Ermold le Noir

 BERNARD LE TRÉSORIER.

 

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR, partie 5

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

partie 4 - partie 6

 

 

 

 

1824.

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

CHRONIQUE DE GUILLAUME DE NANGIS.

 

 

PARIS, IMPRIMERIE DE LEBEL,

imprimeur du Roi, rue d'Erfurth, n. 1.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANGE,

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13° SIÈCLE,

AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES
ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L'ACADÉMIE DE PARIS.

A PARIS

CHEZ J.-L.-J. BRIERE, LIBRAIRE

rue saint-andré-des-arts, n° 68.

 

 

1CONTINUATION

DE

GUILLAUME DE TYR,

PAR BERNARD LE TRÉSORIER.

 

 

 

précédent

 

Quant le roi vit la mescheance de l'ost, si manda au soudan qu'il le combatroit volentiers. Li soudan li manda qu'il ne se combatroit mie, qu'il estoient tuit mort s'il voloit, et qu'il n'en eschaperoit ja pié que tuit ne fussent noiés; si manda au roi se son plaisir estoit qu'il venist parler à lui. Le roi i ala por le congié au cardinal, si mena avec lui maistre Jacques, qui evesque estoit d'Acre. Le soudan fist grant feste au roi quant il le vit, et le fist 402seoir à costé de lui; aprés li dist: «Sires roi, j'ai mult grant pitié de vos et de vos gens qui là moront à grant dolor comme de faim, et si se seront noiés. Et se vos volés, vos les porrés bien garantir de mort.» Le roi li dist: «Sire, comment? — Je vous dirai comment, dist le soudan: se vos volés rendre Damiete, je les metrai tos en sauveté.» Le roi dist que Damiete n'estoit pas toute souë, ains i avoit parconiers assés, et s'il voloit, il lor feroit asavoir, et ce qu'il en feroit il le tendroit volontiers. Li soudan dist que bel li seroit si enveoit. Le roi envoia l'evesque d'Acre au cardinal, et à ceus qui en l'euë estoient; si lor fist asavoir la requeste que li soudan li avoit faite. Le cardinal et cil de l'ost s'i accorderent ensemble, et mult furent lies de sa requeste, et manderent au roi qu'il feist le meillor plet qu'il porroit, mes qu'il pussent issir de là où il estoient, et ce qu'il feroit il tendroit. Li evesque retorna ariere au roi, si li fist asavoir ce qu'il avoit trouvé. Lors atirerent entre lui et le soudan la pes tele comme vous dirai. Il rendirent Damiete au soudan, et quant qu'il avoient de Sarrazins en prison deça mer; et le soudan lor rendit les Crestiens qui estoient en prison en la terre et en la terre de Coredin son frere, et dist qu'il rendroit la sainte crois qui fust perdue en la bataille devant Acre, et si firent trives à huit ans en tel point come eles estoient quant le roi Johan porta corone.

Quand le roi vit le malheur arrivé à l'armée, il manda au soudan qu'il le combattroit volontiers. Le soudan lui manda qu'il ne combattroit point, qu'ils étoient tous morts s'il le vouloit, qu'il n'en échapperait pas un, et qu'ils seroient tous noyés. Il manda au roi que, si c'étoit son plaisir, il vînt lui parler. Le roi y alla par le congé du cardinal, et mena avec lui maître 403Jacques, évêque d'Acre. Le soudan. fit grande fête au roi quand il le vit, le fit asseoir à côté de lui, et lui dit ensuite: «Sire roi, j'ai très-grande pitié de vous et de vos gens qui mourront là en si grande douleur que celle de la faim, et seront noyés, et si vous voulez, vous les pourrez bien garantir de mort.» Le roi lui dit: «Sire, comment? — Je vous dirai comment, dit le soudan: si vous voulez rendre Damiette je les mettrai tous en sauveté.» Le roi dit que Damiette n'étoit pas toute sienne, mais qu'il y avoit beaucoup de co-partageans; que, s'il vouloit, il leur feroit savoir ce qu'il proposoit, et que ce qu'ils décideraient il s'y accorderoit volontiers. Le soudan lui dit qu'il étoit le maître d'envoyer. Le roi envoya l'évêque d'Acre au cardinal et à ceux qui étaient dans l'eau, et il leur fit savoir la requête du soudan. Le cardinal et ceux du camp s'accordèrent ensemble et furent fort joyeux de sa requête. Ils mandèrent au roi qu'il fît le meilleur accommodement qu'il pourrait, mais qu'ils pussent sortir de là où ils étaient, et que ce qu'il feroit ils le tiendraient. L'évêque retourna au roi, et lui fit savoir ce qu'on lui avoit dit. Alors ils arrangèrent entre lui et le soudan la paix telle que je vous dirai. Ils rendirent Damiette au Soudan, et tout ce qu'ils avoient de Sarrasins en prison en deçà la mer, et le soudan leur rendit les Chrétiens qui étaient prisonniers dans son pays et au pays de Coradin son frère; et il dit qu'il rendrait la sainte croix qui avoit été perdue dans la bataille devant Acre, et ils firent trêve pour huit ans à telles conditions comme elles étaient quand le roi Jean prit la couronne.

404Quant la pes fu ainsi creantée d'une part et d'autre, li soudan envoia des vilains de sa terre faire pons et escluses par quoi li Crestiens peussent issir de l'euë et aler à seche terre. Après dist li soudan au roi qu'il voloit avoir ostages de la pes jusques que ses gens seroient dedens Damiete et que li Crestiens en seroient dehors. Le roi demora en ostage et l'evesque d'Acre. Après envoia l'en à Damiete, et fist l'en issir hors les Crestiens, et si la livra l'en au soudan et tous les prisonniers qui dedens estoient. Quant ainsi orent fait, le roi se seoit devant le soudan, si commença à plorer, et encore estoient li Crestiens en l'eue qui moroient de faim. Le soudan regarda le roi qui ploroit, si li dist: «Sire, porquoi plorés-vos? Ja ne fiert-il mie à roi qu'il doit plorer. — Sire, j'ai droit, dist le roi, car je vois le pueple que Diex m'a chargié morir à si grant mesaige comme de faim.» Li soudan ot pitié de ce qu'il vit le roi plorer, si plora aussi. Après li dist qu'il ne plora plus, qu'il auraient à mengier; si lor envoia trente mille pains à departir as povres et as riches, ainsi lor envoia quatre jors tant qu'il furent hors de l'eue. Et quant il furent hors, si envoia marchié de pain et de viande à ceus qui acheter le pooient, et as povres gens envoia as chacun du pain quinze jors. Là furent jusqu'à tant que li message revindrent ariere au soudan qui avoit esté à Damiete. Quant li messages furent venu, le soudan lor dona congié, et s'en alerent chascun en son endroit, Le roi s'en ala à Acre, et laissa chevalier en la terre por cherchier les cités et les chastiaus et les viles, et delivrerent les prisonniers. Quant le roi ot ainsi fait, si fist un sien parent baillif de la terre, qui avoit nom Eudes de Mont-Beliard, et puis passa mer por aler à Rome et en France, ot por parler à l'apostole et à l'emperepr et au roi de France et, au roi d'Angleterre, por avoir secors et aide à la terre d'outre-mer, et por plaindre soi à l'apostole de la honte que li cardinal li avoit fait devant Damiete, et por querre baron à sa fiille, qui la terre peust maintenir.

405Quand la paix eut été ainsi conclue de part et d'autre, le soudan envoya des vilains de ses terres pour faire des ponts et des écluses par où les Chrétiens pussent sortir de l'eau et aller en terre sèche. Après le soudan dit au roi qu'il vouloit avoir des otages de la paix jusqu'à ce que ses gens fussent en Damiette et que les Chrétiens en fussent hors. Le roi demeura eh otage, comme aussi l'évêque d'Acre. Puis on envoya à Damiette et l'on en fit sortir les Chrétiens, et on la livra au soudan avec tous les prisonniers qui étoient dedans. Quand ils eurent ainsi fait, le roi s'assit devant le soudan et commença à pleurer, et les Chrétiens étoient encore dans l'eau qui mouraient de faim. Le soudan regarda le roi qui pleuroit, et lui dit: «Sire, pourquoi pleurez-vous? il ne convient pas à un roi de pleurer. — Sire, j'en ai bien le droit, dit le roi; car je vois le peuple que Dieu m'a confié mourir d'une si grande détresse que celle de la faim:» Le soudan eut pitié de ce qu'il voyoit le roi pleurer, et pleura aussi. Après il lui dit qu'il ne pleurât plus et qu'ils auroient à manger. Il leur envoya donc trente mille pains à partager entre eux, pauvres et riches, et leur envoya ainsi pendant quatre jours, jusqu'à ce qu'ils fussent hors de l'eau. Quand ils furent dehors, il envoya du pain et de la viande à acheter à ceux qui pouvoient payer, et aux pauvres gens il envoya à chacun du pain pendant quinze jours. Ils furent là jusqu'à ce que revinrent au Soudan les messagers qui avoient été à Damiette. Quand les messagers furent venus le soudan leur donna congé, et ils s'en allèrent chacun dans son pays. Le roi s'en alla à Acre, et laissa des chevaliers dans le 407pays pour visiter les cités, les châteaux et les villes, et délivrer les prisonniers. Quand le roi eut ainsi fait, il mit pour bailli de la terre un sien parent qui avoit nom Eudes de Montbéliard, et puis passa la mer pour aller à Rome et en France, et pour parler à l'apostole et à l'empereur, et au roi de France et au roi d'Angleterre, afin d'avoir secours et aide en la terre d'outre mer, et aussi pour se plaindre à l'apostole de la honte que le cardinal lui avoit faite devant Damiette, et pour chercher à sa fille un mari qui pût défendre le pays.

406Quant l'empereres sout qu'il fu arrivé, si ala contre lui, et le receut à grant honor, et grânt joie fist de sa venuë, et ala avec lui tant qu'il vint à l'apostole. L'apostole le reçut à grant honor, et ala encontre lui, et le roi se plaint de la honte que li cardinal li avoit faite. Là atirerent li apostole, et li empereor et li rois, que james ne feroit l'on partison de chose que l'en conquist, puis qu'en seroit mes à aler en la terre d'outre mer, ains seroit tot au roi de Jerusalem. En ce point que le roi arriva en Puille fu la dame la fame l'empereor morte. Et quant il orent fait cet atirement des conquestes demorer au roi, l'apostole parla à l'empereor de la fille au roi Johan prendre à fame. L'empereor dist qu'il la prendroit volentiers por l'amor qu'il avoit au pere. Là la plein à la main l'apostole. Quant ainsi orent fait, si se departirent. L'empereor s'en alla en Puille, et le roi s'en ala à Rome, et là li receut l'en à procession, et d'iluec s'en ala en France au roi Felippe, qui grant honor li fist. Après ala en Angleterre au roi, et retorna ariere en France. Et si vous di por voir qu'en toutes les terres où il passoit, et as bones villes, aloit l'en encontre lui et le recevoit l'en à procession. Ne demora guaires, puis que le roi Johan fu en France, que le roi Felippe morut, et laissa grant avoir au roi Johan por porter en la terre 408d'outre-mer. Le roi Johan fu à Saint Denys pour sousterrer le roi Felippe. Après fu au coronement le roi Lois son fil à Rains; puis s'en ala à Saint-Jacques. Au revenir qu'il fist fu le roi d'Espaigne à son encontre à Burs, qui grant honor li fist. Là li dona le roi d'Espagne une soue seror à fame qu'il avoit. Quant le roi Johan ot espousée fame, si s'en ala en France. Quant il i ot esté une piece, si prist congié au roi et as barons, et dist qu'il l'en convenoit aler, car l'empereor l'attendoit en Puille por passer et por sa fille espouser. Si s'en ala et erra tant qu'il vint à l'empereor en Puille. Quant il fu là l'empereor si fist mander querre sa fille, et l'espousa, et li fist porter corone, et mult ama le roi Johan, et le fist seignor de sa terre.

Quand l'Empereur sut qu'il étoit arrivé, il alla vers lui, le reçut avec de grands honneurs et fit grande fête de sa venue, et alla avec lui jusqu'à ce qu'il arrivât chez l'apostole. L'apostole le reçut avec grand honneur et alla au-devant de lui. Le roi se plaignit de la honte que le cardinal lui avoit faite. L'apostole, l'empereur et le roi convinrent que jamais on ne feroit partage d'aucune conquête lorsqu'on iroit désormais en la terre d'outre mer, mais que tout seroit au roi de Jérusalem. En ce temps que le roi arriva en Pouille mourût la dame femme de l'empereur162. Et quand ils eurent fait cet arrangement, que les conquêtes demeureraient au roi, l'apostole parla à l'empereur de prendre pour femme la fille du roi Jean163. L'empereur dit qu'il la prendroit volontiers pour l'amour qu'il avoit au père. Alors il fiança dans les mains de l'apostole. L'empereur s'en alla en Pouille, et le roi s'en alla à Rome, et là on le reçut en procession. De là il s'en alla en France au roi Philippe, qui lui fit 409grand honneur. Après il alla en Angleterre vers le roi, puis il revint en France. Et je vous dis pour vrai que dans toutes les villes où il passoit on alloit à sa rencontre et on le recevoit en procession. Il ne tarda guère, lorsque le roi Jean fut revenu en France, que le roi Philippe mourut164 et laissa grand avoir au roi Jean pour le porter en la terre d'outre mer. Le roi Jean fut à Saint-Denis pour enterrer le roi Philippe; après il alla à Rheims au couronnement du roi Louis son fils; puis il s'en alla à Saint-Jacques; et quand il revint le roi d'Espagne alla à sa rencontre, et lui rendit grand honneur. Là le roi d'Espagne lui donna pour femme une sienne sœur. Quand le roi Jean eut épousé femme, il s'en alla en France. Quand il y eut été un temps il prit congé du roi et des barons, et dit qu'il lui falloit s'en aller, car l'empereur l'attendoit en Pouille pour y passer et pour y épouser sa fille. Il partit, et alla tant qu'il arriva vers l'empereur en Pouille. Quand il fut là l'empereur lui dit d'aller quérir sa fille et l'épouser, et lui fit prendre la couronne. Il aima beaucoup le roi Jean et le fit seigneur de sa terre.

Li diables, qui vit le grant amor entre l'empereor et le roi Johan, si fu mult dolent, et entra u corps l'empereor, et li fist amer une niece le roi Johan qui estoit venue avec sa fille. Il la depucela, et sa fame en haït. Dont il avint un jor que le roi Johan ala veoir sa fille, si la trouva en sa chambre mult corociée. Il li demanda qu'ele avoit, et ele li dist que tout ainsi avoit fait l'empereor de sa niece, qu'il l'a voit depucelée et la tenoit, et li en haioit. Quant le roi oi, si fu mult dolent, et conforta sa fille, et puis prist congié et s'en ala à l'empereor. Quant il vint là, l'empereor se leva contre lui, et bel le salua, et le roi li dist qu'il 410ne le saluoit pas, et honni fussent tuit cil par qui il estoit empereor, fors le roi de France, et se por pechié ne fust, il l'occiroit. Quant l'empereor l'oi, si ot grant paor, et li commanda qu'il vuida sa terre. Le roi Johan dist volentiers qu'en la terre de si desloial home ne demorroit-il ja. Il vuida la terre et ala à Rome. Cil de Rome alerent encontre lui, et le receurent à grant honor, et li promistrent qu'il li aideroient de soixante mille escus, se mestier en avoit. Il les en mercia, et se parti de Rome, et ala en Lombardie, à Boloigne la Crasse, et sejorna il et sa fame.

Quand le diable vit le grand amour qui étoit entre l'empereur et le roi Jean, il en fut très-dolent et entra au corps de l'empereur et lui fit aimer une nièce du roi Jean qui étoit venue avec sa fille. Il la dépucela, et en prit sa femme en haine; dont il avint qu'un jour que le roi Jean alla voir sa fille, il la trouva en sa chambre en grande fâcherie. Il lui demanda ce qu'elle avoit, et elle lui dit que l'empereur avoit dépucelé sa nièce et la tenoit comme maîtresse, et que 411pour elle il l'avoit prise en haine. Quand le roi ouït ceci il en fut fort dolent; il consola sa fille, puis prit congé et s'en alla à l'empereur. Quand il arriva chez lui, l'empereur se leva pour aller à sa rencontre et le salua gracieusement. Le roi lui dit qu'il ne le saluoit pas, et que honnis fussent tous ceux parqui il étoit empereur, hors le roi de France, et que, si ce n'étoit péché, il l'occiroit. Quand l'empereur l'ouït, il eut grand'peur et lui commanda de vider ses terres. Le roi dit qu'il le feroit volontiers et ne demeureroit pas dans les terres d'un homme si déloyal. Il vida le pays et alla à Rome. Ceux de Rome allèrent à sa rencontre et le reçurent avec grand honneur, et lui promirent qu'ils l'aideroient de soixante mille écus s'il en avoit besoin. Il les en remercia, se partit de Rome et alla en Italie, à Bologne-la-Grasse, où il séjourna avec sa femme.

Quant cil de Lombardie oirent dire que le roi Johan estoit à Boloigne la Crasse, si s'assemblerent li postat des cités, et alerent à lui. Bel le saluerent et li distrent que s'il voloit, il li rendroit la terre et le coroneroient. Le roi les en mercia, et dist qu'il ne le refusoit pas, mes la terre estoit de sa fille, qui dame en estoit; mes soffrissent-il il demorroit en la terre tant comme il vodroit. Quant l'empereor ot bani le roi de sa terre, il fu mult dolent de la honte que le roi li ot dite. Il ala à sa fame, si la bati durement, si qu'a poi que l'enfant que ele avoit en son ventre ne perdi, et aprés la fist enfermer en un chastel; et là fu grant piece. L'empereor ot grant paor que le roi ne li tollist sa terre; porce li manda qu'il iroit à lui à merci, et li amenderoit la honte qu'il li avoit faite. Le roi ne vont mie guerroier l'empereor, ains li manda ariere que volentiers li pardonneroit por ce qu'il li amendast. L'empereor ala en Lom-412bardie à tout grant gent, si cria au roi merci, et le roi li pardona. Après mist pes le roi entre l'empereor et les Lombars en telle maniere comme je vous dirai. Toutes les communes cités de Lombardie amenderoient le mefiait par cinq cens chevalier amener deus ans à leur coust en la terre d'outre-mer. Après ala l'empereor en Puille; et le roi demora à Boloigne, porce qu'il ne vout mie aler avec l'empereor. Quant li apostole oi dire qu'il avoit mautalent entre le roi et l'empereor, si manda au roi qu'il venist à lui; il i ala. Li apostole li commanda sa terre à garder et vivre des rentes. Il avint que la fame l'empereor se delivra d'un fil: si ne demora guaires après qu'ele fu morte; dont mult fu dolent, et toutes voies fut-il lies de ce que oir i ot demoré. Li apostole manda à l'empereor qu'il passa outre-mer, et feist son pelerinage, et, s'il ni passoit, il en feroit justice. Li empereres manda que volentiers passeroit et jor en prist. Quant l'apostole sout le jour, si manda par toute crestienté à ceus qui croisiés estoient, qu'il meussent et alassent à Brandis, que li empereres passeroit. Li empereres fist grant apareillement de nes et de galies, et fist chargier viandes et gens. Quant li pelerins furent venu et les nes furent apareilliés, et il furent recueilli, li empereres entra en une galie, et mut la navie et li vaissel après. Quant ce vint après au vespres, l'empereor fist retorner sa galie coiement, con ne le seust fors cil de la galie, si s'en revint à Brandis, et li pelerins passerent outre, et s'en vindrent en Acre.

Quand ceux de Lombardie ouïrent dire que le roi Jean étoit à Bologne-la-Grasse, les podestats s'assemblèrent et allèrent à lui. Ils le saluèrent gracieusement, et lui dirent que s'il vouloit ils lui rendraient le pays et le couronneroient. Le roi les en remercia, et dit qu'il ne les refusoit pas, mais que la terre étoit à sa fille qui en étoit dame; que, s'ils le permettoient, il demeureroit dans le pays aussi long-temps qu'ils le voudroient. Quand l'empereur eut banni le roi de sa terre, il fut très-dolent des injures que le roi lui avoit dites; il alla à sa femme et la battit si rudement qu'il s'en fallut peu que l'enfant qu'elle avoit en son ventre ne pérît, puis il la fit enfermer en un château, et elle y demeura long-temps. L'empereur eut grand'peur que le roi ne lui paît sa terre; et 413pour cela il lui manda qu'il iroit à lui lui crier merci et amenderait l'outrage qu'il lui avoit fait. Le roi ne voulut pas guerroyer l'empereur, mais lui répondit qu'il lui pardonnerait volontiers, pourvu qu'il s'amendât. L'empereur alla en Lombardie avec beaucoup de monde, cria au roi merci, et le roi lui pardonna. Après cela le roi fit la paix entre l'empereur et les Lombards de la manière que je vous dirai. Toutes les communes cités de Lombardie devoient amender leurs méfaits en envoyant à leurs frais pendant deux ans cinq cents chevaliers en la terre d'outre mer. Après cela l'empereur alla en Pouille; et le roi demeura à Bologne, parce qu'il ne vouloit pas aller avec l'empereur. Quand l'apostole ouït dire qu'il y avoit mauvaise volonté entre le roi et l'empereur, il manda au roi qu'il vînt à lui, et il y alla. L'apostole lui remit sa terre à garder pour qu'il vécût des rentes. Il avint que la femme de l'empereur se délivra d'un fils. Après cela il ne tarda guère qu'elle ne mourût165; dont il fut fort dolent: mais toutefois fut-il joyeux de ce qu'il lui étoit demeuré un hoir. L'apostole manda à l'empereur qu'il passât outre mer et qu'il fit son pèlerinage, et que, s'il n'y passoit, il en ferait justice. L'empereur manda que volontiers il passerait, et prit jour. Quand l'apostole sut le jour, il manda à tous ceux de la chrétienté qui étaient croisés qu'ils se missent en route et qu'ils allassent à Brindes, que l'empereur passerait. L'empereur fit grands apprêts de navires et de galères, et les fit charger de vivres et de gens. Quand les pèlerins furent venus et les navires préparés, et qu'ils furent embarqués, l'empereur 415entra en une galère, la flotte se mit en route et son vaisseau après167. Quand ensuite ce vint au soir, l'empereur fit retourner secrètement sa galère, sans que personne le sût, hors ceux de la galère, et s'en revint à Brindes. Les pélerins passèrent outre et s'en vinrent à Acre.

414Quant l'apostole oi dire que l'empereor estoit ainsi retorné, si fu mult dolent, et l'escomenia et fist escomenier par toute crestienté come traite et desloial qu'il estoit. L'empereor envoia au Soudan por faire pes forcé166, si com vos oirés. En ce point que li pelerin arriverent, estoit li Coredin mort: si demora sa terre à ses enfans. Il laissa la terre et les enfans à un chevalier en bail, qui estoit d'Espaigne et frere avoit esté du Temple; et porce li laissa il qu'il l'avoit loiaument servi, et avoit loiaument sa loi tenuë, fors seulement qu'il aloit contre les Crestiens; porce li laissa il qu'il savoit bien qu'il la garderait loiaument. Ne la vout mie laissié as Sarrazins qu'il savoit bien qu'il la rendroient à son frere le soudan de Babilone. Et quant le soudan fu mort, si furent les trives mortes en la terre d'outre-mer. Li pelerins qui i estoient pristrent conseil qu'il iroient fermer un chastel à sept milles de Sur, en un lieu qui a nom Sajete. Il i alerent, et quant il vindrent lor conseil lor aporta qu'il ne le fermeroient mie, car trop i avoit à faire, et si ne serôit mie mult defensable, ains fermeroient un chastel à une isle qui est devant la cité, et feroient chaucié de terre jusques-là; et se li chasteaus estoit fait, il ne douteroit nul assaut, ne par mer ue par terre. Cil de l'ost si accorderent tuit, et sejornerent iluec, et fermerent le chastel tout l'iver, et firent la chaucié, et au chief de la chaucié firent une porte bien defensable. En cel ost i ot mult d'Anglois, et i ot deus evesques, qui mult de biens firent en l'ost, et aillors, si come vous oirés. 416Li Alemant fermerent un autre chastel qui a nom Frans-Chastinus. Quant il orent fermés ces deus chastiaus l'ivert, il alerent à Cesaire l'esté, où il fermerent un autre chastel, et li Espagnol qui avoit la terre en baillie n'osoit pas laissier ce qu'il gardoit, que li soudan ni entrast, qui son neveu beoit à deseriter.

Quand l'apostole ouït dire que l'empereur étoit ainsi retourné, il fut dolent et l'excommunia, et le fit excommunier par toute la chrétienté, comme traître et déloyal qu'il étoit. L'empereur envoya au soudan pour faire la paix à la dérobée, comme vous l'apprendrez. Au moment que les pélerins arrivèrent, Coradin étoit mort168. Son pays demeura à ses enfans. Il confia son pays et ses enfans à un chevalier qui étoit d'Espagne et avoit été frère du Temple; et il les lui laissa parce qu'il l'avoit loyalement servi, et avoit loyal ement tenu sa religion, hors seulement qu'il étoit contre les Chrétiens; et ainsi il savoit bien qu'il garderoit loyalement sa terre. Il ne la voulut pas laisser aux Sarrasins parce qu'il savoit bien qu'ils la rendroient à son frère le soudan de Babylone. Et quand le soudan fut mort, les trèves qu'il avoit faites en la terre d'outre mer demeurèrent mortes avec lui. Les pélerins qui étoient outre mer se délibérèrent d'aller fortifier un château à sept milles de Tyr, en un lieu. qui a nom Sidon. Ils y allèrent, et quand ils furent arrivés il leur fut avis de ne le point fortifier, car il y avoit trop à faire, et qu'il ne seroit pas de très-grande défense, mais de fortifier un château dans une île qui est devant la cité, et de faire une chaussée de terre jusque là; et il leur parut que si le château 417était fait, il ne redouterait nul assaut ni par mer ni par terre. Ceux de l'armée s'y accordèrent tous. Ils séjournèrent en ce lieu, et travaillèrent tout l'hiver à fortifier le château. Ils firent la chaussée, et à la tête de la chaussée ils firent une porte de bonne défense. Il y avoit dans cette armée beaucoup d'Anglais; il y avoit aussi deux évêques qui firent beaucoup de bien à l'armée et ailleurs, comme on l'apprendra. Les Allemands fortifièrent un autre château qui a nom Franc-Château. Quand ils eurent fortifié ces deux châteaux durant l'hiver, ils allèrent l'été à Césarée, où ils fortifièrent un autre château. L'Espagnol qui avoit le pays en garde ne l'osoit pas quitter, de peur d'y laisser entrer le soudan, qui aspiroit à déshériter son neveu.

Quant li messages que l'empereor ot mandé au soudan furent retorné, il entra tantost en mer, et s'en ala en la terre d'outremer, sans ce qu'il le fist assavoir à l'apostole, si s'en ala tous escommenies. Quant il vint en droit l'isle de Chipre, il descendit à terre et sejourna iluec. Il envoia son mareschal en Acre, et grant gens avec, por parler au soudan. En ce point que li mareschal envoia en Acre, estoient encore li pelerin à Cesaire. Il orent un jor envoié forriers en paienisme por querre viandes. Grant bestail et grant gaaing en amenerent. Li mareschaus l'oi dire, si monta et ses chevaliers tous armés et ala encontre. Quant il virent le mareschal, il connurent les enseignes et furent mult lies; car il cuidoient qu'il venissent por eus aidier, mes il n'en avoient talent, ains los corureht sus, et tuerent et navrerent, et tolirent ce qu'il avoient gaaignié. Quant il orent ainsi fait, li mareschal s'en retorna en Acre. D'iluec s'en ala en un lieu de la terre en message au soudan por parler de la pes, qu'il ne voloit mie qu'il venissent en Acre, ne que cil de la terre 418seussent lor conseil. Cil de la terre envoierent un message à l'apostole, et li firent asavoir comment la gent l'empereor les avoit mal baillis, et comment il aloient souvent parler as Sarrazins. Quant l'empereor ot sejorné une piece en l'isle de Chipre, si li fist son mareschal asavoir ce qu'il avoit trouvé u soudan, et l'empereor entra tantost en mer, et arriva en Acre. En ce point estoient li Crestiens devant Cesaire, où il avoient fermé un chastel, et d'iluec alerent à Jaffe, où il fermerent un autre chastel mult fort. Quant l'empereor fu en Acre, si fist tantost armer une galie, et mist messages ens et les envoia à l'apostole, et fist asavoir qu'il estoit en la Terre Sainte, et qu'il lasousist, et il li creanteroit que james ne torneroit ariere jusques qu'il auroit conquise tote la terre des Sarrazins, et mise en la main des; Crestiens. L'apostole dist qu'il ne l'asoudroit mie, qu'il ne le tenoit mie por crestien, ains estoit passé com faus et traitres. Après manda au patriarche, au Temple et à l'Ospital qu'il ne fussent à son conseil n'a son accort, et que bien se prissent garde de lui, car il ni feroit ja bien, si comme il cuidoit.

Quand les messagers que "l'empereur avoit envoyés au soudan furent revenus, il entra aussitôt en mer et s'en alla en la terre d'outre mer, sans le faire savoir à l'apostole, et s'en alla ainsi tout excommunié. Quand il vint à l'île de Chypre, il descendit là à terre et y séjourna. Il envoya son maréchal à Acre, et beaucoup de monde avec lui, pour parler au soudan. En ce temps qu'il envoya son maréchal à Acre les pèlerins étaient encore à Césarée. Ils avoient un jour envoyé des fourrageurs sur les terres des Païens, pour quérir des vivres: ils en emmenèrent beaucoup de bétail et de butin. Le maréchal, l'ayant ouï dire, monta à cheval avec ses chevaliers tout armés, et alla à leur rencontre. Quand ils virent le maréchal, ils reconnurent les enseignes et furent fort joyeux, car ils croyoient que les chevaliers venoient pour les aider: mais ils n'en avoient nulle volonté. Au contraire, ils 419leur coururent sus, les tuèrent et blessèrent, et leur prirent ce qu'ils avoient fait de butin. Quand ils eurent ainsi fait le maréchal s'en retourna à Acre. De là il s'en alla en un endroit du pays, en message vers le soudan pour lui parler de la paix, car ils ne vouloient pas qu'il vînt à Acre, ni que ceux du pays sussent leurs projets. Ceux du pays envoyèrent un message à l'apostole et lui firent savoir comment les gens de l'empereur les avoient malmenés, et comme quoi ils alloient souvent parler aux Sarrasins. Quand l'empereur eut séjourné un temps à l'île de Chypre, son maréchal lui fit savoir en quelle disposition il avoit trouvé le soudan, et l'empereur entra aussitôt en mer et arriva à Acre. En ce moment les Chrétiens étaient devant Césarée, où ils avoient fortifié un château, et de là ils allèrent à Jaffa, où ils fortifièrent un autre château et le rendirent très-fort, Quand l'empereur fut à Acre il fit aussitôt amener une galère et mit dedans des messagers, et les envoya à l'apostole pour lui faire savoir qu'il était en la Terre-Sainte. Il lui demanda de l'absoudre, moyennant quoi il lui promettait de ne jamais revenir jusqu'à ce qu'il eût conquis tout le pays des Sarrasins et l'eût mis entre les mains des Chrétiens. L'apostole lui dit qu'il ne l'absoudroit pas, qu'il ne le tenoit pas pour chrétien, mais qu'il était passé comme faux et traître. Après il manda au patriarche, au Temple et à l'Hôpital qu'ils n'eussent avec lui ni conseil ni accord, et qu'ils se gardassent bien de lui., car, à ce qu'il croyoit, il ne feroit rien de bien.

Un jor se porpensa l'empereor de grant traison. Il ala à un chastel du Temple qui a nom Chastiau-Pelerin, si entra ens. 420Il le trouva fort et bien garni, si dist qu'il le voloit avoir, et qu'il le vuidassent. Li Templiers corurent as portes, et les fermerent, et distrent que, s'il ne s'en aloit, il le mettroit en tel lieu dont il n'istroit james. L'empereor vit qu'il ne n'avoit mie la force, si s'en issi, et s'en ala en Acre, et fist armer ses gens, et s'en ala à la maison du Temple, et la vodrent abatre, et li Templier la defendirent bien, tant que l'empereor se trait ariere, et s'en ala à Jaffe, là où on fermoit un chastel, et manda au soudan qu'il li tenist ses covenances. Le soudan sout la discorde qui estoit entre lui et l'apostole et ceus de la terre; si li manda qu'il ne les li pooit mie tenir; car son frere Coredins estoit mort, et il ne pooit mie faire de sa terre à son talent, car elle estoit demorée en baillif. L'empereor fist son serment, et li manda que, s'il ne li tenoit ses covenances, seust-il bien que james n'auroit repos jusques qu'il l'auroit deserité. Quant le soudan oi ce, si manda ceus qui son neveu a voient en baillie, car il ne pooit mie faire pes sans eus, tele come il l'avoient en convent. Li baillifs vindrent au soudan, li soudan lor dist: «Seignors, vées si l'empereor qui est venu por une pes que nos avions porparlée entre moi et mon frere, et creantée li avions. Il escuet que vous le creantiés ausi, et se vos ne les volés créanter, il ira sor vos.» Quant il oirent ce, si distrent qu'il feist et il l'ottroeroient; car il lor estoit bien avis que plus porroient perdre en la guerre qu'en la pes.

Un jour l'empereur médita une grande trahison. Il alla à un château du Temple qui a nom château-Pé-421lerin, et entra dedans. Il le trouva fort et bien garai. Il dit qu'il le vouloit avoir et qu'ils eussent à le vider. Les Templiers coururent aux portes et les fermèrent, et lui dirent que, s'il ne s'en alloit, ils le mettraient en lieu d'où il ne sortirait jamais. L'empereur vit qu'il n'avoit pas la force; il sortit et s'en alla à Acre. Là il fit armer ses gens et s'en alla à la maison du Temple et la voulut abattre. Les Templiers la défendirent bien, en sorte que l'empereur se retira, s'en alla à Jaffa, où on fortifioit un château, et il manda au Soudan qu'on lui tînt les conventions faites. Le soudan, sachant la discorde qui étoit entre lui et les Chrétiens du pays, lui manda qu'il ne les pouvoit tenir, car son frère Coradin étoit mort, et il ne pouvoit faire du pays à sa volonté, car il étoit demeuré aux mains, d'un bailli. L'empereur fit serment et lui manda que s'il ne tenoit pas ses conventions, qu'il sût bien que jamais il n'aurait repos jusqu'à ce qu'il l'eût dépossédé. Quand le soudan ouït ceci, il manda ceux qui avoient son neveu en garde, car il ne pouvoit sans eux faire la paix, comme il en étoit convenu. Les baillis vinrent au soudan, et le soudan leur dit: «Seigneurs, voici l'empereur qui est venu pour une paix dont nous avions conféré avec lui, moi et mon frère, et que nous lui avions promise. Il exige que a vous la promettiez aussi, et, si vous ne la voulez promettre, il ira sur vous.» Quand ils ouïrent ceci ils dirent qu'il la fît et qu'ils y consentiraient, car il leur étoit avis qu'ils pourraient perdre plus par la guerre que par la paix.

Or vous dirai de la pes quele ele estoit. Li soudan rendi toute la terre de Jerusalem si com li Crestiens la tindrent au 422jor que li Sarrazins la conquistrent sor eus j fors seulement le Crac de Montroial, et trois chastiaus en la terre de Sur et de Sajete que haus homes avoient garnis et ne les voloient rendre. Mes ne pout mie gramment chaloir qu'il n'estoient mie si fors qu'il covenist estre devant à siege; mes du Crac fu damage; car toute crestienté porroit seoir devant, puis qu'il i eust à mangier ains qu'il fust pris. La cité de Jerusalem rendroit par tel convenant qu'il i auroit trois Sarrazins por garder le temple où Dieu fu offert, et que li Crestiens ni auraient aucune seignorie, et que sauvement, sans trevage doner, vendraient li pelerin Sarrazins au Temple et u manoir Salomon, où li Templiers estoient au tans que la terre fu perduë. Mist l'emperere Sarrazins en la victance des pelerins templiers, porce qu'il ne voloit mie qu'il fussent dans la ville; et que l'empereor pooit fermer chastiaus et cités, et ce qui avoit esté fermé, mes fermeté novelle ne pooit faire, ne li Sarrazins ne se pooient mie fermer. Ceste pes fust creantée d'une part et d'autre, et trives prises à dix ans. Quant ainsi fu fait, et les trives prises, le soudan fist voider la cité des Sarrazins, fors seulement le Temple. L'empereor i entra et si home, et porta corone ou demi-quaresme. Quant il ot porté corone, si dona le manoir le roi qui est devant la tor David à l'ospital des Alemans. A cele pes ne à celes trives ne fu mie li Temple, ne li Hospitaus, ne le patriarche, porce que l'apostole lor avoit mandé qu'il ne fussent à son conseil ne à s'aide. D'autre part, se l'apostole ne lor eust mandé, si ne eussent-il mie cele pes aidié à faire; car cele pes tint l'en à fause et à mauvaise.

Or je vous dirai quelle fut cette paix. Le soudan rendit tout le pays de Jérusalem comme les Chré-423tiens l'avoient au jour que les Sarrasins le conquirent sur eux, hors seulement le Krac de Montréal, et trois châteaux en la terre de Tyr et de Sidon où des seigneurs avoient mis garnison et ne les vouloient pas rendre. Mais on ne put s'en inquiéter grandement, car ils n'étoient pas si forts qu'on fût obligé de les assiéger; mais pour le Krac c'étoit dommage, car maintenant qu'il étoit pourvu de vivres, toute la chrétienté pouvoit l'assiéger sans qu'il fût pris. Ils devoient rendre la cité de Jérusalem à condition qu'il y auroit trois Sarrasins pour garder le temple où Dieu fut offert, et que les Chrétiens n'y auroient aucune puissance, et que les pélerins sarrasins viendraient, sauvement et sans donner sûreté, au Temple et au manoir de Salomon, où étoient les Templiers avant que la ville fût perdue. L'empereur y mit les Sarrasins pour faire empêchement aux pélerins templiers, parce qu'il ne vouloit pas qu'ils fussent dans la ville. Il fut convenu que l'empereur pourroit fortifier cités et châteaux, et tout ce qui avoit déjà été fortifié, mais qu'il ne pourroit faire de forteresses nouvelles, et que les Sarrasins ne se pourroient pas fortifier. Cette paix fut garantie de part et d'autre, et les trèves furent faites pour dix ans. Quand ainsi fut fait, et les trèves convenues, le soudan fit vider la cité de Sarrasins, hors seulement le Temple. L'empereur y entra avec ses hommes, et prit la couronne à la mi-carême169. Quand il eut pris la couronne il donna le manoir du roi qui est devant la tour de David à l'hôpital des Allemands. A cette paix et à ces trèves ne concoururent ni le Temple, ni l'Hôpital, ni le patriarche, parce que l'apos-425tole leur avoit mandé de ne lui donner ni secours ni aide. D'autre part, quand l'apostole ne leur eût pas mandé, ils ne l'auroient pas aidé à faire cette paix, car on la tint pour fausse et mauvaise.

424Quant l'empereor ot porté corone en Jerusalem, si envoia un sien clerc à l'apostole et à son fil en Alemaigne et au roi de France, et si lor manda comment on li avoit la terre rendue. Quant l'apostole oi ces noveles, si n'en fu mie lies, porce qu'il estoit escommenié, et qu'il li estoit avis qu'il avoit faite mauvaise pes, porce que li Sarrazins tenoient le Temple; et por ce ne vout-il soffrir con le seust par lui, ne que sainte yglise en fist feste, ains commanda par tout crestienté con escommeniast l'empereor come renoié et mescreant; aprés assembla grant gent et les charga au roi Johan, et fist entrer en la terre l'empereor por gaster en la terre de son demaine, non mie de son empire. Le roi Johan i entra et prist chastiaus et viles, et fist grant conquest sor l'empereor. L'en fist à savoir à l'empereor, qui outre mer estoit, que l'apostole avoit chargié gens au roi Johan, et qu'il prenoit ses chastiaus et ses cités et ses homes. Quant l'empereor oi ce, si fist atirer galies et se mist ens, et si laissa baillif en la terre de Jerusalem, et passa mer, et arriva en Puille. Quant il fu arrivé, si envoia par toutes ses cités por saisir toutes les maisons du Temple, et fist chacier tous les Templiers hors de sa terre; aprés assembla grant ost et ala encontre le roi Johan, et manda à son fil en Alemaigne qu'il le secorust à son pooir. Quant le roi Johan vist que l'empereor venoit contre lui à tot son pooir, si se traist ariere et le manda à l'apostole. Li apostole manda en France con le secorust. L'evesque de Biauvés i ala et grant chevalerie avec. L'empereor reconquist toute sa terre que le roi Johan li avoit prise. Li duc d'Osteriche, qui estoit alé en l'aide l'empereor avec son fils, vint à l'apostole, si li dist que la guerre n'avenoit pas à lui 426n'a l'empereor, mes feist pes; et li apostole dit: «Quele pes feroie-je? Il m'a tant menti qu'à peine porroie-je croire chose qu'il me deist, ne serement qu'il me feist. — Sire, dist li dus, l'en vos sera seur de la pes.» Là porparlerent une pes entre l'apostole et les cardinaux et le duc, dont l'apostole envoya à l'empereor deus cardinaus et li dus por la forme de la pes. Il dit que cele pes ne feroit il mie, ains lor mut une autre pes qu'il feroit. Li cardinas ne si accorderent mie, ains estriverent ensemble de deus part, et le duc pria tant l'empereor qu'il s'en mist sor li et sor les deus cardinaus, et jura sor saint que ce qu'il en feroit il tendrait, et en fist bien le creant, et li cardinal le creanterent de par l'apostole. La pes fut creantes d'une part et d'autre, et fu l'empereur absous.

Quand l'empereur eut pris la couronne, il envoya un sien clerc à l'apostole et à son fils en Allemagne, et leur manda comment on avoit rendu le pays. Quand l'apostole ouït ces nouvelles, il n'en fut pas content, parce que l'empereur étoit excommunié, et qu'il lui étoit avis qu'il avoit fait une mauvaise paix, puisque les Sarrasins conservoient le Temple; et à cause de cela il ne voulut pas souffrir qu'on en reçût la nouvelle de lui, ni que la sainte Église en fît fête; mais il commanda par toute la chrétienté qu'on excommuniât l'empereur comme renégat et mécréant; puis il assembla beaucoup de gens et les confia au roi Jean qu'il fit entrer au pays de l'empereur pour ravager les terres de son domaine et non pas celles de son empire. Le roi Jean y entra, prit des châteaux et des villes, et fit de grandes conquêtes sur l'empereur. L'on fit savoir à l'empereur, qui étoit outre mer, que le roi Jean étoit entré sur ses terres, et qu'il prenoit ses cités, ses châteaux et ses hommes. Quand l'empereur ouït ceci il fit apprêter des galères, se mit dedans, laissa un bailli en la terre de Jérusalem, passa la mer, et arriva en Pouille. Quand il fut arrivé il envoya par toutes ses cités pour saisir les maisons du Temple, et fit chasser tous les Templiers hors de ses terres; puis il assembla une grande armée et alla à la rencontre du roi Jean, et manda à son fils en Allemagne qu'il le secourût de tout son pouvoir. Quand le roi Jean vit que l'empereur venoit contre 427lui avec toutes ses forces, il se retira en arrière et le manda à l'apostole. L'apostole manda en France qu'on le secourût. L'évêque de Beauvais y alla, et beaucoup de chevaliers avec lui. L'empereur reconquit toutes les terres que le roi Jean lui avoit prises. Le duc d'Autriche, qui étoit allé au secours de l'empereur avec son fils, vint à l'apostole et lui dit que la guerre ne convenoit pas à lui ni à l'empereur, et qu'il falloit faire la paix; et l'apostole dit: «Quelle paix ferois-je? il m'a tant menti qu'à peine pourrois-je croire ce qu'il me diroit ou les sermens qu'il me f«roit. — Sire, dit le duc, on vous donnera des sûretés de la paix.» Alors la paix se négocia entre l'apostole, les cardinaux et le duc; et l'apostole envoya à l'empereur deux cardinaux et le duc pour traiter des conditions de la paix. Il dit qu'il ne feroit pas la paix qu'on lui offroit, mais en proposa une autre, et dit qu'il la feroit. Les cardinaux ne s'y accordèrent pas. Ils discutèrent ensemble des deux parts, et le duc pria tant l'empereur qu'il s'en remit au duc et aux deux cardinaux, et il jura sur les saints que ce qu'ils feroient il le tiendroit, et en prit bien l'engagement, et les cardinaux le promirent au nom de l'apostole. La paix fut ratifiée de part et d'autre, et l'empereur fut absous170.

Un poi après que l'empereor se fu parti de la terre de Jerusalem, s'assemblerent vilains de la terre as Sarrasins, et alerent en Jerusalem une matinée por occire les Crestiens qui dedens estoient. Li Crestiens se defendirent bien, si com l'en dit, et occistrent bien cinq cens Sarrazins, et ni ot que un Crestien mort: cil fu Englois.

Un peu après que l'empereur fut parti du pays de Jérusalem, des vilains du pays des Sarrasins s'assemblèrent, et allèrent en Jérusalem un matin pour occire les Chrétiens qui étoient dedans. Les Chrétiens se défendirent bien, à ce qu'on dit, et occirent bien 429cinq cents Sarrasins. Il n'y eut qu'un Chrétien de tué: ce fut un Anglais.

428Or vous lairons à parler de la terre de Jerusalem tant que point et hore en sera. Si vos dirons de Constantinople. Li Crestiens qui dedens estoient avoient perdue toute la terre, fors seulement la cité et un poi de terre par dehors. Il pristrent conseil ensemble. Si plusor distreut qu'il lairoient la cité et vendraient. Li autres distrent que ce ne feroit-il ja, car grant honte et grant reprovier en auroient en tous les lieus où il iraient, si laissoient si riche cité por noient; ains manderait à l'apostole secors, et li ferait asavoir l'estat de la terre, et li manderaient, por Diex, qu'il lor donast le roi Johau à seignor, car s'il le pooit avoir, à l'aide de Dieu, bien tendrait la terre; et si tôt come il vendrait en la terre il li rendraient et feraient de lui seignor. A cil conseil s'acorderent tuit. Il envoierent à l'apostole et au roi Johan. Quant l'apostole oi ces noveles, si manda le roi Johan qu'il venist parler à lui; il i vint. Quant il i fu venu, l'apostole li dist ce que l'en li avoit mandé de Constantinople, et mult le pria qu'il le fist et qu'il s'en conseilla. Le roi li dist qu'il en estoit tot conseillé, et qu'il n'irait mie, car un enfes estoit remes de l'empereor Pirron, qui estoit oir de la terre, si ne se voloit mie mettre en aventure por garantir autrui terre. Mult li pria l'apostole qu'il i alast, et grant secors li promis! d'avoir et de gent. Li rois dist que por cele promesse n'iroit-il mie, ne cele promesse, si li aloit, ne refuseroient-il mie. Li rois, parce qu'il veoit le besoing de la terre, et porce que l'apostole l'en prioit, dist qu'il irait por tele division, se li chevaliers de la terre li ottroient et li apostole li looit, que li oirs de la terre espouseroit une fille qu'il avoit et porterait corone; après, quant il auroit espousée sa fille, il jurerait sor sains que tant com il vivrait il seroit en baillie, et seignorie n'auroit sor lui; après li feraient li chevalier homage à sa vie, et que 430toute la terre qu'il conquerroist que ses ancestres avoient tenue, tout seroit à l'empereor, et s'il conqueroit terre que ses ancestres n'eussent tenuë, elle seroit à ses oirs et de l'empereor la tendroient; se ainsi le voloit faire, il iroit. Li apostole loa mult ce que le roi avoit dit, et bien si acorda. Li message distrent qu'il s'en iroit ariere, et qu'il le feroient asavoir as chevaliers. Il retornerent en Constantinople, et lor firent asavoir. Li chevaliers parlerent ensemble, et bien s'acorderent tuit à ce que li apostoles et le roi lor avoit mandé. Il envoierent ariere et manderent le roi qu'il venist en Constantinople, et qu'il feroient quant qu'il avoit devisé. Le roi, quant il ot oi ces messages, ala à l'apostole, et prist congié à lui. Li apostole li dona de son avoir et li creanta qu'il le secorroit de gens et d'avoir, se mestier en avoit. Après li rois s'atorna et ala en Venice, et entra en mer, et ala en Constantinople. Il manda querre tous les chevaliers de la terre, et fist espouser sa fille au vaslet qui emperere devoit estre. Quant le vaslet l'out espousée, le roi li requist qu'il li feist ses convenances, et il et li chevaliers de la terre. L'empereor et li chevaliers li firent ce qu'il devisa, si com il avoit en convent, et le roi à tant s'en tint.

Nous cesserons maintenant de parler du pays de Jérusalem, jusqu'à ce qu'en reviennent l'heure et le moment, et nous vous dirons de Constantinople. Les Chrétiens qui étoient dedans avoient perdu tout le pays, hors seulement la cité et quelques terres par dehors. Ils prirent conseil ensemble, et plusieurs dirent qu'ils laisseroient la cité et s'en iroient. Les autres dirent qu'ils n'en feroient rien, car ils auraient grande honte et grands reproches en tous les lieux où ils iroient, s'ils laissoient pour rien une si riche cité; mais qu'ils demanderaient du secours à l'apostole, lui feroient savoir l'état du pays, et lui manderaient, pour Dieu, qu'il leur donnât le roi Jean pour seigneur, car s'ils le pouvoient avoir, avec l'aide de Dieu, ils tiendroient bien le pays, et le lui rendraient, et le feroient leur seigneur. Ils s'accordèrent tous à ce conseil, et envoyèrent à l'apostole et au roi Jean171. Quand l'apostole ouït ces nouvelles il manda au roi Jean qu'il vînt lui parler, et il y vint. Quand il fut venu, l'apostole lui dit ce qu'on lui avoit mandé de Constantinople, et le pria beaucoup qu'il le fit et qu'il en délibérât. Le roi lui dit qu'il en étoit tout délibéré, et qu'il n'iroit pas; car il étoit resté un enfant172 à l'empereur Pierre, qui étoit hoir du pays, et qu'il ne se vouloit pas mettre en péril pour défendre la terre d'autrui. L'apostole le pria beaucoup d'y aller, et lui promit grand secours d'avoir et de gens. Le roi dit que 431cette promesse ne l'y feroit pas aller, mais que, s'il y alloit, il ne la refuseroit pas. Le roi, voyant le besoin du pays, et parce que l'apostole l'en prioit, dit qu'il iroit à cette condition, si les chevaliers du pays la lui octroyoient et si l'apostole le lui conseilloit, que l'hoir de la terre épouserait une fille qu'il avoit et prendroit la couronne; après, quand il auroit épousé sa fille, il jurerait sur les saints que tant qu'il vivroit il seroit en sa tutelle et n'auroit sur lui aucune domination; qu'ensuite les chevaliers lui feraient hommage pour sa vie, et que tout ce qu'il conquerrait des pays que les ancêtres de l'empereur avoient possédés seroit audit empereur, et que s'il conquérait des pays que ses ancêtres n'eussent pas possédés, ils seraient à ses hoirs et ils les tiendraient de l'empereur; que si on le vouloit faire ainsi, il iroit. L'apostole fut très-fort d'avis de ce que le roi avoit dit, et s'y accorda. Les messagers dirent qu'ils s'en retourneraient et le feraient savoir aux chevaliers. Ils retournèrent à Constantinople, et ils le leur firent savoir. Les chevaliers parlèrent ensemble, et s'accordèrent tous à ce que l'apostole et le roi leur avoit mandé. Ils renvoyèrent, et mandèrent au roi qu'il vînt en Constantinople, et qu'ils feraient tout ce qu'il avoit demandé. Le roi, quand il eut ouï ces messages, alla à l'apostole et prit congé de lui. L'apostole lui donna de son avoir, et lui promit qu'il le secourroit de gens et d'avoir s'il en avoit besoin. Après cela le roi s'apprêta et alla à Venise, se mit en mer et alla à Constantinople173. Il envoya quérir tous les chevaliers du pays, fit épouser sa fille174 au jeune garçon qui devoit être empereur. Quand le jeune garçon 433l'eut épousée, le roi le requit de tenir ses conventions, lui et les chevaliers du pays. L'empereur et les chevaliers firent ce qu'il demanda, comme il étoit convenu, et le roi s'en contenta175.

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432En cel point que l'empereor se parti de la terre de Surie et de Chipre, Aelis la roine de Chipre, mere le roi Henri, vint en Acre, et requist le roiaume de Jerusalem com le plus droit hoir qui fust aparant du roi Aemeri son aiol. Les gens de la terre orent conseil, et li respondirent qu'il estoient homes de l'empereor Frederic, qui tenoit la terre par le baliage de son fil Coraut, porquoi ne pooient mie faire ce com lor requerait; mes porce qu'il n'avoient onques veu celui sien fil Coraut, ne il n'avoient esté present u roiaume, il manderaient à l'empereor que dedens un an lor mandast Coraut son fil, et s'il l'enveoit, il le garderoient come lor seignor, ou se ce non il feroient vers lui ce qu'il devraient; et por ceste chose faire, à l'empereor envoioient message deus chevaliers, l'un fu Giefroi Litors, qui estoit né du païs, et li autres fu Johan de Baillou, qui fut né de Flandres. Cil diu passerent en Puille en une galie, et arriverent à Brandis, et d'iluec alerent tant qu'il trouverent l'empereor à Saint Lorens, que s'en aloient à Capres. Si com vos avez oi, il distrent lor message; à quoi il respondist que il ferait dedens brief tans ce qu'il devrait.

En ce temps que l'empereur étoit parti de la terre de Syrie et de Chypre, Alix, reine de Chypre, mère du roi Henri176 vint à Acre, et requit le royaume de Jérusalem en qualité d'héritière la plus directe qui restât du roi Amauri son aïeul177. Les gens du pays prirent conseil, et lui répondirent qu'ils étoient les hommes de l'empereur Frédéric, qui tenoit le pays pour son fils Conrad, c'est pourquoi ils ne pouvoient faire ce qu'on leur demandoit; mais comme ils n'avoient jamais vu son fils Conrad, et que celui-ci n'étoit pas venu dans le royaume, ils dirent qu'ils manderaient à l'empereur que dans l'espace d'un an il leur envoyât Conrad son fils, et que, s'il l'envoyoit, ils le garderaient comme leur seigneur; que sinon ils verraient ce qu'ils auraient à faire envers lui; et pour cela ils envoyèrent à l'empereur en message deux chevaliers: l'un étoit Geoffroy Le Tort, qui étoit né dans le pays, et l'autre Jean de Baillon, qui étoit né en Flandre. Ces deux chevaliers passèrent en Pouille en une galère, et arrivèrent à Brindes. De là ils allè-435rent tant qu'ils trouvèrent à Saint-Laurens l'empereur qui s'en alloit à Caprée. Ils firent leur message comme vous l'avez entendu: à quoi il répondit qu'il feroit promptement ce qu'il falloit faire.

434Cil vous dirons du roi Johan qu'il li avint quant il fu alé en France. Il avint en Constantinople quant l'empereor Robert fu mort, à cui Felippe son frere, le cuens de Namur, avoit donné et quitté l'empire, qui li remest un fil mult jone et mult petit enfant qui ot nom Baudoin, de qui li barons de la terre par accort firent baillif et garde de l'empire et de l'enfant un vaillant home qui avoit nom Anseau, lequel maintain bien la terre selonc le mauvais point où ele estoit; et porce qu'il la pust miex maintenir fit-il pes et aliance as Comans, et espousa la fille d'un Coman por miex atraire à soi; et de ce avint que la terre fu en meillor point et plus plenteive. En ce que la terre de Constantinople fu en si fieble point, li barons orent conseil, et par acort manderent par bon message au roi Johan qu'il venist recevoir l'empire de Constantinople, par les covenances qu'il lui faisoient. Le roi Johan si assenti en la maniere qu'il avoit esté devisé, et amena beles gens avec lui, et aporta grant avoir. Es convenances fu que li enfes qui estoit droit oir devoit espouser une souë fille, qu'il avoit eu de la seror le roi de Castelle, et tout ce qu'il conquerroit outre le bras Saint George, en la terre de Bethyne, seroit à lui et à ses oirs, mes qu'il le tendroit de l'empire, et qu'il tendroit l'empire tant com il vivroit. Quant il fu venu en Constantinople, il fu coroné empereor, et reçut les homage et les feautés. En ce qu'en cuida qu'il deust chevauchier et commencier la guerre, si se mist à plaidier as Veniciens. Après se trouva mult amenuisié de gens et d'avoir, et toutes voies si, come il pout, passa le bras Saint-George, et asseia un fort chastel qu'en apelle Lespigas, et i furent tant qu'il le prist, non mie 436par force, ains fu emblés. Lors le garni, ala avant, et chevaucha par la terre du Vatas. Icil Vatas estoit un Grieu qui tenoit la terre outre le bras Saint George et se faisoit appeler empereor, et por empereor se tenoit. Et ce qu'il tenoit la terre estoit de par sa fame qui avoit esté fille de Lascrie, liquiex s'appelloit empereor porce qu'il estoit de l'empire et du lignage au bon empereor Manuel, de cui cist livre a parlé ja en ariere. Quant l'empereor Johan ot chevauchié par cele terre, et vescu sor ses enemis un tans, que onques li Grecs n'oserent venir à bataille, ains l'eschivoient tous jors, après s'en retorna en Constantinople, ne onques puis ne issi por mefaire à ses enemis, ains s'en revint au pjait. En si poi de profit gasta tot l'avoir qu'il avoit aporté u païs; de quoi ses gens le guerpirent; si demeura seul en pauvreté, tant come il vesqui puis.

Nous vous dirons ici ce qui avint au roi Jean. quand il fut allé en France. Il avint à Constantinople quand mourut l'empereur Robert, à qui Philippe son frère, le comte de Namur, avoit donné et abandonné l'empire, qu'il lui restoit un fils très-jeune et très-petit enfant, qui eut nom Baudouin178, et que les barons de la terre s'accordèrent à confier à un vaillant homme nommé Anselme, qu'ils firent bailli et garde de l'empire et de l'enfant, lequel défendit bien le pays autant qu'il étoit possible dans le mauvais état où il étoit; et, pour le pouvoir mieux défendre, il fit paix et alliance avec les Comans, et épousa la fille d'un Coman pour se les mieux attacher; et il arriva de là que le pays fut en meilleur état et en plus grande abondance. Et lorsque l'empire de Constantinople se trouva en un état si débile, les barons prirent conseil, et s'accordèrent pour mander par messagers au roi Jean qu'il vînt le recevoir avec les conditions qu'ils lui faisoient. Le roi Jean consentit à ce qui avoit été proposé, emmena de belles troupes avec lui, et apporta grand avoir. Les conventions furent que l'enfant qui étoit hoir légitime devoit épouser une sienne fille qu'il avoit eue de la sœur du roi de Castille, et que tout ce qu'il conquerroit au-delà du bras de Saint-George, au pays de Bithynie, seroit à lui et à ses hoirs; mais qu'il le tiendroit de l'empire, et qu'il 437tiendroit l'empire aussi long-temps qu'il le voudroit. Quand il fut venu en Constantinople, il fut couronné empereur, et reçut foi et hommage. Et comme on croyoit qu'il alloit se mettre à cheval et commencer la guerre, il se mit à plaider contre les Vénitiens. Ensuite il se trouva fort diminué de gens et d'avoir, et toutefois passa, comme il put, le bras de Saint-George, et assiégea un fort château qu'on appelle Lespigane. Ils y demeurèrent jusqu'à ce qu'ils le prissent, non par force, mais par ruse. Alors il y mit garnison, alla en avant, et chevaucha par le pays de Vatace179. Ce Vatace étoit un Grégeois qui tenoit le pays au-delà du lac de Saint-George, et se faisoit appeler empereur, et se tenoit pour empereur. Il possédoit le pays par sa femme, fille de Lascaris180, lequel s'appeloit empereur parce qu'il étoit de l'empire et du lignage du bon empereur Manuel, de qui ce livre a parlé ci-devant. Quand l'empereur Jean eut chevauché dans ce pays et vécu sur ses ennemis pendant un temps, sans que les Grecs osassent jamais livrer bataille, mais l'esquivoient au contraire tous les jours, il s'en retourna à Constantinople, et depuis n'en sortit plus pour attaquer ses ennemis, mais s'en revint à ses plaideries. Il dissipa avec si peu de profit tout l'avoir qu'il avoit apporté dans le pays, que ses gens l'abandonnèrent, et il demeura seul en pauvreté, où il a toujours vécu depuis.

Il avint, après ce que l'empereor Frederic se parti de la terre de Surie, que li soudan de Babilone, Melec Elquemel, à tout son frere Melec Elferac, et o tot grant gent à pié et à cheval, alerent assiegier la cité de Domas, et firent semblant de tailler les jardins; dont cil de Domas orent grant doute, car ce est une de lor grant richesses, et si est tot lor grans delis. Il se trou-438verent esgarés, com ceux qui n'avoient de seignor qu'un enfant et estoient en main d'un baillif. Si douterent estre destruis porce qu'il n'avoient seignor qui les maintenist; porquoi il finerent à Elquemel, et li rendirent la cité, et tantost la dona à son frere Elferac, et cil l'en dona quatre cités en eschange au Levant. Quant Seyfedineber sout que cil de Domas voloient rendre la cité et deseriter son seignor Melec Enassel, le fil de li Coredin, et ni pooit mettre conseil, il prist son seignor, et le traist hors du chastel de Domas soudenement par une posterne, et l'emmena au Crac, où sa mere estoit, et son tresor iluec le laisa, et s'en ala à son chastel Salquet: et ce qu'il fist de l'enfant garentir, si fu porce que son oncle Elquemel et Elferac ne l'occissent.

Il avint, lorsque l'empereur Frédéric fut parti de la terre de Syrie, que le soudan de Babylone, Melec Elquemel181, et son frère Melec Elferac182 vinrent avec 439beaucoup de gens de pied et de cheval assiéger la cité de Damas, et firent mine de vouloir couper les jardins; dont ceux de Damas eurent beaucoup de crainte, car c'est une de leurs grandes richesses et leur plus grand plaisir. Ils se trouvèrent tout hors d'eux-mêmes, comme gens qui n'avoient de seigneur qu'un enfant183 et étoient en la main d'un bailli. Ils craignirent d'être détruits, parce qu'ils n'avoient pas de seigneur qui les défendît: c'est pourquoi ils composèrent à prix d'argent avec Elquemel, et lui rendirent la cité184. Il la donna aussitôt à son frère Elferac. Celui-ci lui donna en échange quatre cités à l'Orient. Quand Seifedineber sut que ceux de Damas vouloient rendre la cité et déshériter son seigneur Melec Enassel, fils de Coradin, et qu'il ne pouvoit l'empêcher, il prit son seigneur, le tira soudainement hors du château de Damas par une poterne, et l'emmena au Krac, où étoit sa mère, laissant là son trésor, et il s'en alla à son château de Salquet: ce qu'il fit pour garantir l'enfant, afin qu'il ne fût pas tué par ses oncles Elquemel et Elferac.

Après ce que la pes fu faite entre le pape Gregoire et l'empereor Frederic, l'empereor fist mult grant semblant qu'il vousist metre conseil en la terre d'outre-mer, et qu'en li avoit fait à savoir que li Sarrazins li tenoient mult mauvaisement les trives, et les autres outrages et tors qu'il faisoient as Crestiens, occioient il les pelerins u chemin de Jerusalem; et sans faille il en i ot occis en celui tans plus de dix mil, et encore firent greignor meffet li Sarrazins, qu'il assemblerent plus de quinze milles homes à pié en la terre Saint Abrahan et des montaignes de Jerusalem et de Naples, et du païs entor, et distrent qu'il ne voloient mie soffrir que la cité de Jerusalem fust en 440mains de Crestiens, ne qu'il eussent pooir d'entrer u temple Domini, qui estoit la maison de Dieu, et faisoit semblant que ce faisoient-il sans la volenté du soudan, et que en ce les avoient mis lor faquis: ce sont lor prestres. Il s'en vindrent tuit armé dedens la cité, et corurent parmi les ruës tôt abandon, et brisierent ostiex, et roberent, et occistrent mains Crestiens, mes non mie gramment.

Lorsque la paix fut faite entre le pape Grégoire et l'empereur Frédéric, l'empereur fit très-grand semblant de vouloir mettre l'ordre en la terre d'outre mer, parce qu'on lui avoit fait savoir que les Sarrasins lui tenoient très-mal les trèves et faisoient beaucoup d'outrages et de torts aux Chrétiens, et tuoient les pélerins sur le chemin de Jérusalem; et certainement ils en avoient tué en ce temps-là plus de dix mille. Les Sarrasins firent encore de plus grands méfaits. Ils assemblèrent plus de quinze mille 441hommes de pied dans la terre de Saint-Abraham et dans les montagnes de Jérusalem et de Naplouse, et dans les pays d'alentour. Ils dirent qu'ils ne vouloient plus souffrir que la cité de Jérusalem fût aux mains des Chrétiens, ni qu'ils eussent pouvoir d'entrer au temple Domini, c'est-à-dire la maison de Dieu; et ils avoient l'air de faire cela sans la volonté du soudan, et d'y avoir été excités par leurs fakirs, qui sont leurs prêtres; et ils vinrent tout armés dedans la cité, coururent à la débandade par les rues, forcèrent les maisons, volèrent, et occirent plusieurs Chrétiens, mais pas beaucoup.

Li Crestiens qui estoient en Jerusalem, Latin et Surien, et toutes autres nations, quant il sorent la venue de ces gens, si se recelerent, eus et lor fames et lor enfans et lor meillors choses, en la tor de David, en une fermeté qu'on i avoit faite, et iluec delés es plus fort maisons qui près de là estoient. Li baillis de la ville, qui avoit nom Renaut de Cayphas, chamberlens du roiaume, manda en Acre au seignor de Sajete et à Garnier Lalemant, qui estoit remes u lieu l'empereor baillis du roiaume, et fist asavoir cele assemblée; dont cil pristrent chevaliers et serjans, et murent d'Acre, et alerent jusques à Jaffe, si envoierent un chevalier qui avoit nom Baudouin de Piguegni avant, et Tricople o lui, por veoir la covine des Sarrazins, et l'ost venoit aprés. Cil murent à prime soir et alerent le chemin d'Emaüs; c'est li chastiaus où nostre Sire s'aparut à deus pelerins après la resurrection. Il chevaucierent toute nuit, si qu'il furent aujor en Bethleem.

Les Chrétiens qui étoient en Jérusalem, Latins et Syriens, et de tous les autres pays, quand ils surent l'arrivée de ces gens, se retirèrent, eux, leurs femmes et leurs enfans, et leurs meilleurs effets, en la tour de David, en une fortification qu'on y avoit faite, et tout à l'entour aux maisons les plus fortes qui se trouvoient près de là. Le bailli de la ville, qui avoit nom Renaud de Caïpha, chambellan du royaume, manda en Acre au seigneur de Sidon et à Garnier, l'Allemand, qui étoit demeuré bailli du royaume pour l'empereur, et leur fit savoir cet attroupement. Ils prirent des chevaliers et hommes d'armes, partirent d'Acre, et allèrent jusqu'à Jaffa. De là ils envoyèrent en avant un chevalier qui avoit nom Baudouin de Pecquigny, et avec lui des Turcopoles, pour voir ce que faisoient les Sarrasins; et l'armée venoit après. Ceux-ci partirent vers le soir, et suivirent le chemin d'Emmaiis: c'est le château où notre Seigneur apparut à deux pélerins après la résurrection. Ils chevauchèrent toute la nuit, si bien qu'ils furent au jour à Bethléem.

442Quant li Crestiens qui s'estoient receté en la tor David virent paroir les qui venoient de Bethleem, si conurent les gonfanons, et sorent qu'on les venoit secorre; si en furent mult lies, car il estoient en mult grant paor, comme ceus que Sarrazins avoient enclos, et les assailloient de toutes pars, et ce lor avoit ja duré deus jors, et il estoient ce tiers. Adonc pristrent cuer, et corurent as Sarrazins et les desconfirent, et les brisierent, si qu'il n'orent poair de raliereus ne de recouvrir, ains les emmenerent chaçant et ferant et occiant parmi les rues, si que une partie s'enfui par la porte Saint Estienne, l'autre par la porte de Josaphat, l'autre vers le Temple et vers monte Sion, liquel se descouloient des murs à val; et quant cil qui venoient devers Bethleem furent approchiés de la ville, si virent la desconfiture, et conurent la chace, si ferirent des esperons après ceux qui s'enfuioient, si qu'il en atainstrent plusors et occistrent; dont il fu trouvé qu'il i en ot de mors, que dehors que dedans, bien deus milles ou plus. Lors manderent en l'ost por faire asavoir cele novele; dont li messages trova l'ost au toron des chevaliers; et quant il lor ot dit la novele, si en furent mult lies, et se tindrent qu'il n'alerent plus avant, ains s'en retornerent en Acre. Et sor tout achaisons l'empereor, sous couverture de ces choses, par le seu du pape, fist atorner trois cents chevaliers et deux cents arbalestriers et serjans à cheval, et lor fist chargier à Brandis chevax et armeures et viandes en vingt huit salandres, liquels murent et tant alerent qu'il arriverent au Gavata, la pointe qui est devant Limeçon. Quant il furent là venus, si geterent lor ancres, et demorerent iluec por attendre lor chevetaine Bichart fils Augier, le mareschal l'empereor, qui devoit movoir après eus à tot quinze galies.

443Quand les Chrétiens qui s'étoient retirés à la tour de David virent paroi tre ceux qui arrivoient de Bethléem, ils reconnurent les gonfanons, et comprirent qu'on les venoit secourir, et ils en furent fort joyeux, car ils étoient en grande peur, comme gens que les Sarrasins avoient enclos et assailloient de toutes parts. Cela avoit déjà duré deux jours, et ils étoient au troisième. Alors ils prirent cœur, coururent aux Sarrasins, et les déconfirent et rompirent tellement qu'ils ne purent se rallier ni se remettre; mais ils les menèrent chassant et frappant et tuant par les rues, en sorte qu'une partie s'en fut par la porte Saint-Etienne, l'autre par la porte de Josaphat, l'autre vers le Temple et vers le mont Sion, et ceux-ci se laissoient glisser des murs en bas. Quand ceux qui venoient de Bethléem approchèrent de la ville, et, voyant la déconfiture, reconnurent qui faisoit la chasse, ils donnèrent des éperons après les gens qui s'enfuyoient, en atteignirent et tuèrent plusieurs, en sorte qu'on en trouva de morts, tant dehors que dedans, deux mille et plus. Alors ils envoyèrent au camp pour faire savoir cette nouvelle. Le messager trouva l'armée à la colline des Chevaliers; et quand il leur eut dit la nouvelle, ils en furent fort joyeux, et il leur fut avis de n'aller pas plus avant; ils s'en retournèrent à Acre. Ce fut à cette occasion, et sous prétexte de ces affaires, que l'empereur, au su du pape, fit apprêter trois cents chevaliers et deux cents arbalétriers et hommes d'armes à cheval, et leur fit charger à Brindes des chevaux et des armures et des vivres sur dix-huit salandres185. Ils partirent, et allèrent tant qu'ils arrivèrent au Gavata186, ce qui est la 445pointe devant Limeçon. Quand ils furent arrivés en ce lieu, ils jetèrent leurs ancres, et y demeurèrent pour attendre leur capitaine Richard Felingher, maréchal de l'empereur, qui devoit les suivre avec quinze galères.

444Quant les salandres durent movoir de Brandis, une nef de l'hospital des Alemans mut avant que les salandres, et vint en Acre. En quoi vint un espie Johan d'Ibelin, seignor de Baruth, qui li fist asavoir la venue des gens l'empereor, et tout lor entendement. Porquoi il vint pié estant en Acre, et amena tant de gens come il pout avoir, que à sous que de ses amis, et s'en ala à Baruth, et d'iluèc en Chipre. Et quant il fu là venus, il prist le roi et un poi de gens. Et s'en ala herbergier au Quit. Tot le remanent des gens, chevaliers et serjans fit herbergier à Limeçon, et fist chevetaine Balian son ainsné fil. En cel point ariverent deus galies à Limeçon, en quoi estoit l'evesque de Melfe, et deus chevaliers qui avoient lor fie en Acre. Li uns estoit appelle l'Alemant, li autre Johan de Balle, qui estoient flamens, et demanderent le roi por parler à li, et l'en lor dist qu'il estoit au Quit. Il partirent de Limeçon o lor galies et s'en alerent au Quit, où le roi estoit herbergié. Quant il vindrent là, si distrent au roi, en presence du seignor de Baruth: «Mes sires, l'empereor vos mande, come à celui qui est ses hons, que vos congiés et faites partir de vostre terre Johan d'Ibelin et ses enfans, et ses nevous et ses parens; car il li ont meffait; porquoi il vos mande et defent que vos ne recettes ne garantissiés en vostre terre.» Li rois, qui estoit enfes et jone d'aage, ot son conseil, et lor fist faire response par un sien chevalier, qui estoit ses hons, et avoit à nom Guillaume viscomte, et lor dist: «Seignor, le roi m'a commandé et chargié que je vous die qu'il s'esmerveille que l'empereor vostre sire li a fait tel commandement: 446car li sire de Baruth est oncle sa mere, et si est bien su que il et si neveus, et grant partie de ses parens sont si home, porquoi il ne lor puet faillir; et, sauve soit la grace l'empereor, le roi ne puet ne ne doit faire ce que vos li avez requis, et s'il le faisoit, il mesprendroit vers eus.» Après ce Johan d'Ibelin se dreça et dist au roi: «Sire, je suis vos hons, si vos prie que vos me maintenés à droit, que je suis prest de faire devant vos droit, et en vostre cort, se nus me soit que demander.» Sor ce li messages se leverent, et distrent au roi: «Sire, vous avés bien entendu ce que nos vos avons dit de par l'empereor, et nos avons entendu vostre responce.» Si s'en partirent à tant, et se recueillirent en lor galies, et alerent au Gavata, où lor salandres estoient.

Quand les salandres furent prêtes à partir de Brindes, un navire de l'hôpital des Allemands partit avant les salandres, et vint à Acre. Sur ce navire vint un espion à Jean d'Ibelin, seigneur de Béryte, qui lui fit savoir la venue des gens de l'empereur et tous leurs projets. C'est pourquoi il vint sur-le-champ à Acre, et emmena tout ce qu'il put avoir de monde, tant à lui qu'à ses amis, et s'en alla à Béryte, et de là en Chypre. Quand il fut arrivé, il prit le roi et quelque peu de gens, et s'en alla héberger au Quit. Il fit héberger tout le reste de ses gens, chevaliers et hommes d'armes à Limeçon. En ce temps arrivèrent à Limeçon deux galères dans lesquelles étaient l'évêque d'Amalfi et deux chevaliers qui avoient leurs fiefs à Acre: l'un était appelé l'Allemand, l'autre Jean de Bâle; ils étaient flamands. Ils demandèrent le roi pour lui parler, et on leur dit qu'il était au Quit. Ils partirent de Limeçon avec leurs galères, et allèrent au Quit, où le roi était hébergé. Quand ils furent là ils dirent au roi, en présence du seigneur de Béryte: «Messire, l'empereur vous mande, comme à son homme, que vous renvoyiez et fassiez partir de votre pays Jean d'Ibelin et ses enfans, et ses neveux, et ses parens, car ils lui ont méfait; ce pourquoi il vous mande et défend de les recevoir et protéger en vos terres.» Le roi, qui étoit enfant et jeune d'âge, fut conseillé, et leur fit réponse par un sien chevalier qui 447étoit son homme et avoit nom vicomte Guillaume, et qui leur dit: «Seigneurs, le roi m'a commandé et chargé de vous dire qu'il s'émerveille que l'empereur votre sire lui ait fait un pareil commandement, car le sire de Béryte est oncle de sa mère, et il est bien connu que lui et son neveu, et une grande partie de ses parens, sont les hommes du roi; par quoi il ne leur peut faillir; et, sauf le bon plaisir de l'empereur, le roi ne peut ni ne doit faire ce que vous lui avez requis; et s'il le faisoit, il feroit faute envers eux.» Alors Jean d'Ibelin se leva, et dit au roi: «Sire, je suis votre homme, et vous prie de me maintenir dans mes droits, car je suis prêt de faire raison, devant vous et en votre cour, à quiconque me la demandera.» Sur ce les messagers se levèrent et dirent au roi: «Sire, vous avez bien entendu ce que nous avons dit de la part de l'empereur, et nous avons entendu votre réponse.» Alors ils se partirent, montèrent dans leurs galères, et vinrent au Gavata, où étoient leurs salandres.

Quant cil des salandres orent iluec attendu le mareschal qui lor chevetaine estoit plusors jors, et virent qu'il ne venoit pas, si orent conseil, et se partirent du Gavata, et s'en alerent tant qu'il vindrent à une isle qui est devant Baruth. Là descendirent à terre et deschargierent lor chevax, et s'armerent et se mistrent en eschieles, et chevauchierent vers la cité de Baruth les eschieles rengiées. Quant cil de Baruth les virent venir, si i ot de tex qui se mistrent u chastel, li autre ouvrirent les portes de la ville et les reçurent, si que cil s'espandirent parmi la ville, et se herbergierent par les ostex, où il troverent grant plente de viandes et d'autres choses, et mistrent la main à assegier le chastel et faire engins, et firent un grant trebuchet 448qui gettoit le pesant d'un quintax. Entre peut trebuches et tomberiaus i avoit cent et vingt. Si tindrent mult ceus du chastel, si que nus ne pooit entrer ne issir.

Quand ceux des salandres eurent attendu pendant plusieurs jours le maréchal, qui étoit leur chef, et virent qu'il ne venoit pas, ils prirent tous conseil, partirent du Gavata, et allèrent tant qu'ils arrivèrent à une île qui est devant Béryte. Là ils descendirent à terre, firent descendre leurs chevaux, s'armèrent, et se formèrent en troupe, et chevauchèrent vers la cité de Béryte, rangés en bataille. Quand ceux de Béryte les virent venir, il y en eut plusieurs qui se mirent dans le château, les antres ouvrirent les portes de la ville et les reçurent. En sorte que ceux-ci s'épandirent dans la ville et s'hébergèrent dans les maisons, où 449ils trouvèrent grande abondance de vivres et d'autres choses. Ils se mirent à assiéger le château et à construire des engins. Ils firent une grande bascule qui jetoit un quintal pesant. Il pouvoit y avoir, tant bascules que tombereaux, cent vingt machines. Cependant celles des Chrétiens tiroient si bien que nul ne pouvoit entrer ni sortir.

Après ce ne taria guaires que li mareschaus Richart fils Augier arriva à Limeçon à tot les quinze galies. Quant il vint là, et il sout que les salandres estoient alées à Baruth, il mut d'iluec et ala prés et vint à Baruth, et trova le siege, et le maintint, si come il l'avoient commencié, et l'efforça tant come il pot. Sus ce il envoia Henri son frere à Sur, et manda dire à Hemart de Laion qu'il li rendist Sur qu'il avoit en garde. Cil receut le mandement, et li livra la cité et le chastel. Quant le mareschal ot esté une piece à Baruth, si s'en ala en Acre tot eschierement. Quant il fu là venu, il assembla les chevaliers et les borgeois. Quant il furent tuit assemblés u chastel devant le grant paies, il fist lire une lettre en lor presence qui estoit scelés d'or, et venoit de par l'empereor Frederic à tous ceus du roiaume, en quoi il se contenoient mult de beles paroles et amiables, et entre les autres paroles disoit: «Je vous ai mandé le mareschal de l'empereor Richart fil Augier, legat de ma coste187, por estre baillif du roiaume, et por maintenir justice et droit, et por garder en lor raisons les grans et les petits, les riches et les povres. Quant ces lettres furent lues, Richart se leva, et dist: «Seignors, vous avés entendu les letres de mon seignor l'empereor, et tot ainsi come elles devisent, le ma il comandé, et je suis prest de faire, par le conseil des prodomes de la terre.» Se li contenemens et les euvres eussent esté teles comme estoient les paroles, et les lettres les 450gens du pais se fussent bien tenuës à paies, et l'eussent retenu à baillif; mes après ce ne demora guaires u païs qne ses portemens fussent tot autres, et qu'il descouvrist son cuer et sa pensée come cil qui estoit orgueilleus et bobauchier, et n'estoit mie mult garni de sens. Par quoi les gens de la terre s'aperceurent que son entendement estoit de tout destruire et mettre à neant.

Il ne tarda guère ensuite que le maréchal Richard Félingher arrivât à Limeçon avec les quinze galères. Quand il arriva et sut que les salandres étoient allées à Béryte, il partit, les suivit, et vint à Béryte. Il y trouva le siège, le maintint comme il étoit commencé, et le poussa tant qu'il put. Sur ce il envoya Henri son frère à Tyr, et manda à Hémart de Laion qu'il rendît Tyr qu'il avoit en garde. Celui-ci obéit à l'ordre et lui livra la cité et le château. Quand le maréchal eut été un temps à Béryte, il s'en partit et s'en alla à Acre avec grande assurance. Quand il y fut venu, il assembla les chevaliers et les bourgeois; et quand ils furent tous assemblés au château devant le grand palais, il fit lire en leur présence une lettre scellée d'or, adressée par l'empereur Frédéric à tous ceux du royaume, et contenant beaucoup de paroles belles et amicales. Entre autres choses elle disoit: «Je vous ai envoyé le maréchal Richard Félingher, mon délégué de confiance, pour être bailli du royaume, maintenir la justice et les lois, et pour garder en leurs droits les grands et les petits, les riches et les pauvres.» Quand ces lettres eurent été lues, Richard se leva et dit: «Seigneurs, vous avez entendu les lettres de monseigneur l'empereur et tout ce qu'elles contiennent; il m'a commandé de 451l'accomplir, et je suis prêt à le faire par le conseil des prud'hommes du pays.» Si la conduite et les œuvres eussent été telles que les paroles et les lettres, les gens du pays se fussent bien tenus pour satisfaits, et l'eussent bien gardé pour bailli; mais ensuite il ne demeura guère au pays que ses déportemens ne fussent tout autres, et qu'il ne découvrît son cœur et sa pensée comme d'un homme orgueilleux et superbe, et qui n'étoit guère garni de sens. Par quoi les gens du pays s'aperçurent que son projet étoit de tout détruire et mettre à néant.

Quant il orent ce aperceu, et il furent certain de sa mauvaistié et de sa maie volenté, il furent ensemble, et orent conseil, et par accort vindrent devant le mareschal Richart, de quoi Balian de Sajette li dist: «Il m'ont enchargié que je vos die por moi et por eus une parole. Il vos font asavoir que quant ceste terre fu conquise, ce ne fu pas por nul meschief188 de seignor, ains fu conquise par croiserie et par pelerins et de gens assemblées; et quant il l'orent conquise, il firent seignor par accort et par election, et li donnerent la seignorie du roiaume; après firent, par accort et par connoissance des prodomes, establissemens et assises, que il voudrent qu'il fussent tenues et usées u roiaume, por le sauvement du seignor et des autres gens, et por maintenir raison, et puis le jurerent et firent jurer au seignor, et dès-lors en ça tuit li seignor qui ont esté u roiaume l'ont juré jusque à ore, et tot aussi le doit jurer l'empereor. Entre les autres establissemens et les assises i est ceste assise que nus sire ne puet ne ne doit dessaisir son bien sen autrui, et veés li Johan d'Ibelin, sire de Baruth, qui est hons de l'empereor, et sus; vous, qui estes en lieu de lui por la terre garder et droit 452maintenir, avés mis main sus ses choses et sus ses teneures, et l'avés dessaisi de la cité de Baruth et des terres entor, et avés assegié son chastel sans esgart de cort et sans jugement. Porquoi nos vos requerons, par droit et par raison, et por sauver le serment et la foi de nostre seignor l'empereor, que vos departés, vos et vos gens, de Baruth. Par quoi le sire de Baruth resort en sa saisine, et se vos li volés n'en metre sus ne demander, si le faites semondre par l'usage du roiaume, et le menés par l'esgart de la terre, et s'il par esgart de cort en chiet, nos somes prés de vos aidier à nostre pooir, et de faire tant qu'il soit amendé.»

Quand ils eurent aperçu ceci, et furent certains de son incapacité et de sa mauvaise volonté, ils se réunirent, prirent conseil, et vinrent ensemble devant le maréchal Richard. Alors Balian de Sidon lui dit: «Ils m'ont chargé, pour moi et pour eux, de vous dire une parole. Ils vous font savoir que quand cette terre fut conquise, ce ne fut pas pour aucune querelle de seigneurs, mais qu'elle fut conquise par des croisés, des pèlerins et des gens assemblés. Quand ils l'eurent conquise, ils nommèrent un seigneur par accord et par élection, et lui donnèrent la seigneurie du royaume. Ils firent ensuite, par accord, et par la délibération des prud'hommes, des réglemens et lois qu'ils voulurent qu'on tînt en usage dans le royaume, pour l'avantage du seigneur et des autres gens, et pour maintenir les droits; puis ils les jurèrent et les firent jurer aux seigneurs; et depuis lors jusqu'à présent tous les seigneurs qui ont gouverné le royaume les ont jurés, et l'empereur les doit jurer aussi. Entre les autres réglemens et lois est celle-ci, que nul ne 453peut ni ne doit déposséder un autre de ses biens. Or voici Jean d'Ibelin, sire de Béryte, qui est homme de l'empereur; et vous, qui êtes en son lieu pour garder la terre et maintenir le droit, vous avez mis la main sur ses biens et possessions, et l'avez dessaisi de la cité de Béryte et des terres à l'entour, et avez assiégé son château sans examen d'aucune cour et sans jugement. Ce pourquoi nous vous requérons par droit et raison, et pour garder la foi et le serment de votre seigneur l'empereur, que vous quittiez Béryte, vous et vos gens. Par quoi le sire de Béryte rentrera en jouissance; et si vous avez ou à l'accuser ou quelque chose à réclamer de lui, faites le sommer selon les usages du royaume, que son procès soit fait devant le pays, et si par jugement de la cour il le perd, nous sommes prêts de vous aider de tout notre pouvoir, et d'avoir soin que justice soit faite.»

Quant li mareschaus Richart entendi cele parole, si s'esmerveilla mult qu'il osa onques ce dire: car il cuidoit que nus ne li osast contredire chose qu'il vosist faire. Mes il veoit ores bien que le fait n'iroit mie ains com il avoit en pensé; toutes voies ouvri son cuer de ce qu'il ne pooit amender, si lor dist que de ce ne pooit repondre tant qu'il eust conseil des riches homes de l'empire qui o lui estoient venus, qui estoient à Baruth; mes il iroit là et auroit conseil à eus, et qu'il mandassent là à lui por le respons. Sor ce s'en parti le lendemain bien matin, et s'en ala à Baruth. Et quant il vint là, si destraint et greva. plus le chastel qu'il n'avoit fait devant. Johan de Saiete, Huete de Mont-Beliard, Garnier l'Alemant, et li autres chevaliers du roiaume, envoierent deus chevaliers à Baruth demander le respons du mareschal, si come il lor 454avoit promis. De quoi li uns des chevaliers avoit nom Renaut de Caifas, chamberlan du roiaume, et l'autre fu Daniel de Malenbec. Quant cil d'ici furent à Baruth, si firent asavoir au mareschal qu'il estoient venus à lui por oir son respons de ce que li homes de l'empereor li avoient dit et requis. Son respons fu tex: «Seignors, dist-il, je vous fais asavoir que je suis home de l'empereor, si suis tenu de faire son commandement; par quoi je veus que chascun sache que je ne veul trespasser en tel chose qni est resnable; car l'en sait bien comment Johan d'Ibelin s'est prouvé et contenu envers l'empereor, non mie189 porce que je ne suis que serjant, et l'empereor est sire. S'entre vos entendes que l'empereor vos face autre chose qu'il ne doie, si mandés à lui, et il est si bon seignor et si loial qu'il le drecera si comme il devra.» Li message s'en retornerent en Acre, et retraistrent les respons du mareschal à ceus qui les i avoient envoiés.

Quand le maréchal Richard entendit cette parole, il s'émerveilla beaucoup qu'on osât lui dire ainsi: car il croyoit que nul n'auroit la hardiesse de le contredire en rien de ce qu'il vouloit faire. Mais il vit bien qu'il n'en iroit pas comme il avoit pensé; toutefois il cacha sa pensée sur ce qu'il ne pouvoit empêcher, et il leur dit qu'il ne pouvoit répondre là-dessus qu'il n'eût pris le conseil des riches hommes de l'empire qui étoient venus avec lui, et étoient à Béryte; mais qu'il iroit et délibérerait avec eux, et qu'ils envoyassent vers lui pour la réponse. Sur ce il partit le lendemain de grand matin et s'en alla à Béryte; et quand il y fut, il resserra et attaqua le château plus qu'il n'a voit fait auparavant. Jean de Sidon, 455Jean de Césarée, Eudes de Montbéliard, Garnier l'Allemand, et les autres chevaliers du royaume, envoyèrent deux chevaliers à Béryte pour demander la réponse du maréchal comme il leur avoit promis. L'un des chevaliers avoit nom Renaud de Caïpha, chambellan du royaume, et l'autre étoit Daniel de Malenbec. Quand ceux-ci furent à Béryte, ils firent savoir au maréchal qu'ils étoient venus à lui pour savoir sa réponse sur ce que les hommes de l'empereur lui avoient dit et requis. Sa réponse fut telle: «Seigneurs, je vous fais savoir que je suis l'homme de l'empereur, et ainsi tenu de faire son commandement; par quoi je veux que chacun sache que je ne prétends manquer en rien à ce qui est raisonnable; car on sait bien comment Jean d'Ibelin s'est montré et conduit envers l'empereur, et non envers moi, car je ne suis que le délégué, et l'empereur est le sire. Si vous pensez entre vous que l'empereur vous fasse autre chose qu'il ne doit, envoyez vers lui, il est si bon seigneur et si loyal qu'il le redressera ainsi qu'il le devra.» Les messagers s'en retournèrent à Acre, et rapportèrent la réponse du maréchal à ceux qui les avoient envoyés.

Quant li gens du roiaume entendirent le respons, si aperceurent bien que la volenté du mareschal estoit telle com l'en lor avoit fait entendant; si se penserent que, s'il ne mettoient conseil en eus et en lor fait, qu'il estoient en mauvais point. Porquoi les plus sages d'eus et les plus porveant orent conseil ensemble, et virent qu'il n'avoient autre recouse fors tant qu'il fussent tuit tenus ensemble par serement de garder et de sauver lor raisons et lor droitures, et les franchises du 456roiaume. Lors s'apenserent qu'en la terre avoit une frairie Saint Audrien, laquel estoit otroié du roi Baudouin et afermée par son privilege. En cele frairie avoit establissement, devises et motison et privileges. Entre les autres establissemens estoit ce que tuit cil qui en cette frairie se voloit mettre, li frere et cil de la frairie les pooient recevoir. Lors s'assemblerent tuit chevaliers et borgois, et tuit li riche home, et quant il furent assemblés, il manderent querre les conseilliers de la frairie et les privileges, et quant il furent là venus, si firent venir les deus privileges, après les firent lire. Adonc virent190 la frairie, adonc la jurerent li plus du pueple qui le firent volentiers, por la paor qu'il avoient de la maisnie le mareschal Richart. Et lors furent tenus les uns as autres. Puis fu mandée ceste chose en Chipre por faire li asavoir à Johan d'Ibelin sire de Baruth.

Quand les gens du royaume entendirent la réponse, ils s'aperçurent bien que la volonté du maréchal étoit telle qu'on la leur avoit fait entendre, et ils pensèrent que, s'ils n'avisoient par eux-mêmes à leurs affaires, ils étoient en mauvaise situation. C'est pourquoi les plus sages d'entre eux et les plus prévoyans tinrent conseil ensemble, et virent qu'ils n'avoient d'autres moyens de salut que de s'engager tous ensemble par serment à garder et défendre leurs 457droits et libertés et les franchises du royaume. Alors ils songèrent qu'il y avoit dans le pays une confrérie de Saint-Adrien, laquelle avoit été autorisée du roi Baudouin et confirmée par son privilége. Cette confrérie avoit des réglemens, conventions, chartes et priviléges. Entre les autres réglemens étoit celui-ci, que tous ceux qui vouloient se mettre en cette confrérie, les frères et gens de la confrérie les pouvoient recevoir. Alors s'assemblèrent tous les chevaliers et bourgeois et tous les hommes riches; et quand ils furent assemblés ils envoyèrent quérir les conseillers de la confrérie et ses priviléges; et quand ils furent arrivés ils se firent apporter les priviléges appartenant à la confrérie et les firent lire. Ils proposèrent donc la confrérie, et la plus grande partie du peuple la jura très-volontiers, à cause de la peur qu'ils avoient des gens du maréchal Richard; et ainsi ils furent, engagés les uns aux autres. Puis la chose fut mandée en Chypre pour la faire savoir à Jean d'Ibelin, seigneur de Béryte.

Quant il entendit le fait d'Acre et des gens du roiaume en la maniere que vous avés oi, si en fu mult lie, et li sembla bien que ce li estoit grant aide à son fait maintenir. Lors vint au roi Henri, qui encore estoit menuet d'aage, et li dist, devant les barons qu'il avoit assemblés: «Sire, vos savés que je suis vos hons, si vos fait asavoir ce que gens estrangers m'ont fait, et font encore grant outrage et grant tort; car il ont prise et saisie ma cité de Baruth et ma terre entor, et ont saisi mon chastel de Baruth, dont je vous prie, come à mon seignor, et à celui qui estes tenus de moi aidier, à delivrer et à rescorre ma terre et mon chastel de Baruth, et vos meismes vieigniés 458et amenés vos homes qui ci sont, et leur prie à tous, si comme à mes amis et mes frères, qu'il i mettent conseil et aide.» Le roi li fist respondre qu'il iroit volontiers, et menroit tant com il porroit de ses homes; et li home le roi qui là estoient respondirent qu'il estoient prests de lui aidier, et si i avoit de tex qui mult à envis l'eussent otroié, si l'osassent refuser, et bien le monstrerent puis, quant il virent que tans fu. Il firent porchacier vessiaus et firent armer galies, et assemblement à Maugoste, et là attendirent le tans, tant qu'il murent le premier jor de quaresme, et passerent à mult souef tans, et arriverent au Pui du conestable, qui est entre Nefin et Bouceron, et là descendirent tuit ensemble. Lors avint que Amauri Belais et Hemeri de Bessan, et Odes de Gibelet et lor compaignon, s'enfuirent la nuit, et laissierent lor hernois et lor herberges, et s'en alerent à Triple, et là lor envoia le mareschal Richart une galie, en quoi il s'en alerent à Baruth. La chaison porquoi il se partirent du roi si fu parce qu'il distrent que le roi estoit menor d'aage et en autrui pooir, et qu'il estoient hons de l'empereor en chief, et li estoient plus tenant qu'au roi.

Quand il apprit ce qui s'étoit passé à Acre, et ce qu'avoient fait les gens du royaume, de la manière que vous avez ouïe, il en fut très-joyeux, et il lui sembla bien que ce lui étoit grand secours pour maintenir son droit. Alors il vint au roi Henri, qui étoit encore mineur d'âge, et il lui dit, devant les barons qui étoient assemblés: «Sire, vous, savez que je suis votre homme. Je vous fais donc savoir le grand outrage et grand tort que m'ont fait et me font encore des gens étrangers, car ils ont pris et saisi ma cité de Béryte et mes terres à l'entour, et ont saisi mon château de Béryte; ce pourquoi je vous prie, 459comme mon seigneur et celui qui est tenu de me secourir, que vous m'aidiez à délivrer et reprendre ma terre et mon château de Béryte, et que vous-même veniez et ameniez vos hommes qui sont ici, et je les prie tous, comme mes amis et mes frères, de m'y apporter conseil et secours.» Et les hommes du roi qui étoient là lui répondirent qu'ils étoient prêts de l'aider; et cependant il y en avoit tels qui l'avoient octroyé bien à contre-cœur, et ils eussent refusé s'ils avoient osé, et ils le montrèrent bien depuis quand ils virent qu'il en étoit temps. On fit acheter des vaisseaux, armer des galères, et on donna rendez-vous à Mangoste191. Là on attendit le moment de partir, et on se mit en route le premier jour de carême. On eut pour le passage un très-beau temps, et on arriva au Puy du connétable, qui est entre Nefin et Bousseron, et là ils descendirent tous ensemble. Alors il arriva que Camerin Barlas et Amauri de Bersan, et Eudes de Gibel et leurs compagnons, s'enfuirent la nuit, laissèrent leurs bagages et leurs logemens, et s'en allèrent à Tripoli, où le maréchal Richard leur envoya une galère, en laquelle ils s'en allèrent à Béryte. La raison qu'ils donnèrent pourquoi ils se séparoient du roi fut que le roi étoit mineur d'âge et en pouvoir d'autrui, que l'empereur étoit leur suzerain en chef, et qu'ils étoient plus tenus envers lui qu'envers le roi.

Après se parti Johan d'Ibelin du Pui, et emmena le roi o son ost, et passa le Pui, et s'en ala devant Gibelet, et tant qu'il vindrent devant Baruth à une terre con apelle Sincifil, et là se herbergierent sor le flun. Quant il furent là venu, Johan d'Ibelin envoia en message à Acre Un sien vaslet qui 460avoit nom Droon, et envoia plusors lettres à Balian de Sajette et à Johan de Cesaire, qui estoient ses mesfil de sa seror, et à mains autres de ses amis, et envoia une lettre au commun de la terre, esquelles lettres se contenoit ainsi, et disoit, après le salu: «Seignors, je vous fais asavoir que gens estranges d'autres terres m'ont coru sus, et ont saisi et prise ma cité et ma terre, et ont assiegé mon chastel; et porce que je n'ai pooir de venir à vous, ne d'envoier à vos de mes homes, car il sont enclos en mon chastel; porquoi je vos fais asavoir mon besoing par ces lettres, esquelles je vous pri et requir et semon, si comme mes freres et mes amis, que vous me maintenés selonc l'us et les coustumes du roiaume de Jerusalem, et que vos m'aidiés à recorre et à delivrer ma cité et mon chastel, et ma terre.» Ces lettres furent luës en l'ostel Balian de Sajette, où li plus des homes l'empereor estoient assemblés; de quoi Johan de Cesaire demanda respons por son oncle Johan d'Ibelin, dont il avint qu'une grant parti s'accorda à ce que l'en li devoit aidier et lui rescorre, et ainsi s'offrirent por li aidier; li autres disoient qu'il n'estoient mie apensé. Cil qui si accorderent à aler furent Johan de Cesaire, Bohart de Cayfas, et Renaut son pere, Giefroit le Fort192, Giefroi d'Estruens, Baudoin de Bonvoisin, et d'autres chevaliers, tant qu'il en ot quarante trois. Cil s'atornerent et murent, et vindrent là où le roi de Chipre estoit, o Johan d'Ibelin, et lors se meust l'ost des Chiprois de Seneifil, et s'en alerent herbergier prés de la cité en un lieu con apele Loros, et iluec furent tant qu'il avint que Girart, le patriarche de Jerusalem, et Pierre, l'arcevesque de Cesaire, et Johan de Saiete, Huedes de Mont-Beliard, et frere Garin, maistre de l'ospital de Saint Johan, et frere Hermant de Pierregort, maistre du Temple, le baillif de Venice, et le conseil de Pise et de Genes, se partirent 462d'Acre et alerent à Baruth, et se herbergierent dessous la ville, et parlerent à l'une partie et à l'autre por savoir s'il i peussent metre conseil et pes; et quant il orent assés parlé as deus partie, si virent qu'il n'i pooient rien faire en nulle maniere, si s'en partirent et s'en retornerent ariere en Acre. Johan d'Ibelin vit et conut qu'il ne faisoit riens là où il estoit d'esploit, ne force avoit-il mie de grever ceus qui estoient devant Baruth, et qui avoient son chastel assegié; car s'il fussent enmi les chans, si deussent-il prendre la bataille encontre les Chiprois; car il avoit plus gent à cheval et à pié que n'avoit Johan d'Ibelin,

Ensuite Jean d'lbelin se partit du Puy,et emmenant le roi avec son armée, passa le Puy et s'en alla devant Gibel, tant qu'ils arrivèrent devant Béryte, à un endroit qu'on appelle Sineifile. Là ils s'hébergèrent 461sur le fleuve. Quand ils y furent arrivés, Jean d'Ibelin envoya en message à Acre un sien valet qui avoit nom Droon, et écrivit plusieurs lettres à Balian de Sidon et à Jean de Césarée, qui étoient ses demi fils par sa sœur, et à plusieurs autres de ses amis, et il envoya une lettre au peuple du pays, laquelle contenoit ce qui suit, et disoit, après les salutations: «Seigneurs, je vous fais savoir que des gens étrangers venus d'un autre pays m'ont couru sus, ont saisi et pris ma cité et ma terre, et ont assiégé mon château. Comme je n'ai pas de moyen de venir vers vous, ni de vous envoyer de mes hommes, car ils sont enclos en mon château, c'est pourquoi je vous fais savoir mon besoin en ces lettres, par lesquelles je vous prie, requiers et somme, comme mes frères et mes amis, que vous me défendiez selon les us et «outumes du royaume de Jérusalem, et que vous m'aidiez à reprendre ma cité, mon château et ma terre.» Ces lettres furent lues en l'hôtel de Balian de Sidon, où la plupart des hommes de l'empereur étoient assemblés, desquelles Jean de Césarée demanda réponse pour son oncle Jean d'Ibelin; et il avint qu'une grande partie fut d'accord qu'on le devoit aider et délivrer, et s'offrirent pour le secourir, et les autres disoient qu'ils n'y avoient pas assez réfléchi. Ceux qui s'accordèrent à y aller furent Jean de Césarée, Bohart de Caïpha et Renaud son père,.Geoffroi le Tort, Geoffroi d'Estreins, Baudouin de Bonvoisin et d'autres chevaliers, tant qu'il y en eut quarante-trois. Ils s'apprêtèrent et se mirent en route, et vinrent là où étoit le roi de Chypre avec Jean d'Ibelin. Alors l'armée des Cypriotes partit de Sineifile, et 463s'alla héberger près de la cité, en un lieu qu'on appelle Loros, et ils demeurèrent tant qu'il avint que Girard, le patriarche de Jérusalem, et Pierre, archevêque de Césarée, et Jean de Sidon, Eudes de Montbéliard, frère Guérin193, maître de l'hôpital de Saint-Jean, frère Armand de Périgord, maître du Temple194, le bailli de Venise, et les conseillers de Pise et de Gênes, se partirent d'Acre et allèrent à Béryte, et s'hébergèrent en-dessous de la ville. Ils parlèrent à l'un et à l'autre parti pour savoir s'ils polirroient par leurs conseils mettre entre eux la paix, et quand ils eurent ainsi beaucoup parlé aux deux partis, voyant qu'ils n'y pouvoient rien faire en aucune manière, ils s'en partirent et revinrent à Acre. Jean d'Ibelin vint et reconnut qu'il ne faisoit là rien d'utile, n'ayant pas assez de forces pour incommoder ceux qui étoient devant Béryte et avoient assiégé son château; car s'ils avoient été en plaine, c'étoit à eux à chercher la bataille plutôt qu'aux Cypriotes, car ils avoient plus de gens de cheval et de pied que n'en avoit Jean d'Ibelin.

Quant il ot ce connu, si se partit d'iluec qu'il estoit, et emmena le roi Henri en l'ost de Chipre, et s'en ala à Sajete, et laissa là le roi et Anseau de Brie por lui garder, et o lui le plus de l'ost; les autres emmena o lui, et s'en ala en Acre. Quant il fu là sifist assembler les gens de la ville, chevaliers et borgois et l'autre pueple, et devant tous jura la frairie Saint Audrien au letrin de l'yglise. Après ce qu'il ot juré, il parla tot le pueple, et fist sa plainte; et lor dist que les salandres de lor avenu s'estoient venuës et estoient encore au port, et qu'encore lor poroient-il faire grant damage, por quoi il looit qu'en les arrestast. Si tost com il ot ce dist, un cri leva par l'yglise que chascun dist et cria: «As salandres.» Lors s'es-464murent et corurent à la mer, et se mistrent en barges, et alerent as salandres, et en pristrent les dix sept, et l'une eschapa qui estoit à la cole195. Et ce qu'il les troverent en Acre, si fust ainsi que quant les Lombars furent descendus à Baruth, li mareschal les manda en Acre por iverner; car il cuidoit avoir la terre tot à son commandement, mes de ce se trouva il engignié. Quant les salandres furent prises, si com vous avés entendu, le mareschal le sout qui estoit à Sur, si en fu mult dolent. Après ce que les salandres furent prises, le roi se parti de Sajete et vint en Acre. Quant il fu venu, Johan d'Ibelin ot conseil, que par la cort, que par la gent de la ville, et par lor aide, alast assegier Sur; et à ce li aidierent li Genevois de gens et de viandes. Si qu'il s'esmut, et ala gesir au Casai Ymbert. Quant li mareschaus Richart sot ceste entreprise, il manda à Baruth à son frere le tier196, qui estoit en son lieu, qu'il se partist du siege, et amenast l'ost à Sur, et ce fist-il porce qu'il douta la venuë de cele gent qui devant Sur devoient aler. Li tier fist ce que son frere li ot mandé, si qu'il mist le feu es engins et se parti de Baruth, et emmena les gens qui avec lui estoient, et les galies et les autres véssiaus, et s'en vint à Sur.

Quand il eut reconnu ceci il se partit du lieu où il étoit, emmena le roi Henri et l'armée de Chypre, s'en alla à Sidon, et laissa là le roi avec Anselme de Brie pour le garder, lui et le reste de l'armée; il emmena les autres avec lui, et s'en alla à Acre. Quand il y fut il fit assembler les gens de la ville, chevaliers et bourgeois et autres gens, et devant tous jura la confrérie de Saint-Adrien au lutrin de l'église. Après avoir juré il parla à tout le peuple, se plaignit, et leur dit que les salandres de leurs ennemis étoient venues et étoient encore au port, qu'elles leur pourroient faire 465grand dommage; ce pourquoi il conseilloit qu'on les arrêtât. Sitôt qu'il eut dit ceci un cri s'éleva dans l'église, et chacun dit: «Aux salandres!» Alors ils s'émurent, coururent à la mer, se mirent dans des barques, allèrent aux salandres et en prirent dix-sept; il s'en échappa une qui étoit à la côte. Ils les avoient trouvées à Acre parce que, quand les Lombards furent arrivés à Béryte, le maréchal les avoit envoyées à Acre pour hiverner, car il croyoit avoir tout le pays à son commandement: mais il se trompa en ceci. Quand les salandres furent prises, comme vous l'avez vu, le maréchal en fut très-dolent. Après la prise des salandres le roi partit de Sidon et vint à Acre. Quand il fut venu, Jean d'Ibelin fut conseillé, tant par l'assemblée que par les gens de la ville, d'aller, avec leur secours, assiéger Tyr, et les Génois les y aidèrent de gens et de vivres, si bien qu'il se mit en marche et alla coucher au village d'lmbert. Quand le maréchal Richard sut cette entreprise, il manda à Béryte à son frère Lothaire, qui y étoit à sa place, de quitter le siège et d'amener l'armée à Tyr, parce qu'il craignoit la venue des gens qui devoient se rendre devant Tyr, Lothaire fit ce que son frère lui avoit mandé, mit le feu aux engins et partit de Béryte. Il emmena les gens qui étoient avec lui, les galères et les autres vaisseaux, et s'en vint à Tyr.

Quant Johan d'Ibelin sout la novele de ce que cil de l'ost qui estoient devant Baruth s'estoient partis, et avoient guerpi le siege et s'en estoient venu à Sur, si en fu mult lies. Si qu'il s'en retorna en Acre, et laissa le roi o les Chiprois delés Casal-466en Acre por avoir conseil qu'il feroit, li mareschaus, qui estoit à Sur, sout la covine de cens de Chipre. Il atorna ses gens et ses galies, et mut de Sur à prime somme, et chevauchierent toute nuit. Et quant ce vint à l'aube du jor, il se ferirent en la herberje des Chiprois, par terre et par mer, et les pristrent; si qu'il trouverent le plus d'eus en lor lis, dont il i ol mult poi de ceus qui se peussent armer à droit. Si lor avoit l'en fait asavoir par espies à l'anuitier; mes Anseau de Brie, que Johan d'Ibelin ot laissié chevetaine de l'ost en son lieu, ne vont croire les espies, ains en fist son gabois, et dist que mult fait mal à croire qu'il vieignent six lieuës par si mauvais chemin por nous assaillir, et il ne le faisoient mie quant il estoient à deus archies de nos devant Baruth; et por ce ni vout mettre conseil, ne soi garder de ses enemis, et si avoit establis chevaliers à la gait, si come il soloit chacun soir; mes cil qui faisoit le guait n'estoit mie de cele part dont cil devoient venir, ains s'estoient mis devant Acre fors de la herberje, et se tenoient en une tente tous desarmés en lor lis dessous lor espreviers. Le chevetaine de ceus du gait estoit Johan d'Ibelin, le neveu du seignor de Baruth.

Quand Jean d'Ibelin sut que ceux de l'armée qui étoient devant Béryte avoient abandonné le siège et s'en étoient venus devant Tyr, il en fut fort joyeux. Il s'en retourna en Acre, et laissa le roi avec les Cypriotes près le village d'lmbert, au Sablon devers Acre. Dès que Jean d'Ibelin fut à Acre pour aviser 467de ce qu'il feroit, le maréchal, qui étoit à Tyr, sut la situation de ceux de Chypre. Il apprêta ses gens et ses galères, partit de Tyr à l'heure du premier somme, et ils chevauchèrent toute la nuit, et quand ce vint à l'aube du jour ils se jetèrent sur les logemens des Cypriotes, par terre et par mer, et les prirent. Ils trouvèrent la plupart d'entre eux en leur lit, et il y en eut peu qui se pussent armer comme ils le devoient. Cependant on les en avoit fait avertir par espions à l'entrée de la nuit; mais Anselme de Brie, que Jean d'Ibelin avoit laissé chef de l'armée en son lieu, ne voulut pas croire les espions, en fit des railleries, et dit qu'il avoit beaucoup de peine à croire qu'ils vinssent faire six lieues par si mauvais chemins pour les assaillir, bien qu'ils ne l'eussent pas fait quand ils étoient à deux traits d'arc d'eux devant Béryte; et pour cela il ne voulut pas s'en occuper, ni se garder de ses ennemis. Cependant il avoit établi des chevaliers pour faire sentinelle, comme il avoit coutume chaque soir; mais ceux qui faisoient sentinelle n'étoient pas du côté par où les autres devoient venir; ils s'étoient mis devant Acre hors des logemens, et se tenoient en une tente tout désarmés en leurs lits, au-dessous de leurs lances. Le chef du poste étoit Jean d'Ibelin, neveu du seigneur de Béryte.

Quant cil de Puille se furent ferus en la herberge, le cri fu mult grant. Un chevalier qui estoit maistre du roi et le gardoit le fist monter sor un cheval, et bailla à gens qui le menerent à Acre, et il demora en la besoigne, où il fu pris, et navré u visage mult matement. Ceslui chevaliér avoit nom Johan Babin. Li Chiprois, qui furent montés si come il porent, que armé que desarmé, se mistrent ensemble une partie d'eus, 468et se mistrent à deffense tant qu'il i ot bons poignars jusques que le jor fu esclairé, et qu'il se troverent poi de gens, et ne porent soffrir le fes, si se traistrent ariere en une terre; car une partie de lor gent ne pristrent conseil de nulle chose, fors que d'aler s'en vers Acre. Lors se ferirent cil de Puille en li herberge, et cil des galies descendirent à terre, et refirent autre tel, ne onques n'entendirent senon à gaaignier, si qu'il pristrent quant que les Chiprois avoient en lor herberge, et emporterent le gaaing à Sur. Si-tot com li cris et la novele vint en Acre, Johan d'Ibelin, sire de Baruth, Belian de Sajete, Huede de Mont-Beliard, Johan de Cesaire, Bohart de Cayfas, et li autres chevaliers d'Acre, saillirent as armes, et s'en alerent bone à l'eure197 jusques à Casai-Ymbert. Là trouverent ceus qui s'estoient mis au terre. Lors passerent tuit le Casai, et corurent jusques au pié de la montaigne con appelle Passe-Poulain. Quant il furent là venus, si trouverent que cil avoient ja passé le pas et virent qu'il ne les porroient mie ataindre, si s'en retornerent en Acre. Le jor que cele besoigne avint fu par un mardi le tiers jor de may, l'an de l'incarnation nostre seignor Jesus-Christ mccxxxii. Celui jor ot compli le roi Henri de Chipre son aage de quinze ans.

Quand les gens de la Pouille se furent jetés sur les logemens, le cri en fut très-grand dans le camp. Un chevalier qui étoit gouverneur du roi et le gardoit le fit monter sur un cheval, et le bailla à des gens qui le menèrent à Acre, et lui demeura à la besogne, où il fut pris, et blessé au visage très-grièvement. Ce chevalier avoit nom Jean Babin. Une par-469tie des Cypriotes, montés comme ils purent, tant armés que désarmés, se rangèrent ensemble et se mirent en défense, en sorte qu'on se battit bien jusqu'à ce que le jour vînt. Alors ils se trouvèrent très-peu de monde, ne purent soutenir le poids du combat, et se retirèrent sur un tertre, car une partie de leurs gens ne songèrent à autre chose qu'à s'en aller vers Acre. Alors ceux de la Pouille se jetèrent sur les logemens. Ceux des galères descendirent à terre et en firent autant, et ne pensèrent qu'à piller, tellement qu'ils prirent tout ce que les Cypriotes avoient dans leurs logemens, et emportèrent leur butin à Tyr. Sitôt que le bruit et la nouvelle en vinrent à Acre, Jean d'ibelin, sire de Béryte, Balian de Sidon, Eudes de Montbéliard, Jean de Césarée, Bohard de Caïpha, et les autres chevaliers d'Acre, coururent aux armes et s'en allèrent grand train jusqu'au village d'Imbert. Là ils trouvèrent ceux qui s'étoient retirés sur le tertre. Alors ils traversèrent tout le village, et coururent jusqu'au pied de la montagne qu'on appelle Passe-Poulain. Quand ils furent arrivés là, ils trouvèrent que les autres étaient déjà au-delà du passage, et virent qu'ils ne les pouvoient atteindre. Ils s'en retournèrent à Acre. Le jour qu'arriva cette affaire fut un mardi, le troisième jour de mai, l'an de l'incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ 1232198. Ce jour-là le roi Henri de Chypre avoit accompli son âge de quinze ans.

Quant les Chiprois furent retornés en Acre, il se trouverent à grant meschief et en graht povreté, com cil qui estoient repairie tuit nu, car il avoient perdu armes, robes, et dras et 470deniers et joyaus, et n'avoient raporté riens, fors ce qu'il avoient vestu, et la beste sor quoi il seoient. De ce furent-il si esbahis et si esmaie que poi s'en failli que grant partie d'eus ne se tornerent de l'autre part, et ne se soustraitrent le roi avec eus, qui estoit enfes et legier à engignier. Quant Johan d'Ibelin aperçut ces choses, si n'en fist semblant, ains couvrit son cuer et se pensa qu'il porroit faire. Lors fist ainsi que Johan de Cesaire, ses nies, vendi à son neveu un casal qui ot nom Caferlet por seize mil besans, et ses autres nies Johan d'Ibelin vendi au Temple un autre Casal qui ot nom Arames por quinze mille besans. Et quant il orent ces besans assemblés, il assembla tous les Chiprois, et les conforta et lor presta une partie de cel avoir, et de l'autre partie prist gens et arma galies et vessiaus, et s'atorna por passer en Chipre, et emmena le roi avec lui, et fist tant que le roi dona fié à plusors chevaliers por mener les en o soi en Chypre. Et lors firent chargier les salandres qui avoient esté à ceus de Puille, et es autres vessiaus, les chevaus et les autres hernois, et s'apresterent de movoir.

Quand les Cypriotes furent retournés à Acre, ils se trouvèrent en grand mésaise et grande pauvreté, comme gens qui s'étoient sauvés tout nus, car ils 471avoient perdu armes, bagages, habits, deniers, joyaux, et n'avoient rien rapporté que ce qu'ils avoient sur le corps, ou la bête sur laquelle ils étaient montés. Ils en furent si ébahis et si consternés qu'il s'en fallut peu que beaucoup d'entre eux ne se tournassent de l'autre côté et n'emmenassent avec eux le roi, qui étoit enfant et facile à tromper. Quand Jean d'Ibelin aperçut ces choses, il n'en fit pas semblant, mais cacha sa pensée et songea à ce qu'il pourroit faire. Alors il fit que Jean de Césarée, son neveu, vendit pour seize mille besans à un neveu à lui un village qui a nom Caferlet, et que Jean d'Ibelin, son autre neveu, vendit au Temple pour quinze mille besans un autre village qui a nom Arames. Et quand ils eurent mis ensemble tous ces besans, il assembla tous les Cypriotes, les consola, leur prêta une partie de cet avoir, et de l'autre partie prit du monde, arma des galères et vaisseaux, s'apprêta pour passer en Chypre, emmena le roi avec lui, et fit tant que le roi donna des fiefs à plusieurs chevaliers pour les emmener avec soi en Chypre. Alors ils firent charger sur les salandres qui avoient appartenu aux gens de la Pouille, et sur les autres vaisseaux, les chevaux et le reste des bagages, et se préparèrent à partir.

Or retornons à Richart le mareschal. Après ce qu'il ot fait l'eschec à Casa-Imbert, il envoia en Chipre les Chiprois qui o lui estaient, et de la soue gent aussi. Quant cil furent venus en Chipre, il firent tant qu'il orent le chastel et la ville de Cherines, et la Caudare, et la tor de Famagouste, et assegierent Dieudamors. Dedens le chastel Dieudamors estoient deus serors le roi, damoiselle Marie et damoiselle Isabel, et si i avoit un chastelain qui avoit nom Felippe de Cafran, et si i estoit Her-472nous de Gibelet, que le sire de Baruth avoit laissé chevetaine en la terre, qui mult poi i mit de conroi, si que neis le chastel où estoient les deus serors le roi, et il meismes ne garni-il mie, ains dut estre rendu por soffraite de viande, et à grant mesaise et à grant meschief se tindrent tant qu'il furent rescous.

Maintenant retournons à Richard le maréchal. Après qu'il eut fait la déconfiture du village d'Imbert, il envoya en Chypre les Cypriotes qui étaient avec lui, et aussi de ses gens. Quand ceux-ci furent venus en Chypre, ils firent tant qu'ils eurent le château et la ville de Chérines, et la Caudare, et la tour de Famagouste, et ils assiégèrent Dieudamors. Dedans le château de Dieudamors étoient deux soeurs du roi, de-473moiselle Marie et demoiselle Isabelle, et il y avoit un châtelain qui avoit nom Philippe de Cafran, et y étoit aussi Arnaud de Gibel, que le sire de Béryte avoit laissé capitaine dans le pays, et qui y apporta très-peu de prévoyance, en sorte qu'il n'approvisionna ni le château où étoient les deux sœurs du roi, ni lui-même, et fut près d'être obligé de se rendre par disette de vivres. Ils se tinrent en grand malaise et grande souffrance jusqu'à ce qu'ils fussent délivrés.

Si-tot com li mareschaus sout que les Chiprois qui esloient en Acre s'aprestoient d'aler en Chipre, il se parti de Sur, et emmena sa gent, fors unvpoi qu'il laissa por garder Sur, et s'en passa en Chipre. Quant il fu là venu, si envoia ses gens par la terre, si qu'il out toute la terre en sa main et à son commendement, fors le chastel de Dieudamors et le chastel de Bufevent.

Sitôt que le maréchal sut que les Cypriotes qui étoient en Acre vouloient aller en Chypre, il partit de Tyr et emmena son monde, hors un peu qu'il laissa pour garder Tyr, et passa en Chypre. Quand il y fut venu il envoya ses gens par le pays, en sorte qu'il l'eut tout entier en son pouvoir et en son commandement, hors le château de Dieudamors et le château de Bufévent.

Le roi Henri et li Chiprois qui o li estoient furent chargiés et murent du port d'Acre le jor de Pentecoste, et alerent jusques à Sajete, et d'iqui murent, et alerent en Chipre, et arriverent en l'isle devant Famagouste, et descendirent sans contens et sans contredit; et si estoit le mareschal Richart en la cité de Famagouste à tout son ost, ne onques ne mistrent contredit à l'arriver, ains fist le soir en minuit bouter le feu as galies qui estoient au port, et ne s'aresta onques jusques qu'il vint à Nicosie à tout ses gens. Le roi et Johan d'Ibelin, et les autres qui avec lui estoient, passerent li lendemain de l'isle, et alerent et se herbergierent dans la ville. Quant il i orent esté deus jors, si se partirent au tiers, et chevauchierent à petites jornées, tant qu'il vindrent à Nicosie. Si-tost com li mareschax sout qu'il approchoient, il et toutes ses gens s'en partirent, et s'en alerent herbergier entre la montagne et 474 valée du païs par où l'en va à Nicosie, à Cherines, et iqui se tindrent. Le roi et Johan d'Ibelin, et cil qui avec lui estoient, se partirent de Nicosie le jor mesme qu'il i vindrent, et s'en alerent herbergier de fors la ville en un lieu que l'en appelle Tracona, et d'iqui se partirent lendemain matin à un mardi à XI jor de juing, et chevauchierent là où lor enemis estoient. Si alerent tant qu'il vindrent prés du Casai qui a nom la Gride. Là se vodrent herbergier, si que une partie de lor hernois et de lor serjans s'estoient ja mis u casai, et li autre venoient après. Quant il se regarderent, si virent ceus de Puille descendre contre val le pas, lor eschieles devisées et livrées à leur chevetaines, chascun por soi et tous aprestés de combattre.

Le roi Henri et les Cypriotes qui étoient avec lui s'embarquèrent et partirent du port d'Acre le jour de la Pentecôte. Us allèrent jusqu'à Sidon. De là ils partirent et allèrent en Chypre. Ils arrivèrent en l'île qui est devant Famagouste, et débarquèrent sans opposition et sans obstacle. Cependant le maréchal Richard étoit en la cité de Famagouste avec toute son armée. Il ne s'opposa nullement à leur débarquement, mais le soir, à minuit, fit mettre le feu aux galères qui étoient dans le port, et ne s'arrêta point jusqu'à ce qu'il fût à Nicosie avec tous ses gens. Le roi et Jean d'Ibelin, et les autres qui étoient avec lui, passèrent le lendemain de l'île où ils étoient, avancèrent, et s'hébergèrent dans la ville. Quand ils y eurent été deux jours, ils en partirent le troisième et chevauchèrent à 475petites journées jusqu'à ce qu'ils vinssent à Nicosie. Sitôt que le maréchal sut qu'ils approchoient, lui et tous ses gens s'en partirent et s'en allèrent héberger entre la montagne et la vallée du pays par où l'on va de Nicosie à Chérines, et s'y arrêtèrent. Le roi et Jean d'Ibelin, et ceux qui étoient avec lui, partirent de Nicosie le jour même qu'ils y vinrent, et s'en allèrent héberger hors la ville en un lieu qu'on appelle Tracona, et partirent de là le lendemain mardi, onzième jour de juin. Ils chevauchèrent là où étoient leur ennemis. Ils allèrent tant qu'ils vinrent près du village qui a nom la Gride. Là ils se voulurent héberger, si bien qu'une partie de leurs bagages et de leurs hommes s'étoient déjà mis dans le village, et que les autres venoient après. Quand ils commencèrent à reconnoître la position, ils virent les gens de la Pouille descendre la montagne, leurs troupes en bataille et conduites par leurs capitaines, chacun à son poste, et tous prêts à combattre.

Quant les Chiprois connurent que cil venoient por combattre, il s'apresterent et adrecierent vers eus, et s'approchierent tant qu'il heurterent ensemble, et que la bataille dura longuement entr'eus, et i en ot mult d'abatus. mes une chose i ot qui mult aida as Chiprois, ce qu'il avoient serjans à pié, dont il avint que quant un de lor chevaliers estoit abatu, li serjant le relevoient et mettoient à cheval, et quant un des autres estoit abatu, tantost l'occioient li serjant, et prenoient, et por ce i ot mult d'occis et de pris de ceus de Puille en cele bataille; car il i ot mort plus de soixante chevaliers, et bien pris quarante de ceus de Puille, et des Chiprois ni ot mort qu'un chevalier qui avoit nom Sierge et estoit né de Touscane. Quant la bataille ot tant duré, cil de 476Puille ne porent plus durer ne soffrir le fes; car il recevoient trop grant damage. Si se partirent du champ, et s'en retornerent à deconfiture tout contre mont le pas à aler vers Cherines. Li Chiprois les acueillirent et enchaucierent, et s'en alerent ensemble pesle mesle, et ainsi les menerent jusqu'à portes de Cherines, où il se recuillerent à grant meschief.

Quand les Cypriotes connurent que ceux-ci venoient pour combattre, ils s'apprêtèrent et avancèrent vers eux, et s'approchèrent tant qu'ils se heurtèrent et que la bataille dura longuement; et il y en eut beaucoup d'abattus. Mais il y eut une chose qui aida beaucoup les Cypriotes, c'est qu'ils avoient des hommes d'armes à pied, dont il arrivoit que quand un chevalier étoit abattu, les hommes d'armes le relevoient et remettoient à cheval, et quand un des autres étoit abattu, aussitôt les hommes d'armes le tuoient ou prenoient. A cause de cela il y eut des gens de la Pouille beaucoup de tués en cette bataille, car on leur tua plus de soixante chevaliers, et on en prit bien qua-477rante, et les Cypriotes n'eurent de tué qu'un chevalier qui avoit nom Serge et étoit de Toscane. Quand la bataille eut duré quelque temps, ceux de Pouille ne furent plus en état de tenir ni d'en soutenir le faix, car ils recevoient trop grand dommage. Ils abandonnèrent le champ de bataille et s'en retournèrent en déconfiture, remontant la hauteur vers le passage qui conduisoit vers Chérines. Les Cypriotes continuèrent à les presser et les poursuivre, s'en allant avec eux pêle-mêle, et les menèrent ainsi jusqu'aux portes de Chérines, où ils se réfugièrent en grand désordre.

Quant li Chiprois orent vaincue la bataille et gaaignié le champ, si com vos avés oi, il retornerent en une place qui estoit en une costiere qui est au pied de la montagne; là se herbergierent. Li mareschaus vit qu'il estoit enclos, et qu'il avoit gens assés et viandes, dont il ot conseil, et manda à Jaffe por ses galies qui là estoient. Quant eles furent venues à lui, il establi teles gens com il vout qui demourassent à Cherines, et il et li autres se recuillirent en Ermenie, et entrerent en la fois. Là les reçurent li roi et son pere Constans, et les honorerent mult, et i demorerent grant piece, si que enfermeté les i prist, par quoi il en i ot mult de mort, et tous li plus furent malades. Quant il virent qu'il ne pooit durer en la terre, si s'en partirent et aler à Sur. Si-tost com ceus que vous avez oi se partirent de Cherines por aler en Ermenie, le roi Henri et si homes s'alerent herbergier delés les murs de Cherines, et l'assegierent de si prés que nus ne pooit issir ne entrer. Et par cele bataille qui ot esté demora le roi en sa seignorie bien et en pes, il et si homes qui o lui estoient. Le siege fu devant Cherines jusqu'aprés Pasques, et lors fu faite fin, que le roi Henri delivra et rendi tous les prisoniers 478qu'il avoit en sa prison, et il li rendirent Cherines et tous les prisoniers qu'il avoient pris à Casal-Imbert, et toutes les dames qu'il avoient prises par Nicosie et par les yglises et és maisons de religion en lor venir en la terre.

Quand les Cypriotes eurent gagné le combat et furent demeurés maîtres du champ de bataille, comme vous l'avez entendu, ils retournèrent en un lieu qui étoit sur une côte au pied de la montagne, et là ils s'hébergèrent. Le maréchal vit qu'il étoit entouré et qu'il avoit beaucoup de gens et de vivres. Alors il en délibéra et envoya à Jaffa pour qu'on lui fît venir ses galères qui y étaient. Quand elles furent venues il établit ceux dont il vouloit qu'ils demeurassent à Chérines, et les autres se réfugièrent en Arménie et y entrèrent en assurance. Le roi et son père Constant199 les y reçurent et les honorèrent beaucoup, et ils y demeurèrent long-temps, tellement qu'ils s'y engagèrent à lui: mais il en mourut beaucoup, et tous les autres devinrent malades. Quand ils virent qu'ils ne pouvoient durer dans le pays, ils s'en partirent et allèrent à Tyr. Sitôt que ceux dont on vient de parler 479furent partis de Chérines pour aller en Arménie, le roi Henri et ses hommes s'allèrent héberger près des murs de Chérines, et l'assiégèrent de si près que nul ne pouvoit sortir ni entrer; et cette bataille qui avoit été gagnée laissa le roi bien maître chez lui et en paix, ainsi que ceux de ses hommes qui étoient avec lui. Le siége dura devant Chérines jusqu'après Pâques, et alors la fin fut que le roi Henri rendit et délivra tous les prisonniers qu'il avoit, et qu'ils lui rendirent Chérines et tous les prisonniers qu'ils avoient faits au village d'Imbert, et toutes les dames qu'ils avoient prises à Nicosie et dans les églises et maisons de religion lorsqu'ils étoient venus dans le pays.

En tant com li sieges estoit devant Cherines, la roine Aelis la fame au roi Henri, et fille le marquis de Montferrat, qui s'estoit mise dedens Cherines avec ceus de Puille, acoucha malade au lit d'une maladie dont ele morut. Quant ele fu trespassée, cil qui dedens Cherines estoient l'atornerent si come l'en doit atorner roine, et puis firent demander fiance au roi por envoier un home parler à lui. Cil ot fiance, si vint au roi, si li dist que la roine sa fame estoit morte de ceste siecle, et que cil qui estoient dedens Cherines li mandoient que, se lui plaisoit, il la fist prendre et enterrer si corne il aferoit à roine, et qu'il en fist come de sa fame. Le roi li assenti, et furent données trives que l'en ne traisr dehors ne dedens, tant que la roine fu traite hors et emportée en la herberge le roi. Lors la mistrent cil du chastel de Cherines fors; cil de fors la reçurent et la porterent à Nicosie à mult grant compaignie de gent, et fut enterrée honorablement en la mere yglise de Sainte Sophie, et l'enterra l'arcevesque Estorquet. Après ne tarja mie que Beumont le quart, prince d'Antioche 480et cuens de Triple, trespassa de cest siecle, si que Beumont le quint, son fil, fu en son lieu et tint les deus seignories. En celui tans avint que le soudan de Haman ne vout paier l'hospital Saint Johan d'une paie qu'il avoit usée à rendre au Crac, dont la trive brisa entre l'Ospital et le soudan, si que l'Ospital assembla gent por guerroier au soudan du Haman, et fu en cele assemblée le maistre du Temple frère Hermant de Pierregort, et tous ses convens, et i ot de gens de Chipre cent chevaliers, et fu lor chevetaine Johan d'Ibelin seignor de Baruth, et fu o lui Gautier le cuens de Brenne, qui avoit espousée en cel an meismes Marie, la seror le roi Henri, qui lors manoit en Chipre, où les rois li avoit donné terre en Chipre, et si ot quatre vingts chevaliers du roiaume. Si en fu chevetaine Pierre d'Avalon, qui estoit nies Huede de Montbeliart, et si i fu Henri, le frere le prince, a tout trente chevaliers, que son frere le prince i avoit baillés; car il ni pooit aler por la trive qu'il avoit au soudan du Haman. Toute cele gent ot assemblée frere Garnier, maistre de l'ospital Saint Johan, qui i avoit tout son convent et tout son pooir, et bien avoit en celui ost cent chevaliers et quatre vingt serjans à cheval et mille et cinq cens serjans à pié et plus.

Tandis que le siége étoit devant Chérines, la reine Alix, femme du roi Henri, et fille du marquis de Montferrat, qui étoit entrée en Chérines avec ceux de la Pouille, se mit au lit malade d'une maladie dont elle mourut. Ceux qui étoient dedans Chérines l'accommodèrent comme on doit accommoder une reine, puis firent demander un sauf-conduit au roi pour envoyer un homme lui parler. Celui-ci eut un sauf-conduit, il vint au roi, et lui dit que sa femme étoit morte pour ce monde, et que ceux qui étoient devant Chérines lui mandoient que, s'il lui plaisoit, il la fit prendre et la fit enterrer comme une reine, et qu'il en fit comme de sa femme. Le roi y consentit, et l'on convint d'une trève pour ne tirer ni dehors ni dedans jusqu'à ce que la reine fût sortie de la ville et emportée au logement du roi. Alors ceux du château de Chérines la mirent dehors. Ceux du dehors la recurent et la portèrent à Nicosie avec un grand cortége, et 481elle fut enterrée honorablement en l'église métropolitaine de Sainte-Sophie, et ses funérailles furent faites par l'archevêque Estorquet. Il ne tarda guère après cela que Boémond IV, prince d'Antioche et comte de Tripoli, trépassa de ce siècle; en sorte que Boémond V fut en son lieu et tint les deux seigneuries. En ce temps avint que le soudan de Hamath ne voulut pas payer à l'hôpital Saint-Jean un tribut qu'il avoit coutume de payer au Krac, ce qui rompit la trêve entre l'Hôpital et le soudan, tellement que l'Hôpital assembla des gens pour faire la guerre au soudan de Hamath. En cette assemblée étaient le maître du Temple, frère Armand de Périgord, et tous ses chevaliers. Il y eut de Chypre cent chevaliers, ayant à leur tête Jean d'Ibelin, seigneur de Béryte, et avec lui était Gautier, comte de Brienne, qui avoit épousé en cette même année Marie, sœur du roi Henri, qui alors demeuroit en Chypre, où le roi lui avoit donné des terres. Il y eut aussi quatre-vingts chevaliers du royaume200: ils avoient pour capitaine Pierre d'Avallon, qui était neveu d'Eudes de Montbéliard, et Henri frère du prince y fut avec trente chevaliers que son frère lui avoit baillés, car lui n'y pouvoit aller à cause de la trêve qu'il avoit avec le soudan de Hamath. Tout ce monde avoit été assemblé par frère Guérin, maître de l'hôpital de Saint-Jean, qui y avoit tous ses religieux et toutes ses forces, et avoit bien en cette armée cent chevaliers et quatre-vingts hommes d'armes à cheval, et quinze cents hommes d'armes à pied, et plus.

Quant toute cele gent fut assemblée, et il furent à la Bouquée dessus le Crac, après ce qu'il orent esté deus jors là, 482il s'en partirent à l'anuitier, et chevauchierent toute nuit, si qu'il furent à l'aube de jor à Montferrant. Lors murent vers le bore si com à hui201, si que le bore fu pris et robé, mes poi i trouva l'en gent, car cil qui i estoient s'enfuirent au chastel si-tost com il virent les Crestiens movoir et aler vers eus; il orent assés loisir d'eus recueillir u chastel, car les rues et les entrées du bore estoient barrées de bonne tors et de fors murs, si qu'il les convint as Crestiens deffaire ains qu'il i peussent entrer. Quant il orent pris ce qu'il troverent, et il orent abatu et gasté grant partie du bore, si passerent outre et alerent herbergier à deus lieues prés d'iluec à un casai où il a fontaine con apelle Mergemit, et furent là deus jors, et d'iluec envoierent lor forrieres et coureors parmi la terre, qui roboient les casiaus et emporterent le gaaing. Au tiers s'en partirent, et retornerent arriere devant Montferrant, et se riens fust demoré u bore à prendre ne à gaster, il ne l'esparnierent pas. D'iluec s'en alerent à un casai herbergier que l'on clame Lasonjaquiée, et lendemain s'en retornerent en la Boquiée, dont ils estoient partis, et quant il orent là esté entor huit jors, et il cuidierent faire une autre chevauchiée novelle. Lor vindrent que li soudan de Babilone et son frere Elseraf, à tout quinze mille homes à cheval et grant serjanterie à pié, s'estoient partis de Domas et estoient venus à Haman por aler vers les marches d'eus et du soudan du Coine, où il avoient guerre; et quant il furent là venus, et il sorent le fait de l'Ospital, il s'arresterent por mettre le fait du soudan de Haman à point, qui estoit lor nies fils de lor seror; et ainsi fu faite la pes entre lui et l'Ospital, et lor fu renduë la paie dés iluec en avant que il lor avoient arestés. Lors se departirent les gens, s'en ala chascun en sa contrée.

Quand tout ce monde fut assemblé, ils furent à la 483Bocquée au-dessus du Krac. Quand ils eurent été là deux jours, ils en partirent au jour tombant, chevauchèrent toute la nuit, et furent à l'aube du jour à Montferrand. Alors ils marchèrent vers la ville comme au butin, en sorte qu'elle fut prise et pillée. Mais ils y trouvèrent peu de monde, car ceux qui y étaient s'enfuirent du château sitôt qu'ils virent les Chrétiens se mettre en marche et venir vers eux; et ils eurent loisir de se retirer au château, car les rues et entrées de la ville étaient fermées, de bonnes tours et de fortes murailles que les Chrétiens furent obligés de détruire avant de pouvoir y entrer. Quand ils eurent pris ce qu'ils trouvèrent, abattu et détruit une partie de la ville, ils passèrent outre et s'allèrent héberger à deux lieues de là, à un village où il y a une fontaine qui a nom Mergemite. Ils y furent deux jours. De là ils envoyèrent par le pays leurs fourrageurs et coureurs, qui pilloient les villages et emportaient le butin. Le troisième jour ils s'en partirent et retournèrent devant Montferrand, et s'il était rien demeuré dans la ville à prendre ou à dévaster, ils ne l'épargnèrent pas. De là ils s'allèrent héberger à un village qui a nom la Sonjaquiée. Le lendemain ils s'en retournèrent à la Bocquée, d'où ils étaient partis, et quand ils eurent été là environ huit jours, ils songèrent à faire une nouvelle chevauchée. Il leur vint nouvelle que le soudan de Babylone et son frère Elferac, avec quinze mille hommes à cheval et beaucoup de gens dé pied, étaient partis de Damas et venus à Hamath pour se rendre sur leurs frontières et celles du Soudan d'Iconium, avec qui ils avoient la guerre; et quand lesdits soudans furent là et surent ce qui était 485arrivé à l'Hôpital, ils s'arrêtèrent pour accommoder l'affaire du soudan de Hamath, qui étoit leur neveu, fils de leur sœur; et ainsi fut faite la paix entre lui et l'Hôpital, à qui fut rendu le tribut qui avoit été convenu auparavant. Alors on se sépara, et chacun alla en son pays.

484Quant le maistre du Temple et si freres se furent partis de celui fait, si s'assemblerent avec le prince d'Antioche, et mena chascun son pooir, et s'en alerent en Ermenie por vengier un outrage que le roi d'Ermenie avoit fait au Temple de ne sai quant de lor freres qu'il avoit que pendus que escorciés, par achaison de ce qu'il disoit qu'il voloit atraire gent en la terre por lui grever. Le prince aloit volentiers en cele besoigne, por la haine qu'il avoit au roi d'Ermenie et à son pere por le fait qu'il firent de son frere Felippe. Quant Constans, le pere le roi, vit l'effors qui venoit sor lui, il se douta, et manda au maistre du Temple qu'il se voloit acorder à lui, et si fist, et li amenderent il et li rois ce qu'il avoient meffait, si que li Templiers s'en tindrent bien à paie et s'en retornerent; dont il ennuia mult au prince, car il voulsist bien qu'il se fust vengiés de ses anemis d'aucune chose.

Quand le maître du Temple et ses frères eurent fini cette expédition, ils s'unirent avec le prince d'Antioche, chacun conduisant ses troupes, et s'en allèrent en Arménie pour venger un outrage que le roi d'Arménie avoit fait au Temple sur je ne sais combien de leurs frères qu'il avoit tant pendus qu'écorchés, sous prétexte que, disoit-il, ils vouloient attirer du monde en son pays pour l'attaquer. Le prince alloit de bon cœur à cette besogne, à cause de la haine qu'il portoit au roi d'Arménie et à son frère pour ce qu'ils avaient fait à son frère Philippe202. Quand Constant, le père du roi, vit l'effort qui se préparait contre lui, il eut peur, et dit au maître du Temple qu'il se vouloit accorder avec lui. Ainsi fit-il. Les Templiers eurent réparation de lui et du roi pour ce qu'ils avoient méfait envers eux; ensorte qu'ils se tinrent pour bien satisfaits et s'en retournèrent; dont le prince eut grand ennui, car il eût bien voulu se venger quelque peu de ses ennemis.

En cel point les gens du roiaume de Jerusalem envoierent messages à Rome por l'atrait Haymart, maistre de l'ospital des Alemans, por traitier entre eus et l'empereor. Li messages furent deus chevaliers d'Acre, Felippe de Troie et Henri de Nazarel. Quant cil furent venus à Rome, si firent tot ce qui li maistres des Alemans vout, tout au gré de l'empereor, et orent ses lettres scellées de son scel des convenances de la pes. Quant 486il furent retornés en Acre, et il baillierent les lettres, lesqueles furent leuës. Et quant cil du roiaume entendirent la maniere de la pes par la tenor des lettres, si en furent mult corociés; et bien i ot de quoi, car cele pes estoit au domage et à la honte d'eus, et encontre le commandement et le pooir que li messages avoient eu, si qu'il les laidengierent et les tindrent à traitors et à faus, et poi s'en failli qu'il ne lor firent honte de lor cors. Les gens du roiaume oreut conseil, et par accort manderent au roi de Chipre, si qu'il avint ainsi entre le roi de Chipre et ceus du roiaume de Jerusalem envoierent comnaunaument un message à Rome au pape por eus escuser, et por monstrer raison qu'il ne devoient mie cele pes recevoir, et por ce manderent-il ceste chose au pape que cele pes a voit esté faite devant lui et par son seu. Li message qu'il i envoierent fu un chevalier de Chipre qui estoit de Surie, mes il estoit ales manoir en Chipre por un grant fié que le roi Henri li avoit doné, et puis le fist chamberlenc de Chipre. Cil chevalier avoit nom Giefroi le Tort, et por ce se mist le roi en la communauté des gens du roiaume de Jerusalem...

En ce temps les gens du royaume de Jérusalem envoyèrent des messagers à Rome, à la persuasion de Hermann203 maître de l'hôpital des Allemands, pour traiter entre eux et l'empereur. Les messagers fu-487rent deux chevaliers d'Acre, Philippe de Troyes et Henri de Nazareth. Quand ceux-ci furent venus à Rome, ils firent tout ce que le maître des Allemands voulut, entièrement au gré de l'empereur, et emportèrent ses lettres scellées de son sceau pour les conditions de la paix. Quand ils furent arrivés à Acre, ils baillèrent les lettres, lesquelles furent lues. Et quand ceux du royaume entendirent la manière dont avoit été faite la paix et la teneur des lettres, ils en furent très-courroucés; et bien y avoit-il de quoi, car cette paix étoit à leur honte et dommage, et contraire aux pouvoirs et commandemens que les chevaliers avoient reçus; tant qu'ils les chargèrent d'injures et les tinrent pour traîtres et felons; et peu s'en fallut qu'ils ne leur fissent outrage en leur corps. Les gens du royaume prirent conseil, et d'accord entre eux écrivirent au roi de Chypre; en sorte qu'il avint que ceux de Chypre et ceux du royaume de Jérusalem envoyèrent en commun un message à Rome au pape pour s'excuser et faire voir les raisons pourquoi ils ne dévoient recevoir cotte paix, et ils s'adressèrent ainsi au pape, parce que cette paix avoit été faite devant lui et à son su. Le messager qu'ils y envoyèrent fut un chevalier de Chypre qui étoit né en Syrie, mais étoit allé demeurer en Chypre à cause d'un grand fief que le roi Henri lui avoit donné, et le roi le fit ensuite chambellan de Chypre. Ce chevalier avoit nom Geoffroi le Tort, et le roi se mit en commun avec les gens du royaume de Jérusalem parce que cette manière de paix dont nous avons parlé étoit fort à son grand dommage.

En cele maniere de pes dont nos avons parlé touchoit 488mult à son grant damage204. Gièfroi Le Tort se parti de Chipre, et s'en vint en Acre, et reçut les lettres des barons de la terre, et ce qu'il li enchargierent, et ce qu'il avoit reçu du roi de Chipre, et se mit en une nef des Genevois et s'en passa à Gennes, et d'iluec s'en passa à Viterbe, où le pape estoit et toute la cort. Il porta biaus presens et riches au pape et as cardinaus, et fit son message, et mostra les poins et les raisons au pape que cele pes ne devoit pas estre reçuë. Le pape le reçut bel, et l'entendi mult volentiers, et respondi que ce n'estoit mie merveille s'il la refusoient; car des lors qu'elle fu faite, la tint-il à fause et à mauvaise; et il ne pooit autre faire, car li messages disoient qu'il avoient commandement de ce faire qu'il firent, et s'il deissent qu'il ne le vosissent tenir. C'estoit en eus que force ne lor feissent-il mie205, ains lor promettoit l'aide et le maintenement de l'Yglise, et lor envoioit lettres en quoi il lor mandoit qu'il voloit que li dui roiaume fussent toute une chose, et manda en Acre as quatre regions et à toutes les communes qui au roi de Chipre et à sa terre, et à ceus du roiaume au roiaume de Jerusalem, feussent aidant à garder et à deffendre eus et lor choses, et si lor commandoit-il mult especiaument, et à la poeste de Gennes et au commun manda il ce meismes. Toutes ces lettres et maintes autres trait Giefroi le Tort du pape Gregoire, qu'il emporta et s'en retorna en Gennes, et là si se mist en une nef, et s'en passa en Acre, et d'iluec s'en ala en Chipre.

Geoffroi le Tort se partit de Chypre et s'en vint 489à Acre. Il reçut les lettres des barons du pays et ce dont ils le chargèrent, avec ce qu'il avoit reçu du roi de Chypre. Il se mit en un navire des Génois, et passa à Gênes. De là il passa à Viterbe, où étoit le pape avec toute la cour. Il porta de beaux et riches présens au pape et aux cardinaux, fit son message, et montra au pape les points et raisons pourquoi cette paix ne devoit pas être acceptée. Le pape le reçut bien et l'entendit très-volontiers, et répondit que ce n'étoit pas merveille s'ils la refusoient; lorsqu'elle avoit été faite il l'avoit tenue pour fausse et mauvaise, et n'avoit pu agir autrement qu'il n'avoit agi, car les messagers dirent qu'ils avoient commandement de faire ce qu'ils firent; si les gens du royaume disoient qu'ils ne la vouloient pas tenir, cela les regardoit, il ne les y obligeroit pas; au contraire, il leur promit du secours et l'appui de l'Eglise, et leur envoya des lettres dans lesquelles il leur mandoit qu'il vouloit que les deux royaumes ne fissent qu'un. Il envoya en Acre aux quatre compagnies de chevaliers religieux, et à tout le peuple du roi de Chypre et de son pays, et à ceux du royaume de Jérusalem, qu'ils s'aidassent tous à se garder et défendre, eux et leurs biens; il le leur commandoit très-expressément, et il manda la même chose au gouvernement et au peuple de Gênes. Geoffroi le Tort tira du pape Grégoire toutes ces lettres et plusieurs autres qu'il emporta. Il s'en retourna à Gênes, se mit dans un navire, passa à Acre, et de là s'en alla en Chypre.

490En ce tans fu mort li soudans de Babilone con nomoit Lequemel, et demora en son lieu, et fu soudan le secont de ses fils con apeloit Melec Eladel, car son ainsné fils, qui a voit nom Melec Elsalah, estoit en la terre du Levant que son pere li avoit donée, et l'en avoit fait soudan en sa vie. En ce tans Beumons, le prince d'Antioche et cuens de Triple, s'estoit partis de la roine Aelis, porce que l'en trouva qu'il estoit son cousin en tier et en quart du roi Hugues de Chiprc, de qui ele avoit esté fame. Après ce qu'il fu departis ne vout mie demorer sans fame, dont il manda à Rome, et li fu amenée Luciane, la fille du comte Pol, fil du comte Richart, qui avoit esté frere au bon pape Innocent. Et lors espousa le roi Henri de Chipre Stephaine, la fille le roi Heton d'Ermenie, et la fist coroner ausi, comme il avoit fait Aelis, la fille le marquis de Moniferrat.

491En ce temps mourut le soudan de Babylone qu'on nommoit Elquemel206, et à sa place fut soudan son fils qu'on appeloit Melec Eladel207; car son fils aîné, qui avoit nom Melec Elsalah208, étoit au pays du Levant que son père lui avoit donné, et dont il l'avoit fait soudan pendant sa vie. En ce temps Boémond, prince d'Antioche et comte de Tripoli, se sépara de la reine Alix, parce que l'on trouva qu'il étoit son cousin au troisième degré, et qu'il l'étoit au quatrième du roi Hugues de Chypre, de qui elle avoit été femme. Après qu'il en fut séparé il ne voulut pas demeurer sans femme, mais envoya à Rome, et on lui amena Luciane, fille du comte Paul, fils du comte Richard, qui avoit été frère du bon pape Innocent209. Et alors aussi le roi Henri de Chypre épousa Stéphanie, fille du roi Aiton d'Arménie, et la fit couronner, comme il avoit fait couronner Alix, fille du marquis de Montferrat.

En ce tans avint que l'empereor Frederic assembla grant ost, et s'en entra en Lombardie, de quoi tuit cil qui à lui se tenoient le reçurent à grant joie. Et ce fust la cité de Cremone et toutes les cités qui à lui se tenoient, et encontre lui fu la cité de Melan et toutes les cités de sa compagnie. Lors commença la guerre entr'eus grant et fort, et dura longuement, donc cil de Melan ne porent plus soffrir le fes, ains se partirent du champ come gent desconfite. Mes mult i ot gens mort et pris, et d'une part et d'autre, et i fu pris le posta de Melan, qui estoit fil du duc de Venice, que l'empereor fist pendre en la terre de Trane, sor une haute tor qui est sor le rivage de la mer. Dont cil de Melan pristrent un fils de l'empereor qui avoit nom Ance, et fu pris au siege du chastel qui a nom Gorgezole, et si i fu pris le carros de Melan et portés à Cre-492mone, et mis en la mere yglise de la cité. Le carros si est li le grant estendart que l'en met sor un char à quatre roues. Cestui Ance, fil de l'empereor, qui fu pris, si fa fil d'une haute dame d'Alemaigne, et l'avoit fait roi de Sardaine. Mes il ne fu mie longuement en prison; car li Alemant le pristrent arriere u chastel où il estoit mis en prison. Après ceste bataille ala l'empereor assegié une forte cité mult efforciement, qui estoit de la miscie de Melan et avoit nom Vincence, et la destraint mult durement de siege et d'assaut, et fist faire une ville cui il mit à nom Victoire; de quoi cil de Vincence furent mult destrois, qu'il ne pooit issir hors ne entrer, et n'attendoient secors de nulle part. Quant il se virent à tel meschief que ce lor ot longuement duré, si qu'il commençoient avoir soffraite de viandes, et de soif avoit tele soffraite que grant partie d'eus en perdirent les dens, si se voudrent metre en avanture, et lor sembla que ce lor valoit miex que plus attendre u point où il estoient. Si gaitierent lor point, et issirent fors soudainement et efforciement, et se ferirent en l'ost de l'empereor et desbareterent, et pristrent Victoire, et i bouterent le feu et l'ardirent tote. Ainsi furent delivrés du siege et de la mesaise où il estoient.

En ce temps il avint que l'empereur Frédéric assembla une grande armée et entra en Lombardie. Ceux qui tenoient son parti le reçurent avec beaucoup de joie. Il eut pour lui la cité de Crémone et toutes les cités qui y tenoient, et contre lui la cité de Milan et toutes les cités qui lui étoient alliées. Alors commença entre eux une grande et forte lutte qui dura longuement. Ceux de Milan n'en purent sou-493tenir le faix, mais quittèrent la partie comme gens déconfits. Il y eut cependant de part et d'autre beaucoup de gens tués et pris. On y fit prisonnier le podestat de Milan210 qui étoit fils du duc de Venise. L'empereur le fit pendre à Trani, au haut d'une tour qui est au rivage de la mer. Ceux de Milan prirent un fils de l'empereur qui avoit nom Entzen. Il fut pris211 au siège d'un château qui a nom Gorgezole. On y prit aussi le carrosse de Milan qui fut porté à Crémone, et mis en l'église métropolitaine de la cité. Le carrosse est un grand étendart que l'on met sur un char à quatre roues. Cet Entzen, fils de l'empereur, qui fut pris étoit fils d'une grande dame d'Allemagne, et l'empereur l'avoit fait roi de Sardaigne. Mais il ne fut pas long-temps en prison, car les Allemands le reprirent dans le château où il étoit en prison212. Après cette bataille l'empereur alla assiéger très-vigoureusement une grosse cité du district de Milan qui avoit nom Vicence. Il la pressa rudement de siège et d'assaut. Il fît une ville qu'il appela du nom de Victoire. Par quoi ceux de Vicence furent fort resserrés, et ne purent sortir ni entrer, et ils n'attendoient de secours nulle part. Quand ils virent qu'ils avoient longuement souffert, et qu'ils commençoient à manquer de vivres et étoient tellement tourmentés de la soif qu'une grande partie en perdirent les dents, ils voulurent mettre tout au hasard, et il leur sembla que cela leur valoit mieux que de plus attendre dans l'état où ils étoient. Ils épièrent le moment, sortirent de la ville 495soudainement et vigoureusement, se jetèrent sur le camp de l'empereur, le forcèrent, prirent Victoire, y mirent le feu et la brûlèrent tout entière. Ainsi ils furent délivrés du siège et du malaise où ils étaient.

494En celui point le pape Gregoire, qui fu né d'Anaigne, d'une cité qui est prés de Rome à une jornée, vout assembler un generai concile por traiter encontre l'empereor. Dont il manda outre les mons semondre les prelas, qu'il venissent à lui à Rome. Quant l'empereor le sout, si lor fist encombrer le chemin, si qu'il ne pooient passer par sa terre; et lors manda le pape as Genevois, et lor pria et semonst qu'il deussent envoier galies en Provence por amener les prelats d'outre les mons à Rome. Dont les Genevois, por l'amor du pape et por mal de l'empereor, i envoierent bien soixante vessiaux armés, et fu lor amiraut, c'est lor chevetaine, un de Gennes qui estoit du lignage des Ambrias, et l'apelloit l'en Guillaume le Negre. Cil Guillaume estoit orgueilleus et poisenes, et bien le monstra en celui fait, car par son outrage fu cil fait tout perdu. Icele estoire cjue vous avés oie ala à une cité en Provence qui siet sor la mer et a nom Nice. Là se recuillirent li prelats, qui estoient grant masse, et un cardinal avec eus, qui estoit alés legat outre les mons, et estoit evesque de Palestrine. Quant il se furent recueillis si se mistrent au chemin por venir à la fois du Toivre qui cort parmi Rome. Quant l'empereor sout ce fait, il manda u reigne, et fist armer galie et autres veissaus, et manda as Pisains qu'il li aidassent de vessiaux armés, qu'il le firent volentiers, et armerent tant de vessiaux, que les lor et ceus du reigne furent quarante vessiaux armés, et fu lor amiraut un vaillant home de Pise qui avoit nom Huguelin Bonzacharie. Quant cil vessel furent assemblés, il se mistrent à un port qui a nom Ferrare, qui est une contrée qu'en nome Leche. L'estoire de Gennes s'en venoit, et com il furent au chief de l'isle de 496Corse, il sorent la novele de l'estoire l'empereor qui les attendoit à la voye. Si orent conseil, et s'accorderent à ce qu'il eschiveroient la bataille, et s'en iroient dehors les isles, et bien le peussent ainsi avoir fait s'il vosissent. Mes Guillaume Negre, qui estoit tex com vos avés oi ça arriere, sailli avant, et dist que ce ne seroit ja que li Genevois eschivassent les Pisains ne les Lombarts de bataille, et qu'il passerait parmi eus, à la honte d'eus et de lor seignor. Lor s'adreça cele part où il estoient, et s'il i fust aies si com l'en doit aler en bataille quant l'en va contre ses enemis, et il eust establi ses vessiaus si com il aferoit à tel fait, ce li peust avoir valu; car il avoit plus grant pooir de vessiaux et de gent qu'il n'avoient; mes il n'establi onques rien, ne ne devisa son fait; mes si-tot com il les vit de prés, il s'escria: «Or à eus.» Huguelin ot establi ses vessiaus et fait avoit avant-garde et arriere-garde, et vindrent ensemble et hurterent à permeraims, si qu'à l'assembler pristrent trois galies des Genevois, par quoi li autre tornerent à desconfiture, et se mistrent au fuir. Li Pisans et cil du reigne ne les vodrent mie chacier, mes as galies qui lor chairent entre les mains s'arresterent, et les pristrent, et i firent mult grant gaaing, et pristrent grant masse de prelats, et i fu pris li cardinaus Blans qui estoit evesque de Palestrine, et un chapelain du pape qui estoit légat en Gennes, et nom avoit Gregoire de Romaigue. Tuit cil furent amenés à l'empereor qui les fist mettre en prison parmi sa terre.

En ce temps le pape Grégoire, natif d'Anagni, cité qui est à une journée de Rome, voulut assembler un concile général pour y délibérer contre l'empereur. Il envoya en deçà des monts sommer les prélats de venir vers lui à Rome. Quand l'empereur le sut il leur fit barrer le chemin, tellement qu'ils ne pouvoient passer par son pays. Alors le pape envoya vers les Génois, et les pria et somma d'envoyer des galères en Provence pour amener à Rome les prélats d'au delà les monts. Alors les Génois, pour l'amour du pape, et à cause du mal qu'ils vouloient à l'empereur, envoyèrent bien soixante vaisseaux armés; et leur amiral, c'est-à-dire leur capitaine, était un Génois du lignage des Ambrias, et on l'appeloit Guillaume le Nègre213 Ce Guillaume était orgueilleux et hautain, et il le montra bien; car par son insolence toute cette affaire fut perdue. Cette flotte que je vous ai dite alla en Provence à une cité qui est sur la mer et qui s'appelle Nice. Là s'embarquèrent les prélats qui étaient en très-grand nombre, et avec eux un cardinal qui était allé légat delà les monts, et était évêque de Palestrine. Quand ils furent embarqués ils se mirent en route pour venir à l'embouchure du Tibre qui traverse Rome. Quand l'empereur le sut, il envoya en son royaume, fit armer des galères et autres vaisseaux, et manda aux Pisans qu'ils l'aidassent de vaisseaux armés, ce qu'ils firent volontiers, et ils en ar-497mèrent tant qu'entre les leurs et ceux de l'empire il y avoit quarante vaisseaux armés; et leur amiral étoit un vaillant homme de Pise qui avoit nom Huguelin Buonzacchari. Quand ces vaisseaux furent assemblés ils se mirent en un port qui a nom Ferrare, dans un pays qu'on nomme Lèche214. La flotte de Gênes s'en venoit, et comme ils furent à la pointe de l'île de Corse, ils surent la nouvelle de la flotte de l'empereur qui les attendoit au passage. Ils prirent conseil, et s'accordèrent à éviter la bataille et à s'en aller par dehors des îles; et ils l'auroient bien pu s'ils l'eussent voulu; mais Guillaume le Nègre, qui étoit tel qu'on vous l'a dit ci-dessus, poussa en avant, et dit qu'il ne se verroit pas que les Génois évitassent de se battre avec les Pisans et les Lombards, et qu'il passerait au milieu d'eux, à la honte d'eux et de leurs seigneurs. Alors il s'avança vers le lieu où ils étoient, et s'il y fût allé comme on doit aller en une bataille, quand on va contre ses ennemis, s'il eût ordonné ses vaisseaux comme il convenoit à telle occasion, il eût pu avoir l'avantage, car il avoit plus de monde et de vaisseaux qu'eux; mais il n'ordonna rien, ne médita point son affaire, et sitôt qu'il les vit de près il s'écria: «Maintenant donnons sur eux.» Huguelin avoit arrangé ses vaisseaux, et fait une avant-garde et une arrière-garde. Ils s'accostèrent et heurtèrent de leur premier rang, tellement qu'en ce choc ils prirent trois galères des Génois, en sorte que ceux-ci tournèrent en déconfiture et s'enfuirent. Les 499Pisans et les gens de l'empire ne les voulurent pas poursuivre, mais s'en tinrent aux galères qui leur tombèrent entre les mains, les prirent et y firent un grand butin. Ils prirent un grand nombre de prélats, entre autres le cardinal Blanc, qui étoit évêque de Palestrine, et un chapelain du pape qui étoit légat à Gênes et avoit nom Grégoire de Romagne. Ils furent tous menés à l'empereur qui les fit mettre en prison en son pays.

498En ce tans avint que mult grant croiserie s'esmut du roiaume de France. por passer en la terre de Syrie, dont il avint qu'il murent de lor pais, et alerent à Marseille et à Aiguemorte, et iluec se mistrent es nes por passer en Acre. En cele alée estoit Thibaut le roi de Navarre, qui estoit cuens de Champagne, et si i fu Henri le cuens du Bar, Pierre de Dreuës, cuens de Bretaigne, et si i fu le cuens de Forés, qui estoit cuens de Nevers de par sa fame, et Amauris, cuens de Montfort, Johan de Droes le cuens de Mascon, et plusors autres riches homes. Quant cil pelerins furent venus en Acre, il se herbergierent parmi la ville et de fors, u Sablon. Là orent conseil, et par commun acort murent por aler fermer Escalone, et chevauchierent tant qu'il vindrent à Jaffe. Quant il furent là venus, si vint une espie as Templiers qui lor fist à savoir que à Gadres avoit mille et cinquante Turcs herbergiés, et en estoit chevetaine un amiraus qui avoit nom le Croc Elgevi. Quant li Chrestien sorent ces no veles, si s'accorderent qu'il iroient à cele besoigne faire quatre cens chevaliers. Si i ala le cuens du Bar et le cuens de Montfort, et Belian de Saiete, et Huedes de MontBeliart, et Johan d'Arsur, et le Temple et l'Ospital, et murent de Jaffe à prim soir, et chevauchierent si qu'il furent au jor prés de Gadres. Lors s'armerent et se mistrent au chevauchier, les eschieles rangiés, cele part où li Turcs estoient herbergiés.

En ce temps il avint qu'une très-grande croisade se mit en route du royaume de France pour passer au pays de Syrie, d'où il avint qu'ils partirent de leur pays, allèrent à Marseille et à Aigues-mortes, et là se mirent dans des navires pour passer en Acre215. En ce passage étoit Thibaut, roi de Navarre, qui étoit comte de Champagne, et y fut aussi Henri comte de Bar, Pierre de Dreux, comte de Bretagne, et aussi y fut le comte de Forest, qui étoit comte de Nevers par sa femme, et Amauri, comte de Montfort, et Jean de Dreux, comte de Mâcon, et plusieurs autres riches hommes; et quand les pélerins furent venus en Acre, ils s'hébergèrent par la ville et dehors, aux Sablons. Là ils tinrent conseil, et d'un commun accord partirent pour aller fortifier Ascalon; et ils allèrent tant qu'ils arrivèrent à Jaffa. Quand ils y furent venus, il vint un espion aux Templiers qui leur fit savoir qu'il y avoit à Gaza mille cinquante Turcs hébergés, dont étoit capitaine un amiral qui avoit nom Lecroc Elgevi. Quand les Chrétiens surent cette nouvelle, ils s'accordèrent à aller quatre cents chevaliers pour faire cette besogne, et y allèrent le comte de Bar et le comte 501de Montfort, et Balian de Sidon, et Eudes de Montbéliard, et Jean d'Arsur et le Temple et l'Hôpital. Ils partirent de Jaffa au commencement de la nuit, et chevauchèrent si bien qu'ils furent au jour près de Gaza. Alors ils s'armèrent et chevauchèrent en ordre de bataille vers l'endroit où les Turcs étoient hébergés.

500Quant li Turcs les virent venir vers eus, si monterent et se traistrent vers un tertre. Le Crpc ot conseil de sa gent, qui li loerent qu'il parti d'iluec et s'en alast, car il n'avoit raie gent por combatre à eus. Le Croc respondi que au partir vendraient-il tous à tans, mes il envoieroit son gros bernois, et si iroit essaier lor covines. Lors le fist ainsi come il l'avoit devisé, si qu'il i envola deux cens Turcs por hardier. Dont il avint que si-tost que li bardicort les aprochierent, il se mistrent au retraire, et se commencierent li Crestiens à affebloier, et à bouter l'un en J'autre. Quant li hardicor virent ce, si les commencierent plus à haster et à tenir prés. Le Croc aperçu la mauvaise covine des Crestiens, si avala du tertre où il estoit, et s'adreça grant aleure à aler vers nos gens, et si-tost com il fu prés et sa gent, ferirent des esperons, et se ferirent si estroitement entre les Francs por la mauvaise covine qu'il lor a voient vu faire, que mult les emmenerent mal, dont li Crestiens, sans mettre nul conseil en eus, se mistrent à desconfiture, et qui s'en pout aler si s'en ala. Là fu pris Amauris, le cuensde Montfort, et i fu occis le cuens de Bar, et i ot grant masse des chevaliers que mors que pris, que du siecle que de religion. Li serjant à pié i furent tuit perdu et tout le plus du bernois. Cil qui eschapierent de la bataille s'en vindrent à Escalone, où il trouverent le roi de Navarre et le conte de Bretaigne et tot l'ost; et si-tost com il furent là venus, si grant effroi se mist en eus tous qu'il lor sembloit que li Sarrazins les deussent venir tous prendre; dont il avint que si tost com 502il fu anuité, chascun se mist à aler vers Jaffe sans conroi, et sans attendre l'un l'autre; ains s'en alerent aussi come gent desconfite, si qu'il laissierent grant plente de viandes et de hernois. Quant il vindrent à Jaffe, il i demorerent mult poi, ainsi s'en partirent, et ne finerent tant qu'il vindrent en Acre.

Quand les Turcs les virent venir vers eux, ils montèrent à cheval et se retirèrent vers un tertre. Lecroc tint conseil avec ses gens, qui lui conseillèrent de partir de là et de s'en aller, car il n'avoit pas assez de monde pour les combattre. Lecroc dit qu'ils partiraient tous quand il en seroit temps, mais qu'il enverrait d'abord son gros bagage, et iroit essayer comment ils se comporteraient. Alors il le fit ainsi qu'il l'avoit projeté, et y envoya deux cents Turcs pour les provoquer. D'où il avint que sitôt que les escarmoucheurs arrivèrent près des Chrétiens, ceux-ci commencèrent à se retirer ou à faiblir, et à se replier les uns sur les autres. Quand les escarmoucheurs virent ceci ils commencèrent à les presser et à les suivre de plus près. Lecroc, apercevant la mauvaise contenance des Chrétiens, descendit du tertre où il étoit, se dirigea grand train vers nos gens, et sitôt qu'il en fut près avec ses troupes, ils donnèrent des éperons, et se jetèrent si roide au milieu des Francs, à cause de la mauvaise contenance qu'ils leur avoient vu faire, qu'ils les malmenèrent beaucoup, en sorte que les Chrétiens, sans se rallier en aucune manière, se mirent en déroute, et qui put s'en aller s'en alla. Là fut pris Amauri, comte de Montfort, et fut occis le comte de Bar, et il y eut une grande masse de chevaliers tués ou pris, tant du siècle que de religion. On 503perdit tous les hommes d'armes à pied et tout le reste du bagage. Ceux qui échappèrent de la bataille s'en vinrent à Ascalon, où ils trouvèrent le roi de Navarre, le comte de Bretagne et toute l'armée, et sitôt qu'ils y furent arrivés il se mit en eux tous un si grand effroi qu'il leur sembloit que les Sarrasins les venoient tous prendre; dont il avint que, sitôt qu'il fut nuit, chacun se mit en marche pour aller à Jaffa sans s'attendre les uns les autres; mais ils s'en allèrent comme gens déconfits, laissant grande abondance de vivres et de bagage. Quand ils vinrent à Jaffa, ils y demeurèrent très-peu, mais s'en partirent, et ils ne s'arrêtèrent plus qu'ils ne fussent arrivés à Acre.

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(162) Constance d'Aragon était morte le 23 juin 1212.

(163) Yolande, en 1225.

164) Le 14 juillet 1223.

165)  En 1228.

(166) Lisez forcelée.

(167)  Le 8 septembre 1227.

(168) En novembre 1227.

(169) Le 17 mars 1239.

(170) La paix fut signée le 9 juillet 123o, et Frédéric II fut absous le 28 août suivant.

(171) En 1229.

(172) Baudouin, fils de Pierre de Courtenai et d'Yolande, et qui fut empereur de Constantinople sous le nom de Baudouin II.

(173) Il y arriva en 1231.

(174) Marie; elle épousa Baudouin II en 1234.

(175) C'est ici que se termine, à mon avis, l'ouvrage de Bernard le Trésorier; ce qui suit me paraît l'ouvrage d'un second continuateur, peut-être de Hugues Plagon. (Voir la Notice placée en tète de ce volume.) Les diversités et même les contradictions qui se rencontrent entre les derniers paragraphes qu'on vient de lire et ceux qui viennent immédiatement après, rendent cette conjecture très-probable.

(176) Henri I, dit le Gros, roi de Chypre, de 1219 à 1253.

(177) La reine Alix avait épousé en secondes noces Raoul, sire de Cœuvres, frère de Jean II, comte de Soissons; et ce fut ce Raoul qui en 1239 revendiqua les droits de sa femme au royaume de Jérusalem.

(178) Baudouin II était frère et non pas fils de Robert de Courtenai, auquel il succéda sur le trône de Constantinople.

(179) Jean Ducas Vatace, empereur grec d'Orient, de 1222 à 1255, et dont la capitale était Nicée.

(180) Théodore Lascaris I, empereur grec d'Orient, de 1204 à 1222.

(181) Malek-El-Kamel.

(182) Malek-El-Ascraf.

(183) Malek-El-Naser-Salaheddyn-Daoud.

(184) En juillet 1229.

(185) Sorte de vaisseaux de transport.

(186) Le cap délie Galle.

(187) Légat a latere.

(188) Meschief, lisez mesclaf.

(189) Mie, lisez moe ou moi.

(190) Virent, lisez murent.

(191) Virent, lisez murent.

(192) Le Fort, lisez le Tort.

(193) Grand-maître des Hospitaliers, de 1231 à 1236.

(194) De 1233 à 1244.

(195) A la cole, lisez probablement à la coste.

(196) Probablement Lothier, c'est-à-dire Lothaire.

(197)Bone à l'eure, lisez bonne alleure.

(198) En 1233; Henri le Gros étoit né le 3 mai 1218.

(199) Constant, grand seigneur arménien, était resté tuteur d'Isabelle, fille du roi Livon; il lui fit épouser, en secondes noces, son propre fils Aïton ou Othon qui devint ainsi roi d'Arménie.

(200)  Du royaume de Jérusalem.

(201) Hui, lisez hues.

(202) Premier mari d'Isabelle, pupille de Constant.

(203) Hermann de Salza, grand-maître de l'ordre Teutonique, de 1210 à 1239.

(204) C'est ici que doivent être évidemment placés le point et l'alinéa. Il est clair aussi que, pour la liaison de la phrase, au lieu de en cele manière, il faut lire que cele manière.

(205) La ponctuation de cette phrase est totalement intervertie, ce qui la rend inintelligible. Il faut la lire ainsi: Il ne pooit autre faire, car li messages disoient qu'il avoient commandement de ce faire qu'il firent. Et s'il deissent qu'il ne le vosissent tenir, c'estoit en eux; que force ni leur feist il mie.

(206) Malek-El-Kamel mourut au mois de mars 1238.

(207) Malek-Adhel-Seifeddyn Aboubekr II régna de 1238 à 1240.

(208) Malek-Saleh-Nodgemeddyn-Ayoub.

(209) Le chroniqueur confond ici Boémond IV, prince d'Antioche et Boémond V son fils. Cest le premier qui avoit eu pour femme Alix de Jérusalem, et ce fut le second qui épousa Lucie, fille du comte de Saint-Pol.

(210) Pierre de Tripoli.

(211) Le 26 mai 1249, par les Bolonais.

(212) Il y a ici erreur; Entzen mourut à Bologne en 1272 dans la prison où il avait été mis après sa défaite.

(213) Boccanegra.

(214) Je suppose que le chroniqueur, qui défigure tous les noms, veut désigner ici Porto-Feiraro dans l'île d'Elbe; mais il se trompe; la bataille des Génois et des Pisans eut lieu le 3 mai 1241, à la hauteur de la petite île de Melora, près de Livourne.

(215) Au mois d'août 1239.