Ermold le Noir

 BERNARD LE TRÉSORIER.

 

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR, partie 1

 

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

partie 2

 

 

 

 

1824.

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

CHRONIQUE DE GUILLAUME DE NANGIS.

 

 

PARIS, IMPRIMERIE DE LEBEL,

imprimeur du Roi, rue d'Erfurth, n. 1.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANGE,

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13° SIÈCLE,

AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES
ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L'ACADÉMIE DE PARIS.

A PARIS

CHEZ J.-L.-J. BRIERE, LIBRAIRE

rue saint-andré-des-arts, n° 68.

vNOTICE

SUR LA

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR

 

En 1725, Muratori publia, dans le 7e volume de sa Collection des historiens d'Italie, une Histoire de la conquête de la Terre-Sainte, de l'an 1095 à l'an 123o, qu'il avait découverte dans la bibliothèque d'Est. Le manuscrit portait en tète: «Ici commence l'histoire de la conquête de la Terre-Sainte, que l'auteur de ce travail a traduite du français en latin;» et à la fin: «Toutes ces, choses sur les faits et gestes du roi Jean1 sont tirées de l'Histoire de Bernard le Trésorier; quelle en fut l'issue, c'est ce que je n'ai pas trouvé, soit que Bernard n'ait pas achevé son ouvrage, soit que le manuscrit dont je me suis servi fût imparfait2.» Le traducteur latin qui parle ainsi s'appelait François Pipin de Bologne, de l'ordre des Frères prêcheurs; il écrivait au commencement du 14e siècle, et nomme, en plusieurs autres passages, Bernard le Trésorier comme l'auteur français qu'il traduit, sans donner vid'ailleurs sur cet écrivain, sa vie et son ouvrage, aucun renseignement.

En 1729, dom Martenne trouva, dans les manuscrits du cardinal de Noailles, une Histoire de la conquête de la Terre-Sainte, de l'an 1095 à l'an 1275, en vieux français; il eut d'abord l'intention de la publier en entier; mais bientôt il se convainquit que, de l'an io95 à l'an 1184, ce n'était qu'une traduction libre de Guillaume deTyr, avec quelques additions, et plus souvent avec des retranchemens. Il se décida alors à ne publier que ce qui faisait suite à l'ouvrage de l'archevêque de Tyr, c'est-à-dire l'histoire du royaume de Jérusalem et des Croisades, de l'an 1184 à l'an 1275, époque où s'arrêtait le manuscrit, qui ne portait aucun nom d'auteur, ne donnait à ce sujet aucune indication, et finissait seulement par ces mots: «Cest livre fu escrit et accompli à Rome, l'an de l'incarnation nostre Seignor J. C. 1295, u mois de mai, u tans du pape Boniface huictiesme3

En comparant, dans les époques correspondantes, c'est-à-dire de 1184 à 123o, la version latine de l'ouvrage français de Bernard le Trésorier, donnée par Muratori, et la vieille Chronique française publiée par dom Martenne, le père Mansi fut frappé de leur similitude, et il en conclut que viiFrançois Pipin avait traduit sur un manuscrit incomplet cette dernière Chronique, qu'elle avait été écrite vers la fin du 13e siècle, et que Bernard le Trésorier en était l'auteur4.

Nous avons renouvelé cette comparaison, et la conclusion du père Mansi nous paraît fondée. La version latine de Pipin ne coïncide pas exactement avec le vieux texte français publié par dom Martenne; elle l'abrège en général et y ajoute quelquefois; mais, à tout prendre, la ressemblance est telle, et tant de longs morceaux sont parfaitement identiques, qu'il est impossible de méconnaître dans la Chronique française le texte original de la version latine, et de ne pas l'attribuer à ce Bernard le Trésorier, dont le manuscrit de dom Martenne ne dit rien, sur lequel on ne découvre ailleurs aucun renseignement, mais qui est formellement nommé, et à plusieurs reprises, par un traducteur à peu près contemporain.

Nous n'hésiterions même pas à regarder cette conjecture comme certaine, si nous ne lisions dans la Bibliotheca historica de Meusel: «Le nom de l'auteur de la Chronique en vieux français publiée par dom Martenne, et qui fait suite à Guillaume de Tyr, est demeuré inconnu aux éditeurs; c'est Hugues viiiPlagon5.» Fontette, dans ses supplémens à la Bibliothèque historique du père Lelong, forme la même conjecture et cite Ducange6. Sur quelle autorité se fonde leur assertion? dans quels documens l'ont-ils puisée? Nous l'ignorons. L'exactitude ordinaire de ces érudits donne lieu de croire qu'ils ne l'ont point hasardée sans motif. Cependant, dans l'impossibilité de la vérifier, et même d'en connaître l'origine, nous avons cru devoir nous en tenir à une conjecture qui se fonde sur des faits, et placer décidément en tête de notre Chronique le nom de Bernard le Trésorier.

Nous doutons pourtant qu'elle lui appartienne toute entière; la version latine s'arrête, comme on l'a vu, vers l'an 123o, et le traducteur Pipin ignorait si Bernard avait terminé là son ouvrage, ou s'il n'avait eu lui-même qu'un manuscrit incomplet. Celui qu'a publié dom Martenne conduit l'histoire jusqu'en 1275; mais plusieurs circonstances nous portent à croire, que la dernière partie, de l'an 123o à l'an 1275, n'est pas de la même main que la première; la différence du style est assez grande pour se faire remarquer malgré la grossière imperfection du langage qui est commune aux deux parties; le récit devient dans la seconde ixplus confus et plus surchargé d'erreurs; enfin de nombreuses et évidentes contradictions, à l'occasion des mêmes noms propres et des mêmes faits, semblent indiquer que le continuateur de Guillaume de Tyr a été continué à son tour, et que la portion qui n'existait pas dans le manuscrit traduit par Pipin est l'œuvre de quelque autre chroniqueur. Peut-être est-elle de cet Hugues Plagon dont parlent quelques érudits, et auquel ils attribuent l'ouvrage entier.

Quoi qu'il en soit, cette Chronique méritait une place à la suite du grand ouvrage de l'archevêque de Tyr, qu'elle complète, bien qu'avec un mérite fort inférieur. On ne peut douter qu'elle soit contemporaine. La narration est confuse, mutilée et pleine d'erreurs en ce qui se rapporte à l'histoire générale de l'Europe au 13e siècle; mais elle abonde en détails curieux sur les affaires du royaume de Jérusalem, sur les relations des Chrétiens avec les Musulmans, et ils y sont souvent racontés avec une vérité naïve et piquante. Les querelles du roi Gui de Lusignan avec ses barons, le siège et la prise de Jérusalem par Saladin, la tentative de deux clercs pour convertir le sultan d'Egypte, en sont des exemples remarquables. En aucune autre chronique peut-être, la supériorité de civilisation et de générosité des Musulmans sur les xOccidentaux ne s'y fait si bien sentir et n'est avouée par le chroniqueur avec tant de simplicité. Une foule d'anecdotes intéressantes dont les historiens modernes ont orné leur récit des croisades, sont empruntées au sien.

Il n'a raconté qu'en passant, et comme pour compléter son ouvrage, les grands événemens étrangers au royaume de Jérusalem, comme la croisade qui aboutit à la fondation de l'empire latin de Constantinople, et celle de saint Louis. C'eût été un immense et inutile travail que de relever toutes les omissions et les erreurs qui se rencontrent dans cette partie de sa narration. Ces brillantes expéditions sont racontées avec autant de détail que de charme dans les Mémoires de Villehardouin et de Joinville, insérés dans la Collection de M. Petitot, et nous n'aurions pu qu'en extraire ce qui manque à Bernard le Trésorier. Nous nous sommes contentés, dans nos notes, de rappeler ou de rectifier les dates, et de réformer les erreurs les plus grossières, ou celles qui portent le trouble dans le tableau des événemens.

Si nous nous étions bornés à publier le texte original de cette Chronique, elle fût demeurée à peu près inintelligible ou du moins très-pénible à entendre pour la plupart des lecteurs. Indépendamment d'une multitude de mots et de tours xiqui auraient obligé tout homme peu familier avec notre vieux langage de recourir sans cesse à des glossaires presque toujours insuffisans, le style en est embarrassé, souvent obscur, et la bizarrerie ainsi que les continuelles variations de l'orthographe augmentent encore la difficulté. Nous avons donc placé en regard du texte une traduction en langage plus moderne, et dans laquelle nous nous sommes pourtant appliqué à conserver la physionomie simple et naïve du vieux récit.

Quant au texte même, l'édition qu'en a donnée dom Martenne est étrangement défectueuse. Parmi ces innombrables fautes, les unes proviennent sans doute du manuscrit, les autres ne peuvent être imputées qu'à la négligence de l'éditeur. Il a fallu faire sur ce texte un travail analogue à celui des érudits sur les auteurs grecs ou latins, deviner quel mot se cachait sous un assemblage de lettres qui n'en formaient aucun, rechercher quel devait être le sens d'une phrase évidemment mutilée ou défigurée, introduire une ponctuation qui vînt au secours de l'intelligence, purger enfin l'ouvrage des méprises de l'éditeur ou des copistes, et le rétablir tel qu'il a dû sortir des mains de l'auteur. Il est impossible, dans ce minutieux travail, de refuser quelque latitude aux conjectures; nous avons expliqué dans de courtes notes les corrections les xiiplus importantes, nous bornant à faire dans le texte celles qui ne nous ont pas paru susceptibles de contestation. Les lecteurs qui se donneront la peine de comparer notre édition avec celle de dom Martenne jugeront du mérite de cette révision.

Il existe une autre continuation de Guillaume de Tyr, écrite en latin par Jean Hérold, savant allemand du 16e siècle, et qui conduit l'histoire des expéditions en Palestine de l'an 1185 à l'an 15217. Mais cet ouvrage, de peu de mérite et écrit d'ailleurs plus de deux siècles après les événemens, ne pouvait, à aucun titre, entrer dans notre collection.

F. G.                

 

1 Jean de Brienne, roi de Jérusalem, de i2io à i223.

2 Rerum italicarum scriptores, t. 7, p. 659 et suiv., Milan 1725.

3 Collection de D. Martenne et Durand, t. 5,  col. 583.

4 Voir les notes du père Mansi sur les Annales ecclésiastiques de Rainaldi, t. 20.

5 Meusel, Bibliotheca historica, t. 2, part. 2, p. 294.

6 Tome 2, page 140.

7 Belli sacri continuatio; lib. Vi; ab a. 1185 ad a. 1521. Cet ouvrage se trouve à la suite de l'édition de Guillaume de Tyr donnée par Poyssenot à Bàle en 1564. Jean Hérold était né en 1511, à Hochstædt en Souabec, et mourut à Bàle après 1581.

 

 

1CONTINUATION

DE

GUILLAUME DE TYR,

PAR BERNARD LE TRÉSORIER.

 

 

 

 

 

2HISTOIRE

DES CROISADES.

 

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR.

 

Si grans haine estoit entre le roi et le cuens de Jaffe que chascun jor creissoit plus et plus, et jusque à tant estoit la chose venuë que le roi queroit achaison par quoy il peut desevrer tot apertement le mariage qui iert entre lui et sa seror. Il requist le patriarche qu'il les ajornast, et dist qu'il voloit acuser ce mariage, mostrer par raison qu'il n'estoit nebon ne loyal. Le cuens oi ce dire; si se parti des autres barons tot celeement, et s'en vint en Jerusalem, où sa fame sejornoit lors, et li pria mult quele se partist de la ville ançois que le roi vienist, qui retornoit de son ost. Car il doubtoit que se le roi la trovoit iluec, qu'il ne la laissast pas revenir à lui; por ce li prioit mult que ele le suist à Escalone, ou il s'en ala tot droit. Le roi oi dire que le cuens s'estoit parti de l'ost, si envoya messages après lui, qui le semonstrent de venir à sa cort. Cil respondi qu'il ne pooist aler, parce qu'il estoit dehaitie. Plusors messages i envoya les uns après les autres, qui onques amener ne le porent, car il s'escusoit tosjors de sa maladie. Le roi dit que puisqu'il ne voloit venir à lui, il iroit à lui parler et semondroit il meismes. Li baron li suirent. Il se vint tot droit à Escalone, mes il trova les portes mult bien 4fermées; il appella et commanda que l'en li ouvrist, trois fois toucha de sa main la porte, mais nus ne vint. Avant que son commendement feist, li borgois de la ville estoient montez sur les murs et sur les tornelles, ne ne s'osoient movoir, ains atendoient la fin de cele chose. Le roi se parti d'iluec mult corociet, et s'addressa por aler à Jaffe. Asses encontre chevalieres et borgois de la cité, qui le menerent ens sans point de contredit. Il saisi la ville à son eus1, et i mist son baillif. Puis se parti d'iluec et vint en Acre, et fist semondre iluec un grand parlement de ses prelats et de ses barons.

3HISTOIRE

DES CROISADES.

 

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR.

 

Si grande haine étoit entre le roi et le comte de Jaffa que chaque jour elle croissoit de plus en plus, et à ce point la chose en étoit venue que le roi cherchoit une occasion par où il pût rompre tout ouvertement le mariage qui étoit entre le comte et sa sœur. Il requit le patriarche qu'il les ajournât, et dit qu'il vouloit attaquer ce mariage, et montrer par argumens qu'il n'étoit ni bon ni légitime. Le comte, ayant ouï dire ceci, laissa tout secrètement les autres barons et s'en vint à Jérusalem où sa femme séjournoit alors, et la pria très-fort qu'elle partît de la ville avant qu'arrivât le roi, qui revenoit de son armée. Car il craignoit que, si le roi l'y trouvoit, il ne la laissât pas revenir à lui, et pour cela prioit très-fort qu'elle le suivît en Ascalon, où il s'en alla tout droit. Le roi ayant ouï dire que le comte s'étoit parti de l'armée, envoya après lui messagers qui le sommèrent de venir à sa cour. Celui-ci répondit qu'il n'y pou voit aller parce qu'il étoit malade. Le roi lui envoya plusieurs messagers les uns après les autres qui jamais ne le purent amener, car il s'excusait toujours sur sa maladie. 5Le roi dit que, puisqu'il ne vouloit venir, il iroit lui parler et le sommeroit lui-même Les barons le suivirent, et il vint tout droit à Ascalon; mais il trouva les portes très-bien fermées. Il appela et commanda qu'on lui ouvrît; il toucha trois fois de sa main la porte, mais personne ne vint. Avant qu'il fît son commandement, les bourgeois de la ville étaient montés sur les murs et sur les tourelles et n'osoient se mouvoir, mais attendoient la fin de cette affaire. Le roi se partit de là très-courroucé et prit la route de Jaffa. A sa rencontre vinrent beaucoup de chevaliers et bourgeois de la cité qui l'y firent entrer sans nulle contradiction; il saisit la ville à son loisir et y mist son bailli; puis s'en partit et vint à Acre, et fit là convoquer un grand parlement de ses prélats et de ses barons.

Quant il furent assemblez, le patriarche prist avec lui le maistre du Temple et le maistre de l'Ospital; si s'en alerent tot droit devant le roi, et li prierent mult humblement, et l'enchirent au pié qu'il pardonast son mautalent au cuens de Jaffe et voulsit qu'il venist devant lui. Le roi ne les en voult escouter, ainçôis lor respondi tout plainement qu'il n'en feroit mie. Cil orent grant desdaing de ce que homme qui estoit en si povre point de son cors, portoit encore si grant rencune en son cors. Par corout se partirent de la cort et s'en issirent hors la cité. Le parlement devoit estre assemblé, parce que l'on debvoit envoyer bon messages as princes de France et des aultres terres, por eux requerent qu'il secorussent le pais Jésus-christ et sa gente.

Quand ils furent assemblés, le patriarche prit avec lui le maître du Temple et le maître de l'Hôpital; ils s'en allèrent tout droit devant le roi, le prièrent très-humblement et le supplièrent, en se mettant à ses pieds, qu'il apaisât ses mauvaises idées contre le comte de Jaffa, et permît qu'il vînt devant lui. Le roi ne les voulut écouter sur cela, mais leur répondit tout uniment qu'il n'en serait rien. Ils eurent grande colère de ce qu'un homme si mal en point en son corps portait si grande rancune en son cœur, et de courroux ils se partirent de sa cour et s'en allèrent hors de la cité. Le parlement avait dû s'assembler pour aviser à envoyer d'efficaces messages aux princes de France et des autres pays, à cette fin de les requérir qu'ils secourussent le pays de Jésus-Christ et son peuple.

6Le patriarche, quant l'en dut premierement parler de çele besoingne, commença l'autre que, je vous ai dite, et parce que le roi ne voult faire por li, s'en parti il d'iluec lui et ses compaignons. Ce furent li dui maistres du Temple et de l'Ospital; si n'ot rien fait de la besoingne porcoi il estoient ensemble. Le cuens de Jaffe oi dire que le roi ne voloit avoir nul merci de lui, et que por amor ni por priere ne pooit avoir sa pes. Deslors se porpensa comment il le porroit corocier. Il prist chevalier avec lui tant comme il en pot avoir et s'en ala tot droit vers le chastel du Daron. Iluec s'estoient logiés Turs d'Arabe, que l'on apele Beduins, et gardoient grant plente de bestes par les pastures; car il avoit tant donné du l'or au roi qu'il les i soffroit, et avoit en son conduit. Sus ce estoient tuit seur, et ne cuidoient avoir garde de nulli. Le cuens et li chevalier vindrent tot sodainement sur iceux et les sorpristrent, aucuns en occistrent, et tote la proie emmenerent et quant qu'il troverent de robes et d'avoir emporterent à Escalone. La novele en vint au roi, qui en fut tout desue; si manda le conte de Triple, et parce qu'il se fioit en son sens et en sa loyauté, tantost li bailla tot le pooir et toute la baillie du roiaume. Trop en orent grant joie li baron et li menu pueple, parce qu'il avoit dit des ançois que autrement ne pooit estre la terre en bon point. Tandis com l'or du roi estoient sinon puissant2, se tôt le fes et le gouvernement des besoingnes n'estoient baillées au conte de Triple3.

7Le patriarche, quand on avoit été sur lé point de parler de cette affaire, avoit commencé l'autre que je vous ai dite, et comme le roi ne voulut rien faire pour lui de ce qu'il lui demandoit, il se partit de là avec ses compagnons, à savoir les deux maîtres du Temple et de l'Hôpital; ainsi ils ne firent rien de l'affaire pour quoi ils étoient rassemblés. Le comte de Jaffa ayant ouï dire que le roi ne vouloit avoir nulle merci de lui, et que par amour ni prière il n'en pourrait obtenir la paix, commença à penser dans son esprit comment il le pourrait chagriner. Il prit avec lui des chevaliers tant qu'il en put avoir, et s'en alla tout droit vers le château de Daroun. Là s'étoient logés des Turcs d'Arabie que l'on appelle Bédouins, et qui gardoient une grande abondance de bétail dans les pâturages, car ils avoient donné tant d'or au roi qu'il les y souffrait et avoit sous sa protection; sur quoi ils étoient tout-à-fait tranquilles et ne croyoient avoir à se garder de personne. Le comte et les chevaliers vinrent tout soudainement sur eux, les surprirent,en tuèrent quelques-uns, et emmenèrent de proie, de butin et d'avoir, tout ce qu'ils trouvèrent, et l'emportèrent à Ascalon. La nouvelle en vint au roi qui en fut tout irrité. Il manda le comte de Tripoli, et comme il se fioit en son sens et en sa loyauté, il lui conféra tout le pouvoir et toute l'administration du royaume. Les barons et le menu peuple en eurent une très-grande joie, car ils avoient dit, dès auparavant, que autrement ne pourroit être le pays en bon état, car lors il ne pouvoit venir du roi que malheurs, tant 9que toutes les charges et le gouvernement des affaires n'étoient point donnés au comte de Tripoli.

8Le cuens de Triple respondi que volontier en recevroit la baillie, parce qu'il ne fust garde de l'enfant4, porce que se li enfes moroit par aventure dedens dix ans, que on ne deist qu'il fust mort par lui, et si voloit que li chastel et li fermetés fussent mises en la main de l'Ospital et du Temple, qu'il n'en voloit pas estre mescreus, ne que l'on parlast sus lui mille mauvaissetiez, et si voloit estre asené où il se tendroit s'il u roïaume mestoit nul cost, qu'il n'avoit lors nulles trives as Sarrazin, ne la terre n'estoit pas rendant qu'il peust ost tetur contre les Sarrazins sans grant coust; porce voloit com l'assurast d'avoir la baillie dix ans, en tele maniere que, si li enfes moroit dedens dix ans, la baillie revenroit aussi comme devant, jusqu'à cele hore, que par le conseil de l'apostole de Rome et l'empereur d'AUemaigne et le roi de France et le roi d'Engleterre, feroit jugier le roiaume à une des deux sorors, ou à la soror qui est ainsnée, ou à la mains née, porce que le roi Haimeri fu parti de la terre à la mains née seror, ains qu'il fust roi et la mains née fu de roi et de Rome5; porce ne s'accorderent mie li baron, que l'ainsnée se fu, se li enfes moroit, sans le conseil de ces quatre que je vous ai nommés, et porce l'atira ainsi le cuens de Triple qu'il ne voloit mie qu'il y eust discorde en la terre, se li enfes moroit, et porce en voloit estre tenant de ci alor que les quatre i eussent mis conseil.

 

Le comte de Tripoli répondit que volontiers il en recevroit le gouvernement, pourvu qu'il ne fût pas chargé de l'enfant, afin que, si l'enfant mouroit dans les dix ans, on ne pût dire qu'il étoit mort par son fait; et il vouloit que le château et les forteresses fussent mis en la main des chevaliers du Temple et de l'Hôpital, parce qu'il ne vouloit pas être soupçonné, ni qu'on dît sur lui mille mauvais propos; et il vouloit qu'on lui assignât où il pourroit avoir recours si pour le royaume il faisoit aucune dépense, disant qu'il n'avoit alors nulle trève avec les Sarrasins et que le pays ne rapportoit pas de sorte qu'il pût tenir une armée contre les Sarrasins sans de grands frais, et que pour cela il vouloit qu'on l'assurât qu'il auroit le gouvernement dix ans, de telle manière que si l'enfant mouroit dans les dix ans, le gouvernement lui reviendroit comme devant, jusqu'à ce que, par le jugement de l'apostole de Rome, de l'empereur d'Allemagne, du roi de France et du roi d'Angleterre, le royaume fût adjugé à une des deux sœurs, ou à la sœur aînée, ou à la cadette, parce que le roi Amaury s'étoit séparé de la mère de la sœur aînée avant qu'il fût roi, et que la cadette étoit sortie de roi et de reine. Les barons ne consentirent point que l'aînée fût nommée, si l'enfant mouroit, sans le jugement de ces quatre que je vous ai dit, et c'est pour cela que le comte de Tripoli réglai ajnsi la chose, parce qu'il ne vouloit pas qu'il y eût discorde dans le 11pays si l'enfant mouroit, et qu'il vouloit en avoir le gouvernement lorsque les quatre en auraient ainsi avisé.

10Ceste chose fu au gré du roi et des barons tot ainsi comme le cuens le devisa. Iluec atirent que le cuens Jocelin, qui estoit oncle à la mère à l'enfant le garderait, et que le cuens de Triple aurait Barust et les garandit, porce que, s'il mettoit coust u roiaume, par les barons de la terre fust asené la tans qu'il r'auroit eus ses cous.

Le roi et les barons s'accordèrent à ce que le comte proposoit. Ils convinrent que le comte Josselin, qui étoit oncle de la mère de l'enfant, le garderoit, et que le comte de Tripoli aurait Béryte et les forts, afin que, s'il mettoit du sien au gouvernement du royaume, il y fût maintenu par les barons du pays jusqu'à temps qu'on l'eût remboursé de ses dépens.

Quand ainsi orent atiré lor affaire, si commanda le roi que l'en coronast l'enfant. L'en le mena au sepulcre et le corona l'en. Si le fist l'emporter à un chevalier entre ses bras jusqu'au temple Dominus, porce qu'il estoit petit, qu'il ne voloit mie qu'il fust plus bas deus. Le chevalier estoit grant et elevé et si avoit nom Belian Dibelim, un des barons de la terre. Costume est en Jerusalem quand le roi porte corone au sepulcre, il la porte en son chief de ci au temple où Jesus-Christ fu offert; là si offre sa corone, mes il l'offre par rachat. Ainsi soloit l'en faire que tantost comme la fame avoit son enfant malle, que ele l'offrait premierement au temple, si le rachetoit d'un agnel, ou de deux colombiaus, ou de deux tourterelles. Quand le roi avoit offert sa corone au temple, si avaloit uns degrés qui sont dehors le temple, et entrait en son pales u temple de Salomon, où li Templiers manoient. Là estoient mises les tables por mengier où le roi s'asseoit, et si baron, et tuit cil qui mengier votaient, fors seulement li borgois de Jerusalem qui servoient; que tant devoient-ils de servise au roi, que quand le roi avoit porté corone, qu'ils servoient li et ses barons au mengier. Ne demora guaires, puisque le jone roi ot porté corone, que le viceroi mesel6 fu mort. Devant ce qu'il fust mort man-12da-t-il tous ses barons, qu'ils venissent à lui en Jerusalem, et il i vindrent. A ce point qu'ils vindrent trepassa li roi mesiaus de cest siecle, et furent tuit à sa mort li baron de la terre. Lendemain l'enfouirent u mostier du Sepulcre, là ou les autres rois ont esté enfouis puis, le tans au roi Godefroi de Builon. Il estoient enfoüis entre monte Calvaire là où Jesus-Cbrist fu mis en croix, et le sepulcre où il fu cochié et tot est dedens le mostier du sepulcre, monte Cauvaire et Golgotas.

Quand ils eurent ainsi arrangé leur affaire, le roi commanda que l'on couronnât l'enfant; on le mena au sépulcre et on le couronna. Il le fit porter dans les bras d'un chevalier jusqu'au temple du Seigneur, parce que l'enfant étoit petit, et que le roi ne vouloit pas qu'il fût au-dessous des autres. Le chevalier étoit grand et de belle taille, il avoil; nom Balian d'Ibelin, et étoit un des barons du pays. La coutume est en Jérusalem que, quand le roi prend la couronne au sépulcre, il la porte sur sa tête de là au temple où Jésus-Christ fut offert: mais il l'offre pour la racheter. Ainsi avoit-on coutume de faire pour la femme qui y portoit un enfant mâle: elle l'offroit premièrement au temple, et puis le rachetoit d'un agneau ou de deux pigeons, ou de deux tourterelles. Quand le roi avoit offert sa couronne au temple, il descendoit un degré qui est au dehors du temple, et entroit dans son palais ou au temple de Salomon où demeuroient les Templiers. Là étoient mises les tables pour manger, et le roi s'y asseyoit avec ses barons et tous ceux qui vouloient manger, hors seulement les bourgeois de Jérusalem, qui servoient et devoient au roi ce service que, quand il pre-13noit la couronne, ils le servoient à table lui et ses barons. Il ne tarda guère après que le jeune roi eut pris la couronne que le roi mesel7 mourut. Avant qu'il fût mort il manda tous ses barons pour qu'ils vinssent avec lui en Jérusalem, et ils y vinrent. Au moment qu'ils arrivèrent le roi mesel trépassa et tous les barons du pays furent à sa mort. Le lendemain ils l'enfouirent au couvent du sépulcre, là où ont été enfouis tous les rois depuis Godefroi de Bouillon. Ils étoient enfouis entre le mont Calvaire, là où JésusèChrist fut mis en croix, et le sépulcre où il fut déposé; et tout cela est dans le monastère du sépulcre, le mont Calvaire et Golgotha.

Quant ileque le roi fu mort, et li enfes out porté corone, li fist-il faire à tous les barons de la terre feute et hommage com à seignor et à roi; aprés le fist faire au comte de Triple com de baillif; et si fist jurer à tous les barons et as chevaliers de la terre qu'ils atireroient si com il avoit esté dit des deux serors, et tenroient et aideraient au comte de Triple la terre à maintenir et à garder, si li enfes moroit dedens dix ans. Quand le roi mesiaus fu mort, et li enfes ot porté corone, si le charia lon. au conte Jocelin à garder, et il l'emmena en Acre; si l'en garda au miex qu'il pout, et le cuens de Triple fut baillif de la terre.

Quand le roi fut mort et que l'enfant eut pris la couronne, il fit faire à tous les barons du pays foi et hommage en qualité de seigneur et roi. Il le fit faire aussi au comte de Tripoli en qualité de bailli, et fit jurer à tous les chevaliers et barons du pays qu'il en seroit des deux sœurs comme il avoit été dit, qu'ils tiendroient pour le comte de Tripoli, et l'aideroient à retenir et garder le pays si l'enfant mouroit dans dix ans. Quand le roi mesel fut mort, et que l'enfant eut pris la couronne, on le conduisit à garder au comte Josselin qui l'emmena à Acre et le garda le mieux qu'il put, et le comte de Tripoli fut bailli du pays.

Il avint cel premier an qu'il ne plut point en la terre de Jerusalem, ne que es citernes ne reçut l'on point d'eüe, si que n'avoit por boire fort mult poi. En Jerusalem avoit lors un borgois qui mult volontiers faisoit bien por Dieu. Cil avoit nom Germain. Il avoit en Jerusalem en trois lieus eayes de marbre, encelées en masieres, et si avoit en chassâmes des trois caves deux bacins en chaanes et lés faisoit 14tous jors tenir tousjours pleins d'euë. Là aloient bouire tuit cil et totes celes qui bouir voloient. Quant Germain vit que en ses cisternes n'avoit guaires d'euë, et qu'il ne plovoit point, si en fu mult corocié et dolent, porce qu'il avoit grant paor qu'il ne perdist l'ausmone qu'il avoit commencié à faire as povres gens, por l'amor de Dame Dieu. Lors li souvint de ce qu'il avait oi dire as anciens homes de la terre, que de jouste la fontaine de Siloë avoit un puis ancien que Jacob i fist, et estoit couvert et empli, et gaagnoit lon pardessus et à peine seroit trové. Lors fit li prodome sa priere à nostre Seignor qu'il li donna ce puis troveir et qu'il li donna maintenir le bien qu'il avoit commencié à faire, et qu'il li laissast faire par son plaisir que son povre pueple eust secors d'eue. Lendemain par matin se leva, et alla au mostier, et pria Dieu qu'il le conseillast. Après ce il ala en la place, et print ouvriers, et s'en ala en ce lieu u l'en li avoit dit que cil pviis estoit; si fit fouir tant que on trova le puis. Quant ils l'ot trové, si le fit voider et maçonner de nuef, et tot à ses cous. Puis fist faire pardessus une roe, où il avoit pos que un cheval tornoit; que si li pot plain estoit venant à mont et li vuit aloit à val, et si avoit lon fait mettre cuves de pierre là où cele euë coroit que l'on traoit du puis, et la venoient tuit cil de la terre qui voloient de l'euë, si la portoient en la cité. Li borgois faisoient traire l'euë jor et nuit à ses chevax, et donnerent à tous ceux qui prendre en voloient, et tost à son cost, tant que Dame Dieu leur envoya pluie es cisternes; et encore ne s'en faisoit pas à tant le prodome, ains avoit deux somiers et trois serjans, qui ne faisoient autres choses que porter eue en ces cuves qu'il avait en la cité, por abreuver la povre gent. Cil puis dont il faisoit traire cele euë avoit bien cinqante toises et plus de parfont; puis le depecierent et empli-16rent li citaien, quant il oire dire que li Sarrasin d'Egypte venoient la cité asegir.

Il advint cette première année qu'il ne plut point dans la terre de Jérusalem, et qu'on ne reçut point d'eau dans les citernes, en sorte qu'on n'avoit que très-peu à boire. En Jérusalem étoit pour lors un bourgeois qui très-volontiers faisoit le bien pour l'amour de Dieu. Ce bourgeois avoit nom Germain; 15il avoit en trois endroits de Jérusalem des cuves de marbre enfermées entre des murs, et en chacune des trois cuves étaient deux bassins en manière de canaux, et il les faisoit chaque jour tenir continuellement pleins d'eau. Là alloient boire tous ceux et, toutes celles qui boire vouloient. Quand Germain vit qu'il n'avoit guère d'eau en ses citernes, et qu'il ne pleuvoit point, il en fut très-fâché et dolent, parce-qu'il avoit grand' peur de ne pouvoir plus continuer l'aumône qu'il avoit commencé à faire aux pauvres gens pour l'amour du Seigneur Dieu. Alors il lui souvint avoir ouï dire aux anciens du pays que près la fontaine de Siloë était un ancien puits qui avoit été fait par Jacob; qu'il était bouché et couvert, que l'on labouroit par dessus, et qu'à grand peine seroit-il trouvé. Alors ce preudhomme fit sa prière à notre Seigneur pour qu'il lui accordât de trouver ce puits et lui donnât le pouvoir de continuer le bien qu'il avoit commencé, et que par sa volonté il lui permît que son pauvre peuple fût secouru d'eau pour boire. Le lendemain, de grand matin, il se leva et alla au monastère, où il pria Dieu qu'il le conseillât, et après il alla sur la place et prit des ouvriers, et s'en alla à l'endroit où on lui avoit dit qu'était le puits, et il fit fouir jusqu'à ce qu'on eût trouvé le puits. Quand il l'eut trouvé il le fit vider et maçonner à neuf, et tout à ses frais: puis fit faire par dessus une roue où il y avoit des brocs qu'un chevàl tonrnoit, et quand le broc plein montait, le vide descendoit, et on avoit mis des cuves de pierre où l'on faisoit couler cette eau que l'on tiroit du puits, et là venoient tous ceux du pays qui vouloient de l'eau, et ils l'apportaient dans la cité. Les 17bourgeois faisoient tirer l'eau jour et nuit par ses chevaux et en donnoient à tous ceux qui en vouloient prendre, et tout à ses frais, jusqu'à ce que le Seigneur Dieu leur envoyât de la pluie dans les citernes; et encore ne s'en tenoit pas là le prud'homme, mais il avoit deux bêtes de somme et trois domestiques qui ne faisoient autre chose que de porter de l'eau aux cuves qu'il avoit dans la cité pour abreuver les pauvres gens. Le puits dont il faisoit tirer cette eau avoit bien cinquante toises et plus de profondeur. Les citoyens le démolirent ensuite et le comblèrent quand ils apprirent que les Sarrasins d'Égypte venoient assiéger la cité.

Ci emprès vous dirons de la fontaine de Siloë qui près du puis est. Ele n'est mie bonne à boire, ains est salée. De cele euë tanoit l'on les cuirs de la cité; si en lavoit l'on les dras et en abreuvoit l'on les chevax et les jardins qui desous en la vallée estoient. Cele fontaine ne cort mie le samedi, ains est tote coie. Si vous dirai qu'il avint à cele fontaine: un jor au tans que Jesus-Christ aloit par terre, estoit un jor en Jerusalem entre ses apostres; si passerent parmi une rue, et virent un homme n'avoit nus ieus. Lors demanderent li apostres à Jesus-Christ si ce estoit por lipechié de son pere, ou de sa mere, ou de parent qu'il eust, qu'il estoit sans ieus. Jesus-Christ respondit que ce n'estoit pas por le pechié du pere, ne de la mere, ne de parent qu'il eust, mais por ce qu'il ovrast en lui. Lors Jesus-Christ escopi à terre, et prist un poi de boe; si la mist là où les ieus devoient estre, et li dit qu'il s'en allast à la fontaine de Siloë, si se lavast. Il ala et si se lavast et ot ieus si vit, dont revint ariere en la cité de Jerusalem à ses parens, qui mult se merveillerent de ce qu'il avoit ieus, et 18li demanderent comme c'estoit, et il lor conta, et il ne le vodrent mie croire, ains manderent s'il estoit certain que ce fust-il; il dist que oïl.

Nous dirons ici de la fontaine de Siloé, qui est près du puits, l'eau n'en est pas bonne à boire, mais salée. On tannoit avec cette eau les cuirs de la cité, on en abreuvoit les chevaux et on en arrosoit les jardins qui étoient au-dessous dans la vallée. Cette fontaine ne coule pas le samedi, mais demeure tout-à-fait en repos. Je vous dirai ce qui avint à cette fontaine. Un jour, au temps que Jésus-Christ vivoit sur la terre, il étoit en Jérusalem parmi ses apôtres. En passant au milieu d'une rue, ils virent un homme qui n'a voit pas du tout d'yeux; lors les apôtres demandèrent à Jésus-Christ si c'étoit à cause des péchés de son père ou de sa mère, ou de quelque autre de ses parens, qu'il étoit sans yeux. Jésus répondit que ce n'étoit pas pour un péché de son père ou de sa mère, ou d'aucun de ses parens, mais pour qu'il opérât sur lui. Alors Jésus cracha à terre et prit un peu de boue, et la mit où les yeux devoient être, et lui dit qu'il allât à la fontaine de Siloé et qu'il s'y lavât. 19Il alla et se lava, et il eut des yeux, en sorte qu'il vit; après quoi il revint en la cité de Jérusalem, vers ses parens qui s'émerveillèrent très-fort de ce qu'il avoit des yeux, et ils lui demandèrent comment c'était arrivé, et il leur conta, et ils ne le voulurent pas croire, mais demandèrent s'il était certain que ce fût lui, il dit qu'oui.

Or vous dirons du conte de Triple qui baillif estoit du roiaume de Jerusalem. Quand le cuens vit qu'il ne plovoit point et qui li blé ne creissoient qui semés estoient, si ot paor de chier tans. Il manda les barons de la terre et les maistres du Temple et de l'Ospital; si lor dit: «Seignors, que conseil donrez vous de ce qu'il ne pluet ne li blé ne creissent? J'ai paor que li Sarrazin ne s'aperçoivent que nous aions cher tans et qu'ils ne nos corent sus; quel conseil en donrez vous? Ferai-je trives as Sarrazin par paor de chier tans?» Li barons li loerent qu'il feist trives a Salahadin, et il les requist, et Salahadin li dona volontiers jusques à quatre ans. Quand il ot trives entre les Sarrazins et les Chrestiens, li Sarrazins amenerent tant de viandes as Chrestiens, que bon tans orent durement, et se l'on n'eust fait trives, tuit fussent morts de faim, dont le cuens de Triple, por ces trives qu'il fist as Sarrazins, fu mult amé des gens de terre, et mult li en orerent de beneisçons.

Maintenant nous vous parlerons du comte de Tripoli qui était gouverneur de Jérusalem. Quand le comte vit qu'il ne pleuvoit point et que les blés qui étaient semés ne croissoient point, il eut peur qu'il ne vînt une grande cherté. Il manda les barons du pays et les maîtres du Temple et de l'Hôpital, et leur dit: «Seigneurs, qu'aviserez-vous sur ce qu'il ne pleut point et que les blés qui sont semés ne, croissent point? J'ai peur que les Sarrasins ne s'aperçoivent que nous avons la cherté et ne nous courent sus. Quels conseils donnerez-vous à cela?ferai-je trêve avec les Sarrasins de peur de la cherté?» Les barons approuvèrent qu'il fît trêve avec Saladin. Il la lui demanda; et Saladin lui accorda volontiers jusqu'à quatre ans de trêve. Quand il y eut trêve entre les Sarrasins et les Chrétiens, les Sarrasins amenèrent tant de vivres aux Chrétiens qu'ils eurent grandement du bon temps, et si l'on n'eût fait trêve, tous fussent morts de faim; dont le comte de Tripoli fut très-fort aimé des gens du pays pour cette trêve qu'il lit avec les Sarrasins, et ils lui en donnèrent, dans leurs prières, beaucoup de bénédictions.

Je vous avoie oblié à dire, quand je vous parlai de la fontaine de Siloë, d'une aumosne que li borgois de Jerusalem faisoient. Mes or la vous dirai. Et la quarantaine la faisoient le jor com list l'evangile du povre homme à qui Jesus-Christ 20rendit la vuë d'un poi de boe, et il le roua aler à la fon. laine de Siloë, et si lavast, et il si fist, si ot ieus et si vit; et por ceste remembrance faisoient li borgois de Jerusalem ceste aumosne que je vous dirai. Il faisoient mener cuves sus la fontaine, si les faisoient toutes emplir de vin, et si faisoient les somiers charger de pain et de vin, et mener en tele place que totes les povres gens qui venoient avoient du pain et du vin à grant plente, de l'argent avec, et si i aloient les homes et les fames à procession à celui jor et por faire ceste aumosne.

J'avois oublié de vous dire, quand je vous parlois de la fontaine de Siloë, d'une aumône que faisoient les bourgeois de Jérusalem, mais je vous la dirai maintenant; ils la faisoient en carême le jour où se 21lit l'évangile du pauvre homme à qui Jésus-Christ rendit la vue avec un peu de boue, puis le pria d'aller à la fontaine de Siloé, ce qu'il fit, en sorte qu'il eut des yeux et qu'il vit. En souvenance de cela, les bourgeois de Jérusalem faisoient cette aumône que je vous dirai: ils faisoient conduire des cuves sur le bord de la fontaine, et les faisoient toutes remplir de vin; ils faisoient charger des chevaux de pain et de vin que l'on conduisoit au même lieu: en sorte que les pauvres gens qui venoient avoient en grande abondance du pain et du vin et de l'argent avec, et les hommes et les femmes y alloient ce jour-là en procession pour y faire cette aumône.

Je vous ai di de l'aumosne que l'on faisoit à la fontaine de Siloë. Or vous dirai d'un haut home de Lombardie, qui avoit nom Bonifaces, qui estoit marchis de Montferrat. Cil marchis estoit aiel le roi Baudouin, quand il oit dire que son nies estoit roi de Jerusalem, si en fu lie mult et joieus; il se croisa et laissa sa terre à son aisné fils. Si passa oultre mer. Quant il fu arrivé, le roi et le cuens de Triple et tuit li baron de la terre li reçurent mult hautement, et furent mult lies de sa venuë. Lors li donna le Boi un chastel qui est es desers deça le flun, près de là où Dieu jeûna la quarantaine; cil chastel si est à sept milles de Jerusalem et à trois milles du flun, et si est en une haute montagne; si l'appelle-l'on Saint Helye, porce l'appelle l'on ainsi que l'on dit que c'est le lieu où Helye jeûna quarante jors et puis s'endormi, et que Dieu li envoia iluec une piece de pain et de l'euë en un vessel. Si le fist eveiller à l'angele, porce qu'il beust et menjast, il but et menja. Et porce avint là ou cil chastel est, l'apelent cil du pais Saint Helye. Cil Boniface le marchis avoit un fils qui avoit nom 22Coraut. Cil se croisa por aler en la terre d'outre mer apres son pere, et por veoir son neveu qui estoit roi de Jerusalem. Il mut et fu su mer, mes adonc ne vout mie nostre Sire qu'il passast. Ains li envoia un tans qu'il le mena en Constantinople, porce qu'il avoit porvue la perdicion de la terre, et par celui Coraut en seroit secourue une partie si com vous oirés avant. Nostre Sire ne vout pas tot destruire, ains en laissa un poi ausi com il fist au fils Salomon. Car Dex se corousa à Salomon por le pechié de luxure qu'il ot fait d'une fame paiene qu'il tenoit, qu'il ne deust pas tenir. Tant l'aima qu'il fist faire por lui trois mahomeries sus trois montagnes, dont chacune est à trois milles de Jerusalem. Dont nostre Sire se courouca plus de la mahomerie qu'il avoit fait sus mont Olivete, que de tout l'autre pechié qu'il avoit fait devant; porce que de mont Olivete monta-il ès cieus par devant ses apostres quand il fu resuscité de mort à vie, et descendra au jugement. Lors dist nostre Sire à Salomon qu'il l'avoit coroucié et ce por le grant amor qu'il avoit eue à son pere David ne fusl, il le destruisist du tot. Mes or s'en s'offendit à tant à son vivant. Mes bien sceust il que apres lui ne tenroit mie le roiaume son fil, fors tant seulement un poi, et de ce petit li lairoit por l'amor qu'il avait eue à son pere David. Ausi ne vout pas nostre Sire la chrestienté deseriter du tot, por aucun prodome qui en la terre estoit. Ausi com il laisa au fils Salomon por David, ainçois laisa une cité qui a nom Sur por Coraut qui en Constantinople estoit, si com vous oirés après. En ce point que Coraut fu arrivé en Constantinople estoit Quirsac empereor, et n'avoit pas encore les eus crevés. Il avoit un haut home en Constantinople, qui avoit nom Livernas, qui avoit esté cosin l'empereor Manuel. Cil Liver-24nas s'estoit repost et destorné au tans que Androines estoit empereor, et porce se destorna il que Androines ne le desfigurast ausi com il avoit fait ses parens. Quand cil Livernas oi dire que Androines estoit mort et cil Quirsac estoit empereor, et qu'il avoit d'Androines ainsi le siecle delivré, si com je vous dirai. Une nuit quant Androines ot la teste coupée à Alexe qui avoit l'empire de Constantinople en sa garde et l'enfant qui fu fil l'empereor Manuel, il se porpensa d'une grant traïson, et por le conseil d'un sien escrivaint qui avoit nom Langosse, fist une nuit prendre le jeune enfant, qui baron estoit, à la fille le roi Lois de France, qui devoit garder en bonne foi, fit mettre en un sac et porter par mer en un batel, et fist getter ens, si fu noiés. Ainçois que cete chose fut scue, manda Androines les parens l'empereor, et, ainsi com il venoient, les faisoit mettre en une chartre, et lors faisoit les eus crever, et tex i avoit à cui il faisoit les nés coper et les baulevres. Ainsi fist atirer plusors des parens l'empereor, puis fu il empereor et porta corone u mostier de Sainte-Sophie, et fist tant de malice, com vous oirés.

Je vous ai dit l'aumône que l'on faisoit à la fontaine de Siloé, maintenant je vous parlerai d'un seigneur de Lombardie qui avoit nom Boniface et étoit marquis de Montferrat. Ce marquis étoit aïeul du roi Baudouin. Quand il ouït dire que son neveu étoit roi de Jérusalem il en fut très-content et joyeux. Il se croisa et laissa sa terre à son fils aîné, puis passa outre mer. Quand il fut arrivé, le roi, le comte de Tripoli et tous les barons du pays le reçurent avec grand honneur et furent très-réjouis de sa venue. Alors le roi lui donna un château qui est au désert, en deçà du fleuve, près de l'endroit où Dieu jeûna quarante jours. Ce château est à sept milles de Jérusalem et à trois milles du fleuve, sur une haute montagne, et appelé Saint-Elie; on l'appelle ainsi, parce que c'est, dit-on, l'endroit où Élie jeûna quarante jours, puis s'endormit, et alors Dieu lui envoya un morceau de pain et de l'eau en un vase, et l'ayant fait éveiller par l'ange pour qu'il bût et mangeât, il 23but et mangea; et parce que cela est advenu au lieu où est le château, ceux du pays l'appellent Saint-Élie. Ce Boniface le marquis avoit un fils nommé Conrad. Celui-ci se croisa pour aller au pays d'outremer après son père, et pour voir son neveu qui étoit roi de Jérusalem. Il partit et se mit en mer, mais notre Seigneur ne voulut point qu'il arrivât, et lui envoya un temps qui le mena en Constantinople, parce qu'il avoit décidé la perte du pays, et que Conrad l'auroit en partie sauvé, comme vous l'apprendrez tout-à-l'heure. Notre Seigneur ne voulut pas tout détruire, mais laissa un peu du pays comme il avoit fait au fils de Salomon: car Dieu se courrouça contre Salomon pour le péché de luxure qu'il avoit commis avec une femme païenne qu'il tenoit avec lui, et ne devoit pas y tenir. Il l'aima tant qu'il fit faire pour elle trois mahomeries8 sur trois montagnes, dont chacune est à trois milles de Jérusalem. Notre Seigneur se courrouça davantage de la mahomerie qu'il avoit bâtie sur le mont des Oliviers que de tous les autres péchés qu'il avoit faits auparavant, parce que c'est du mont des Oliviers que, devant ses apôtres, quand il fut ressuscité de la mort à la vie, il est monté aux cieux, d'où il descendra au jour du jugement. Alors notre Seigneur dit à Salomon qu'il l'avoit courroucé, et que, n'eût été le grand amour qu'il avoit eu pour son père David, il l'auroit fait périr tout-à-fait. Il l'épargna le temps de son vivant, mais il sut bien qu'après lui son fils n'auroit pas le royaume, 25mais seulement un peu, et que ce peu lui seroit laissé pour l'amour que notre Seigneur avoit eu envers son père David. De même, à cause de quelques prud'hommes qui étoient en ce pays, notre Seigneur ne voulut pas déshériter tout entièrement la chrétienté, et, comme au fils de Salomon pour l'amour de David, il leur laissa une cité qui a nom Tyr pour l'amour de Conrad qui étoit en Constantinople, ainsi que vous l'ouïrez ci-après. Au temps que Conrad arriva en Constantinople, Isaac étoit empereur et n'avoit pas encore eu les yeux crevés. Il y avoit en Constantinople un homme puissant nommé Livernas, qui étoit cousin de l'empereur Manuel. Ce Livernas s'étoit tenu en repos et à l'écart du temps qu'Andronic étoit empereur, et s'étoit mis ainsi à l'écart pour quAndronic ne le défigurât pas comme il avoit fait ses parens. Enfin ce Livernas ouït dire qu'Andronic étoit mort et qu'Isaac étoit empereur, et qu'il avoit délivré le monde d'Andronic, ainsi que je vais vous le dire. Andronic ayant une nuit coupé la tête à Alexis qui avoit en sa garde l'empire de Constantinople et le fils enfant de l'empereur Manuel, il médita une grande trahison, et par le conseil d'un sien secrétaire qui avoit nom Langosse, il fit une nuit prendre le jeune enfant de la fille du roi Louis de France, qui étoit son baron, et qu'il devoit garder sur sa foi. Il le fit mettre en un sac, porter par mer à un bateau, et le fit jeter en la mer, en sorte qu'il fut noyé. Avant que cette chose fût sue, Andronic manda les parens de l'empereur, et à mesure qu'ils venoient il les faisoit mettre dans une prison et leur faisoit crever les yeux; et il y en eut plusieurs à qui il fit couper le nez et les 27lèvres, et il accommoda ainsi plusieurs des parens de l'empereur, puis fut empereur, prit la couronne au monastère de Sainte-Sophie, et fit toutes les méchancetés que vous allez voir.

26Quant Androines fu empereor en Constantinople, il ne demoroit bele none en abaie, ne fille à chevalier, ne à borgois, si ele li pleust, qu'il ne la prist à force et geust à lui. Trop fu haï de tos por la malice qu'il faisoit. Un jor avint que Langosse vint à lui, si li dist: «Sire, il a en ceste ville un chevalier qui fu parent l'empereor Manuel; se vous m'en crées vous le manderés et mettrés en prison, ou vos le ferés occire, car je sçais vraiment, si vous li laissés ainsi, il vous guerroira, que il est rous de putaire9.» L'empereor li manda qu'il venist parler à lui. Cil chevalier avoit nom Quirsac et avoit un frere qui avoit nom Alexe. Quant Quirsac oi ce mandement, il dit au message qu'il s'en alast et il iroit après lui. Lors manda son frere et ses compaignons et lors dist qu'ainsi l'avoit l'empereor mandé. «Je soi bien, dist-il, que je sui acusé à l'empereor por moi occire, quel conseil me donnés vous?» Son frere et ses compaignons li distrent: «Nous loons bien que vous i alliés, et nous irons avecques vous, si oirons qu'il dira. — Puisque vous le loés, dit Quirsac, je irai.» Lors s'arma par dessous ses draps et caint l'espée; si monterent li et ses compaignons, et ala à Blaquerne, ou l'empereor estoit. Blaquerne est un manoir l'empereor, qui siet au chief de Constantinople devers terre. Si comme Quirsac aloit à l'empereor, et il vint en une estroite rue, si encontra Langosse qui aloit disner à son ostel. Quirsac vit que Langosse ne pooit retorner, qu'il ne 28venist par lui, il li corut sus et li copa la teste. Lors torna ariere ferant des esperons, et s'en ala l'espée traite aval la ville: «Seignors, venés après moi, car j'ai tué le diable.» Quant le cri leva dans la ville que Quirsac avoit occis Langosse, il alerent tuit après lui à la Boche-de-Lion. Lors prist Quirsac Boche-de-Lion, si le garni, et mist ses homes dedans Boche-de-Lion. Ce estoit un manoir de l'empereor, qui siest sus mer; la estoit le plus de son trésor. Lors prist Quirsac la corone et les vestemens l'empereor, et si ala à Sainte-Sophie et se corona à empereor. Quant il ot porté corone, il manda tous ceux de la cité, et les fist armer por aler assaillir Blaquerne.

Quand Andronic fut empereur en Constantinople, il ne demeuroit une belle nonne dans une abbaye ni une fille de chevalier ni de bourgeois, si elle lui plaisoit, qu'il ne la prît de force et ne couchât avec elle. Excessivement fut-il haï de tous pour les méchancetés qu'il faisoit. Il arriva un jour que Langosse vint à lui et lui dit: «Sire, il y a en cette ville un chevalier qui étoit parent de l'empereur Manuel; si vous m'en croyez vous le manderez et le mettrez en prison, ou vous le ferez tuer, car je sais vraiment que, si vous le laissez ainsi, il vous fera la guerre, car il est rongé de s'élever.» L'empereur lui manda qu'il vinst parler à lui. Ce chevalier avoit nom Isaac et avoit un frère nommé Alexis. Quand Isaac ouït ce commandement, il dit au messager qu'il s'en allât, et qu'il iroit après lui. Lors il envoya chercher son frère et ses compagnons, et leur dit comment l'empereur l'avoit mandé: «Je sais bien, dit-il, qu'on m'a accusé à l'empereur, et qu'il veut me tuer; quel conseil me donnez-vous?» Son frère et ses compagnons lui dirent: «Nous vous conseillons bien que vous y alliez; nous irons avec vous et entendrons ce qu'il dira. — Puisque vous le conseillez, dit Isaac, j'irai.» Alors il s'arma sous ses habits et ceignit son épée, puis ils montèrent à cheval lui et ses compagnons, et allèrent à Blachernes où l'empereur étoit. Blachernes est un manoir de l'empereur situé à l'entrée de Constantinople du côté de la terre. Comme Isaac alloit à l'em-29pereur, il vint en une rue étroite où il rencontra Langosse qui alloit dîner à son hôtel. Isaac vit que Langosse ne pouvoit retourner et étoit obligé de passer près de lui; alors il lui courut sus et lui coupa la téte. Puis il tourna en arrière donnant des éperons, et descendit toute la ville l'épée à la main, disant: «Seigneurs, suivez moi, car j'ai tué le diable.» Quand le bruit fut dans la ville qu'Isaac avoit tué Langosse, ils le suivirent tous à Bouche-de-Lion. Alors Isaac prit Bouche-de-Lion, y mit garnison, et plaça ses hommes dans Bouche-de-Lion. C'étoit un manoir de l'empereur, situé sur la mer, où étoit la plus grande partie de son trésor. Alors Isaac prit la couronne et les vêtemens de l'empereur, alla à Sainte-Sophie, et se couronna empereur. Quand il eut pris la couronne il manda tous ceux de la cité et les fit armer pour aller assaillir Blachernes.

Quant Androines oi dire que Quirsac avoit occis Langosse, et qu'il avoit prist Boche-de-Lion et saisi son tresor, et porté corone, si ne sot que faire. Il fist armer tant de gent com il avoit avec lui por li defendre, mes valu riens. Quant Quirsac vint devant Blaquerne, et cil dedens virent que lor defense ne voudroit rien, il se rendirent. Lors fist Quirsac prendre Androines et mener à Boche-de-Lion. Après se pensa qu'il le feroit morir de vil mort, por son seigneur droiturier qu'il avoit fait noyer en la mer, qui fil avoit esté l'empereor Manuel, et por autres malices qu'il avoit fait. Lors le fist Quirsac despouller tot nu, et aporter une reis d'aus, mes li ail ni estoient mie. Si l'en fist faire une corone et coroner com roi, puis le fist bertauder et tondre en crois, puis le fist monter sus une asnesse à devant deriere, et tenoit la cou de sa main com frain. Ainsi le fist mener par tote les rues de Constantinople. Si vous dirai 30que les fames faisoient: eles avoient apareillée pisas et longuamis, si li getoient sus la teste par totes les rues. Ainsi porta Androines corone en Constantinople, tant qu'il fu hors de la cité. Lors le livra à fames et eles li corurent sus com le chien à la charoigne. Si le depecierent tout piece à piece, et cele qui en pout avoir aussi gros com une feve, si le mangoit, et en roioient les os au cotel. Onques ni demora oselet ne jointe que eles ne mangassent, et disoient que toutes celes qui avoient mengié de lui estoient sauvées, parceque eles avoient aidié à venger la malice qu'il avoit faite10.

Quand Andronic eut ouï dire qu'Isaac avoit tué Langosse, qu'il avoit pris Bouche-de-Lion, saisi son trésor et mis la couronne sur sa tête, il ne sut que faire. Il fit armer tout ce qu'il avoit de monde avec lui pour se défendre, mais cela ne servit de rien. Quand Isaac vint devant Blachernes et que ceux qui étaient dedans virent que leur défense ne leur serviroit de rien, ils se rendirent. Alors Isaac fit prendre Andronic et le fit mener à Bouche-de-Lion, puis songea qu'il le feroit mourir de vile mort parce qu'il avoit fait noyer en la mer son seigneur légitime, fils de l'empereur Manuel, et pour les autres méchancetés qu'il avoit faites. Alors Isaac le fit dépouiller tout nu et fit apporter une botte d'ail où n'étoient pas les gousses, lui en fit faire une couronne dont on le couronna comme roi, puis il le fit bertauder et tondre en croix, et ensuite 31le fit monter sur une ânesse sens devant derrière, tenant la queue en sa main en manière de bride, et le fit mener ainsi par toutes les rues de Constantinople. Je vous dirai ce que les femmes faisoient: elles avoient apprêté des pois et des fèves, et les lui jetoient sur la tête le long des rues. Andronic porta ainsi la couronne jusqu'à ce qu'il fût hors de la cité; alors on le livra aux femmes, et elles lui coururent sus comme le chien à la charogne; elles le dépecèrent tout, pièce à pièce, et celles qui pouvoient en avoir gros comme une fève, le mangeoient. Elles racloient ses os au couteau, et il n'en demeura osselets ni jointures qu'elles ne mangeassent, et elles disoient que toutes celles qui en avoient mangé étoient sauvées, parce qu'elles avoient aidé à venger toutes les méchancetés qu'il avoit faites.

Cil empereor Quirsac fu mult amé de le gent de la terre por la malice d'Androines et de Langosse, qu'il avoit si bien vangié; et des abaies mesmes fu il mult amé et n'out abaies en Constantinople où son image ne fust escrit en la porte. Il n'avoit pas fame quand il porta corone. Il manda au roi de Honguerie qu'il li envoiast une seror qu'il avoit por prendre à fame. Cil li envoya mult volontier et liement. Quant ele fu en Constantinople, l'empereor l'espousa et lui fist porter corone, puis orent un fil qui out nom Alexe11. Un jor avint que l'empereor Quirsac chevauchoit par sa terre et vint à une abaie qui prés estoit de Felippe. En cele cité de Felippe fu le roi 32Alexandre né; si est à cinq jornées de Constantinople. En cele cité fist Saint-Pol une partie de ses epistres dont l'on dit à Félipenses. A cele abaie sejorna l'empereor Quirsac. Quant son frere Alexe oi dire qu'il sejornoit là à poi de gent, il le fist prendre, et li fist les eus crever12. En l'abaie le laisa et s'en revint, ariere en Constantinople; si fu empereor et porta corone. Aprés manda son frere Quirsac et le fist amener en Constantinople, iluec le fit garder et servir et livrer ce que mestier li estoit.

Cet empereur Isaac fut fort aimé des gens du pays pour ce qu'il avoit si bien vengé les méchancetés d'Andronic et de Langosse. Il fut même très-aimé des abbayes, et il n'étoit abbaye à Constantinople où son image ne fût sur la porte. Il n'avoit pas de femme quand il prît la couronne; il manda au roi de Hongrie qu'il lui envoyât une sœur qu'il avoit afin qu'il la prit pour femme. Le roi de Hongrie la lui envoya très-volontiers et joyeusement. Quand elle fut en Constantinople, l'empereur l'épousa et lui fit prendre la couronne; puis ils eurent un fils qu'on nomma Alexis. Un jour il advint que l'empereur Isaac, chevauchant par le pays, vint à une abbaye qui étoit près de Philippe. En cette cité de Philippe étoit né le roi 33Alexandre. Elle est à cinq journées de Constantinople. En cette cité aussi saint Paul a fait une partie de ses épîtres, d'où on les appelle aux Philippiens. L'empereur Isaac s'arrêta dans cette abbaye. Quand son frère Alexis ouït dire qu'il étoit là avec peu de monde, il le fit prendre et lui fit crever les yeux. Il le laissa en l'abbaye et s'en retourna à Constantinople, où il fut empereur et prit la couronne; ensuite il manda son frère Isaac et le fit venir en Constantinople, où il le fit garder, servir, et lui fit donner ce dont il avoit besoin.

Quant l'emperis sot que Alexe avoit ainsi à son seignor l'empereor crevé les eus, mult fut dolente, et ot paor qu'il ne fist son fil Alexe, qui enfes estoit, occire; ele le charia coiement à chevaliers et à serjans, et l'envoia au roi d'Onguerie son frere, cui nies qu'il estoit, en garde. Il le garde et norri jusques à un tans que muete fu de France et d'autres terres qui outre mer aloient. Alexe qui fist à son frere les eus crever, qui empereor estoit, si com je vous ai dit, tint l'empire et gouverna. Mes Livernas dont je vous ai parlé ci-dessus, porce qu'il estoit plus près a l'empereor Manuel de lingnage que Alexe, assembla grant gent, et lor promist et donna l'argent. Devant Constantinople vint à ost. Quant l'empereor sot qu'il venoit sus li à ost, il pria le marquis Coraut qui en Constantinople estoit venu lors, qu'il demorast avec lui, et si home tant qu'il eust sa guerre finie. Le marquis i demora. Livernas quant il vint devant Constantinople rengea ses batailles totes armées et fu tot devant. L'empereor ne voult issir contre Livernas, porce qu'il avoit grand lignage dedens la cité. Mes le marquis s'arma et issi hors contre Livernas. L'en li mostre et il poinst contre lui. Livernas et tuit cil de sa ba-34taille cuidoient qu'il eust quitté la cité por venir lui aidier, et quant il fu prés de Livernas, il brocha le cheval de ravine, et le feri parmi le corps, si l'abati mort, puis retorna en Constantinople. Quant cil dehors virent que lor seignor estoit mort, si retornerent en fuië, Coraut retorna en la cité à l'empereor, qui avecque lui le retint porce qu'il ne voloit mie que cil de la cité, cui parent il avoit occis, li fesissent ennui ne malice. Si se tint avec l'empereor jusques à tant qui fu tans d'aler en la terre d'otre mer por garder la cité que Dieu li avoit porveuë, qu'il lairoit à Chrestien. Ci lairons à parler de Coraut, et dirons du roi Baudoin.

Quand l'impératrice sut qu'Alexis avoit ainsi fait crever les yeux à l'empereur son seigneur, elle en fut très-fort dolente et eut peur qu'il ne fît tuer son fils Alexis qui étoit enfant. Elle le fit conduire secrètement par des chevaliers et hommes d'armes, et l'envoya en garde au roi de Hongrie, son frère, dont il étoit neveu. Il le garda et nourrit jusqu'au temps de l'expédition qui partit de France et autres pays pour aller outre mer. Alexis, qui, comme je vous l'ai dit, avoit fait crever les yeux à son frère l'empereur, tint l'empire et gouverna. Mais Livernas, dont je vous ai parlé ci-dessus, qui étoit plus proche parent de l'empereur Manuel qu'Alexis, assembla beaucoup de gens et leur promit et donna de l'argent. Il vint avec une armée devant Constantinople. Quand l'empereur sut qu'il lui venoit sus avec une armée, il pria le marquis Conrad, qui étoit pour lors arrivé en Constantinople, de demeurer avec lui, aussi bien que ses hommes, jusqu'à ce qu'il eût fini sa guerre. Le marquis y demeura. Livernas, quand il vint devant Constantinople, rangea en bataille toutes ses troupes sous les armes et se mit devant. L'empereur ne voulut pas sortir contre Li-35vernas parce que celui-ci avoit beaucoup de parens dedans la cité, mais le marquis s'arma et sortit contre Livernas. On le lui montra et il piqua devers lui. Livernas et tous ceux de sa troupe croyoient qu'il avoit quitté la ville pour venir l'aider. Quand il fut près de Livernas, il lui perça son cheval d'un coup d'épée, puis le frappa dans le corps, l'abattit mort, et retourna à Constantinople. Quand ceux qui étoient dehors virent leur seigneur mort, ils s'en allèrent fuyant; et Conrad retourna en la cité vers l'empereur, qui le retint avec lui parce qu'il ne vouloit pas que ceux de la cité dont il avoit tué le parent lui fissent de peine ou de mal, et il se tint avec l'empereur jusqu'à ce qu'il fût temps d'aller au pays d'outre mer pour garder la cité que Dieu lui avoit destinée, afin qu'elle restât aux Chrétiens. Nous laisserons ici Conrad pour parler du roi Baudouin.

L'enfant qui en Acre estoit en la garde le cuens Jocelin, oncle de sa mere, maladie le prist, si fu mort13. Le cuens Jocelin se porpensa d'une grant traïson; il vinst au cuens de Triple et li dist qu'il n'alast pas en Jerusalem avec le roi enfouir le cors, ne n'y laissa aler nus des barons de la terre, ains bailla l'on le cors as Templiers qui l'emportassent en Jerusalem. Le cuens de Triple crut le conseil Jocelin comme fol. Li Templiers porterent le cors le roi en Jerusalem, et le cuens de Triple ala à Tabarie. Lors saisi le cuens Jocelin la cité d'Acre, puis ala à Baruth que le cuens de Triple avoit en guages. Si entra ens par traïson, et la garni de chevaliers et de serjans. Aprés manda à la contesse de Jaffe, mere le roi, que ele alast en Jerusalem, et si chevalier 36tuit, et quant le roi son fils seroit enfoui, si saisisse la cité et la garnisse, et porte corone.

L'enfant qui étoit à Acre en la garde du comte Josselin, oncle de sa mère, fut pris de maladie et mourut. Le comte Josselin médita une grande trahison. Il vint au comte de Tripoli, et lui dit qu'il n'allât pas en Jérusalem pour enfouir le corps du roi, et qu'il n'y laissât point aller aucun des barons du pays, mais qu'il falloit bailler le corps aux Templiers pour qu'ils l'emportassent en Jérusalem. Le comte de Tripoli fut assez fou pour croire le conseil de Josselin. Les Templiers portèrent le corps du roi en Jérusalem, et le comte de Tripoli alla à Tibériade. Alors le comte Josselin saisit la cité d'Acre, puis alla à Béryte qui avoit été donnée en gage au comte de Tripoli. Il y entra par trahison, et la remplit de chevaliers et d'hommes d'armes, puis manda à la comtesse de Jaffa, 37mère du roi, qu'elle allât en Jérusalem avec tous ses chevaliers, et que, quand le roi son fils seroit enfoui, elle saisît la cité, y mît garnison et prît la couronne.

Quant le cuens de Triple sot que le cuens Jocelin l'avoit ainsi traï, il manda tous les barons de la terre, qu'il venissent à lui à Naples: il i alerent tuit, fors seulement le conte Jocelin et et le prince Renaut. Le cuens Jocelin ne voult pas laissier Acre, et la confesse de Jaffe fu en Jerusalem, entre lui et son mari et ses chevaliers, et fit enfouir son fils le roi; le marquis Boniface son aiel issi, et li patriarche, le maistre du Temple et cil de l'Ospital.

Quand le comte de Tripoli sut que le comte de Josselin l'avoit ainsi trahi, il manda à tous les barons du pays qu'ils vinssent le trouver à Naplouse. Ils y allèrent tous, hors seulement le comte Josselin et le prince Renaud. Le comte Josselin ne voulut pas quitter Acre, et la comtesse de Jaffa fut en Jérusalem avec lui, son mari et ses chevaliers, et fit enfouir le roi son fils, et eut avec elle le marquis Boniface son aïeul, le patriarche, le maître du Temple et celui de l'Hôpital.

Quant le roi fu enterrés, la contesse de Jaffe vint au patriarche, et au maistre du Temple et à celui de l'Ospital, et lor pria qu'il la conseillassent. Le patriarche et le maistre du Temple li distrent qu'ele ne fust mie à malaise, qu'il la coroneroient maugré tous ceux de la terre; le patriarche por l'amor de sa mere, et le maistre du Temple por la haine qu'il avoit au conte de Triple. Il manderent le conte Renaut, qui estoit au Crac, qu'il venist en Jerusalem. Il i vint; lors pristrent conseil que la contesse mandast au conte de Triple et as barons qu'il venissent à son coronement, car le royaume li estoit escheu; ele i envoia ses messages. Li barons respondirent qu'il n'iroient pas, ains i envoierent deux abez de Cistiaus au patriarche et au maistre du Temple et de l'Ospital, et defendirent, de par Dieu et de par l'apostole; qu'il ne coronassent mie la contesse de Jaffe jusques à tans qu'il auroient conseil de ceux dont il axoient fait le serement au tans le roi mesel. Li abez alerent en Jerusalem por faire le message. Le patriarche, le maistre du Temple distrent qu'il ne tenroient ja foi ne serement, ains coroneroient la dame. Le maistre de l'Ospital ni vot 38onques estre, ains dit que ce seroit contre Dieu et contre lor serement. Lors furent fermées les portes de la cité que nus ni pooit entrer ni issir; car il avoient paor que li barons qui estoient à Naples à douze milles d'iluec, n'entrassent en la cité en dementieres qu'il coroneroient la dame, et qu'il ne meussent meslée. Quant li baron qui estoient à Naples oirent dire que ainsi estoit la cité en Jerusalem fermée com ni pooit entrer ne issir, il vestirent un serjant qui de Jerusalem estoit nés ausi comme moine, et l'envoierent en Jerusalem espier comment la dame porteroit corone. Il i ala, si ne pout entrer parmi la porte. Il vint à la maladerie de Jerusalem qui tient as murs. La avoit une posterne petite, par la on entroit en la cité. Si fit tant vers le maistre de la maladerie, qu'il le mist ens par cele posterne. Si ala au Sepulcre, et fu iluec tant qu'il ot veu et seu ce porquoi l'en li ot envoié. Le maistre du Temple et le prince Renaut prinstrent la dame et la menerent au sepulcre por coroner. Quant la dame vint au Sepulcre, le patriarche demanda au maistre du Temple les cles du tresor où les corones estoient. Cil li bailla, et puis manderent le maistre de l'Ospital qu'il baillast la soue cles; cil respondi qu'il n'en bailleroit point, se n'estoit par le conseil des barons de la terre. Et lors le patriarche, le maistre du Temple, le prince Renaut alerent à li por les cles, mes le maistre se destorna et fu prés de none ains qu'il l'eussent trové. Lors li prierent qu'il lor bailla la clef. Il respondi qu'il ne lor bailleroit pas; tant le prierent et ennuierent qu'il s'aira les cles qu'il tenoit en sa main par paor qu'aucun rendu de la maison ne les prist et les bailla au patriarche; il les geta emmi la maison. Lors les prist le patriarche et alerent au tresor; si en mistrent hors deux corones et les porterent au Sepulcre. Le patriarche en mist l'une sus l'autel, et de l'autre corona la contesse de Jaffe.

Quand le roi fut enterré, la comtesse de Jaffa vint au patriarche, aux maîtres du Temple et de l'Hôpital, et les pria qu'ils la conseillassent. Le patriarche et le maître du Temple lui dirent qu'elle ne fût pas en peine, qu'ils la couronneroient malgré tous ceux du pays, le patriarche pour l'amour de sa mère, et le maître du Temple pour la haine qu'il avoit pour le comte de Tripoli. Ils mandèrent au comte Renaud, qui étoit à Krac, qu'il vînt en Jérusalem. Il y vint, et alors ils avisèrent que la comtesse mandât au comte de Tripoli et aux barons qu'ils vinssent à son couronnement, car le royaume lui étoit échu. Elle leur envoya ses messagers; les barons répondirent qu'ils n'iroient pas, mais envoyèrent deux abbés de Cîteaux au patriarche et aux maîtres du Temple et de l'Hôpital, et défendirent, de par Dieu et de par l'apostole, qu'ils couronnassent la comtesse de Jaffa jusqu'à ce qu'ils eussent pris conseil de ceux à qui ils avoient fait serment de le demander du temps du roi mesel. Les abbés allèrent en Jérusalem pour faire le mes-39sage. Le patriarche et le maître du Temple dirent qu'ils ne tiendroient ni foi ni serment, mais couronneraient la dame. Le maître de l'Hôpital n'y voulut pas être, mais dit que ce serait contre Dieu et contre leurs sermens. Alors furent fermées les portes de la cité, et nul ne pouvoit ni entrer ni sortir: car ils avoient peur que les barons qui étaient à Naplouse, à douze milles de là, n'entrassent en la cité pendant qu'ils couronneraient la dame, et qu'ils n'élevassent une rixe. Quand les barons qui étaient à Naplouse eurent ouï dire que la cité de Jérusalem était ainsi fermée, qu'on ne pouvoit ni y entrer ni en sortir, ils vêtirent un de leurs gens, natif de Jérusalem, d'un habit de moine, et l'envoyèrent en Jérusalem épier le couronnement de la dame. Il y alla, mais ne put entrer par là porte. Il vint à la maladrerie de Jérusalem qui tient aux murailles; là était une petite poterne par où l'on entrait dans la cité. Il fit tant que le maître de la maladrerie lui donna entrée par cette poterne. Il alla au Sépulcre, et y demeura jusqu'à ce qu'il eût vu et su ce pourquoi on l'avoit envoyé. Le maître du Temple et le prince Renaud prirent la dame et l'emmenèrent au Sépulcre pour la couronner. Quand la dame vint au Sépulcre, le patriarche demanda au maître du Temple la clef du trésor où étaient les couronnes: il la bailla; puis ils mandèrent le maître de l'Hôpital pour qu'il baillât aussi sa clef. Il répondit qu'il ne la baillerait point, si ce n'était par le conseil des barons du pays. Lors le patriarche, le maître du Temple et le prince Renaud allèrent à lui pour avoir les clefs; mais le maître se cacha, et il était près de la neuvième heure avant 41qu'ils l'eussent trouvé. Alors ils le prièrent qu'il leur baillât là clef, et il répondit qu'il ne la leur bailleroit pas. Tant le prièrent et le tourmentèrent qu'il se courrouça contre les clefs qu'il tenoit en sa main, de peur que quelque moine de la maison ne les prît et ne les baillât au patriarche, et il les jeta par la maison. Alors le patriarche les prit, ils allèrent au trésor, en tirèrent deux couronnes, et les portèrent au Sépulcre. Le patriarche en mit une sur l'autel, et de l'autre couronna la comtesse de Jaffa.

40Quant la contesse fu coronée, le patriarche li dist: «Dame, vous estes fame, il convien que vos aies avec vos qui vostre roiaume vous ait à governer, qui masle soit. Prenés ceste corone et la donné à tel home qui vostre roiaume puisse governer.» Ele prit la corone, si apela son seignor qui devant lui estoit, si li dist: «Sire, venés avant et recevés ceste corone, car je ne sai où je la puisse miex emploier.» Cil s'agenolla devant lui, et cele li mist la corone en la teste. Si fu roi et ele fu roine.

Quand la comtesse fut couronnée, le patriarche lui dit: «Dame, vous êtes femme, il convient que vous ayez avec vous un homme qui vous aide à gouverner votre royaume. Prenez cette couronne, et la donnez «à tel homme qui puisse gouverner votre royaume.» Elle prit la couronne et appela son seigneur qui étoit devant elle; elle lui dit: «Sire, avancez et recevez cette couronne, car je ne saurois comment la mieux employer.» Il s'agenouilla devant elle, et elle lui mit la couronne sur la tête. Ainsi il fut roi et elle fut reine.

Quant le serjan qui vestu fu de robe de moine vit ce, si s'en retorna par la posterne où il estoit venu. Les malades le mistrent hors, si s'en revint à Naples, la ou li barons estoient, et lor conta tout ce qu'il avoit veu. Quant Baudoin de Rames oi ce que Guy de Liseignen estoit roi de Jerusalem, si dist: «C'est par un convenant qu'il n'en sera pas un an roi;» et il ne fu, car il fu coroné en mi septembre, et perdi terre à la Sainct Martin bouillant qui est devant aost. Lors dit Baudoin au conte de Triple et as autres barons: «Seignors, faites au miex que vous porrés, que la terre est perduë, et je m'en irai hors, porce que je n'en veul avoir blasme ne reproche 42que j'ai esté à la perdition de la terre; car je conois tant le roi que ore est à fol et à musart, que par mon conseil ne par le vos il n'en feroit noient, ains vodra ovrer par le conseil de ceux qui riens ne savent; por ce voiderai le païs.» Lors dist le cuens de Triple: «Sire Baudoin, aies merci de la crestienté, et prenons conseil comment nous porrons la terre guarantir. Nous avons ci la fille le roi Amauri et son baron Honfroi14; nous irons en Jerusalem, si le coronerons, car nous avons la force de tous les barons et du maistre de l'Ospital, fors du prince Renaut qui est avec le roi en Jerusalem. J'ai trives a Sarazins, et aurai tant com si voudrai, ne ne seront grevés par eux, ains nos aideront si mestier en avons,» Ainsi s'accorderent tuit et creanterent qu'il coroneroient lendemain Honfroi, et quant Honfroi sot que l'en le vout coroner, si se pensa qu'il ne porroit soffrir la paine de garder le roiaume, à la nuitier monta il, et si chevalier, si entrerent tant qu'il vindrent en Jerusalem. Mes à lendemain, quant li barons furent appareillé et il vodrent Honfroi coroner, il oirent dire qu'il s'en estoit alé en Jerusalem. Quant Honfroi vint en Jerusalem devant la roine que seror il avoit, il la salua, mais ele ne le salua mie, parce qu'il ot esté contre lui et n'a voit pas esté à son coronement. Il commença à grater sa teste aussi comme li enfes honteux, et dist: «Dame, je n'en puis mes, com me voloit faire roi maugré mien, si m'en sui ça fui. — Puisque vous ainsi l'avez fait, dit la roine, je vous pardoins mon mautalent, mes faites homage au roi.» Lors fist homage au roi, et remest avec la roine en Jerusalem. Quant le cuens de Triple et li baron qui à Naples estoient sorent que Honfroi s'en estoit fui en Jerusalem, mult en furent dolens, ne ne sorent que faire Lors distrent au conte de Triple: «Sire, conseillés-nous du 44serment que le roi mesiaus nous fist faire, car nos ne volons faire chose où nous aions blasme ne reproche. Le cuens loa qu'il tenissent le serement qu'il avoient fait. Li barons pristrent conseil et distrent au conte: «Sire, puisqu'ainsi est qu'il a roi en Jerusalem, nos ne poons regnier contre lui que blasme ni aions; si vous prions que vous ne nous en sachiés maugré, mes ales à Tabarie, soiens iluec, et nous irons au roi faire nos homages, et toute l'aide que nous porrons vous ferons, sauves nos honors, et porchaceron que tous les coustremens que vous avés mis en la terre dont le roi mesiaus vous mist Barut en gages, que vous les r'aurés.» A cest conseil ne vout pas estre Baudoin de Rames.

Quand l'homme qu'on avoit vêtu d'une robe de moine vit cela, il s'en retourna par la poterne par où il étoit venu. Les malades le firent sortir, et il revint à Naplouse, où étoient les barons, et leur conta tout ce qu'il avoit vu. Quand Baudouin de Ramla ouït ceci, que Gui de Lusignan étoit roi de Jérusalem, il dit: «C'est pour gager qu'il ne sera pas un an roi;» et il ne le fut pas, car il fut couronné à la mi-septembre, et perdit son pays à la Saint-Martin d'été, qui est avant l'août. Alors le comte Baudouin dit au comte de Tripoli et aux autres barons: «Seigneurs, faites du 43mieux que vous pourrez; le pays est perdu, et je m'en irai parce que je ne veux pas avoir le blâme et reproche que j'aie assisté à la perte du pays, car je connois si bien le roi de maintenant pour fou et musard, qu'il ne fera rien par mon conseil ni par les vôtres, mais voudra agir par le conseil de ceux qui ne savent rien, et pour cela je veux vider le pays.» Alors le comte de Tripoli lui dit: «Sire Baudouin, aiez pitié de la chrétienté, et avisons comment nous pourrons garantir le pays. Nous avons ici la fille du roi Amauri et son mari le baron Honfroi; nous irons en Jérusalem et le couronnerons, car nous avons pour nous tous les barons et le maître de l'Hôpital, hors le prince Renaud qui est avec le roi en Jérusalem. J'ai une trêve avec les Sarrasins, et l'aurai tant que je voudrai; ils ne nous tourmenteront pas, mais nous aideront si nous en avons besoin.» Ainsi ils s'accordèrent tous et s'engagèrent à couronner le lendemain Honfroi; mais quand Honfroi sut qu'on vouloit le couronner, il pensa qu'il lui faudrait prendre, pour garder la couronne, plus de peine qu'il ne pourrait en souffrir. A la nuit il monta à cheval avec ses chevaliers, et ils allèrent tant qu'ils vinrent en Jérusalem. Quand le lendemain les barons furent prêts et voulurent couronner Honfroi, on leur dit qu'il étoit allé en Jérusalem. Quand Honfroi fut en Jérusalem devant la reine, qui étoit sa sœur, il la salua, mais elle ne le salua pas, parce qu'il avoit été contre elle et n'étoit pas venu à son couronnement: il commença à se gratter la tête comme les enfans honteux, et dit: «Dame, je n'en puis mais. Comme on vouloit me faire roi malgré moi, je me 45suis enfui. — Puisque vous l'avez fait ainsi, dit la reine, je n'ai plus de mauvais vouloir contre vous, mais faites hommage au roi.» Lors il fit hommage au roi, et demeura avec la reine en Jérusalem. Quand le comte de Tripoli et les barons qui étoient à Naplouse surent que Honfroi s'étoit enfui en Jérusalem, ils en furent très-dolens et ne surent que faire. Ils dirent au comte de Tripoli: «Sire, conseillez-nous touchant le serment que nous a fait faire le roi mesel, car nous ne voulons rien faire qui nous attire blâme et reproche.» Le comte leur conseilla qu'ils tinssent ce serment qu'ils avoient fait. Les barons prirent conseil et dirent au comte: «Sire, puisqu'il y a un roi en Jérusalem, nous ne pouvons le renier sans blâme; nous vous prions donc de ne pas nous en savoir mauvais gré; mais allez à Tibériade, demeurez-y, et nous irons rendre hommage au roi et vous donnerons toute l'aide que nous pourrons, nos fiefs sauvés; et nous nous efforcerons que vous soient rendus tous les dépens que vous avez faits pour le pays, et pourquoi le roi mesel vous a donné Béryte en gage.» Baudouin de Ramla ne voulut pas être de cet avis.

Quant le cuens de Triple vist que les barons li estoient tous a faillis, si s'en vint à Tabarie et li barons alerent en Jerusalem faire les homages au roi, fors seulement Baudoin de Rames, mes il y envoya un sien fil jone, et dist as barons qu'ils priassent le roi qu'il mist son fil en saisine de la terre et prist son homage. Quant li baron orent fait homage au roi, ils li prierent du fil Baudoin de Rames qu'il le mist en saisine de la terre son pere et receust son homage. Le roi respondi que en saisine de la terre ne le 46metroit il pas, ne son homage ne recevroit il pas, jusque le pere li auroit fait homage, et lors il i avoit bon conseil de mettre le fil en saisine de la terre. Et bien sceust Baudoin que s'il ne li faisoit hommage, il saisirait sa terre. Quant Baudoin entendist qu'il li convenoit faire homage au roi Guion, il fu mult dolent. Il vint devant le roi, si ne le salua pas, ains dist: «Roi Gui, je vous fais homage, comme cil qui de vous ne voudra tenir terre.» Ainsi fit Baudoin de Rames son homage au roi, mais il ne le baisa pas, ains fist son fil revestir de la terre et faire son homage. Lors s'en issi et bailla à Beleen Dibelim son frere son fil à garder tote sa terre, puis print congié et s'en parti, dont ce fut grant domage à la terre; mes mult en furent les Sarazins lie, car il le doutoit plus que baron de la terre li et son frere Beleen; si chevalier le convoierent tant qu'il fust hors du pooir le roi. Il prist congié à Beleen son frere et as autres chevaliers, et s'en ala au prince d'Antioche qui bien le receut, et fu mult lie de sa venuë, et li donna li tant de terre qu'il n'avoit laissié. Or lairon ci de Baudoin de Rames, et dirons du roi Gui qui demores estoit en Jerusalem.

Quand le comte de Tripoli vit que les barons lui défailloient tous, il s'en vint à Tibériade et les barons s'en vinrent en Jérusalem rendre hommage au roi, hors seulement Baudouin de Ramla; mais il y envoya un sien jeune fils, et dit aux barons qu'ils priassent le roi de mettre son fils en possession de la terre et de recevoir son hommage. Quand les barons eurent fait hommage au roi, ils le prièrent qu'il mît le fils de Baudouin de Ramla en possession des biens de son père, et reçût 47son hommage. Le roi répondit qu'il ne le mettrait pas en possession de la terre et ne recevroit pas son hommage jusqu'à ce que le père lui eût fait hommage, et qu'alors il seroit sage de mettre le fils en possession de la terre; et Baudouin sut bien que s'il ne lui faisoit pas hommage il saisirait sa terre. Quand Baudouin apprit qu'il lui falloit faire hommage au roi Gui, il en fut très-dolent; il vint devant le roi, mais ne le salua pas, et dit: «Roi Gui, je vous fais hommage comme un homme qui ne veut pas tenir de terres de vous.» C'est ainsi que Baudouin de Ramla fit son hommage au roi, mais il ne le baisa pas. Il fit ensuite investir son fils de la terre, et lui fit faire son hommage, puis il s'en alla et laissa à son frère Balian d'Ibelin son fils à garder, ainsi que toute sa terre, puis prit congé et s'en partit, ce qui fut grand dommage pour le pays; mais les Sarrasins en furent fort joyeux, car ils le redoutoient, lui et son frère Balian, plus qu'aucun des barons du pays. Ses chevaliers lui firent escorte jusqu'à ce qu'il fût hors du pouvoir du roi. Il prit congé de Balian son frère et des autres chevaliers, et s'en alla au prince d'Antioche qui bien le reçut et fut très-joyeux de sa venue, et lui donna autant de terres qu'il en avoit laissé. Ici cesserons-nous de parler de Baudouin de Ramla pour nous occuper du roi Gui qui étoit demeuré en Jérusalem.

Le roi Gui prit conseil au maistre du Temple qu'il porroit faire du conte de Triple, qu'il ne li voloit faire homage. Cis li conseilla qu'il semonsist ses os et alast aseoir Tabarie. Quant le cuens de Triple sout que le Roi avoit semons ses os por venir sus lui, il ne fu pas lie. Lors manda à Salahadin qui sires estoit de Damas, que le roi Gui avoit assemblé ses os por venir sus lui, si li prioit que, s'il avoit 48mestier de s'aider, qu'il le secorust. Salahadin li envoia chevaliers et serjans à armes assés, et li manda que, si le roi l'asseoit au matin, il le secorroit au vespre. Lors manda Salahadin ses os et les assembla à Belinas15, une cité qui est à cinq lieues de Tabarie. Le roi Gui, qui ot assemble ses os à Nazareth, fu mult pensis. Beleen Dibelim vint à lui, si li dist: «Sire, porquoi avés vous cest ost assemblé? Où volez vous aler? Il n'est mie tans de tenir ost contre yver.» Le roi li dist qu'il voloit aseoir Tabarie. «Par quel conseil, Sire, dit Beleen, volez vous ce faire? Cist conseul est mauves, ne onques sage home tel conseul ne vous dona, et sachiés, Sire, que par mon conseil ne par le conseil de vos barons, importerés vous ja les pies, qu'il a grand chevalerie dedens Tabarie de Crestiens et de Sarazins, et vous aves poi de geans por eus aseoir. Si sachiés, se vous i ales, que ja pie n'en eschapera, et sitost com vous l'aurez asegié, Salahadin le secorra à tot grant gent. Mes departée cest ost, et moi et aucuns de vos barons irons au conte de Triple, si ferons pes entre vos et li, se nous poons, car la haine ni est pas bone.» Le roi crut son conseil, si departi ses os et envoia à Tabarie ses messages.

Le roi Gui demanda conseil au maître du Temple sur ce qu'il pourroit faire touchant le comte de Tripoli qui ne vouloit pas lui faire hommage. Le maître du Temple lui conseilla d'assembler son armée et d'aller assiéger Tibériade. Quand le comte de Tripoli sut que le roi avoit assemblé son armée pour lui venir sus, il ne fut pas content; alors il manda à Saladin, 49sire de Damas, que le roi Gui avoit assemblé son armée pour lui venir sus, et qu'il le prioit, s'il avoit besoin d'aide, qu'il lui donnât secours. Saladin lui envoya beaucoup de chevaliers et d'hommes d'armes, et lui manda que, si le roi l'assiégeoit au matin, il le secourrait au soir. Alors Saladin manda ses armées et les assembla à Bélinas, une ville qui est à cinq lieues de Tibériade. Le roi Gui, qui avoit assemblé ses armées à Nazareth, étoit très-pensif; Balian d'Ibelin vint, et lui dit: «Sire, pourquoi avez-vous assemblé cette armée? Où voulez-yous aller? Il n'est pas temps de tenir une armée sur pied en hiver.» Le roi lui dit qu'il vouloit assiéger Tibériade. «Par quel conseil, Sire, lui dit Balian, voulez-vous faire cela? ce conseil est mauvais, et jamais homme sage ne vous donna un conseil semblable; et sachez, Sire, que ce n'est ni par mon conseil ni par les conseils de vos barons que vous avancerez plus loin. Il y a dans Tibériade une grande quantité de chevaliers chrétiens et sarrasins, et vous n'avez pour les assiéger que peu de gens; sachez que, si vous y allez, personne n'en échappera, et que, sitôt que vous l'aurez assiégée, Saladin la secourra avec une grande troupe. Renvoyez cette armée; et moi et quelques-uns de vos barons nous irons au comte de Tripoli, et ferons, si nous pouvons, la paix entre vous et lui, car la haine n'y est pas bonne.» Le roi crut son conseil, sépara son armée, et envoya des messagers à Tibériade.

Quant ils vindrent au conte, il parlerent de pes. Le cuens lor respondi que nulle pes il ne feroit devant qu'il seroit resaisi de ce dont l'en l'avoit desaisi; mes se l'on l'en resaisissoit, il 50feroit tant que le roi et li baron li en sauroient bon gré. Li messages retornerent au roi et li conterent ce qu'il avoit trové. A tant demora li affaire tot l'iver jusques à la Pasque. Lors oi dire le roi Gui que Salahadin assembloit ses osf por entrer en sa terre. Si manda les arcevesques, les evesques, qu'il venissent à lui en Jerusalem. Quant il furent venus, si lor demanda conseil qu'il feroit de Salahadin qui assembloit ses ost por venir sus lui. Li baron li loerent qu'il s'acordast au conte de Triple; car autrement il ne se porroit pas tenir contre les Sarazins; car le cuens de Triple avoit grant trives a Salahadin, et estoit sage home et bon chevalier, et s'il estoit bien de lui et il voloit croire son conseil, petit porroit douter les Sarazins, et il avoit perdu les meillors chevaliers de la terre, ce estoit Baudoin de Rames, et s'il perdoit l'aide du conte de Triple, i paravoit tot perdu. Le roi repondi que volantiers feroit pes à lui, et s'accorderoit à ce qu'il l'en loeroient en bonne foi. Lors dit au maistre du Temple et à I'arcevesque de Sur, et à Beleen Dibelim et à Renaut de Sajete, qu'il alassent au conte de Triple por faire pes, et tel pes comme il feroient il tenroit. Lors vinrent li trois, et s'en alerent la nuit gesir à Naples. Renaut de Sajete ala un autre chemin. La nuit dist Beleen à ses compagnons que lendemain estoit la jornée de gesir à La Feuë16,et il demoroit à Naples, où il avoit à faire un poi, et se hasteroit tant qu'il les acouseroit lendemain,

Quand ils vinrent au comte, ils parlèrent de paix; le comte leur répondit qu'il ne feroit aucune paix jusqu'à ce qu'on l'eût ressaisi de ce dont on l'avoit dépouillé; mais que, si on l'en ressaisissoit, il feroit tant 51que le roi et les barons seraient contens de lui. Les messagers revinrent au roi et lui contèrent ce qu'ils avoient trouvé. L'affaire demeura ainsi tout l'hiver jusqu'à Pâques. Alors le roi Gui ouït dire que Saladin assembloit son armée pour entrer en son pays. Il manda aux archevêques et aux évêques qu'ils vinssent à lui en Jérusalem. Quand ils furent venus, il leur demanda conseil touchant ce qu'il devoit faire à cause que Saladin assembloit son armée pour venir sur lui. Les barons lui conseillèrent de s'accorder avec le comte de Tripoli, et qu'autrement il ne pourrait pas tenir contre les Sarrasins, car le comte de Tripoli avoit trêve avec les Sarrasins; il étoit homme sage et bon chevalier, et si le roi étoit bien avec lui et vouloit suivre ses conseils, il pouvoit ne pas craindre beaucoup les Sarrasins; mais il avoit perdu le meilleur chevalier du pays, à savoir Baudouin de Ramla, et s'il perdoit l'aide du comte de Tripoli, ils prévoyoient que tout étoit perdu. Le roi répondit qu'il ferait volontiers la paix avec lui et s'accorderait à ce qu'ils lui conseilleraient de bonne foi. Alors il dit au maître du Temple, à l'archevêque de Tyr, à Balian d'Ibelin et à Renaud de Sidon, qu'ils allassent au comte de Tripoli pour faire la paix, et que telle paix qu'ils feroient avec lui il la tiendrait. Les trois premiers partirent et allèrent cette nuit coucher à Naplouse. Renaud de Sidon passa par un autre chemin. Le soir Balian dit à ses compagnons qu'on devoit coucher le lendemain à Saphet, mais qu'il demeuroit à Naplouse où il avoit un peu affaire, et qu'ensuite il se hâterait tant qu'il les joindrait le lendemain.

Ci vous luirons un poi des messages, et vous dirons d'un 52des fils Salahadin qui nouvelement à Doubes17 estoit. Il manda au conte de Triple que lendemain le laissast entrer en la terre des crestiens parmi sa terre por faire une course. Quant le cuens oi ce, il fu mult dolent, et pensa que, s'il l'en escondisoit, il doutoit perdre l'aide et le conseil son pere Salahadin, et s'il li ottroioit, grant honte et grant blasme en auroit de la crestienté. Après se pensa qu'il en garniroit si les Crestiens qu'il ni perdroient noient, ne le fils Salahadin maugré ne l'en sauroit. Lors manda au fils Salahadin que bien li donnoit congié d'aler parmi sa terre et d'entrer en la terre as Crestiens, par tel convenant qu'il au soleil levant passeroit le flun, et dedens soleil cochant le repasseroit arriere; ne guident18 dedens ville ne dedens maison riens ne prendroit ne damage ne feroit. Ainsi le creanta le fils Salahadin, et lendemain par matin passa le flun, et vint par devant Tabarie, et entra en la terre des Crestiens. Le cuens de Triple fit fermer les portes de Tabarie, que cil dedens ni fissent hors pour eux faire damage. Le cuens savoit ja bien que les messages au roi Gui venoient à lui. Por ce fist faire lettres et les envoia à un chevalier de la terre qui estoit à Nazareth en garnison et autres avec lui, et par tôt où il savoit que li Turc devoient aler, que por chose que il veissent celui jor ne se meussent de lor villes, ne de lor maisons; car li Turc devoient entrer en la terre, et s'il se tenoient coi il n'auroient garde, mais s'il issoient hors à champ, l'en les prendroit tous et occiroit. Après envoia au chastel de la Feuë la où li messager le roi estoient, que lendemain ne se meussent.

Nous négligerons ici un peu les messagers pour vous 53parler d'un des fils de Saladin qui étoit nouvellement à Damas. Il manda au comte de Tripoli que le lendemain il le laissât entrer aux terres des Chrétiens en passant sur sa terre pour faire une course. Quand le comte ouït ceci, il fut très-fort dolent, et pensa que, s'il refusoit le fils de Saladin, il avoit à craindre de perdre l'aide et le conseil de son père, et que s'il lui octroyoit sa demande, il en auroit grande honte et grand blâme parmi la chrétienté; mais après il pensa qu'il en garantiroit si bien les Chrétiens qu'ils n'y perdroient rien, et que le fils de Saladin ne lui en saurait mauvais gré. Alors il manda au fils de Saladin que bien lui donnoit-il congé de passer à travers sa terre et d'entrer au pays des Chrétiens, à condition qu'il passerait le fleuve au soleil levant et le repasserait avant le soleil couchant, et que pendant ce temps à ceux qui seraient dedans ville et dedans maison rien ne prendraient et ne feraient aucun dommage. Ainsi le promit le fils de Saladin; et le lendemain de grand matin il passa le fleuve, vint par devant Tibériade et entra aux terres des Chrétiens. Le comte de Tripoli fit fermer les portes de Tibériade afin que ceux qui étaient dedans ne sortissent pas, de peur qu'il ne leur arrivât dommage. Le comte savoit déjà bien que les messagers du roi Gui venoient à lui; pour cela il fit faire des lettres et les envoya à un chevalier du pays qui étoit en garnison à Nazareth et d'autres avec lui; et partout où il savoit que les Turcs devoient aller il manda que, quelque chose qu'on vît ce jour-là, personne ne sortît ni des villes ni des maisons, car les Turcs devoient entrer en la terre, et ceux qui se tiendraient cois n'auraient rien à craindre, mais s'ils sortaient dans les 55champs, on les prendroit et on les tueroit tous; puis il envoya au château de Saphet où étoient les chevaliers du roi pour leur mander qu'ils ne se missent pas en route le lendemain.

54Quant le maistre du Temple oi que li Sarrazin devoient entrer en la terre lendemain, il envoia batan à un covent du Temple, qui estoit à quatre milles prés d'iluec, à une ville qui a nom Caco, et lor manda que sitost com il verroient ses lettres, montassent et venissent à li, car lendemain par matin devoient entrer li Sarrazin en la terre. Si tost com li covent oi le mandement du maistre, il monterent et vindrent à lui ains qu'il fust mie nuit, et se logerent devant le chastel, à lendemain matin murent et alerent à Nazareth. Li chevalier de la garnison de la Feuë estoient quatre-vingt et dix, que du Temple que de l'Ospital, et pristrent à Nazareth quarente chevalier qui estoient en garnison laiens de par le roi. Il se partirent de Nazareth et alerent bien sept milles avant envers Tabarie, et troverent les Sarrazins à une fontaine qui a nom la fontaine du Creson. Car il estoient jà retorné jusqu'à le port por passer le flun, et por rentrer en lor terre, sans ce qu'il eussent fait nul damage as Crestiens; car li Crestien s'estoient si gardé com le cuens de Triple lor avoit mandé. Los se feri le maistre du Temple et cil qui avec lui estoient es Sarrazins. Li Turc les receurent hardiement et les enclostrent, si que les Crestiens ne parurent entre eus. Car les Turc estoient bien sept mil et li Crestiens n'estoient que sept vingt. La fu occis le maistre de l'Ospital, et tuit les chevaliers du Temple et de l'Ospital ausi, fors solement le maistre du Temple qui s'en eschapa, soi tiers de chevaliers, et li quarente chevaliers qui estoient à Nazareth en garnison de par le Roi furent tuit occis. Quan li escuier du Temple et de l'Ospital virent que lor maistres s'estoient feris entre 56les Sarasins, et qu'il en avoient le pejor, si tornerent en fuce à tôt tor hernois, si que du hernois as Crestiens ni ot noient perdu.

Quand le maître du Temple sut que les Sarrasins devoient entrer le lendemain dans le pays, il envoya son courrier à un couvent du Temple qui étoit à quatre milles de là, dans une ville nommée Caco, et leur manda que, sitôt qu'ils verroient cette lettre, ils montassent à cheval et vinssent à lui, car le lendemain matin les Sarrasins devoient entrer dans le pays. Sitôt que le couvent eut reçu l'ordre du maître, ils montèrent à chevalet vinrent à lui avant qu'il fût nuit, et s'hébergèrent devant le château, puis le lendemain matin se mirent en marche et allèrent à Nazareth. Les chevaliers de la garnison de Saphet étoient quatre-vingt-dix, tant du Temple que de l'Hôpital; ils prirent à Nazareth quarante chevaliers qui y étoient en garnison pour le roi; ils partirent de Nazareth, et firent bien sept milles vers Tibériade, et trouvèrent les Sarrasins à une fontaine qui a nom la fontaine du Cresson, car ils étoient déjà retournés jusqu'au pont pour repasser le fleuve et rentrer dans leur pays, sans avoir fait nul dommage aux Chrétiens, parce que les Chrétiens s'étoient gardés comme le comte de Tripoli le leur avoit mandé. Alors le maître. du Temple et ceux qui étoient avec lui en vinrent aux coups avec les Sarrasins. Les Turcs les reçurent vaillamment et les entourèrent, en sorte que les Chrétiens ne paroissoient pas au milieu d'eux, car les Turcs étoient bien sept mille, et les Chrétiens étoient sept vingts. Là fut tué le maître de l'Hôpital et aussi tous les cheva-57liers du Temple et de l'Hôpital, hors seulement le maître du Temple qui s'en échappa, lui troisième de chevaliers; et les quarante chevaliers qui étoient en garnison pour le roi à Nazareth furent tous tués. Quand les écuyers du Temple et de l'Hôpital virent que leurs maîtres étoient aux mains avec les Sarrasins et qu'ils avoient du pire, ils se mirent en fuite avec tout le bagage, si bien que du bagage des Chrétiens il n'y eut rien de perdu.

Or vous dirai que le maistre du Temple fist quand il passa Nazareth tot deconfit. Il envoia à Nazareth un serjant, et fist crier parmi la cité que tuit cil qui armes porroient porter alassent aprés lui au gaaing, car il avoit les Turcs desconfis. Cil le suirent et s'en issirent tuit de Nazareth qui aler pooient, et corurent tant qu'il vindrent la où la bataille avoit esté. Si troverent les Crestiens mors et desconfis. Li Turc lor corurent sus et les pristrent tous.

Or je vous dirai ce que fit le maître du Temple quand il passa à Nazareth tout déconfit. Il envoya à Nazareth un homme d'armes, et fit crier par la cité que tous ceux qui pourroient porter les armes vinssent après lui au butin, parce qu'il avoit déconfit les Turcs. Tous ceux qui le pouvoient le suivirent, sortirent de Nazareth, et coururent jusqu'à l'endroit où avoit été la bataille. Ils y trouvèrent les Chrétiens morts et déconfits; les Turcs leur coururent sus et les prirent tous.

Quand li Coredin le fils Salahadin ot nos Crestiens desconfis et occis à l'aide de ses Turcs, il mist les testes des chevaliers du Temple et de l'Ospital et les fist atachier à Turcs sus les fers de lor lances; si emmenerent les prisoniers liés, et passerent en cette maniere pardevant Tabarie. Quant cil de Tabarie virent que les Crestiens avoient esté desconfis, et que li Turc emportoient lor testes sus lor lance, et amenoient les autres pris et liés honteusement, trop orent grant duel. Ainsi passa le fils Salahadin au soleil levant le flun, et le repassa dedens le soleil cochant. Bien tint au comte de Triple son convenant; car onques en chastel ne en maison ne en ville ne fist mal ne damages, fors de ceux qu'il trovett à chans. Cele bataille fu 58à un vendredi en l'an de l'incarnation de nostre Seignor mil cent et quatre-vingt et dix, le jor de la feste S. Jacques et S. Phelippe, le premier jor de may.

Quand le fils de Saladin eut occis et déconfit nos Chrétiens à l'aide de ses Turcs, il mit les têtes des chevaliers du Temple et de l'Hôpital et les fit attacher sur les fers des lances des Turcs. Ils emmenèrent les prisonniers liés, et passèrent de cette manière devant Tibériade. Quand ceux de Tibériade virent que les Chrétiens avoient été déconfits, et que les Turcs en emportoient les têtes sur leurs lances et emmenoient les autres pris et liés honteusement, ils eurent une très-grande douleur. Ainsi le fils de Saladin passa le fleuve au soleil levant, et le repassa au soleil couchant. Il tint bien au comte de Tripoli ses conventions, car il ne fit, ni en château, ni en mai-59son, ni en ville, aucun dommage, mais seulement à ceux qu'il trouva aux champs. Cette bataille fut un vendredi, l'an de l'incarnation de notre Seigneur 1190, le jour de la fête de saint Jacques et saint Philippe, le premier jour de mai19.

Or vous dirons de Beleen qui à Naples estoit remes. Quand vint à la nuitier, Beleen, si com il avoit en covent au maistre du Temple et de l'Ospital, mut de Naples por aler après eus. Quant il ot erre deux milles, il vint à une cité qui a nom le Sabat. Il se pensa qu'il estoit beau jor, et qu'il n'iroit avant jusque qu'il auroit oi messe. Il torna à la maison l'evesque, si le fist lever, et parlerent tant ensemble que la guete corna le jor. Lors fist l'evesque revestir un sien chapelain qui li chanta. Quant Beleen ot oi messe si s'en ala grant à l'eure, tant qu'il vint au chastel de la Feuë. La trova hors du chastel les tentes au covent de Caco tendues, et ni avoit nulli qui li deist que ce pooit estre. Lors fist un sien vaslet entrer dedens le chastel por enquerre quest ce que pooit estre. Le vaslet entra à chastel, ne nulli trova qui novelles li deist de ce qu'il queroit, fors que deus malades qui gesoient en une chambre, cil ne l'en sorent riens dire. Cil revint à sou seignor et dist qu'il n'avoit trové qui riens li en seust dire. Lors alerent vers Nazareth. Quant il orent un poi esloingnié du chastel de la Feuë, un frere du Temple s'en issi à cheval et vint grant erre jusques à eux. Beleen li demanda queles novelles. Il dist: Mauvaises; et lors li conta comment le maistre de l'Ospital avoit le chief coupé, ne de tous les freres du Temple n'estoient eschapés que trois, le maistre du Temple et deus autres, et les chevaliers que le roi avoit laissiés en garnison en Nazareth estoient tuit pris et occis. Quant Beleen oi ces novelles, mult ot grant duel. Il envoia un serjant ariere à Naples à la roine sa feme dire ces no-60veles et quele commandast que tous les chevaliers de Naples venissent à lui à Nazareth. Prés d'iluec rencontra les escuiers et le hernois à chevaliers du Temple, qui eschappés estoient de la deconfiture. Et saches que si Beleen ne fust torné au Sabat por oir messe, il fust bien venu à point à la bataille. Quand il fu venu à Nazareth, il oi si grant duel par la cité por ceus qui avoient esté mors et pris en bataille, que poi i avoit de maisons dont il n'i eust de mors et de pris. La trova le maistre du Temple qui eschapé estoit. Iluec attendi Beleen ses chevaliers tant qu'il vindrent; quand il furent venus il fist savoir au conte de Triple qui estoit à Tabarie, qu'il demoroit à Nazareth. Quant le cuens de Triple oi que Beleen n'avoit mie esté à la bataille, si en fu mult lie. A lendemain li envoia cinquante chevaliers por li conduire. Beleen demanda au maistre du Temple comment cele bataille avoit esté. Il dist que bien si estoient les Crestiens proiié et mult avoit occis de Sarrazins et desconfis les eussent, quant un embuschement qu'il avoient en une montaigne les enclostrent, par quoi il furent desconfis. Lors envoierent la où la bataille avoit esté por les cors des chevaliers enfoüir, et les enfouirent et lendemain murent l'arcevesque de Sur, Beleen Dibelim et le maistre du Temple, por aler à Tabarie. Quant il vindrent fors la cité, le maistre du Temple retorna, pource qu'il ne pout chevauchier. Beleen et l'arcevesque alerent à Tabarie. Quant le cuens sot qu'il venoient, il ala encontre mult dolent de l'aventure qui s'y estoit avenue le jor devant, et tot par l'orgueil au maistre du Temple. Il les receut hautement et les mena à son ostel. Lors conterent cil lor message. Le cuens lor dist qu'il estoit mult dolent et honteux de l'aventure qui avenue estoit, et quant qu'il atireroient entr'eus, il feroit, car 62il savoit bien qu'il ne le mesconseilleroient mie. Il li distrent qu'il meist les Sarazins hors de la cité et venist au roi, et tot aussi comme il s'estoit mis en eus, si estoit mis le roi de la pes faire. Le cuens si accorda bien; lors envoyerent un message batant au roi, et li firent à savoir qu'il amenaient le conte avec eus.

Maintenant nous vous parlerons de Balian qui étoit retourné à Naplouse. A l'entrée de la nuit, Balian, comme il en étoit convenu avec le maître du Temple et de l'Hôpital, sortit de Naplouse pour aller après eux. Quand il eut fait deux milles, il vint à une cité qui a nom le Sabat. Il pensa qu'il étoit jour de fête et qu'il n'iroit pas plus avant sans avoir ouï la messe. Il se tourna donc vers la maison de l'évêque, le fit lever, et ils parlèrent ensemble jusqu'à ce que la sentinelle sonnât le jour. Alors l'évêque fit habiller un de ses chapelains, qui lui chanta la messe. Quand Balian eut ouï la messe il s'en alla grand train jusqu'à ce qu'il arrivât au château de Saphet; là il trouva hors du château les tentes du couvent de Caco tendues, et personne pour lui dire ce que pouvoit être; alors il fit entrer dans le château un sien valet pour s'enquérir de ce qu'il en pouvoit être. Le valet entra au château et n'y trouva personne pour lui donner nouvelle de ce qu'il demandoit, hors deux malades couchés dans une chambre qui ne purent lui en rien dire. Il revint à son seigneur, et lui dit qu'il n'avoit trouvé personne qui lui en sût rien dire: alors ils allèrent vers Nazareth. Quand ils se furent un peu éloignés du château de Saphet, un frère du Temple en sortit à cheval, et vint en grande hâte jusqu'à eux. Balian lui demanda quelles nouvelles; il dit: «Mau-61vaises,» et lui conta comment le maître de l'Hôpital avoit eu la tête coupée, et que, de tous les frères du Temple, il n'en étoit échappé que trois, le maître du Temple et deux autres, et que les chevaliers que le roi avoit laissés à la garde de Nazareth étaient tous pris et occis. Quand Balian ouït ces nouvelles il en eut très-grande douleur. Il envoya un messager à Naplouse à la Reine sa femme pour lui dire ces nouvelles, et qu'elle commandât que tous les chevaliers qui étaient à Naplouse vinssent à lui à Nazareth. Près de là il rencontra les écuyers et le bagage des chevaliers du Temple qui étaient échappés de la déconfiture; et sachez que si Balian ne se fût détourné au Sabat pour ouïr la messe, il seroit arrivé juste au moment de la bataille. Quand il fut venu à Nazareth, il trouva un si grand deuil par la ville pour ceux qui avoient été tués et pris dans la bataille, qu'il y avoit peu de maisons où il n'y en eût de tués et de pris. Là il trouva le maître du Temple qui étoit échappé. Balian y attendit ses chevaliers, et quand ils furent venus il fit savoir, à Tibériade, au comte de Tripoli qu'il s'était arrêté à Nazareth. Quand le comte de Tripoli ouït que Balian n'avoit pas été à la bataille, il en fut très-joyeux, et le lendemain lui envoya cinquante chevaliers pour le conduire. Balian demanda au maître du Temple comment avoit été la bataille. Il lui dit que les Chrétiens avoient bien fait des prouesses et occis beaucoup de Sarrasins, et qu'ils les eussent déconfits, mais qu'une embuscade que les Sarrasins avoient dans la montagne vint les entourer, et que par là ils furent défaits. Alors ils envoyèrent où avoit été la bataille, pour enfouir les corps 63des chevaliers, et ils les enfouirent; et le lendemain l'archevêque de Tyr, Balian dlbelin et le maître du Temple partirent pour aller à Tibériade; mais quand ils furent hors de la cité, le maître du Temple y retourna parce qu'il ne pouvoit aller à cheval. Balian et l'archevêque allèrent à Tibériade. Quand le comte sut qu'ils venoient il alla à leur rencontre, bien dolent de l'aventure qui étoit arrivée le jour précédent, et le tout par l'orgueil du maître du Temple. Il les reçut avec grand honneur et les mena à son hôtel. Alors ils lui contèrent leur message. Le comte leur dit qu'il étoit très-fort honteux et dolent de l'aventure qui étoit arrivée, et que ce qu'ils décideroient entre eux il le feroit, car il savoit bien qu'ils ne lui donneroient pas de mauvais conseils. Ils lui dirent qu'il mît les Sarrasins hors de sa cité et vînt vers le roi, car de même comme il s'étoit remis à eux, le roi s'y étoit remis aussi pour faire la paix. Le comte y consentit bien, et alors ils envoyèrent par courrier un message au roi, et lui firent savoir qu'ils amenoient le comte avec eux.

Quant le roi oi ces novelles mult en fu lie. Il s'esmut de Jerusalem où il estoit, et ala encontre le conte de Triple; si qu'il s'entreencontrerent devant un chastel que l'en claime Saint Job, et de si loing com le roi vit le conte, il descendi à pié et ala contre lui. Quant le cuens vit qu'il estoit descendu, il descendi ausi et vint contre lui. Quant l'un fut prés de l'autre, le cuens s'agenouilla devant le roi. Le roi l'enleva et le baisa, puis retournerent à Naples. La prit le roi conseil au conte de Triples et as autres barons qu'il feroit. Le cuens li loa qu'il semonsist ses os et les ajousta à la 64fontaine de Saforie, car il savoit bien que Salahadin rassemble les siens os por entrer en sa terre: il li conseilla qu'il mandast au prince d'Antioche qu'il le secorust. Le roi fit ce que le cuens li conseilla, et ala à Saforie et auna ses os. La li envoia le prince d'Antioche un sien fils à tot cinquante chevaliers. Li patriarche fit porter la vraie croi en l'ost, et manda au roi qu'il avoit essoine qu'il ni pooit aler. Ici fut averée la prophetie que l'arcevesque de Sur dit quant l'on l'eslu à patriarche, que Eracle20 avoit conquise la vraie crois en Perse et raportée en Jerusalem, et que Eracle l'en geteroit, et seroit perduë à son tans. De cele hore geta Eracle la vraie crois hors de Jerusalem, conques puis ni entra, ains fu perdue en la bataille, si com vous oires après.

Quand le roi ouït ces nouvelles, il en fut très-joyeux. Il partit de Jérusalem, où il étoit, et alla à la rencontre du comte de Tripoli. Ils se rencontrèrent devant un château que l'on nomme Saint-George; et d'aussi loin que le roi vit le comte il descendit à pied et alla vers lui. Quand le comte vit qu'il étoit descendu il descendit aussi et vint vers lui. Quand ils furent l'un près de l'autre, le comte s'agenouilla devant le roi. Le roi le releva et le baisa, puis ils retournèrent à Naplouse. Là le roi prit conseil du comte de Tripoli et de ses autres barons sur ce qu'ils 65feraient. Le comte lui conseilla de convoquer son armée, et de la rassembler à la fontaine de Séphorim, car il savoit bien que Saladin rassembloit une armée pour entrer en ses terres. Il lui conseilla de demander au prince d'Antioche qu'il le secourût. Le roi fit ce que le comte lui conseilla, alla à Séphorim et rassembla ses troupes. Le prince d'Antioche lui envoya en ce lieu un sien fils avec cinquante chevaliers. Le patriarche fit porter la vraie croix en l'armée, et manda au roi qu'il étoit empêché et n'y pouvoit aller. Ici fut vérifiée la prophétie de l'archevêque de Tyr, quand on élut ledit Héraclius patriarche, «Qu'Héraclius avoit conquis la vraie croix et «l'avoit apportée à Jérusalem; et qu'Héraclius l'en a mettrait dehors et qu'elle seroit perdue de son temps.» Dès ce moment Héraclius mit la vraie croix hors de Jérusalem, et oncques depuis elle n'y rentra, mais fut perdue en la bataille, comme vous le verrez ci-après.

Quant la sainte crois fust en l'ost aportée, le maistre du Temple conseilla au roi qu'il mandast par toute sa terre que tuit cil qui sous vodroient avoir, venissent à li, et li lor donroit bon sous, et lors abandonnerait le tresor que le roi Henri d'Angleterre avoit en la maison du Temple.

Quand la sainte croix fut apportée en l'armée, le maître du Temple conseilla au roi qu'il mandât par toute sa terre que tous ceux qui voudroient avoir solde vinssent à lui, qu'il leur donneroit bonne solde et leur abandonneroit le trésor que le roi d'Angleterre avoit en la maison du Temple.

Or vous dirai du tresor que le roi Henri avoit au Temple et à l'Ospital. Quant le roi d'Angleterre ot fait martyrier S. Thomas de Cantorbire, si se porpensa qu'il avoit fait mal et qu'il iroit outre mer, et s'accorderoit à nostre Seignor de ce meffait et des autres dont il avinst que chascun an puis que S. Thomas fust martiries, qu'il 66i envoiroit grant avoir por mettre en tresor à la maison du Temple et de l'Ospital en Jerusalem, et voloit, quant il vienroit là, trover l'avoir tot prest por secore la terre. Cil tresor que le maistre du Temple avoit donna il au roi Guion, et li dist qu'il voloit qu'il aunast tant de gens qu'il peust assembler as Sarrazins por combattre et por vengier la honte et le damage qu'il i avoit fait. Lors prist le roi le tresor du Temple, et si le donna as chevaliers et as serjans, et commanda à connestables des serjans que chascun feist une banniere des armes le roi d'Angleterre, porce que ce fu de son avoir dont il estoit paies et retenus. Quant le roi ot esté iluec encor cinq semaines à tot ses gens, Salahadin passa le flun, asseia Tabarie. La fame le conte de Triple estoit dedans quand Salahadin l'asega. Il n'avoit dedens nul chevaliers, ains estoit tuit en l'ost avec le roi et quatre fils chevaliers que ele avoit, qui furent fils au chastelain de Saint-Homer. Li ainsné des fils avoit nom Huon de Tabarie, li autre Guillaume, le tiers Raoul, et le quart Otes.

Or je vous parlerai du trésor que le roi Henri avoit au Temple et à l'Hôpital. Quand le roi d'Angleterre eut fait martyriser saint Thomas de Cantorbéry, il pensa en soi-même qu'il avoit fait mal, et qu'il iroit outre mer et se réconcilieroit avec notre Seigneur pour ce méfait et les autres, d'où il avint que chaque année, après que saint Thomas eut été martyrisé, il y en-67voyoit de grosses sommes pour les mettre en trésor aux maisons du Temple et de l'Hôpital en Jérusalem, voulant, quand il y viendroit, l'avoir tout prêt pour secourir le pays. Ce trésor qu'avoit le maître du Temple, il le donna au roi Gui, et lui dit qu'il vouloit qu'il assemblât autant de gens qu'il pourrait pour combattre les Sarrasins, et pour venger la honte et le dommage qu'ils lui avoient faits. Alors le roi prit le trésor du Temple et le donna aux chevaliers et aux hommes d'armes, et ordonna aux chefs des hommes d'armes que chacun d'eux eût une bannière aux armes du roi d'Angleterre, parce que c'étoit de son avoir qu'ils étaient entretenus. Quand le roi eut été là cinq semaines avec tous ses gens, Saladin passa le fleuve et assiégea Tibériade. La femme du comte de Tripoli étoit dedans quand Saladin l'assiégea; elle n'avoit dedans la ville aucun chevalier; tout étoit à l'armée avec le roi et quatre fils chevaliers qu'elle avoit eus du châtelain de Saint-Omer. L'aîné des fils avoit nom Huon de Tibériade,l'autre Guillaume, le troisième Raoul, et le quatrième Othon.

Quant la contesse vit que li Turc lorent asise, et qu'ele ne se poroit tenir contre tant de Sarrazins, ele envoia un message au roi Guion et à son seignor le conte, et lor manda que, s'il ne la secoroit prochainement, ele perdroit la cité, que ele n'avoit pas gent de soi tenir contre si grant ost com li Sarazins avoient. Le message vint au roi de par la contesse. Quant le roi oit le message, il manda le maistre du Temple et les barons. Quant il furent assemblez il lor dit que Salahadin avoit asise Tabarie et li avoit mandé la contesse qu'il la secorust prochainement, ou autrement ele perdroit la cité, et por ce i convenoit conseil mettre. 68«Sire, dit le conte de Triple, je vous donroi bon conseil se je en estoi creu; mais je sai bien com ne m'en croira mie. — Toutes voies, dit le roi, dites que vous voulés. — Sire, fait-il, je le croie com laissast Tabarie perdre, si vos dirai porquoi: Tabarie est moie, et ma fame i est, nus ni perdra tant comme je ferai si ele est perdue. Si sai bien se li Sarrazins la prenne, il ne l'entameront mie, ains l'abatront, ne il ne nous venront mie requere en cest lieu; et s'ils prennent ma fame et mes homes et abattent ma cité, je les r'auroi quant je porrai. Car encore auroi-je plus chier que ma cité soit prise et abattue, que toute la terre fust perdue; car je sais bien, si vous l'alez secore, si est-elle perduë, et vous dirai comment: entre ci et Tabarie na nulle eue, fors une petite fontaine, c'est la fontaine du Creisson. Ce est petit à ost, et sitost com vous serés meus por aler la secore, li Sarrazins vous seront au devant, et hardoieront tousjors jusqu'à Tabarie, et vous feront herberger à force, si que vous ne porrez combattre à eus por le chaut et que li serjans n'auront que boivre; et se vous poigniez, li Sarrazins s'espandront et s'enfuiront vers les montagnes, ne vous ne porrez aler sans vos serjans; et si vous font hebergier, que bevront vos gens et vos chevaux? ainsi de boivre seront mors. Lendemain il vous prendront tous, car il auront eues et viandes et seront tos fres, et nous serons tous affamés et mors de soif et de chaut, ainsi serons tous mors ou pris. Porce vouslo que vous laissiés Tabarie perdre ains que la terre soit perdue.» Lors dist le maistre du Temple «que encore i avoit du poil du leu.» Le cuens ne prit pas garde à cette parole, ains dit au roi: «Sire, si tot ce n'avient que je vous ai dit je vous otroie ma teste à couper se vous i alés.» Le roi demanda as barons qu'il lor ensembloit de c'est conseil que le cuens donoit: il 70distrent que le cuens disoit voir, et bien si accordoient tuit. Le roi meismes et li Ospitaliers s'y accordoient et tous si accordoient, fors le maistre du Temple. Toutes voies acreant a le roi et tuit li baron qu'il ainsi si feroient. Lors ala chascun à sa tente, et il estoit la prés de mie nuit. Le roi allist à souper; quant il ot soupe, le maistre du Temple vint à lui, si li dist: «Sire, crees vos le conseil que cil troitor a donné? Ce est por vous honir. Vous estes nouvelement roi, ne onques mes roi de ceste terre na une si grant gent en si petit d'ore. Si sera grant honte, se vous laissiez à cinq milles de vous perdre une cité, et si est le premier besoing qui vous est creus. Sachiez que ançois metroient li Templiers les blans manteaus jus et vendraient quant qu'il ont que la honte ne fust vengié que li Sarrazins m'ont faite. Sire, faites crier par l'ost qu'il s'arment et voist chascun à sa bataille, si i vieigne la sainte crois.» Le roi ne l'osa desdire porce qu'il l'avoit fait roi et abandonné le grand tresor au roi d'Angleterre. Si fist crier son ban que tuit s'armassent et se traisist chacun à sa bataille. Quant li baron oirent crier le ban à le roi, il s'esmerveillerent tuit, et demanderent l'un à l'autre par quel conseil le roi faisoit ce faire. Il alerent tuit à la tente le roi por destorner qu'il ne se meussent. Le roi ne les en vout oir, ains dist qu'ils s'allassent armer et le suissent. Il vindrent à leur hernois et firent le commandement le roi. Ils s'armerent mult dolens, com ceux qui bien savoient que nul bien n'en pooit venir. Ce jor la fit Beleen Dibelin l'arriere-garde, et mult i perdist de ses chevaliers; aincois que le roi se partist des herberges, furent li Turc ainsi comme le cuens de Triple l'avoit dit, et commencierent mult espessement à traire.

Quand la comtesse vit que les Turcs l'avoient assiégée, et qu'elle ne pourrait tenir contre tant de Sarrasins, elle envoya un message au roi Gui et au comte son seigneur, et leur manda que, s'ils ne la secouraient promptement, elle perdrait la cité et qu'elle n'avoit pas assez de gens pour tenir contre une si grande armée comme l'avoient les Sarrasins. Le message de la comtesse vint au roi, et quand le roi ouït le message il manda le maître du Temple et les barons. Quand ils furent assemblés, il leur dit que Saladin avoit assiégé Tibériade et que la comtesse lui avoit mandé 69qu'ils la secourussent prochainement, ou qu'autrement elle perdroit la cité, et qu'il falloit aviser à cela. «Sire, dit le comte de Tripoli, je vous donnerais mon conseil si j'en étois cru, mais je sais qu'on ne m'en croira pas. — Toutefois, dit le roi, dites ce que vous voulez..— Sire, fit-il, je conseille qu'on laisse perdre Tibériade, et vous dirai pourquoi: Tibériade est à moi et ma femme y est; si elle est perdue nul n'y perdra autant que je ferai; mais je sais bien que si les Sarrasins la prennent, ils ne l'entameront pas, mais l'occuperont et ne nous viendront pas chercher en ce lieu; et s'ils prennent ma femme et mes hommes, et se logent dans ma cité, je la raurai quand je pourrai; car encore aimerai-je mieux que ma cité soit prise et occupée que si tout le pays étoit perdu; or je sais bien que si vous l'allez secourir il est perdu; et je vous dirai qu'entre ici et Tibériade il n'y a pas du tout d'eau, hors une petite fontaine, savoir la fontaine du Cresson; c'est bien peu pour une armée; et sitôt que vous serez en route pour aller secourir Tibériade, les Sarrasins viendront au-devant de vous, et vous harcèleront toujours jusqu'à Tibériade, et vous feront camper forcément, en telle sorte que vous ne pourrez les combattre à cause du chaud, et que les hommes d'armes n'auront pas de quoi boire; et si vous combattez, les Sarrasins se disperseront et s'enfuiront dans les montagnes, et vous ne pourrez avancer sans vos hommes d'armes; et s'ils vous obligent d'héberger, que boiront vos gens et vos chevaux? ils mourront de soif. Le lendemain les Sarrasins vous prendront tous, car ils auront de l'eau et des vivres et seront frais, et nous 71serons tous affamés et morts de soif et de chaud. Ainsi nous serons tous tués ou pris. A cause de cela je vous conseille que vous laissiez perdre Tibériade, plutôt que le pays soit perdu.» Alors le maître du Temple dit «qu'il y avoit encore là du poil de loup.» Le comte ne prit pas garde à cette parole, mais dit au roi: «Sire, si vous y allez, je vous donne ma tête à couper si tout ce que je vous ai dit n'arrive pas.» Le roi demanda aux barons ce qu'il leur sembloit de ce conseil que donnoit le comte; Ils dirent que le comte disoit vrai, et s'y accordèrent tous. Le roi même et les Hospitaliers s'y accordèrent aussi, et tous, hors le maître du Temple. Toutefois le roi promit à tous les barons qu'il le feroit ainsi. Alors chacun alla à sa tente qu'il étoit déjà près de minuit. Le roi alla souper. Quand il eut soupé, le maître du Temple vint à lui et lui dit: «Sire, croyez-vous ce conseil que vous a donné ce traître? C'est pour vous faire honnir. Vous êtes nouvellement roi, et jamais roi de ce pays n'a eu une si grande troupe de gens en si peu de temps. Ce sera donc grande honte si vous laissez, à cinq milles de vous, perdre une cité, quand c'est la première besogne qui vous soit venue. Sachez que les Templiers mettroient bas leurs blancs manteaux et vendroient tout ce qu'ils ont plutôt que de ne pas venger la bonte que m'ont faite les Sarrasins. Sire, faites ci crier par tout le camp qu'on s'arme et que chacun aille à son poste, et que la sainte croix y vienne.» Le roi ne l'osa dédire, parce qu'il l'avoit fait roi et lui avoit abandonné le grand trésor du roi d'Angleterre. Il fit crier son ban pour que tous s'armassent et que chacun s'allât ranger à son corps. Quand les barons 73entendirent crier le ban du roi, ils s'émerveillèrent tous, et se demandèrent les uns aux autres par quel conseil le roi faisoit faire cela. Ils allèrent tous à la tente du roi pour le détourner de se mettre en marche. Le roi ne les en voulut ouïr, mais dit qu'ils s'allassent armer et le suivissent. Ils allèrent à leur bagage et firent ce que leur commandoit le roi. Ils s'armèrent fort dolens, comme des gens qui savoient bien qu'il ne pouvoit en avenir rien de bon. Ce jour-là Balian d'Ibelin fit l'arrière-garde et y perdit beaucoup de ses chevaliers. Avant que le roi fût parti du lieu où il étoit, les Turcs firent ce que le comte de Tripoli avoit dit, et commencèrent à donner sur eux en grand nombre.

72Ançois que je vous die plus de l'ost vous dirai d'une merveille qui avint, com tendra par avanture à fable. Li serjant de l'ariere-garde de l'ost troverent une vieille Sarazine sus une asnesse, qui estoit esclave à un Surien de Nazareth, et la pristrent et mistrent en detresse, tant qu'ele dist que ele estoit et que ele queroit en cel l'ost. Ele dist que ele aloit entor l'ost lier par son enchantement et par ses paroles dont ele l'avoit ja deus nuit environné, et se ele le peust encore cele nuit avoir environné, il fussent si liés que ja pied n'en eschapast de la bataille où il aloient, et seussent devoir que, s'il aloient avant, ja pié n'en eschaperoit se mult poi non, et celui poi en eschaperoit porce que ele ne pooit faire son tor, et Salahadin l'en avoit donné grant avoir por le liement faire. L'en li demanda se ele le pooit deffaire. Ele respondi oïl bien, par si que chascun r'alast en sa tente, ausi com il estoient quant ele lia, et, s'il n'y aloient, ele ne le porroit deffaire. Lors firent li serjans un grant feu de lor loges por li ardoir, si la ge-74terent ens, et ele issi hors conques ne pot ardoir. Il la rebouterent u feu, et cele en issi com devant, ne tant ne la savoient bouter ens qu'ele ne s'en resist; dont il avint qu'un serjant la feri d'une hache, si la tua. Or ne tenés mie à fable de ceste vieille, que l'on trove en Escripture qu'il avoit jadis un home en Jerusalem qui si liast un ost, por que il eust alé entor qu'il n'avoit home en l'ost à qui se peust aidier de membre qu'il eust. Cil home avoit nom Balaan li prophete, et fuce lui qui prophetia qu'une estoile istroit de Jacob. Cele estoile fu de madame sainte Marie qui est apelée estoile de mer. Car ausi com li marinier sont avoiés par l'estoile, sont li pecheor ravoiés par madame sainte Marie qui issi de la lignée de Jacob. Il avint une fois à Balaan, qui en Jerusalem estoit, que grant gent vindrent devant Jerusalem à ost. Quant cil de Jerusalem les virent, si orent grant paor; si prierent tant Balaan et donnerent qu'il issi hors por l'ost lier. Quant il vint en une tertre dehors Jerusalem, son asne s'arroista, Balaan le feri et l'asne recula, et com plus le feroit plus reculoit. Lors parla li asnes et dist à Balaan: «Porquoi me fiers tu? Je ne sent nul mal de choses que tu me faces. L'angele Dame Dieu me fiert d'une espée emmi le musel, que je ne puis avant aler.» Lors sot Balaan certainement que Dieu ne voloit pas que il alast avant, si retorna arriere, et dist à ceux de Jerusalem qu'il feissent au miex qu'il porroient, qu'il ne pooit rien faire de son mestier, car Dex ne voloit mie qu'il alast avant; car ainsi avoit son asne parlé à lui. Lendemain assaillirent cil de l'ost la cité. Quant li citaien virent qu'il estoient assaillis si durement il prierent, por Dieu, à Balaan qu'il feist ou deist aucune chose par quoi ils se peussent defendre de ceus. Balaan dist qu'il n'en pooit rien faire contre la volonté Dame Dieu. Toutes voies li 76prierent qu'il les conseillast qu'il porroient faire. Il lor conseilla que totes les jones fames de la cité feissent bien vestir et atorner et les envolassent en l'ost, et, s'il les renvoioient ariere, qu'il rendissent la cité. Autre conseil ne lor savoit-il donner, et s'il les retenoient deux jors ou trois, si ouvrissent au quart les portes de la cité et ississent hors, si le combatissent à eus, si les desconfiroient. Cil le firent ainsi com Balaan lor conseilla; il envoierent lor fames en l'ost. Cil ne les refuserent mie, ains prist chascun la soue et en fist sa volonté. Cil dedens virent que cil de l'ost ne les renvoierent mie et qu'il faisoient d'eles lor volonté, si ovrirent les portes et lor corurent sus. Tous les occirent et desconfirent. Ainsi fu le siege levé de la cité. En ce lieu où l'asne parla à Balaan estoit la maladerie de Jerusalem des fames; car la maladerie des fames n'est pas avec la maladerie des homes; car la maladerie des fames tenoit as murs de Jerusalem et la maladerie des homes estoit en sus grant piece. Or vous dirai d'Eracle le patriarche de Jerusalem.

Avant que je vous en dise davantage sur l'armée, je vous raconterai une merveille qui arriva, et que par aventure on pourra prendre pour une fable. Les hommes de l'arrière-garde de l'armée trouvèrent une vieille Sarrasine sur une ânesse, qui étoit esclave d'un Tyrien de Nazareth; ils la prirent et la mirent à la géhenne jusqu'à ce qu'elle leur dît qui elle étoit et ce qu'elle venoit chercher dans le camp. Elle leur dit qu'elle venoit tout autour du camp pour le lier par ses enchantemens et ses paroles, dont elle l'avoit déjà environné pendant deux nuits, et que si elle l'avoit pu encore environner cette nuit-là, ils auroient été si liés qu'il n'en eût pu échapper un seul de la bataille où ils alloient, et qu'ils sussent que, s'ils alloient en avant, il n'en échapperoit que bien peu, et que ce peu en échapperoit seulement parce qu'elle n'avoit pas pu faire son tour, et que Saladin lui avoit donné beaucoup d'argent pour les lier ainsi. On lui demanda 75si elle les pourroit délier; elle répondit oui bien, pourvu que chacun retournât en sa tente, comme ils étoient quand elle les lia, et que, s'ils n'y alloient pas, elle ne les pourroit délier. Alors les hommes d'armes firent un grand feu de leurs baraques pour la brûler. Ils la jetèrent dedans, et elle en sortit sans pouvoir brûler; ils la remirent au feu, et elle en sortit comme devant; et ils ne l'y pouvoient mettre si bien qu'elle ne s'en retirât, dont il avint qu'un homme d'armes la frappa d'une hache, et ainsi la tua. Or vous ne devez prendre pour fable ce que je dis de cette vieille, car on trouve en l'Écriture que, jadis en Jérusalem, il y avoit un homme qui lia une armée en marchant tout autour, en telle sorte qu'il n'y avoit pas dans l'armée un seul homme qui se pût aider d'aucun de ses membres. Cet homme avoit nom Balaam le prophète21; c'est lui qui prophétisa qu'une étoile sortiroit de Jacob; cette étoile fut madame sainte Marie, qui est appelée étoile de mer; car ainsi que l'étoile met les mariniers sur la voie, ainsi les pécheurs sont remis sur la voie par madame sainte Marie, qui est sortie de la lignée de Jacob. Il avint une fois à Balaam, qui étoit en Jérusalem, qu'une grande troupe vint mettre son camp devant Jérusalem; quand ceux de Jérusalem les virent, ils eurent grand'peur, et prièrent tant Balaam, et lui donnèrent tant qu'il sortit dehors pour lier l'armée. Quand il vint sur un tertre hors de Jérusalem son âne s'arrêta; Balaam le frappa, et l'âne recula; et plus il le frappoit et plus il reculoit. Alors l'âne parla et dit à Balaam: «Pourquoi me frappes-tu? Quelque 77chose que tu me fasses, je n'en ressens nul mal; mais l'ange de Dieu me frappe d'une épée dans le museau, en sorte que je ne peux aller en avant.» Alors Balaam sut certainement que Dieu ne vouloit pas qu'il allât en avant. Il retourna donc, et dit à ceux de Jérusalem de faire du mieux qu'ils pourroient; qu'il ne pouvoit rien faire de son métier, car ainsi lui avoit parlé son âne. Le lendemain ceux du camp assaillirent la cité. Quand les citoyens se virent assaillis si rudement, ils prièrent, pour Dieu, Balaam de faire ou dire quelque chose par quoi ils se pusseut défendre; Balaam dit qu'il n'en pouvoit rien faire contre la volonté du Seigneur Dieu. Toutefois ils le prièrent de leur conseiller ce qu'ils pourroient faire. Il leur conseilla de faire bien vêtir et parer toutes les jeunes femmes de la cité, et de les envoyer dans le camp, et si on les leur renvoyoit, de rendre la cité; qu'il ne leur savoit donner autre conseil; et si ceux du camp les retenoient deux jours ou trois, qu'au quatrième ils ouvrissent les portes de la cité, en sortissent et les combattissent, et qu'alors ils les déconfiroient. Ils firent comme Balaam le leur avoit conseillé; ils envoyèrent leurs femmes dans le camp: ceux-ci ne les refusèrent pas, mais chacun prit la sienne et en fit à sa volonté. Ceux du dedans virent que ceux du camp ne les renvoyoient pas et qu'ils en faisoient à leur volonté; alors ils ouvrirent les portes et leur coururent sus, et tous les occirent et déconfirent. Ainsi fut levé le siège de la cité. En ce lieu où l'âne parla à Balaam étoit la maladrerie des femmes de Jérusalem, car la maladrerie des femmes n'est pas celle des hommes. La maladrerie des femmes tenoit aux murs de 79Jérusalem, et celle des hommes étoit fort loin au-dessus. Maintenant je vous dirai d'Héraclius le patriarche.

78Si com je vous ai dit devant, il ot deus clers en Jerusalem au tans le roi Baudoin mesel, dont l'un estoit l'arcevesque de Sur et l'autre arcevesque de Cesaire. Ce n'est pas cele Cesaire que l'en apele Cesaire la Felippe, ains est une autre. L'arcevesque de Sur ot nom Guillaume et fu né de Jerusalem; si ne savoir l'on meillor clerc de la terre. L'arcevesque de Cesaire fut né d'Auvergne, et ot nom Eracles; biau clerc estoit et par sa biauté l'ama la mere le roi, et le fit arcevesque de Cesaire. Au tans de cil deus clers morut le patriarche de Jerusalem. Le roi manda les arcevesques et les evesques de la terre qu'il venissent en Jerusalem por eslire patriarche; il vindrent. Quant il furent assemblés, l'arcevesque Guillaume de Sur dist as chanoines du Sépulchre, à cui l'eslection appartenoit du patriarche à faire: «Seignors, j'ai trové escrit que Eracles conquist la sainte crois en Parse, si la porta en Jerusalem, et que Eracles l'en geteroit hors, et qu'à son tans seroit perduë, et por ce vous pri, por Dieu, que vous ne l'eslisiés mie à patriarche. Que se vous le nommés en vostre eslection, je sai bien que le roi le prendra, et sachiés que la terre sera perduë à son vivant s'il est patriarche. Por Dieu només un des autres, et se vos ne le trovés en cest païs, nous vous conseillerons bien d'un prodome querre en France por estre patriarche.» Li chanoines ne firent noient, car la mere le roi l'avoit ja prié de Eracle l'arcevesque de Cesaire qu'il le nommassent en lor eslection. Si le nomerent premierement et l'arcevesque de Sur aprés. Car cele est l'eslection du patriarche de la terre d'outre mer et des arcevesques, qu'il en noment deux et les presente au roi. Le roi en prent un; si l'on li presente au matin il le doit prendre dedens ves-80pres sonans; si l'on li presente au soir, il le doit prendre dedens la grant messe au matin. Cele eslection firent li apostres. Quand Judas fu mort il en eslirent deux, Joseph et Mathias, et geterent sort et le sort ché sus Mathias. Ainsi le font encore en la terre de Surie. Le roi prent lequel qu'il veut. Presenté furent les deus arcevesques au roi; le roi prist Eracles, porce que sa mere l'en avoit prié. En tele maniere fu Eracles patriarche de Jerusalem. Quant il fu patriarche, il commanda as arcevesques et as evesques de la terre qu'il li feissent obedience, et il li firent tuit, fors l'arcevesque de Sur. Cil apela à Rome, et dit qu'il mostreroit raison par quoi il ne devoit pas estre patriarche. Quant l'arcevesque ot fait son apel, si appareilla son erre et ala à Rome. L'apostole fu mult lie de sa venuë et li cardinal. Puis fist-il tant vers le pape et vers les cardinaux que, s'il eu tans vescu que le patriarche fu venu à Rome, il eust esté deposé. Si vos dirai coment il fu mort ainsi que le patriarche venist là.

Comme je vous l'ai dit, il y avoit en Jérusalem, au temps du roi Baudouin mesel, deux clercs, dont l'un étoit archevêque de Tyr, et l'autre archevêque de Césarée. Ce n'est pas cette Césarée qu'on appelle la Césarée de Philippe, mais une autre. L'archevêque de Tyr avoit nom Guillaume, et étoit né de Jérusalem. On ne connoissoit pas dans le pays un meilleur clerc. L'archevêque de Césarée étoit né d'Auvergne, et avoit nom Héraclius. Il étoit beau clerc, et la mère du roi l'aima pour sa beauté, et le fit archevêque de Césarée. Au temps de ces deux clercs mourut le patriarche de Jérusalem. Le roi manda les archevêques et les évêques de la terre pour qu'ils vinssent en Jérusalem élire un patriarche: ils y vinrent. Quand ils furent assemblés, Guillaume, archevêque de Tyr, dit aux chanoines du Sépulcre, à qui appartenoit de faire l'élection du patriarche: «Seigneurs, j'ai trouvé écrit qu'Héraclius conquit la sainte croix en Perse et la porta en Jérusalem, et qu'Héraclius la mettroit dehors, et qu'en son temps elle seroit perdue; et pour cela je vous prie, pour Dieu, que vous ne l'élisiez pas patriarche; que si vous le nommez en votre élection, je sais bien que le roi le prendra, et sachez que, s'il est patriarche, le pays sera perdu en son vivant. Pour Dieu, nommez-en un autre; et si vous ne le trouvez pas en ce pays, nous vous conseillons bien de faire quérir en France un prud'homme pour être patriarche.» Les chanoines n'en firent rien, car la mère du roi les avoit déjà priés qu'ils nommassent en leur élection l'archevêque de Césarée, Héraclius. Ils le nommèrent donc 81premièrement, et l'archevêque de Tyr après, car l'élection des patriarches et des archevêques au pays d'outre mer se fait ainsi. On en nomme deux et on les présente au roi; le roi en prend un, et si on le lui présente le matin, il le doit prendre avant vêpres sonnant; si on le lui présente au soir, il le doit prendre au matin avant la grand'messe. Les apôtres usèrent de cette sorte d'élection quand Judas fut mort; ils en élurent deux, Joseph et Mathias, puis jetèrent le sort, et le sort tomba sur Mathias. C'est ainsi qu'ils font encore au pays de Syrie; le roi prend celui qu'il veut. Les deux archevêques furent présentés au roi. Le roi prit Héraclius, parce que sa mère l'en avoit prié. De telle manière fut Héraclius patriarche de Jérusalem. Quand il fut patriarche il commanda aux archevêques et évêques du pays qu'ils lui rendissent obéissance, et ils la lui rendirent tous, hors l'archevêque de Tyr. Celui-ci appela à Rome, et dit qu'il montreroit la raison pour laquelle Héraclius ne devoit pas être patriarche. Quand l'archevêque eut fait son appel, il s'apprêta à son voyage et alla à Rome. L'apostole fut très-joyeux de sa venue et les cardinaux aussi. Puis il fit tant auprès du pape et auprès des cardinaux, que, s'il eût vécu assez pour que le patriarche vînt à Rome, celui-ci eût été déposé; et je vous dirai comment il mourut avant que le patriarche y vînt.

Quant li patriarche Eracle sot que l'arcevesque de Sur fu alé à Rome por lui grever, bien sout que, si vivoit longuement, qu'il seroit desposé; porce dist à un sien fuisicien qu'il alast après, et qu'il l'empoisonast, et cil si fist, si fu mort22. Après ala le patriarche à Rome et fist ce qu'il vout; 82si s'en retourna en Jerusalem. Quant il fu revenu de Rome, il acointa la fame à un mercier qui estoit à Naples, à douze mille de Jerusalem. Il la demandoit sovent. Cele i aloit. Il li donoit assés de son avoir por estre bien de son baron. Ne demora guaires que son mari fu mort. Après ce le patriarche la fist venir en Jerusalem et li acheta bonne maison de pierre. Si la tenoit, voiant le siecle, ausi com li hons fait sa fame, fors tant que ele n'estoit mie avec lui. Quant ele aloit au mostier ele estoit ausi atornée de riches dras com ce fust une emperris, et si serjant devant lui. Quant aucunes gens la veoient qui ne la conoissoient pas, il demandoient qui cele dame estoit. Cil qui la conoissoient disoient que c'estoit la fame du patriarche. Ele avoit nom Pasques de Riveri. Enfans avoit du patriarche, et les barons estoient23 que là où il se conseilloient vint un fol au patriarche, si li dist: «Sire patriarche, donés moi bon don car je vous aport bones novelles. Pasque de Riveri vostre fame a une belle fille.» Por ce li di que le patriarche estoit en tel vie, si prenoient essemple à lui li clerc et li provoire de la cité. Quant Jesus-Christ vit le peschié et l'ordure que l'on faisoit là où il fu crucifié, il ne le pout plus soffrir, ains en netoia si le lieu des abitans qui estoient en la cité au tans Eracles, qu'il ni demora que deus homes, dont l'un ot nom Robert de Corbie, et l'autre Fouque Fiole, et furent les dui premiers homes qui furent nés en la cité. Saladin lors fist donner quanque mestier. Lor fu tant com il vesquirent en la cité.

Quand le patriarche Héraclius sut que l'archevêque de Tyr étoit allé à Rome pour lui faire tort, bien sut-il que, si l'archevêque vivoit longuement, il serait déposé. Pour cela il dit à un sien médecin qu'il allât après l'archevêque et l'empoisonnât; celui-ci lé fit ainsi, et il mourut. Ensuite le patriarche alla à Rome, et fit ce 83qu'il voulut, puis s'en retourna en Jérusalem. Quand il fut revenu de Rome, il s'accointa de la femme d'un mercier qui vivoit à Naplouse, à douze milles de Jérusalem; il la mandoit souvent, et elle y alloit: il lui donnoit beaucoup de son avoir pour être bien vu de son mari. Il ne tarda guère que son mari mourût. Alors le patriarche la fit venir en Jérusalem et lui acheta une bonne maison de pierre. Il la tenoit, au vu du siècle, ainsi comme un homme fait sa femme, hors seulement qu'elle n'habitoit pas avec lui. Quand elle alloit au monastère, elle étoit aussi parée de riches étoffes que si c'eût été une impératrice, et elle avoit devant elle six valets. Quand des gens la voyoient qui ne la connoissoient pas, ils demandoient qui étoit cette dame; ceux qui la connoissoient disoient que c'étoit la femme du patriarche. Elle avoit nom Pasques de Riverie. Elle avoit des enfans du patriarche; et les barons racontoient que là où ils étoient en conseil vint un fou vers le patriarche, qui lui dit: «Sire patriarche, donnez-moi un bon don, car je vous apporte bonne nouvelle: Pasques de Riverie votre femme a une belle fille.» Et on dit que le patriarche menant telle vie, les clercs et les prêtres de Jérusalem prenoient exemple sur lui. Quand Jésus-Christ vit le péché et l'ordure que l'on faisoit là où il avoit été crucifié, il ne le put souffrir, et nettoya tellement le lieu des habitans qui étoient dans la cité au temps d'Héraclius, qu'il n'en demeura que deux, dont l'un avoit nom Robert de Corbie, et l'autre Foulque de Fiole. C'étoit les deux premiers hommes qui fussent nés en la cité. Saladin leur fit donner ce qui leur étoit besoin, et ils le gardèrent tant qu'ils vécurent en la cité.

84Or vous dirai du roi Guion et de son ost qui vint des fontaines de Saforie por aler secorre la cité de Tabarie. Mes si tost com il murent, li Sarrasins lor furent au devant por hardoier, ainsi come le cuens de Triple lor avoit dit; si qu'il fust bien none quant il furent en mie voie de Tabarie et des fontaines. Lors dist le roi au comte de Triple quel conseil il donoit et qu'il feroient. Le cuens dona lors mauves conseil; car il loa que l'on tendist les tentes et que l'en se herberjast. Mes aucun de cele ost distrent por voir que qui eust lors point contre les Sarrazins, li Sarrazins fussent desconfit. Lors crut le roi Gui le mauves conseil, qui le bon ne vout croire devant. Quant li Sarrazins virent nos Crestiens logier, si furent mult lies. Ils se herbergierent si prés d'eus, que les uns pooient parler as autres, ne qu'un chat ne peust mie issir de l'ost à Crestiens, que les Sarrasins ne le veissent. Cele nuit furent à grant meschief en l'ost, qui ni ot home ne beste qui la nuit beust. Le jor qui parurent24 de Rames estoit vendredi. Landemain le samedi fu feste Saint Martin bouillant devant l'ost25. Cele nuit virent li Crestiens armés, et creut grant mesaise de soif. A lendemain murent tuit armé et apareillé de combatre, et li Sarrazins ausi de l'autre part qui se traistre arriere, qu'il ne voloit mie combatre tant que le chaut, fu levés. Il avoit un grant brucroi d'erbe là où nos Crestiens estoient. Li Sarrazins bouterent le feu dedens, porce que li nostre fussent greignor meschief que du feu que du soleil, si les tindrent ainsi jusque à hores de tierce. Lors se partirent cinq chevaliers de l'eschiele au conte de Triple, et vindrent à Saladin, si li distrent: «Sire, que atendés vos? Poignés sus eus, il ne se puent mes aidier: il sont tuit mort.» Les serjans à pié sans faille jetoient lor armes jus, et se rendoient à Sarrazins, sans coup ferir, par destrece 86de soif que les baces. Quant le roi veist l'angoisse et la destrece des serjans qui se rendoient à Sarrazins, il manda au conte de Triple qu'il pouissist premier, porce que, en sa terre fu la bataille, devoit-il avoir la premiere pointe. Le cuens poinst sus les Sarrazins par contreval un pendant. Si tost com li Sarrazins le virent venir et poindre sus eus, il se partirent et li firent voie, et le cuens s'en passa outre. Quant il fu outre passé, li Sarrazins si reclostrent et corurent sus le roi, si le pristrent et tos les barons de sa compagnie, fors seulement ceus de l'arriere garde qui s'en eschaperent. Quant le cuens de Triple, qui les Sarrazins ot trespercies, oi dire que le roi estoit pris, si s'en fu et s'en ala à Sur. Si n'estoit Tabarie qu'à deus milles d'iluec, il ni osa torner porce qu'il ne fust pris. Le fils au prince d'Antioche et li chevalier qu'il avoit amenés s'enfuirent o lui, et si quatre fillastre ausi; Beleen d'Ibelin, qui en l'ariere garde estoit, eschàpa et s'enfui à Sur, et Renaut le sire de Sajettes.

85Or je vous dirai du roi Gui et de son armée qui vint à la fontaine de Séphorim pour aller secourir la ville de Tibériade. Mais aussitôt qu'ils se mirent en route, ils trouvèrent les Sarrasins devant eux pour les harceler, comme le leur avoit dit le comte de Tripoli; en sorte qu'il étoit bien la neuvième heure quand ils arrivèrent à mi-chemin de Tibériade et des fontaines. Alors le roi demanda au comte de Tripoli quel conseil il lui donneroit, et qu'y avoit-il à faire. Le comte donna alors un mauvais conseil, car il conseilla que l'on dressât les tentes et que l'on s'hébergeât. Plusieurs de l'armée dirent que, si on eût alors poussé contre les Sarrasins, ils eussent été déconfits. Alors le roi Gui crut ce mauvais conseil, lui qui auparavant n'avoit pas voulu croire le bon. Quand les Sarrasins virent nos Chrétiens demeurer, ils en furent très-joyeux; ils s'hébergèrent si près d'eux qu'ils pouvoient se parler les uns aux autres, et qu'un chat ne pouvoit sortir du camp des Chrétiens qu'on ne le vît dans celui des Sarrasins. Cette nuit fut très-fâcheuse au camp, car il n'y eut homme ni bête qui pût boire pendant la nuit. Le jour qu'ils partirent de Ramla étoit un vendredi; le lendemain, samedi, étoit la fête de Saint-Martin d'été avant l'août. Les Chrétiens passèrent cette nuit armés, et le malaise de la soif s'accrut beaucoup. Le lendemain ils se mirent en mouvement, tout armés et prêts à combattre, et les Sarrasins, de l'autre part, se retirèrent en arrière, ne voulant pas combattre que la chaleur ne fût commencée. Il y avoit une grande bruyère là où étoient nos Chrétiens. Les Sarrasins y mirent le feu, afin que les nôtres eussent plus grande souffrance, tant du feu que du soleil, et ils les tin-87rent ainsi jusqu'à l'heure de tierce. Alors partirent cinq chevaliers du corps de troupes du comte de Tripoli, et ils vinrent à Saladin, lui disant: «Sire, qu'attendez-vous? tombez sur eux, ils ne se peuvent aider, et ils sont tous morts.» Les hommes d'armes à pied jetaient tout ouvertement leurs armes et se rendoient aux Sarrasins, sans coup férir, par détresse de soif. Quand le roi vit l'angoisse et la détresse des hommes d'armes qui se rendoient aux Sarrasins, il manda au comte de Tripoli qu'il attaquât le premier, parce que le combat se passant sur sa terre, il devoit avoir la première attaque. Le comte attaqua les Sarrasins en descendant le long d'une colline; sitôt que les Sarrasins le virent venir et pousser contre eux, ils s'ouvrirent et lui firent passage; en sorte que le comte passa outre. Quand il fut passé, les Sarrasins se refermèrent, et coururent sur le roi et le prirent avec tous les barons de sa compagnie, hors seulement ceux de l'arrière-garde qui s'en échappèrent. Quand le comte de Tripoli, qui avoit passé à travers les Sarrasins, ouït dire que le roi étoit pris, il s'en fut et s'en alla à Tyr. Tibériade n'étoit pourtant qu'à deux milles de là, mais il n'osa y retourner, de peur d'être pris: avec lui s'enfuirent aussi le fils du prince d'Antioche et les chevaliers qui l'avoient accompagné, et aussi ses quatre beaux-fils. Balian d'Ibelin, qui étoit à l'arrière-garde, s'échappa et s'enfuit à Tyr, et ainsi fit Renaud le sire de Sidon.

En cele bataille fu la sainte crois perdue, ne sot l'en quele devint fors grant piece; au tans que le cuens Henri de Champagne fu sires du roiaume de Jerusalem, que un frere du Temple qui à la bataille avoit esté li dist: «Sire, 88se l'on peust trover mille26 home en ceste terre qui me sceust mener en la place où la bataille fu, je troveroie bien la sainte crois; car je l'enfoui. a mes mains en demantieres que la bataille fust.» Le cuens Henri manda un sien serjant qui de la terre estoit né, et li demanda s'il savoit asener à la place où la bataille avoit esté. Cil dist oil bien, et la place enseignier où le roi fu pris. Lors li commanda qu'il i mena le frere du Temple qui la sainte crois i avoit enfouie. Cil dist com ni pooit aler se par nuit non, que s'il y aloient des jor il seroit pris et retenus. Il i alerent de nuit et i fouirent par trois nuis, mes onques ni troverent riens.

En cette bataille fut perdue la sainte croix; et on ne sut pas, pendant un long temps, ce qu'elle étoit devenue. Au temps où le comte Henri de Champagne fut devenu seigneur du royaume de Jérusalem, un frère du Temple qui avoit été à la bataille lui dit: «Sire, si 89l'on peut me trouver aucun homme en ce pays qui me sache mener en la place où a été la bataille, je trouverai bien la sainte croix, car je l'enfouis de mes mains pendant la bataille.» Le comte Henri manda un sien homme d'armes qui étoit né dans le pays, et lui demanda s'il pourroit assigner la place où avoit été la bataille; celui-ci dit oui bien, et qu'il pourroit montrer la place où le roi avoit été pris. Alors il lui commanda d'y mener le frère du Temple qui avoit enfoui la sainte croix. Celui-ci dit qu'on n'y pouvoit aller sinon la nuit, que, s'ils y alloient de jour, ils seroient pris et retenus. Us y allèrent de nuit, et fouirent pendant trois nuits, mais ils ne trouvèrent rien.

Quant Salahadin ot desconfis nos Crestiens et pris, si se herberja et rendi grace à nostre Seignor de l'onor qu'il li avoit faite; puis commanda que on li amenast en sa tente tous les chevaliers qu'il avoit pris, et l'en li fist; et commanda que l'on li amenast les barons et les haus homes d'une part, qu'il les voloit veoir devant lui, et les autres laissa l'on dehors, et l'en li fist. Le roi fu amené, le prince Renaut du Cras27 Honfroi du Taron, le maistre du Temple, le marquis Boniface de Monferrat, le comte Jocelin, le connestable Hemeri, le mareschal le roi. Tuit cil haus homes furent pris en la bataille avec le roi. Celui jor fu samedi et feste Saint Martin le boillant. Ceste desconfiture fut faite l'an de l'incarnation nostre Seigneur mil cent et quatre-vingt et sept, le cinquiesme jor de juignet28.

Quand Saladin eut déconfit et pris nos Chrétiens, il s'hébergea et rendit grâces à notre Seigneur de l'honneur qu'il lui avoit fait, puis commanda qu'on lui amenât en sa tente tous les chevaliers qu'il avoit pris: ainsi fit-on. Il commanda qu'on lui amenât, d'une part, les barons et les seigneurs, qu'il les vouloit voir devant lui, et qu'on laissât les autres dehors: ainsi fit-on. Le roi fut amené, et aussi le prince Renaud de Krac, Honfroi de Toron, le maître du Temple, le marquis Boniface de Montferrat, le comte Josselin, le connétable Aimery, le maréchal du roi. Tous ces seigneurs avoient été pris en la bataille avec le roi. Ce jour-là étoit le samedi et la fête de Saint-Martin d'été. Cette déconfiture arriva l'an de l'incarnation de notre Seigneur 1187, et le cinquième jour de juillet.

Quant Salahadin vist le roi et les barons devant li, qui estoient en sa merci, mult en fu lie. II vit que le roi avoit 90chaut, si sout bien qu'il bevroit volontiers. Il fist aporter plainc coupe de sirop à boite por refroidier. Quant le roi ot beu si tendi la coupe au prince Renaut por boivre. Quant Saladin vit que le roi avoit doné à boivre au prince Renaut, l'ome du monde qu'il plus haioit, si en fu mult ires, et dist au roi que ce pesoit li que doné li avoit, et puisque ainsi estoit bien le beust, mes que ce seroit pour un convenant que james d'autre ne bevroit. Lors demanda une espée, si li coupa il meismes la teste de sa main, porce que onques foi ne serement ne li tint de trives qu'il li donast. Lors fist prendre la teste du prince Renaut, et commanda que ele fust trainée par totes les cités et par tous les chastiaus de la terre, et ele si fu. Apres Saladin fist prendre le roi et tous les prisonniers et mener à Domas en prison, puis se parti d'iluec, et s'ala logier devant Tabarie.

Quand Saladin vit devant lui le roi et les barons qui étoient à sa merci, il en fut très-joyeux. Il vit que le roi avoit chaud et sut bien qu'il boiroit volontiers. Il fit apporter une pleine coupe de sirop à boire pour 91le rafraîchir. Quand le roi eut bu, il tendit la coupe au prince Renaud pour boire. Quand Sajadin vit que le roi avoit donné à boire au prince Renaud, l'homme du monde qu'il haïssoit le plus, il en fut très-irrité, et dit au roi qu'il lui fâchoit beaucoup qu'il le lui eût donné; que puisqu'il en étoit ainsi il pouvoit bien le boire, mais à condition qu'il ne boiroit jamais plus. Alors il demanda une épée, et lui-même coupa de sa main la tête au prince Renaud, parce que jamais ledit prince n'avoit tenu ni foi ni serment dans les trêves qu'il lui avoit données; puis il fit prendre sa tête et commanda qu'elle fût traînée par toutes les cités et tous les châteaux du pays; et ainsi fut. Après Saladin fit prendre le roi et tous les prisonniers, les fit mener en prison à Damas, et s'alla loger devant Tibériade.

Quant la contesse sout que roi estoit pris et les Oestiens desconfis, si rendi Tabarie à Saladin; à jor meismes envoia Saladin une partie de ses chevaliers à Nazareth, et li rendi l'on. Le mercredi ala à Acre, si li rendi l'on; après cela à Sur, mes ne la vout mie asegier, porce que encore i estoit la chevallerie dedens qui de la bataille estoit eschapée. Lors manda Beleen d'Ibelin à Salahadin qu'il li donast conduit d'aler en Jerusalem por amener en la roine sa fame29 et ses enfans. Il li dona volontiere par si qu'en Jerusalem ne demorroit qu'une nuit, ne que armes ne porteront contre lui.

Quand la comtesse sut que le roi étoit pris et les Chrétiens déconfits, elle rendit Tibériade à Saladin. Le jour même Saladin envoya une partie de ses chevaliers à Nazareth, et on le lui rendit. Le mercredi il alla à Acre, et on le lui rendit; après cela à Tyr, mais il ne le voulut pas assiéger parce qu'il y avoit encore dedans des chevaliers qui étaient échappés de la bataille. Alors Balian d'Ibelin demanda à Saladin qu'il lui donnât un sauf-conduit pour aller en Jérusalem, afin d'en ramener la reine sa femme et ses enfans. Il le lui donna volontiers, à condition qu'il ne demeureroit qu'une nuit en Jérusalem, et ne porteroit les armes contre lui.

Quant Beleen vint en Jerusalem, mult furent lies cil de 92la jens, et grant joie firent de sa venue, et li prierent, por Dieu, qu'il gardast la cité et en fust sires. Il dit que ce ne pooit-il faire, car il avoit creance à Saladin qu'il ne demoreroit qu'une nuit. Le patriarche li dist: «Sire, je vous asoul du pechié et du seremenl que vous avés fait à Saladin, et sachiés que greignor pechié aurés du serement tenir que du laissier. Car grant honte sera à vous et à vos hoirs, se vous en ceste point laissiés la cité de Jerusalem, ne james honor ne devriés avoir en terre.» Lors creanta Beleen d'ibelin qu'il i demoreroit. Cil de la cité li firent homage et le recurent à seignor. Encore estoit lors en Jerusalem la roine la fame le roi Guion. Il n'avoit adonc à la cité que deus chevaliers qui estoient eschappés de la bataille. Lors fist Beleen d'ibelin cinquante fils di borgois chevaliers; et sachiés que la cité estoit si plaine de fames et d'enfans qui s'en estoient fuis dedens quant il oirent dire que le roi estoit pris et li Crestiens desconfis, si en i ot tant afin qu'il ne pooient estre dedens les maisons, ains les convenoit estre parmi les rues. Lors fist le patriarche, entre lui et Beleen, descovrir le monument de sus le Sepulcre, qui couvert estoit d'argent, et en firent faire monoie por doner as chevaliers et as serjans. Et chascun jor aloient li chevalier et li serjant par la terre entor la cité, et amenoient la jens ce qu'ils poient de viandes; car il savoit bien qu'il seroit asegié. Or vous lairons à parler de Jerusalem et vous dirons de Saladin qui vint devant Sur.

Quand Balian vint en Jérusalem, les gens de là en furent très-joyeux et firent grande fête de sa venue, et ils le prièrent, pour Dieu, de défendre la cité et en 93être seigneur. Il dit qu'il ne le pouvoit faire, qu'il avoit donné sa foi à Saladin qu'il ne demeureroit qu'une nuit. Le patriarche lui dit: «Sire, je vous absous du péché et du serment que vous avez fait à Saladin, et sachez que ce seroit plus grand péché de tenir le serment que d'y manquer, car sachez que ce seroit grande honte, à vous et vos hoirs, si vous laissiez en ce point la cité de Jérusalem, et que jamais sur terre ne retrouveriez plus aucun honneur.» Alors Balian d'Ibelin promit qu'il y demeureroit. Ceux de la cité lui firent hommage et le recurent pour seigneur. Encore étoit à Jérusalem la reine femme du roi Gui. Mais il n'y avoit en la cité que deux chevaliers qui étoient échappés de la bataille. Alors Balian d'Ibelin fit chevaliers cinquante fils de bourgeois; et sachez que la cité étoit si pleine de femmes et d'enfans qui s'y étoient enfuis quand ils apprirent que le roi étoit pris et les Chrétiens déconfits, qu'après qu'on en eut mis dans les maisons tant qu'il en pouvoit tenir, il fallut que les autres demeurassent par les rues. Alors le patriarche et Balian firent découvrir le monument du Sépulere, qui étoit couvert en argent, et en firent faire de la monnoie pour donner aux chevaliers, sergens et hommes d'armes. Et chaque jour les chevaliers et les hommes d'armes alloient par le pays autour de la cité, et y faisoient entrer ce qu'ils pouvoient de vivres, car ils savoient bien qu'ils seroient assiégés. Maintenant nous cesserons de parler de Jérusalem, et vous dirons de Saladin qui vint devant Tyr.

Saladin se pensa qu'il ne feroit neant devant Sur por la chevalerie qui i estoit. Il passa outre, et ala aseoir une cité 94qui est à six milles de Sur, qui a nom Sajette30. Si la prist une cité qui a nom Gibelet31. Après prist un chastel qui a nom Boterim32. De ce chastel fu la dame que le cuens de Triple ne vout doner à Gerart de Rochefort, qui se rendi au Temple par mautalent, dont la haine commença par quoi la terre fu perdue. Quant le cuens de Triple sot que Saladin estoit entré en sa terre, il entra en mer, li et le fils au prince d'Antioche, à quant qu'il pot avoir de chevaliers, si s'en ala à Triple; mes, puis qu'il y fu venu, ne vesqui guaires, ains fu mort de duel, si comme l'en dit, et laissa sa terre au fils le prince d'Antioche, qui puis en fu cuens. Quant Renaud de Sajete et le chastelain de Sur virent que tous les chevaliers s'en estoient alés, et qu'il avoit poi gent et poi viande, il manderent Saladin qu'il retornast de la où il estoit et il li rendroient Sur. Quant Salahadin oi cele novele, mult en fu lies, il prist un chevalier, si li bailla sa baniere Salahadin sus le chastel; mes le chastelain li respondi qu'il ne li oseroit mettre por les gens de la ville; mais sitost come Salahadin vendroit, il li metroit, et la baniere retendroit. Le chevalier retorna et le dist à Salahadin. Lors se hasta mult Salahadin de venir à Sur; mes ançois qu'il i parvenist i envoia Dex secors, qu'il ne voloit mie qu'ele fust perdue, ains voloit laissier cele cité as Crestiens, si comme vous avés oi dessus qu'il ne lairoit qu'un poi de terre as Crestiens. Si vous dirai quel conseil et quel secors Dex y envoya.

Saladin pensa qu'il ne feroit rien devant Tyr à cause des chevaliers qui y étoient. Il passa outre et alla assiéger une cité qui est à six milles de Tyr, 95et qui a nom Sidon. Il y prit là une cité qui a nom Gabul, et puis après un château qui a nom Botrye. De ce château étoit maîtresse la dame que le comte de Tripoli ne voulut pas donner à Gérard de Rochefort, qui entra au Temple par fâcherie: et de là commencèrent les haines qui perdirent le pays. Quand le comte de Tripoli sut que Saladin étoit entré en sa terre, il se mit en mer avec le fils du prince d'Antioche et tout ce qu'il put avoir de chevaliers, et s'en alla à Tripoli; mais il ne vécut guère après y être arrivé, et mourut de chagrin, à ce que l'on dit, et laissa sa terre au fils du prince d'Antioche, qui ensuite en fut comte. Quand Renaud de Sidon et le châtelain de Tyr virent que tous les chevaliers s'en étoient allés, et qu'ils avoient peu de monde et peu de vivres, ils mandèrent à Saladin qu'il revînt de là où il étoit, et qu'ils lui rendraient Tyr. Quand Saladin ouït cette nouvelle, il en fut très-joyeux; il prit un chevalier et lui donna sa bannière à mettre sur le château; mais le châtelain lui répondît qu'il ne l'oseroit pas mettre à cause des gens de la ville, mais que, sitôt que Saladin viendrait, il la mettrait, et qu'il gardoit la bannière. Le chevalier retourna et le dit à Saladin. Alors Saladin se hâta très-fort de venir à Tyr; mais avant qu'il y parvînt Dieu y envoya secours, car il ne vouloit pas qu'elle fût perdue, mais vouloit laisser cette cité aux Chrétiens, comme vous avez entendu ci-dessus qu'il ne vouloit laisser qu'un peu de terre aux Chrétiens; et je vais vous dire quels conseils et quels secours Dieu y envoya.

Coraut le marchis, qui en Constantinople demoroit, vint 96à l'empereor et li dist: «Sire, mi chevalier volent aler au Sepulcre, ne je ne les puis retenir; mes il m'ont creanté que sitost com il fait auron lor pelerinage, il revaudront à moi.» Ce fist-il entendant à l'empereor, parce qu'il ne voloit mie que il ne cil de la cité seussent qu'il s'en vosist aler, porce qu'il avoit paor que les parens Livernas qu'il avoit occis ne l'espiassent et l'occissent. L'empereor fit appareiller nés et mettre viande et armes assez. La maisnie au marchis entrerent ens, et quant il orent tans, se murent. L'empereor et le marchis estoient lors à Boche-deLion. «Sire, dit-il à l'empereor, j'ai oublié une besoigne que je devoie dire à mes gens.» Lors entra en une nef, si ala après, et se mist avec ses gens. Il orent bon vent et ne finerent de sigler tans qu'il vindrent devant Acre. Quant il durent geter ancre il ne virent nus bastiaus venir contre eus, si ne vodrent encre geter, ains se traistrent ariere. Quant les Sarazins d'Acre virent qu'il ne prendroient port, un chevalier sarazin vint à la nef por savoir ques gens c'estoient. Quant le marchis le vit venir, il desfendi à ses gens que nus ne parlast et qu'il parleroit. Li Sarazin vint devant la nef, et demanda quel gens il estoient. Le marchis respondi qu'il estoient marcheant. «Porquoi ne prenez-vous donc terre?» dit le Sarazin, Le marchis respondit qu'il n'i arriveroient mie, porce qu'il ne savoient ques gens il avoit dedens Acre. Li Sarazin dist que bien pooient arriver en la fiance Salahadin, car Acre estoit soue, et, il l'avoit conquise, et le roi de Jerusalem pris et tous ses barons emprisonés, et avoit toute la terre conqueste, fors Sur et Jerusalem, où il estoit à siege, et s'il voloit descendre en la fiance Saladin, si descendissent. Quant le marchis oi ces noveles, mult fu dolent, si se trait ariere, et commanda au marinier qu'il pensast de l'esploitier.

suite

Le marquis Conrad, qui demeurait à Constantinople, vint à l'empereur, et lui dit: «Sire, mes che-97valiers veulent aller au Sépulcre, et je ne les puis retenir; mais ils m'ont promis que, sitôt qu'ils auront fait leur pèlerinage, ils reviendront à moi;» ce qu'il fit entendre à l'empereur, parce qu'il ne vouloit pas que lui ni ceux de la cité sussent qu'il vouloit s'en aller, car il avoit peur que les parens de Livernas, qu'il avoit tué, ne l'épiassent et ne le tuassent. L'empereur fit apprêter des vaisseaux où l'on mit beaucoup de vivres et d'armes. La suite du marquis y entra, et quand le temps le permit ils partirent. L'empereur et le marquis étaient alors à Bouche-de-Lion: «Sire, dit-il à l'empereur, j'ai oublié une affaire que j'aie vois à dire à mes gens.» Alors il entra en un navire, alla après ses gens, et se mit avec eux. Ils eurent bon vent et ne cessèrent de naviguer jusqu'à ce qu'ils vinssent devant Acre. Quand ils voulurent jeter l'ancre ils ne virent nul bateau venir devers eux, et alors ne voulurent pas jeter l'ancre, mais se retirèrent en arrière. Quand les Sarrasins d'Acre virent qu'ils n'entroient pas dans le port, un chevalier sarrasin vint au navire pour savoir quelles gens c'étaient. Quand le marquis le vit venir, il défendit à ses gens qu'aucun d'eux parlât, et dit que lui parlerait. Le Sarrasin vint devant le navire, et demanda quelles gens ils étoient. Le marquis répondit qu'ils étaient marchands. «Pourquoi donc ne descendez-vous pas à terre?» dit le Sarrasin. Le marquis répondit qu'ils n'en approcheraient pas, parce qu'ils ne savoient quelles gens il y avoit dedans Acre. Le Sarrasin dit que bien pouvoient-ils s'en approcher sur la foi de Saladin, car Acre était à lui, et il l'avoit conquise et avoit pris le roi de Jérusalem, emprisonné tous ses barons et conquis tout 99le pays, hors Tyr et Jérusalem où il mettoit le siége, et que s'ils vouloient descendre à terre sur la foi de Saladin, qu'ils descendissent. Quand le marquis ouït ces nouvelles il fut très-fort dolent; il se retira en arrière, et commanda au marinier qu'il s'efforçât de continuer sa route.

suite

(1 A son eus, probablement à son eur, à son heure, à son loisir.

(2) Unica enim et singularis videbatur omnibus salutis via, si, etc. (il paraissait à tous que la seule et unique voie de salut était, etc.) Telle est la phrase de Guillaume de Tyr. Loin que la phrase du texte français en offre la traduction, elle ne présente aucun sens. Il y a évidemment erreur de copiste, et il faut la rétablir ainsi: Tandis com lors du Roi essoient (d'essir, issir, sortir) sinon poisances, (chagrins, malheurs) si, etc.

(3) Jusqu'ici le continuateur n'a fait que répéter le commencement du 23e livre de Guillaume de Tyr. Ici s'arrête le récit de l'archevêque et commence celui du continuateur.

(4 Baudouin V.

(5) Porce que le roi Haimeri fu parti de la terre, etc. lisez: fu parti de la mere. Et la mains née fu de roi et de Rome, lisez: fu de roi et de roine. Amaury en effet, pour obtenir que le patriarche le couronnât roi de Jérusalem, avait été obligé de se séparer d'Agnés de Courtenai, mére de Baudouin et de Sibylle, qu'il avait enlevée à Hugues d'Ibelin, seigneur de Ramla, à qui elle était fiancée, et qu'il avait épousée malgré l'opposition du patriarche. Agnés, de qui il avait eu deux enfans, retourna à son premier fiancé, le seigneur de Ramla, et Amaury épousaaprés son couronnement, Marie, fille du sébastocrator Isaac, et petite fille d'Andronic Comnène, dont il eut Isabelle.

(6Probablement le vieil roi mesel, c'est à dire le vieux roi lépreux.

(7Lépreux.

(8Mahomerie, mosquée, temple mahométan. Pour les Chrétiens d'alors et la plupart de leurs historiens, tout infidèle, de quelque époque que ce pût être, étoit sarrazin ou mahométan.

(9Putaire pourrait être pris ici pour puterie débauche, ce qui irait fort bien au caractère d'Isaac, mais nullement à la suite du raisonnement de Langosse; il faut donc lire probablement povaire ou povair, monter, s'élever.

(10) Andronic mourut le 12 septembre 1195. Les détails de notre chroniqueur sur son supplice diffèrent à quelques égards de ceux que donnent les historiens grecs.

(11) Cette princesse s'appelait Marguerite, et était fille et non pas sœur de Béla, roi de Hongrie. Le fils qu'elle eut d'Isaac l'Ange porta le nom de Manuel et non d'Alexis. Isaac avait eu Alexis d'une première femme.

(12) Le 8 avril 1195.

(13Au commencement de septembre de l'an 1186.

(14Honfroi de Toron venait d'épouser Isabelle, seconde fille d'Amaury

(15 Panéade.

(16) Il faut lire probablement Saphet ou Zephet, petite ville entre Naplouse et Tibériade.

(17) Il faut lire probablement: à Damas.

(18) Lisez: en guidant.

(19) Ce combat eut lieu le 1er mai 1187 et non 1190.

(20) L'empereur Héraclius.

(21 Le chroniqueur défigure ici l'histoire de Balaam. (Nombres, ch. 22.)

(22) Voir la Notice sur Guillaume de Tyr.

(23 Estaient, probablement il faut lire estoirent, d'estoirer, estoirier, historier, raconter.

(24) Lisez: qu'ils partirent.

(25Lisez: aost.

(26) Lisez: nullui, aucun.

(27) Renaud de Châtillon, autrefois prince d'Antioche, depuis sire de Krac.

(28) Elle commença le 3 juillet et dura trois jours.

(29 Balian II, d'Ibelin, avoit épousé, en 1276, la reine Marie, veuve du roi Amaury, et fille d'Isaac Comnène.

(30Saïde ou Sidon.

(31) Gébaïl ou Gabul.

(32Botryum.