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Appien

guerres civiles

livre IV

TEXTE GREC

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cette traduction se rapproche le plus possible du texte grec : elle ne cherche pas à la beauté littéraire. J'espère ne pas avoir fait de contresens et ne pas avoir réinventé l'histoire (Philippe remacle)

 

 


 

1. Ainsi furent punis deux des meurtriers de César, battus dans leurs propres provinces, Trebonius en Asie et Decimus Brutus en Gaule. La façon dont la vengeance rattrapa Cassius et Marcus Brutus,  les principaux chefs de la conspiration contre César, qui commandaient le territoire de la Syrie à la Macédoine, qui possédaient une forte cavalerie et une puissante marine, ainsi que plus de vingt légions, des bateaux et de l'argent, ce quatrième livre des guerres civiles va le montrer. Durant le déroulement de ces événements, il y eut la poursuite et la capture des proscrits à Rome et les douleurs qui s'en suivirent, dont on ne peut trouver rien de semblable lors des révolutions ou lors des guerres des Grecs ni chez les Romains eux-mêmes sauf lors de la période de Sylla qui fut le premier à mettre ses ennemis sur une liste de proscrits. Marius recherchait et punissait ceux qu'il trouvait, mais Sylla proposa de grandes récompenses à ceux qui tuaient les proscrits et une punition terrible à ceux qui les cachaient. Mais ce qui s'est passé au temps de Marius et de Sylla a été précédemment relaté dans la partie historique qui les concerne. Voici la suite de mon troisième livre.

2. Octave et Antoine mirent fin à leurs différends sur un îlot plat du fleuve Lavinius, près de la ville de Modène. Chacun possédait cinq légions qu'ils placèrent de chaque côté du fleuve. Alors chacun d'eux traversa avec trois cents hommes les ponts au-dessus du fleuve. Lépide y était allé seul avant eux, avait fouillé l'île avec soin, et avait brandi son manteau militaire comme signal de leur arrivée. Chacun laissa ses trois cents amis sur les ponts et avança au milieu de l'île à la vue de tous, et là, les trois se mirent à délibérer. Octave se trouvait au milieu parce qu'il était consul. Ils restèrent en conférence du matin au soir pendant deux jours et se mirent d'accord sur ces points : Octave devait démissionner du consulat et Ventidius le remplacer pour le reste de l'année; une nouvelle magistrature devait être créée légalement pour apaiser les dissensions civiles ; Lépide, Antoine et Octave posséderaient pendant cinq ans la puissance consulaire (ce nom semblait préférable à celui de dictateur, peut-être à cause du décret d'Antoine abolissant la dictature); les trois nommeraient immédiatement les magistrats annuels de la ville pour les cinq ans à venir; une distribution des provinces serait faite, donnant à Antoine la totalité de la Gaule sauf la partie qui borde les Pyrénées, appelée la Vieille Gaule; celle-ci, ainsi que l'Espagne, seraient assignées à Lépide alors qu'Octave aurait l'Afrique, la Sardaigne, la Sicile, et les autres îles à proximité.

3. Telle fut le partage de l'empire romain par les triumvirs eux-mêmes. Seulement l'attribution des parties au delà de l'Adriatique fut remise à plus tard parce qu'elles étaient toujours sous le commandement de Brutus et de Cassius, à qui Antoine et Octave devaient faire la guerre. Lépide serait consul l'année suivante et resterait en ville pour y faire ce qui était nécessaire, tout en régissant l'Espagne par procuration. Il maintiendrait trois de ses légions pour garder la ville, et partagerait les sept autres entre Octave et Antoine, trois à Octave et quatre à Antoine, de sorte que les deux eussent vingt légions pour la guerre. Pour encourager l'armée par l'espérance de butin ils lui promirent, entre autres cadeaux, dix-huit villes de l'Italie comme colonies, villes renommées pour leur richesse, pour la splendeur de leurs domaines et de leurs maisons, et qui seraient divisées pour eux (terre, bâtiments, et tout le reste), comme si elles avaient été prises à l'ennemi lors d'une guerre. Les plus renommées parmi ces dernières étaient Capoue, Rhegium, Venusia, Bénévent, Nuceria, Ariminum et Vibo. Ainsi les plus belles régions de l'Italie furent distribuées aux soldats. Mais ils décidèrent d'abord de se débarrasser de leurs ennemis personnels pour que ces derniers ne pussent s'opposer à leurs arrangements pendant qu'ils poursuivraient la guerre à l'étranger. Après avoir pris ces décisions, ils les mirent par écrit, et Octave comme consul les communiqua toutes aux soldats, sauf la liste des proscriptions. Quand les soldats les entendirent, ils applaudirent et tombèrent dans les bras les uns des autres en marque de réconciliation mutuelle.

4. Durant ces transactions, on observa beaucoup de prodiges et d'augures terribles à Rome. Les chiens hurlaient sans arrêt comme des loups, présage affreux. Les loups s'élancèrent dans le forum,  animal inhabituel en ville. Les bœufs prirent voix humaine. Un nouveau-né se mit à parler. La sueur suinta des statues, certaines même suèrent du sang. On entendit des voix fortes d'hommes, le cliquetis des armes et le bruit de chevaux qu'on ne voyait pas. Beaucoup de signes terribles furent observés autour du soleil, il y eut des pluies de pierres, et la foudre tomba sans arrêt sur les temples et sur les images sacrées. C'est pourquoi le Sénat fit venir des prêtres et des devins d'Étrurie. Le plus vieux d'entre eux déclara que la royauté des anciens temps revenait, et qu'ils seraient tous esclaves sauf lui-même, sur quoi il se tut et retint son souffle jusqu'à ce qu'il mourût.

5. Dès qu'ils se furent proclamés triumvirs, ils se réunirent pour faire la liste de ceux qui devaient être mis à mort. Ils mirent en tête de liste ceux qu'ils suspectaient en raison de leur puissance, et aussi leurs ennemis personnels et ils s'échangèrent  leurs propres parents et amis pour les faire mourir, à ce moment et plus tard. Ils ajoutaient de temps en temps à la liste certains par hostilité, d'autres uniquement pour une rancune ou parce que les victimes étaient des amis de leurs ennemis ou des ennemis de leurs amis ou à cause de leur richesse : les triumvirs avaient grand besoin d'argent pour continuer la guerre, depuis que les revenus d'Asie avaient été donnés à Brutus et à Cassius qui les recevaient encore, et les rois et les satrapes y contribuaient aussi. Aussi les triumvirs étaient serrés sur le plan financier parce que l'Europe, et particulièrement l'Italie, étaient épuisées par les guerres et les exactions; c'est pourquoi ils prélevèrent des contributions très lourdes chez les plébéiens et finalement même chez les femmes, et envisagèrent des taxes sur les ventes et les loyers. À ce moment aussi, certains furent proscrits parce qu'ils possédaient de belles villas ou de belles résidences en Ville. Le nombre des sénateurs qui furent condamnés à  mort et à la confiscation de leurs biens fut d'environ trois cents et celui des chevaliers aux environs de deux mille. Il y eut des frères et des oncles des triumvirs dans la liste des proscrits et aussi des officiers qui étant à leur service, avaient eu des difficultés avec leurs chefs ou avec leurs camarades.

6. Ils abandonnèrent leur conférence pour rentrer à Rome et postposèrent donc la proscription d'un plus grand nombre de victimes, mais ils décidèrent d'envoyer des exécuteurs devant eux et, sans avertissement, de mettre à mort douze personnes ou, comme certains l'indiquent, dix-sept, des plus importantes, et parmi celles-ci Cicéron. Quatre de ces derniers furent massacrés immédiatement lors de banquets ou en rue, et quand on se mit à rechercher les autres dans les temples et dans les maisons, il y eut une panique soudaine qui dura toute la nuit et des courses en tous sens au milieu de cris et de lamentations comme lors de la prise d'une ville. Quand on sut que des hommes étaient arrêtés et massacrés, bien qu'il n'y eût aucune liste de ceux qui avaient été précédemment condamnés, chacun pensa qu'on le poursuivait. Aussi par désespoir certains étaient-ils sur le point de brûler leurs propres maisons, et d'autres les bâtiments publics ou de choisir de faire quelque chose de terrible dans leur état de folie avant que le coup ne s'abattît sur eux. Et ils l'auraient peut-être fait si le consul Pedius ne s'était dépêché vers eux avec des licteurs et ne les avait dissuadés de le faire, leur disant d'attendre jusqu'au jour pour obtenir des informations plus précises. Le matin venu, Pedius, contrairement à l'intention des triumvirs, fit publier la liste des dix-sept qui étaient considérés comme les auteurs uniques des troubles de la cité et qui étaient les seuls condamnés. Pour le reste, il engagea sa foi publique, ignorant les intentions des triumvirs.

7. Pedius mourut d'épuisement la nuit suivante, et les triumvirs entrèrent dans la ville séparément les trois jours suivants, Octave, Antoine et Lépide, chacun avec sa cohorte prétorienne et une légion. A leur arrivée, la ville fut rapidement remplie d'armes et d'insignes militaires disposés dans les endroits stratégiques. Une assemblée du peuple fut immédiatement convoquée au milieu d’hommes en armes, et un tribun, Publius Titius, proposa une loi instaurant une nouvelle magistrature pour réprimer les désordres actuels : elle se composait de trois hommes pour une charge de cinq ans, à savoir, Lépide, Antoine et Octave, avec les mêmes pouvoirs que des consuls  (chez les Grecs on les appellerait des harmostes, nom donné par les Lacédémoniens à ceux qui gouvernent ceux qui leur sont soumis).  On ne laissa pas le temps pour un examen minutieux de cette mesure et on ne désigna pas un jour déterminé pour voter, mais on fit passer la loi immédiatement. La même nuit, on établit une liste de cent trente hommes en plus des dix-sept dans diverses parties de la ville et  un peu plus tard de cent cinquante autres, et des additions aux listes furent faites constamment comprenant ceux qui furent condamnés plus tard ou qui avaient été tués précédemment par erreur, pour que leur mort parût juste. On ordonna que les têtes de toutes les victimes fussent apportées aux triumvirs pour toucher la récompense, laquelle était payée en argent pour une personne libre et pour un esclave en argent et en liberté. Tous pouvaient perquisitionner les maisons. Ceux qui recevaient des fugitifs ou les cachaient ou refusaient la perquisition étaient exposés aux mêmes rigueurs que les proscrits, et ceux qui donnaient des informations sur ceux qui se cachaient recevaient les mêmes récompenses (que ceux qui tuaient un proscrit).

8. Voici les termes de la proscription: « Marcus Lepidus, Marcus Antonius et Octavius Caesar, choisis par le peuple pour gouverner et mettre la République sur le droit chemin, déclarent que, si de perfides traîtres n'avaient pas demandé grâce et, quand ils l'ont obtenue, n'étaient devenus les ennemis de leurs bienfaiteurs et n'avaient pas conspiré contre eux, Gaius Caesar n'aurait pas été massacré par ceux que sa clémence a sauvés après leur capture lors de la guerre, ceux qu'il a considérés comme des amis et à qui il a donné des charges, des honneurs et des cadeaux; et nous ne serions pas obligés d'user de  pareille sévérité contre ceux qui nous ont insultés et nous ont déclarés ennemis publics. Maintenant, puisque la malignité de ceux qui ont conspiré contre nous et des bourreaux de Gaius Caesar, ne peut être adoucie par la bonté, nous préférons prévenir nos ennemis plutôt que de souffrir de leurs mains. Que personne, en voyant ce que César et nous-mêmes avons souffert, ne considère notre action injuste, cruelle ou disproportionnée. Bien que César fût revêtu du pouvoir suprême, bien qu'il fût Pontifex Maximus, bien qu'il ait renversé et  ajouté à notre influence les nations les plus redoutables aux Romains, bien qu'il ait été le premier homme à parcourir une mer inconnue au delà des colonnes d'Hercule et qu'il ait découvert un pays inconnu jusqu'ici des Romains, cet homme a été tué en plein Sénat, lieu  considéré comme sacré, sous les yeux des dieux, ayant reçu vingt-trois blessures horribles d’hommes qu'il avait faits prisonniers lors de la guerre et qu'il avait épargnés, faisant de certains d'entre eux les cohéritiers de sa richesse. Après ce crime exécrable, au lieu d'arrêter les misérables coupables, les autres les ont envoyés comme commandants et gouverneurs là où ils pouvaient s'emparer de l'argent public avec lequel ils rassemblent une armée contre nous et cherchent des renforts chez les Barbares toujours hostiles au pouvoir romain. Les villes sujettes de Rome qui ne voulaient pas leur obéir, ils les ont brûlées ou ravagées ou rasées; d'autres villes, ils les ont forcées par la terreur à prendre les armes contre leur patrie et contre nous.

9. « Nous avons déjà puni certains d'entre eux; et avec l'aide de la providence, vous verrez les autres punis. Bien que la partie principale de ce travail ait été achevée par nous et soit bien sous notre contrôle, à savoir le contrôle de l'Espagne, de la Gaule aussi bien qu'ici de l’Italie, il nous reste une tâche à accomplir : marcher contre les assassins de César au delà des mers. Pour nous qui allons faire la guerre pour vous à l'extérieur, il n'y a pas de sécurité ni pour vous ni pour nous à laisser un autre ennemi derrière nous tirer profit de notre absence et attendre une occasion pendant guerre; et nous ne pensons pas qu'il faille davantage tergiverser sur leur compte, mais il faut plutôt les balayer de notre chemin une fois pour toutes, considérant qu'ils ont commencé la guerre contre nous quand ils ont voté que notre armée et nous étions des ennemis publics.

10.  « Combien de citoyens n'ont-ils pas, de leur côté, condamnés à mort avec nous, sans tenir compte de la vengeance des dieux et de la réprobation de l'humanité! Nous ne traiterons pas durement l'ensemble, et nous ne considérerons pas comme ennemis tous ceux qui se sont opposés à nous ou ont comploté contre nous ou tous ceux qui se signalent simplement par leurs richesses, leurs biens ou leur position élevée; nous ne massacrerons pas autant qu'un autre homme qui avait le pouvoir suprême avant nous, quand lui, aussi, commandait l'Etat lors de guerres civiles, et que vous avez appelé Felix à cause de ses succès. Mais il est évident que trois personnes ont plus d'ennemis qu'une seule. Nous nous vengerons seulement des plus pervers et des plus coupables. Nous le ferons autant dans votre intérêt que dans le nôtre parce que, aussi longtemps que nous restons en conflit, vous encourez les plus grands dangers, et il est nécessaire pour nous aussi de faire quelque chose pour calmer l'armée qui a été insultée, offensée, et décrétée ennemi public par nos ennemis communs. Bien que nous puissions arrêter sur place ceux que nous avons décidé de punir, nous préférons les proscrire plutôt que de saisir des gens qui ne s'y attendent pas; et ceci aussi avec votre accord, pour que des soldats enragés n'en arrivent pas à outrepasser les ordres contre des personnes innocentes, mais afin que, les représailles étant limitées à un certain nombre de personnes désignées nommément, ils épargnent les autres selon l'ordre reçu.

11. « Qu'il en soit ainsi ! Que personne ne reçoive aucun de ceux dont les noms sont inscrits ici ni ne les cache ni ne les éloigne, que personne ne se laisse corrompre par de l'argent. Celui qu'on trouvera essayant de les sauver, de les aider ou de conniver avec eux, nous l'ajouterons à la liste des proscrits sans accepter ni excuse ni pardon. Que ceux qui tuent les proscrits nous apportent leurs têtes et reçoivent les récompenses suivantes : un homme libre percevra vingt-cinq mille drachmes attiques par tête; un esclave sa liberté et dix mille drachmes attiques et le droit de cité de son maître. Les délateurs recevront les mêmes récompenses. Pour garder l'anonymat, les noms de ceux qui reçoivent les récompenses ne seront pas inscrits dans nos registres. » Tels étaient les termes de la proscription des triumvirs traduite du latin en grec.

12. Lépide fut le premier à proscrire, et son frère Paulus fut le premier sur la liste des proscrits. Antoine s'y mit après, et le deuxième nom sur la liste fut celui de son oncle, Lucius Caesar. Ces deux hommes avaient été les premiers à décréter Lépide et Antoine ennemis publics. Les troisième et quatrième victimes furent les consuls élus pour l'année suivante, à savoir, Plotius, le frère de Plancus, et Quintus, le beau-père d'Asinius. Ces quatre furent placés en tête de liste, non pas tant à cause de leur dignité que pour la terreur et le désespoir produits, afin qu'aucun des proscrits n'eût l'espoir d'échapper. Parmi les proscrits se trouvait Thoranius qui, dit-on, fut le précepteur d'Octave. Quand les listes furent publiées, les portes et toutes les autres sorties de la Ville, le port, les marais, les mares et  tous les endroits susceptibles d'accueillir un fuyard ou de le dissimuler furent occupés par des soldats; les centurions furent chargés de parcourir le pays environnant. Tous ces événements eurent lieu en même temps.

13. Aussitôt, dans toute la ville et le pays, selon l'endroit où chacun se trouvait, il y eut des arrestations et des meurtres soudains sous diverses formes, décapitations pour les récompenses quand il fallait montrer la tête, et fuites indignes sous des déguisements fort différents de l'ancienne splendeur. Certains descendirent au fond des puits, d'autres dans des égouts répugnants. Certains se réfugièrent dans des cheminées. D'autres se tapirent dans le silence le plus profond sous les tuiles épaisses de leurs toits. Certains craignaient plus leurs épouses et leurs enfants mal intentionnés que les meurtriers, alors que d'autres craignaient leurs affranchis et leurs esclaves; les créanciers craignaient leurs débiteurs et les voisins craignaient leurs voisins qui convoitaient leurs terres. Il y eut un accès soudain de haines accumulées et un changement choquant de la façon de faire des sénateurs, des consulaires, des préteurs, des tribuns (ceux qui allaient exercer la charge ou ceux qui les avaient déjà exercées) : ils se jetèrent avec des lamentations aux pieds de leurs propres esclaves, donnant à leurs serviteurs le rôle de sauveurs et de maîtres. Mais chose lamentable : même après cette humiliation, ils n'obtinrent aucune pitié.

14. Toutes sortes de calamités s'étaient répandues, mais non comme dans une sédition ordinaire ou dans une prise lors d'une guerre: dans ces cas, le peuple ne doit craindre que les membres de la faction opposée ou l'ennemi, mais peut compter sur sa propre famille; mais maintenant il la craignait plus que les assassins, celle-ci n'ayant plus rien à craindre de sa part. Comme dans les séditions ou les guerres ordinaires, les domestiques devinrent tout à coup des ennemis, mus par une haine cachée ou avides d’obtenir les récompenses prescrites, de posséder l'or et l'argent des maisons de leurs maîtres. Pour ces raisons, chaque esclave trahit son maître, préférant son propre profit à la compassion, et ceux qui restaient fidèles et bien disposés craignaient de faciliter l'évasion des victimes, d’y participer ou de les cacher parce que de tels actes les exposaient aux mêmes punitions. C'était tout à fait différent de ce qui était arrivé aux dix-sept premiers  condamnés. Alors il n'y avait aucune proscription, mais des personnes arrêtées inopinément, et comme tout le monde craignait le même traitement, chacun s'entraidait, mais dans les proscriptions, certains deviennent immédiatement la proie de tous, d'autres, exempts eux-mêmes du danger et désireux de profit, deviennent pour les meurtriers des chasseurs  par appât du gain; tandis que dans le reste de la foule, les uns pillaient les maisons des gens massacrés et leurs gains privés détournaient leurs pensées des calamités publiques; d'autres, plus prudents et plus honnêtes, étaient emplis de consternation. Il leur semblait fort étonnant à la réflexion que, quand d'autres états infectés de guerres civiles s'étaient sauvés en mettant d'accord les différentes factions, dans ce cas-ci, les dissensions des chefs eussent été le début d’une ruine consommée par leur accord.

15. Certains moururent en se défendant contre leurs tueurs. D'autres ne firent aucune résistance, considérant qu'ils n'avaient subi aucune injustice de leurs assaillants. Certains moururent de faim, se pendirent,  se noyèrent ou se jetèrent de leurs toits dans le feu. Certains s'offrirent à leurs meurtriers ou les firent venir quand ils tardaient. D'autres se cachèrent et supplièrent honteusement, refusèrent le danger ou essayèrent de soudoyer. Certains furent tués par erreur ou par la méchanceté privée contrairement à l'intention des triumvirs. Il était clair qu'un cadavre n'était pas un proscrit si sa tête était encore attachée. Les têtes des proscrits étaient exposées aux Rostres sur le forum : il fallait les y apporter pour obtenir les récompenses. La fidélité et le courage d'autres personnes furent aussi remarquables, épouses, enfants, frères, esclaves, qui sauvèrent des proscrits ou firent des plans pour eux de diverses sortes et moururent avec eux quand elles ne réussissaient pas à les réaliser. Certains aussi se tuèrent sur les cadavres des massacrés. Parmi ceux qui avaient fui, une partie périt lors d'un naufrage, la malchance les poursuivait partout. D'autres furent sauvés, contrairement à tout espoir et devinrent des magistrats urbains, des commandants lors de la guerre, et jouirent aussi des honneurs d'un triomphe. C’était un temps de situations paradoxales.

16. Ces choses se passaient non dans une ville ordinaire, ni dans un petit royaume affaibli, mais la divinité secoua la très puissante maîtresse de tant de nations sur terre et sur mer, et installa après une longue période le bon ordre qui préside maintenant. D'autres événements de ce genre se passèrent du temps de Sylla et même avant lui, du temps de Marius. J'ai  relaté les plus remarquables de ces calamités dans mon histoire de ces périodes, où régnait une horreur supplémentaire à savoir que les morts restaient sans sépulture. Le sujet que nous traitons maintenant est fort remarquable en raison de la dignité des triumvirs et particulièrement du caractère et de la bonne fortune d'un de ceux-ci, qui a établi un gouvernement sur de bonnes bases et a laissé sa lignée et le nom qui après lui a désigné le souverain. Je vais maintenant parcourir les plus remarquables aussi bien que les plus choquants des événements qui sont restés le plus en mémoire parce qu'ils furent les derniers de ce genre. Je ne parlerai pas cependant de tous parce qu'un seul massacre, la fuite ou le retour plus tard de ceux qui furent pardonnés par les triumvirs et passèrent une vie oubliée chez eux, n'est pas à raconter. Je me contenterai seulement de ce qui est le plus à même d'étonner par sa nature extraordinaire ou à confirmer ce qui a été déjà dit. Ces événements sont nombreux et ils ont été écrits dans beaucoup de livres par beaucoup d'historiens romains successivement. Pour abréger et pour raccourcir mon récit, j'en citerai quelques-uns de chaque sorte afin de confirmer la vérité de chacun et illustrer le bonheur de l'époque actuelle.

17. Le massacre commença par hasard par ceux qui étaient toujours en charge, et le premier à être massacré fut le tribun Salvius. Sa charge était, selon les lois, sacrée et inviolable, dotée des plus grandes pouvoirs : on avait même vu des tribuns faire emprisonner des consuls. Salvius, aussi, était le tribun qui avait d'abord empêché le Sénat de déclarer Antoine ennemi public, mais plus tard il avait coopéré avec Cicéron en toutes choses. Quand il entendit parler de l'accord des triumvirs et de leur marche vers la Ville, il donna un banquet à ses amis, croyant qu'il n'aurait plus beaucoup d'occasions de le faire. Les soldats firent irruption au milieu du festin. Ccertains des invités commencèrent à s'alarmer dans la cohue, mais le centurion qui les commandait leur ordonna de reprendre leurs places et de se taire. Puis saisissant Salvius par les cheveux à l'endroit où il se trouvait, le centurion le tira à travers la table juste ce qu'il fallait et lui coupa la tête, et commanda aux invités de rester où ils étaient et de ne faire aucune bruit à moins de souhaiter subir le même sort. Ils restèrent ainsi même après le départ des centurions, étourdis et sans voix, jusqu'au plus profond de la nuit, couchés près du corps sans tête du tribun. Le second assassiné fut le préteur Minucius qui tenait les comices au forum. Apprenant que les soldats le cherchaient, il bondit, et tandis qu'il courait toujours à la recherche d'un endroit pour se cacher, il changea de vêtements, et  se précipita dans un magasin, renvoyant ses gardes et les insignes de sa charge. Les gardes, pris de honte et de pitié, s'attardèrent près de l'endroit, et facilitèrent involontairement ainsi sa découverte par les tueurs.

18. Annalis, un autre préteur, circulait avec son fils, candidat à la questure et sollicitait des voix pour lui. Quelques amis qui l’accompagnaient et ceux qui portaient les insignes de sa charge, quand ils entendirent qu'il était sur la liste des proscrits, s'enfuirent. Annalis se réfugia chez un de ses clients qui avait dans la banlieue un petit appartement de peu de valeur, complètement anonyme, où il resta caché sans risque jusqu'à ce que son fils, le soupçonnant de s’être  sauvé chez ce client, y guidât les meurtriers. Les triumvirs lui donnèrent la fortune de son père et l'élevèrent à l'édilité. Comme il rentrait chez lui ivre, il se querella fortuitement et fut tué par les mêmes soldats qui avaient tué son père.
Thuranius, qui n'était plus préteur mais l'avait été et était le père d'un jeune homme pour le reste débauché qui avait une grande influence sur Antoine, demanda aux centurions de postposer sa mort de quelques jours pour que son fils pût faire appel à Antoine en sa faveur. Ils rirent de lui et lui dirent : « Il a déjà fait appel, mais dans l'autre sens. » Quand le vieil homme apprit cela, il demanda un autre sursis très court pour voir sa fille, et quand il la vit, il lui dit de ne pas réclamer sa part d'héritage de peur que son frère ne demandât également sa mort à Antoine. Cet homme, après avoir gaspillé sa fortune de manière honteuse, fut finalement condamné pou
r vol et exilé.

19. Cicéron qui avait le pouvoir suprême depuis la mort de César autant que pouvait en avoir un orateur public, fut proscrit, ainsi que son fils, le fils de son frère, et toute la famille de son frère, sa faction, et ses amis. Il se sauva dans un petit bateau, mais comme il ne pouvait supporter le mal de mer, il débarqua et alla dans sa propriété près de Caieta, une ville d’Italie, que j'ai visitée pour mieux connaître cette affaire lamentable, et là, il se tint tranquille. Tandis que les poursuivants approchaient (de tous, c'était Antoine qui le poursuivait le plus ardemment, les deux autres le faisant aussi pour plaire à Antoine), des corbeaux entrèrent dans sa chambre et le réveillèrent par leurs croassements, et enlevèrent la couverture du lit, jusqu'à ce que ses domestiques, devinant que c'était un avertissement d'un des dieux, le missent dans une litière et aussitôt le transportassent vers la mer, passant avec précaution à travers d'épais fourrés. Beaucoup de soldats se déplaçaient en pelotons et demandaient si Cicéron avait été vu quelque part. Quelques personnes, poussées par la bonté et la pitié, dirent qu'il avait déjà pris la mer; mais un cordonnier, un client de Clodius, qui avait été un des pires ennemis de Cicéron, montra le chemin à Laena, le centurion, qui était à sa poursuite avec quelques hommes. Ce dernier se précipita derrière lui et voyant des esclaves se rassembler pour le défendre en nombre supérieur à ses propres forces, cria en rusant : « Centurions de l'arrière, à l'avant! »

20. Alors les esclaves croyant qu'il y avait plus de soldats qu'en réalité, furent frappés de terreur, et Laena, qui par le passé avait été sauvé par Cicéron lors d'un procès, tira sa tête de la litière et la coupa, le frappant par trois fois, ou plutôt la scia en raison de son inexpérience. Il coupa également la main avec laquelle Cicéron avait écrit les discours contre la tyrannie d'Antoine qu'il avait appelés Philippiques par imitation de ceux de Démosthène. Des soldats se hâtèrent à cheval et d'autres sur des navires pour aller donner rapidement la bonne nouvelle à Antoine. Ce dernier se reposait devant le tribunal dans le forum quand Laena, de loin, montra la tête et la main en les soulevant et en les secouant. Antoine fut ravi. Il couronna le centurion et lui donna deux cent cinquante mille drachmes attiques en plus de la récompense normale pour avoir tué l'homme qui avait été son plus grand et plus terrible ennemi. La tête et la main de Cicéron furent suspendues pendant longtemps aux rostres dans le forum où autrefois il avait l'habitude de prononcer ses discours devant le peuple, et beaucoup de gens se réunirent pour assister à ce spectacle, eux qui précédemment étaient venus l'écouter. On dit même que lors de ses repas Antoine avait placé la tête de Cicéron devant sa table jusqu'à ce qu'il fût rassasié de cette vue horrible.
Tel fut Cicéron, un homme renommé maintenant encore pour son éloquence et qui avait rendu les plus grands services à son pays quand il avait la charge de consul, qui fut massacré et offensé après sa mort. Son fils avait été envoyé auparavant chez Brutus en Grèce. Le frère de Cicéron, Quintus, fut capturé avec son fils. Il pria les meurtriers de le tuer avant son fils, et le fils pria d'être tué avant son père. Les meurtriers répondirent qu'ils donnaient leur accord aux deux demandes, et, se divisant en deux parties, chacune en prit un et  le tua au même moment sur un signal donné.

21. Les Egnatii, père et fils, tout en s'embrassant, furent tués d'un seul coup, et leurs têtes étaient coupées  que leurs corps décapités étaient encore enlacés. Balbus envoya son fils  avant lui vers la mer pour ne pas être trop remarqués en voyageant ensemble et il le suivit peu après. Quelqu'un lui dit, par dessein ou par erreur, que son fils avait été capturé. Il retourna et se livra aux meurtriers. Et son fils périt dans un naufrage. Ainsi le destin s'ajoutait aux calamités du temps. Arruntius avait un fils qui n'était pas disposé à fuir sans son père. Ce dernier le persuada à grand-peine de chercher sa sécurité parce qu'il était jeune. Sa mère l'accompagna aux portes de la Ville et retourna enterrer son mari massacré. Quand elle apprit que son fils aussi avait péri en mer, elle se laissa mourir de faim.

22. Assez d'exemples de bons et mauvais fils. Passons aux frères : deux frères, du nom de Ligarius, furent proscrits ensemble, se cachèrent dans un four jusqu'à ce que leurs esclaves les trouvassent, l'un d'eux fut tué et l'autre se sauva; quand il  apprit que son frère avait péri, il se jeta du pont dans le Tibre. Quelques pêcheurs le repêchèrent pensant qu'il était tombé dans l'eau au lieu de s'y être jeté. Il s'opposa avec force à son sauvetage et essaya de nouveau de se jeter dans le fleuve; mais quand il fut remonté par les pêcheurs, il s'écria « Ne me sauvez pas, vous vous perdez en aidant un proscrit. » Néanmoins, ils eurent pitié de lui et le sauvèrent. Mais quelques soldats qui gardaient le pont le virent, accoururent et lui coupèrent la tête. Un frère se jeta dans le fleuve et un de ses esclaves rechercha le corps pendant cinq jours. Enfin, il le trouva et comme il était encore possible de l'identifier, il lui coupa la tête pour avoir la récompense. Son frère se cacha dans un tas d'excréments et un autre esclave le trahit. Les meurtriers ne voulurent pas entrer dans le tas d'ordures, mais y enfoncèrent leurs lances, le tirèrent dehors, et alors, ils lui coupèrent la tête telle qu’elle était, sans l'avoir lavée. Un autre, voyant son frère arrêté, le rejoignit, ne sachant pas que lui-même était proscrit également et il dit : « Tuez-moi avant lui. » Le centurion, regardant la liste mise à jour des proscriptions dit : « Ta demande est juste parce que ton nom vient avant le sien. » Et disant cela, il les tua tous les deux dans l'ordre prescrit.

23. Voilà des exemples de frères. Ligarius fut caché par son épouse qui mit dans le secret une seule esclave. Trahie par cette dernière, elle suivit en pleurant la tête de son mari quand on l'emporta :« Je l'ai abrité. Ceux qui abritent doivent partager la punition. » Comme personne ne la tuait ni ne la dénonçait, elle alla trouver les triumvirs et s'accusa devant eux. Émus par son amour pour son mari, ils firent semblant de ne pas la voir. Aussi, elle se laissa mourir de faim. Je l'ai mentionnée ici parce qu'elle n'a pas sauvé son mari et ne lui a pas survécu. Je parlerai de celles qui réussirent dans leur dévouement à leurs maris quand je parlerai des hommes qui s’échappèrent. D'autres femmes trahirent leurs maris d'une façon infâme. Parmi celles-ci, il y eut l'épouse de Septimius qui était amoureuse d'un ami d'Antoine. Impatiente de passer de cet amour au mariage, elle sollicita Antoine par son amant de la débarrasser de son mari. Septimius immédiatement fut mis sur la liste des proscrits. Quand il l'apprit, ignorant cette trahison familiale, il se sauva dans la maison de son épouse. Elle, comme si elle s'inquiétait affectueusement pour lui, ferma les portes et le retint jusqu'à l'arrivée des meurtriers. Le jour même de la mort de son mari, elle se remaria.

24. Salassus ayant pris la fuite et ne sachant que faire, revint en Ville la nuit, pensant que le gros du danger était déjà passé. Sa maison avait été vendue. Le portier, qui avait été vendu avec la maison, fut  seul à le reconnaître et le reçut dans sa chambre, promettant de le cacher et de le nourrir comme il le pouvait. Salassus demanda au portier de faire venir son épouse de sa propre maison. Elle fit semblant d'être impatiente de venir, mais prétendit qu'elle avait peur de la nuit, qu’elle se méfiait de ses domestiques et qu'elle viendrait au lever du jour. Quand le jour se leva, elle alla chercher les meurtriers. Le portier, parce qu'elle se faisait attendre, courut chez elle pour qu'elle se dépêchât de venir. Quand Salassus vit sortir le portier, il craignit que celui-ci ne complotât contre lui et monta sur le toit pour observer ce qui se passait. Voyant que ce n'était pas le portier mais son épouse qui amenait les meurtriers, il se jeta du toit. Fulvius se sauva chez une servante qui avait été sa maîtresse et à qui il avait donné la liberté et une dot pour son mariage. Bien qu'il l'eût si bien traitée, elle le trahit, jalouse qu'elle était de la femme avec qui Fulvius s'était marié après avoir été l'amant de sa servante.

25. En voilà assez sur les femmes dépravées. Statius, le Samnite, qui avait eu une grande influence chez le Samnites lors de la guerre sociale et qui avait été porté au rang de sénateur romain pour ses exploits, sa richesse et sa noble lignée, et qui avait maintenant quatre-vingts ans, fut proscrit à cause de ses richesses. Il ouvrit sa maison au peuple et à ses propres esclaves pour qu'ils emportassent tout ce qu'ils voulaient. Il dispersa lui-même ses biens de ses propres mains. Quand enfin la maison fut vide, il ferma les portes, y mit le feu et périt, et le feu s'étendit à beaucoup d'autres parties de la Ville. Capito, ayant entrouvert sa porte, résista longtemps à ceux qui avaient été envoyés contre lui, les tuant un à un. Finalement, il fut maîtrisé par le nombre et massacré après avoir tué plusieurs de ses assaillants. Vetulinus rassembla autour de Rhegium une grande troupe de proscrits et de ceux qui s'étaient sauvés avec eux, et d'autres des dix-huit villes qui avaient été promises comme récompenses aux victoires des soldats et qui étaient indignées d'un tel traitement. Avec ce groupe, Vetulinus tua les centurions qui surveillaient cet endroit jusqu'à ce que de plus grandes forces fussent envoyées contre lui, et même alors, il ne renonça pas, mais passa en Sicile et rejoignit Sextus Pompée qui était maître de cette île et qui reçut les fugitifs. Là, il combattit bravement jusqu'à ce qu'il fût défait dans plusieurs engagements. Alors, il envoya ses fils et le reste des proscrits avec eux à Messine, et quand il vit que leur bateau passait les détroits il se jeta sur les ennemis et se fit tailler en pièces.

26. Naso, trahi par un affranchi qui avait été son favori, prit l'épée d'un des soldats, et, après avoir tué le traître avec celle-ci, il la rendit aux meurtriers. Un esclave qui était dévoué à son maître laissa ce dernier sur une colline pendant qu'il allait au bord de la mer louer un bateau. A son retour, il vit que son maître avait été tué, et tandis que le maître rendait son dernier souffle l'esclave lui dit : « Attends un peu, maître », sur quoi il s'élança soudain sur le centurion et le tua. Puis, il se tua disant à son maître : « Maintenant, tu es vengé. » Lucius donna de l'argent à ses deux plus fidèles affranchis et partit pour le  bord de mer. Ils s'enfuirent avec l'argent, mais revinrent sur leurs pas craignant pour leur vie et le dénoncèrent aux meurtriers. Labienus, qui avait capturé et tué beaucoup de gens lors des proscriptions de Sylla, pensa qu'il serait déshonoré s'il n'acceptait pas bravement le destin. Aussi, il sortit devant sa porte, s'assit sur une chaise, et attendit les meurtriers. Cestius se cacha dans ses domaines au milieu d'esclaves fidèles. Quand il  vit des centurions aller çà et là en armes avec les têtes des proscrits, il ne put supporter cette crainte incessante. Il ordonna à ses esclaves d'allumer un bûcher funèbre pour qu'ils pussent prétendre avoir rendu les derniers hommages à Cestius qui était mort. Trompés par ce qu'il disait, ils allumèrent donc un bûcher, et Cestius sauta dedans. Aponius se cacha très bien, mais, comme il ne pouvait supporter son mode de vie misérable, il sortit et se laissa tuer. Un autre proscrit s'installa à la vue de tous et comme les meurtriers tardaient à venir, il s'étrangla en public.

27. Lucius, le beau-père d'Asinius, alors consul, s'enfuit par mer, mais, comme il ne pouvait supporter l'angoisse d'une tempête, il se jeta dans la mer. Caesennius fuyait ses poursuivants, criant qu'il n'était pas proscrit, mais qu'on lui dressait des embûches à cause de son argent. On lui apporta la liste des proscrits et on lui dit que son nom y était, et pendant qu'on la lisait, on le tua. Aemilius, ignorant qu'il était proscrit et voyant un autre homme poursuivi, demanda au centurion qui le poursuivait qui était l'homme proscrit. Le centurion, reconnaissant Aemilius, lui répondit : « Lui et toi », et il les tua tous les deux. Cillo et Decius sortaient du Sénat quand ils apprirent que leurs noms avaient été ajoutés à la liste des proscrits, mais que personne n'était encore à leur poursuite. Ils se sauvèrent immédiatement par les portes de César, mais leur course les trahit aux centurions rencontrés sur la route. Icelius qui était un des juges du procès de Brutus et de Cassius quand Octave dirigeait le tribunal avec son armée et qui, alors que tous les autres juges avaient voté en secret la condamnation, fut le seul qui publiquement avait demandé l'acquittement, oubliant à présent son ancienne grandeur d'âme et son ancienne indépendance, prit sur ses épaules le corps d'un mort qu'on enterrait, et prit place parmi les porteurs de ce dernier. Les gardes aux portes de la Ville s'aperçurent que le nombre de porteurs dépassait d'une personne le nombre habituel, mais ne suspectèrent pas les porteurs. Ils regardèrent simplement la bière pour s'assurer que ce n'était pas un faux cadavre, mais, comme les porteurs indiquèrent qu'il ne faisait pas partie de leur confrérie, il fut reconnu par les meurtriers et tué.

28. Varus, trahi par un affranchi s'enfuit, et après avoir erré de montagne en montagne, arriva aux marais de Minturnes où il s'arrêta pour se reposer. Les habitants de Minturnes parcouraient le marais à la recherche de voleurs, et l'agitation des roseaux leur indiqua l'endroit où se cachait Varus. Il fut pris et dit qu'il était un voleur. Il fut condamné à mort en ce lieu et s'y résigna, mais comme on se préparait à le soumettre à la torture pour le contraindre à indiquer ses complices, il ne put soutenir une telle indignité et dit : « Je vous interdis, citoyens de Minturnes de torturer ou de tuer quelqu'un qui a été consul et, ce qui est plus important dans les circonstances actuelles, qui également a été proscrit! S'il ne m'est pas permis d'échapper, je préfère souffrir des mains de mes égaux. » Les habitants de Minturnes ne le crurent pas. Ils refusèrent son récit jusqu'à ce qu'un centurion, qui était en reconnaissance dans le voisinage, le reconnut et lui coupa la tête, laissant le reste de son corps aux habitants de Minturnes.
Largus fut pris dans ses domaines par les soldats qui poursuivaient un autre homme. Ils eurent pitié de lui parce qu'il avait été capturé alors qu'ils ne le recherchaient pas et lui permirent  de s'échapper dans la forêt. Poursuivi par d'autres, il revint chez ses premiers ravisseurs et leur dit, « Je préfère que vous qui avez eu de la compassion pour moi me mettiez à mort pour obtenir la récompense plutôt que ces hommes-là. » Ainsi Largus récompensa de sa mort leur bonté.

29. Rufus possédait un beau bâtiment près de celui de Fulvia, l'épouse d'Antoine : elle voulait l'acheter, mais il refusait de le vendre, et bien qu'à ce moment il lui en fît cadeau, il fut proscrit. Sa tête fut apportée à Antoine qui dit que cela ne le concernait pas et la fit envoyer à son épouse. Elle ordonna de la faire attacher devant sa propre maison au lieu de la mettre aux rostres. Un autre homme possédait un terrain très beau et ombragé où se trouvait une belle grotte profonde, ce qui lui valut probablement d'être proscrit. Il prenait l'air dans cette grotte quand un esclave vit au loin les meurtriers qui arrivaient vers lui. L'esclave le transporta dans la cavité la plus secrète de la grotte, mit les habits de son maître, fit semblant d'être l'homme recherché et simula la peur. Il aurait été tué à la place de son maître si un autre esclave n'avait pas dévoilé la supercherie. C'est pourquoi le maître fut  tué, mais le peuple fut si indigné qu'il ne laissa aucun repos aux triumvirs avant d'obtenir d'eux la crucifixion de l'esclave qui avait trahi son maître, et la liberté de celui qui avait essayé de le sauver. Un esclave indiqua l'endroit où s'était caché Haterius et obtint donc la liberté. Il enchérit sur les fils lors de la vente de la propriété de l'homme mort, et les insulta grossièrement. Ils le suivirent partout silencieusement en larmes jusqu'à ce que le peuple en fût exaspéré, et les triumvirs le replacèrent de nouveau comme esclave des fils du proscrit pour avoir abusé de sa part.

30. Telles furent les malheurs des adultes, mais la barbarie s'en prit aussi aux enfants orphelins pour leur richesse. Un de ces derniers, qui allait à l'école, fut tué, ainsi que son précepteur, qui entourait de ses bras le garçon et ne voulait pas le lâcher. Atilius, qui venait de prendre la toge virile, participait, comme c'était l'usage, à un cortège avec des amis pour aller sacrifier dans les temples. Son nom fut soudain mis sur la liste des proscrits, ses amis et ses esclaves s'enfuirent. Laissé seul et privé de son escorte fournie, il alla chez sa mère. Elle eut peur de le recevoir. Comme il pensait qu'il n'y avait aucune sécurité à demander de l'aide à quelqu'un d'autre puisque même sa mère avait refusé, il se sauva dans la montagne. Affamé, il redescendit dans la plaine où il fut capturé par un brigand, accoutumé à voler les passants et à les mettre au travail dans les usines. Le garçon sensible, incapable de supporter un travail pénible, s'échappa sur la grand-route avec ses chaînes, se dénonça à quelques centurions qui passaient et fut tué.

31. Tandis que se passaient ces événements, Lépide célébra un triomphe pour ses exploits en Espagne, et un édit fut proclamé : « Que la Fortune nous favorise ! Que tous les hommes et toutes les femmes célèbrent ce jour par des sacrifices et des festins ! Celui qui ne le fera pas sera  mis sur la liste des proscrits. » Lépide mena le cortège triomphal au Capitole, accompagné de tous les citoyens, qui montraient extérieurement de la joie, mais qui avaient le cœur triste. Les maisons des proscrits furent pillées, mais il n'y eut pas beaucoup d'acheteurs pour leurs terres parce qu'on avait honte d'alourdir le fardeau des malheureux. D'autres pensaient qu'une telle acquisition leur porterait malheur ou qu'ils ne seraient pas du tout en sécurité si on les voyait posséder or et argent ou que, comme ils n'étaient pas à l'abri des dangers avec leurs possessions actuelles, ce serait ajouter un risque à les augmenter. Seuls les plus audacieux osèrent et achetèrent à vil prix parce qu'ils étaient les seuls acheteurs. Ainsi, aux triumvirs, qui avaient espéré réaliser une somme suffisante pour leurs préparatifs de guerre, il manquait toujours deux cents millions de drachmes.

32. Les triumvirs s'adressèrent au peuple à ce sujet et publièrent un édit demandant à quatorze cents des femmes les plus riches de faire une évaluation de leurs biens et de fournir pour les besoins de la guerre la quote-part que les triumvirs exigeraient de chacune d'elles. Il était prévu aussi que si elles cachaient leurs biens ou si elles faisaient une fausse déclaration, elles seraient condamnées à une amende, que des récompenses seraient accordées aux délateurs, que ce fussent des personnes libres ou des esclaves. Les femmes résolurent d'aller trouver les femmes de l'entourage des triumvirs. Elles eurent du succès auprès de la sœur d'Octave et de la mère d'Antoine, mais elles furent repoussées du seuil de Fulvia, l'épouse d'Antoine, dont elles supportèrent difficilement l'orgueil. Alors, elles se forcèrent un chemin vers le tribunal des triumvirs dans le forum, le peuple et les gardes ouvrant leurs rangs pour les laisser passer. Là, par la bouche d'Hortensia, qu'elles avaient choisie comme porte-parole, elles dirent: « Quand des femmes de notre rang ont besoin de vous adresser une pétition, nous nous adressons à vos femmes; mais comme nous avons été traitées par Fulvia d'une manière inconvenante,  nous sommes venues au forum. Vous nous avez déjà privées de nos pères, de nos fils, de nos maris et de nos frères que vous avez accusés de vous avoir nui; si vous prenez aussi nos biens, vous nous ramenez à une condition indigne de notre naissance, de nos manières, de notre sexe. Si nous vous avons fait tort comme l’ont fait, selon vous, nos maris, proscrivez-nous comme vous l'avez fait pour eux. Mais si nous, les femmes, nous n'avons pas voté pour que vous soyez déclarés ennemis publics, si nous n'avons pas détruit vos maisons, si nous n'avons pas anéanti votre armée ou conduit une autre contre vous,  si nous ne vous avons pas gênés en obtenant des charges et des honneurs, pourquoi devons nous partager la punition alors que nous n'avons pas partagé la faute?

33. . « Pourquoi devrions-nous payer des impôts alors que nous n'avons aucune part aux honneurs, aux commandements, au gouvernement pour lesquels vous vous battez les uns contre les autres avec les résultats néfastes qui en découlent? Mais c'est la guerre, dites-vous? Mais quand n'y a-t-il pas eu de guerres ? quand des impôts ont-ils jamais été infligés aux femmes, qui en sont exemptées par leur sexe dans toute l'humanité? Nos mères par le passé ont dépassé une fois leur sexe et ont apporté leur contribution quand vous courriez le danger de perdre tout votre empire et la Ville elle-même lors du conflit contre les Carthaginois. Mais alors, elles l'ont fait volontairement, non  en abandonnant leurs propriétés, leurs champs, leurs dots ou leurs maisons, sans lesquels la vie n'est pas possible pour des femmes libres, mais uniquement leurs propres bijoux, et non pas après les avoir fait évaluer ni par crainte des délateurs ou des accusateurs ni  par force ni par violence, mais elles ont laissé ce qu'elles étaient disposées à donner. Quelle crainte y a-t-il maintenant pour l'empire ou le pays? Que la guerre avec les Gaulois ou les Parthes commence et notre zèle pour la sécurité commune ne sera pas inférieur à celui de nos mères, mais pour des guerres civiles, nous n’apporterons jamais de contributions et nous ne vous aiderons jamais à vous battre les uns contre les autres! Nous n'avons pas contribué ni pour César ni pour Pompée. Ni Marius ni Cinna ne nous ont infligé d’ impôts ni même Sylla qui possédait le pouvoir d'un despote dans l'état,  alors que vous prétendez rétablir le gouvernement. »

34. Pendant qu'Hortensia parlait, les triumvirs étaient furieux que des femmes osassent tenir une réunion publique quand les hommes étaient silencieux; qu'elles demandassent aux magistrats les raisons de leurs actes et qu'elles ne voulussent pas fournir de l'argent alors que les hommes servaient dans l'armée. Ils ordonnèrent aux licteurs de les éloigner du tribunal : ils commencèrent à le faire jusqu'à ce que les licteurs renonçassent à cause des cris poussés par la multitude et que les triumvirs décidassent de remettre au lendemain l'examen de la proposition. Le jour suivant, ils réduisirent de quatorze cents à quatre cents le nombre de femmes qui devaient présenter une évaluation de leurs biens et décrétèrent que tous les hommes qui possédaient plus de cent mille drachmes, qu'ils fussent citoyens, étrangers, affranchis, prêtres, de quelque nationalité que ce fût sans aucune exception, leur prêteraient (avec même crainte de pénalité et également des délateurs) à intérêt la cinquantième partie de leur propriété et fourniraient le revenu d'un an pour les dépenses de la guerre.

35. Voilà les calamités qui s'abattirent sur les Romains sur l’ordre des triumvirs, mais l'armée fit pire encore par manquement aux ordres. Considérant que c'était grâce à eux que les triumvirs agissaient en toute impunité, certains soldats réclamèrent les maisons confisquées, des champs, des villas ou la propriété entière du proscrit. D'autres exigèrent d'être les fils adoptés des hommes riches. D'autres, de leur propre initiative, tuèrent des gens qui n'étaient pas proscrits et pillèrent les maisons de ceux qui n'étaient pas accusés de sorte que les triumvirs furent obligés de faire publier un édit qui ordonnait à un des consuls de châtier ceux qui outrepassaient leurs ordres. Le consul n'osa pas s'attaquer aux soldats de peur d'avoir à encourir leur fureur, mais il fit arrêter et crucifier quelques esclaves qui se faisaient passer pour des soldats et commettaient des exactions en leur compagnie.

36. Voilà des exemples de malheurs extrêmes que les proscrits ont subis. Les cas où certains ont été inopinément sauvés et plus tard ont obtenu des positions assez importantes me sont plus agréables à raconter et seront plus utiles à mes lecteurs pour prouver qu'ils ne doivent jamais désespérer, mais qu'il y a toujours de l'espoir. Certains qui pouvaient le faire, fuirent chez Cassius, chez Brutus ou en Afrique où Cornificius soutenait la cause républicaine. Mais le plus grand nombre alla en Sicile en raison de sa proximité avec l'Italie où Sextus Pompée les reçut amicalement. Ce dernier montra le plus grand zèle possible à aider les malheureux, proclamant qu’il les invitait tous à venir chez lui et offrait à ceux qui sauvaient des proscrits, esclaves et hommes libres, le double des récompenses qui étaient offertes pour les tuer. Ses petits bateaux et ses navires marchands allaient à la recherche de ceux qui fuyaient par mer, et ses vaisseaux de guerre naviguaient le long du rivage et faisaient des signaux à ceux qui erraient, et sauvaient ceux qu'ils trouvaient. Pompée lui-même allait à la rencontre des nouveaux venus et leur donnait immédiatement des habillements et d'autres choses nécessaires. À ceux qui en étaient dignes, il donna des commandements dans ses forces terrestres et navales. Quand, plus tard, il engagea des négociations avec les triumvirs, il ne conclut pas de traité sans y avoir inséré ceux qui s'étaient réfugiés chez lui. C'est ainsi qu'il rendit à son malheureux pays le plus grand service et il gagna grâce à cela par lui-même une grande réputation en plus de celle qu'il avait héritée de son père, et aussi grande que celle-là. D'autres échappèrent en se cachant de diverses façons, certains dans des domaines ou dans des tombeaux, d'autres dans la Ville même, vivant dans une cruelle inquiétude jusqu'à ce que la paix fût revenue. On a montré des exemples remarquables d’amour d’épouses pour leurs maris, de fils pour leurs pères et d’esclaves pour leurs maîtres, chose qui dépasse l'entendement. Je vais en rapporter maintenant les exemples les plus remarquables.

37. Paulus, le frère de Lépide, s'échappa chez Brutus avec l'aide des centurions qui le respectaient comme frère d'un triumvir. Après la mort de Brutus, il alla à Milet qu'il refusa de quitter après que la paix fut conclue bien qu'on lui eût demandé de rentrer. La mère d'Antoine reçut son frère Lucius, l'oncle d'Antoine, sans se cacher, et les centurions eurent pendant longtemps du respect pour elle comme pour la mère d'un triumvir. Quand plus tard ils essayèrent de le prendre de force, elle courut au forum où Antoine se trouvait avec ses collègues et s'écria : « Je m’accuse devant toi, triumvir, d'avoir accueilli Lucius sous mon toit et de l'avoir encore, et je le garderai jusqu'à ce que vous nous tuiez tous les deux ensemble, parce qu'il a été décrété que ceux qui abritent des proscrits auront le même châtiment qu’eux. » Antoine lui reprocha d'être une mère peu raisonnable bien qu'elle fût une bonne sœur, lui disant qu'elle aurait dû empêcher Lucius d'abord de voter que son fils était un ennemi public au lieu de chercher à le sauver maintenant. Néanmoins, il  obtint du consul Plancus un décret qui rendait à Lucius sa citoyenneté.

38. Messala, jeune homme distingué, se sauva chez Brutus. Les triumvirs, craignant son esprit remarquable, publièrent l'édit suivant: « Comme les parents de Messala nous ont expliqué qu'il n'était pas en Ville quand Caius César a été massacré, que son nom soit retiré de la liste des proscrits. » Il n'accepta pas le pardon, mais après que Brutus et Cassius furent tombés en Thrace, bien qu'il eût encore une armée considérable ainsi que des navires et de l'argent et bien il eût encore l'espoir de l'emporter, Messala n'accepta pas le commandement qui lui était offert, mais il persuada ses amis de se remettre au destin dominant et de joindre leurs forces à celles d'Antoine. Il devint l'ami intime d'Antoine et le soutint jusqu'à ce que ce dernier fût devenu l'esclave de Cléopâtre. Alors, il l'accabla de reproches et rejoignit Octave qui le fit consul à la place d'Antoine quand ce dernier fut déposé et déclaré de nouveau ennemi public. Après la bataille d'Actium, où il avait le commandement de la marine contre Antoine, Octave l'envoya comme général contre les Celtes révoltés et lui attribua le triomphe pour sa victoire sur ceux-ci.
Bibulus reçut la même faveur que Messala, et Antoine lui donna un commandement dans sa flotte, et il servit souvent d'intermédiaire lors des négociations entre Octave et Antoine. Il fut nommé gouverneur de Syrie par Antoine et mourut lors de son gouvernement.

39. Acilius se sauva en cachette de la Ville. Son abri fut révélé par un esclave aux soldats, mais il les persuada, en leur faisant miroiter une plus grande récompense, d'envoyer une partie des leurs à son épouse avec son sceau privé qu'il leur donna. Quand ils arrivèrent, elle leur donna tous ses bijoux, disant qu'elle le faisait en échange de leur promesse bien qu'elle ne sût pas s'ils respecteraient leur accord. Mais sa fidélité à son mari ne fut pas trompée : les soldats louèrent un navire pour Acilius et l'envoyèrent en Sicile. L'épouse de Lentulus demanda de pouvoir l'accompagner dans sa fuite et surveillait ses mouvements dans ce but, mais comme il n'était pas disposé à partager avec elle ses dangers, il se sauva en cachette en Sicile. Nommé préteur par Pompée, il lui envoya un mot disant qu'il était sain et sauf et avait reçu une charge. Quand elle apprit où se trouvait son mari, elle s'échappa avec deux esclaves de sa mère qui la surveillaient. Avec ces derniers, elle voyagea déguisée en esclave, avec grandes difficultés et à peu de frais jusqu'à ce qu'elle pût passer de Rhegium à Messine à la tombée de la nuit. Elle apprit sans difficulté où était la tente des préteurs et là,  elle trouva Lentulus, non dans l'attitude d'un préteur, mais dans un petit lit sur le sol, les cheveux en désordre et se nourrissant misérablement, pleurant son épouse.

40. L'épouse d'Apuleius le menaça que, s'il s'enfuyait sans elle, elle le dénoncerait. Ainsi il la prit avec lui à contrecœur, et il réussit à détourner les soupçons sur sa fuite par son déplacement au vu de tous avec son épouse, ses esclaves et ses servantes. L'épouse d'Antius l'enveloppa dans une couverture de voyage et donna le paquet à des porteurs pour les amener de la maison au bord de la mer d'où il  s’évada Sicile. L'épouse de Rheginus le cacha la nuit dans un égout où les soldats ne voulaient pas entrer durant la journée à cause de l'odeur fétide. La nuit suivante, elle le déguisa en marchand de charbon de bois et lui donna un âne à conduire transportant du charbon. Elle marchait devant à une courte distance, portée dans une litière. Un des soldats aux portes de la Ville soupçonna la litière et la fouilla. Rheginus prit peur et accéléra le pas et comme s'il était un simple passant, il demanda au soldat de ne pas ennuyer les femmes. Ce dernier, qui le prit pour un marchand de charbon de bois lui répondit colère, mais soudain le reconnaissant (il avait servi sous ses ordres en Syrie), lui dit, « Valeureux, général, cela me convient encore maintenant de t'appeler ainsi. » L'épouse de Coponius demanda sa sécurité à Antoine, bien qu'elle ait été auparavant sage, soignant le mal par le mal.

41. Le fils de Geta feignit de brûler les restes de son père dans la cour de sa maison pour faire croire qu'il s'était pendu. Ensuite, il l'emmena secrètement dans une maison de campagne qu'il venait d'acheter et l'y laissa. Là, le vieil homme changea d'aspect en se mettant un bandeau sur un œil. Après le retour de la paix il enleva le bandeau et  constata que le manque d'usage lui avait fait perdre la vue de cet œil. Oppius, en raison des infirmités de son âge, était peu disposé à s'enfuir, mais son fils le porta sur ses épaules jusqu'en dehors des portes de la Ville. Le reste du voyage jusqu'en Sicile, il l'accomplit tantôt en le conduisant tantôt en le portant, personne ne suspecta sa façon de faire et personne ne le railla. De la même façon, on raconte qu'Enée fut respecté même par ses ennemis en portant son père. En admiration pour sa pitié, plus tard, le peuple élit le jeune homme édile, et comme ses biens avaient été confisqués et qu'il ne pouvait assumer les dépenses de sa charge, les ouvriers effectuèrent le travail qui se rapportait à son édilité sans se faire payer et tous les spectateurs jetèrent tout l'argent qu'ils pouvaient donner dans l'orchestre, de sorte qu'il devint riche. Arrianus fit inscrire sur le tombeau du père: « Ci-gît quelqu'un qui, proscrit, fut caché par son fils, qui n'était pas proscrit, mais qui s'enfuit avec lui et le sauva. »

42. Il y avait deux hommes du nom de Metellus, le père et le fils. Le père avait commandé sous les ordres d'Antoine à la bataille d'Actium et avait été fait prisonnier, mais on ne l'avait pas reconnu. Le fils combattit du côté d'Octave et commandait sous ses ordres à la même bataille. Octave faisait le tri de ses prisonniers à Samos et le fils était assis avec lui. Le vieil homme fut amené, les cheveux en broussaille, misérable et couvert de crasse, complètement transformé. Quand son nom fut crié par le héraut dans la rangée des prisonniers, le fils bondit de son siège, et, identifiant avec difficulté son père, il l'embrassa avec un cri d'angoisse. Alors retenant ses larmes, il dit à Octave, « C'était ton ennemi, j'étais ton compagnon de combat. Il mérite ta punition, je mérite ta récompense. Je te demande d'épargner mon père pour apurer mon compte ou de me tuer avec lui pour apurer le sien. » Il y eut beaucoup d'émotion de chaque côté et Octave épargna Metellus bien qu'il fût son ennemi et qu'il eût dédaigné beaucoup de propositions  pour abandonner Antoine.

43. Les esclaves de Marcus le gardèrent avec fidélité et succès dans sa propre maison pendant toute la période de la proscription et quand il n'y eut plus de danger, Marcus sortit de chez lui comme s'il rentrait d'exil. Hirtius s'échappa de la Ville avec ses domestiques et traversa l'Italie libérant des prisonniers, rassemblant des fugitifs et ravageant d'abord de petites villes et ensuite de grandes, jusqu'à ce qu'il possédât assez de forces pour s'emparer du Bruttium. Quand une armée fut envoyée contre lui, il passa les détroits avec ses forces et rejoignit Pompée.
Restio se sauva : il croyait être seul, mais il fut suivi secrètement par un esclave qu'il avait très bien traité autrefois, mais qui récemment avait été marqué au fer pour sa mauvaise conduite. Alors que Restio s'était arrêté dans un marais, l'esclave se montra à lui. Il fut terrifié en le voyant, mais l'esclave lui dit qu'il avait moins ressenti la douleur de la marque que le souvenir de l'ancienne bonté qu'on avait eue pour lui. Alors, il trouva à son maître un endroit pour se reposer dans une caverne et par son travail, il lui procura, dans la mesure de ses possibilités, de quoi subsister. Les soldats qui se trouvaient à proximité de la caverne eurent des soupçons au sujet de Restio et ils s'y rendirent. L'esclave observa leurs mouvements et les suivit. Voyant un vieil homme marcher devant lui, il le rattrapa, le tua et lui coupa la tête. Les soldats s'en étonnèrent. Ils l'arrêtèrent comme brigand, mais il leur dit : « J'ai tué Restio, mon maître, l'homme qui m'a fait ces cicatrices. » Les soldats lui prirent la tête pour toucher la récompense, et bernés, se hâtèrent de rentrer en ville. L'esclave emporta son maître et le fit passer sur un navire en Sicile.

44. Appius se reposait dans sa maison de campagne quand des soldats firent irruption. Un esclave vêtit les vêtements de son maître,  se mit sur son lit et mourut volontairement pour son maître qui se tenait près de lui habillé en esclave. Quand les soldats firent irruption dans la maison de Menenius, un de ses esclaves entra dans la litière de son maître et se fit porter par ses compagnons d'esclavage, et de cette façon il se fit tuer à la place de Menenius qui à la suite de cela s'enfuit en Sicile. Vinius avait un affranchi du nom de Philémon, propriétaire d'une villa splendide : ce dernier le cacha au plus profond des caves dans un coffre de fer utilisé pour mettre de l'argent ou des manuscrits et lui donna de la nourriture la nuit jusqu'au retour de la paix. Un autre affranchi qui gardait le tombeau de son maître, garda le fils de son maître qui avait été proscrit dans le tombeau avec son père.
Lucretius qui était parti avec deux esclaves fidèles et manquait de nourriture, rentra en Ville chez son épouse porté dans une litière par deux esclaves comme s'il était malade. Un des porteurs se cassa la jambe, Lucretius marcha s'appuyant sur l'autre. Quand ils atteignirent la porte où le père de Lucretius qui avait été proscrit par Sulla, avait été capturé, il vit une cohorte de soldats sortir. Étonné de la coïncidence, il se cacha avec l'esclave dans un tombeau. Comme des pilleurs de tombes arrivaient cherchant du butin, l'esclave proposa aux voleurs de le dépouiller pour que Lucretius, pendant ce temps, pût s'échapper vers la porte de la Ville. Là, Lucretius l'attendit, partagea avec lui ses habits, et alla alors chez son épouse qui le cacha entre les planches d'un double toit jusqu'à ce que ses amis parvinsent à faire effacer son nom de la liste des proscrits. Après le retour à la paix, il fut élevé au rang de consul.

45. Sergius fut caché dans la maison  même d'Antoine jusqu'à ce qu'Antoine persuadât le consul Plancus d'obtenir pour lui un décret d'amnistie. Plus tard, quand Octave et Antoine furent en désaccord, et quand le Sénat décréta Antoine ennemi public, seul Sergius vota contre.
Voilà tous ceux qui furent sauvés. Quant à Pomponius, il se déguisa en préteur et déguisa ses esclaves en licteurs. Il traversa la ville comme préteur accompagné par ses licteurs, ses serviteurs le serraient de près de peur qu'on ne le reconnût. Aux portes de la Ville, il réquisitionna des chars publics et traversa l'Italie faisant semblant d'être un préteur envoyé par les triumvirs pour négocier avec Pompée, tous les gens le recevaient et l'accompagnaient comme un vrai préteur jusqu'à ce qu'il prît un bateau public et passât dans le camp de Pompée.

46. Apuleius et Arruntius firent semblant d'être des centurions, armèrent leurs esclaves comme des soldats et traversèrent les portes feignant de poursuivre d'autres personnes, et pour le reste de leur périple, ils prirent des routes différentes, libérant des prisonniers et rassemblant des fugitifs jusqu'à ce qu'ils obtinsent chacun une force suffisante possédant des étendards, l'équipement, et l'aspect d'une armée. Chacun arriva séparément le long de la mer et prit position de chaque côté d'une colline et ils se regardèrent avec grande appréhension. Au lever du jour, le matin suivant, après avoir fait une reconnaissance, chaque armée prit l'autre pour une armée envoyée contre elle-même, et ils en vinrent aux mains et combattirent réellement jusqu'à ce qu'ils s'aperçussent de leur erreur : alors, ils cessèrent le combat et se mirent à se lamenter, blâmant le destin cruel qui les poursuivait partout. Ils s'embarquèrent ensuite, et l'un rejoignit Brutus et l'autre Pompée. Ce dernier fut réhabilité lors de la réconciliation avec Pompée. Le premier prit le commandement de la Bithynie pour Brutus, et quand Brutus mourut, il rendit la Bithynie à Antoine et retrouva sa citoyenneté. Quand Ventidius fut proscrit, un de ses affranchis  lui mit des chaînes comme s'il voulait le livrer aux meurtriers. Mais la nuit, il donna des instructions à quelques esclaves qu'il arma comme des soldats et alors, il emmena son maître déguisé en centurion et traversa toute l'Italie jusqu'en Sicile, et souvent il passait la nuit en compagnie d'autres centurions qui étaient à la recherche de Ventidius.

47. Un autre proscrit fut caché par un affranchi dans un tombeau, mais comme il ne pouvait supporter l'horreur de l'endroit, il fut installé dans un misérable taudis loué. Un soldat logeait à côté de lui, et comme il ne pouvait supporter cette crainte, il passa de la poltronnerie à l'audace la plus remarquable. Il se coupa les cheveux et ouvrit une école à Rome même où il enseigna jusqu'au retour de la paix. Volusius fut proscrit alors qu'il était édile. Il avait un ami, prêtre d'Isis à qui il demanda une robe longue. Il se para de ce vêtement de toile qui lui tombait jusqu'aux pieds, mit la tête de chien, et c'est en célébrant ainsi les mystères d'Isis qu'il rejoignit Pompée. Les habitants de Cales protégèrent Sittius, un de leurs concitoyens qui avait fait  pour eux des dépenses somptueuses de ses propres deniers et lui fournirent des gens en armes. Ils firent taire ses esclaves par des menaces et empêchèrent les soldats d'approcher leurs remparts jusqu'au moment où la situation s'améliora : alors, ils envoyèrent des messagers aux triumvirs en son nom et obtinrent que Sittius pût rester chez lui, mais il fut exclu du reste de l'Italie. Sittius fut le premier ou le seul homme qui fût jamais un exilé dans son propre pays. Varro était philosophe et historien, soldat et général distingué, et c'est sans doute pour ces raisons qu'il fut proscrit comme ennemi de la monarchie. Ses amis désiraient lui donner abri et chacun  se disputait cet honneur. Calenus gagna ce privilège et l'emmena dans sa maison de campagne où Antoine avait l'habitude de s'arrêter lorsqu'il voyageait. Pourtant aucun esclave, ni de Calenus ni de Varron lui-même, n'indiqua que Varro se trouvait là.

48. Virginius, un orateur distingué, démontra à ses esclaves que s'ils le tuaient pour une petite récompense incertaine, ils auraient plein de remords et de crainte ensuite alors que s'ils le sauvaient, ils jouiraient d'une excellente réputation et de belles espérances, et, plus tard, ils auraient une récompense beaucoup plus grande et plus sûre. Aussi ils se sauvèrent, le prenant avec eux comme un de leurs compagnons d'esclavage, et quand il fut reconnu sur la route, ils attaquèrent les soldats. Capturé par ces derniers, il leur dit qu'ils n'avaient d’autre raison de le massacrer que l'argent et qu'ils obtiendraient une récompense plus honorable et plus grande en allant avec lui jusqu'à la  mer « où, dit il, mon épouse s'est chargée d'amener un navire avec de l'argent. » Ils suivirent sa suggestion et allèrent avec lui au bord de la mer. Son épouse vint au rendez-vous selon leur accord, mais comme Virginius était en retard, elle pensa qu'il avait déjà rejoint  Pompée. Aussi elle s'embarqua, laissant un esclave à l'endroit du rendez-vous pour le prévenir s'il arrivait. Quand l'esclave vit Virginius, il courut vers son maître, lui dit que le navire venait de partir, lui raconta ce qui s'était passé avec son épouse et avec l'argent et pourquoi on l'avait laissé là. Les soldats crurent alors tout ce qu'on leur racontait et quand Virginius leur demanda d'attendre jusqu'à ce que son épouse revînt ou de l'accompagner pour obtenir l'argent, ils s'embarquèrent dans un petit navire et l'emmenèrent en Sicile, ramant de toutes leurs forces. Là, ils reçurent la somme promise, mais ne rentrèrent pas et restèrent à son service jusqu'à la conclusion de la paix. Un capitaine de navire accueillit Rebilus dans son navire pour le transporter en Sicile et réclama alors de l'argent, menaçant de le trahir s'il ne l'obtenait pas. Rebilus suivit l'exemple de Thémistocle lors de sa fuite. Il le menaça à son tour de dire que le capitaine aidait un proscrit à s'échapper pour de l'argent. Le capitaine prit peur et emmena Rebilus chez Pompée.

49. Marcus était un des lieutenants de Brutus et fut proscrit pour cette raison. Quand Brutus fut défait, il fut capturé. Il fit semblant d'être un esclave et fut acheté par Barbula. Ce dernier le voyant habile, le plaça plus haut que les autres esclaves et lui donna la charge de ses finances privées. Comme il était adroit dans tous les domaines et très intelligent pour un esclave, son maître eut des soupçons et lui fit  espérer obtenir son pardon s'il admettait qu'il était un proscrit. Il nia de toutes ses forces et s'inventa un nom, une famille et d’anciens maîtres. Barbula l'emmena à Rome, comptant que s'il était proscrit, il hésiterait à venir, mais il le suivit. Un des amis de Barbula, qu'il rencontra aux portes, vit Marcus se tenir au côté de son maître comme un esclave, et  indiqua en aparté à Barbula qui il était. Ce dernier obtint d'Octave, par l'intercession d'Agrippa, de faire effacer le nom de Marcus de la liste des proscrits. Ce dernier devint un des amis d'Octave, et quelque temps plus tard, il lui servit de lieutenant contre Antoine lors de la bataille d'Actium. Barbula était alors au service d'Antoine et la fortune des deux changea. Quand Antoine fut vaincu, Barbula fut fait prisonnier et il fit semblant d'être un esclave, et Marcus l'acheta, feignant de ne pas le connaître. Alors, il présenta toute l'affaire à Octave et lui demanda de pouvoir dédommager Barbula de la même façon, et on le lui accorda.
La même bonne fortune les combla un peu plus tard :  tous les deux obtinrent  la magistrature suprême dans la Ville la même année.

50. Balbinus s'enfuit avec Pompée et fut gracié en même temps que lui : il devint consul peu après. Lépide, qui pendant ce temps avait été déposé du triumvirat par Octave et qui en était réduit à une vie de simple particulier, se présenta chez Balbinus au motif suivant : Mécène poursuivait le fils de Lépide pour crime de lèse-majesté contre Octave ainsi que la mère du jeune homme parce qu'elle était au courant du crime. Il ne poursuivait pas Lépide, le considérant comme une personne sans importance. Mécène envoya le fils à Octave à Actium, mais afin d'épargner à sa mère le voyage à cause de son sexe, il exigea qu'elle donnât une caution au consul pour comparaître devant Octave. Comme personne ne voulait offrir de caution pour elle, Lépide alla souvent à la porte de Balbinus et aussi à son tribunal, et bien que les huissiers l'eussent longtemps repoussé, il arriva à ses fins après maintes difficultés: « Les accusateurs témoignent de mon innocence puisqu'ils disent que je n'étais pas complice de mon épouse et de mon fils. Je ne t'ai pas proscrit et pourtant, je suis maintenant moins qu'un proscrit. Considère la versatilité des affaires humaines et celui qui se tient près de toi, fais-moi la faveur que je sois garant de la comparution de mon épouse devant Octave ou laisse-moi partir avec elle. » Quand Lépide eut parlé, Balbinus, pris de pitié pour les revers de la fortune, libéra son épouse de toute caution.

51. Cicéron, le fils de Cicéron, fut envoyé en Grèce par son père qui avait prévu ce qui allait arriver. De Grèce il décida de rejoindre Brutus, et après la mort de ce dernier, il rejoignit Pompée : il obtint des deux un commandement militaire. Ensuite Octave, pour s'excuser d'avoir trahi Cicéron, le fit nommer grand-prêtre, et ensuite, consul et peu après, proconsul de Syrie. Quand les nouvelles de la défaite d'Antoine à Actium furent envoyées par Octave, ce même Cicéron, comme consul, l'annonça au peuple et l'apposa aux rostres où autrefois la tête de son père avait été accrochée. Appius distribua ses biens à ses esclaves et partit avec eux en Sicile. Une tempête éclata : les esclaves complotèrent de s'emparer de son argent et mirent Appius dans une barque, faisant semblant de le transférer vers un endroit plus sûr; mais contre toute attente, il arriva au port alors que leur bateau coula et qu'ils périrent tous. Publius, questeur de Brutus, fut sollicité par le parti d'Antoine pour trahir son chef, mais il refusa, et fut pour cette raison proscrit. Après, il retrouva la citoyenneté et devint l'ami d'Octave. Un jour qu'Octave était venu chez lui, Publius lui montra des images de Brutus, et Octave l'en félicita.

VII. 52. Ce qui précède est un résumé des cas les plus remarquables où des proscrits furent perdus ou sauvés. J'en ai omis beaucoup d'autres. En même temps que ces événements se passaient à Rome, toutes les régions en dehors d’Italie furent déchirées par des guerres à cause de cette révolution. Les plus importantes se déroulèrent en Afrique entre Cornificius et Sextius, en Syrie entre Cassius et Dolabella, et en Sicile contre Pompée. Beaucoup de villes souffrirent les horreurs du siège. Je passerai sous silence les plus petits et je ne parlerai que des plus grands, et particulièrement de la prise de Laodicée connue de tous, de Tarse, de Rhodes, de Patara, et de Xanthos. Je vais parler brièvement de chacune d'elles.

53. Cette région de l'Afrique que les Romains prirent aux Carthaginois, ils l'appellent encore la vieille Afrique. La partie qui appartenait au roi Juba et qui fut prise plus tard par Caius César, ils l'appellent pour cette raison la nouvelle Afrique; on peut aussi l'appeler l'Afrique numidienne. Donc Sextius, qui, nommé par Octave, avait la charge de la nouvelle Afrique, somma Cornificius de lui laisser la vieille Afrique parce que tout le pays avait été donné à Octave lorsque les triumvirs se partagèrent l'empire. Cornificius répondit qu'il ne reconnaissait pas cette attribution que les triumvirs avaient faite eux-mêmes, et que puisqu'il avait reçu le gouvernement du Sénat, il ne le rendrait à personne sans l'ordre du Sénat. Ce fut l'origine des hostilités entre eux. Cornificius avait l'armée la plus forte et la plus nombreuse. Celle de Sextius était plus agile bien qu'inférieure en nombre : grâce à cela, il put l'emporter et détacher de Cornificius les régions de l'intérieur jusqu'à ce qu'il fût assiégé par Ventidius, un lieutenant de Cornificius, qui s'attaqua à lui avec des forces supérieures et à qui il résista vaillamment. Laelius, un autre lieutenant de Cornificius, ravagea la province de Sextius, s'installant devant Cirta dont il fit le siège.

54. Tous deux envoyèrent des ambassadeurs pour demander l'alliance du Roi Arabio et de ceux qu'on appelait  Sittiens qui reçurent ce nom dans les circonstances suivantes. Un certain Sittius qui était accusé à Rome, s'enfuit pour éviter le procès. Rassemblant une armée en Italie et en Espagne, il passa en Afrique où il s'alliait tantôt avec l'un tantôt avec l'autre des rois qui se faisaient la guerre en ce pays. Comme ceux qui se joignaient à lui étaient toujours victorieux, Sittius acquit de la gloire, et son armée devint fort efficace. Quand Caius César poursuivit les partisans de Pompée en Afrique, Sittius le rejoignit et mit en déroute un général célèbre de Juba, Saburra, et il reçut de César, comme récompense pour ces services, le territoire de Masinissa, pas en entier, mais la meilleure partie. Masinissa était le père de cet Arabio et l'allié de Juba. César donna son territoire à ce Sittius et à Bocchus, roi de Maurétanie, et Sittius partagea sa propre part entre ses soldats. Arabio à ce moment-là s'enfuit chez le  fils de Pompée en Espagne, mais revint en Afrique après la mort de César et continua à envoyer des détachements de ses hommes au plus jeune fils de Pompée que celui-ci renvoyait après les avoir bien formés, et ainsi il expulsa Bocchus de son territoire et tua Sittius par ruse. Bien que pour ces raisons son cœur penchât pour les partisans de Pompée, il décida néanmoins de s'opposer à ce parti parce qu'il n'avait pas de chance, et rejoignit Sextius grâce auquel il acquit les faveurs d'Octave. Les Sittiens le rejoignirent également en raison de leur amitié pour César l'Ancien.

55. Ainsi Sextius reprenant courage fit une sortie lors de laquelle Ventidius fut tué et son armée s'enfuit en déroute. Sextius la poursuivit, la massacra et fit des prisonniers. Quand Laelius apprit la nouvelle, il leva le siège de Cirta et rejoignit Cornificius. Sextius, enhardi par son succès, avança contre Cornificus lui-même à Utique et campa en face de lui bien que ce dernier eût des forces supérieures. Cornificius envoya en reconnaissance Laelius avec sa cavalerie, Sextius ordonna à Arabio de l'attaquer avec sa propre cavalerie, et Sextius lui-même avec ses troupes légères attaqua le flanc de l'ennemi et le mit dans une telle confusion que Laelius, bien qu'invaincu, craignit que sa retraite ne fût coupée, et  s'empara d'une colline voisine. Arabio attaqua ses arrières, tua beaucoup d’ennemis, et encercla la colline. Cornificius voyant cela fit une sortie avec la plupart de ses forces pour aider Laelius. Sextius, qui était sur ses arrières, se précipita et l'attaqua, mais Cornificius se retourna contre lui et le repoussa en perdant beaucoup d'hommes.

56. Pendant ce temps, Arabio, avec quelques hommes, s'insinua jusqu'au camp de Cornificius sans se faire voir, passant par des rochers escarpés, escaladant un précipice. Quand le camp fut pris, Roscius qui le gardait offrit sa gorge à un de ses écuyers et se tua. Cornificius, fourbu par l'engagement, se retira vers Laelius sur la colline, ne sachant pas encore ce qui était arrivé à son camp. Tandis qu'il se retirait, la cavalerie d'Arabio le chargea et le tua, et quand Laelius, regardant vers le bas de la colline, vit ce qui s'était produit, il se suicida. Comme leurs chefs étaient morts, les soldats s'enfuirent de tous les côtés. Des proscrits qui se trouvaient avec Cornificius, certains partirent pour la Sicile, d'autres cherchèrent refuge partout où ils le purent. Sextius donna beaucoup de butin à Arabio et aux Sittiens, mais il fit passer les villes à Octave et leur accorda à toutes le pardon.

57. Ce fut la fin de la guerre en Afrique entre Sextius et Cornificius qui sembla de peu d'importance en raison de la rapidité avec laquelle elle se fit. En reprenant le récit de Cassius et de Brutus, je vais répéter quelques faits dont j'ai déjà parlé afin de les remettre en mémoire. Quand César fut assassiné, ses meurtriers s'emparèrent du Capitole, et quand l'amnistie leur fut votée, ils en descendirent. Le peuple fut fort triste lors de l'enterrement de César et parcourut  la ville à la poursuite de ses meurtriers. Ces derniers se défendirent des toits de leurs maisons et ceux d'entre eux qui avait été nommés par César lui-même comme gouverneurs de provinces, quittèrent immédiatement la ville. Mais Cassius et Brutus étaient encore préteurs de la ville bien que Cassius eût été nommé par César gouverneur de Syrie et Brutus de Macédoine. Comme ils ne pouvaient prendre immédiatement leurs charges et qu'ils avaient peur de rester en ville, ils s'en allèrent bien qu’encore préteurs, et le Sénat, pour leur faire plaisir, leur donna la charge de l'approvisionnement en blé pour qu'on ne pût dire qu'ils s'étaient échappés au cours de leur charge. Quand ils furent partis, les provinces de Syrie et de Macédoine furent données aux consuls Dolabella et Antoine contre la volonté du Sénat. Néanmoins, la Cyrénaïque et la Crète furent données à Brutus et à Cassius en échange. Ils refusèrent ces provinces en raison de leur insignifiance, et c'est pourquoi  ils commencèrent  à rassembler des troupes et de l'argent afin d'envahir la Syrie et la Macédoine.

58. Pendant qu'ils étaient  ainsi occupés, Dolabella tua Trebonius en Asie et Antoine assiégea Decimus Brutus en Gaule Cisalpine. Le Sénat indigné  décréta Dolabella et Antoine ennemis publics, et rendit à Brutus et à Cassius leurs  anciens commandements et ajouta l'Illyrie à celui de Brutus. Il ordonna en outre à tous les gouverneurs des provinces et aux armées romaines, entre l'Adriatique et la Syrie, d'obéir aux ordres de Cassius et de Brutus. Alors Cassius devançant Dolabella entra en Syrie où il prit les insignes de gouverneur et  obtint plus de douze légions qui avaient été enrôlées et formées par Caius César bien auparavant. Une de celles que César avait laissées en Syrie quand il pensait faire la guerre aux Parthes était placée sous le commandement de Caecilius Bassus, mais en pratique c'était Sextus Julius, un jeune homme de sa parenté, qui la commandait. Ce Julius avait de mauvaises habitudes qui menèrent la légion dans des dissipations honteuses, et un jour il insulta Bassus qui lui faisait des remontrances. Ensuite, il convoqua Bassus et comme ce dernier tardait, il ordonna qu'on le fît venir de force. Il y eut alors une bagarre honteuse, et quelques coups furent donnés à Bassus, ce qui offensa l'armée et Julius fut tué. Cet acte fut aussitôt suivi de regrets, et on craignit César, et ils firent alors le serment de combattre à mort si on leur accordait le pardon et la réconciliation; et ils obligèrent Bassus à faire le même serment. Ils débauchèrent une autre légion et toutes les deux s'entraînèrent ensemble. César envoya Staius Murcus contre eux avec trois légions, mais ils résistèrent bravement, Marcius Crispus fut alors envoyé de Bithynie pour aider Murcus avec trois légions supplémentaires, et Bassus fut alors assiégé par six légions au total.

59. Cassius s'occupa rapidement de ce siège et prit aussitôt le commandement de l'armée de Bassus avec son consentement, et ensuite, celui des légions de Murcus et de Marius qui les lui donnèrent amicalement et en obéissant en tous points au décret du Sénat. Presque en même temps, Allienus qui avait été envoyé en Egypte par Dolabella, ramenait de ce pays quatre légions composées de soldats qui s'étaient dispersés après les désastres de Pompée et de Crassus ou qui avaient été laissés avec Cléopâtre par César. Cassius l'encercla inopinément en Palestine alors qu'il ignorait ce qui s'était produit, et le força de s'associer à lui et de lui donner son armée, car il n'osa pas combattre avec quatre légions contre huit. Ainsi, contrairement à toute attente, Cassius prit possession de douze légions d'élite auxquelles s'ajoutèrent un certain nombre d'archers parthes à cheval,  attirés par la réputation qu'il avait acquise chez eux quand, questeur de Crassus, il s'était montré plus habile que ce général.

60. Dolabella passait son temps en Ionie où il  tua Trebonius,  préleva des tributs sur les villes, et  loua une force navale avec l'aide de Lucius Figulus, chez les Rhodiens, les Lyciens, les Pamphyliens et les Ciliciens. Quand tout fut prêt, il avança vers la Syrie, conduisant lui-même deux légions par voie de terre alors que Figulus arrivait par la mer. Quand il eut connaissance des forces de Cassius, il se rendit à Laodicée, une ville qui lui était amie, située sur une péninsule, fortifiée du côté terrestre et possédant une rade de sorte qu'on pouvait s'approvisionner facilement par eau et naviguer en sécurité toutes les fois qu'on le souhaitait. Quand Cassius apprit cela, craignant que Dolabella lui échappât, il fit construire un monticule à travers l'isthme, de deux stades de longueur, composé de pierres et de toutes sortes de matériaux pris dans les maisons et les tombeaux situés en dehors de la ville, et en même temps, il manda des navires de Phénicie, de Lycie et de Rhodes.

61. Comme tous refusaient sauf Sidon, il engagea un combat naval contre Dolabella au cours duquel quelques bateaux furent coulés des deux côtés, et Dolabella en captura cinq avec leurs équipages. Puis, Cassius envoya de nouveau des messagers à ceux qui avaient rejeté sa demande, et aussi à Cléopâtre, reine d'Égypte, et à Sérapion, le gouverneur de Cléopâtre à Chypre. Les Tyriens, les Aradiens et Sérapion, sans consulter Cléopâtre, envoyèrent les navires qu'ils avaient à Cassius. La reine s'excusa parce que l'Égypte souffrait alors de la famine et de la peste, mais en fait, elle aidait Dolabella à cause de ses relations avec César l'Ancien. C'était la raison pour laquelle elle lui avait envoyé les quatre légions avec Allienus et elle tenait une autre flotte prête à l'aider qui était retardée par des vents défavorables. Les Rhodiens et les Lyciens répondirent qu'ils n'aideraient ni Cassius ni Brutus dans des guerres civiles et que s'ils avaient fourni des navires à Dolabella, ils l'avaient fait uniquement pour lui fournir une escorte, ne sachant pas qu'ils seraient utilisés pour la guerre.

62. Quand Cassius fut de nouveau prêt avec les forces à sa disposition, il attaqua Dolabella une seconde fois. La première bataille fut douteuse, mais lors de la seconde Dolabella fut battu sur mer. Alors, Cassius termina son monticule et  attaqua les murs de Dolabella jusqu'à ce qu'ils fussent ébranlés. Il essaya sans succès de suborner Marsus, le capitaine de nuit, mais il soudoya les centurions de la garde de jour, et alors que Marsus se reposait, il entra de jour par quelques petites portes qui lui furent secrètement ouvertes les unes après les autres. Quand la ville fut prise, Dolabella offrit sa tête à son garde du corps et lui dit de la couper et de la porter à Cassius pour garder la vie. Le garde la coupa, mais se tua aussi, et Marsus se suicida. Cassius fit prêter serment à l'armée de Dolabella pour son propre service. Il pilla les temples et le trésor de Laodicée, punit les premiers citoyens et exigea des autres de très lourdes contributions de sorte que la ville fut réduite à une extrême misère.

63. Après la prise de Laodicée, Cassius s'élança sur l'Égypte. Ayant appris que Cléopâtre était sur le point de rejoindre Octave et Antoine avec une flotte puissante, il décida de l'empêcher de lever l'ancre et de punir la reine pour son intention. Il avait pensé auparavant que la situation de l'Égypte se prêtait fort bien à ses projets parce qu'elle était ruinée par la famine et n'avait aucune armée étrangère considérable, maintenant que les forces d'Allienus étaient parties. Alors qu'il était plein d'ardeur, d'espoirs, et que le moment était favorable, Brutus le rappela à la hâte en lui disant qu'Octave et Antoine naviguaient sur l'Adriatique. Cassius, à contrecœur, renonça à ses espérances sur l'Égypte. Il renvoya également les archers parthes avec des présents, envoya avec eux des ambassadeurs à leur roi pour demander beaucoup de troupes auxiliaires. Cette force arriva après la bataille décisive, ravagea la Syrie et plusieurs provinces voisines jusqu'à l'Ionie, et alors rentra chez elle. Cassius laissa son neveu en Syrie avec une légion et envoya d'abord sa cavalerie en Cappadoce : ils tuèrent Ariobarzane pour avoir comploté contre Cassius et ils se saisirent de ses grands trésors et d'autres approvisionnements militaires et les apportèrent à Cassius.

64. Les habitants de Tarse étaient divisés en factions. Une de ces factions avait couronné Cassius qui fut le premier sur place. L'autre avait fait la même chose pour Dolabella qui était arrivé après. Toutes les deux avaient agi ainsi au nom de la ville. Comme les habitants avaient honoré chacun à son tour, l’un et l’autre traitèrent la ville avec mépris pour sa versatilité. Quand Cassius battit Dolabella, il préleva un impôt de quinze cents talents. Ne pouvant trouver l'argent, et pressés de payer à cause de la violence des soldats, les habitants vendirent d'abord tous les biens publics et ensuite, ils transformèrent en argent tous les ustensiles sacrés utilisés lors des cortèges religieux et les cadeaux faits au temple. Comme ce n'était pas suffisant, les magistrats vendirent les personnes libres comme esclaves, d'abord les filles et les garçons, ensuite les femmes et les vieillards malheureux qui rapportèrent très peu, et finalement les jeunes gens. La plupart de ces derniers se suicidèrent. Enfin, Cassius, à son retour de Syrie, s'apitoya sur leurs douleurs et les libéra du reste de la contribution.

65. Telles furent les calamités qui s'abattirent sur Tarse et sur Laodicée. Alors, Brutus et Cassius se réunirent. Brutus voulait réunir leurs armées et faire de la Macédoine leur principal objectif puisque l'ennemi avait quarante légions dont huit avaient déjà franchi l'Adriatique. Cassius était d'avis que l'on pouvait encore négliger l'ennemi, croyant qu'elles dépériraient d'elles-mêmes par manque d'approvisionnements en raison de leur grand nombre. Il pensait qu'il valait mieux réduire les Rhodiens et le Lyciens qui étaient alliés d'Octave et d'Antoine et qui possédaient des flottes de peur qu'elles n'attaquassent les arrières des républicains tandis que ces derniers étaient occupés avec l'ennemi. C'est ce qu'ils décidèrent.  Ils se séparèrent, Brutus se dirigeant contre les Lyciens et Cassius contre Rhodes, ville où il avait été élevé et instruit dans la littérature de la Grèce. Comme il devait faire face à des hommes supérieurs dans les questions navales, il prépara ses propres navires avec soin, les remplit de troupes et alla les entraîner à Myndus.

66. Les notables rhodiens étaient effrayés de la perspective d'un conflit avec les Romains, mais les gens du peuple en étaient fiers parce qu'ils se rappelaient les anciennes victoires remportées par des hommes de caractères différents. Ils mirent à la mer leurs trente-trois meilleurs navires, mais ce faisant, ils envoyèrent quand même des messagers à Myndus pour demander à Cassius de ne pas mépriser Rhodes qui s'était toujours défendue contre ceux qui la méprisaient, et de ne pas négliger le traité qui avait été conclu entre Rhodes et Rome selon lequel ils ne devaient pas porter les armes les uns contre les autres. S'il les accusait de ne pas l'aider militairement, ils seraient heureux d'en être informés par le Sénat romain, et si celui-ci le leur demandait, ils apporteraient leur aide.
Ce fut leur réponse. Cassius leur répondit  que comme dans les autres domaines c'était la guerre qui déciderait au lieu des paroles, mais en ce qui concernait le traité qui leur interdisait de porter les armes les uns contre les autres, les Rhodiens l'avaient violé en s'alliant avec Dolabella contre Cassius. Le traité exigeait une aide mutuelle lors d'une guerre, mais quand Cassius avait demandé de l'aide, ils ont tergiversé au sujet du Sénat romain qui était à ce moment en fuite ou retenu prisonnier par les tyrans qui avaient pris la ville. Ces tyrans seraient punis et les Rhodiens  également pour les avoir soutenus à moins qu'ils n’obéissent sur-le-champ à ses ordres. Telle fut la réponse que Cassius leur retourna. Les Rhodiens les plus prudents eurent davantage peur, mais la multitude fut excitée par deux démagogues appelés Alexandre et Mnaseas, qui leur rappelèrent que Mithridate avait envahi Rhodes avec une plus grande flotte encore, et que Démetrius l'avait fait aussi avant lui.

67. Alors ils élurent Alexandre  prytane, c'est le magistrat qui exerce le pouvoir suprême parmi eux, et Mnaseas amiral de la flotte. Cependant, ils envoyèrent encore un autre ambassadeur à Cassius en la personne d'Archelaos qui avait été son professeur de littérature grecque à Rhodes pour lui présenter une requête plus sérieuse. Celui-ci, prenant la main droite de Cassius d'une façon familière lui dit : « Toi, l'ami des Grecs, ne détruis pas une ville grecque. Toi, l'ami de la liberté, ne détruis pas Rhodes. Ne ternis pas la gloire d'un état dorique invaincu jusqu'ici. N'oublie pas les histoires célèbres que tu as apprises à Rhodes et à Rome : à Rhodes, ce que les Rhodiens ont accompli contre des états et des rois (et particulièrement contre Demetrius et Mithridate, qui étaient considérés invincibles), au nom de cette liberté au nom de laquelle tu prétends te battre maintenant ; à Rome, les services que nous vous avons rendus parmi d'autres quand nous avons combattu avec vous contre Antiochus le Grand, et grâce auxquels notre nom est inscrit sur des monuments en notre honneur.

68.  « Et cela, Romains, pour notre race, pour notre dignité, pour notre indépendance jusqu'ici, pour notre alliance et pour notre bienveillance envers vous ; quant à toi, Cassius, tu dois un respect particulier à cette ville où tu as été élevé et instruit, où tu as vécu, où tu as habité et où tu as fréquenté ma propre école. Tu me dois le respect à moi qui espérais m'enorgueillir de cela en d'autres moments alors que maintenant je me sers de cette relation au nom de mon pays afin qu'il ne soit pas obligé de faire la guerre avec toi qui y as été éduqué et nourri. De deux choses l'une : ou les Rhodiens périront tous ou ce sera toi, Cassius. Outre ma supplication, je te conseille de prendre comme guides les dieux à chaque moment tant que tu es occupé à des tâches si importantes au nom de l'empire romain. Vous, Romains, vous avez juré par les dieux quand Caius César a récemment conclu le traité avec nous, et aux serments vous avez ajouté des libations et avez donné votre main droite, assurances valables même parmi les ennemis; doivent-elles ne pas l'être pour des amis et des gens qui vous ont nourris? Sans compter la crainte du jugement des dieux, respectez les avis de l'humanité qui ne considère rien de plus vil que la violation des traités, raison pour laquelle les violateurs ne sont respectés ni par leurs amis ni par leurs ennemis. »

69. Quand le vieil homme eut fini de parler, il ne lâcha pas la main de Cassius, mais y laissa tomber des larmes de sorte que Cassius rougit à ce spectacle et en eut quelque honte. Alors, il retira sa main et dit : « Si tu n'as pas conseillé aux Rhodiens de me faire du mal, je ne te ferai pas de mal. Si tu leur as montré le bon chemin et qu'ils ne t'ont pas suivi, je te vengerai. Il est clair que j'ai subi des injustices. La première, c'est quand j'ai demandé de l'aide et que je fus injurié par mes instructeurs et nourriciers. Ensuite, quand ils ont préféré Dolabella à moi-même, Dolabella, qu'ils n'avaient ni nourri ni éduqué. Et le pire, Rhodiens, qui aimez la liberté, c'est que moi, Brutus et les hommes les plus nobles du Sénat, que vous voyez ici, nous étions des fugitifs de la tyrannie essayant de libérer leur pays alors que Dolabella cherchait à l'asservir pour d'autres que vous favorisez également tout en feignant de rester neutres dans nos guerres civiles. Ce serait une guerre civile si nous aussi nous visions la puissance suprême, mais c'est uniquement une guerre de la république contre la monarchie. Et vous, qui faites appel à moi au nom de votre propre liberté, vous avez refusé votre aide à la république. Tout en professant l'amitié pour les Romains, vous n'avez aucune pitié de ceux qui sont condamnés à  mort et à la confiscation sans procès. Vous feignez de vouloir entendre la voix du Sénat qui souffre de ces maux et ne peut  encore se défendre. Mais le Sénat vous avait répondu à l'avance quand il a décrété que tous les peuples de l'Orient devraient aider Brutus et moi-même.

70.  « Tu rappelles que vous nous avez aidés quand nous nous  étendions (vous en avez reçu des bienfaits et des récompenses en abondance), mais tu oublies que dans notre adversité vous n'avez pas combattu avec nous pour la liberté et la sécurité. Même si nous n'avions eu aucune relation avec vous, vous auriez dû, comme doriens, au moins combattre volontairement pour la défense de la république romaine. Au lieu de penser et faire ainsi, vous nous citez des traités - traités conclus avec vous par Caius César, le chef de la monarchie - et ces traités aussi indiquent que les Romains et les Rhodiens se porteront mutuelle assistance en cas de besoin. Aidez donc les Romains au moment où ils sont dans un péril extrême ! C'est Cassius qui vous rappelle ces traités et qui réclame votre aide pour la guerre, Cassius, un citoyen romain et un général romain, à qui, comme le décret du Sénat l'indique,  tous les pays au delà de l'Adriatique doivent obéir. Ces mêmes décrets vous sont rappelés par Brutus, et aussi par Pompée, qui a reçu du Sénat le commandement de la mer. En plus de ces décrets, il y a les prières de tous ces sénateurs qui ont fui, certains chez moi et chez Brutus, d'autres chez Pompée. Le traité stipule que les Rhodiens fourniront de l'aide aux Romains même dans les cas où la demande est faite par de simples individus. Si vous ne nous considérez pas comme des généraux ou même comme des Romains, mais comme des exilés ou comme des étrangers ou comme des condamnés (c'est ainsi que ceux qui nous ont proscrits nous appellent),  Rhodiens, vous ne devez pas traiter avec nous, mais avec le peuple romain. Étant des étrangers et n'ayant rien à voir avec les traités, nous vous combattrons à moins que vous n’obéissiez en tout à nos ordres.  »

71. Après cette remarque ironique, Cassius renvoya Archelaos. Pendant ce temps Alexandre et Mnaseas, les chefs rhodiens, prirent la mer avec leurs trente-trois navires pour aller à la rencontre de Cassius à Myndus, espérant le surprendre par la soudaineté de leur attaque. Ils fondaient leurs espoirs sur cette considération naïve que c'était en naviguant vers Myndus contre Mithridate qu'ils avaient remporté la guerre. Afin de montrer leur habileté à la rame, il s'arrêtèrent le premier jour à Cnide. Le jour suivant, ils rencontrèrent les forces de Cassius en haute mer. Ce dernier, étonné, sortit en mer contre eux, et ce fut une bataille de force et de puissance des deux côtés. Les Rhodiens s'élancèrent  rapidement avec leurs navires légers vers la ligne de l'ennemi, les contournèrent et les attaquèrent par l'arrière. Les Romains avaient des navires plus lourds, et chaque fois qu'ils pouvaient en venir aux mains, ils l'emportaient, comme dans un combat terrestre, par leur plus grande impétuosité. Cassius, parce que sa flotte était plus nombreuse, était capable d'encercler ses ennemis, et alors, ces derniers ne pouvaient plus le contourner et attaquer sa ligne. Quand ils ne purent uniquement l'attaquer par devant et reculer, leur compétence navale fut sans résultat dans l'espace étroit où ils étaient confinés. L'enfoncement avec les éperons et les chocs contre les bateaux romains plus lourds faisaient peu de dégâts alors que ceux des Romains contre des navires plus légers étaient plus efficaces. Finalement, trois bateaux rhodiens furent capturés avec leurs équipages, deux furent démolis et coulèrent, et le reste s'enfuit  endommagé à Rhodes. Tous les navires romains revinrent à Myndus où ils furent réparés, la plupart d'entre eux ayant également subi des dommages.

72. Tel fut le résultat de la bataille navale entre Romains et Rhodiens à Myndus. Cassius observa le combat d'une montagne. Quand il eut réparé ses navires, il fit voile vers Loryma, une place fortifiée appartenant aux Rhodiens sur le continent en face de l'île, d'où il envoya ses fantassins sur des vaisseaux de transport sous le commandement de Fannius et de Lentulus. Il avança en personne avec quatre-vingts navires équipés de façon à provoquer la terreur. Il encercla Rhodes avec ses forces terrestres et navales et ne bougea plus, comptant que l'ennemi montrerait des signes de faiblesse. Mais ils firent vaillamment une sortie par mer et, après avoir perdu au moins deux navires, ils furent enfermés de tous côtés. Alors, ils se précipitèrent sur les murs, entassèrent des projectiles, et résistèrent en même temps aux soldats de Fannius, qui les attaquaient du côté de la terre, et de Cassius, qui avançait avec sa force navale, disposé à attaquer les remparts qui les défendaient du côté de la mer. Prévoyant, il avait apporté avec lui des tours repliées (couchées) qui furent alors relevées. Telle était Rhodes après  deux défaites navales, cernée par terre et par mer, et, comme cela arrive souvent dans un événement soudain et inattendu, complètement incapable de soutenir un siège. Alors, il fut patent que la ville allait rapidement être prise d'assaut ou en proie à la famine. Les plus lucides des Rhodiens s'en rendirent compte et entreprirent des pourparlers avec Fannius et Lentulus.

73. Tandis que ces choses se passaient, Cassius apparut soudainement au milieu de la ville avec des soldats d'élite, sans avoir employé la violence ni utilisé d'échelles. La plupart des gens pensèrent, et cela semble vrai, que des citoyens qui lui étaient favorables avaient ouvert de petites portes, poussés par la pitié pour la ville et par la peur de la famine. C'est ainsi que Rhodes fut prise, et Cassius s'installa au tribunal et planta une lance à ses côtés pour montrer qu'il avait pris la ville par la lance. Il donna des ordres stricts à ses soldats de rester tranquilles, et menaça de mort ceux qui recourraient à la violence ou au pillage, il cita le nom d'environ cinquante citoyens, et quand on les lui amena, il les fit mettre à mort. D'autres, qu'on ne trouva pas, aux environs de vingt-cinq, furent bannis. Tout l'argent qu'on trouva,  en or ou en argent, dans les temples et dans le trésor public, fut pris, et il ordonna aux citoyens privés qui en possédaient de le lui apporter au jour fixé, promettant la mort à ceux qui le cacheraient ainsi qu'une récompense d'un dixième aux délateurs et la liberté en prime si le délateur était un esclave. Dans un premier temps, beaucoup cachèrent ce qu'ils possédaient, espérant que finalement la menace ne serait pas mise à exécution, mais quand ils virent les récompenses payées et ceux qui avaient été dénoncés punis, ils prirent peur et ayant obtenu qu'on fixât un autre jour, certains d'entre eux déterrèrent leur argent, d'autres le remontèrent hors des puits, et d'autres l'apportèrent des tombeaux, en quantités beaucoup plus grandes que la première fois.

74. Telles furent les calamités qui s'abattirent sur les Rhodiens. Lucius Varus y fut laissé comme responsable avec une garnison. Cassius, bien que ravi de la rapidité de la capture et de la quantité d'argent prise, ordonna néanmoins à tous les autres peuples de l'Asie de payer le tribut de dix ans, et c'est ce qu'ils firent en très peu de temps. On apprit alors que Cléopâtre était sur le point de prendre la mer avec une grande flotte et de grands approvisionnements pour Octave et Antoine. Elle avait épousé leur parti d'abord à cause de ses relations avec le premier César, et maintenant elle l'épousait d'autant plus par peur de Cassius. Ce dernier envoya Murcus avec une légion de soldats d'élite, avec des d'archers et avec soixante navires cuirassés, vers le Péloponnèse, pour se mettre en embuscade à proximité du cap Ténare, et  prendre autant de butin qu'il pouvait dans le Péloponnèse.

75. Nous allons maintenant parler de Brutus en Lycie, en rappelant d'abord ce qui a été dit plus haut afin de nous rafraîchir la mémoire. Quand il reçut l’armée d'Apuleius que ce dernier commandait ainsi que seize mille talents d’argent qu'Apuleius avait reçus comme tribut de l'Asie, il passa en Béotie. Le Sénat décréta qu'il devait employer cet argent pour ses besoins et qu'il devrait prendre le commandement de la Macédoine et de l'Illyrie aussi; il prit possession des trois légions qui se trouvaient en Illyrie que Vatinius, l'ancien gouverneur d'Illyrie, lui céda. Ensuite, il captura Gaius, le frère de Marc Antoine, en Macédoine. Il ajouta quatre nouvelles légions à celles qu'il possédait de sorte qu'il avait huit légions en tout, la plupart ayant servi sous Caius César. Il avait une grande force de cavalerie, de soldats armés légèrement et d'archers. Il faisait grand cas de ses soldats macédoniens et il les avait exercés à la romaine. Alors qu'il rassemblait toujours des soldats et de l'argent, la chance lui vint de Thrace : Polemocratia, l'épouse d'un des princes thraces, craignant pour son fils, qui était alors tout jeune, amena le garçon à Brutus, qu'elle lui laissa avec les trésors de son mari. Brutus confia le garçon aux habitants de Cyzique pour le garder jusqu'à ce qu'il eût le temps de lui récupérer son royaume. Parmi les trésors, il  trouva une quantité inattendue d'or et d'argent.

76. Il la frappa à son nom et la convertit en devises. Quand Cassius partit, décidé à réduire d'abord les Lyciens et les Rhodiens, Brutus s'occupa d'abord des habitants de Xanthus en Lycie. Ces derniers détruisirent leur banlieue pour que Brutus ne pût s'y installer ni y trouver de matériaux. Ils entourèrent également la ville d'un fossé et d'un remblai de plus de cinquante pieds de long et d'une largeur correspondante : c'est de là qu'ils combattirent.  Ils se tenaient sur le remblai pour lancer des traits et des flèches comme s'ils étaient protégés par un fleuve infranchissable. Brutus investit la place, installa des mantelets pour ses hommes, divisa son armée en forces de jour et de nuit, fit venir du matériel de loin, les pressant et les encourageant comme s'il s'agissait d'un concours, et n'épargnant ni son ardeur ni son travail. Ainsi, ce travail qui semblait presque impossible face à l'opposition de l'ennemi ou qui aurait dû demander des mois, il l'accomplit en quelques jours, et les Xanthiens furent alors soumis à un siège en règle.

77.  Brutus attaqua tantôt les murs avec des béliers, tantôt il assaillait les portes avec son infanterie, qu'il changeait continuellement. Les défenseurs étaient toujours opposés à des soldats frais, mais bien que fatigués et blessés de partout, ils résistèrent aussi longtemps que leurs parapets tinrent. Quand ceux-ci furent abattus et les tours renversées, Brutus, prévoyant ce qui allait se produire, ordonna à ceux qui attaquaient les portes de se retirer. Les Xanthiens, pensant que les ennemis abandonnaient leurs travaux et qu'il n'y avait plus de surveillance, s'élancèrent durant la nuit avec des torches pour mettre le feu aux machines. Aussitôt, les Romains, sur un mot d'ordre, les attaquèrent, et ils se sauvèrent alors vers les portes que les gardes fermèrent avant qu'ils n'y entrassent, craignant que l'ennemi ne s'y précipitât en même temps qu'eux, et il y eut un grand carnage de Xanthiens devant les portes fermées.

78. Peu après, les autres firent une sortie aux environs de midi, et en se retirant, ils mirent le feu à toutes les machines. Comme les portes leur étaient restées ouvertes à cause de la calamité précédente, environ deux mille Romains s'engouffrèrent en même temps qu'eux. Alors que d'autres poussaient à l'entrée, les portes s'abattirent soudain sur eux, soit machination des Xanthiens soit rupture accidentelle des cordes de sorte qu'une partie des Romains qui s'engouffraient furent écrasés et les autres trouvèrent leur retraite coupée, car ils ne pouvaient soulever la porte sans appareil de levée. Frappés par des traits lancés sur eux par les Xanthiens depuis les toits dans les rues étroites, ils forcèrent un chemin avec difficulté jusqu'à ce qu'ils arrivassent au forum qui n'était pas loin, et là, ils surmontèrent les forces qui étaient en face d'eux, mais, accablés par les volées de flèches et n'ayant eux-mêmes ni arcs ni javelines, ils se réfugièrent dans le temple de Sarpédon pour ne pas être encerclés. Les Romains qui se trouvaient hors des murs étaient anxieux et inquiets pour ceux qui se trouvaient à l'intérieur, et essayaient tous les expédients, Brutus courait de ci de là, mais ils ne pouvaient briser les portes qui étaient protégées avec du fer ni ne pouvaient disposer d’échelles ou de tours puisqu'elles   avaient été brûlées. Néanmoins, certains d'entre eux construisirent des échelles improvisées, et d'autres poussèrent des troncs d'arbres contre les murs et les dressèrent comme des échelles. D'autres encore attachèrent à des cordes des crochets de fer qu’ils lancèrent sur les murs, et chaque fois qu'ils s'accrochaient, aussitôt ils montaient.

79. Les Oenandiens, voisins des Xanthiens, et qui s'étaient alliés à Brutus en raison de leur hostilité envers ceux-ci, escaladèrent les murs à partir des rochers escarpés. Quand les Romains les virent, ils les imitèrent avec intrépidité. Beaucoup tombèrent, mais certains escaladèrent le mur et ouvrirent une petite porte, défendue par une palissade très épaisse, et accueillirent les plus audacieux des assaillants qui étaient suspendus au-dessus des palissades. Étant maintenant plus nombreux, ils commencèrent à s'attaquer aux portes qui n'étaient pas protégées avec du fer à l'intérieur pendant que d'autres s'y attaquaient de l'extérieur pour les aider. Tandis que le Xanthiens, en poussant des cris, se précipitaient sur les Romains qui  se trouvaient dans le temple de Sarpédon, les Romains à l'intérieur et à l'extérieur, qui démolissaient les portes, craignant pour leurs camarades, luttaient avec beaucoup d'ardeur. Enfin, ils les cassèrent et se précipitèrent en foule au coucher du soleil, avec un grand cri convenu comme signal pour ceux qui se trouvaient dans le temple.

80. Quand la ville fut prise, les Xanthiens se précipitèrent vers leurs maisons et tuèrent ceux qui leur étaient chers : tous s'offrirent volontairement au carnage. En entendant ces cris de lamentation, Brutus pensa que le pillage continuait, et il donna des ordres à son armée pour le faire cesser; mais quand il sut ce qui s'était passé, il eut de la pitié pour l'esprit de liberté des citoyens, et envoya des messagers pour conclure un traité. Ils lancèrent des projectiles vers les messagers, et après avoir massacré leurs propres familles, ils placèrent les corps sur des bûchers, qu'ils avaient précédemment érigés dans leurs maisons, y mirent le feu, et s'égorgèrent. Brutus sauva le plus de temples qu'il put, mais il ne captura que les esclaves des Xanthiens, et parmi les citoyens, quelques femmes libres et à peine cent cinquante hommes.
Ainsi, pour la troisième fois, les Xanthiens périrent  de leurs propres mains pour leur amour de la liberté; une première fois, quand la ville fut assiégée par Harpagus, le Mède, général de Cyrus le Grand, ils se tuèrent de la même manière plutôt que d'être asservis, et la ville devint alors le tombeau des Xanthiens prisonniers d'Harpagus. On raconte qu'ils ont souffert un destin semblable des mains d'Alexandre, le fils de Philippe, car ils ne supportaient pas de lui obéir même après qu'il fut devenu le maître de presque tout l'univers.

81. Brutus descendit de Xanthos à Patara, une ville qui ressemblait au port des Xanthiens. Il l'encercla avec son armée et ordonna aux habitants de lui obéir en toutes choses sous peine de subir le destin des Xanthiens. Des Xanthiens leur dirent qu'ils déploraient leurs propres malheurs et leur conseillèrent d'adopter une meilleure façon de faire. Comme les habitants de Patara ne répondaient pas aux Xanthiens, Brutus leur donna le reste de la journée pour examiner la question, et il s'en alla. Le matin suivant, il fit avancer ses troupes. Les habitants de Patara crièrent des murs qu'ils obéiraient à tous ses ordres et ils ouvrirent leurs portes. Il y entra, mais ne tua ni ne bannit personne : il leur ordonna de lui livrer l'or et l'argent que la ville possédait, et que chaque citoyen lui apportât ses biens privés avec les mêmes peines et les même récompenses pour les délateurs que celles proclamées par Cassius à Rhodes. Ils obéirent à son ordre. Un esclave témoigna que son maître avait caché son or et le montra à un centurion envoyé pour le récupérer. Toutes les parties furent amenées devant le tribunal. Le maître resta silencieux, mais sa mère, qui l'avait suivi afin de sauver son fils, déclara que c'était elle qui avait caché l'or. L'esclave, sans qu'on le lui demandât, contesta ce qu'elle disait, prétendit qu'elle mentait et que c'était son maître qui l'avait caché. Brutus approuva le silence du jeune homme et eut de la sympathie pour la peine de sa mère. Il leur permit de s'en aller sains et saufs et de reprendre leur or avec eux, et il fit crucifier l'esclave pour son trop grand zèle à accuser ses maîtres.

82. Au même moment, Lentulus, qui avait été envoyé à Andriace, le port des Myréens, cassa la chaîne qui fermait le port et entra dans Myra. Comme les habitants obéirent à ses ordres, il rassembla l'argent comme à Patara et retourna chez Brutus. La confédération de Lycie envoya des ambassadeurs à Brutus en lui promettant de former une ligue militaire avec lui et de contribuer avec tout l'argent qu'ils pouvaient. Il leur imposa des impôts et il renvoya les Xanthiens libres dans leur ville. Il ordonna à la flotte des Lyciens ainsi qu'à ses propres navires  de faire voile vers Abydus; c'est là qu'il devait rejoindre ses forces terrestres et attendre Cassius, qui venait d'Ionie pour aller ensemble vers Sestus. Quand Murcus qui était dans le Péloponnèse à attendre Cléopâtre, apprit que la flotte de celle-ci avait été endommagée par un orage sur la côte libyenne, qu'il vit des épaves emmenées par les vagues jusqu'en Laconie, et sut qu'elle était rentrée chez elle avec difficulté et complètement démoralisée, il partit pour Brindes afin de ne pas rester à ne rien faire  avec une si grande flotte. Il mit l'ancre sur l'île qui se trouvait en face du port, et empêcha le reste de l'armée et des approvisionnements de l'ennemi de passer en Macédoine. Antoine le combattit avec les quelques navires de guerre qu'il possédait, et avec les tours qu'il avait montées sur des radeaux, chaque fois qu'il envoyait des détachements de son armée sur des transports, attendant un vent fort provenant de la terre, pour qu'ils ne pussent être capturés par Murcus. Comme la situation se dégradait, il  réclama l'aide d'Octave qui combattait sur mer contre Sextus Pompée le long de la côte de Sicile pour la possession de cette île.

83. Du côté de Pompée voici quelle était la situation. Fils cadet de Pompée le Grand, il avait été d'abord méprisé par Caius César en Espagne, tenu pour incapable d'accomplir quelque chose d'important en raison de son jeune âge et de son manque d'expérience. Il erra dans l'océan avec quelques partisans, se livrant à la piraterie et cachant qu'il était Pompée. Quand beaucoup le rejoignirent pour piller et que ses forces furent puissantes, il dévoila son nom. A ce moment-là, ceux qui avaient servi sous son père et son frère, et qui menaient une vie de vagabond, le considérèrent normalement comme leur chef, et Arabio, qui avait été privé de son royaume héréditaire, comme je l'ai rapporté plus haut, le rejoignit d'Afrique. Ses forces grossirent ainsi, ses actions étaient maintenant plus considérables que la rapine, et comme il passait d'un endroit à un autre, le nom de Pompée s'étendit à travers toute l'Espagne, la plus étendue des provinces; mais il évita de s'engager contre les gouverneurs nommés par Caius César. Quand César apprit ses exploits, il envoya Carinas avec une armée plus puissante pour le combattre. Mais Pompée étant le plus agile des deux, se montrait, puis disparaissait, et ainsi il gêna son ennemi et prit possession d'un certain nombre de villes, grandes et petites.

84. Alors César envoya Asinius pour remplacer Carinas et poursuivre la guerre contre Pompée. Alors qu'ils continuaient la guerre sur un pied d'égalité, César fut assassiné et le Sénat rappela Pompée. Ce dernier se rendit à Massilia et de là, il observa le cours des événements à Rome. Après avoir été nommé commandant de la mer avec les mêmes pouvoirs que son père avait eus, il ne rentra pas alors à Rome, mais prenant les navires qu'il trouva dans les ports et les joignant à ceux qu'il avait amenés d'Espagne, il prit la mer. Quand le triumvirat s'installa, il partit pour la Sicile, et comme Bithynicus, le gouverneur, ne lui cédait pas l'île, il l'assiégea jusqu'à ce qu'Hirtius et Fannius, deux hommes qui avaient été proscrits et  avaient fui Rome, persuadassent Bithynicus de livrer la Sicile à Pompée.

85. C'est ainsi que Pompée s'empara de la Sicile. Il possédait aussi des bateaux, une île en face de l'Italie, et une armée, maintenant de taille considérable, composée de ceux qu'il avait déjà avec lui, de ceux qui avaient fui Rome, hommes libres et esclaves, et de ceux qui lui avaient été envoyés par les villes italiennes qui avaient été promises aux soldats comme prix de la victoire. Ces villes redoutaient plus que tout une victoire des triumvirs, et tout ce qu'elles pouvaient faire contre eux en cachette, elles le faisaient. Les citoyens riches fuyant un pays qu'ils ne pouvaient plus considérer comme leur, trouvaient refuge chez Pompée parce qu'il se trouvait tout près et qu'il était à ce moment-là fort aimé de tous. Il y avait avec lui également beaucoup de marins d'Afrique et d'Espagne, habiles dans les affaires de la mer de sorte que Pompée était bien pourvu d'officiers, de navires, de troupes, et d'argent. Quand Octave apprit cela, il envoya Salvidienus avec une flotte comme si c'était une tâche facile d'aborder Pompée et de le détruire. Alors qu'il traversait lui-même l'Italie dans l'intention de rejoindre Salvidienus à Rhegium, Pompée s'avança avec une grande flotte à la rencontre de Salvidienus, et une bataille navale eut lieu entre eux à l'entrée des détroits près du promontoire de Scyllaeum. Les navires de Pompée, plus légers et équipés de marins expérimentés, l'emportaient en rapidité et en habileté alors que ceux des Romains, de gros tonnage et de forte taille, peinaient. Quand les vagues habituelles se précipitèrent à travers les détroits et que la mer les fracassa les uns contre les autres à cause du courant, les équipages de Pompée souffrirent moins que leurs adversaires parce qu'ils étaient accoutumés à la turbulence des eaux, tandis que ceux de Salvidienus, n'ayant pas le pied marin par manque d'habitude, et ne sachant faire fonctionner leurs avirons ou contrôler les gouvernails de direction, furent en pleine confusion. C'est pourquoi, au coucher du soleil, Salvidienus fut le premier à donner le signal de la retraite. Pompée se retira également. Les navires souffrirent des deux côtés. Salvidienus se retira au port de Balarus, face aux détroits où il fit réparer ce qui avait été endommagé et détruit dans sa flotte.

86. Quand Octave arriva, il promit solennellement aux habitants de Rhegium et de Vibo qu'ils ne seraient pas repris dans la liste des prix de la victoire parce qu’il les craignait à cause de leur proximité des détroits. Comme Antoine lui avait demandé de venir en hâte, il hissa les voiles pour rejoindre ce dernier à Brindes, laissant la Sicile et Pompée sur sa gauche et remettant la conquête de l'île à plus tard. À l'approche d'Octave, Murcus se retira à petite distance de Brindes pour ne pas se trouver entre Antoine et Octave, et de là, il observa le passage des navires qui transportaient l'armée de Brindes en Macédoine. Ces derniers étaient escortés par des trirèmes, mais un vent fort et favorable s'étant levé, ils traversèrent en toute sécurité, sans le besoin d'aucune escorte. Murcus fut vexé, mais il s'installa pour attendre le retour des navires vides. Pourtant, ceux-ci revinrent, prirent à leur bord le reste des soldats, et firent de nouveau voile jusqu'à ce que l'armée entière, ainsi qu'Octave et Antoine, eussent traversé. Bien que Murcus vît ses plans ruinés par la fatalité, il garda cependant sa position afin de gêner autant que possible le passage des armements et des approvisionnements de l'ennemi ou des troupes supplétives. Domitius Ahenobarbus fut envoyé par Brutus et Cassius pour l'aider dans ce travail qu'ils considéraient de la plus grande utilité ainsi que cinquante navires supplémentaires, une légion, et un corps d'archers; comme les triumvirs n'avaient pas d'approvisionnement abondant venant d'ailleurs, il semblait important de détruire leurs convois venant d'Italie.

87. Et ainsi Murcus et Domitius, avec leurs cent trente navires de guerre, un plus grand nombre encore de petits bateaux, et leurs grandes forces militaires, naviguaient çà et là pour harceler leurs ennemis. Pendant ce temps, Decidius et Norbanus, qu'Octave et Antoine avaient envoyés devant avec huit légions en Macédoine, avancèrent de là sur une distance de quinze cents stades vers la partie montagneuse de la Thrace jusqu'à ce qu'ils dépassassent la ville de Philippes, et s'emparassent des défilés des Corpiliens et des Sapaeiens, tribus obéissant à Rhascupolis : c'était la seule route connue pour passer d'Asie vers l'Europe. Ce fut le premier obstacle rencontré par Brutus et Cassius qui naviguaient d'Abydos vers Sestos. Rhascupolis et Rhascus étaient deux frères de la famille royale de Thrace, régnant sur cette région. Ils n'étaient pas d'accord à ce moment-là sur l'alliance qu'ils allaient faire. Rhascus prit les armes pour Antoine et Rhascupolis pour Cassius, chacun avec trois mille chevaux. Quand les partisans de Cassius vinrent pour se renseigner sur les routes, Rhascupolis leur indiqua que celle qui passait par Aenus et Maronea était la plus courte, l'itinéraire habituel et le plus fréquenté, mais qu'il passait par les gorges des Sapaeiens qui étaient occupées par l'ennemi et par conséquent  infranchissables, mais la route qui en faisait le tour était difficile et trois fois plus longue.

88. Brutus et Cassius, pensant que l'ennemi n'avait pas pris cette position pour leur fermer le passage s'en allèrent vers la Thrace au lieu de la Macédoine pour faire des provisions; ils marchèrent vers Aenus et Maronea d'où ils allèrent vers Lysimacheia et Cardia qui entourent l'isthme de la Thrace Chersonèse comme des portes. Le jour suivant, il arrivèrent au golfe de Mélas. Là, ils passèrent en revue leur armée qui contenait en tout dix-neuf légions. Brutus en avait huit et Cassius neuf, aucune à pleins effectifs, ils avaient deux légions aux effectifs presque complets, de sorte qu'ils avaient environ quatre-vingts mille  fantassins. Brutus avait quatre mille cavaliers gaulois et  lusitaniens, sans compter deux mille Thraces, Illyriens, Parthes et Thessaliens. Cassius avait deux mille cavaliers espagnols et gaulois et quatre mille archers à cheval arabes, mèdes et parthes. Les rois alliés et les tétrarques des Galates en Asie le suivaient avec de nombreuses troupes auxiliaires d'infanterie et environ  cinq mille chevaux.

89. Telle était la grandeur de l'armée passée en revue par Brutus et Cassius au golfe de Mélas, et avec laquelle ils allèrent au combat, laissant le reste de leurs forces servir ailleurs. Après avoir accompli une lustration pour l'armée,  ils achevèrent le paiement des primes promises aux soldats. Ils avaient prévu  de l'argent en abondance pour les amadouer par des cadeaux, surtout le grand nombre de ceux qui avaient servi sous Caius César de peur que la vue ou le nom du jeune César qui avançait, ne les fît changer d'avis. C'est pour cette raison aussi qu'ils considérèrent qu'il valait mieux s'adresser aux soldats publiquement. Une grande tribune fut installée sur laquelle les généraux prirent place, accompagnés uniquement des sénateurs. Les soldats, leurs proches et leurs alliés, placés autour d'eux, plus bas, furent remplis de joie à la vue de leur foule immense: c'était la force la plus puissante qu'ils avaient jamais vue. Pour les deux généraux, commander à tant de troupes était une source renforcée d'espoir et de courage. Ceci plus que tout autre chose confirma la fidélité de l'armée aux généraux parce que les espoirs communs produisent de bons sentiments. Il y avait beaucoup de bruit comme c'est normal en de telles occasions. Les hérauts demandèrent le silence à son de trompettes et, quand celui-ci fut obtenu, Cassius, qui était l'aîné des deux, s'avança devant ses compagnons et parla ainsi: 

90. «  Soldats, un péril commun, c'est le cas actuellement, est la première chose qui nous lie les uns aux autres dans une fidélité commune. La seconde qui nous lie, c'est que nous vous avons donné tout ce que nous avons promis, et c'est la garantie la plus sûre pour ce que nous vous avons promis pour après. Tous nos espoirs reposent dans le courage, votre courage, soldats, et le courage de ceux que vous voyez sur cette plateforme, ce grand et noble corps de sénateurs. Nous avons, comme vous le voyez, des armes en abondance pour la guerre, des approvisionnements, des armes, de l'argent, des navires et les troupes auxiliaires des provinces romaines et des rois alliés. Pourquoi est-il nécessaire, alors, de vous exhorter avec des discours pour vous rendre braves et unanimes, vous qu'un seul but et des intérêts communs ont rassemblés? Les calomnies que ces deux hommes, nos ennemis, ont proférées contre nous, vous les connaissez parfaitement, et c'est pour cette raison que vous étiez prêts à prendre les armes avec nous. Pourtant, il semble convenable d'expliquer nos raisons une fois de plus. Celles-ci vous prouveront que notre cause est la plus honorable et la plus juste dans cette guerre.

91.  « Nous avons élevé César aux nues, en le servant dans les guerres en même temps que vous et en commandant sous ses ordres. Nous avons continué d’être ses amis pendant si longtemps que personne ne peut imaginer que nous avons conspiré contre lui pour quelque rancune privée que ce soit. C'est pendant la paix qu'il a fauté, non contre nous, ses amis, (nous avons été honorés par lui même parmi ses amis), mais contre les lois, contre le bon ordre du gouvernement. Il n'y a jamais eu de loi suprême ni aristocratique ni plébéienne, sauf les institutions que nos pères ont établies quand ils ont expulsé les rois et ont juré de ne plus jamais accepter un gouvernement royal. Nous, descendants des hommes qui ont fait ce serment, nous avons soutenu ce serment et écarté la malédiction de nous-mêmes. Nous ne pouvions plus supporter que cet homme, bien qu'il fût notre ami et notre bienfaiteur, pût obtenir du peuple le contrôle de l'argent public, des armées, et des élections, et obtenir du Sénat la nomination des gouverneurs des provinces, qu'il fût dans tous les domaines la loi à la place des lois, le souverain au lieu  du peuple, un autocrate en place du Sénat.

92. « Peut-être ne vous en êtes vous pas aperçus exactement et  n'avez vous vu que son courage dans la guerre. Pourtant vous pouvez facilement vous en faire une idée maintenant en considérant ce qui vous concerne. Vous, le peuple, quand vous allez à la guerre, vous obéissez à vos généraux en toutes choses comme s'ils étaient vos maîtres, mais en temps de paix vous reprenez le pouvoir sur nous. Le Sénat délibère d'abord, pour que vous ne vous trompiez pas, mais vous décidez pour vous-mêmes; vous votez par tribus ou par centuries; vous choisissez les consuls, les tribuns, les préteurs. Lors des comices, vous donnez votre avis sur les questions principales et vous nous récompensez et nous punissez quand nous avons mérité d'être récompensés et punis. Cet équilibre des forces, citoyens, a mené l'empire au sommet de la fortune et a conféré les honneurs à ceux qui en étaient dignes, et ces hommes ainsi honorés vous en ont rendus des services. En vertu de ce pouvoir, vous avez fait Scipion consul quand vous avez été témoins de ses exploits en Afrique, et vous élisez qui vous voulez chaque année comme tribuns, pour  vous opposer à nous quant il le faut. Mais à quoi bon répéter tant de choses que vous savez déjà?

93. « Mais au moment où César a pris le pouvoir, vous n'avez plus élu aucun magistrat, que ce fût un préteur, un consul  ou un tribun. Vous n'avez témoigné en faveur de personne, et si vous l'avez fait, on ne vous en a pas récompensés. En un mot, personne n'a eu besoin de votre accord pour une magistrature ou un gouvernement, pour approuver ses comptes ou l'acquitter lors d'un procès. Et le pire de tout, vous n'avez pas pu empêcher que vos tribuns fussent insultés, votre propre magistrature perpétuelle que vous avez rendue sacrée et inviolable. Et vous avez vu ces hommes inviolables dépouillés avec mépris de cette charge inviolable et de leurs vêtements sacrés, sans procès, sur l'ordre d'un homme parce qu’en votre nom, ils semblaient vouloir s'attaquer à certaines personnes qui souhaitaient le proclamer roi. Les sénateurs furent profondément affligés pour vous parce que la charge de tribun est la vôtre, pas la leur. Mais ils ne pouvaient pas censurer cet homme ouvertement  ni lui faire un procès en raison des forces armées qui, bien que jusqu'ici appartenant à la république, étaient devenues les siennes propres. Ainsi, ils adoptèrent la seule méthode qui restait  pour écarter la tyrannie, et c'était de conspirer contre la personne du tyran.

94. « La décision devait être prise par les hommes les meilleurs, mais le travail exécuté par quelques-uns. Quand cette besogne fut terminée, le Sénat exprima clairement sa totale approbation en proposant des récompenses aux tyrannicides. Mais comme Antoine les en empêcha sous prétexte que cela mènerait au désordre, et comme il n'était pas de notre intention de porter secours à Rome pour une récompense, mais seulement pour l'amour de la patrie, les sénateurs se sont abstenus, ne souhaitant pas insulter César, mais se débarrasser seulement de la tyrannie. Ainsi, ils votèrent l'amnistie pour tous, et on décréta plus particulièrement qu'il n'y aurait aucune poursuite pour ce meurtre. Ensuite, lorsqu'Antoine excita la foule contre nous, le Sénat nous donna le commandement des plus grandes provinces et des armées, et ordonna à tous les pays entre la Syrie et l'Adriatique de nous obéir. En faisant cela, nous ont-ils punis comme des monstres ou nous ont-ils plutôt distingués comme tyrannicides avec la pourpre royale,  les faisceaux et les haches? C'est pour la même raison que le Sénat a rappelé d'exil le jeune Pompée (il n'avait rien à voir dans cette conspiration) parce qu'il était le seul fils de Pompée le Grand qui prit la première fois les armes pour défendre la république, et parce que le jeune homme s'était quelque peu opposé à la tyrannie en temps que citoyen privé en Espagne. Il a fait voter un décret de lui payer, sur les fonds publics, la valeur de la propriété de son père, et elle l'a nommé amiral pour qu'il ait un commandement parce qu'il était du côté de la république. Que pourrait-on demander de plus au Sénat comme actes ou signes prouvant que tout a été fait avec leur approbation, sauf de vous le dire de vive voix? Mais ils le feront et le diront, et en le disant, ils vous rembourseront avec des cadeaux magnifiques quand ils pourront parler et vous répondre.

95. « Vous connaissez la situation actuelle. Ils sont proscrits sans jugement, et leurs biens sont confisqués. Sans être condamnés, ils sont mis à mort dans leurs maisons, en rue, dans les temples, par des soldats, par des esclaves, par des ennemis personnels. Ils sont traînés hors de leurs retraites et poursuivis partout bien que les lois permettent à quiconque de s’exiler volontairement. Dans le forum où nous n'avons jamais porté la tête d'un ennemi, mais seulement les armes prises et les rostres des navires, on exhibe les têtes de ceux qui furent consuls, préteurs, tribuns, édiles et celles de chevaliers. On donne des récompenses pour ces horreurs. C'est une résurgence de toutes les blessures qui venaient d'être guéries que l'arrestation soudaine de ces gens, et les infamies perpétrées par des épouses, des fils, des affranchis et des esclaves. Voilà la situation difficile et les malheurs qui se sont abattus sur la Ville. Les chefs de ces misérables sont les triumvirs qui proscrivent en premier lieu leurs propres frères,  oncles et intendants. L'histoire nous rapporte que la Ville par le passé fut prise par les Barbares les plus sauvages, mais jamais les Gaulois ne coupèrent toutes les têtes, jamais ils n'ont insulté les morts, jamais ils n'ont empêché leurs ennemis de se cacher ni de fuir.  Nous n'avons jamais traité de cette façon aucune ville que nous avons prise lors d'une guerre et nous n'avons jamais entendu dire que quelqu'un l'avait fait. De plus, ce n'est pas à une ville ordinaire, mais à la maîtresse du monde que font  tort ceux qui ont été choisis pour remettre de l'ordre et pour gérer l'état. Est-ce que Tarquin a jamais fait chose pareille ?  Nos ancêtres ont chassé Tarquin du trône pour avoir, sous l'influence de la passion, outragé une femme, et pour ce seul acte, ont décidé de ne plus avoir de rois.

96. « Et pendant que les triumvirs commettent ces crimes, citoyens, ils nous appellent « maudits ». Ils disent qu'ils vengent César quand ils proscrivent des hommes qui n'étaient même pas à Rome quand César fut tué. Un grand nombre de ces derniers sont ici, comme vous le voyez : ils ont été proscrits à cause de leur richesse, de leur famille ou de leur préférence pour le régime républicain. C'est pourquoi Pompée a été proscrit avec nous bien qu'il fût au loin en Espagne quand nous avons accompli notre acte. Comme il était le fils d'un père républicain (raison pour laquelle il a été rappelé par le Sénat et fait commandant de la mer), il a été proscrit par les triumvirs. Quelle part ont eu ces femmes dans la conspiration contre César qui sont condamnées à payer un impôt? Quelle part ont eu ces plébéiens, possesseurs de biens de plus de cent mille drachmes, obligés de les soumettre à l'évaluation sous la pression des délateurs et des amendes? Et en plus, de nouveaux impôts et de nouvelles contributions leur ont été imposés. Et même en faisant cela, les triumvirs n'ont pas payé entièrement les sommes promises à leurs troupes alors que nous qui n'avons rien fait de contraire à la justice, nous vous avons donné tout ce que nous avons promis et avons d'autres fonds prêts pour de plus grandes récompenses encore. C'est pourquoi les dieux nous favorisent parce que ce que nous faisons est juste.

97. « En plus de la faveur des dieux, vous pouvez voir que nous avons aussi celle des hommes en regardant  vos concitoyens que vous avez souvent connus comme vos généraux et vos consuls, et qui ont mérité vos éloges. Vous voyez qu'ils ont eu recours à nous comme à des hommes de bien et des défenseurs de la république. Ils épousent notre cause, ils offrent leurs prières et ils coopèrent avec nous pour ce qui reste à faire. Les récompenses que nous avons offertes à ceux qui les ont sauvés sont bien plus justes que celles que les triumvirs ont offertes pour leur massacre. Les triumvirs savent que nous, qui  avons tué César parce qu'il voulait devenir roi, nous ne tolérerons pas qu'ils aient son pouvoir et que nous ne le voulons pas pour nous-mêmes, mais que nous rétablirons le peuple dans le même gouvernement que celui que nous avons reçu de nos ancêtres. Ainsi, vous voyez que les deux partis ont décidé de prendre les armes pour des raisons différentes,  les ennemis visant à la monarchie et au despotisme comme le prouvent leurs proscriptions ; nous, ne cherchant rien  que le privilège de vivre comme de simples citoyens selon les lois d'un pays libre. Naturellement, les hommes qui se trouvent devant vous épousent notre cause comme les dieux l'ont fait précédemment. Dans la guerre, le plus grand espoir réside dans la justesse de sa cause.

98. « Que personne ne s'en fasse s'il a été un soldat de César. Nous n’étions pas alors ses soldats, mais ceux de notre pays. La solde et les récompenses reçues ne venaient pas de César, mais de la république. C'est pourquoi, vous n'êtes pas maintenant soldats de Cassius ou de Brutus, mais de Rome. Nous, généraux romains, sommes vos concitoyens. Si nos ennemis avaient la même façon de voir que nous, on pourrait baisser les armes sans danger, rendre toutes les armées à l'État, et celui-ci choisirait le plus approprié. S'ils acceptent cela, nous les invitons à le faire. Puisqu'ils ne le feront pas (ils ne le pourraient pas, à cause des proscriptions et des autres choses qu'ils ont faites), allons en avant, soldats, avec une confiance totale et une franche ardeur, combattre pour la seule liberté du Sénat et du peuple romain. »

99. Tous s'exclamèrent « en avant! » et lui demandèrent de les mener au combat immédiatement. Cassius fut enchanté de leur état d'esprit et réclama de nouveau le silence et s'adressa encore à eux: « Fasse que les dieux qui président aux justes guerres et à la bonne foi, récompensent votre ardeur, soldats. Laissez-moi vous dire combien vous être supérieurs à l'ennemi dans tout ce que la prévoyance humaine des généraux peut fournir. Nous sommes à égalité avec eux pour le nombre de légions, bien que nous ayons laissé de grands détachements indispensables dans beaucoup d'endroits. Pour ce qui est de la cavalerie et des navires, nous les surpassons considérablement, ainsi que dans les troupes auxiliaires des rois et des nations des Mèdes aux Parthes. Sans compter que nous n'avons affaire qu'à un ennemi devant nous alors que Pompée coopère avec nous en Sicile sur leurs arrières, et aussi sur l'Adriatique Murcus et Ahenobarbus avec une grande flotte et quantité de petits navires, sans compter deux légions de soldats et un corps d’archers qui  croisent  et les harcèlent sans arrêt alors que derrière nous, la terre et la mer sont dégagées de nos ennemis. Pour ce qui est de l'argent, que certains appellent le talon de la guerre, ils en manquent. Ils ne peuvent pas payer à leur armée ce qu'ils lui ont promis. Les bénéfices des proscriptions n'ont pas été à la hauteur de leurs attentes parce qu'aucun homme de bien n'a voulu acheter des terres léguées dans la haine. Ils ne peuvent obtenir des ressources d'ailleurs puisque l'Italie est épuisée par les guerres civiles, les exactions et les proscriptions. Grâce à notre grande prévoyance, nous avons en abondance pour le présent de sorte que nous pourrons vous donner plus sous peu, et d'autres grandes sommes  sont en train d'être récoltées chez les nations qui sont derrière nous.

100. « Les provisions, l'approvisionnement qui est la plus grande difficulté pour de grandes armées, ils ne peuvent les obtenir que de la Macédoine, région montagneuse et du petit pays de Thessalie, et ils doivent les amener par voie de terre avec beaucoup de difficultés. S'ils essayent d'en obtenir d'Afrique, de Lucanie ou d'Apulie, Pompée, Murcus et Domitius les en empêcheront. Nous, nous en avons en abondance, apportées tous les jours par mer, sans peine, de toutes les îles et de toutes les terres qui se trouvent entre la Thrace et l'Euphrate, et cela sans aucun obstacle puisque nous n'avons aucun ennemi derrière nous. Ainsi, nous avons le choix soit de hâter le combat, soit de le retarder pour faire périr l'ennemi de faim. Tels sont, soldats, nos énormes préparatifs pour ce qui tient de la prévoyance humaine. Le résultat de tous ces préparatifs dépend de vos efforts et de l'aide des dieux. De même que nous vous avons payé tout ce que nous vous avons promis pour vos exploits précédents et que nous avons récompensé votre fidélité par des cadeaux abondants, de même, pour cette grande bataille, avec la faveur des dieux, nous vous offrirons une récompense digne d'elle. Et maintenant, pour augmenter le zèle que vous avez toujours eu pour votre tâche, et en mémoire de cette assemblée et de ces paroles, nous ajouterons une prime provenant de cette tribune :  quinze cents drachmes italiques à chaque soldat, à chaque centurion cinq fois cette somme, et à chaque tribun en proportion. »

101. Sur ces mots, et après avoir mis son armée dans de bonnes dispositions d'esprit par ses actes, ses paroles et ses cadeaux, il congédia l'assemblée. Les soldats restèrent un long moment  à combler d'éloges Cassius et Brutus et à promettre de faire leur devoir. Les généraux leur comptèrent immédiatement leur l'argent et aux plus courageux, ils ajoutèrent une prime supplémentaire sous divers prétextes. Pendant qu'ils recevaient leur solde, ils furent écartés par des détachements en marche vers Doriscus, et les généraux eux-mêmes les suivirent peu après. Deux aigles descendirent sur les deux aigles en argent qui surmontaient les étendards, ils se mirent à leur donner des coups de bec ou, comme d'autres le disent, à les protéger, et ils y restèrent, nourris par les généraux avec de la nourriture provenant des magasins publics jusqu'au jour précédant la bataille où ils s'envolèrent. Après avoir marché deux jours autour du golfe de Melas, l'armée arriva à Aenus et de là, à Doriscus et aux autres villes sur la côte jusqu'au Mont Serrium.

102. Comme le Mont Serrium descendait vers la mer, Cassius et Brutus retournèrent vers le continent, mais ils envoyèrent Tillius Cimber avec la flotte, une légion et quelques archers, faire le tour du promontoire qui, bien que fertile, fut autrefois abandonné parce que les Thraces n'ont pas l'habitude de la mer et évitaient  la côte par crainte des pirates. Aussi les Chalcidiens et d'autres Grecs s'y installèrent et y vécurent de la mer : ils la firent florissante grâce au commerce et à l'agriculture, et les Thraces y trouvèrent un grand profit dans l'échange des produits. Mais Philippe, le fils d'Amyntas, expulsa les Chalcidiens et les autres Grecs de sorte qu'il n'y eut plus aucune trace d'eux, sauf les ruines de leurs temples. Tillius navigua le long de ce promontoire,  de nouveau abandonné, comme Cassius et Brutus le lui avaient demandé, prenant des mesures et repérant des endroits appropriés pour des camps, et l'approchant avec ses navires afin que les forces de Norbanus abandonnassent le passage, leur faisant croire qu'il était inutile de le tenir plus longtemps. Et c'est ce qui se passa : à la vue des navires, Norbanus prit peur pour les défilés Sapéens et demanda à Decidius de se dépêcher de quitter les Corpiléens et de lui venir en aide. Dès que ce dernier passage fut abandonné, Brutus et Cassius s'y dirigèrent.

103. Quand le stratagème fut éventé, Norbanus et Decidius décidèrent d'occuper en force les gorges des Sapéens. Brutus et ses hommes ne purent trouver aucun passage. Ils se découragèrent de devoir alors entreprendre le périple qu'ils avaient dédaigné et de retourner sur leurs propres pas alors qu'ils étaient pressés par le temps et la saison. Tandis qu'ils étaient dans cet état d'esprit, Rhascupolis leur dit qu'il y avait un itinéraire détourné (le long du côté même de la montagne des Sapéens) de trois jours de marche, qui était jusque là infranchissable pour des hommes à cause des rochers, du manque d'eau et des forêts touffues. Mais s'ils pouvaient emporter leur eau et construire une voie étroite mais suffisante, ils resteraient cachés au point de ne même pas être vus des oiseaux. Le quatrième jour, ils arriveraient au fleuve Harpessus, qui se jette dans l’Hermus, et le jour suivant, ils seraient à Philippes, sur les flancs de leurs ennemis afin de les couper complètement et de ne leur laisser aucune chance de retraite. Ils adoptèrent ce plan puisqu'il n'y avait rien d'autre à faire, et surtout parce qu'il leur donnait l'espoir d'encercler une si grande armée ennemie.

104. Ils envoyèrent en éclaireurs un détachement commandé par Lucius Bibulus, en compagnie de Rhascupolis, pour se frayer un chemin. Ce fut un travail difficile, mais ils l'accomplirent avec enthousiasme, et d'autant plus quand certains qui avaient pris les devants revinrent leur dire qu'ils avaient vu au loin le fleuve. Le quatrième jour, fatigués par leur travail et mourant de soif (l'eau qu'ils avaient amenée était presque épuisée), ils rappelèrent qu'on leur avait dit qu'ils seraient dans une région dépourvue d'eau seulement pendant trois jours. Alors, ils se mirent à paniquer craignant d’être victimes d'un stratagème. Ils ne crurent pas ceux qui avaient été envoyés devant et qui avaient dit qu'ils avaient vu le fleuve, mais ils pensèrent qu'on les menait dans une mauvaise direction. Ils perdirent tout espoir et se mirent à hurler, et quand ils virent Rhascupolis arriver à cheval près d'eux, leur recommandant instamment de garder courage, ils l'injurièrent et lui lancèrent des pierres. Bibulus les suppliait en paroles de persévérer jusqu'au bout quand vers le soir les premiers virent le fleuve. Comme c'est normal, ils se mirent à crier de joie, cri qui fut repris par ceux qui étaient derrière eux jusqu'à ce qu'il arrivât aux derniers. Quand Brutus et Cassius apprirent la chose, ils se hâtèrent immédiatement vers l'avant, emmenant avec eux le reste de leur armée par la voie qui avait été dégagée. Néanmoins, ils ne purent cacher tout à fait à l'ennemi ce qu'ils faisaient ni les encercler : Rhascus, le frère de Rhascupolis, pris de soupçons par les cris, fit une reconnaissance et quand il vit ce qui avait été fait, il fut étonné qu'une si grande armée eût pu prendre une route où il n'y avait aucun point d'eau et où il pensait que pas même une bête sauvage ne pouvait pénétrer en raison du feuillage touffu, et il communiqua immédiatement les nouvelles à l'armée de Norbanus. Ce dernier fit retraite de nuit des gorges des Sapéens vers Amphipolis. Le nom de chacun des frères thraces fut sur toutes les lèvres de leur propre armée, l'un parce qu'il avait mené une armée par un chemin secret, l'autre parce qu'il avait découvert le secret.

105. C'est ainsi que Brutus et Cassius, par une action étonnante d’audace, s'avancèrent vers Philippes où Tillius débarqua également :  l'armée entière fut donc rassemblée. Philippes est une ville qui autrefois s'appelait Datus, et avant encore Crenides parce qu'il y a à cet endroit beaucoup de sources bouillonnantes autour d'une colline. Philippe la fortifia parce qu'il considérait que c’était une excellente forteresse contre les Thraces, et  il l'appela de son nom Philippes. Elle est située sur une colline escarpée et sa taille est exactement celle du sommet de la colline. Il y a des bois au nord par où Rhascupolis mena l'armée de Brutus et de Cassius. Au sud se trouve un marais se prolongeant jusqu'à la mer. A l'est, il y a les gorges des Sapéens et des Corpiliens, et à l'ouest s'étendent une belle plaine très fertile, les villes de Murcinus et de Drabiscus,  et  le fleuve Strymon, à environ trois cent cinquante stades. C'est là, dit-on, que Perséphone fut enlevée alors qu'elle cueillait des fleurs, et là se trouve aussi le fleuve Zygactes dans lequel, dit-on, le joug du chariot du dieu se cassa, d'où le nom de ce fleuve. La plaine est en pente de sorte que le mouvement est facile pour ceux qui  descendent de Philippes, mais pénible pour ceux qui montent d'Amphipolis.

106. Il y a une autre colline non loin de Philippes qui s'appelle la colline de Dionysos, où se trouvent  les mines d'or appelées les Asyla. Dix stades plus loin, il y a deux autres collines, à une distance de dix-huit stades de Philippes elle-même et distantes l'une de l'autre de huit stades. C'est sur ces collines que campaient Cassius et Brutus, le premier sur le versant sud de l'une, et le second sur le versant nord de l'autre. Ils n'avancèrent pas contre l'armée en retraite de Norbanus parce qu'ils avaient appris qu'Antoine approchait, Octave ayant été laissé à Epidamne pour cause de maladie. La plaine convenait vraiment bien pour un combat et les collines qui la surplombaient pour camper puisque d'un côté, ils avaient les marais et les étangs s'étendant jusqu'au fleuve Strymon, et de l'autre des gorges infranchissables, dépourvues de routes. Entre ces collines, à huit stades, se trouvait le passage principal de l'Europe vers l'Asie, comme des portes. À travers cet espace, ils construisirent une fortification allant d'un camp à l'autre, laissant une porte au milieu, de sorte que les deux camps ne faisaient pratiquement plus qu'un. À côté de cette fortification coulait un fleuve que certains appellent le Ganga et d'autres le Gangites, et derrière celui-ci se trouvait la mer d'où ils pouvaient recevoir en toute sécurité les approvisionnements et les chargements. Leurs dépôts se trouvaient sur l'île de Thasos, éloignée de cent stades, et leurs trirèmes étaient ancrées à Neapolis, distante de soixante-dix stades.

107. Brutus et Cassius étaient satisfaits de la position et s'occupèrent à fortifier leurs camps, mais Antoine se déplaçait rapidement avec son armée, souhaitant prévenir l'ennemi en occupant Amphipolis, position avantageuse pour le combat. Il trouva la ville déjà fortifiée par Norbanus et en fut enchanté. Il y laissa ses approvisionnements et une légion, sous le commandement de Pinarius et s'avança  avec beaucoup d'audace pour dresser son camp dans la plaine, à seulement huit stades de l'ennemi, et immédiatement la supériorité des ennemis et son infériorité lui parurent évidentes. Les ennemis se trouvaient sur un endroit élevé tandis que lui se trouvait dans la plaine; les ennemis avaient le bois des montagnes tandis que lui n'en avait que des marais; les ennemis avaient l'eau d'un fleuve alors que lui n'avait que des puits fraîchement creusés; les ennemis faisaient venir leurs approvisionnements de Thasos, ce qui n'exigeait que le transport en chariots sur quelques stades alors que lui se trouvait à trois cent cinquante stades d'Amphipolis. C'est par nécessité qu'Antoine fut obligé de faire ce qu'il fit : il n'y avait pas d'autre colline, et le reste de la plaine, se situant dans une sorte de cavité, était exposé à être parfois inondé par le fleuve; c'est aussi parce que des sources d'eau fraîche et abondante  furent trouvées dans les puits qu'il fit creuser là. L'audace d'Antoine, bien qu'elle lui fût imposée par la nécessité, frappa de stupeur l'ennemi quand ils le virent dresser son camp ainsi près d'eux et le mépris qu’il afficha dès son arrivée. Il fit élever de nombreuses tours et se fortifia de tous côtés par des fossés, des murs et des palissades. L'ennemi aussi fortifia partout où il restait des failles. Cassius, voyant l'avance insensée d'Antoine, sortit des fortifications au seul endroit où il le pouvait encore : du camp au marais, un espace avait été négligé à cause de son étroitesse de sorte qu'il n'y avait plus rien qui ne fût fortifié sauf sur le côté, les falaises sur le flanc de Brutus, le marais sur celui de Cassius et la mer se trouvant contre le marais. Au centre, tout était barré par le fossé, la palissade, le mur et les portes.

108. C'est ainsi que les deux camps se fortifiaient, tout en s'éprouvant l'un l'autre uniquement par des escarmouches de cavalerie. Quand ils eurent fait tout ce qu'ils avaient prévu et qu'Octave fut arrivé (bien qu'il ne fût pas encore assez rétabli pour livrer combat ; on devait l'amener devant les troupes allongé sur une litière), Antoine et lui préparèrent immédiatement le combat. Brutus et Cassius placèrent également leurs forces sur un endroit élevé, mais n'en descendirent pas. Ils décidèrent de ne pas engager le combat, espérant user l'ennemi par la famine. Il y avait dix-neuf légions de chaque côté, mais celles de Brutus et de Cassius n'étaient pas complètes, alors que celles d'Octave et d'Antoine avaient le plein d'effectifs. Ceux-ci avaient treize mille cavaliers alors que les premiers en avaient vingt mille, y compris des Thraces dans les deux camps. Ainsi pour ce qui est de la multitude des hommes, de l'esprit et du courage des commandants,  des armes et des munitions, on voyait des deux côtés le plus bel étalage qu'on pût voir; pourtant, pendant plusieurs jours, rien ne bougea. Brutus et Cassius ne souhaitaient pas le combat, mais voulaient plutôt continuer à user l'ennemi par privation de ravitaillement puisqu'ils en avaient eux-mêmes pléthore en provenance d'Asie, tout étant transporté par mer de tout près alors que l'ennemi n'avait aucune réserve et ne possédait rien sur son propre territoire. Ils ne pouvaient rien obtenir des marchands en Égypte, car ce pays était ruiné par la famine ni d'Espagne ou d'Afrique à cause de Pompée ni d'Italie à cause de Murcus et de Domitius. La Macédoine et la Thessalie, leurs seuls fournisseurs, ne leur suffiraient pas longtemps.

109. Conscients de la situation, Brutus et ses généraux prolongeaient la guerre. Antoine, craignant ce retard, résolut de les forcer à se battre. Il imagina de forcer, si possible secrètement, un passage par les marais pour arriver derrière l'ennemi à son insu, et lui couper sa voie d'approvisionnement avec Thasos. Aussi il rangeait ses troupes en ordre de bataille chaque jour dans les règles de l'art de sorte qu'on pouvait croire que c'était son armée entière qui se trouvait là alors qu'une partie de ses troupes travaillait nuit et  jour à ouvrir un passage étroit dans les marais, coupant les roseaux, s'en servant comme  soubassement de la chaussée, mettant sur les côtés des pierres pour que la terre ne pût s'écrouler, et jetant un pont sur les parties plus profondes avec des pieux, et tout cela dans le plus profond silence. Les roseaux qui poussaient toujours autour de son chemin, empêchèrent l'ennemi de voir son travail. Après avoir travaillé dix jours de cette manière, il envoya soudainement durant la nuit une colonne de troupes qui occupa toutes les positions fortes dans ses lignes et construisit plusieurs redoutes en même temps. Cassius fut stupéfait de l'ingéniosité ainsi que du secret de ce travail et il forma le contreprojet de couper Antoine de ses redoutes. Il fit construire un mur transversal à travers tout le marais, de son camp à la mer, coupant comme lui les roseaux, jetant un pont de la même manière qu'Antoine avait fait, et établissant une palissade au-dessus de ses monticules, coupant de ce fait le passage créé par Antoine de sorte que ceux qui étaient à l'intérieur ne pouvaient revenir vers lui ni lui leur porter secours.

110. Quand vers midi Antoine vit cela, immédiatement, furieux et en rage, il tourna sa propre armée, qui était placée dans une autre direction, et la mena contre la contre-fortification de Cassius entre son camp et le marais. Il apporta des outils et des échelles pour la prendre d'assaut et forcer un chemin dans le camp de Cassius. Tandis qu'il chargeait audacieusement, sur le flanc et du haut de la colline, à travers l'espace qui séparait les deux armées, les soldats de Brutus furent provoqués par l'insolence de l'ennemi qui se précipitait hardiment vers eux qui étaient en armes. Aussi ils chargèrent d'eux-mêmes sans aucun ordre de leurs officiers, et firent une hécatombe (ce qui est normal dans une attaque de flanc) de tous ceux qui montaient. La bataille une fois commencée, ils chargèrent aussi l'armée d'Octave qui leur faisait face, la mirent en fuite, et la poursuivirent jusqu'au camp qu'Antoine et Octave avaient en commun, et ils le prirent. Octave lui-même n'était pas là, ayant été prévenu dans un rêve de prendre garde à ce jour, comme lui-même l'a écrit dans ses mémoires.

111. Quand Antoine vit que la bataille était engagée, il en fut enchanté parce qu'il l'avait forcée : comme il craignait pour ses approvisionnements, il jugea imprudent de se tourner encore vers la plaine de peur qu'en se retournant, ses rangs ne se désunissent. Aussi il continua sa course comme il l'avait commencée, au pas de charge,  avança sous une pluie de traits, et força son chemin jusqu'à ce qu'il tombât sur les troupes de Cassius qui n'avaient pas bougé de la position assignée et qui furent stupéfaites de cette audace inouïe. Il brisa courageusement cette avant-garde et se jeta contre la fortification qui courait entre le marais et le camp, démolit la palissade, combla le fossé, mina les travaux, et tua les hommes aux portes sans s'occuper des traits lancés du mur jusqu'à ce qu'il eût forcé une entrée par les portes,  que d'autres eussent fait des brèches dans la fortification, et que d'autres encore fussent montés sur les débris. Tout cela se fit si vite que ceux qui en ce moment, avaient pris la fortification, tombèrent sur les hommes de Cassius qui travaillaient dans les marais et qui venaient en aide à leurs amis, et par une charge puissante, ils les mirent en fuite, les poussèrent dans les marais, et puis immédiatement se lancèrent contre le camp de Cassius lui-même. C'était seulement les hommes qui avaient escaladé les fortifications avec Antoine, le reste était engagé avec l'ennemi de l'autre côté du mur.

112. Comme le camp était sur une forte position, il n’était gardé que par quelques hommes : c'est pour cette raison qu'Antoine les battit facilement. Les soldats de Cassiu, en dehors du camp, étaient déjà battus, et quand ils virent que le camp était pris, ils se dispersèrent en tous sens. La victoire était complète et la même de chaque côté : Brutus avait détruit l'aile gauche de l'ennemi et avait pris leur camp et Antoine l'emportait sur Cassius et ravageait son camp avec un courage irrésistible. Il y eut grand massacre des deux côtés, mais en raison de l’immensité de la plaine et des nuages de poussière, chacun ignorait ce qui se passait chez l'autre. Quand ils l'apprirent, ils rappelèrent leurs forces dispersées. Ceux qui revinrent ressemblaient plus à des valets qu'à des soldats, et ne se rendirent pas immédiatement compte de ce qui se passait ni ne virent clairement la situation. Sinon, l'une ou l'autre partie aurait rejeté ses fardeaux et violemment attaqué les autres revenant du pillage de manière désordonnée. Selon les sources, le nombre de tués du côté de Cassius, y compris les porte-boucliers esclaves, fut d'environ neuf mille, et le double du côté d'Octave.

113. Cassius, chassé de ses fortifications, et n'ayant plus de camp où aller, se hâta vers le haut de la colline de Philippes et essaya de voir ce qui se passait. Mais comme il ne pouvait s'en faire une idée exacte à cause de la poussière et qu'il ne pouvait tout voir, mais uniquement que son propre camp était pris, demanda à Pindarus, son porte-boucliers de l’assaillir et de le tuer. Comme Pindarus hésitait encore, un messager arriva et dit que Brutus était victorieux sur l'autre aile, et ravageait le camp de l'ennemi. Cassius répondit simplement : « Dis-lui que je souhaite que sa victoire soit complète. » Puis, se tournant vers Pindarus, il lui dit : « Qu'attends-tu? Pourquoi ne veux-tu pas me libérer de ma honte? » Puis, comme il présentait sa gorge, Pindarus l'égorgea. Ceci est un des récits de la mort de Cassius. D'autres racontent que, comme quelques cavaliers approchaient, apportant les bonnes nouvelles de Brutus, il les prit pour des ennemis et envoya Titinius voir ce qui se passait exactement; que les cavaliers entourèrent Titinius joyeusement parce qu'il était l'ami de Cassius, et en même temps, poussèrent des cris de victoire; et que Cassius, pensant que Titinius était tombé aux mains des ennemis, dit : « Pouvez-vous supporter de voir mon ami m’être arraché? » ; qu'il se retira dans sa tente avec Pindarus, et qu'on ne vit plus jamais Pindarus après. C'est pourquoi, quelques personnes pensent qu'il tua Cassius sans en avoir reçu l'ordre.

114. Ainsi mourut Cassius le jour de son anniversaire, le jour où eut lieu la bataille, et Titinius se tua pour avoir trop tardé; et Brutus pleura sur le cadavre de Cassius et l'appela le dernier des Romains. Il lui reprocha sa rapidité et sa précipitation, mais en même temps il l'estima heureux d'être libéré des soucis et des ennuis, dont il dit : « où vont-ils donc mener Brutus ? » Il livra le cadavre à ses amis pour l'enterrer secrètement de peur que l'armée ne se lamentât  à la vue de celui-ci, et lui-même passa toute la nuit, sans nourriture et sans soin pour sa propre personne, à remettre de l'ordre dans l'armée de Cassius. Le matin, l'ennemi rangea son armée en ordre de combat pour ne pas paraître avoir été battu. Brutus, comprenant leur dessein, hurla : « Restons en armes également et faisons croire que nous avons été défaits. » Aussi, il rangea ses forces, et l'ennemi se retira. Brutus dit à ses amis en se moquant : « Ils nous ont défiés quand ils pensaient que nous étions fatigués, mais ils n'ont pas osé nous tester. »

115. Le même jour de la bataille de Philippes, un autre grand désastre se produisit dans l'Adriatique. Domitius Calvinus amenait à Octave deux légions sur des vaisseaux de transport  (une des deux était la légion de Mars, nom qui lui avait été donné comme distinction pour son courage). Il emmenait aussi une cohorte prétorienne d'environ deux mille hommes, quatre escadrons de chevaux, et un corps considérable d'autres troupes, gardées par quelques trirèmes. Murcus et Ahenobarbus les abordèrent avec cent trente navires de guerre. Quelques navires de transport qui étaient devant s'enfuirent à la voile. Mais le vent tomba soudainement et le reste se retrouva dans un calme plat sur la mer, livré par les dieux aux mains de leurs ennemis. Ces derniers, sans aucun danger, attaquèrent chaque bateau et les coulèrent; les trirèmes qui les escortaient ne pouvaient absolument pas leur venir en aide, puisqu'elles furent encerclées en raison de leur petit nombre. Les hommes qui furent exposés à ce danger, accomplirent des exploits héroïques. Ils lièrent à la hâte leurs bateaux avec des câbles et les attachèrent les uns aux autres avec des gaffes pour empêcher l'ennemi de traverser leur ligne. Mais quand ils y arrivèrent, Mucius lança sur eux des flèches enflammées. Alors, ils détachèrent aussi rapidement que possible leurs liens et se séparèrent à cause du feu et de nouveau, ils furent exposés à être encerclés ou éperonnés par les trirèmes.

116. Certains soldats, surtout ceux de la légion de Mars, très courageux, furent irrités de perdre la vie inutilement, se suicidèrent plutôt que d'être brûlés vifs; d'autres sautèrent à bord des trirèmes de l'ennemi et vendirent chèrement leur vie. La moitié des navires brûlés flottèrent longtemps, avec à bord des hommes qui périrent brûlés vifs, de faim et de soif. D'autres, s'accrochant aux mâts ou aux planches, furent rejetés sur les roches ou les promontoires stériles, et parmi eux, certains furent sauvés par hasard. Certains d'entre eux tinrent pendant cinq jours, léchant le bitume, mâchant les voiles ou les cordages jusqu'à ce que les vagues les ramenassent à terre. La plupart, vaincus par leurs malheurs, se rendirent à l'ennemi. Dix-sept trirèmes de dix-sept se rendirent, et les hommes qui s'y trouvaient, prêtèrent serment à Murcus. Leur général, Calvinus, qui, pensait-on, avait péri, revint à Brindes sur son navire cinq jours plus tard.
Telle fut la catastrophe qui arriva sur l'Adriatique le même jour que la bataille de Philippes. Je ne sais s'il faut l'appeler une catastrophe navale ou une bataille navale. La coïncidence des deux batailles causa la stupéfaction quand on la connut plus tard.

117. Brutus rassembla son armée et s'adressa à celle-ci en ces termes : « Lors de l'engagement d'hier, soldats, vous étiez en tous points supérieurs à l'ennemi. Vous avez commencé la bataille avec ardeur, sans en avoir reçu l'ordre, et vous avez complètement détruit leur célèbre quatrième légion en  qui leur aile avait placé sa confiance, et ainsi que tous ceux qui la soutenaient jusqu'à leur camp, et vous avez pris et pillé les premiers leur camp de sorte que notre victoire est de loin supérieure au désastre survenu sur notre aile gauche. Mais alors que vous pouviez terminer totalement votre travail, vous avez préféré piller que  tuer le vaincu; la plupart d'entre vous ont dépassé les ennemis et se sont précipités sur leurs biens. Nous sommes encore supérieurs en ceci : de nos deux camps, ils n'en ont pris qu'un alors que nous leur avons tout pris de sorte que maintenant notre gain est deux fois plus élevé que notre perte. Voilà nos grands succès dans le combat. Si vous voulez savoir nos avantages en d'autres domaines, demandez-le aux prisonniers : la disette et le prix élevé des provisions chez eux, la difficulté d'obtenir d'autres approvisionnements, et bientôt la pénurie évidente. Ils ne peuvent rien obtenir de Sicile, de Sardaigne, d'Afrique, ou d'Espagne, parce que Pompée, Murcus, et Ahenobarbus avec deux cent soixante navires  ferment la mer. Ils ont déjà épuisé la Macédoine. Ils dépendent entièrement maintenant de la seule Thessalie. Combien de temps cela leur suffira-t-il?

118. « Quand donc vous les voyez désireux de combattre, pensez qu'ils sont si pressés par la faim qu'ils préfèrent mourir au combat. Nous aurons comme plan que la faim les fera combattre avant nous de sorte que, quand il sera nécessaire de combattre, nous les trouverons affaiblis et épuisés. Ne nous laissons pas emporter par notre ardeur avant le moment approprié. Que personne n'aille penser que mon commandement soit fait de paresse plutôt que d'action, quand on jette un œil sur la mer derrière nous, qui nous envoie toutes ces aides et  provisions et qui nous permet de gagner la victoire sans danger si vous attendez et ne vous occupez pas des insultes et des provocations de l'ennemi, qui ne sont pas plus courageux que nous-mêmes, comme ce qui s'est passé hier le montre, mais qui essayent d'éviter un autre danger. Laissez l'ardeur que je désire que vous réprimiez pour l'instant, s'exprimer avec force quand je vous le demanderai. Les récompenses de la victoire, je vous les payerai moi-même en entier lorsque les dieux jugeront que notre travail est achevé. Et maintenant pour votre courage dans le combat d'hier, je vais donner à chaque soldat mille drachmes et à vos officiers en proportion. »
Après avoir dit cela, il fit distribuer la donation aux légions selon leur ordre. Quelques auteurs disent qu'il promit aussi de leur donner à piller les villes de Lacédémone et de Thessalonique.

119. Pendant ce temps, Octave et Antoine, voyant que Brutus n'était pas disposé à combattre, rassemblèrent leurs hommes, et Antoine leur adressa la parole:  « Soldats, je suis sûr que les ennemis dans leurs discours prétendent à leur part de la victoire d'hier parce qu'ils ont chassé certains d'entre nous et qu'ils ont pillé notre camp, mais en fait ils montrent par là qu'elle fut entièrement vôtre. Je vous promets que ni demain ni les jours suivants ils ne seront disposés à combattre. C'est la preuve la plus évidente de leur défaite d'hier et de leur manque de courage, comme ceux qui, vaincus dans les jeux publics, quittent l'arène. Ils n'ont certainement pas rassemblé une armée si nombreuse pour passer leur temps dans des fortifications, dans des endroits déserts de Thrace, mais ils ont établi leurs fortifications quand vous approchiez encore parce qu'ils avaient peur, et maintenant que vous êtes là, ils s'y accrochent en raison de la défaite d'hier, où aussi le plus vieux et le plus expérimenté de leurs généraux dans un complet désespoir s'est suicidé, et cet acte est lui-même la plus grande preuve de leur défaite. C'est pourquoi, puisqu'ils n'acceptent pas notre défi et ne descendent pas de la montagne, mais font plus confiance aux précipices qu'à leurs armes, soyez vaillants, soldats de Rome, et forcez-les de nouveau, comme vous les avez forcés hier. Considérons comme une chose honteuse d'être inférieurs à ceux qui ont peur de nous, de nous tenir éloignés de gens qui hésitent ou, soldats comme nous sommes, d'être des hommes plus faibles que des remparts. Nous ne sommes pas venus ici pour passer notre vie dans cette plaine, et si nous tardons, nous allons manquer de tout. Pour des gens bien avisés, il faut des guerres rudes pour que la paix puisse durer le plus longtemps possible.

120. « Nous, qui n'avons pas encouru vos critiques pour l'offensive et le plan de bataille d'hier, nous allons concevoir des opportunités et des moyens nouveaux pour remporter la victoire. Mais vous, de votre côté, quand on vous le demandera, donnez en échange à vos généraux votre courage. Ne vous préoccupez pas, pour l'instant, du pillage d'hier de notre camp parce que la richesse ne consiste pas à garder sa propriété, mais à la conquérir de force : nous retrouverons, si nous vainquons, non seulement ce que nous avons perdu hier, et qui se trouve encore en sûreté dans les trésors de nos ennemis, mais nous trouverons aussi les richesses de nos ennemis. Et si nous avons hâte de les récupérer, hâtons-nous de combattre. Ce que nous leur avons pris hier, équilibre ce que nous avons perdu, et peut-être est supérieur parce qu'ils ont apporté avec eux tout ce qu'ils ont pris et  pillé en Asie alors que vous, qui venez de votre propre pays, vous avez laissé chez vous tout ce qui avait du prix, et vous n'avez emporté avec vous que le nécessaire. S'il y avait quelque chose de somptueux dans notre camp, c'était les biens de vos généraux qui vous les donneront tous avec plaisir en récompense de votre victoire. Cependant,  en compensation même pour cette perte, nous vous donnerons une récompense supplémentaire de cinq mille drachmes pour chaque soldat, cinq fois autant à chaque centurion, et deux fois cette dernière somme à chaque tribun. »

121. Ceci dit, il rassembla de nouveau ses hommes le jour suivant. Comme l'ennemi ne descendait toujours pas, Antoine en eut le cœur gros, mais il continua à faire sortir ses hommes tous les jours. Brutus gardait une partie de son armée en ordre de bataille de peur d'être obligé de combattre, et avec l'autre partie, il gardait la route par laquelle arrivaient ses approvisionnements. Il y avait une colline très près du camp de Cassius qu'un ennemi aurait pu difficilement occuper, parce qu'en raison de sa proximité avec le camp, elle était exposée aux flèches. Néanmoins, Cassius y avait placé une garnison de peur qu'il n’y eût quelqu'un d'assez intrépide pour l'attaquer. Comme elle avait été abandonnée par Brutus, l'armée d'Octave l'occupa durant la nuit avec quatre légions et se protégea avec des auvents en osier et des cuirs contre les archers ennemis. Quand ils furent bien installés, ils conduisirent dix autres légions sur plus de cinq stades vers la mer. Quatre stades plus loin, ils installèrent deux légions afin de progresser de cette manière tout à fait jusqu'à la mer, avec l'idée de traverser les lignes de l'ennemi le long de la mer elle-même ou par les marais ou d'une autre manière, et de couper leurs approvisionnements. Brutus contrecarra ce mouvement en construisant des postes fortifiés vis-à-vis de leurs camps et à d'autres endroits.

122. La tâche Octave et d'Antoine devint pressante : la faim se faisait déjà sentir, et en raison de l'importance de la prochaine famine, la crainte de celle-ci s'accrut de jour en jour parce que la Thessalie ne pouvait plus fournir assez d'approvisionnements et qu’ils ne pouvaient rien espérer de la mer qui était commandée partout par l'ennemi. Des nouvelles de leur désastre récent en Adriatique étaient arrivées dans les deux armées, ce qui augmenta leurs alarmes, et aussi l'approche de l'hiver alors qu'ils campaient dans cette plaine boueuse. Inquiets de ces considérations, ils envoyèrent aussitôt une légion en Achaïe pour rassembler toute la nourriture qu'ils pourraient trouver et la faire venir le plus vite possible. Comme ils ne pouvaient supporter la menace d’un si grand  danger et que leurs autres artifices étaient sans résultat, ils cessèrent d'offrir la bataille dans la plaine, avancèrent avec des cris vers les fortifications de l'ennemi, et défièrent Brutus à combattre, en l'injuriant et en se moquant de lui : c'était dans leur idée moins pour le prendre d'assaut que de le forcer à engager le combat.

123. Mais Brutus gardait son idée première, d'autant plus qu'il était au courant de la famine, de son propre succès en Adriatique et du désespoir de l'ennemi qui manquait d'approvisionnements. Il préféra supporter un siège ou toute autre chose plutôt qu'engager le combat contre des hommes mourant de faim et dont les seuls espoirs reposaient sur un combat parce qu'ils n'avaient que cette possibilité-là. Ses soldats, cependant, sans réfléchir, avaient une opinion différente. Ils supportaient mal d'être enfermés, oisifs et lâches comme des femmes, dans leurs fortifications. Leurs officiers aussi, bien qu'approuvant la stratégie de Brutus, étaient vexés, pensant que, avec la hargne régnant dans l'armée, ils pourraient battre l'ennemi plus rapidement. Brutus lui-même était la cause de ces murmures, à cause de son caractère doux et gentil, ce n'était pas le cas de Cassius qui était austère et impérieux en toute circonstance, raison pour laquelle l'armée lui obéissait immédiatement sans mettre en doute ses ordres, ne les critiquant pas quand elle les avaient reçus. Mais dans le cas de Brutus, ils n'attendaient rien d'autre que de partager le commandement avec lui à cause de la douceur de son caractère. C'est pourquoi les soldats commencèrent de plus en plus à se rassembler en compagnies et en groupes et à se demander les uns aux autres : « Pourquoi notre général nous accuse-t-il? En quoi l'avons-nous offensé récemment, nous qui avons battu l'ennemi et l'avons mis en fuite; nous qui avons renversé ceux qui s'opposaient à nous et qui avons pris leur camp? » Brutus ne fit pas attention à ces murmures et ne convoqua pas d'assemblée de peur de devoir changer de position, ce qui fût contraire à sa dignité, à cause d’une multitude irréfléchie et particulièrement de mercenaires, qui, comme des esclaves versatiles cherchant de nouveaux maîtres, mettent tous leurs espoirs de sécurité en passant à l'ennemi.

124. Et ses officiers continuaient de le presser et de l'inviter à profiter maintenant de l'ardeur de l'armée qui lui procurerait rapidement des résultats glorieux. Si la bataille s'avérait défavorable, ils pourraient de nouveau rentrer dans leurs murs et remettre les mêmes fortifications entre eux et les ennemis. Brutus fut particulièrement irrité contre eux parce c'étaient des officiers, et il était peiné que ceux qui étaient exposés au même péril que lui, par caprice, prissent le parti des soldats de préférer une fortune rapide et douteuse à une victoire sans danger; mais, pour sa perte et pour la leur, il dit en les réprimandant : « Je vais, à mon avis, faire la guerre comme Pompée le Grand, non plus comme commandant mais comme commandé. » Je pense que Brutus se limita à ces mots pour masquer sa plus grande crainte, que ceux de ses soldats qui avaient autrefois servi sous César ne s’irritassent et passassent à l'ennemi. Cassius et lui-même le soupçonnaient depuis le début, et ils avaient veillé à  ne leur donner aucun motif de  se détacher d'eux.

125. Aussi Brutus fit sortir son armée à contrecœur et la disposa en formation de combat devant ses murs, lui ordonnant de ne pas trop s'éloigner de la colline pour qu'elle puisse avoir au besoin une retraite sûre et une bonne position pour lancer des traits contre l'ennemi. Dans chaque armée, les hommes s'encouragèrent les uns les autres. Il y avait une grande ardeur au combat et une confiance extraordinaire : d’un côté, la crainte de la famine, de l'autre, une juste honte qui avait contraint le général à combattre quand il voulait encore attendre et la crainte que ceux qui l'avaient forcé, ne puissent tenir leurs promesses, ne soient pas à la hauteur de leurs vantardises et ne préfèrent une charge téméraire à de bons conseils. Et Brutus, parcourant les rangs à cheval, leur montra un visage solennel et leur rappela ces choses en quelques mots de circonstance :  « Vous avez choisi de combattre, dit-il; vous m'avez forcé au combat alors que je pouvais vaincre autrement. Ne décevez pas mes espoirs ni les vôtres. Vous avez l'avantage de la hauteur et de la sécurité de vos arrières. La position de l'ennemi est périlleuse parce qu'il se trouve entre vous et la famine. »

126. C'est en disant ces mots qu'il les passait en revue. Les soldats lui disaient d’avoir confiance en eux et l'escortaient avec des paroles de bienveillance. Octave et Antoine passèrent en revue leurs propres troupes en serrant les mains les plus proches et en les invitant avec plus de solennité à faire leur devoir et ils ne cachaient pas le danger de la famine parce qu'ils croyaient que cela serait une incitation opportune au courage : « Soldats, dirent-ils, nous avons trouvé l'ennemi. Nous avons devant nous ceux que nous avons essayé de faire sortir de leurs fortifications. Qu'aucun d'entre vous ne rougisse de son propre défi ou d'être inférieur à sa propre menace. Que personne ne préfère la faim, ce mal intraitable et affligeant, aux murs et aux corps de l'ennemi qui sont à la portée du courage, de l'épée, du désespoir. Notre situation en ce moment est si critique que rien ne peut être remis au lendemain, mais c'est ce jour même qui doit décider de notre victoire complète ou de notre mort dans l’honneur. Si vous êtes  vainqueurs, vous gagnerez en un jour et en une seule fois, l'argent, les navires, les camps, et les prix de la victoire que nous vous avons promis. Tel sera le résultat si, au premier assaut, nous sommes conscients des nécessités qui nous pressent, si, après avoir brisé leurs rangs, nous les coupons immédiatement de leurs portes, et si nous les conduisons sur les rochers ou dans la plaine pour que la guerre ne puisse pas renaître ou pour que les ennemis ne se retirent pas pour une nouvelle période d'oisiveté, car seuls les guerriers  faibles placent tous  leurs espoirs, non dans le combat, mais dans le refus de combattre. »

127. C'est de cette manière qu'Octave et Antoine échauffèrent les esprits de ceux avec qui ils étaient en contact. Il y eut parmi la troupe le désir de se montrer dignes de leurs commandants et d'échapper aussi au danger de la famine, qui avait été considérablement augmenté par le désastre naval en Adriatique. Ils préféraient, si besoin, souffrir lors de la bataille avec l'espoir de l'emporter plutôt que d'être  épuisés par un mal irrésistible.
Animés par ces pensées que chaque homme échangeait avec son voisin, les deux armées eurent le moral remonté au maximum et toutes deux étaient emplies d'un courage indomptable. Ils ne se rappelaient plus alors qu'ils étaient les concitoyens de leurs ennemis, mais ils se lançaient les uns vers les autres comme s'ils avaient été  ennemis de naissance et par hérédité.  Leur colère à ce moment était telle qu'elle leur enlevait la raison
et la nature. Les deux côtés devinaient aussi que ce jour et cette bataille décideraient une fois pour toutes du destin de Rome, et c'est ce qui arriva .

128. Le jour se passa en préparatifs jusqu'à la neuvième heure, quand deux aigles s'élancèrent l'un sur l'autre et combattirent dans l'espace situé entre les deux armées, au milieu d'un profond silence. Quand celui qui se trouvait du côté de Brutus prit la fuite, ses ennemis poussèrent un grand cri et la bataille s'engagea. Le début fut superbe et terrible. Ils n'utilisèrent ni flèches ni pierres ni javelots, projectiles dont on se sert d'habitude lors d'une bataille parce qu’ils ne recoururent pas aux manœuvres et à la tactique habituelles des combats, mais ils combattaient uniquement avec des épées, ils tuaient et étaient tués en cherchant à rompre les rangs de leurs adversaires. D'un côté, c'était un combat pour l'instinct de conservation plutôt que pour la victoire, de l'autre, pour la victoire et pour faire plaisir au général qui avait été forcé d’accepter le combat contre son gré. Le carnage et les gémissements furent terribles. Les corps de ceux qui tombaient étaient enlevés et d'autres prenaient leurs places. Les généraux allaient ici et là, surveillant tout, encourageant leurs hommes par leur ardeur, recommandant instamment à ceux qui peinaient de se surpasser, et réconfortant ceux qui étaient épuisés de sorte qu'à l'avant de la bataille le courage était toujours intact.
Finalement, les soldats d'Octave, par crainte de la famine ou par la bonne fortune d'Octave lui-même (il ne faut certainement pas blâmer les soldats de Brutus), repoussa la ligne de l'ennemi comme s'ils poussaient une machine très lourde. Ces derniers furent repoussés pas à pas, lentement d'abord et sans perdre courage. Puis leurs rangs se brisèrent et leur retraite fut plus rapide, et alors il y eut en même temps qu'eux la retraite du deuxième et du troisième rang à l'arrière, ce fut une mêlée désordonnée, comprimés les uns sur les autres et par l'ennemi qui les serrait sans arrêt jusqu'à ce que cela devînt une véritable fuite. Les soldats d'Octave, particulièrement conscients des ordres qu'ils avaient reçus, s'emparèrent des portes de la fortification de l'ennemi en prenant de grands risques pour eux-mêmes parce qu'ils étaient exposés aux traits provenant d'en haut ou d'en face, et ils empêchèrent un grand nombre d'ennemis de regagner l'entrée. Ceux-ci se sauvèrent, certains vers la mer, certains par le fleuve Zygactes vers les montagnes.

129. L'ennemi en déroute, les généraux se partagèrent entre eux le reste du travail, Octave devait capturer ceux qui s'échappaient du camp et garder le camp principal, alors qu'Antoine était sur tous les fronts, et attaquait partout, tombant sur les fugitifs et ceux qui combattaient encore, et sur leurs autres campements, écrasant tout avec la même impétuosité. Craignant que les chefs ne parvinssent à lui échapper et à rassembler une autre armée, il expédia la cavalerie sur les routes et les sorties du champ de bataille pour capturer ceux qui essayaient de s'échapper. Celle-ci se divisa le travail : certains se dirigèrent vers le haut de la montagne avec Rhascus, le Thrace, qui avait été envoyé avec eux pour sa connaissance des routes. Ils encerclèrent les positions fortifiées et les escarpements, en chassèrent les fugitifs, et surveillèrent ceux qui se trouvaient à l'intérieur. D'autres se mirent à la poursuite de Brutus lui-même. Lucilius les voyant se précipiter furieusement sur lui, se rendit en feignant d'être Brutus, et demanda à être emmené chez Antoine au lieu d'Octave; on pense qu'il se fit passer pour Brutus pour éviter de tomber aux mains de son ennemi implacable. Quand Antoine entendit qu'on l'amenait, il alla à sa rencontre après avoir réfléchi un moment sur la fortune, la dignité, et la vertu de l'homme, et s'être demandé comment il devait recevoir Brutus. Comme il approchait, Lucilius se présenta et lui dit avec une franche audace : « Tu n'as pas capturé Brutus, et la vertu ne sera jamais faite prisonnière par bassesse. J'ai trompé ces hommes et c'est ainsi que je suis ici. » Antoine voyant que les cavaliers avaient honte de leur erreur, les consola en leur disant, « Le butin que vous m'avez amené n'est pas aussi mauvais, mais meilleur que vous ne le pensez, il vaut mieux avoir un ami qu'un ennemi. » Alors, il confia Lucilius au soin d'un de ses amis, et plus tard, le prit à son propre service et l'utilisa comme homme de confiance.

130 Brutus se sauva dans les montagnes avec des forces considérables, espérant retourner dans son camp à la faveur de la nuit ou descendre vers la mer. Mais comme toutes les routes étaient barrées par des soldats, il passa la nuit sous les armes avec tous ses hommes, et on dit que, levant les yeux vers les étoiles, il cria: « N'oublie pas, Zeus, l'auteur de ces malheurs » en parlant d'Antoine.
On dit qu'Antoine lui-même répéta cette phrase plus tard quand il fut lui-même en danger, regrettant que, alors qu'il aurait pu s'associer à Cassius et à Brutus, il était devenu l'instrument d'Octave. Mais en ce moment présent, Antoine passa la nuit en armes avec ses avant-postes en face de Brutus,  faisant une palissade en entassant des cadavres et des dépouilles. Octave resta à la peine jusqu'au milieu de la nuit, puis se retira,  malade, laissant à Norbanus la surveillance du camp ennemi.

131. Le jour suivant, Brutus, voyant que l'ennemi l’observait toujours,  ayant à peine quatre légions complètes, qui étaient montées dans la montagne avec lui, pensa qu'il valait mieux ne pas s'adresser à ses troupes, mais à leurs officiers, qui étaient honteux et se repentaient de leur erreur. Il envoya des hommes pour les sonder et pour savoir s'ils étaient disposés à traverser les lignes ennemies et à regagner leur propre camp, qui était encore tenu par les troupes laissées là. Ces officiers, bien qu'ils se fussent lancés dans le combat avec imprudence, avaient pour la plupart montré beaucoup de courage, mais maintenant, l'esprit divin leur troublant la raison, ils répondirent indignement à leur général qu'il devait s'occuper de lui-même, qu'ils avaient déjà tenté le sort beaucoup de fois, et qu'ils ne gâcheraient pas leurs derniers espoirs de se réconcilier. Alors, Brutus dit à ses amis : « Je ne suis plus utile à mon pays si tel est le caractère de ces hommes » et appelant Straton, l'Épirote, qui était un de ses amis, il lui donna l'ordre de le poignarder. Alors que Straton lui demandait d'encore réfléchir, Brutus appela un de ses esclaves. Alors Straton dit, « Ton ami exécutera mieux que tes esclaves tes dernières volontés si ta décision est définitive. » A ces mots, il enfonça son épée dans le flanc de Brutus qui ne recula pas ni ne se détourna pas.

132. C'est ainsi que moururent Cassius et Brutus, deux des plus nobles et des plus illustres des Romains, et de vertu incomparable, sauf pour leur crime; bien qu'ils eussent appartenu à la faction de Pompée le Grand et qu'ils eussent été les ennemis, aussi bien en temps de paix qu'en temps de guerre, de Caius César, celui-ci les avait pris pour amis, et comme amis il les traitait comme ses fils. Tout le temps, le Sénat eut un attachement particulier pour eux, et les plaignit quand le malheur s'abattit sur eux. C'est pour eux qu'il accorda l'amnistie aux  assassins de César, et quand ils prirent la fuite, il leur accorda des places de gouverneurs pour qu'ils ne fussent pas des exilés; et parce qu’il n'était pas indifférent à Caius César, qu'il ne se réjouissait pas de ce qui lui était arrivé, qu'il admirait son courage et sa bonne fortune, il lui donna, mort, des funérailles nationales, ratifia ses actes et attribua pendant longtemps les magistratures et les gouvernements de ceux qu'il avait nommés avant sa mort, considérant qu'il n'y avait rien de meilleur que ce qu'il avait proposé. Mais l'ardeur du Sénat  et sa sollicitude pour ces deux hommes  firent croire à sa complicité dans l'assassinat tant ces deux hommes étaient appréciés par tous. Parmi les plus illustres des exilés, ils étaient plus honorés que Sextus Pompée bien que celui-ci fût plus près et eût pu se réconcilier avec les triumvirs alors qu'eux étaient partis au loin et n'auraient pu se réconcilier.

133. Quand il devint nécessaire de prendre les armes, il ne fallut pas deux ans pour qu'ils eussent rassemblé vingt légions, environ vingt mille cavaliers, deux cents navires de guerre avec l'équipement et une vaste quantité d'argent provenant de contributions volontaires ou forcées. Ils firent la guerre avec succès contre de nombreux peuples et contre des villes et des hommes de la faction opposée. Ils rassemblèrent sous leur drapeau toutes les nations, de la Macédoine à l'Euphrate. Ceux qu'ils avaient combattus, ils les prirent comme alliés, et ce furent des alliés très fidèles. Ils avaient reçu l'aide des rois et des princes indépendants, et dans une petite mesure même des Parthes, qui étaient les ennemis des Romains; mais ils n'ont pas attendu leur arrivée et ne les ont pas fait participer à la bataille décisive de peur que cette race barbare et hostile ne prît l'habitude de se battre contre des Romains. Le plus étonnant de tout cela était que la plus grande partie de leur armée était composée de soldats de Caius César, que malgré cela, ceux-ci leur étaient farouchement attachés, furent davantage convaincus par les meurtriers mêmes de César qu’ils suivirent plus loyalement contre le fils de César qu'ils n'avaient suivi au combat Antoine, qui était le compagnon de César, et son collègue; aucun d'eux n'abandonna Brutus et Cassius même lorsqu'ils furent vaincus alors que certains d'entre eux avaient abandonné Antoine à Brindes avant que la guerre ne commençât. La raison de leur soutien, du temps de Pompée et maintenant avec Brutus et Cassius, n'était pas leur propre intérêt, mais la défense de la démocratie, nom sans doute alléchant, mais toujours nuisible. Ces deux chefs, quand ils jugèrent qu'ils ne pourraient plus être utiles à leur pays, dédaignèrent même leur propre vie. Pour ce qui est de la façon de faire, Cassius ne pensait qu'à la guerre, comme un gladiateur pense à son adversaire; Brutus, partout où il allait, voulait tout voir et tout entendre comme un philosophe qui ne manquait pas de noblesse.

134. A l'encontre de toutes leurs vertus et de tous leurs mérites, on doit opposer le crime perpétré contre César, crime inouï et monstrueux, commis inopinément sur un ami, dans l’ingratitude envers un bienfaiteur qui les avait épargnés dans la guerre et dans la scélératesse envers la tête de l'État, en plein Sénat, perpétré sur un pontife revêtu de ses vêtements sacrés de cérémonie, contre un pouvoir sans égal, alors le plus utile surtout pour les Romains et pour l’Empire. C'est pour ces raisons que le ciel s'enflamma contre eux et les prévint souvent de leur sort malheureux. Un jour que Cassius faisait une lustration pour son armée, son licteur plaça sa couronne à l'envers; et la Victoire, un cadeau en or de Cassius, s'écroula. Beaucoup d'oiseaux volèrent au-dessus de son camp, mais aucun ne poussa de cri, et des essaims d'abeilles se déposaient sans arrêt sur lui. Alors que Brutus célébrait son anniversaire à Samos, on raconte qu'au milieu du repas, bien qu'il ne fût pas homme à faire de telles citations, il cita ce vers sans raison apparente: « Destin cruel tu m'a tué, avec l'aide du fils de Latone. »
Alors qu'il allait passer d'Asie en Europe avec son armée, qu'il s’était éveillé durant la nuit et que la
lumière ne brûlait pas, il vit auprès de lui une apparition de forme extraordinaire, et quand il lui demanda hardiment si elle était  homme ou dieu, le spectre répondit : « Je suis ton mauvais génie, Brutus. Je t'apparaîtrai encore à Philippes. » Et on dit qu'il lui apparut avant la dernière bataille.
Alors que les soldats revenaient du combat, un Ethiopien le rencontra devant les portes, et comme ils considéraient cela comme un mauvais présage, ils le mirent aussitôt en pièces. Il fallait aussi une intervention plus qu'humaine, sans aucun doute, pour que Cassius se mît à désespérer sans raison après une bataille sans vainqueurs, et que Brutus fût forcé d'abandonner sa sage politique d'attentisme pour engager la bataille contre des hommes oppressés par la faim alors qu'il avait lui-même des provisions en abondance et la maîtrise de la mer, de sorte que sa débâcle provint plutôt de ses propres troupes que de l'ennemi. Bien qu'ils aient participé à beaucoup d'engagements, ils ne furent jamais blessés au combat, mais tous les deux devinrent leurs propres meurtriers comme ils avaient été celui de César. Telle fut la punition de Cassius et de Brutus.

135. Antoine trouva le corps de Brutus, l'enveloppa dans le plus beau vêtement de pourpre, le brûla, et envoya les cendres à sa mère, Servilia. Quand les soldats de Brutus apprirent sa mort, ils envoyèrent des messagers à Octave et à Antoine, obtinrent leur  pardon, et ils furent répartis dans les deux armées. Il y avait environ quatorze mille hommes. Sans compter ces derniers, il y en avait un grand nombre dans les fortins qui se rendirent. Les fortins et le camp de l'ennemi furent donnés à piller aux soldats d'Octave et d'Antoine. Des notables du camp de Brutus, quelques uns périrent au combat, d'autres se suicidèrent comme l'avaient fait les deux généraux, d'autres continuèrent délibérément le combat jusqu'à la mort. Parmi ces notables étaient Lucius Cassius, neveu du grand Cassius, et  Caton, le fils de Caton. Ce dernier chargea l'ennemi plusieurs fois; puis, quand ses hommes commencèrent à se débander, il jeta son casque, soit pour être reconnu, soit pour qu'on pût facilement le frapper ou pour les deux raisons à la fois. Labeo, un homme renommé pour sa culture, père du Labeo encore célèbre comme jurisconsulte, creusa un trou dans sa tente de la taille de son corps, donna des ordres à ses esclaves pour qu'ils s'occupassent du reste de ses affaires, fit les arrangements désirés pour son épouse et ses enfants, et donna des lettres à un esclave pour qu'il les leur apportât. Puis, prenant son esclave le plus fidèle par la main droite et le tournant autour de lui, comme le veut la coutume romaine pour accorder la liberté, il lui remit une épée tout en tournant et lui présenta sa gorge.

136 Et ainsi, sa tente devint son tombeau. Rhascus, le Thrace, emmena beaucoup de troupes des montagnes. Il demanda et obtint comme récompense le pardon de son frère, Rhascupolis : il était clair que depuis le début, ces deux Thraces n'étaient pas en désaccord entre eux, mais  voyant deux grandes armées hostiles entrer en conflit près de leur territoire, ils partagèrent les aléas de la fortune de sorte que le vainqueur pût sauver le vaincu. Porcia, l'épouse de Brutus et sœur du jeune Caton, apprenant que tous deux étaient morts comme je l'ai décrit, bien que fort surveillée par ses esclaves, saisit dans un brasier des braises brûlantes qu'elle avala. D'autres membres de la noblesse qui s’enfuirent à Thasos, s'embarquèrent dans toutes les directions, d'autres se rendirent avec les restes de l'armée aux mains de Messala Corvinus et Lucius Bibulus, hommes de même rang, pour qu'ils décidassent pour tous ce qu'ils décideraient pour eux-mêmes. Ceux-ci parvinrent à un arrangement avec Antoine et Octave aux termes duquel ils livreraient à Antoine à son arrivée à Thasos l'argent et les armes, sans compter les approvisionnements abondants et une grande quantité de matériel de guerre qui se trouvaient dans des entrepôts.

137. Voilà ce que firent Octave et Antoine au milieu des périls et lors de deux engagements d'infanterie effectués avec succès, chose qui ne s'était jamais effectuée auparavant; jamais auparavant, il n'y avait eu d’armées romaines si nombreuses et si puissantes pour en venir aux mains. Ces soldats n'étaient pas des conscrits ordinaires, mais c'étaient des soldats d'élite. Ce n'étaient pas de jeunes recrues, mais des soldats entraînés qui étaient  rangés les uns en face des autres, non contre des races étrangères ou barbares. Ils parlaient la même langue, utilisaient la même tactique,  avaient la même discipline et le même pouvoir d'endurance : c'était pour ces raisons qu'ils semblaient invincibles. Il n'y eut jamais plus de fureur et d'audace que dans cette guerre-là, quand des citoyens s'opposèrent à des citoyens, des familles à des familles, et des soldats à des soldats. La preuve en est que, si l'on prend en compte les deux batailles, le nombre de tués chez les vainqueurs parut aussi élevé que celui chez les vaincus.

138. L'armée d'Antoine et d'Octave confirma la prévision de leurs généraux, passant en un jour et en une fois du danger, de la famine et de la crainte extrême de la destruction à la richesse, la sécurité absolue et la victoire glorieuse. D'ailleurs, ce qu'Antoine et Octave avaient prédit aux Romains en allant au combat se produisit. Leur forme de gouvernement fut décidée principalement par ce qui se passa ce jour-là, et ils ne revinrent pas à la démocratie. Ils n'eurent plus de controverses semblables entre eux, sauf les différends entre Antoine et Octave peu après, qui furent les derniers qui eurent lieu entre Romains. Les événements qui se produisirent après la mort de Brutus, sous Sextus Pompeius et les amis de Cassius et de Brutus, qui échappèrent avec des restes très considérables de matériel de guerre, ne peuvent être comparés avec ce qui précède ni par l’audace ni par le dévouement des hommes, des villes, et des armées à leurs chefs; ni une partie de la noblesse ni le Sénat ni même la gloire ne les accompagna comme elles avaient accompagné Brutus et Cassius.