Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Traduction de J. ALIX, professeur au Lycée de Tunis
J'ose, grands de Cartilage,[1] célébrer les triomphes d'un héros vainqueur, et dans ce temps de paix, je ferai entendre des chants joyeux. Je veux raconter les exploits du glorieux Jean[2] et les actions de ce héros dignes d'être lues de la postérité. Les lettres perpétuent, à travers la longue suite des générations, le souvenir des grandes actions et rappellent les combats livrés par les héros d'autrefois. Qui connaîtrait le grand Enée et l'impitoyable Achille, le vaillant Hector, les chevaux de Diomède, les armées rangées par l'art de Palamède.qui connaîtrait Ulysse, si les lettres ne rappelaient à la mémoire les exploits antiques? Le poète de Smyrne a célébré le vaillant Achille. Enée revit dans les vers savants de Virgile, et les exploits de Jean m'invitent à chanter, moi aussi, ses combats et à transmettre aux générations qui viendront le souvenir de ses hauts faits. Mais si Enée le cède en valeur à Jean, mes chants le cèdent à ceux d'un Virgile. Les grandes actions du héros, ses vertus, les batailles qu'il gagna me convainquent de ma témérité. Dans l'incertitude du destin qui m'attend, j'hésite, plein d'anxiété. Si la passion de la gloire m'attire, la crainte me retient. Tant d'événements véridiques m'invitent à chanter; les exploits glorieux de Jean échauffent mon cœur, et mon esprit reste glacé; dans un vers imparfait, je chante le talent des chefs expérimentés, et l'effroi paralyse et retient ma langue. Poète sans art,[3] j'ai fait entendre autrefois ma voix parmi le peuple des campagnes : c'est au peuple de la ville que j'ose aujourd'hui adresser mes chants. Peut-être quelque syllabe[4] manquera-t-elle aux lois de la mesure, je le reconnais: ma muse est fille des champs. Mais si l'on doit quelque gloire à qui fait l'éloge des grandes actions, seul, voudrais-je me priver de cette récompense en me résignant au silence? Je sens mon ardeur se ranimer, la crainte est bannie de mon cœur. Puissiez-vous accueillir avec faveur les louanges que je décerne. Les victoires de Jean m'inspireront les vers que le talent me refuse. Si mes lignes rebutent le lecteur, il trouvera un dédommagement dans la joie de nos triomphes. Que Carthage se livre à l'allégresse au souvenir de ses nombreuses victoires : accordez-moi du moins votre faveur, accordez-moi, je vous en conjure, une légitime sympathie. Tandis que dans ce poème imparfait je m'efforce de rivaliser avec les muses latines, la gloire élève jusqu'aux nues notre héros. Et maintenant, si vous daignez écouter le premier chant de mon poème, docile à votre invitation, je vais commencer.
Je chante les armées et les chefs et les nations barbares, les ravages de la guerre, les embuscades, les massacres et les rudes labeurs des combats, les malheurs de la Libye, la défaite des barbares, la famine et la soif accablant les soldats et jetant dans les deux camps un désordre fatal, les ennemis réduits à fuir, abattus et soumis, le général enfin signalant ses exploits par un éclatant triomphe. Les muses aiment à entendre de nouveau retentir le nom glorieux des descendants d'Énée. La paix est rendue à la Libye et les guerres ont cessé. La victoire, fidèle à nos rangs, déploie ses ailes brillantes. Déjà la Piété du haut des cieux a jeté les yeux sur les terres. La Concorde et la Justice, sa compagne, se plaisent à soulager et à adoucir les maux des humains qu'elles étreignent dans leurs bras. Et toi, Justinien, assis au milieu d'elles sur un trône élevé, sois fier de tes triomphes et, vainqueur, dicte tes lois aux tyrans abattus. Car tes pieds augustes sont posés sur les rois et les princes couverts de pourpre se soumettent sans murmure au joug de Rome; les ennemis vaincus sont abattus à tes pieds; des liens rigoureux enchaînent les barbares; des nœuds étroits retiennent leurs mains attachées derrière le dos, et leur cou rebelle est meurtri par les chaines qui les chargent. Que de toutes les poitrines et de toutes les bouches s'élèvent des chants de joie! Ni mon intelligence ni mon talent ne seraient capables de célébrer toutes les actions du héros et d'embrasser toutes les contrées du vaste monde. J'exposerai sommairement les faits. Ils sont dignes de notre admiration.
L'Afrique menacée d'un grand péril penchait vers sa ruine. La haine et la fureur s'étaient allumées dans le cœur des guerriers barbares. Rendus audacieux par le succès de leurs ruses, de leurs combats, de leurs dévastations, enorgueillis du courage de leurs guerriers, ils portaient la flamme parmi les maisons de cette terre en proie à leurs pillages et de toutes parts emmenaient avec eux les Africains réduits en captivité. Rien n'était épargné : les prêtres n'étaient point respectés; les vieillards, accablés par l'âge, n'obtenaient plus la faveur d'être ensevelis sous la tombe ; les cadavres gisaient sur le sol, percés de coups. Il n'était plus permis au fils de recouvrir de terre le corps de son père tué par l'ennemi ni de répandre sur les cadavres couverts de blessures des larmes légitimes. Tandis que le père succombe, les enfants et l'épouse sont entraînés; les richesses sont livrées au pillage. Partout règne la puissance tyrannique de Mars, et les cadavres, objets de pieux soins, sont abandonnés sur cette terre déserte. Le citoyen illustre et le pauvre sont entraînés dans une commune destinée. Partout retentit le deuil ; partout se répandent la terreur et la crainte qui assombrit, et l'annonce des dangers funestes porte partout le trouble. Tant de douleurs et de désastres, le pillage, les incendies, les meurtres, les surprises, les gémissements, les supplices, la captivité, les enlèvements, tous ces maux pourraient-ils jamais être retracés? Qui pourrait compter ces infortunes cruelles? La troisième partie du monde, l'Afrique entière, périt au milieu des flammes et de la fumée des incendies.
Mais déjà le prince pieux, le cœur en proie à de tristes pensées, méditait et se demandait quel général en chef, quel maître suprême des opérations militaires, dans son désir de réparer de si grands désastres, il voulait envoyer vers nos rivages. Après un long examen, seul Jean lui plait par son courage et sa prudence et lui semble assez valeureux et assez sage pour mériter cet honneur. Il l'estime seul capable de lutter contre les peuples barbares, seul assez ardent pour abattre les hordes ennemies. Il se rappelle avec complaisance la gloire de ce héros, les marques de ses travaux illustres et les guerres difficiles où il triompha d'un ennemi superbe; il se souvient comment il chassa les Perses, quel échec il fit subir aux Parthes qui avaient cru l'arrêter par leur multitude et leurs flèches innombrables. Alors les vastes plaines de Nitzibis furent inondées du sang des Perses. Nabedes, après le roi de Perse, s'attaqua à lui, confiant dans son courage indomptable, et vit son armée anéantie par le général vainqueur. Il fuit, et, poussé par la terreur, à peine eut-il le temps de fermer les portes de sa capitale. Sa cavalerie échappe aux Romains en se réfugiant dans la ville de Nitzibis, et Jean vint heurter de sa lance les hautes portes de la capitale des Perses. Le prince passe en revue les vaillantes actions de ce serviteur dévoué ; il pèse et examine ses glorieux travaux. Theudosiopolis, entourée par des ennemis nombreux, était étroitement bloquée. Avec promptitude, mettant à profit les ténèbres de la nuit, Jean accourt, il vient au secours de la ville en danger, et, passant au milieu des ennemis, il franchit les portes qui s'ouvrent à lui. Effrayé, le grand Mermeroës s'éloigne de la ville; animé d'une fureur nouvelle, à la tête de forces nombreuses, il menace Dara, la ville aux remparts élevés, entourée de la protection divine et vers laquelle se dirige Jean : il ose s'attaquer aux légions latines. Mais le vigilant capitaine, après avoir enlevé à l'ennemi Théodosiopolis, le poursuit dans sa retraite, le prévient dans sa marche et, protégeant les campagnes, il empêche l'ennemi barbare de s'abandonner au pillage et au meurtre. Devançant les Parthes, il occupe et protège les remparts élevés, puis, sans perdre de temps.il s'avance avec courage au-devant de Mermeroës; dans un combat heureux, il défait les troupes nombreuses de l'ennemi, les chefs illustres et les nations alliées. Le roi des Parthes, Mermeroës, vaincu, est contraint de s'enfuir. Le Perse, effrayé par le soldat romain qui le poursuit dans la plaine, jette sur le sol en fuyant les épées et les colliers brillants. Partout gisent à terre honteusement les glaives étincelants, les fourreaux polis, les lances, les boucliers, les aigrettes et les cadavres des guerriers; là sont étendus pêle-mêle les chevaux et les gardes du chef, revêtus de leur brillante armure. Lui-même eût succombé dans la plaine si le magnanime général n'eût préféré le prendre vivant. C'est après avoir été vaincu, toutefois, que Mermeroës aperçut la ville élevée où il pénétra entouré de quelques compagnons. Alors, debout dans la plaine, le sage Urbicius bénit le Seigneur. C'était le ministre fidèle que le prince le plus glorieux du monde avait distingué et qu'il avait envoyé sur ces terres pour suivre lés phases variées de cette guerre funeste. Dès qu'il vit les Romains pleins de l'ivresse de la victoire et les ennemis effrayés fuyant dans les vastes plaines, levant les yeux et les mains vers le ciel, il s'écrie plein de joie : Gloire te soit rendue à jamais, Dieu tout-puissant, puisqu'il m'a été donné de voir enfin, après tant d'années, les Perses vaincus par la valeur de notre Jean bien-aimé!
Le prince, rappelant dans son cœur ces nobles travaux, est d'avis que Jean seul est capable, par sa fidélité éprouvée, de défendre la Libye accablée. Sans retard, il mande le général des extrémités de l'univers. Avec docilité, Jean quitte ces régions et l'ennemi pour se diriger vers les rivages des mers occidentales ; promptement il exécute les ordres qui lui sont donnés, et le héros vainqueur, revenant sur ses pas, atteint bientôt le seuil brillant de la porte de Constantinople. Joyeux et le visage calme, il s'arrête devant le prince qui abaisse ses regards sur son serviteur. Jean s'empresse de baiser avec joie les pieds du souverain bienveillant. Le prince le prie de raconter en peu de mots l'histoire des événements d'Orient. Docile à cet ordre, il raconte au prince, qui l'écoute avec calme, les guerres qu'il a terminées. Satisfait de son favori, le souverain lui souhaite d'être toujours vainqueur et, sans retard, il le charge d'aller secourir et défendre la Libye.
Par les ordres du souverain, les navires sont remplis de soldats, de vivres et d'armes et on envoie de jeunes troupes qui s'instruiront au métier de la guerre et apprendront à vaincre sous les auspices du général illustre. Lorsque le jour marqué est venu, un vent calme gonflant les voiles rend les mers propices à la navigation, et Thétis favorable invite les matelots à se confier aux flots. Le prince auguste, avec bonté, instruit le général de ses devoirs et lui parle en ces termes : L'État sait mesurer les récompenses à la valeur des actes; il donne son appui et la puissance que confère le rang à ceux qu'il voit lutter pour la défense de l'empire et de ses sujets. Écoute maintenant mes paroles, apprends mes intentions et grave-les dans ton esprit. Le récit des dangers pressants qui accablent l'Afrique infortunée est parvenu jusqu'à mon oreille. La pitié me pousse à soulager sa détresse. Il nous a paru que la Libye trouverait en toi, valeureux général, un défenseur. Va, et promptement monte sur les navires élevés, avec ta valeur habituelle mets un terme aux maux des Africains, que les troupes rebelles des Laguantes succombent accablées par tes armes. Contrains l'ennemi vaincu par ton courage à fléchir le cou devant nous. Observe les lois de nos pères : soulage les peuples abattus, accable les rebelles. La pitié nous commande d'épargner les vaincus et la vertu d'abattre les peuples superbes. Observe fidèlement les ordres que je te donne, dévoué général. Le reste est entre les mains du Christ, notre Seigneur et notre Dieu. Puisse-t-il rétablir notre fortune et dans toutes tes entreprises t'assister de sa protection. Puissions-nous voir tes dignités, rehaussées de titres plus glorieux, croître avec tes mérites. Jean tomba à genoux devant le prince; il pressa de ses lèvres ses pieds divins et arrosa de larmes abondantes la trace de ses pas. Le prince auguste, en voyant le général s'éloigner, gémit, et la pitié toucha l'âme du souverain. Alors, se dirigeant vers la flotte, le magnanime général exhorte les matelots joyeux. On tire les navires à la mer. Déjà, la rame frappe et soulève les flots. Promptement les matelots mettent à la voile et hâtent par de grands cris la manœuvre.
Ils lâchent avec un bruit retentissant les lourds câbles et déploient les voiles. Déjà les vents, de leurs caresses, frappent et poussent les voiles, les navires dérobent la vue de la mer et la surface des flots disparaît sous les mille vaisseaux qui la remplissent. Les souffles favorables du Caurus propice à la navigation se lèvent et poussent les navires; ils fendent rapidement les flots de leurs proues d'airain : la plaine liquide est labourée par l'éperon et l'onde écumante murmure sous le choc des longs vaisseaux.
La flotte franchit les passages étroits de la Thrace où la mer sépare Sestos des plaines d'Abydos; poussée par les vents elle vole en sécurité sur les flots de Sigée et longe le rivage déplorable de l'antique Troie. Alors on se rappelle les vers célèbres du poète de Smyrne et du haut de la poupe on montre les lieux fameux dans l'antiquité. Là était le palais de Priam, là la demeure d'Enée dont on aperçoit au loin les ruines au milieu d'un massif d'arbres. Là le cruel Achille avait traîné derrière son char rapide le cadavre d'Hector. Sur cette partie du rivage le grand Demoleus avait succombé sous les coups d'Enée vainqueur, Enée l'ancêtre, le fondateur glorieux à qui Rome doit ses remparts élevés et son empire fameux et qui reçut de lui par le droit de conquête la puissance sur le vaste univers.
Ils célèbrent les combats livrés par les Argiens; ils disent comment Patrocle succomba sous la lance d'Hector, comment le noir Memnon périt sous les coups du fils de Pelée, et l'Aurore, dans sa tendresse, pleura la mort de son glorieux fils; comment Penthésilée, la vierge guerrière, succomba au milieu de ses escadrons; ils rappellent en quelle nuit mourut Rhésus, comment le jeune Troïle lutta contre le vaillant Achille, comment vainqueur, il tomba frappé de la flèche d'Apollon, comment enfin Paris le ravisseur mourut percé de coups. Puis ils font revivre le souvenir de l'incendie suprême où Troie périt dans les flammes et la fuite d'Enée, ils disent comment le héros, accompagné de son jeune enfant portant le nom glorieux de Jules et de son père, après la perte de son épouse, monta sur un navire et parcourut tant de mers azurées.
Le noble Pierre écoute le récit de ces combats; lorsqu'il entend prononcer le nom glorieux du jeune Jules, dans son cœur d'enfant s'allume un ardent désir de lire et de connaître le récit de ces guerres. Il est ému d'une vive tendresse. Il se croit Ascagne; il croit que Creuse est sa mère. Elle descendait d'une race royale. Sa mère aussi est issue du sang des rois. Si Ascagne est fils d'Enée, Pierre a pour père le glorieux Jean. Il s'abandonne avec joie à ces pensées. L'allégresse remplit son cœur. Voilà les sujets dont s'entretenait avec son père, avec les officiers de sa suite, avec tous, sur la mer où volent les navires, Pierre, la joie de son glorieux père, cet autre objet des espérances de Rome. La flotte glisse paisiblement à travers la mer Egée, puis sur les flots calmes de l'Adriatique ; poussée par un vent favorable, elle fend rapidement la mer. Bientôt elle atteint les rivages de Sicile. Le vent abandonne les navires, la brise se tait et la mer, aux flots immobiles, s'étend au loin unie. L'onde, devenue calme, ne frappe plus le rivage. Alors Scylla, monstre au double corps, se tait : on n'entend plus l'aboiement de ses chiens. La vague, en frappant la face des monstres, ne les excite plus à faire retentir les rochers de leurs hurlements, bien que là se rapprochent les extrémités de deux terres opposées et que la mer resserrée batte les deux rivages. Charybde, toujours en fureur contient alors et apaise ses flots : elle ne rejette et ne reçoit plus tour à tour dans son sein l'onde liquide. Inertes et mol les, les voiles, qu'aucun souffle ne gonfle, pendent le long du mât qui les porte. Alors le général donne aux soldats l'ordre de relâcher les cordages et de gagner un port tranquille. A cet ordre, promptement les matelots volent aux agrès. Les uns, à la hâte, détendent les voiles, d'autres les replient; ceux-ci encouragent par leurs chants harmonieux leurs compagnons qui se hâtent et charment le travail par leurs accents. Les matelots s'excitent par leurs cris. La parole aide le labeur et communique aux matelots le courage et l'allégresse. Non loin du territoire de Pachynum, en Sicile, s'élève la ville de Caucane, située dans un enfoncement du rivage. C'est dans ce port que la flotte romaine se fixe, attachée par l'ancre recourbée. Déjà Vesper fait frissonner les flots de la mer où se reflètent les étoiles et répand sur les terres les ténèbres affreuses de la nuit. Jean, le chef magnanime, reposait tranquillement à la poupe lorsque le pilote prévoyant s'aperçoit qu'un vent léger s'élève. Les matelots à la hâte courent de tous côtés sur les navires, préparant les agrès. Ils détachent du rivage les câbles sans attendre les ordres du chef; ils hissent les voiles et les déploient tout entières aux souffles de la brise. Déjà la flotte, poussée par les vents, était dans la haute mer, et du fond de l'horizon l'humide aurore s'élevant, amenait avec elle le jour, lorsque devant le chef se dresse une apparition funeste, fille des ténèbres. Sa face est celle d'un Maure que son teint noir rend effrayant, ses yeux qui roulent jettent des flammes. Le spectre parle en ces termes : Vers quels bords te diriges-tu avec tes navires? Penses-tu aborder en Libye? Le général lui répond à son tour : Tu vois nos navires qui s'avancent, pourquoi m'interroger? Alors, le spectre funeste, le menaçant du regard et roulant ses yeux effrayants qui brillent d'un fauve éclat : Tu ne passeras pas, dit-il. Le général comprend qu'un ange à l'esprit malin lui a parlé, banni du séjour brillant du ciel. Sans être effrayé toutefois à la vue des aspects redoutables que prend l'apparition, il la poursuit dans sa fuite et cherche à la saisir. Mais le spectre, semant devant lui d'épaisses ténèbres mêlées à la poussière et répandant l'obscurité d'un nuage affreux, égare dans sa route le général. Alors bientôt du haut du ciel descend un vieillard au calme visage : il porte de blancs vêtements; son manteau est parsemé d'étoiles; il s'arrête en face de Jean qui se disposait à prendre ses armes, il retient sa main et de sa bouche sacrée s'échappent ces paroles : Que la fureur ne pousse pas ton âme à de telles colères; méprise le mal dans ta bonté. Eloigne-toi, ne crains pas les menaces cruelles de l'esprit du mal. Le général lui répond: Père bienveillant, homme de Dieu, tu vois comment il lutte contre nous et s'efforce de nous fermer la route. Alors le vieillard lui dit avec bonté : Suis mes pas et marche sous ma conduite. A ces mots le vieillard majestueux fait renaître au milieu d'une vive lumière les feux brillants du soleil.
……………………………………………………………………………………………………………………
Alors tous les pilotes, découragés, hésitent et fuient sous la tempête ; ils reconnaissent impuissants les secours de la science ; infortunés, ils ne savent de quel côté diriger les navires. Les voiles, réduites, ne peuvent plus supporter l'effort du vent et deviennent inutiles. Les matelots les suppriment et abandonnent les navires au gré des vents et des flots. Ils sont dispersés de différents côtés sur la mer, selon que le hasard, le vent qui les pousse, la nuit qui les trompe les a entraînés dans leur course. La fortune ne présente aux yeux des infortunés que la menace d'un naufrage affreux. Ils croient qu'il ne leur reste plus aucun espoir de salut, et, au milieu des périls manifestes qui les entourent, ils désespèrent de se sauver. Le général gémit et élève dans sa tristesse sa pensée vers les cieux : il implore le secours de Dieu avec une ardente piété que la crainte inspire et verse des larmes abondantes; incliné vers la terre, il prie et prononce ces paroles suppliantes : Père tout-puissant du Christ, créateur de toutes choses, Dieu, principe éternel, l'univers reconnaît en toi son auteur et son maître ; les éléments en toi redoutent leur créateur. Les vents et les nuages te révèrent; tu commandes aux airs; à ton ordre le ciel élevé fait retentir son tonnerre et l'univers ébranlé tressaille. Tu sais tout, Dieu tout-puissant; rien n'échappe à ta prescience. Ce n'est pas la soif de l'or ni l'espoir du gain qui me poussent vers la Libye : mettre fin à la guerre, sauver des infortunés, voilà mon unique désir; c'est la seule passion qui anime mon cœur. C'est la tâche que m'imposent les ordres augustes du prince. Sa volonté n'est que l'expression de ta volonté. Lui-même, il reconnaît qu'il doit, ainsi qu'il est juste, se soumettre en esclave à tes ordres. C'est toi qui l'as placé au-dessus de nous, et tu veux que nous lui obéissions. Ce sont tes volontés que j'ai suivies. Dieu saint, regarde d'un œil favorable et contemple avec pitié nos souffrances. Dans ta bonté, viens en aide à une si grande infortune; ou, du moins, si les fautes du coupable Jean le condamnent, dans ta justice fais-moi périr par un autre genre de mort. Hélas ! épargne maintenant Pierre, mon fils chéri ! En prononçant ce nom, sa voix expire sur ses lèvres; son cœur de père est ému ; plus froids que la glace, ses bras et ses jambes s'abandonnent et son corps s'affaisse ; il verse des torrents de larmes et pousse jusqu'aux cieux de profonds gémissements. Tandis qu'il prie en ces termes, Dieu reçoit et accueille ses pleurs et ses paroles. Il commande aux vents puissants de s'apaiser et aux tempêtes de se calmer en se renfermant dans la montagne qui les contient. Les nuages se dispersent promptement, semblables à une toison légère. Le soleil reparaît et au sommet du ciel serein le flambeau brillant du jour étincelle. Les ordres formels de Dieu ont aplani les flots. Les vents favorables s'élèvent. Les matelots, pleins d'allégresse, se précipitent en hâte à la manœuvre : avec des cris joyeux ils tendent le long du mât les voiles que gonfle le vent. De toutes parts on rallie les navires ; partout sur la mer brillent les voiles blanches. Déjà ils s'approchent de plus en plus et les vents favorables poussent les navires qui fendent rapidement les flots azurés.
Enfin le général aperçoit de loin les rivages de cette terre en proie à l'incendie ; il voit partout les ravages de Mars dont les fureurs sont déchaînées et les malheurs trop certains que présagent les incendies visibles. Les vents roulaient en tourbillons les flammes dont la crête se hérisse et la cendre mêlée à la fumée s'élevant jusqu'aux nues répandait à travers les airs des étincelles légères. La flamme s'élève et déjà tourbillonne vers le ciel enveloppant partout les arbres sur le sol embrasé. Les moissons fertiles, déjà mûres, sont dévorées dans les champs; les arbres propagent par leurs rameaux l'incendie qui croit et, une fois consumés, ils se réduisent en un monceau de cendres. Les villes infortunées sont renversées, leurs habitants mis à mort, et les maisons, dont les toits s'écroulent, sont la proie des flammes.
Ainsi Phaéton, sur un char usurpé et trainé par les chevaux qui vomissaient la flamme, eût promené l'incendie dans l'univers entier si un Dieu tout-puissant, prenant en pitié les terres, n'eût, en lançant sa foudre, abattu les chevaux épuisés et éteint le feu par le feu même.
Le général brûle du désir de secourir cette terre infortunée; il gémit dans un élan de pitié, et ses joues sont baignées d'un flot de larmes. Déjà couvert de son armure, il est plein d'une bouillante ardeur : la colère le pousse à précipiter sa marche en se jetant dans les flots. Mais la nature s'oppose à ses désirs; il cède aussi à la sagesse qui, s'unissant chez lui au courage, dirige toute sa conduite et, pesant l'ensemble et les détails, préside à l'accomplissement de la tâche qu'il a reçue. Il donne l'ordre de tourner avec promptitude vers la mer la proue des navires amenés vers le rivage et, joyeux, il s'élance sur cette terre qui lui est connue.
Sur les côtes de la Byzacène, la mer qui baigne le rivage présente des aspects différents. Tantôt les flots présentent une surface unie et calme. Là s'étend un mouillage favorable pour les navires aux flancs arrondis, et les flots amers forment un abri tranquille. Là, jamais la puissance du Notus ne peut soulever les flots calmes, jamais le vent ne bouleverse la plaine liquide. Ailleurs le rivage est battu par les flots et, se heurtant contre la côte, la mer se brise sur les rochers en mugissant. L'onde retentit en pénétrant dans les rochers et se répand sur les algues noires. Là, Borée en courroux et Eurus aux tempêtes redoutables soulèvent les flots depuis leurs profondeurs. Alors périssent les navires dont les amarres se rompent, et sur la terre ferme on voit éparses des planches de navire que le flot a apportées, et souvent sur l'herbe reposent des proues vermoulues. C'est pourquoi les matelots redoutent et fuient ces lieux pleins de dangers et recherchent les flots sûrs d'un port tranquille.
C'est sur ce rivage que s'étaient arrêtées les flottes romaines au temps où Bélisaire aborda sur les côtes de Libye pour se rendre maitre du royaume des Vandales. Ce port était appelé par les matelots anciens Caput Vada, à cause du promontoire voisin. C'est là qu'à son arrivée, Jean fait carguer les voiles, Jean le glorieux général, aussi valeureux que Bélisaire. Ce lieu favorable offre aux flottes latines un mouillage sûr et propice. L'ancre, s'enfonçant dans le sol, fixe les navires et les met en sûreté sur le rivage. Le chef vaillant reconnaît ce port et, charmé à cette vue, depuis la mer désigne du doigt les lieux principaux; il s'adresse avec joie en ces termes à ses compagnons :
« A l'époque où nos navires vengeurs avaient abordé vers ces rivages, le premier je foulai cette terre, confiant dans les armes que je portais au temps de ma jeunesse; car j'étais au nombre des chefs, en ce temps où le perfide roi Geilamir régnait sur la terre de Libye. C'est cette côte que l'armée romaine foula d'abord, c'est là qu'elle se désaltéra aux eaux de la Libye, c'est sur ces rivages qu'en débarquant elle établit son camp tout d'abord. Voyez-vous là-bas, près de la mer, ce tertre qui s'élève formé par le sable mou qu'entasse le Notus rapide? c'est là que le général Bélisaire plaça sa tente qui dominait l'armée, et autour de lui s'établirent çà et là les officiers et les tribuns. C'est là que je campai, accompagné de mon frère qui n'est plus. Hélas! arrêt cruel de la destinée, ennemie du bonheur des hommes! Que de joies la mort cruelle ne détruit-t-elle pas en enlevant soudainement l'un à l'autre deux frères chéris! Avec quel courage bouillant mon glorieux frère n'attaqua-t-il pas les ennemis! Avec quelle sagesse cet homme bienveillant sut commander et contenir ses soldats et quel grand citoyen l'Etat perdit en lui! La fortune de la guerre ne l'enleva pas au faite de la gloire dans un des nombreux combats où il revenait vainqueur d'un ennemi farouche. Hélas! mort cruelle, tu triomphes des hommes vertueux ! Pappus, tu étais la vivante image de mon père et de mon fils. La seule consolation qui convienne à un si grand malheur est de penser que, glorieux, tu n'habites point le séjour du Styx. Ces lieux m'ont fait souvenir de mon frère qui n'est plus et ont provoqué mes larmes. Quels glorieux combats livra autrefois ce héros! Puisse Dieu accorder à mon entreprise une issue heureuse! Puissent ces lieux m'être favorables et plus propices qu'alors, grâce à la protection divine ! Et cependant, depuis l'époque où ces retranchements sont restés inachevés au milieu des alarmes si vives de la guerre, que de peuples ont succombé ! Si dans les combats la victoire favorise mes armes, j'achèverai les remparts commencés en consolidant l'édifice avec le fer résistant. A ces mots, il gémit sur le sort des villes privées de leurs habitants, des maisons vides où règne le silence; il s'apitoie à la vue des désastres de la Libye; il fait détacher les câbles du rivage et livre les voiles aux vents tant désirés. Enfin, au troisième jour, s'offrent à ses yeux les remparts de Carthage, et le général fait son entrée dans la ville affligée.
A peine a-t-il foulé le rivage, qu'aussitôt il fait sortir l'armée de ses campements; il prescrit aux chefs de former les escadrons serrés et de déployer les enseignes. Une vive douleur excite en lui la colère. Ému de pitié à la vue des malheurs qui ont frappé ses regards, il lève le camp. Pleins d'ardeur, les soldats, dociles à ses ordres, s'élancent et, prenant leurs armes, brûlent du désir de combattre. Alors la trompette recourbée de ses sons éclatants excite aux rudes combats. Déjà neuf corps s'avancent par les larges portes et partout les remparts laissent passer les escadrons couverts de fer. D'un côté viennent les cavaliers, de là les fantassins lentement s'avancent par mille chemins, la terre aride gémit sous les pas précipités des guerriers. Telle dans un champ fertile la reine des abeilles abandonnant la ruche fait sortir la troupe nombreuse des abeilles et la pousse dans les terres jaunissantes, soit qu'irritée contre un ennemi elle se prépare à combattre ou qu'elle précipite sa marche pour écarter les frelons malfaisants. Docile à ses ordres, la troupe à la hâte quitte la ruche en sortant en foule par toutes les issues et provoque l'ennemi par son murmure strident; ainsi, par toutes les portes de Carthage, le soldat se répand dans la plaine et suit avec joie les étendards élevés. D'un côté se dressent, semblables à une moisson épaisse, les fantassins couverts d'airain. D'autres soldats portent le carquois et l'arc, sur les larges épaules de ceux-là retentissent les armes étincelantes. On voit briller les lances et les boucliers, les lourdes cuirasses et les aigrettes dressées au sommet du casque. D'un autre côté, la poussière en nuage épais tout à coup s'élève ; le sabot du cheval, battant la terre à coups pressés, fait voler le sable qui, soulevé, se répand en tourbillon dans les airs. Le chef, au premier rang, exhortant les soldats, s'avance porté sur son cheval et couvert de son armure habituelle, il anime les chefs en rappelant les combats qu'il livra autrefois chez les Perses. Pouvait-il autrement enflammer l'ardeur des soldats qu'en leur vantant les exploits de la guerre? De même, ainsi que le racontent dans leurs poèmes profanes les poètes de l'antiquité, lorsque la Macédoine était soulevée par la révolte des géants, Jupiter faisait connaître aux dieux armés les volontés des destins : il disait comment il pouvait d'un trait de sa foudre terrasser les habitants de la terre, comment Mars les transpercerait de sa lance, comment à la vue de Pallas portant la tête de la Gorgone ils seraient changés en rochers; le dieu qui porte l'arc répandrait la mort des coups rapides de ses flèches et la déesse légère de Délos les frapperait de ses traits.
Déjà l'armée, hâtant sa marche à travers les vastes campagnes, prenait le chemin de la Byzacène en traversant le lieu que les anciens ont surnommé camp d'Antoine. Là bientôt Jean établit son camp. Aussitôt arrivèrent les envoyés du roi barbare. Le glorieux général les fait introduire sous sa tente et leur ordonne d'exposer les propositions de leur chef inhumain. Alors l'un d'eux, Maccus, qui parlait la langue latine, docile à cet ordre s'exprima en ces termes :
« Le chef valeureux de la nation redoutable des Laguantes, le héros Antalas, fils de Guenfen, charge de te transmettre ces paroles: Jean, toi que le peuple massyle connut au temps du cruel Solomon, qui as été gouverneur des contrées voisines de nos frontières, qui autrefois protégeas les régions sablonneuses proches de la mer, n'as-tu donc pas appris que les troupes de Solomon succombèrent toutes dans un combat funeste, que dans ce désastre les fleuves furent remplis de cadavres romains, que des milliers de vos soldats a restèrent étendus dans les plaines, ignores-tu enfin le trépas fameux de votre chef mort dans le combat? Et tu oses porter les mains sur une nation invincible ! N'as-tu pas appris à connaître les combats par la valeur du peuple Ilague dont la renommée célèbre encore la gloire passée? Leurs ancêtres ne se sont-ils pas autrefois révélés à Maximien, le représentant de la puissance de Rome dans l'univers et le maître de l'Italie? Et toi, qui commandes à de si faibles troupes, qui bientôt vas succomber, oseras-tu seulement contempler mes armées? pourras-tu, général romain, supporter l'effort de leurs bras et dans le combat regarder face à face mes soldats? Retire-toi plutôt, emporte tes étendards et redoute le trépas. Si au contraire tu penses pouvoir lutter contre moi et s'il te plaît de descendre dans le royaume des ombres, si le jour marqué par les destins t'appelle, pourquoi lasser tes soldats? Fais-moi connaître dans ta réponse quelle est ta volonté arrêtée. J'irai où il te plaira sans retarder l'accomplissement des destins. » Telles sont les instructions dont m'a chargé ce vaillant chef; donne-moi en retour la réponse qu'il te plaît d'y donner.
Alors, le général, calme et grave comme à l'ordinaire et sans s'irriter contre l'ennemi, répond en ces termes:
« Ce n'est pas maintenant qu'il me faut répondre à un ennemi farouche. Au jour marqué je saurai hâter l'accomplissement des volontés que manifeste ton roi cruel ; c'est après que je vous ferai connaître mes ordres. A ces paroles, il fait saisir les ambassadeurs par sa garde particulière, se préparant à des actes énergiques. Qui eût jamais espéré que quelque chance de salut restât aux députés? Admirable force de caractère du général ! Que de douceur et de modération dans le commandement ! Le cœur des barbares est gonflé d'une fureur sans bornes. Jean agit avec clémence, montrant dans le pouvoir la gravité digne d'un Romain, il dédaigne de se venger de ces ennemis orgueilleux par une mort immédiate. Il veut les sauver et les soulager lorsqu'ils s'humilieront dans leur accablement. C'est par cette conduite que se maintient et que se soutiendra éternellement la puissance de Rome. Elle châtie et sauve; elle promet le pardon après la punition.
Dès que Lucifer, sortant des ondes de l'Océan, eut répandu la brillante lumière de ses rayons, le général ordonne de lever le camp et fait avancer ses bataillons serrés. La trompette d'airain, donnant le signal, fait entendre ses sons redoutables et chasse le doux sommeil. Les soldats s'excitent au combat, leurs cris remplissent le camp, chacun exhorte son compagnon. Les valets enlèvent les tentes fixées au sol, ils font sortir des parcs élevés les coursiers rapides richement parés et prennent toutes leurs armes. Dès que l'armée commença à s'avancer en ordre et que dans la plaine apparurent les aigles victorieuses, le général, l'esprit inquiet, distribuant à chacun sa tâche, fait aux chefs ses recommandations et les instruit en ces termes de la situation :
« Soldats romains, dit-il, espoir assuré du pays, ornement, gloire et suprême appui de l'univers, vous en qui l'Empire a mis sa confiance, et qui êtes le soutien de mes travaux, bien que vous sachiez quelle confiance il faut avoir en nos ennemis, je veux cependant vous rappeler leurs pièges, leurs ruses, leurs tromperies, vous avertissant à la fois des dangers qui vous menacent et vous instruisant de la conduite que vous devez suivre. Jamais leurs guerres n'ont été exemptes de ruses et de perfidies; l'armée des Maures a toujours combattu par surprises, elle attend l'ennemi, confiante dans ses ténébreuses entreprises. C'est la fourberie seule qui maintient la puissance des Massyliens, c'est elle qui donne à ces peuples lâches le courage de combattre, tandis que les rochers au sommet des montagnes ou les fleuves aux berges élevées leur offrent une retraite ; partout ou s'étend la forêt d'oliviers au fruit glauque, où se dressent les arbres élevés aux cimes verdoyantes, leurs armées établissent leurs campements invisibles. Voici les ruses dont se sert le Maure pour combattre : il effraie l'ennemi qu'il surprend par une attaque prompte et inattendue et tandis qu'il hésite, il le presse, sûr du nombre, de l'avantage des lieux et confiant dans ses chevaux dociles. Puis par ruse il envoie en avant quelques rares combattants chargés d'attirer l'ennemi dans la plaine et qui, fuyant à sa vue, l'entrainent hors des retranchements. Le Maure, emporté dans une course rapide, brandit sa lance armée de fer et ne cesse de faire mouvoir en cercles rapides son coursier docile. Mais lorsque l'ennemi s'approche, il fuit avec habileté afin de disperser par cette manœuvre adroite les ailes rangées en ordre, et tandis que le gros de l'armée le poursuit et se croit victorieux, il éparpille les bataillons dans la plaine. C'est à l'aide de ces pièges, c'est en simulant une attaque que combat le Moazace, jusqu'au moment où il a su attirer au milieu des ennemis son adversaire, enfermé de toutes parts dans des vallées étroitement gardées. Alors ses stratagèmes se découvrent tout entiers et de toutes parts il appelle ses troupes dissimulées aux regards. Celui que la terreur a saisi fuit au premier choc. Le Maure, dont l'épouvante même de l'ennemi excite le courage, d'en haut l'accable de blessures cruelles. Si au contraire le soldat résiste ferme à son poste, jamais il ne s'attaquera à qui ose combattre, mais, détournant le cou flexible de son coursier, il s'éloigne aussitôt ; c'est ainsi qu'il abandonne la lutte, ainsi succombe celui qui fuit, ainsi résistera le soldat courageux. La fortune accablera le lâche, elle protégera celui qui se montre prudent et audacieux tout ensemble. Car souvent elle se plait à favoriser les mortels. Combien d'hommes à qui les dangers mêmes ont valu la victoire ! Pour vous, montrez les qualités qui conviennent à des chefs; à la fois prudents, énergiques, redoutables, déployez à l'envi toute votre vigueur dans les hasards de la guerre. Que ce soit là votre application. Rangez l'armée par escadrons et que chaque manipule en ordre de bataille s'avance autour de l'étendard. Que sur ce point se porte toute votre attention. Conservez cet ordre prudent. Ainsi vous triompherez de l'ennemi. Que les tribuns, chacun à leur tour, que parfois les commandants se portent en avant des troupes pour explorer les vallées suspectes et faciliter la route. Ainsi l'armée tout entière sera en sécurité et l'ennemi ne pourra surprendre un adversaire prévoyant et toujours sur ses gardes. Mais si l'armée maure se prépare à combattre en usant de ses stratagèmes habituels, qu'un éclaireur promptement vienne à cheval nous avertir, afin d'assurer aux légions une marche prompte et sûre. Observez ces conseils, espérez avec confiance le salut.
Le général avait à peine achevé que déjà l'armée immense accueille ces mots avec des cris d'allégresse. Les soldats le félicitent en témoignant leur approbation par des applaudissements et, pleins d'enthousiasme, ils accomplissent avec joie ses ordres.
[1] Proceres. Ce mot a des sens variés chez Corippe : il désigne quelquefois les hauts fonctionnaires impériaux (Panégyrique d'Anastase, v.26, procerum decus) ; quelquefois aussi les membres du conseil militaire dont s'entoure le général en chef. Ici, il semble être question du Sénat de Carthage.
[2] Jean Troglita, que Procope désigne souvent, pour le distinguer d'autres personnages du même nom, par la dénomination de Jean, frère de Pappus, avait été envoyé par Justinien du fond de la Perse pour défendre la Byzacène contre les entreprises des Berbères et y rétablir l'ordre. Son père s'appelait Evantus. Sa mère, nous dit Corippe, était d'origine royale. Corippe nous donne aussi le nom de son fils, Pierre, qui combattait à ses côtés et que le poète met quelquefois en scène, sans doute en souvenir de l’Ascagne de Virgile. Vivien de Saint-Martin pense que Jean était originaire d'Arménie, parce que les noms de Jean et de Pappus y sont répandus. Mais Pratsch cite un passage de Procope d'où il résulte que Jean était né en Thrace (liv. II de la Guerre des Vandales, chap. xi). Le nom de Trwgiloς, se trouve d'ailleurs mentionné dans Stéphane de Byzance comme étant une localité de la Macédoine. Après la défaite des Maures, Jean gouverna l'Afrique pendant quelques années. En 553, il entreprit une expédition en Sicile. Il était sans doute déjà mort en 562, au moment de la révolte des Berbères, vers la fin du règne de Justinien; son nom n'est pas mentionné à cette date par les historiens.
[3] Quelques critiques, Baehr en particulier, ont voulu conclure de ce passage que Corippe avait composé avant la Johannide des poésies pastorales. Cette hypothèse parait séduisante au premier abord, si l'on se souvient combien sont nombreuses dans la Johannide les comparaisons empruntées à la nature et à la vie des champs. Le poète décrit quelque part une invasion de sauterelles, ailleurs des abeilles qui essaiment; ailleurs, il parle des canaux d'irrigation, dont les eaux refluent vers la source lorsqu'on en arrête le cours. Cependant, ces raisons ne semblent pas assez fortes pour qu'il soit permis d'admettre l'opinion de Baehr. Corippe a sans doute voulu parler du séjour qu'il a fait dans sa ville 'de province. Tout au plus peut-on admettre qu'il se livra à la poésie avant la composition de la Johannide, sans qu'il soit possible de déterminer quels furent ses premiers essais.
[4] Ce que dit ici Corippe n'est nullement l'expression d'un sentiment de modestie plus ou moins sincère, c'est l'exacte vérité. Bien qu'en général Corippe reste fidèle aux seules lois prosodiques et métriques de la bonne époque, néanmoins les traces de décadence sont profondes et nombreuses chez lui. Les règles de la césure ne sont pas toujours observées, souvent la césure fait entièrement défaut. La quantité des syllabes est quelquefois incertaine; les mêmes syllabes sont comptées tantôt comme longues, tantôt comme brèves. On sent que la quantité n'est déjà plus familière à l'oreille de Corippe : elle tend à s'effacer de plus en plus. C'est, semble-t-il, par un effort constant que le poète en applique les lois.