrirent de terribles persécutions. Un d’eux sortit du bain et il se priva lui-même de la couronne; mais les trente-neuf se sacrifièrent avec patience et arrivèrent à la promesse qu’ils avaient désirée. Or voici notre compagnon qui d’abord s’était éloigné de nous et qui s’est rendu maintenant l’instrument de Satan. Son urne étant encore dans son corps, il a fait l’essai des tourments de l’enfer, que les saints seuls et même les hommes barbares ne redoutent point. »

En disant cela, ils versaient d’abondantes larmes sur celui qui s’était perdu, et, modulant avec leurs livres des cantiques spirituels, ils disaient: « Il vaut mieux mettre sa confiance dans le Seigneur que d’avoir de l’espérance dans les hommes; il vaut mieux avoir confiance en Dieu qu’aux princes de la terre. Toutes les nations se sont levées contre moi, et je les ai vaincues par le nom du Seigneur ».[104] Ils s’encourageaient mutuellement et disaient: « Puisque nous sommes certains [de la vérité] de ces paroles, mes frères, ne craignons pas les nations idolâtres qui n’ont point de Dieu, qui sont pires que des abeilles dans leur colère, car leur courroux causera leur propre perte. Nous cependant invoquons le nom du Seigneur et nous les mettrons tous en déroute. »

L’apostat Vasag fut témoin de l’union des saints prisonniers qui, avec une grande allégresse, acceptaient les souffrances et paraissaient joyeux et resplendissants, comme autrefois dans la cour royale. Il les regardait et les enviait, mais personne ne voulut l’accueillir et onle gardait séparément dans la même prison. Chaque jour on le transportait comme un cadavre et on le tramait au tribunal suprême, on se moquait de lui, en le raillait et on le donnait en spectacle à toute la cour. On le dépouilla de tous ses biens et on ne lui laissa rien de ce qu’il possédait. On le réduisit tellement à la misère que ses serviteurs mendiaient du pain pour le lui apporter. On accumula tellement de dettes sur sa maison pour [acquitter] les tributs de la province, qu’il dut faire l’abandon de tout l’héritage de ses pères et de ses aïeux; il dut faire également abandon des parures de femme, sans pouvoir acquitter sa dette envers la cour. On lui réclama de telles sommes, qu’il demandait s’il y avait des trésors dans les tombeaux de ses ancêtres; et, s’il s’en fût trouvé, il les aurait pris et les aurait donnés pour solder sa dette et celle de sa famille, parce que beaucoup de ses parents avaient été également condamnés.

Frappé ainsi de tous les côtés et plongé dans l’avilissement, il fut en proie à de terribles maladies dans sa prison. Ses entrailles s’enflammèrent, sa poitrine s’affaiblit et fut attaquée; il se dessécha et sa force diminua. Ses yeux étaient remplis de vers et il en sortait de ses narines. Ses oreilles se fermèrent et ses lèvres se fendirent horriblement. Ses nerfs se roidirent et ses talons se tournèrent. Il exhalait une odeur de mort et ses serviteurs le fuyaient. Sa langue seule était saine dans sa bouche, mais ses lèvres ne proféraient aucun aveu. Il mourut suffoqué et descendit aux enfers avec une insupportable amertume. Tous ses amis le raillèrent et tous ses ennemis se réjouirent de ses cruelles tortures.[105]

Celui qui voulait devenir roi du pays d’Arménie par des moyens coupables n’eut pas un lieu de sépulture; il mourut comme un chien et fut traîné comme un corps immonde. Son nom ne fut pas rappelé parmi les saints; et, dans les églises, on ne consacra point sa mémoire devant le saint autel. Il n’y eut pas de mauvaise action qu’il n’eût commise durant sa vie, et il n’y eut pas de douleurs plus atroces que celles qu’il éprouva pour mourir. On écrivit ces souvenirs en exécration de ses fautes, afin que quiconque les connaîtra lui lance des malédictions, et ne se fasse point l’imitateur de sa conduite.


 

CHAPITRE HUITIÈME.

Comme supplément des sept premiers.[106]

Nouveaux détails sur la même bataille et sur le martyre des saints prêtres.

La seizième année du règne de ce même roi (Iezdedjerd II),[107] il partit de nouveau, enflammé d’une grande colère, pour le pays des Kouschans afin de leur déclarer la guerre. En traversant l’Ibérie, et en entrant dans le pays d’Abar, il ordonna que les satrapes et les prêtres fussent gardés de la même manière dans la ville de Nischapour (Niouschapouh). Toutefois il conduisit avec lui deux des prisonniers bienheureux, et, partout où il passait, il abolissait le christianisme.

Voyant cela, un [personnage] hun, de la race royale du pays de Khaïlentour, nommé Pel, inclinait secrètement vers le christianisme, et il apprenait d’eux de tout son cœur et spontanément la vérité. De son plein gré, il s’était soumis à la domination du roi [de Perse], et, en voyant persécuter les saints, son âme éprouvait des chagrins. Cependant, comme il n’avait pas le pouvoir de rien faire pour eux, il s’adressa au roi des Kouschans. Il alla le trouver et lui raconta toutes les afflictions et tous les tourments que le roi avait fait endurer à l’Arménie. Il l’informa aussi de l’état du défilé des montagnes des Huns et lui fit connaître aussi la révolte des soldats amenée par la désaffection de beaucoup de nations envers le roi, enfin il lui révéla également le mécontentement [qui régnait] dans l’empire des Arik.

En apprenant cela, le roi des Kouschans ne douta point de la sincérité de cet homme et n’avait dans son cœur aucun soupçon, parce que, déjà auparavant, il en avait su quelque chose. Mais quand ensuite, il fut parfaitement certain, par le rapport de Pel, que le roi [de Perse] s’avançait contre lui, il se hâta de rassembler des troupes, et fit une levée pour se porter à sa rencontre avec une armée redoutable. Quoiqu’il ne pût en venir aux mains avec lui, il assaillit l’avant-garde du roi et fit un grand massacre de soldats. Le roi désespéré manifesta son chagrin de ce que, réduit à un petit nombre de troupes, on le forçait à battre en retraite. Le roi des Kouschans, se mettant à sa poursuite avec des pillards, dévasta beaucoup de cantons appartenant au roi et rentra avec sécurité dans ses états.

Le roi [de Perse], voyant le déshonneur et la perte que lui avait occasionnée cette campagne, se repentit et reconnut que tous ses revers provenaient de l’indiscipline des soldats. Dans les angoisses de son cœur, il ne savait sur qui faire retomber l’amertume de son venin. Cependant le grand intendant était rempli de terreur, parce qu’il était la cause de tous les malheurs qui étaient survenus. Il inspira alors des discours au chef des mages et aux mages qui, se présentant devant le roi, lui dirent: « O roi vaillant, nous savons, par la religion, qu’aucun homme ne peut résister à ton courage héroïque; mais, à cause des chrétiens qui sont hostiles à notre foi, les dieux sont irrités contre nous, parce que jusqu’à présent tu as laissé vivre ces chrétiens. » Ils lui rappelèrent aussi comment ils le maudissaient dans leur prison, et ils proférèrent encore beaucoup d’autres calomnies contre les saints. Tous les jours, ils les rendaient odieux et excitaient le roi à tirer d’eux une horrible vengeance, au point qu’il se hâta précipitamment de répandre le sang de ces innocents.

Il ordonna que les deux prêtres qui étaient avec lui dans l’armée, Samuel et Abraham, fussent secrètement mis à mort. Ceux qui se trouvaient dans la forteresse de la ville étaient éloignés de l’armée de presque quinze stations. Il ordonna à l’intendant des vivres, appelé Tenschapouh, de se rendre avant lui à la ville où se trouvaient les saints prêtres du Seigneur, de les juger de sa propre volonté, de les interroger, en employant les tortures, et de les massacrer avec le glaive.

Mais le chef des mages, à la garde duquel ils avaient été confiés, les avait déjà tourmentés plusieurs fois, même sans en avoir reçu l’ordre royal, mais parce qu’il était chef de la religion dans le pays d’Abar, et qu’il était très dévoué au magisme. En outre, il était plus instruit que beaucoup d’autres savants de la religion de Zoroastre, et même, — ce que l’on regardait comme un grand honneur, suivant les lois de leur, fausses doctrines, — il avait le titre d’hamakhten.[108] Il connaissait de plus l’anbardkasch; il avait appris le pozbaïd, et il possédait [la connaissance] des livres pahlavi et la doctrine des Perses,[109] parce que ces cinq degrés composent toute la religion du magisme. Outre cela, il y a encore un sixième degré qui est la doctrine du chef des mages.[110] Comme il croyait être parfait en toute chose, il considérait les bienheureux comme des ignorants qui s’étaient éloignés de la véritable science. Il arrêta dans son esprit la pensée criminelle de les tourmenter sans relâche, afin que, pour ne pas souffrir de peines corporelles, ils fissent entendre quelques paroles où l’erreur transpirerait. Dans cette vue, il éloigna et sépara les prêtres des satrapes, et il les plaça loin les uns des autres. Il les relégua dans un étage inférieur, humide et obscur; et, pour les [prêtres], il ordonna [qu’on leur donnât seulement] deux pains d’orge de temps en temps, avec une demi-bouteille d’eau; enfin il défendit à quiconque d’approcher de la porte de la prison. Les ayant ainsi tourmentés durant quarante jours, et n’entendant point proférer de leur part aucune plainte, il s’imagina qu’un de ses serviteurs, ayant été corrompu, leur avait donné secrètement à manger. C’est pourquoi il alla lui-même sceller la lucarne et la porte de la prison, et il distribua à ses serviteurs fidèles la nourriture convenue, afin qu’ils la portassent aux prisonniers, il agit de la sorte pendant cinquante jours. Ainsi martyrisés, les bienheureux ne s’affligèrent point davantage; ils supportaient même ces tribulations avec une grande patience, et, en chantant continuellement des psaumes, ils persévéraient dans leur culte de chaque jour. Enfin, lorsqu’ils avaient terminé leurs prières en rendant de joyeuses actions de grâce au Seigneur, ils se couchaient pour prendre quelque repos sur le sol.

Les gardes qui veillaient sur les prisonniers s’étonnaient beaucoup de la force de leur tempérament, parce qu’ils entendaient incessamment le timbre sonore de leurs voix. C’est pourquoi, en racontant ce fait au chef des mages, ils disaient: « Ce ne sont pas de simples mortels privés de force, car, si même ils avaient des corps de bronze, ils seraient maintenant en pourriture à cause de l’humidité extrême de la prison. Il y a déjà longtemps qu’on nous a confié la garde de cette prison, et nous ne nous souvenons pas qu’aucun des prisonniers ait pu y vivre même durant un mois. Or nous te le disons, si tu as reçu l’ordre de les faire mourir, songes-y; autrement, s’il t’a été recommandé de les garder et non de les tuer, sache que ces prisonniers sont dans un très grand danger. Nous aussi, nous sommes épouvantés, et nous tremblons de frayeur à la vue de si terribles afflictions. »

Ayant entendu ces paroles, le chef des mages se leva et alla lui-même au milieu de la nuit à la lucarne de la prison. Dans l’obscurité de la nuit, en regardant par l’orifice, après que les prisonniers, ayant terminé leurs prières, se reposaient un peu, il aperçut le visage de chacun d’eux qui brillait comme une lampe éclatante de lumière. Il fut saisi d’épouvante et dit à part lui: « Que signifie donc ce grand prodige? Nos dieux sont-ils venus dans la prison et se sont-ils exaltés pour leur justification? Car, s’ils ne s’étaient point approchés d’eux, il serait impossible qu’un simple mortel fût entouré d’une lumière aussi éclatante. J’avais entendu parler de telles choses dans cette religion, comment ils sont séduits par une erreur grossière, et comment enfin ils se dévoilent aux yeux de l’ignorant. C’est peut-être ainsi que cette vision m’apparaît. » Cependant il ne put entièrement comprendre ce qui était arrivé.

Tandis qu’il était agité par ces pensées, les saints se levèrent de nouveau de leurs couches et reprirent leur occupation habituelle. Alors le chef des mages acquit la conviction qu’il n’était point le jouet de la vision qui lui était apparue, mais que c’était d’eux que venait toute cette splendeur. Alors il s’effraya encore davantage et dit: « A quel prisonnier est-il jamais arrivé d’être ainsi transformé par une lumière éclatante? Je ne l’ai appris de personne et je ne l’ai point non plus entendu dire par mes ancêtres. » Extrêmement troublé par cette merveille éclatante, tremblant et transi, il resta sur l’appui du toit jusqu’au matin. Au lever de l’aurore, il se leva comme un homme malade depuis plusieurs jours, gagna son palais, sans même oser raconter à qui que ce soit ce qu’il avait vu.

Il manda les gardes et leur dit: « Allez et conduisez les prisonniers dans une salle sans humidité, et là gardez-les avec soin comme vous l’avez déjà fait. » Un de ces gardes, en entendant le commandement du chef des mages, courant en toute hâte, marchait comme s’il était porteur d’une grande nouvelle. « On nous a commandé, dit-il, de vous transporter dans une salle sans humidité. Levez-vous tous de suite et sans tarder, parce que nous aussi, nous avons imploré pour vous en raison de vos afflictions. »

Saint Joseph répondit humblement au garde et lui dit: « Va et dis à ton chef insensé: N’as-tu rien entendu dire de la seconde venue de Notre-Seigneur, ou des somptueux tabernacles qui nous ont été préparés dès le commencement et pour lesquels nous supportons si facilement les grandes afflictions, en vue de l’espérance à laquelle nous aspirons? Tu as agi honnêtement puisque tu as eu pitié des pénibles souffrances de notre corps; mais nous ne sommes point fatigués, comme l’athée qui en lui-même n’a d’autre espoir que ce qui frappe sa vue. Nous, au contraire, pour l’amour de notre Christ, nous nous réjouissons beaucoup de ces tourments, et nous les regardons comme des dons parfaits, afin qu’à cause de l’affliction temporelle, il nous soit donné d’hériter de la béatitude éternelle. Si nous désirons des édifices, nous avons des palais dans le ciel qui n’ont pas été construits par la main des hommes et dans lesquels vos courtisans ne peuvent paraître; il y a aussi les vêtements, des honneurs et des mets salutaires, et si quelqu’un voulait vous entretenir de ces choses, votre faiblesse vous empêcherait de l’écouter froidement, car, vieillis dans la cécité, vous ne voyez pas, vous n’entendez pas et vous ne comprenez pas. C’est pourquoi vous nous jugez cruellement et à tort, injustement et sans raison. Mais notre roi est libéral et miséricordieux; la porte de son royaume est ouverte. Quiconque veut y entrer, y entre courageusement. Il ne repousse pas les convertis à la pénitence, et jamais qui que ce soit. Quant au soulagement que tu as obtenu pour nous, nous pouvions dans notre pays ne point tomber dans les mains du roi, comme ceux qui se sont soustraits à de semblables tourments. Mais comme nous y sommes venus avec enthousiasme et spontanément, en connaissant bien les supplices qui nous attendaient, sans craindre en rien ces tribulations, nous voulons qu’elles pèsent encore davantage sur nous, jusqu’à ce que la perversité de ceux qui te commandent soit satisfaite. Car, si notre Dieu qui est le créateur du ciel et de la terre, de tous les êtres visibles et invisibles, et qui dans son inépuisable charité s’humilia pour les générations humaines, revêtit un corps périssable, supporta toutes les épreuves de la vertu, exécuta l’œuvre de l’incarnation, fut remis de sa propre volonté aux mains de ses bourreaux, mourut, fut enseveli dans le tombeau, et, par la puissance de sa divinité, ressuscita et apparut à ses disciples et à beaucoup d’autres, monta aux cieux vers son père et s’assit à la droite du trône paternel, il nous donna une force céleste, afin qu’à l’exemple de son immortalité, nous puissions aussi, avec notre corps mortel, participer à son immortelle grandeur. Il ne considère pas notre mort comme une mort véritable, mais il nous accorde la récompense de nos peines, comme à des immortels. C’est pourquoi nous regardons ces tourments comme peu de chose, en comparaison de l’amour qu’il a montré aux générations futures. »

En entendant de la bouche du garde toutes ces paroles, le chef des mages s’attendrit et se troubla dans ses pensées. Le sommeil s’enfuit de ses yeux durant plusieurs nuits. Un jour cependant, sur le soir, s’étant levé, il s’en alla seul et en secret chez les prisonniers, sans prendre avec lui aucun de ses serviteurs. Etant arrivé à la porte de la maison, il regarda au dedans par une ouverture, et il entrevit les saints comme dans la première vision. Ils dormaient [d’un sommeil] paisible. Il appela doucement l’évêque, parce qu’il connaissait bien la langue des Perses. Celui-ci s’approcha en dehors et lui demanda: « Qui es-tu? — C’est moi-même, lui répondit-il, je veux entrer et vous voir. »

Lorsqu’il eut pénétré parmi les saints, la vision avait cessé, il leur raconta la vision qu’il avait eue par deux fois. Le prêtre Léonce prit la parole: « Dieu qui a dit que des ténèbres sortirait la lumière, qui déjà brilla et illumina avec sagesse les créatures invisibles;[111] cette lumière a brillé avec une égale force dans ton esprit. Les yeux de ton âme se sont ouverts, et tu as vu l’ineffable lumière de la grâce de Dieu. Hâte-toi, ne tarde pas, afin qu’aveuglé de nouveau, tu ne te plonges encore dans les ténèbres. »

Ayant prononcé ces paroles, les saints restèrent tous debout en récitant le psaume XLII: « Envoie, ô Seigneur, ta lumière et ta vérité, afin qu’elles nous guident et nous conduisent à la montagne sainte et à tes tabernacles. Certainement, ô Seigneur, tu as amené véritablement cet égaré à l’éternelle allégresse et à ton immuable repos. Voici que ce jour ressemble à celui de tes saintes souffrances. De même que tu as racheté de la seconde mort (celle de l’âme) le larron condamné à mort, et que par lui tu ouvris la porte fermée de l’Eden (Aten); tu as racheté cet égaré de la même manière. Celui qui était la cause principale de morts nombreuses, maintenant tu l’as rendu une cause de vie pour nous et pour lui-même. Nous te remercions, ô Seigneur, nous te remercions, et par la voix du saint prophète, nous te disons: Seigneur, ne nous donne pas de la gloire pour nous-mêmes, mais pour ton nom, par ta miséricorde et ta vérité, afin que les païens ne disent jamais: Où est leur Dieu[112]? C’est ainsi que, même aujourd’hui, ta grande force a été révélée chez cette nation indomptable et égarée. »

Ensuite celui qui avait obtenu la faveur des grâces divines dit en lui-même: « Seigneur, ma lumière et ma vie, que redouterai-je? Seigneur, gardien de ma vie, qui me fera peur? Je sais certainement que, dès à présent, beaucoup seront mes ennemis et qu’ils vont s’approcher pour dévorer mon corps; mais toi, ô Seigneur de toutes choses, qui es venu pour racheter la vie de toutes les créatures, afin qu’ils se convertissent et qu’ils soient sauvés par ta grâce, ne me sépare pas de ces saints agneaux, parmi lesquels j’ai été placé, afin que, ne sortant plus de ta bergerie, je ne sois point dévoré par la bête cruelle. Ne regarde pas, ô Seigneur, mes iniquités passées, afin qu’en m’écartant de la véritable vie, je ne fasse pas beaucoup de disciples pour la perdition; mais que je sois au contraire une cause de vie pour ceux mêmes dont j’ai causé la mort. Que Satan qui, par moi, se vantait avec orgueil d’avoir entraîné tant de monde à la perdition, soit, par moi, humilié au milieu de ses adhérents. »

Ayant dit ces mots, on lui laissa achever sa prière, et ils ne cessèrent de prier jusqu’à la troisième heure, et tous s’endormirent avec calme jusqu’au jour. Le chef des mages était cependant resté debout; il ne dormit pas; mais, élevant ses bras, il priait. Or, tandis que, plein de componction, il regardait le ciel par la lucarne, la maison fut tout à coup inondée de lumière; il vit des échelles lumineuses qui allaient de la terre au ciel et des milices y montaient par troupes. Cette vision était nouvelle, pleine de charmes, terrible et merveilleuse, comme une vision d’anges. Il comptait dans son esprit chaque troupe qu’il voyait; une de mille, une de trente-trois et une autre de deux cent treize. Il s’approcha encore davantage et reconnut trois personnes, Vartan, Ardag et Khorène. Ils tenaient neuf couronnes dans les mains; ils convenaient ensemble et disaient: « Voici que l’heure est venue, voici qu’elle est arrivée; que ceux-ci soient aussi réunis à votre troupe. Nous les attendions en vérité et nous leur portions un gage d’honneur. Celui aussi que nous n’attendions pas est venu; il s’est réuni aux autres et il est devenu comme un soldat du Christ. »

Trois fois cette vision merveilleuse apparut au bienheureux; il tira les saints de leur sommeil et il leur raconta, d’après l’ordre qu’il avait reçu, sa vision. Alors, s’étant éveillés, tous priaient et disaient: « Seigneur notre Seigneur! combien ton nom est admirable par toute la terre! Ta gloire est plus élevée que les cieux. Par la bouche des enfants et même de ceux qui sont à la mamelle, tu confirmas ta bénédiction, afin que ton ennemi et ton antagoniste soient détruits. C’est pourquoi dorénavant nous ne dirons pas: « Je verrai les cieux, ouvrage de tes mains »,[113] mais je te verrai, ô Seigneur, des cieux et de la terre, comme, par l’entremise de tes saints athlètes, tu es apparu aujourd’hui à cet étranger, qui avait perdu l’espérance de sa vie. Voici, Seigneur, que tu as couronné tes fidèles par ta miséricorde et par ta grâce; tu as ramené cet égaré; tu l’as converti et tu l’as confondu parmi les groupes de tes saints. Il n’a pas vu seulement les cieux, ouvrage de tes mains, mais il vit également les cieux et leurs habitants, et, étant encore sur la terre, il fut mêlé aux troupes de tes anges. Il vit aussi les âmes des justes martyrisés; il vit encore la glorieuse image de l’invisible préparation; il vit dans leurs mains la palme impérissable qu’on garde préparée par la grâce du modèle. Il est bienheureux par cette sainte vision, et nous sommes bienheureux en étant près de lui; parce que par cette vision nous avons connu pleinement que lui, qui a contemplé de telles merveilles, a déjà reçu une partie de tel richesses infinies. Seigneur, tes dons sont inépuisables; par ton immense et paternelle bonté, tu les accordes à qui tu veux, sans qu’ils soient sollicités. Car, si tu ne refuses pas de donner à ceux qui ne les demandent pas, ouvre-nous, ô Seigneur, la porte de ta miséricorde, nous qui, dès notre enfance, avons désiré la félicité de tes saints. Nous choisissons ton néophyte comme intercesseur pour nous-mêmes, que le navire de notre foi ne soit pas englouti dans la mer orageuse du péché. »

En continuant leur prière, ils versaient d’abondantes larmes sur eux-mêmes, Ils offraient humblement leurs saintes prières au [Dieu] clément, afin de ne pas être privés des couronnes désirées que les saints tenaient dans leurs mains, parce qu’il leur avait été révélé par l’intermédiaire de l’Esprit. Saint que le temps était venu, où ils allaient être appelés, afin qu’ils s’en allassent et qu’ils cessassent de craindre pour la réalisation de leur espérance, avec laquelle ils supportaient tant de tourments, en vue d’obtenir, par un faible gage, la magnificence céleste qu’ils souhaitaient depuis longtemps.

Comme le chef des mages était prince du pays et que tous les prisonniers de la ville se trouvaient sous son autorité, le lendemain, il les amena dans son palais, comme des personnes libres. Il les lava et les purifia de toutes les souillures de la prison. Il prenait l’eau avec laquelle les saints s’étaient lavés et la répandait sur son corps. Il dressa les fonts sacrés dans sa demeure, et reçut d’eux le saint baptême; il communia avec le saint corps et avec le sang rédempteur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il s’écria à haute voix et dit: « Que ce baptême soit pour moi une purification de tous mes péchés et une régénération dans l’Esprit-Saint, et que la communion avec ce sacrement immortel soit pour moi l’héritage de la céleste adoption. » Il leur prépara aussi, pour [réparer] leur corps, une table couverte de mets; il leur présenta la coupe de la consolation, et il participa avec eux au pain de la bénédiction.

Bien qu’il fût parvenu [à conquérir] les biens célestes, et qu’il ne craignit plus les persécutions des hommes, cependant il redoutait beaucoup que ses parents ne fussent dénoncés comme coupables de lèse-majesté. C’est pourquoi il faisait venir en secret pendant la nuit les satrapes qui étaient chargés de chaînes dans la même ville, et il fit pour eux de grandes dépenses. Tous se réjouissaient beaucoup à cause du miracle dont ils avaient été témoins, et ils ne se souvenaient même plus d’avoir éprouvé aucun tourment.

Au moment de s’asseoir à table, les saints eurent quelques soupçons dans l’esprit relativement à un prêtre qui était avec eux dans les saintes chaînes, parce qu’il avait vécu parmi les villageois et qu’il était très ignorant des écrits de la consolation. On lui commanda de prendre à table la première place. Le bienheureux répondit en disant: « Que faites-vous donc? pourquoi me dissimulez-vous vos secrètes pensées? je suis plus misérable que les derniers d’entre vous et plus ignorant que les derniers de vos disciples. Comment pourrai-je souffrir cela? C’est déjà un grand bienfait pour moi d’avoir participé aujourd’hui à vos saintes chaînes. Si vous me jugez digne de [prendre place à] votre table, que chacun ait la sienne, et indiquez-moi celle que je dois occuper. » Le saint évêque, d’accord avec tous les saints, insista et le fit asseoir le premier de tous.

Lorsqu’ils furent réunis à la table et que tous eurent mangé joyeusement, saint Joseph se leva, présenta la coupe de l’allégresse et parla en ces termes: « Réjouissez-vous tous dans le Christ, car demain, à cette heure, nous aurons oublié toutes les afflictions et tous les tourments que nous avons endurés. En échange de nos médiocres labeurs, nous allons obtenir un grand repos, et, au lieu de l’infâme prison, nous entrerons dans la brillante cité céleste dont Jésus-Christ lui-même est le chef, en sa qualité de rémunérateur de la carrière que lui le premier parcourut valeureusement, en élevant le signe de la victoire. C’est ce même Seigneur qui aujourd’hui nous invite à gagner le même signe pour le salut de nos âmes et pour la gloire de la sainte et très glorieuse Eglise. De même que vous voyez notre frère assis en tête de notre assemblée, de même, demain, il recevra la couronne le premier par son martyre. Voici qu’en effet l’ennemi de notre vie et le dispensateur de nos saints tourments approche près de nous, [qui sommes] les serviteurs du Christ. »

Lorsqu’il eut fini, il entendit [le néophyte] prononcer des paroles [empreintes d’un grand] courage, ce qui causa à tous beaucoup de joie. Il dit: « Que le Christ opère en moi selon vos saintes prières et qu’il dirige mon départ de ce monde suivant tes paroles. Voici qu’en t’écoutant, mon esprit a été inspiré, et il me revient à la mémoire la mansuétude du Christ, qui est venu dans le monde à cause de nos péchés. Qu’il ait pitié de moi, comme du larron au moment du crucifiement; de même que, par lui, il ouvrit les portes fermées du paradis, et que, tout d’abord, il se fit le conducteur de ceux qui allaient y entrer dans l’allégresse, de même que le Seigneur Jésus-Christ m’y fasse entrer aussi aujourd’hui, moi qui suis le serviteur de votre pieuse association. Voici que, pour un pécheur qui fait pénitence, la joie des anges qui sont dans le ciel est immense, parce qu’ils connaissent la volonté du Seigneur. Étant venu à la recherche d’une brebis égarée, ils se réjouissent avec lui pour celui qui revient à la pénitence. C’est pour moi peut-être aussi qu’est venu le grand général des Arméniens avec ses saints compagnons. Il a apporté pour vous une couronne; mais il donnait également à tous la bonne nouvelle de l’allégresse. Et pour moi, ils furent encore plus étonnés parce qu’ils ne me connaissaient pas pendant leur vie et ils ont voulu que je participasse avec les bienheureux à leur sainte mort. Je vous prie, ô mes maîtres et mes pères, priez à cause de mon indignité, afin que je devienne digne d’arriver à cette immense promesse qui, par votre bouche véridique, retentit à mes oreilles. Maintenant je soupire pour voir arriver le jour et l’heure de ce jour. Quand viendra le moment où je te verrai, ô Jésus-Christ? quand viendra l’instant où je ne redouterai plus la mort? quand donc mon ignorance arrivera-t-elle à la parfaite science? Aide-moi, aide-moi, Seigneur, et étends pour me secourir ta main puissante, afin que j’accomplisse avec mérite par mes œuvres les paroles de la promesse, et qu’en moi soit glorifié le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »

Quand le bienheureux eut cessé de parler, ils se levèrent debout de leurs sièges et, rendant grâces à Dieu, ils disaient: « Gloire à toi, ô Seigneur, gloire à toi, ô Roi, puisque tu nous as donné la nourriture de l’allégresse. Remplis-nous de ton Saint-Esprit, pour que nous nous rendions agréables en ta présence et [que nous ne tombions] jamais dans la honte, car tu rémunères chacun selon ses actions. »

En même temps, ils tinrent entre eux un sérieux conseil, pour sauver le chef des mages, pour que la cour royale, en apprenant la nouvelle [de sa conversion], n’allumât pas sa colère, comme le feu entre ceux qui survivraient. Comme ils ne purent réussir, ils firent d’accord une prière en recommandant à Dieu la vie de cet homme fidèle.

Alors les satrapes s’éloignèrent des saints en versant des pleurs, et, prosternés à leurs pieds, ils les priaient avec ferveur, en répandant des larmes d’allégresse, afin qu’ils les recommandassent à l’Esprit-Saint, de manière qu’aucun de nous, disaient-ils, étant affaibli, ne se sépare de l’union commune et ne devienne la pâture de la bête féroce. Cependant les bienheureux, d’un commun accord, s’encourageaient et disaient: « Fortifions- nous dans le Seigneur, ô mes frères, et consolons-nous dans la miséricorde de Dieu, qui ne nous laissera pas orphelins et qui ne détournera pas de nous sa miséricorde, à cause de notre foi dans le Christ. Grâce aux nombreux intercesseurs que nous avons près de lui, que la flamme de vos lampes ne s’éteigne point et que l’ennemi ténébreux de votre vie ne se réjouisse pas. Car [Jésus-Christ] est le même Seigneur qui fortifia les premiers martyrs, en les faisant entrer dans les légions de ses anges. Leurs saintes âmes et toute la multitude des justes viendront à vous pour vous aider à supporter avec patience [les tribulations], afin que vous deveniez, avec eux, dignes de leurs couronnes. »

Ils disaient entre eux ces paroles, et ils passèrent toute la nuit à réciter des psaumes. Vers le matin, ils disaient tous ensemble: « Seigneur, répands ta miséricorde sur ceux qui te connaissent, et ta justice sur ceux qui ont le cœur droit. Que le pied des orgueilleux ne pèse pas sur nous, et que les mains des pécheurs ne nous fassent pas trembler. Que tous ceux qui commettent l’iniquité soient abattus, qu’ils soient rejetés et qu’ils ne puissent jamais se raffermir.[114] »

Les bourreaux arrivèrent ensuite à la porte de la prison; ils y entrèrent et virent que celui qui était précédemment chef des mages tâchait de les protéger. Il était assis au milieu d’eux et ils l’écoutaient; il les encourageait également à ne pas craindre la mort. Les bourreaux, témoins de si grandes merveilles, furent très étonnés et n’osèrent pas t’interroger. Toutefois ils s’en allèrent pour raconter ce fait à Tenschapouh qui avait reçu la mission de tourmenter les saints.[115] En entendant ce récit [de la bouche] des bourreaux du roi, il craignit beaucoup qu’on ne le crût d’accord avec eux, parce qu’il était dans l’intimité [du chef des mages]. Il donna l’ordre de les extraire enchaînés de la prison, et de les conduire à douze lieues de Perse, loin de la ville. Il demanda ensuite secrètement au chef des mages pour quels motifs il était encore en prison. Il répondit: « Ne me parle pas secrètement, et n’écoute pas le conseil de la lumière au milieu des ténèbres, parce que maintenant mes yeux se sont ouverts, ayant vu la lumière céleste. Si tu veux t’associer aux conseils de vie, interroge-moi en public, et je te les dirai, puisque j’ai vu les grands prodiges de Dieu. »

Ayant entendu de lui toutes ces paroles, et s’étant assuré aussi de son indissoluble alliance dans l’union des saints, il n’osa pas mettre la main sur lui, bien que la cour royale lui en eût donné l’ordre; mais sur le champ il raconta secrètement au roi tout ce qu’il avait entendu de lui. Le roi répondit et dit à Tenschapouh: « Que personne n’apprenne de toi ces événements, et surtout la grande vision qui lui est apparue, afin que les ignorants, dans le doute, ne se séparent de la vérité de nos lois. Peut-être ils diront que tandis que nous voulons faire obéir les autres, ceux qui étaient les docteurs de notre religion ont adopté leur imposture. Ce qui est pire pour nous, c’est que celui qui s’égara dans leur secte n’est pas un homme vulgaire, tuais il est hamakhten, et renommé dans tout le pays comme un homme supérieur. Si nous disputons avec lui, c’est le plus savant de tous les docteurs du royaume, et la religion ébranlée dans ses fondements sera renversée. Si ensuite nous le jugeons comme les autres criminels, alors le bruit se répandra qu’il s’est fait chrétien, et ce sera une grande honte pour notre religion. Si on le tue avec le glaive, il y a dans l’armée beaucoup de chrétiens, et ils partageront ses os dans tout le pays. Nous étions quelque peu déshonorés devant tous les honn.es, tant qu’on avait eu vénération des os des Nazaréens; mais si on offre la même vénération aux mages et aux chefs des mages, nous deviendrons nous-mêmes les destructeurs de notre religion.

« Or donc, je le jure par les dieux immortels; appelle d’abord devant toi ce vieillard rebelle; s’il déplore de bon gré et avec repentir leur sorcellerie, témoigne-lui de l’affection, rends-lui hommage comme par le passé, et que personne ne connaisse son infâme conduite. Mais s’il ne veut pas être persuadé, s’il refuse d’écouter mes paroles, suscite contre lui beaucoup d’accusations de la part des gens de la contrée, pour qu’il paraisse coupable de lèse-majesté; et, par le moyen [d’accusateurs] du pays, fais-lui un procès, et envoie-le en exil au-delà de Gog et de Magog (Gouran iev Magouran);[116] qu’il soit là jeté dans une fosse et qu’il y meure de faim. Ote au plus vite la vie à ceux qui sont d’une autre religion, afin qu’ils n’anéantissent pas le culte de notre pays, car, s’ils ont attiré si vite le chef des mages à leurs doctrines, comment des hommes ignorants pourraient-ils résister à leurs tromperies? »

Cependant Tenschapouh sortit du camp, et, comme nous l’avons dit, il s’assit dans le tribunal, éloigné de douze lieues persanes. Il interrogea le chef des mages et lui dit: « J’ai reçu plein pouvoir relativement à toi, non seulement pour t’interroger verbalement, mais encore pour te torturer dans des supplices. Avant que je mette la main sur toi, accepte les hommages, évite les reproches, et épargne tes cheveux blancs. Abandonne le christianisme que tu ne connaissais pas auparavant, et reviens de nouveau au magisme, afin de l’enseigner à la multitude. »

Le bienheureux répondit: « Je te prie, ô toi qui étais d’abord à mes yeux comme un véritable frère, et qui es aujourd’hui tout à fait mon ennemi, n’aie pas compassion de moi en vue de ton ancienne affection, mais exécute la cruelle volonté de ton roi, et juge-moi d’après les pleins pouvoirs que tu as obtenus relativement à moi. »

Lorsque Tenschapouh vit qu’il ne craignait pas les menaces du roi, qu’il n’écoutait pas les supplications, et qu’il voulait en outre qu’on fit un procès public et non secret, il le traita suivant l’ordre royal, et il l’envoya avec mystère dans un lointain exil.[117] Il agit [en conséquence], comme son maître le lui avait suggéré.

Le roi nomma ensuite comme assesseurs de Tenschapouh deux autres personnages remplissant des emplois élevés, Djenigan qui était le chef des eunuques de la cour, et Movan grand maître de la garde-robe, délégué par le chef des mages.

Ces trois personnages avec leurs serviteurs firent sortir les saints de ce désert, et, cette même nuit, ils les conduisirent dans un autre endroit escarpé, [situé] beaucoup plus loin, sans permettre qu’ils fussent vus, soit par quelqu’un de l’armée, soit par des Arméniens, soit par tous les autres chrétiens, soit même par des étrangers païens. Ils commandèrent ensuite aux serviteurs, qui étaient dans la ville près des prisonniers, de les garder étroitement, afin que personne, ni eux ni d’autres, ne pussent retrouver leurs traces, quand ils auraient été conduits sur le lieu du supplice.

Cependant un des soldats du roi, nommé Khoudjig, qui professait secrètement le christianisme, et qui avait été désigné pour faire l’office de bourreau, veillait avec l’instrument de tortures. Il vint pendant la nuit, et se mêla aux troupes des satrapes. La première troupe croyait qu’il appartenait à la seconde, et la seconde qu’il faisait partie de la troisième. Toutes les trois supposaient qu’il comptait dans l’une ou l’autre troupe; et aucun d’eux, ni maîtres, ni serviteurs, ne lui demanda: « Que fais-tu parmi nous? »

Quand ils arrivèrent dans un lieu désert, qui était totalement dépourvu de végétation, et où il y avait des rochers si escarpés qu’on ne trouva pas même un endroit pour se reposer; les trois satrapes se retirèrent à l’écart, et ils ordonnèrent à leurs bourreaux de lier les pieds et les mains des prisonniers. Ils leur attachèrent aux pieds une longue corde, ils les lièrent deux à deux, les tramèrent, en les conduisant par des chemins pierreux; ils les déchirèrent et les mutilèrent tellement, qu’il n’y avait aucune partie du corps de ces bienheureux qui fût saine et intacte. Ils les délièrent ensuite et les conduisirent tous dans un même endroit. « Nous avons dompté leur entêtement, disaient-ils dans leur erreur, nous avons vaincu leur rébellion obstinée; maintenant ils consentiront tout ce que nous dirons; ils exécuteront les volontés du roi, et ils seront délivrés des terribles tourments. » Mais ils n’avaient pas compris la constance [de ces martyrs], car ils les avaient armés comme de braves soldats; ils les avaient accoutumés à la discipline, et ils les avaient rendus comme des bêtes sauvages féroces et sanguinaires.

Si naguère les bienheureux hésitaient, en apercevant les plaies affreuses de leurs corps, ils repoussèrent tout sentiment de crainte. Ils s’encouragèrent comme des hommes enivrés et insensibles, à se fortifier l’un l’autre dans leurs réponses, et ils aspiraient à la source comme des gens altérés, afin de pouvoir être les premiers à répandre sur la terre leur propre sang. Tandis que les saints se préparaient ainsi, Tenschapouh commença à parler et dit: « Le roi m’a envoyé vers vous. Il dit que vous êtes coupables de toute la désolation du pays des Arméniens, du massacre des soldats, et de ce que beaucoup de satrapes sont tourmentés et enchaînés; tout cela est arrivé à cause de votre obstination. Mais si vous voulez m’écouter, je vous le dis comme vous avez été la cause de tous les tourments de la mort, soyez aujourd’hui la cause de votre vie. Il est en votre pouvoir de délivrer les satrapes qui sont maintenant dans les chaînes; les ruines de votre pays se relèveront par votre moyen, et beaucoup de ceux qui sont en captivité seront délivrés.

« Vous avez vu aujourd’hui, de vos propres yeux, comment un grand personnage, que le roi lui-même appréciait personnellement pour sa connaissance complète de nos lois, qui était le chef de toute notre religion, cher à tous les grands, et dont presque tout notre pays dépendait, qui, ayant méprisé la doctrine des mages, et ayant été séduit par votre religion insensée, a été traité par le roi, sans aucun égard pour son rang, et que, comme un esclave déserteur, il l’a fait partir pour l’exil dans un lieu si écarté, et qu’en s’y rendant il ne put même arriver jusqu’à l’endroit de son châtiment. Or, si, à cause de nos lois respectables, il n’épargna pas celui qui reçut avec lui la même éducation, comment pourrait-il vous épargner, vous étrangers, qui vous êtes rendus coupables de lèse-majesté? Il n’y a d’autre moyen de salut et de conserver votre vie que [celui-ci: il faut que] vous adoriez le Soleil et que vous exécutiez la volonté du roi, comme nous l’a enseigné le grand Zoroastre. Si vous faites cela, non seulement vous serez délivrés de vos chaînes et vous serez affranchis de la mort, mais vous serez encore renvoyés dans votre pays avec de magnifiques présents. »

Le prêtre Léonce, s’étant avancé, prit pour interprète l’évêque Sahag[118] et dit: « Comment obéirons-nous à tes ordres odieux? Car tout d’abord tu nous as impose d’adorer le Soleil, et tu prétends que c’est le roi qui a ordonné cette adoration; tu honoras le Soleil, en proclamant son nom à haute voix, et tu élevas le roi plus haut que le Soleil; tu as dit que le Soleil sert les êtres sans sa volonté, mais que le roi par son libre arbitre défie qui il veut, et fait esclave qui il veut; et que lui-même n’est pas arrivé à la vérité. Ne nous parle pas comme à des enfants, parce que nous sommes parvenus à l’âge mûr, et nous ne sommes pas étrangers à la science. Je te donnerai la réponse à ce que tu as dit en commençant. Tu nous as crus coupables de la ruine de notre pays et du massacre des troupes royales. Nos lois ne nous enseignent pas de semblables doctrines, mais elles nous commandent d’honorer extrêmement les rois de la terre et de les aimer de tout notre pouvoir, non point comme des hommes, mais de les servir sincèrement, de la même manière que nous servons Dieu; et, si nous sommes opprimés par eux, il nous a promis, au lieu de la terre, le royaume céleste. Non seulement nous leur devons nos services soumis, mais il est de notre devoir de devenir la proie de la mort, pour l’amour du roi. Comme nous n’avons pas le pouvoir de le changer pour un autre maître de la terre, nous n’avons pas non plus le pouvoir de changer pour un autre notre vrai Dieu du ciel, puisqu’il n’y a pas de Dieu en dehors de lui.[119]

« Maintenant je te parlerai de choses dans lesquelles tu es un peu plus expert. Lequel des braves généraux marcherait le dernier au combat? Celui qui agirait de la sorte ne serait pas nommé valeureux, mais très lâche. Ou bien, quel sage marchand échangerait une pierre précieuse contre un verre sans valeur? Celui qui ferait un acte aussi insensé serait devenu fou, comme ceux qui vous guident dans votre perversité. Tu nous as choisis non seulement parmi un si grand nombre des nôtres, et tu veux secrètement détruire nos inébranlables résolutions. Nous ne sommes pas seuls comme tu le crois. Il n’y a aucun endroit vide, dans lequel ne soit le Christ, notre Roi. Ceux-là seulement sont vides qui sont comme toi et ton prince perfide, car vous avez apostasié. C’est pourquoi les soldats de notre pays qui, grâce à nous, étaient devenus des disciples du Christ, méprisèrent le terrible commandement de votre roi, regardèrent comme rien ses présents magnifiques, et furent dépouillés de leurs domaines paternels. Ils ne ménagèrent ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni les grandes richesses du pays; ils n’épargnèrent pas non plus leur sang pour l’amour du Christ, mais ils frappèrent de mort par des coups terribles les adorateurs du Soleil, qui étaient vos docteurs, et ils attirèrent de grandes calamités sur vos soldats. Beaucoup tombèrent morts dans cette bataille; d’autres endurèrent diverses tribulations; il y en eut qui furent envoyés dans un lointain exil, et un grand nombre qu’on conduisit en captivité. Tous sont parvenus avant nous dans le royaume de Dieu; ils ont été réunis aux légions des anges célestes et ils vivent dans l’allégresse qui leur a été préparée, et à laquelle participe le bienheureux, que tu dis avoir fait prisonnier. Je l’appelle bienheureux, j’appelle bienheureux le chemin par où il passera, et le lieu où il mourra. Il surpasse en excellence non seulement votre cour royale, mais encore tout l’éclat resplendissant du ciel que vous adorez. »

Le grand maître de la garde-robe, Movan, lui répondit: « Les Dieux sont bienfaisants et ils traitent avec magnanimité la race humaine, afin qu’elle comprenne et qu’elle reconnaisse sa petitesse et leur grandeur; qu’elle jouisse des dons de la terre, dont la propriété est remise entre les mains du roi, de la bouche de qui sortent les ordres de mort et de vie. Vous n’avez pas le pouvoir de vous opposer à leur volonté, ni de vous refuser à l’adoration du Soleil, qui illumine par ses rayons tout l’univers, et mûrit par sa chaleur la nourriture des hommes et des animaux; et qui, par son impartiale générosité et par son égale largesse, fut nommé Dieu Mihr,[120] parce qu’il n’y a en lui ni astuce, ni ignorance. C’est pourquoi nous prenons en patience votre ignorance, parce que nous n’avons pas de haine pour les hommes, comme les bêtes sauvages affamées de chair et ivres de sang. Mettez une fin à vos premiers crimes et réglez vos actions présentes, afin que les autres obtiennent par vous la miséricorde du grand roi. »

Le saint évêque Sahag répondit à ce discours et dit: « Comme un savant et un homme prévoyant, tu prends soin de la prospérité du pays et de la gloire du roi; mais tes enseignement dénote un ignorant. Tu reconnais beaucoup de Dieux, mais tu ne dis pas qu’ils ont tous une seule volonté. Si les êtres célestes se contrarient l’un l’autre, nous qui sommes plus faibles qu’eux, comment pourrons-nous adhérer à tes paroles? Mets d’accord ensemble l’eau et le feu, afin que, par eux, nous connaissions la paix. Appelle le soleil chez toi, comme le feu; et s’il ne peut y venir, parce que le monde resterait dans l’obscurité, envoie-le lui, afin qu’il apprenne de lui à n’avoir besoin de rien.

« Si ensuite tes Dieux n’ont qu’une seule nature, qu’ils s’unissent tour à tour et d’un commun accord. Que le feu, de même que le soleil, n’ait pas besoin d’aliment, et que les ministres royaux ne soient pas occupés à l’alimenter. Or, l’un dévore toujours sans se rassasier et finit par mourir, tandis que l’autre qui ne mange pas, quand il est privé d’air, diminue la lumière de ses rayons. Il se refroidit dans l’hiver, et il glace toutes les pousses des herbes fraîches; il se réchauffe dans l’été, et brûle tous les vivants, car, étant toujours variable, il ne peut accorder à personne une vie stable. Je ne t’accuse pas d’offrir des adorations à des êtres méprisables, puisque tu n’as pas vu le roi suprême; mais si ceux qui sont instruits faisaient ainsi, ils mériteraient aussitôt la mort. Quant au soleil, si tu veux l’apprendre, je te dirai la vérité il fait partie des créations du monde, et, parmi elles, il occupe une place distinguée; une moitié lui est supérieure, et une moitié lui est inférieure. Il n’est pas saint en lui-même par son éclatante lumière; mais au commandement de Dieu, par le moyen de l’air, il répand ses rayons, et, par son ardeur, il réchauffe tous les êtres placés au-dessous de lui. Les êtres célestes n’ont aucune participation à ses rayons, parce que la lumière de ce disque est placée comme dans un vase, et il la répand en bas comme d’une bouche ouverte, suivant que nous, qui sommes placés dessous, en avons besoin pour notre bien-être. De même, un vaisseau qui glisse sur l’immensité des eaux de la mer, voyage à son insu par le moyen d’un nocher habile et expérimenté; de même aussi le soleil, par le moyen de son modérateur, effectue les phases de sa marche annuelle. De même que les autres parties du monde sont arrangées pour notre vie, de même le soleil nous est donné pour lumière, comme la lune, les étoiles, l’air agité et les nuages pluvieux. De même aussi une des autres parties de la terre, la mer, les fleuves, les sources et toutes les eaux, ainsi que le continent et tout ce qu’il contient, ne peuvent se dire Dieu. Si quelqu’un osait le dire, il se perdrait lui-même par ignorance, et aucune de ces choses ne profiterait de l’honneur d’être appelée du nom de Dieu. Il n’y a pas deux rois dans un même royaume; car, si les hommes ne l’admettent pas, comment la nature de Dieu pourrait-elle exister d’une manière aussi étrange? Si cependant tu veux apprendre la vérité, adoucis l’amertume, de ton cœur, ouvre les yeux de ton esprit et ne marche pas, étant éveille, comme un aveugle dans l’obscurité. Tu es tombé dans l’abîme et tu veux entraîner tout le monde avec toi. Si les tiens, qui ne voient ni n’entendent, suivent ta trompeuse doctrine, ne crois pas que ce soit de même pour nous; parce que les yeux de notre esprit sont ouverts et nous sommes clairvoyants. Nous voyons les créatures par les yeux du corps, et nous comprenons qu’elles sont faites par un autre, et que toutes sont sujettes à la dissolution. Le Créateur de tout est invisible à nos yeux corporels; mais, par notre esprit, nous connaissons sa vertu. Lorsqu’il nous vit dans une extrême ignorance, il eut compassion de notre grossièreté, car nous aussi, pendant longtemps, nous croyions comme vous que les choses visibles étaient des créateurs, et nous commettions toute sorte d’iniquités; c’est pourquoi, dans son amour, il parut et prit un corps d’homme; et il nous fit connaître son invisible divinité. En outre, il monta lui-même sur le bois de la croix, et comme les hommes étaient trompés par les astres lumineux, il enleva au soleil la lumière de ses rayons, afin que les ténèbres fussent les ministres de son humanité; car ceux qui sont indignes comme vous n. voient pas leur vie plongée dans une misère profonde. Celui qui aujourd’hui ne confesse pas un Dieu crucifié est entouré de la même obscurité dans son âme et dans son corps; toi aussi aujourd’hui tu es enveloppé dans les mêmes ténèbres, et c’est pourquoi tu nous tourmentes. Nous sommes prêts à mourir à l’exemple de Notre-Seigneur; exécute donc comme il te plaira les amers désirs de ta volonté. »

Alors le perfide Tenschapouh, les observant et les voyant tous dans la plus vive allégresse, comprit que ses paroles menaçantes ou flatteuses ne seraient pas écoutées. Il commanda qu’on amenât devant lui l’un des moins âgés; c’était un prêtre nommé Arsène, dont les saints avaient d’abord douté. On lui lia les pieds et les mains, on le serra fortement jusqu’à ce que ses nerfs se retirassent, et il resta longtemps dans cette insupportable torture. Le saint ouvrit ses lèvres et dit: « Me voici entouré de beaucoup de chiens, et les conseils des méchants m’environnent. Ils ont percé mes mains et mes pieds, et, au lieu de ma bouche, mes os s’écrieront: Ecoute-moi, ô Seigneur, écoute ma voix et accueille mon âme dans les légions de ton armée, qui apparut dans ta nouvelle demeure. Ta miséricorde, émue de compassion, me fait les précéder, tandis que je suis inférieur à tous. »

Ayant dit ces mots, il ne pouvait plus ouvrir la bouche à cause des terribles cordes du chevalet. Ensuite les bourreaux ayant reçu au même moment l’ordre des trois satrapes de trancher la tête du bienheureux par le glaive, ils jetèrent son corps dans une fosse immonde. Puis, dans ce même endroit, Tenschapouh se mit à parler avec l’évêque et lui dit: « Lorsque je vins en Arménie, il me fallut parcourir ce pays pendant un an et six mois: je ne me souviens pas qu’aucune plainte m’ait été faite sur toi, et encore moins de Joseph qui était le chef de tous les chrétiens, et fidèlement attaché aux intérêts du gouvernement. Celui qui avait été marzban du pays avant que je ne vinsse, était très satisfait de lui, et moi je vis de mes yeux que, dans tout le pays, il était justement estimé comme un père, et qu’il aimait les grands et !es petits sans distinction.

« Maintenant, je vous en prie, épargnez-vous vous-mêmes, car vous êtes dignes d’honneur, et ne vous exposez pas à une mort cruelle, comme le premier que vous avez vu de vos propres yeux. Car si vous persistez dans la même pensée d’obstination, j’ai résolu de vous ôter la vie en vous faisant endurer beaucoup de supplices. Je sais que vous êtes séduits par les suggestions de celui-ci: mais, comme il est malade de corps, et qu’il ne trouve pas la santé par le secours des médecins, il est fatigué d’une vie infirme, et il désire la mort plutôt que la vie. »

A cela saint Joseph répondit et dit: « L’éloge que tu as adressé d’abord à l’évêque et puis à moi, tu l’as fait avec raison, et tu as honoré dignement nos cheveux blancs; il devait en être ainsi. En effet, les véritables serviteurs de Dieu ne doivent pas résister aux princes de la terre, ni, en vue d’un intérêt terrestre, murmurer contre quelqu’un; mais ils doivent enseigner les préceptes de Dieu, sans fausse sagesse, se montrer conciliants envers tous, et, au moyen d’une saine doctrine, guider tous les hommes vers le seul Dieu des créatures. Quant à ce que tu as dit des séductions de cet homme, tu n’as pas fait un mensonge, mais tu as dit précisément la vérité. En effet, il ne nous flatte pas comme un étranger, et il ne nous trompe pas comme un séducteur, mais il nous aime beaucoup.

« Notre Mère l’Église qui régénère étant une, et l’Esprit-Saint qui nous à engendrés étant notre seul père, pourquoi les enfants d’un même père et d’une même mère seraient-ils en contestation, au lieu d’être d’accord? Jour et nuit notre pensée était la même, c’était d’avoir l’union de notre vie inséparable, bien que nous semblions séduits. Car si celui-ci est fatigué, et s’il veut sortir d’un corps malade, nous le sommes nous tous encore davantage, puisqu’il n’y a point parmi les femmes une seule qui, en enfantant, soit exempte dans son corps de cruelles douleurs.

Tenschapouh répondit: « Vous ne savez pas combien je suis patient avec vous! Ce n’est pas en vertu d’un ordre royal que je supporte vos discussions, mais je les ai autorisées par humanité, parce que je ne vous méprise pas, vous qui vous haïssez vous-mêmes et qui êtes les ennemis des autres. Moi qui ai mangé du sel et du pain dans votre pays, j’ai de l’affection et de la compassion pour lui. »

Le prêtre Léonce répondit et dit: « Celui qui a de l’amour et de la compassion envers les étrangers accomplit les préceptes de Dieu; mais il doit aussi en garder pour lui-même, parce que nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes: il y a quelqu’un qui nous demandera compte des étrangers et de ceux de notre nation. Tout ce que tu as dit, je l’écoute de toi, et non d’après l’ordre du roi. Si vous êtes habitués à transgresser les ordres de votre souverain, vous faites bien, parce qu’il est le destructeur du pays et le meurtrier d’hommes innocents; et qu’il est l’ami de Satan et l’ennemi de Dieu. Nous, nous ne pouvons pas transgresser le commandement de notre souverain, et nous ne pouvons changer notre vie contre les illusions corruptibles du monde. Quant à moi, dont tu as dit que je préfère la mort à la vie, parce que les médecins sont impuissants pour me rendre la santé, de telles paroles ne peuvent convenir à ceux qui connaissent tous les malheurs du pays.

« Je t’en conjure ! adoucis un peu l’ardeur de ta colère et écoute mes sincères paroles. » Il me passa en ordre les choses de ce monde. « Quel mortel mène une vie exempte de tribulations? Ne sont-ils pas tous abreuvés d’infortunes, tel au dedans, tel au dehors? Le froid et le chaud, la faim et la soif; le manque absolu des choses nécessaires. Au dehors l’injustice, la rapine, la honteuse impudicité avec une violence effrontée; au dedans l’iniquité, l’apostasie, l’ignorance, le mensonge effronté avec une licence effrénée. Mais toi qui méprises les médecins, et qui les regardes comme inutiles, parce que par eux je ne puis pas obtenir la santé, sache que ceci ne doit pas étonner, parce qu’eux aussi sont des hommes. Il y a telle maladie à laquelle ils peuvent remédier, et telle autre qui est rebelle à leurs médicaments. Nous sommes tous mortels, autant celui qui soigne que celui qui est soigné. Vous seriez heureux si vous étiez comme la science de la médecine, parce que dans la médecine la véracité du médecin n’est pas peu de chose. Quand ils voient un homme devenu malade, ils ne tardent pas à le visiter et ils pensent lui rendre promptement la santé. Ainsi par exemple à la cour royale, si un de ceux qu’aime le roi devenait malade, quand même, en arrivant sur la grande place, il verrait une multitude d’illustres personnages, de beaux jeunes gens pleins de santé, si, en entrant dans la salle royale, il voyait le brillant et admirable cortège de tous les serviteurs, cette magnificence ne serait pas de nature à l’étonner. De plus, s’il y avait un lit d’or enrichi de pierreries, sur lequel est étendu le malade, il ne s’en préoccuperait pas; mais il ordonnerait qu’on lui ôtât son manteau orné de broderies d’or, et avec ses mains il lui toucherait le corps pour connaître s’il est d’un tempérament ardent, si son cœur bat tranquillement à sa place, s’il a le foie affaibli, et si les mouvements de son pouls sont réglés, afin d’y remédier et de lui rendre la santé. Or, si la médecine humaine surmonte ainsi chaque chose, et si en appliquant son art elle obtient des effets, ne conviendrait-il pas à vous, qui tenez tout le pays sous votre vaste domination, de tâcher de guérir d’abord votre esprit de toutes les erreurs qui sont répandues dans votre empire? Tous alors ne resteraient-ils pas volontairement sous votre domination? Mais maintenant que vous êtes devenus ignorants, et que vous avez rendu mortelle votre âme qui était immortelle, pour l’inextinguible feu de l’enfer, que vous le vouliez ou non, vous êtes malades corporellement d’une inguérissable maladie. Cependant vous nous méprisez, nous qui sommes affligés dans notre corps, dont nous ne pouvons nous délivrer ii notre volonté; mais nous le serons [un jour] comme cela doit arriver à la nature corporelle de chacun. Le Christ, aussi vrai Dieu, vivant et vivifiant par sa bonté spontanée, se fit médecin des âmes et des corps; par la douleur de ses souffrances, il a guéri lui-même tous les hommes. Il nous engendra d’une manière encore plus bienfaisante, [en nous faisant participer] à une génération exempte de douleurs et de plaies; il a guéri les blessures cachées des anciennes morsures du dragon; il nous a rendus, en esprit et en corps, immaculés et exempts de blessures, afin que nous devenions les compagnons des anges et les champions de notre Roi céleste. Dans ton ignorance, toi qui ne jouis pas des célestes dons de Dieu, tu ne veux pas même être instruit par nous; au contraire tu veux nous séduire c’est impossible, cela ne sera jamais, et tu ne réussiras pas à l’obtenir. Quant à mon corps maladif, je t’en parlerai franchement. Je me réjouis et mon cœur tressaille de joie en voyant mon corps tourmenté; je sais que cela raffermit en moi la force de mon esprit, d’autant plus que j’en ai la preuve par le grand docteur des païens, qui se consolait des douleurs de son corps, et se glorifiait des attaques des satellites de Satan, et disait: Si nous ressemblons par nos souffrances à sa mort, nous mériterons aussi d’avoir part à sa résurrection.[121] Et toi, maintenant, qui as de l’autorité sur nous, juge-nous suivant la malice de ta volonté. Nous n’avons pas peur des terribles tourments dont tu nous menaces, et nous ne craignons pas non plus la mort cruelle que tu nous prépares. »

Alors il fit séparer les bienheureux, et, lorsqu’il fut seul, il dit au saint évêque: « L’éloge que je t’ai fait d’abord, ne l’as-tu pas regardé comme un honneur? Je te fais ressouvenir des mauvaises actions que tu as faites, afin que tu te condamnes toi-même à la mort. As-tu effectivement détruit l’adrouschan du pays de Reschdouni? As-tu tué le feu? J’ai aussi appris, et je m’en suis assuré, que tu as tourmenté les mages, et que tu as enlevé les ornements du culte. Or, si tu as fait cela réellement, raconte-moi toutes ces choses. » Le saint répondit: « Tu veux le savoir maintenant de moi, tandis que tu le savais déjà. » Tenschapouh ajouta: « Autre chose est un renseignement, et autre chose la vérité. » L’évêque reprit: « Raconte-moi les faits avec franchise. » Tenschapouh répondit: « J’avais entendu dire que tous les dommages commis dans le pays des Reschdouni étaient de ton fait. » L’évêque répliqua: « Puisqu’on t’a raconté les choses ainsi, pourquoi me demandes-tu de nouveaux renseignements? » Tenschapouh ajouta: « Je veux entendre de toi la vérité. » L’évêque dit: « Tu ne veux rien apprendre de moi pour ton bien; mais intérieurement tu désires mon sang. » Tenschapouh répondit: « Je ne suis pas une bête sauvage et sanguinaire; mais je suis le vengeur des dieux, qui ont été méprisés. »

L’évêque dit: « Tu appelles dieux les éléments muets, et tu veux égorger les hommes tes semblables? Tu en recevras la punition avec ton roi dans l’impartial tribunal de Dieu. Ce que tu veux entendre de moi, dans une intention maligne, je te le dis: Oui, certainement, j’ai dévasté l’adrouschan; j’ai par le bâton tourmenté les mages; quant aux immondes ornements qui étaient là, je les ai jetés à la mer.[122] En ce qui concerne le feu, qui peut le tuer, puisque le très sage Créateur des êtres, en prenant soin, dès le principe, des quatre éléments, ne rendit pas leur nature périssable? Ainsi donc, tue l’air si tu peux, ou corromps la terre, afin qu’elle ne produise pas d’herbe; égorge le fleuve, afin qu’il meure. Si tu peux faire ces trois choses, tu peux aussi tuer le feu. Si notre auteur a uni ensemble ces quatre éléments indissolubles, — on trouve dans les pierres ainsi que dans les métaux et dans tous les éléments visibles la nature du feu, — tue donc la chaleur du soleil, puisqu’il y a en lui une portion de feu. Ou bien commande que le feu ne soit pas frappé par le fer. Celui qui respire, se meut, marche, mange, boit et meurt. Quand as-tu vu le feu marcher, parler, ou comprendre? Or, tu affirmes qu’on a tué celui que tu n’as pas vu vivant. Combien votre iniquité n’est-elle pas plus insupportable que celle de tous les païens, qui sont plus éclairés que vous! Bien qu’ils soient loin du vrai Dieu, pourtant ils n’appellent pas Dieu les éléments insensés. Or, si par ignorance tu dis que la nature du feu est corruptible, les créations qui la composent sont en désaccord avec tes [croyances]. »

Tenschapouh dit: « Je n’entre pas avec toi en discussion pour rechercher la nature des créations; mais avoue-moi si tu as éteint le feu, ou non. Le bienheureux répondit: « Puisque tu n’as pas voulu devenir le disciple de la vérité, je te dirai tout ce que veut ton père Satan. Moi-même j’entrai dans votre adrouschan, et je vis les perfides ministres de votre secte trompeuse, et le foyer rempli de feu qui brûlait devant eux. Je leur demandai verbalement et non avec le bâton: « Que pensez-vous dans votre esprit, de ce culte rendu au feu? Ils répondirent: Nous, nous n’en savons rien; seulement, nous savons que c’est l’usage des ancêtres, et l’ordre tout puissant du roi. » Je leur dis de nouveau: « Et que connaissez-vous de la nature du feu? le croyez-vous créateur, ou création? » Ils dirent tous d’une voix: « Nous ne le reconnaissons pas créateur; il ne donne pas même de repos aux travailleurs. Nos mains sont durcies par la hache, nos dos sont calleux, tant nous avons porté de bois, nos yeux sont devenus malades à force de pleurer à cause de la violence de la flamme, et nos visages sont noircis par l’humide épaisseur de la fumée. Si on lui donne peu de nourriture, il a très faim, et si nous ne lui offrons rien, il s’éteint tout à fait; si ensuite nous allons auprès de lui et que nous l’adorions, il nous brûle; si nous nous éloignons absolument, il devient cendre. C’est ainsi que nous comprenons sa nature. » Je leur dis de nouveau: « Avez-vous jamais su qui vous a enseigné un tel mensonge? » Ils répondirent: « Pourquoi nous interroges-tu pour le savoir? regarde les choses actuelles. Nos législateurs sont aveugles seulement dans leur esprit; tandis que notre roi dans son corps est privé d’un œil[123] et dans son esprit il est aveugle. » — C’est pourquoi, en entendant les mages, j’en eus beaucoup de compassion, parce que dans leur ignorance ils disaient la vérité. Je les tourmentai un peu par le bâton; je leur fis jeter le feu dans l’eau et je leur dis: « — que les dieux qui ne créèrent ni le ciel, ni la terre, périssent sous les cieux: — et après je mis les mages dehors. »

Tenschapouh, en entendant toutes ces choses de la bouche du saint évêque, s’émut beaucoup des insultes prodiguées au roi et à la religion. C’est pourquoi il n’eut pas le courage de le torturer sous le bâton, pour ne pas lui faire dire devant le tribunal des injures plus graves contre le roi; pour ne pas faire tomber les soupçons sur lui, à cause du mépris qu’il professait pour le roi et la religion, et enfin pour avoir patiemment discuté avec eux. Comme il siégeait au tribunal, ceint d’une épée pour inspirer de la crainte aux saints; rugissant comme un lion furieux, et tirant son épée, il s’élança comme une bête féroce sur les bienheureux; et, frappant l’évêque à l’épaule droite, il la détacha avec la main. Le saint, étant tombé à terre du côté gauche, se releva; et, ayant pris sa main droite, il cria à haute voix et dit: « Reçois, ô Seigneur, le sacrifice volontaire par lequel je me suis offert entièrement à toi, et réunis-moi aux troupes de tes saints champions. En outre il encourageait ses compagnons et il disait: Voici, ô justes, que l’heure de notre mort est arrivée; fermez un moment les yeux du corps, et voyez maintenant le Christ, notre espérance. » Et, baigné dans son sang, il disait: « Je bénirai le Seigneur en tout temps, toujours sa bénédiction sera dans ma bouche. Mon âme se glorifie dans le Seigneur; que les gens de paix entendent et qu’ils se réjouissent. Et, récitant ce psaume, il le poursuivait jusqu’à l’endroit: Les afflictions des justes sont nombreuses; mais le Seigneur les délivre, et conserve tous leurs os[124] ». Son corps ayant encore conservé un peu de vigueur, en observant avec ses yeux, il voyait venir du ciel beaucoup de légions d’anges et six couronnes dans la main d’un archange. Il entendit aussi d’en haut une voix qui disait: « Courage, mes fidèles, puisque vous avez déjà dévoué votre vie pénible, et que vous êtes arrivés aux couronnes bienheureuses, que par vos labeurs vous avez préparées. Prenez, mettez-les chacun sur votre tête, puisque par vous elles furent préparées, qu’elles furent tressées par les très saintes mains du Christ, qui les a remises à ses ministres, car vous êtes compagnons d’Etienne. » Il voyait aussi très bien que l’épée brillait sur la tête des bienheureux.

Lorsque saint Léonce vit qu’on ne voulait plus les interroger et les juger un à un, mais qu’on avait donné indistinctement l’ordre de mort, il dit au bienheureux Joseph: « Approche-toi, avance-toi contre l’épée; car pour le rang tu es supérieur à tous. » Ayant dit cela, ils se rangèrent l’un après l’autre, et les bourreaux en grande hâte les décapitèrent tous ensemble. On jeta les corps des bienheureux devant le saint évêque. Lui en exhalant son esprit s’écria, et dit: « O Seigneur Jésus, reçois les âmes de nous tous, et réunis-nous aux cohortes de tes fidèles ». C’est ainsi que tous furent martyrisés dans le même endroit.

Si on veut aussi compter avec eux le chef des mages, qui crut au Christ, les martyrs sont au nombre de sept; outre les deux qui furent martyrisés à Vadkédès, et un autre évêque en Syrie, qui se nommait Thathig. Mais ici, dans cet endroit,[125] ils furent six, dont voici les noms: Sahag, évêque des Reschdouni; saint Joseph, de la vallée de Vaï, du bourg de Hoghotzim;[126] le prêtre Léonce de Vanant, du bourg d’Idchavan;[127] le prêtre Mousché d’Aghpag;[128] le prêtre Arsène de Pakrévant, du village d’Éghékiag;[129] le diacre Khadchadch d’où était l’évêque des Reschdouni; en outre le bienheureux chef des mages de la cité de Nischapour (Niouschapouh); le prêtre Samuel d’Ararat, du bourg d’Aradz;[130] le diacre Abraham de la même localité.

En ce qui concerne ces six saints qui furent martyrisés là dans le désert, Tenschapouh, le chef des mages, Dchenigan, et l’intendant choisirent des gardes parmi leurs serviteurs, et ils ordonnèrent que, durant l’espace de plus de dix jours, on gardât leurs corps, jusqu’à ce que l’escorte royale fut partie, afin que ceux d’une autre religion[131] ne vinssent pas en prendre les os, pour les porter et les partager dans tout le pays, ce qui exciterait encore davantage les populations à suivre la secte des Nazaréens. En attendant, Khoudjig, dont nous avons parlé plus haut, restait là armé, avec les gardes, comme s’il avait été un des leurs; c’était un homme plein de prudence, et parfait dans la science divine. Il attendait et il observait de quelle manière il lui serait possible de leur ravir les os des saints.

Trois jours se passèrent, et ils furent tous saisis d’une grande crainte. Comme engourdis et à moitié morts, ils ne purent se relever pendant trois jours. Le quatrième jour, ils furent violemment agités par Satan. On entendait, pendant tout le cours de la nuit, des voix horribles, des bruits et des tonnerres souterrains semblables à des secousses de tremblement de terre. La terre tremblait sous leurs pieds et les épées brillaient autour d’eux. On voyait tous les cadavres se lever debout, et les paroles mêmes du tribunal retentissaient, d’une façon terrible, à leurs oreilles. Troublés tour à tour, ils se heurtaient l’un contre l’autre, et ils étaient tellement haletants et en délire que l’un ne savait pas où son compagnon s’était enfui; au comble de l’étonnement, ils coururent raconter tout ce qu’ils avaient souffert.

Les trois satrapes tinrent conseil, et, fort étonnés, ils se mirent à dire entre eux: « Que faire? Que penser de cette incroyable secte des chrétiens? Tandis qu’ils vivaient, leur existence était merveilleuse; ils méprisaient les richesses, comme s’ils n’en avaient pas besoin; ils étaient purs comme ceux qui n’ont pas de corps; ils étaient parfaits comme les justes et vaillants comme les immortels. Si nous disons tout cela en ignorants et en incrédules, que dirons-nous quand, par leur entremise, tous les malades de l’armée sont guéris? Quel mortel, — et cela est vraiment surprenant, — a-t-on vu ressusciter un cadavre, ou a-t-on entendu qu’il proférait des paroles? Nos serviteurs ne sont pas des imposteurs; nous nous en sommes assurés par nous-mêmes. S’ils voulaient prétendre à quelque gratification, et qu’ils se missent à rechercher les chrétiens dans l’armée, ils recevraient pour chaque corps de l’or en récompense. Quant à ceux qui furent tourmentés par Satan sans qu’alors ils fussent malades, comme nous le savons, il est évident qu’ils ont vu aujourd’hui un grand prodige. Si nous nous taisons, notre vie est en danger; et si nous les conduisons devant le roi, qui apprendra par eux ces grands prodiges, quelque schisme peut surgir dans notre religion. Le chef des mages leur dit: « Ne suis-je pas votre président? Pourquoi vous tourmentez-vous si gravement? Vous avez exécuté ce qui vous concerne, et vous avez accompli l’ordre royal. Si ensuite on répand cette nouvelle et qu’on en demande l’explication en présence du roi, la recherche appartient à nous qui sommes mages; ne vous en inquiétez donc pas, et n’y pensez point. Si vous vous effrayez un peu dans votre âme, venez vers le soir, avant demain matin, puisque demain le très savant chef suprême des mages offrira un sacrifice, et lui, qui est convaincu, persuadera vos esprits. »

Quand Khoudjig eut entendu tout cela et qu’il sut qu’alors on ne s’occuperait plus du tout des saints martyrisés, il prit aussitôt avec lui dix hommes, qu’il savait être très attachés à la foi chrétienne. Etant arrivé à l’endroit, il trouva tous les corps très bien conservés. Mais, comme il soupçonnait encore les bourreaux, ils transportèrent encore les saints dans un autre endroit, distant de deux lieues. Ne s’en préoccupant plus désormais, ils nettoyèrent et arrangèrent les os des bienheureux; ils les portèrent à l’armée, et les tinrent cachés. Peu à peu, ils les montrèrent d’abord au général arménien, et puis à beaucoup de chrétiens, qui étaient dans l’armée. Ils offrirent les premiers fruits de ce présent aux satrapes prisonniers qui, à ce moment, avaient été délivrés de leurs liens, et avaient évité la mort dont on les avait menacés, car on avait expédié en Arménie des lettres de grâce.

Ce bienheureux Khoudjig, qui fut digne de servir les saints secrètement, nous a raconté avec détail tout ce que j’ai dit de leur mort jusqu’au moment des lettres de grâce, leur douloureux supplice, les interrogatoires et les épreuves auxquels les juges les soumirent, et les réponses de chacun des saints, leur exécution à mort, les terreurs horribles qui s’emparèrent des bourreaux, les craintes qu’é prouvèrent les trois satrapes, les os qu’ils avaient recueillis, non pas confusément, mais en les réunissant dans une même enveloppe, [en ayant soin que] les os de chacun fussent disposés séparément dans six caisses, sur lesquelles était gravé le nom de chaque martyr. Il avait mis aussi avec les os de chacun les chaînes cruelles que les bourreaux avaient abandonnées, et il avait fait une marque sur le couvercle des caisses.

Les six bienheureux furent martyrisés par une mort sainte et désirée, le vingt-cinquième jour du mois de hroditz,[132] dans le grand désert de la province d’Abar, aux environs de la ville de Nischapour.

Des disciples des martyrs qui devinrent confesseurs.

Les disciples de ces bienheureux se trouvaient dans les fers dans la même ville. Un des chefs des bourreaux du roi vint et les tira de prison. Il emmena aussi de la même ville cinq chrétiens syriens, qui, pour le nom du Christ, avaient été mis dans les fers. Il les interrogea verbalement, et ils ne consentirent pas à adorer le Soleil, Il les fit fouetter avec des verges, et ils se raffermirent encore plus dans la même pensée. Il leur coupa les oreilles et les paupières, et les fit conduire dans la Syrie, afin qu’ils y restassent comme esclaves de la cour. Ils y allèrent avec une grande joie, comme s’ils avaient reçu du roi de magnifiques présents.

Ensuite le même chef des bourreaux retourna auprès des disciples des saints martyrisés; il en choisit deux qui étaient les plus doux, et, les prenant à part, il leur dit: « Quel nom avez-vous? »

L’un répondit et dit: « Depuis ma naissance je me nomme Khorène, et celui-ci Abraham; quant à notre état divin, nous sommes serviteurs du Christ, et disciples des bienheureux que vous avez fait mourir. » Le chef des bourreaux reprit et leur dit: « Que faites-vous maintenant, et qui vous a conduits ici? »

A cette demande, Abraham répondit en lui disant: « Vous avez dû apprendre cela de nos docteurs. Ce n’étaient pas des hommes vulgaires, ils avaient des biens paternels en suffisance et aussi des serviteurs, quelques.uns de notre classe et d’autres d’un rang plus élevé. Nous sommes venus avec ceux qui nous avaient enseignés et élevés; parce que nos lois divines nous commandent d’aimer nos docteurs comme des pères vénérés, et de les servir comme des maîtres spirituels. » Le chef des bourreaux, irrité, lui dit: « Tu parles comme un révolté et un téméraire audacieux. Tant que vous étiez en paix, et dans votre pays, c’était très bien. Mais depuis que [vos maîtres] se sont rendus coupables envers la cour et qu’ils ont été condamnés a mort à cause de leurs actions, vous ne deviez pas même vous approcher d’eux. Ne voyez-vous pas, dans la grande armée, que quand un des personnages honorables est arrêté par ordre de la cour, on le revêt d’un vêtement brun; il est séparé et éloigné des autres, il reste seul au loin, et personne n’ose même s’approcher de lui? Quant à toi, tu parles en te vantant comme le disciple d’hommes innocents? » — A cela Khorène répondit: « Notre raisonnement n’est pas injuste et le vôtre n’est pas faux. Le satrape coupable devrait être obéissant envers celui dont il a reçu des faveurs, au point qu’en dehors de son hommage, il devrait recevoir encore de grands présents. Mais, en échange de ce qu’il ne fit pas, il lui est arrivé le contraire. Si nos docteurs avaient péché contre Dieu, ou avaient insulté le souverain, nous eussions agi envers eux de la même manière. Ainsi, dans le pays, nous ne nous serions pas approchés d’eux; nous ne les aurions pas suivis ici sur la terre étrangère. Mais puisque, sur ces deux points, ils ont persévéré avec justice, et que vous les avez mis à mort sans raison, c’est précisément pour cela que nous honorons leurs os. » Le chef des bourreaux ajouta: « Je l’ai déjà dit, que tu es un homme très téméraire; et il est maintenant démontré que vous êtes complices de toutes leurs fautes. Abraham dit: « De quelles fautes? » Le chef des bourreaux répondit: « D’abord à cause de la mort des mages, et à cause de tous les autres forfaits. » Abraham ajouta: « Ce n’est pas seulement par caprice, mais c’est suivant l’ordre et suivant la loi. Les rois vous commandent, et vous agissez au moyen de vos serviteurs. » Le chef des bourreaux dit: « Je le jure par le Dieu Mihr, tu parles plus témérairement que tes docteurs. Il est clair que vous êtes encore plus coupables. C’est pourquoi il ne vous est pas possible de vous soustraire à la mort si vous n’adorez le Soleil et si vous n’accomplissez pas ce que veut notre religion. » Khorène dit: « Jusqu’à présent tu étais un homme qui parlait mal; maintenant tu aboies en vain comme un misérable chien. Si le soleil avait des oreilles, tu lui ferais honte; mais il est insensible par sa nature, et toi, dans ton iniquité, tu es plus insensible que lui. En quoi nous as-tu vus inférieurs à nos pères? Ne veux-tu pas nous tenter par des paroles? Examine plutôt ta malice et notre bonté, et que Satan ton père en reçoive la honte, non seulement de nous qui sommes avancés [en âge], mais aussi de celui qui te semble le plus jeune. Il causera des plaies profondes à ton esprit et à ton corps. »

En entendant cela, le chef des bourreaux, irrité contre eux, se mit dans une grande colère. Il les fit traîner encore plus cruellement que les premiers, et ce supplice devint si intolérable qu’il y en eut beaucoup que l’on crut morts. Trois heures après, ils se mirent à parler de nouveau et dirent: « Ce supplice nous semble léger, et nous regardons comme peu de chose les douleurs du corps, en comparaison du grand amour de Dieu, pour lequel moururent nos pères spirituels. Va donc, ne t’arrête pas, ne te donne pas de repos; ce que tu leur fis, fais-le également pour nous. Si leurs actions te paraissent mauvaises, que les nôtres te le semblent doublement; parce qu’eux donnaient des ordres en paroles, et nous, par le fait, nous étions leurs instruments. »

Le chef des bourreaux s’irrita encore davantage contre eux et il ordonna qu’on les frappât jusqu’à la mort. Les bourreaux se relayaient de six en six pour chaque martyr. Lorsqu’ils furent étendus à terre à moitié morts, il ordonna qu’on leur coupât tout à fait les deux oreilles, et on les trancha de telle manière qu’on eût dit qu’ils n’en avaient jamais eu. Après tant de tortures ils sortirent comme d’un profond sommeil, et ils se mirent à prier avec ferveur, en disant: « Nous te prions, ô valeureux soldat du roi, ou perfectionne-nous par la mort, comme nos pères, ou exécute le châtiment comme tu l’as fait pour les derniers martyrs. Puisque voici que nos oreilles ont été guéries par un remède céleste; nos nez dans les diverses tortures n’ont pas été touchés; ne nous prive pas des dons de la céleste bonté. Purifie nos corps en les traînant, et nos oreilles en les coupant; coupe aussi nos nez pour les purifier, parce que plus tu nous rends difformes dans .les choses corporelles, plus tu nous rends séduisants dans les choses célestes. » Le chef des bourreaux leur répondit avec douceur: « Si je reste encore auprès de vous, je crois que vous m’inculquerez votre obstination. Je vais vous faire connaître les ordres du roi. Je ne dois pas vous punir davantage. De plus, j’ai l’ordre de vous envoyer en Syrie pour être esclaves de la cour royale, et afin que, si quelqu’un vous voit ici, il ne persévère pas dans la même obstination contre les commandements du souverain. »

Les bienheureux lui dirent: « Tu as laissé notre terre imparfaite; nous ne travaillerons pas sur la terre royale avec la moitié de nos corps ». En entendant cela, le chef des bourreaux donna l’ordre aux soldats qui les conduisaient, et dit: « Emmenez d’ici ces hommes et allez; arrivés en Syrie, qu’ils aillent à l’aventure et suivant leur volonté. »

Ce sont là les confesseurs arméniens, qui supportèrent avec joie les tortures et les mutilations de leurs membres. Mais, comme ils n’avaient pas été jugés dignes d’une mort bienheureuse, ils marchaient tristes et rêveurs pendant ce long voyage. Ils ne regrettaient pas d’avoir les pieds et les mains enchaînés, comme n’ayant pas été dignes d’être comparés aux généreux martyrs.

Pendant que les soldats les conduisaient, ils arrivèrent dans le pays de Babylonie, dans une contrée nommée Schahough.[133] Bien qu’ils fussent soumis à une punition royale, ils furent cependant accueillis avec sympathie et considération par les habitants du pays. Toutefois les bienheureux étaient très tristes, comme s’ils avaient peu travaillé et qu’ils se fussent beaucoup reposés; et ils persistaient dans leurs regrets. Ils désiraient aussi vivement voir [alléger] les saintes chaînes des satrapes, pour les secourir dans leur indigence corporelle. Ils le firent comprendre aux grands, qui professaient la sainte religion chrétienne, tous consentirent, les grands et les petits, à avertir tout le pays, pour que chacun contribuât aux nécessités des besoins corporels des saints prisonniers dans leur lointain exil. C’est pourquoi, d’une année à l’autre, ils réunissaient, suivant le moyen de chacun, ici un peu, là beaucoup, tout ce dont ils pouvaient disposer. Ils recueillaient, soit de grandes sommes, soit de petites, et ils les envoyaient en présent aux bienheureux pour les expédier aux prisonniers. De cette manière, ils restèrent en esclavage jusqu’à ce que la dixième année fût accomplie.

Comme ils étaient gardés avec beaucoup de soin dans un pays brûlant, et qu’ils ne cessaient de voyager dans le Schahough, dans le Meschov,[134] dans le Khaschgar,[135] dans toute l’Assyrie et le Khoujasdan (Khouzistan), saint Khorène mourut sous l’influence de la grande chaleur et tourmenté par un vent brûlant. Ils le remirent aux habitants du pays avec les saints martyrs.

Cependant le bienheureux Abraham vivait incessamment dans la vertu; il voyageait, il recueillait, il portait dans les lieux lointains tous les dons des fidèles, et il les distribuait à chacun suivant ses besoins. Il continua ainsi jusqu’à la douzième année du châtiment; de sorte que tous, d’un commun accord, le prièrent de consentir à retourner en Arménie, afin que par sa présence ils vissent aussi en sa personne les valeureux martyrs qui étaient morts par le glaive, et que, par lui aussi, ils vissent les saintes chaînes de ceux qu’on avait torturés. Quand on vit avec lui les martyrs, les confesseurs et les captifs, tout le pays fut béni par sa présence. A cause de lui, ils furent bénis par l’accroissement de leurs enfants; leurs jeunes gens s’élevèrent à la sainteté, et les vieillards devinrent habiles dans la science. A cause de lui, leurs princes connurent l’amour du prochain. A cause de lui, Dieu fit descendre la pitié dans le cœur du roi pour restaurer et pacifier tout le pays. A cause de lui, les églises furent glorifiées, comme par un brave et parfait champion; on orna les chapelles des martyrs, et les martyrs triomphants se réjouirent; à cause de lui, la plaine d’Avaraïr[136] fut embellie, elle fut ornée de fleurs, non par les nuages porteurs de la pluie, mais par le sang répandu des martyrs, et par la blancheur des os qu’on y avait disséminés. Les pieds très laborieux du confesseur, en foulant les vastes sillons [où s’était livrée] la bataille, la route suivie par le martyr vivant, le vivant allant aux vivants, redoubla la vie de tout le pays. « Nous savons, disaient-ils, qu’à sa vue, tous les solitaires de l’Arménie revoient en lui les troupes des combattants spirituels, qui se dévouèrent à la mort à notre place et versèrent leur sang comme un sacrifice de réconciliation avec Dieu. Les saints prêtres, en le voyant, se souviennent qu’ils furent massacrés dans leur exil lointain, et qu’ils apaisèrent le courroux du roi. Ils se souviendront peut-être aussi de nos chaînes, et, en priant, ils demanderont à Dieu que, d’ici, ils nous fassent retourner dans la terre de nos pères. En effet nous sommes très affligés, non seulement par un désir naturel, mais encore plus par le désir de voir notre sainte Église, et nos saints ministres que nous y avons établis. Si Dieu nous favorise, que celui-ci puisse y aller pour satisfaire les désirs des survivants, nous connaîtrons alors que Dieu nous ouvre la porte de sa miséricorde pour suivre la même trace que les pieds de celui qui nous précède. »

En y réfléchissant, les satrapes, remplis des grâces de Dieu, exhortaient par de grandes instances le confesseur à se rendre à leurs vœux, et, comme il n’avait pas coutume de jamais s’opposer au bien, cette fois encore, selon son usage, il se hâta de mettre à exécution le désir unanime de ceux qui étaient fermes dans la vertu divine. Il vint donc et entra en Arménie.

Aussitôt les hommes et les femmes, les grands et les petits et toute la multitude des nobles et du peuple se porta au-devant de lui. Prosternés devant le saint, ils lui baisaient les pieds et les mains et ils disaient: « Béni soit le Seigneur Dieu au plus haut des cieux, qui nous envoya l’ange du ciel pour nous donner la nouvelle de notre résurrection, afin que nous soyons héritiers du royaume céleste. Voici en effet que nous découvrons en toi tous ceux qui moururent par l’espérance de la résurrection, et ceux qui sont dans les chaînes dans l’espoir de la libération. En toi, nous voyons aussi la restauration de notre pays, par la paix; par toi, nos églises glorifiées sont dans l’allégresse, et par toi, nos saints martyrs seront toujours nos intercesseurs auprès de Dieu. Bénis-nous, ô notre saint père; ta parole est celle des morts, donne-nous leur bénédiction, afin que nous sentions dans le secret de nos âmes les bénédictions des saints. Tu as aplani le sentier à ceux qui désiraient venir dans leur pays; prie Dieu afin qu’ils te suivent promptement, toi leur précurseur. Comme tu as aplani le sentier impraticable sur la terre, ouvre-nous aussi la porte du ciel pour nos pères, afin que les supplications de nous autres pécheurs montent vers Dieu, pour l’intercession des prisonniers. Tant que nous serons dans ce corps fragile, de même que nous voyons ta bienheureuse sainteté, qu’il nous soit donné de voir ceux que nous ai- nions, puisque depuis longtemps nous sommes avilis et désolés dans notre âme et dans notre corps. Maintenant nous croyons avec une confiance non trompeuse, que par ta vue nous avons été ravis par ton saint amour; et que nous puissions voir dans peu les vrais martyrs du Christ, puisque toujours nous nous consumons du désir de contempler leur céleste beauté. »

Mais le bienheureux confesseur, bien qu’il fit accueilli avec tant d’amour par tout le pays, ne voulut pas s’approcher d’aucun d’eux par une affection naturelle. Il choisit un endroit éloigné de la foute du peuple, et, avec trois vertueux frères, il termina sa vie dans une grande pénitence. Si quelqu’un voulait raconter avec soin sa vie ornée de toutes les vertus, il éprouverait une très grande difficulté.

Et en effet, si je racontais ses veilles, il passait toutes les nuits comme une lampe inextinguible; l’insuffisance de sa nourriture, il faudrait s’imaginer qu’il ressemblait aux anges qui n’ont besoin d’aucun aliment. Si je voulais raconter sa douceur et sa modération, je ne trouverais personne parmi les vivants qui lui ressemblât. Pour le mépris des richesses; comme un mort qui ne les recherche pas, ce bienheureux lui ressemblait en tout point.

Doué d’une voix infatigable, il persévérait dans la religion, et, par des prières incessantes, il parlait toujours avec Dieu dans les cieux. Il fut le sel des indifférents, le stimulant pour secouer les négligents.[137] L’avarice fut méprisée par lui, et la grossière gourmandise fut encore plus flétrie. Il devint le salut de notre pays d’Arménie, et beaucoup de malades obtinrent secrètement par lui la santé. Il fut le parfait docteur de ses docteurs, et le père de la sainteté, conseiller de ses pères. Au bruit de sa renommée, les ignorants s’instruisirent; et à son approche les hommes vicieux devenaient modérés. Quant à lui, il demeurait dans une étroite cellule, et il inspirait le respect à cause de sa sainteté à ceux qui étaient proches et à ceux qui étaient éloignés. Les démons (dev) s’effrayèrent et s’éloignèrent de lui les anges descendirent et l’entourèrent comme d’une couronne.

Les Grecs rendirent l’Arménie heureuse à cause de lui, et beaucoup de barbares accouraient pour le voir. Il fut cher à ceux qui aimaient Dieu, et il convertit au saint amour beaucoup d’ennemis de la vérité. Dès les premières années de son enfance, il commença à pratiquer la vertu, et il termina sa vie de la même manière. Comme il ne contracta pas le saint mariage, il n’eut pas besoin corporellement d’aucune chose corruptible de ce monde, et, pour le dire franchement, comme il échangea les indigences corporelles pour les choses nécessaires à l’esprit, il fut transporté de la terre dans le ciel.

Noms des satrapes qui spontanément et pour l’amour du Christ se rendirent en captivité à la cour du roi [de Perse].

De la race de Siounie, les deux frères Papkèn et Pagour; de la race des Ardzrouni, Nerschapouh, Schavasb, Schenkin, Méhroujan, Barkev et Dadjad; de la race des Mamigoniens, Hamazasb, Ardavazi et Mouschegh; de la race des Gamsaragan, Arschavir, Thathoul, Vartz, Nersèh et Aschod; de la race des Amadouni, Vahan, Arantzar et Arnag; de la race des Kenouni, Adom; de la race des Timakhsian, Thathoul et Sad avec deux autres compagnons; de la race des Antzévatzi, Schmavon, Zovarèn et Aravan; de la race des Aravélian (Orientaux), Phabag, Varaztèn et Tagh; de la maison des Ardzrouni, Abersam; de la maison des Mantagouni, Sahag et Pharsman; de la race des Daschiratzi, Vrèn; de la famille des Raphsonian, Papig et Ioukhnan.

Sur ce nombre de trente-cinq, quelques-uns sont de grands satrapes, d’autres sont d’un rang inférieur; mais tous, quant à la race, sont bien des satrapes, et, quant à la vertu spirituelle, ils sont tous habitants du ciel. Ainsi beaucoup d’autres nobles personnages, quelques-uns de la cour royale, et d’autres, des maisons des satrapes, furent les compagnons et les frères d’armes des valeureux héros. Tous s’offrirent volontairement aux chaînes cruelles. Nous ne nous étonnons pas seulement qu’ils se soient assujettis aux angoisses des tortures; mais nous sommes surpris, surtout, que des hommes nobles comme eux, habitants libres des montagnes couvertes de neige, soient devenus les habitants des campagnes embrasées. Ceux qui erraient en liberté comme les animaux sauvages, sur les montagnes fleuries, furent chassés dans le pays brûlant de l’Orient, les pieds et les mains attachés. Nourris du pain de la tribulation et de l’eau de l’indigence; enfermés dans l’obscurité pendant le jour, et la nuit privés de lumière; sans couverture et sans lit, à la manière des bêtes fauves, ils s’étendirent sur la terre pendant neuf ans et six mois, Ils supportaient ces tourments avec une si grande allégresse que jamais personne n’entendit sortir de leurs lèvres la plus légère plainte; au contraire, ils rendaient de grandes actions de grâce, comme des hommes saints qui servent Dieu.

Pendant qu’ils supportaient ces tribulations, le roi s’imagina qu’ils étaient plongés dans une profonde tristesse et qu’ils devaient être las de mener cette existence douloureuse. Il leur envoya le grand intendant qui leur dit: « Rentrez dès à présent en vous-mêmes, et ne persistez pas dans votre obstination. Adorez le Soleil; vous serez délivrés de vos pénibles chaînes, et vous rentrerez de nouveau en possession de vos richesses paternelles. »

Les bienheureux répondirent: « Tu es peut-être venu nous tenter par des questions, très certainement le roi t’a envoyé. » L’intendant répondit avec serment: « Il n’est pas sorti de sa bouche le moindre mot sur cette affaire. » Ils répliquèrent: « Ceux qui ont une fois connu la vérité ne s’en éloignent jamais, mais ils restent fermes dans la voie qu’ils ont suivie. Nous fûmes peut-être des obstinés, parce que nous n’en avions pas fait l’expérience, et qu’aujourd’hui les tribulations nous auraient rendus prudents. Mais cela n’est pas ainsi; car notre chagrin est de ne pas avoir rendu le dernier soupir avec les premiers martyrs. Or nous te prions, et par ton intermédiaire nous prions aussi votre roi, que vous ne nous interrogiez plus désormais sur ces choses; mais que vous exécutiez le plus promptement possible ce que vous avez décidé dans votre esprit. »

En entendant cela, le grand intendant approuva beaucoup en lui-même leur ferme persévérance, et dès lors il se prit à les aimer comme des êtres chéris de Dieu. Il exhortait par ses supplications le roi à briser leurs chaînes. Aussi, bien qu’il fût révoqué de sa charge d’intendant du roi, car pour beaucoup d » raisons on le trouvait coupable, et que lui-même attirait sur lui la ruine du pays d’Arménie, au point d’être destitué de son emploi avec un grand déshonneur; toutefois il ne voulut jamais, pendant tout le temps de sa vie, parler mal de ces prisonniers. Or beaucoup des bienheureux, particulièrement ceux qui étaient encore jeunes, avaient appris la doctrine du pays de leurs pères. Ce fut leur aliment céleste, par lequel ils s’encourageaient eux-mêmes et se consolaient l’un l’autre. Leur cœur et leur esprit se dilataient tellement que ceux aussi qui étaient les plus vieux devenaient semblables à des enfants, rajeunissaient et reprenaient de la vigueur. Bien que leur temps d’apprendre fût passé, toutefois, en chantant des psaumes, ils accompagnaient par des cantiques spirituels la troupe des jeunes gens. Ils embellissaient tellement le culte sacré qu’il paraissait agréable à quelques-uns de leurs cruels bourreaux; et ceux-ci, lorsqu’ils le pouvaient, les favorisaient malgré les ordres du roi; ils leur témoignaient tour à tour de l’empressement et de l’affection, et ils les assistèrent, à plusieurs reprises, dans leur indigence corporelle; surtout parce que Dieu opérait par eux beaucoup de merveilleuses guérisons, et que plusieurs possédés du démon, qui étaient dans la ville, furent guéris. Quand ils n’avaient auprès d’eux aucun prêtre, les malades et les infirmes de la ville couraient à eux et obtenaient la guérison de leurs maladies.

Celui qui était le grand prince du pays, Harevschghom Schapouh[138] à qui étaient confiés tous les prisonniers, leur témoigna une grande sympathie. Il regardait comme des pères les vieillards, et il caressait les jeunes gens comme des enfants chéris. Il écrivit souvent et il signala à la cour les pénibles angoisses des prisonniers; il fit également ressortir la conduite admirable de chacun d’eux. Il intercédait auprès des grands, et, en usant de beaucoup d’influences, il parvint, par le moyen de plusieurs protecteurs, à changer les dispositions du roi. [Ce prince] ordonna ensuite qu’on enlevât les chaînes des prisonniers; qu’on fit cesser l’angoisse de leur châtiment, et qu’ils reprissent les costumes de leur rang satrapal. Il fixa leur apanage, et il ordonna que leurs armes fussent fournies par la cour. Il écrivit et recommanda au généralissime qu’ils fussent admis dans l’armée royale. Ce nouvel ordre du roi étant établi, ils se conduisirent en braves dans les différents endroits où ils passèrent, si bien qu’il arriva à la cour des lettres remplies d’éloges en leur faveur. Ces faits parurent tellement agréables à l’esprit du roi qu’il ordonna qu’on les lui amenât. Ils vinrent et se présentèrent au roi des rois, Iezdedjerd. Ce prince les vit avec joie; il leur parla avec bonté; il permit qu’on leur rendit leurs domaines paternels, suivant le rang qu’avaient occupé leurs aïeux, et qu’ils quittassent le pays, en [professant librement] la religion chrétienne, pour laquelle ils avaient été tourmentés si cruellement.

Au moment où, au comble de l’allégresse, ils avaient été admis à la cour sublime, devant le roi, Iezdedjerd arriva au terme de sa vie, dans la dix-neuvième année son règne.[139] Ses deux fils[140] s’étant armés l’un contre l’autre, se disputèrent le pouvoir en guerroyant. L’épouvantable perturbation causée par cette lutte dura deux ans. Tandis qu’ils se livraient des combats continuels, le roi des Aghouank,[141] qui était leur neveu, se révolta de son côté. Ce prince, qui professait d’abord la religion de son père, était chrétien; mais le roi des rois, Iezdedjerd, l’avait forcé à adopter le magisme. Trouvant le moment favorable, il se crut en mesure d’affronter la mort. Il lui parut préférable de mourir en combattant, plutôt que de posséder un royaume en restant apostat. Toutes ces complications retardèrent l’ordre du départ des satrapes pour leur pays.

Sur ces entrefaites, le gouverneur du fils cadet d’Iezdedjerd, nommé Raham, de la famille de Mehran, bien qu’il voyait que l’armée des Arik était divisée en deux partis, attaqua vivement avec l’autre moitié le fils aîné du roi; il défia et massacra l’armée de ce prince, et, l’ayant fait prisonnier, il ordonna qu’on le fit mourir sur le champ. Ensuite il gagna les soldats qui avaient échappé au carnage, rassembla toutes les troupes des Arik, et fit couronner roi le jeune prince qu’il avait élevé et qui s’appelait Bérose (Firouz).

La paix régnait dans le pays des Arik, lorsque le roi des Aghouank refusa de nouveau de faire sa soumission. Il franchit les défilés de Djor, et les fit traverser par les troupes des Massagètes. Il réunit avec lui onze rois des montagnes, se porta au-devant de l’armée des Arik qu’il attaqua, et il lit éprouver de grandes pertes aux troupes du roi. Bien qu’on lui écrivit deux ou trois fois des lettres suppliantes, il refusa toujours un accommodement. Il leur reprochait par écrit et en paroles l’injuste dévastation de l’Arménie; il leur reprochait aussi la mort des satrapes et les tortures des prisonniers. Au lieu de leur accorder la vie à cause de leur grand amour et de leurs labeurs, vous les avez tués [disait-il]. Il vaut mieux pour moi souffrir un sort semblable au leur que d’abandonner le christianisme.

Voyant qu’on ne pouvait le réduire ni par la force ni par la persuasion, ils firent envoyer beaucoup d’argent dans le pays des Khaïlantourk; ils ouvrirent la porte des Aghouank, firent une grande levée parmi les Huns, et soutinrent pendant un an la guerre contre lui. Bien que ses troupes fiassent dispersées et loin de lui, ils ne purent le faire rentrer dans l’obéissance, Ils eurent à subir de grandes persécutions, des affronts et même des tortures cruelles. L’invasion du pays dura pendant si longtemps que la plus grande partie de la contrée fut dévastée. Cependant personne ne déserta par crainte la cause du roi des Aghouank.

Le roi de Perse lui fit dire de nouveau: « Permets qu’on m’amène ma sœur et ma nièce, qui étaient nées dans la religion des mages, et que tu as faites chrétiennes; et alors le pays sera ta propre possession. » Mais cet homme admirable ne combattait pas pour conserver sa puissance, il luttait en faveur de la vraie religion. Il abandonna sa mère et sa femme, il quitta le pays, prit l’Evangile et voulut sortir de son royaume. Lorsque le roi eut appris cette résolution [de Vatché], il en éprouva intérieurement beaucoup de peine et d’angoisses, et il attribuait toute la responsabilité de ses fautes à son père. Il fit alors un serment solennel et lui envoya dire: « Pourvu que tu ne quittes pas le pays, je ferai ce que tu dis. » Il demanda l’apanage de mille maisons, qu’il avait reçues de son père dans son enfance. Le roi lui accorda sa demande et [Vatché] se retira parmi les solitaires. Il se dévoua tout entier au ministère divin, de telle sorte qu’il ne se souvenait pas d’avoir été roi autrefois.

Toutes ces longues vicissitudes qui durèrent jusqu’à la cinquième année du roi des rois, Bérose, furent cause qu’on ne rendit pas la liberté aux satrapes arméniens. Pourtant on augmenta leur apanage, et on leur permit de venir à la cour plus souvent que dans les années précédentes. Dans cette cinquième année, le roi concéda des revenus à beaucoup d’entre eux, et il fit espérer aux autres que, dans la sixième année, ils seraient tous renvoyés dans leur pays et rentreraient en possession de leurs biens et de leurs honneurs.[142]

Mais laissons ceci, car il est nécessaire de reprendre le fil de mon récit.

Les femmes des bienheureux, des prisonniers et de ceux qui étaient morts dans les combats livrés dans tout le pays d’Arménie, sont en nombre si considérable que je ne saurais les compter, parce que celles que je ne connais pas sont plus nombreuses que celles que je connais, Parmi elles, j’en connais cinq cents de nom et de vue; non seulement des femmes âgées, mais aussi de très jeunes. Toutes d’un commun accord enflammées d’un zèle céleste, imitèrent celles qui avaient renoncé aux joies du monde. En effet, soit qu’elles fussent nobles ou qu’elles fussent d’une basse condition, elles se parèrent également de la vertu de la foi. Elles ne se souvenaient même plus de nom de l’aisance de la noblesse maternelle; mais, comme celles qui ont toujours vécu, en supportant virilement comme des hommes habitués à de rudes et pénibles travaux dans cette vie, elles les surpassaient entièrement dans cette souffrance.

Non seulement elles furent consolées dans leur âme par l’invisible force de l’éternelle espérance, mais dans les peines du corps elles en soutinrent encore mieux la charge pesante; car, bien que chacune eût des suivantes élevées par elle, on ne s’apercevait pas quelle était la maîtresse et quelle était la servante. Elles s’habillaient d’une manière uniforme, et les unes et les autres couchaient également par terre; aucune ne préparait la couche de l’autre, parce qu’elles ne cherchaient pas même à distinguer leur couche particulière. Les nattes étaient de couleur brune et les oreillers étaient noirs.

Elles n’avaient pas de mets recherchés particuliers, ni de cuisiniers affectés à leur service, comme c’était l’usage des nobles; mais elles se servaient de ceux de tout le monde. Pendant toute la semaine, on observait le jeûne, selon l’usage des solitaires qui habitent dans les déserts. Il n’y en avait aucune qui versât de l’eau sur les mains des autres; et les jeunes femmes ne présentaient pas de fines serviettes aux femmes nobles. Les femmes délicates ne se servaient pas de savon, et on ne leur offrait pas des huiles [parfumées] en signe d’allégresse. On ne plaçait pas devant elles de vaisselle précieuse, ni les coupes de joyeux [festins]. Il n’y avait pas d’introducteur à leur porte, et on n’invitait pas dans les maisons d’illustres personnages; on eût dit qu’elles ignoraient si elles avaient eu des frères et des sœurs, des gouvernantes affectionnées ou des parents bien-aimés.

Les baldaquins et les lits des nouvelles épouses étaient couverts de poussière et enfumé, et les araignées filaient leurs toiles dans les chambres nuptiales. Les sièges d’honneur de leurs maisons furent renversés et les vaisselles de leurs festins furent brisées. On ruina aussi leurs palais et on démantela leurs châteaux forts. Leurs délicieux jardins se séchèrent et se flétrirent, et les ceps fertiles de leurs vignes furent déracinés. Elles virent de leurs propres yeux leurs biens arrachés par la rapine, et elles entendirent de leurs oreilles les angoisses cruelles de ceux qu’elles aimaient. Leurs trésors furent confisqués, et il ne leur resta rien des bijoux qui ornaient leur front.

Les femmes délicates d’Arménie, qui étaient élevées dans les caresses et la tendresse sur leurs coussins moelleux et sur leurs litières, se rendaient dans les maisons de prières sans chaussures et toujours à pied. Elles priaient patiemment et faisaient des vœux, afin d’endurer [plus facilement] cette grande tribulation. Elles qui dès l’enfance avaient été nourries avec des cervelles de veaux et avec des mets délicatement assaisonnés de gibier, vivaient maintenant d’herbes, comme les bêtes sauvages; et elles recevaient cette nourriture avec une grande allégresse, ne se souvenant plus de leurs mets délicats d’autrefois. Leur peau devint brune, parce que le jour elles étaient brûlées par le soleil, et que chaque nuit elles dormaient sur la terre. Les psaumes chantés continuellement étaient les cantiques qui sortaient de leur bouche, et elles trouvaient une parfaite consolation dans la lecture des prophètes. Elles s’unirent ensemble deux à deux, comme sous un joug spontané et égal, dirigeant leurs sillons vers le paradis, pour arriver sans se tromper de route au port de la paix. Elles oublièrent leur faiblesse féminine, et elles devinrent comme des hommes, fortifiées pour le combat spirituel. Elles luttèrent contre les désirs des sens, et elles arrachèrent et extirpèrent leurs racines qui donnent la mort. Elles vainquirent la ruse par la simplicité; et, par le saint amour, elles effacèrent la couleur livide de l’envie; elles tranchèrent les racines de l’avarice, et les fruits de mort de ses rameaux furent desséchés. Avec l’humilité, elles réprimèrent l’orgueil, et, avec la même humilité, elles parvinrent à la céleste exaltation. Par leurs prières, elles ouvrirent les portes fermées des cieux, et, par la sainte prière, elles firent descendre les anges pour le salut; elles entendirent de loin de bonnes nouvelles, et elles glorifièrent Dieu, qui est dans les cieux.

Les veuves qui étaient parmi elles devinrent les nouvelles épouses de la vertu, et effacèrent l’humiliation du veuvage. Les femmes des prisonniers emprisonnèrent de bon gré les désirs de la chair et participèrent aux tourments des saints captifs. Par leur vie, elles se rendirent semblables aux valeureux martyrs qui étaient morts; et de loin elles devinrent des modèles de consolation pour les prisonniers. Avec leurs mains elles travaillaient pour se nourrir; et la paye que leur avait allouée la cour, elles la leur offraient chaque année comme un secours, et elles la leur envoyaient pour leur consolation. Elles se rendirent semblables aux cigales privées de sang qui, par la douceur de leur chant, vivent sans nourriture, en respirant l’air, et nous offrent l’image des êtres incorporels.

Les glaces de beaucoup d’hivers se fondirent, le printemps revint, et avec lui de nouvelles hirondelles; les hommes mondains se réjouirent, mais elles ne purent voir leurs bien-aimés. Les fleurs du printemps leur rappelaient leurs tendres époux, et leurs yeux désirèrent contempler la beauté de leur visage. Les agiles lévriers disparurent et les traces [laissées par] les chasseurs furent effacées. On conserva le souvenir [de leurs bien- aimés] sur des inscriptions, et nulle fête annuelle ne les leur ramena de la terre lointaine. Elles virent leurs places au banquet, et elles pleurèrent. Dans toutes les assemblées, on se souvint de leurs noms. Beaucoup de monuments furent élevés en leur souvenir, et on y grava le nom de chacun d’eux.

Ainsi leur esprit étant agité de tous côtés; elles ne se ralentissaient point en vacillant dans la céleste vertu. Aux profanes, elles apparaissaient comme des veuves affligées et inquiètes; mais leur âme était ornée et consolée par l’amour céleste. Elles ne demandaient plus à ceux qui venaient de loin: « Quand nous sera-t-il donné de voir nos bien-aimés? » Mais elles priaient Dieu qu’ayant commencé avec courage, elles puissent continuer jusqu’à la fin d’être toujours remplies du céleste amour. Et qu’il nous soit fait à nous, comme à eux, d’hériter de la métropole des biens et d’arriver aux possessions éternelles promises par Dieu à ses fidèles, en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 


 

[1] L’époque de la mort d’Elisée est fixée, par quelques écrivains, à l’an 480 de notre ère.

[2] Cette guerre nationale commença vers l’an 451 de notre ère.

[3] L’auteur donne le titre de prince de l’Orient à Iezdedjerd II, roi sassanide de Perse, parce que ce pays est situé à l’orient de l’Arménie.

[4] La concision du texte en cet endroit le rend fort obscur; voici le sens de la phrase: « Mais toi, qui es profondément versé dans la connaissance des choses divines, pourquoi m’as-tu demandé d’écrire cette histoire, tandis qu’il eût été préférable qu’on t’eût commandé de le faire, à toi qui es capable d’écrire des choses bien meilleures que celles que j’écris? »

[5] La chute de la dynastie des Arsacides de Perse eut lieu vers l’année 226.

[6] Arsace III, vulgairement connu soue le nom d’Arsace II, était fils de Diran II, fils de Chosroès II le Petit, fils de Tiridate le Grand. Arsace III régna de 341 à 370.

[7] Ardaschès IV, nommé Ardaschir par les Perses, régna de l’an 422 à l’an 428, époque à laquelle il fut détrôné par Bahram V, roi de Perse. La dynastie des Arsacides d’Arménie fut alors anéantie, et les rois de Perse placèrent dans ce royaume des marzban ou gouverneurs qui administraient le pays au nom du monarque sassanide.

[8] Notre auteur, comme l’a fait observer avec beaucoup de justesse le savant Saint-Martin (Hist. du B.-E. de Lebeau, t. VI, p. 131, note 1), donne à ce prince le plus souvent le nom de Sapor. « Ce doit être, dit-il, une faute de son éditeur, à moins que cet auteur n’ait entendu se servir de ce nom dans un sens général, comme c’était assez l’usage en ce temps. »

[9] La paix que les Romains avaient signée avec la Perse, et qui avait été conclue pour cent années, fut violée dix huit ans plus tard.

[10] Théodose II dit le Jeune, au dire de Théodoret (I. V, c. 37), ne put pas opposer de résistance à Iezdedjerd, parce qu’il était occupé à d’autres guerres, et qu’il se fiait sur les traités, sans songer que le roi de Perse aurait la perfidie de violer son serment.

[11] Anatole avait conclu le précédent traité avec Bahram V; il sortait du consulat et était décoré des titres de patrice et de maître de la milice (Procope, Bell. pers., l. I, c. 2).

[12] Anatole, en arrivant en Mésopotamie, apprit qu’Iezdedjerd avait passé le Tigre et s’avançait contre les Romains. Il se porta seul au-devant du roi, conclut une trêve d’un an en 441 un traité fut signé, qui confirmait les conventions antérieures et stipulait de ne fortifier aucune place forte sur les frontières. — Cf. Procope, Bell. pers., l. I, c. 2;—de Aedef., l. II, c. 1.

[13] Le véritable nom de cette ville, qui était la capitale de l’empire des Sassanides, était Madaïn, mot qui veut dire « les deux villes », parce qu’elle se composait de deux cités distinctes, Séleucie et Ctésiphon, séparées l’une de l’autre par le Tigre. Les Perses donnaient quelquefois à Ctésiphon le nom de Tisfoun, qui est la même chose que Ctésiphon, et que les Arméniens ont transcrit sous la forme Dizpos. — Cf. Barbier de Meynard, Dict. géogr. de la Perse, p. 400, 518 et suiv.

[14] Iezdedjerd avait publié de sanglants édits contre les chrétiens; mais il fit cesser la persécution à la recommandation de l’empereur. Ce fut durant cette persécution que s’illustrèrent les martyrs syriens. — (Cf. Assemani, Bibl. or., t. III, p. 396.

[15] Le premier ministre d’Iezdedjerd était l’hazarabed ou intendant-général Veh-Mihr-Nersèh, appelé par Mirkhond et les auteurs persans, Mihir-Nersy, qui le font descendre du héros Isfendiar, fils de Goustasp. Tabary dit cependant que ce ministre était fils de Nodar, descendant de Darius. Ce fut ce personnage qui excita le roi de Perse à se déclarer ouvertement contre les chrétiens. Du reste, il était lui-même encouragé par l’apostat arménien Varazvaghan qui avait gagné toute sa confiance, en émigrant en Perse.

[16] Le mot « mage », en arménien rnobed, vient de mèh (prononcez mègh), qui veut dire « grand, excellent ». (Anquetil-Duperron. le Zend-Avesta, t. II, p. 555; —Cf. sur les mages, Hérodote, I, I. — Diogène de Laërte, in prooem.. — Glycas, Annal., t. II, p. 130 (éd. Paris.)

[17] Elisée veut parler ici des défilés du Caucase qui étaient, selon les auteurs arméniens, au nombre de trois, savoir: la porte des Aghouank ou des Alains, la porte de Bahl ou Balkh, et la porte de Djor ou rempart des Huns. Le premier défilé était connu des auteurs anciens sous le nom de portes Caucasiennes; les Arméniens et les Géorgiens le nommaient porte de Darial, et les Arabes Bab-allan « porte des Alains ». Le second défilé était situé, selon M. St-Martin dans la Perse orientale, aux environs de Balkh, vers le pays des Huns Hephtalites. Le troisième est celui qui est appelé « portes de fer » Demir Capou, ou défilé de Derbend, et que les anciens nommaient pylae albanicae. Procope (Bell. goth., IV, 3) l’appelle Τζούρ. — Cf. Lebeau, Hist. du Bas-emp., éd. S. Martin), t. VI, p. 269 et suiv., note 1.

[18] La province d’Abar faisait partie de l’Arie, et elle est mentionnée sous le nom d’Abrschahr, dans la Géographie de Moïse de Khorène (Œuvres compl., en arm., Venise, 1843, in 4°, p. 614). Le pays d’Abar renfermait dans son territoire la ville de Nischapour, à ce que nous apprennent les Arméniens, qui ajoutent qu’Abar dépendait de Vergan (l’Hyrcanie des anciens). Le nom d’Abrschahr est la transcription du nom persan d’Ebreschehr qui est donné à la ville de Nischapour (Barbier de Meynard, Dict. géogr. de la Perse de Yakout, p. 7.). Ebr veut dire « nuage » et chehr « ville » en persan.

[19] Cet édit fut envoyé aux peuples tributaires de la Perse, en l’an 444.

[20] Le pays de Dzotek était situé sur les bords du Cyrus ou Kour, dans le voisinage de l’Oudi, l’Othène des anciens; et il paraît correspondre à la province géorgienne de Kakhétie. (Hist. du B.-Emp., de Lebeau, éd. Saint-Martin, t VI p. 268, note 3.)

[21] Il est question ici des Huns Hephtalites, établis à l'est de la mer Caspienne

[22] Le nom de ce peuple ne se rencontre que deux fois dans l’Histoire d’Elisée. On peut supposer qu’il désigne, soit les Turks Khazars, soit les Turks du Ghilan. La forme Khaïlen est peut-être une forme ancienne du nom de la province de Ghilan. Toutefois, c’est avec réserve que nous proposons cette assimilation.

[23] La guerre, qui avait duré plusieurs années, se termina en 450.

[24] Le mot adrouschan, dont se servent les Arméniens pour désigner les temples ou chapelles ou les mobeds entretenaient le feu sacré (adéran), est la transcription du mot Atesch-dan, c’est-à-dire le vase qui contient le feu. Le mot qui signifie « temple du feu » est Derimher, que les Parsis écrivent dor o meher « porte de miséricorde ». — Cf. Anquetil-Duperron, le Zend Avesta, t. II, p-531 et 568. —Il est bon d’observer que, dans beaucoup d’endroits, le mot adrouschan, qui reparaît souvent dans l’ouvrage d’Elisée, veut dite simplement « un pyrée » ou autel du feu.

[25] Plusieurs faits rapportés dans ce chapitre se trouvent aussi consignés dans l’Histoire de Lazare de Pharbe. — Cf. ch. 14 et suiv.

[26] Iezdedjerd II, roi de Perse.

[27] Les mots ergir Idaghagan, « terre italique », sont évidemment corrompus, puisqu’il s’agit d’une expédition sur le territoire des Kouschans entreprise par le roi Iezdedjerd ht, ainsi que le prouve la phrase qui vient immédiatement après. Peut-être faut il voir dans ce mot une altération du nom de la Thalie; je donne toutefois cette conjecture sous toute réserve.

[28] Le défilé des portes du Caucase, dont il a été question plus haut.

[29] Vahan Amadouni.

[30] Ce personnage s’appelait Mechkan.

[31] Cf. ma Numismatique de l’Arménie au moyen âge, p. 10.

[32] Cette ordonnance s été publiée par Saint-Martin (Mém. sur l’Arm., t. II, p.472 et suiv.), mais le traducteur n’a pas toujours suivi le sens précis du texte, ce qui fait que notre version présente d’assez notables différences avec celle du savant orientaliste.

[33] Le titre de Vezourg aramandar est la transcription en arménien de celui de Bouzourg fermender, « grand gardien des ordres du roi de Perse », attribué en Perse et qui s’applique au premier ministre. —Cf. Saint-Martin (Mém. sur l’Arm., t. I, p. 274.

[34] Eznig (Réfutation des Sectes …) dit neuf mille ans.

[35] Eznig (Réfutation des Sectes …)

[36] Thomas Ardzrouni (Hist. des Ardzrouni, p. 26), en parlant de Zoroastre, raconte une légende qui n’est pas sans intérêt. Pendant la guerre que se firent Arimane et Ormizd, une famine se déclara, et Ormizd, ayant aperçu un veau, l’enleva, le conduisit à l’écart, le tua et le couvrit de pierres, en attendant que le soir fût venu pour apaiser sa faim plus facilement, et sans être vu. Mais, pendant son absence, le veau avait été dévoré par des reptiles, des araignées et ries insectes. En souvenir de cet événement, Zoroastre ordonna que tous les animaux nuisibles fussent apportés à la cour royale, dans une mesure dont il fixa le contenu, afin que ces animaux qui avaient nui au dieu Ormizd fusent tués. Zoroastre institua encore beaucoup d’autres lois extravagantes. Thomas ajoute que, s’il s rapporté ce fait, c’est parce que les Perses, qui voulaient imposer leur religion aux Arméniens, leur firent une guerre acharnée qui amena la ruine du pays, et il termine en disant: « Ainsi que te le fait voir l’histoire des saints Vartaniens rédigée par le bienheureux prêtre Elisée. »

[37] Ms. des Antzévatzi. p. 36. — Le nom de Phantour qu’on retrouve écrit quelques pages plus loin, sous la forme Phantourag, ne signifie pas « charpentier » (Grand dict. de l’Acad. arm. de Venise, Vr Phagtour, Phantour), mais c’est un nom propre d’homme qui n’est autre que celui de Panthéros, qu’une ancienne tradition juive, qui prit naissance au IIe siècle de notre ère, dit avoir été le père de Jésus-Christ. Celse fut le premier des écrivains qui nous sont connus, à relever cette calomnie (Origène, contr. Celsum, I, 28, 32). L’histoire fabuleuse de ce Panthéros forme la base de ce que les Talmuds nous disent de Jésus, et du fameux livre intitulé: Sefer tholedoth Ieschou, postérieur au Talmud. A ces renseignements que M. E. Renan a bien voulu nous communiquer avec son obligeance accoutumée, nous ajouterons qu’un savant allemand du XVIIe siècle, J. Ch. Wagenseil, a publié le texte et la traduction du Sefer tholedoth Ieschou, à la fin du t. II (p. Ire et suiv.) de son livre intitulé Tela ignea Satanae (Altorf, 1681, 2. v. 4°), et il a réfuté, dans une dissertation spéciale, les calomnies que ce livre renferme (op. cit., t. II, p. 25-45) Au surplus Voltaire, dans son Epître sur la calomnie, a fait également justice de cette absurde légende, qui n’a trouvé grâce que dans la Guerre des Dieux de Parny. — Cf. aussi le Dictionnaire de Bayle, art. Schomberg, note A, par Leclerc.

[38] Joseph était à ce moment catholicos d’Arménie, et son titre était évêque d’Ararat. Il monta sur le siège pontifical en 441 et l’occupa jusqu’en 452.

[39] Cf. plus haut, l’introduction à l’Histoire d’Elisée.

[40] Les Arméniens appellent Mihr-Nersèh, medj hazarabed « grand intendant », au lieu de « gouverneur suprême » , titre qu’il avait pris dans la rubrique de son édit. — Cf. plus haut, p. 190. — M. Patcanian (Essai d’une histoire de la dynastie des Sassanides, p. 14 de la trad. fr.) a expliqué la valeur de ce titre qui correspond au titre de χικλιαρχός qui a en grec la même signification, « chef de mille ». Bien que ce titre semble désigner un grade militaire, cependant nous savons par les historiens arméniens que le personnage qui en était revêtu à la cour de Perse, était un dignitaire civil de l’ordre le plus élevé qui exerçait toute l’autorité au nom du roi. Elisée et Lazare de Pharbe nous en fournissent la preuve à plusieurs reprises. Les historiens grecs et latins parlent aussi de cette charge qu’ils ont transcrite sous les formes azarapateiV (Hésychius, l. VI, c. 33) et ἀζαβαρίτης (Ctésias, ad calc. Hérodot., éd. Didot, p. 54, § 46). Cornélius Népos (in Conon., c. III) s’exprime ainsi: « Chiliarchum, qui secundum imperii gradum tenebat ». Nous ferons observer que si Mihr-Nersèh, dans son édit aux Arméniens, a pris le titre de Vezourk hramandar, « gouverneur suprême » ou plus exactement « grand gardien des ordres du roi de Perse », et que dans leur réponse les évêques lui ont donné le titre de Medj hazarabed, « grand intendant » ou « chef de mille », c’est que ces deux titres devaient s’appliquer au même dignitaire. Et en effet, le roi étant le premier dans l’ordre hiérarchique, le grand intendant devait être le second, comme nous l’apprend Cornélius Népos; d’où on doit conclure, je crois, que les deux titres étaient portés par le même personnage, car on ne peut pas supposer que les Arméniens eussent eu l’intention de blesser la susceptibilité d’un homme qui était tout-puissant, en lui donnant un titre inférieur à celui dont il était décoré. — Cf. aussi sur le titre de hazarabed, Saint-Martin, Hist. du B.-E. de Lebeau, t. VI, p. 33, note 2.

[41] Phantourag ou Phantour ne signifie pas charpentier. (Grand dict. de l'Acad. arm. de Venise. Vis Phagtour, Phantour); mais c'est un nom propre d'homme qui n'est autre que celui de Panthéros, qu'une ancienne tradition juive, qui prit naissance au ne siècle de notre ère, dit avoir été le père de Jésus-Christ. Celse fut le premier des écrivains qui nous sont connus, à relever cette calomnie (Origène, Contra Celsum I, 28, 32). L'histoire fabuleuse de ce Panthéros forme la base de ce que les Talmuds nous disent de Jésus, et du fameux livre intitulé: Sefer tholedoth Ieschou, postérieur au Talmud. A ces renseignements que M. E. Renan a bien voulu nous communiquer avec son obligeance accoutumée, nous ajouterons qu'un savant allemand du XVIIe siècle, J. Ch. Wagenseil, a publié le texte et la traduction du Sefer tholedoth Ieschou, à la fin du t. II (p. 1ère et suiv.) de son livre intitulé Tela ignea Satanae (Altorf, 1681, 2, VI, 4e ), et il a réfuté dans une dissertation spéciale les calomnies que ce livre renferme, (op. cit., t. II, p. 25-45). Au surplus, Voltaire, dans son Epître sur la calomnie, a fait également justice de cette absurde légende, qui n'a trouvé grâce que dans la Guerre des dieux, de Parny. — Cf. aussi le Dictionnaire de Bayle, art. Schomberg, note A, par Leclerc. »

[42] Cf. plus bas, ch. 8, l’interrogatoire que Tenschapouh fit subir à l’évêque Sahag et dans lequel il lui demanda s’il avait tué le feu. Les Perses, qui considéraient le feu comme un être animé, disaient qu’on le tuait, lorsqu’on l’éteignait.

[43] La Sacastène des anciens, le Séistan actuel, province orientale de la Perse.

[44] La Suziane des Kouzistan actuel, province méridionale de la Perse, où se trouvait le château de l’Oubli, anousch pert.

[45] Cf. Lazare de Pharbe, ch. 27, 28.

[46] Iezdedjerd, qui ne se fiait point tout à fait aux promesses des satrapes arméniens, garda auprès de lui leurs fils comme otages. Les deux fils de Vasag, Babik et Amir Nersèh (lis. Adernersèh), étaient de ce nombre. — Cf. Lazare de Pharbe, c. 28.

[47] Les Huns orientaux ou Hephtalites venaient de faire une irruption sur le territoire perse et avalent pénétré jusque dans le Khorassan.

[48] Tarsan selon un autre ms. — Il est probable que ce nom est altéré et qu’il s’agit d’une petite tribu connue sous la dénomination de Tzannet, qui habitait avec quelques autres dans la contrée montagneuse compris entre la mer Noire, l’empire romain et l’Arménie.

[49] Parmi les otages que Iezdedjerd garda en Perse, on comptait Vazden, roi d’Ibérie, Aschouscha, ptieschkh des Koukark, et Vatché, roi des Aghouank.

[50] Le phantam est la transcription du mot Penom ou Padom, en zend Péété-dané, « mis dessus ». Dans la religion des anciens Perses, il était défendu de prier, de manger, sans avoir mis le Padom sur le nez. (Anquetil-Duperron, Zend-Avesta, t. II, p. 530.) — Cf. aussi Strabon, XV, 3, § 14.

[51] Les rites du magisme prescrivaient de se laver les mains avec de l’urine de bœuf, parce que l’eau eût été souillée par la malpropreté des mains. (Anquetil-Duperron, op. cit., t. II, p. 2, § 3, et p. 540.) Les Perses prenaient grand soin de ne jamais souiller ni la terre, ni l’eau, ni le feu, ni l’air, aussi le roi de Perse fait ce reproche aux chrétiens: Vous tuez le leu, vous souillez l’eau, et vous corrompez la terre en y ensevelissant les morts. » Le catholicos Jean IV Odznetzi qui occupa le siège patriarcal d’Arménie de l’an 718 à l’an 729, s’exprime ainsi dans son Homélie contre les Pauliciens: « Les Perses divinisèrent le feu, l’eau et la terre, au point de préférer abandonner leurs morts en pâture aux bêtes fauves et aux oiseaux, plutôt que de les enterrer et de souiller cette terre qu’ils adoraient dans leur ignorance. (Cf. Jean Odznetzi, arm. lat., Venise, 1834, p. 82.) Eznig (Réfutation des sectes, liv. II) a longuement disserté sur le mazdéisme, et les renseignements qu’il fournit sont très curieux, puisque, jusqu’à la découverte des livres sacrés des Parsis par Anquetil-Duperron, ils ont été la seule source d’informations que l’on avait sur le culte du magisme. On sait qu’il existe encore quelques Parsis dans l’Inde et dans la Transcaucasie, notamment à Bakou.

[52] Cf. plus haut.

[53] Afin de s’assurer si les Arméniens avaient scrupuleusement accompli les ordres du roi, les mages avaient fixé une mesure de cendre que chaque famille devait produire par an. C’était un crime si la mesure n’était pas remplie. Cet usage existait aussi en Perse. Anquetil-Duperron (Zend-Avesta, t. II, p. 531) rapporte que chaque ville ou bourg devait avoir un feu Adéran (chef des feux). Lorsque le feu de cuisine a servi trois fils, les Parsis le portent au feu Adéran. Ils doivent y porter les autres feux de leurs maisons au bout de sept jours. Le feu Adéran est porté tous les ans au feu Behram, qui est entretenu dans chaque province. Puis, au bout d’un certain temps, on porte les cendres de ces feux dans les champs et les terres labourées, pour être utilisées comme engrais.

[54] Lazare de Pharbe a rapporté, dans son Histoire, plusieurs des événements racontés dans ce chapitre par Elisée; nous y renvoyons le lecteur. — Cf. ch. 19 et suiv.

[55] C’était un prêtre syrien qui fut dépêché de Ctésiphon au clergé arménien pour l’informer de l’apostasie des satrapes.

[56] Le mois de dré qui correspond à novembre.

[57] Ce bourg était situé dans un canton montagneux de la province de la Quatrième Arménie. Procope (Bell. pers., l. II, c. 25) nomme cette localité Ἀγγλὼν et la place à 120 stades de Tevin, Δούβιος, capitale de l’Arménie. – Cf. Saint-Martin, H. du B.-E. de Lebeau, t. VI, p. 281, note 2.

[58] Il semble, d’après ce passage du discours du chef des mages, que Vasag, marzban d’Arménie pour les Perses, était présent.

[59] Vartan le Mamigonien, comme on le verra dans la suite. Ce général s’était retiré sur le territoire de l’empire grec, dans la Bagravandène située sur les frontières de la Pasène.

[60] Ce satrape s’appelait Antaghan. Selon le témoignage d’un historien, il trahit ses compagnons et vint avertir Vasag de leur résolution. Il fut arrêté à Ardzak et lapidé.

[61] Lazare de Pharbe (c. 28) assure que Vartan se décida à commencer les hostilités à la sollicitation de Vahan Amadouni, ennemi de Vasag.

[62] L’armée arménienne s’était concentrée sous les ordres de Vartan dans un endroit appelé Schahabivan, canton de Dzaghkodn, province d’Ararat, sur les frontières du Douroupéran.

[63] Cf. Indjidji, Arm. anc.; passim. — Saint-Martin, Mém. sur l’Arm.; t. I, passim.

[64] Les mages aidés par Sebokht (Laz. de Ph., c. 30) faisaient de grands efforts pour convertir à la loi de Zoroastre les Aghouank, dont le roi Vatché avait embrassé par force les principes.

[65] Le feu Behram que les Arméniens appellent Vram, fut établi en Arménie dans chaque province, comme cela est ordonné par la loi (Vieux Ravaël, fol. 278 recto, cité par Anquetil-Duperron, Zend-Avesta, t. II, p. 531, note 2). C’était le résultat de mille et un feux, pris de quinze espèces de feux différents (Anq. Duperr., op. cit., t. II, p. 22). Les cendres du feu Behram, réunies à celles du feu Adéran étaient, après un certain temps, répandues dans les champs et sur les terres labourées.

[66] Adom, était accompagné d’Hemaïag, frère de Vartan, d’un autre Vartan de la race des Amadouni et de Héroujan de la race des Ardzrouni.

[67] Saint-Martin, dans les notes de l’édifice de l’Hist. du Bas-Empire de Lebeau (t. VI, p. 287, note 4), fait observer que Théodose le Jeune mourut le 28 juillet 450, ce qui placerait la révolte des Arméniens à l’année 449.

[68] Cadix ou Gadès, que les Grecs nommaient Gadeira.

[69] Anatole était maître de la milice en Orient, et le Syrien que notre auteur nomme par corruption Eulalius était le comte d’Orient Florentius (Laz. de Pharbe, c. 36) qui avait été consul en 421. Les Arméniens donnent au comte d’Orient le titre du connétable (grand-sparabed) d’Antioche.

[70] Vasag, à ce que nous apprend Lazare de Pharbe (c. 30), était en correspondance secrète avec les Perses envoyés en Arménie par Mihr Nersèh.

[71] Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 154-155.

[72] Cette ville appelée plus ordinairement Khalkhal était située dans la province d’Oudi. — Indjidji, Arm. anc., p. 343. — Saint-Martin, Hist. du B. Emp., t. VI. p. 290, note 3.

[73] Ps. 33.

[74] Cf. Moïse de Khorène, Hist. d’Arm., l. III, 60. — Ce pays dépendait du pays des Aghouank.

[75] Cf. Lazare de Pharbe, c.30.

[76] Elisée veut sans doute parler de Mousch Timaksian dont il a été question plus haut, et qui fut englouti dans un marais.

[77] Cf. Indjidji, Arm. anc., passim. — Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, passim.

[78] Ps. 135.

[79] Le cinquième mois arménien qui commence vers le milieu de décembre et se termine dans la première quinzaine de janvier.

[80] Constantinople.

[81] Ce titre que les historiens arméniens donnent particulièrement aux gouverneurs musulmans de l’Arménie veut dire « commandant militaire » ou « lieutenant des Khalifes ». On n’est pas d’accord sur l’étymologie de ce nom qui, selon Saint-Martin (Mém. sur l’Arm., t. I. p. 340, note 1), viendrait de osdan, mot que nous avons vu employé par Moïse de Khorène (Hist. d’Arm., l. I, 29; II, 7) avec la signification de « garde du corps ». Toute fois cette explication peut être contestée, et nous la reproduisons avec réserve.

[82] Mihr-Nersèh, comme Elisée le donne à entendre plus loin.

[83] Ce fut au printemps de 451 que Mihr-Nersèh marcha sur l’Arménie. Il partit en mars, et en mai, il passa l’Araxe et entra dans la province de Phaïdagaran qui était possédée alors par les Aghouank. —Cf. Lazare de Pharbe, c. 32.

[84] Lors de l’organisation de l’Arménie, par Valarsace, les Osdani ou Osdanig étaient les descendants des anciennes races royales et formaient quatre compagnies de gardes du corps. Mais, sous la domination perse, on n’eut plus égard à la noblesse des Osdan que l’on tirait d’autres satrapies. Ce renseignement nous est donné per Moïse de Khorène dans son Histoire, liv. I, ch. 29; et surtout liv. II, ch. 7. — Cf. plus haut, p. 55 et 210.

[85] Saint-Martin (H. du B.-Emp. de Lebeau, t. VI, p. 296, note 4) dit que ce Vasag était commandant de la partie septentrionale de l’Arménie romaine, ce qui forme aujourd’hui le territoire d’Erzeroum. En cette qualité, il était aussi investi de la défense de la frontière de Perse, et portait encore le titre de « comte des limites ».

[86] Quelques-unes des peuplades mentionnées ici par Elisée se retrouvent dans l’énumération qui se lit dans la Géographie de Moïse de Khorène (Saint-Martin. Mém. sur l’Arm., t. II, p. 356-357). Ces noms se rencontrent dans plusieurs écrivains arméniens et paraissent désigner des tribus de Lesghiens, dont les descendants se sont perpétués jusqu’à nos jour, dans le Daghestan et le Schirwan septentrional.

[87] Jean, XII, 25.

[88] Vartan fait allusion, dans ce passage de son discours, à l’apostasie apparente des seigneurs arméniens, qui semblèrent adopter le mazdéisme, tandis qu’intérieurement ils restèrent fidèles à leur foi religieuse.

[89] Le texte dit « des Antiochiens ».

[90] Ces deux cantons faisaient partie de la Persarménie.

[91] Cf. Lazare de Pharbe, c. 33-34.

[92] III Rois, 12.

[93] Philipp., II, 5.

[94] Les peuples dont il est question Ici sont les Cadusiens, nomades de la Médie et Scythes d’origine. Ils étaient tenus de fournir aux armées perses des contingents. — Les Gèles se sont perpétués jusqu’à nos jours dans le Ghilan. — Les Huas Hephtalites étaient les alliés des Perses, tandis que les Huas Cidarites et Tétraxites étaient au contraire unis aux Arméniens. — Cf. Saint-Martin, Hist. du B.-E. de Lebeau, t. VI, p. 301, et notes.

[95] Lazare de Pharbe, c. 34-36. — La bataille fut livrée dans la plaine d’Avaraïr, au pied de l’Ararat, dans le canton d’Ardaz qui fait partie de la province de Vasbouragan. Les Arméniens campèrent le jour de la Pentecôte de l’an 451.

[96] La capitale de ce pays est Ardjisch sur les bords septentrionaux du lac de Van.

[97] Cette rivière se jette dans l’Araxe. — Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, p. 41-42.

[98] Elisée ne dit pas que le général perse Mouschgan fut blessé, mais ce fait est rapporté par Lazare de Pharbe. — La bataille où finalement les Arméniens, après des prodiges de valeur, furent battus, fut livrée un samedi, le 26 de maréri, c’est-à-dire le 2 juin 451, vingt trois ans après le renversement de la dynastie des Arsacides d’Arménie.

[99] Cf. Lazare de Pharbe, ch. 36, 37.

[100] Lazare de Pharbe (c. 36) donne à ce personnage le nom d’Arschagan, ce qui fait supposer, dit Saint-Martin (Hist. du B. E. de Lebeau, t. VI, p. 308, note 1), qu’il appartenait à une branche des Arsacides de Perse qui était encore puissante à cette époque en Perse.

[101] Lazare de Pharbe (c. 38) place le retour de l’armée et l’arrivée des captifs à la 13e année du règne d’Iezdedjerd II, qui répond à l’année de notre ère 452. — Cf. Saint-Martin, loc. cit., note 2.

[102] Cf. Lazare de Pharbe, c. 36, 38, 43.

[103] C’était un des neuf cantons de la Persarménie.

[104] Psaume 117.

[105] Cf. Lazare de Pharbe, c. 40 et suiv.

[106] Ce chapitre supplémentaire n’est pas mentionné dans la liste de ceux que l’auteur a donnés dans son Introduction. Il complète l’œuvre d’Elisée, en faisant connaître des événements importants accomplis à la suite de la lutte que les Arméniens soutinrent contre les Perses.

[107] Cette année correspond à l’an 455 de notre ère.

[108] Héméhdin, en persan « celui qui possède toute la religion ».

[109] Anquetil-Duperron (Zend-Avesta, t. II, p. 67-58) raconte que, du temps même de Zoroastre, l’Iran était partagé en plusieurs sectes. Indépendamment des Poériodékeschans, c’est-à-dire les observateurs de la loi primitive de Djemschid, les uns adoraient à la foi, Dieu et les Etoiles, sans culte marqué; les autres avaient substitué le culte des astres à celui de l’Etre suprême.

[110] Ce passage offre une véritable difficulté: Elisée veut parler Ici des livres sacrés du magisme, qui se composaient de cinq parties ou ouvragea. Le chef des mages, qui était arrisé à connaître et à approfondir ces ouvrages qui formaient sans doute l’ensemble de la théologie du magisme, avait reçu pour cela le titre d’Hamakhten, qui établie plus considérable de tous ceux qu’un chef de la religion pouvait obtenir.

[111] Psaume 111.

[112] Psaume 78.

[113] Psaume 8.

[114] Psaume 35.

[115] A la suite de la conversion du chef des mages au christianisme, ce fut Tenschapouh qui fut chargé de garder et de tourmenter les prêtres arméniens. Il semble que cette mission lui fut peu agréable, et qu’il redoutait, à cause de son amitié avec le néophyte, qu’on soupçonnât sa conduite.

[116] Cf. sur les noms de Gog et de Magog la note savante que M. G. Pauthier a insérée dans sa remarquable édition du Livre de Marc-Pol (t. I, p. 218 et suiv., note 4), Ce pays répond au pays de Tandue. Au moyen-âge, en Europe, on avait coutume de désigner cette contrée sous les noms de Gog et Magog; mais les Orientaux l’appelaient le pays de Ong et Mugul. — Dans la Bible arménienne, ces deux noms sont écrits sous les formes Kok et Makok (Apocalypse, I, 20, v. 7) qui sont absolument les mêmes que celles employées dans les textes sacrés. La variante donnée ici par Elisée n’est pas susceptible, à notre avis, d’une autre interprétation. Selon Moïse de Khorène (Géograph., éd. Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. II, p. 438-439), les pays de Gouran et Magouran correspondraient au Khorassan intérieur.

[117] Moise de Khorène (Géogr., éd. Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. II, p. 438-439) raconte, au sujet du Mobed converti au christianisme, qu’étant arrivé au lieu de son exil, on le jeta dans un puits. Il demanda à Dieu de signaler son martyre, en faisant jaillir de l’eau d’un canal desséché qui devint un torrent où on le précipita, et une troupe d’oiseaux se mit à le suivre.

[118] Ce personnage était évêque du canton de Reschdouni.

[119] Ep. aux Coloss., III, v. 22.

[120] Mihr ou Mithra. — Cf. Emin, Recherches sur le pagan. arménien, p. 20, § 7 de la trad. fr. d’A. de Stadler.

[121] Rom. VI, 5.

[122] Il est question du lac de Van, aussi appelé mer des Reschdouni. — Cf. St-Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, p.4 et suiv.

[123] Iezdedjerd était borgne.

[124] Psaume 33.

[125] Le lieu du martyre des saints s’appelait Revan ou Bourg des Mages (Lazare de Pharbe, c. 48).

[126] La vallée de Vaï ou Vaïotzdzor, faisait partie de la province de Siounie. Le bourg de Hoghotzim s’élevait dans cette vallée où se trouvaient aussi beaucoup d’autres localités. — Cf. Indjidji. Arm. anc., p 255-256.

[127] Idchavan ou Idchavanitz Kiouz, qu’il ne faut pas confondre avec une autre localité du même nom située dans le Daïk (Indjidji, Arm. anc., p. 375), se trouvait dans la province d’Ararat, canton de Vanant (Indjidji. op. cit., p. 437). Elisée est le seul auteur qui mentionne cette localité.

[128] Aghpag ou Aghpak était un des cantons du Vasbouragan. Il y avait le grand et le petit Aghpag. —Cf. Thomas Ardzrouni, Hist. des Ardz., p. 39 et passim — Indjidji, Arm. anc., p. 206.

[129] Eghékiag, bourg du canton de Pakrévant, province d’Ararat, est cité seulement par Elisée et Lazare de Pliarbe; loc. cit. —Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 412.

[130] Indjidji, Arm. anc., p. 500.

[131] C’est-à-dire les chrétiens.

[132] Le mois de hroditz correspond au mois de juillet et aux dix premiers jours d’août. — Leur martyre eut lieu en l’an 454 de notre ère, selon Saint-Martin, dans les notes de l’Hist. du B. E. de Lebeau; loc. cit.

[133] Cet ethnique qui, au dire d’Elisée, était une province de la Babylonie, doit avoir été mal transcrit par les copistes de son Histoire. Un passage de la Géographie de Moïse de Khorène (Œuvres compl., en arm.; Venise, 1843, in 8°) nous fournit en effet le moyen de restituer l’orthographe exacte du nom de cette province (p. 612, — § 32) qui, dans la nomenclature des quatre divisions de la Babylonie, est écrit sous la forme Agogha ou Agola. Saint-Martin, dans son édition de la Géographie de Moïse de Khorène (Mém. sur l’Arm., t. II, p. 368- 369), ayant sous les yeux un texte fort altéré de cet ouvrage, a donné ce nom sous la forme Gogha, et il avait assimilé cette province à Koufah.

[134] Le pays de Meschoun est, selon Moïse de Khorène (Œuvres de Moïse de Khorène, Géographie, p. 613), un des vingt petits cantons de la Perse proprement dite. La seule différence qui se remarque dans l’orthographe de ce nom est trop peu sensible pour qu’elle puisse donner lieu à une autre interprétation.

[135] Le Kaschgan, que Moïse de Khorène orthographie Kaschkhar, était une petite province de l’Elymaïde. — Cf. Œuvres de Moïse de Khorène, p. 613.

[136] La plaine d’Avaraïr était située dans la province de Douroupéran. C’était la partie la plus fertile du pays. — Cf. Indjidji. Géogr. anc., p. 205. — L. Alischan, Géogr. de l’Arm., p. 56.

[137] Matth., V, v. 13.

[138] Saint-Martin (Hist. du Bas-Empire de Lebeau, t. VI, p. 313, note 4) a rétabli avec une grande pénétration le texte de ce passage qui est évidemment altéré. Selon lui Harevschghom formerait deux mots distincts et la phrase devrait être ainsi rétablie: « Celui qui était grand prince du pays de Harev, Schghom Schapouh, etc. » Harev n’est autre chose que Rey, ville de l’Irak persan, sur les frontières du Mazandéran. — Cf. Barbier de Meynard, Dict. géogr. de la Perse, p. 273.

[139] Selon Lazare de Pharbe (c. 51), ce fut la 17e année du règne d’Iezdedjerd, que les satrapes arméniens furent graciés, c’est-à-dire en l’an 456. Si l’on adopte la date d’Elisée, ce serait en 458.

[140] Hormisdas et Firouz.

[141] Ce prince se nommait Vatché.

[142] Ce fut seulement après un exil et une captivité de douze ans que les satrapes arméniens rentrèrent dans leur patrie. Cet événement, qui mit un terme aux malheurs du pays et amena la pacification entière de l’Arménie, s’accomplit l’an 464 de notre ère. — Cf. Lebeau, Hist. du Bas-Empire, édition Saint-Martin, t. VI, p. 314-315.