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Appien

guerres civiles

livre i

TEXTE GREC

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APPIEN d'Alexandrie (né sous Trajan, mort après 160 P.C.N.) qui devint "procurateur" dans l'administration impériale sous Antonin, a écrit une histoire romaine en divisant son oeuvre en fonction des guerres. Il a intercalé cinq livres de Guerres civiles (des Gracques à Auguste).

Il y a un mélange de plusieurs traductions, celle de Combes-Doubius et pour certains chapitres une traduction d'une édition anglaise trouvée sur Internet (à propos de Drusus et de la guerre sociale).

APPIEN, Histoire des guerres civiles de la république romaine, Livre premier, traduction Combes-Dounous, imprimerie des frères Mame, 1808.

 


 

1. Chez les Romains, le peuple et le sénat eurent de fréquentes altercations au sujet de la confection des lois, de l'abolition des dettes, du partage des terres et des élections aux magistratures. Mais ces altercations ne dégénéraient point en guerre civile. On n'en venait point aux mains. Ce n'étaient que de simples dissentiments, des contentions autorisées par les lois, où l'on avait soin de conserver les égards et le respect que l'on se devait lis uns aux autres. Dans une circonstance où l'on avait fait prendre les armes au peuple pour marcher centre l'ennemi de la république, il ne fit pas usage des armes qu'il avait à sa disposition, mais il se retira sur le mont qui prit de là le nom de Sacré. Là, sans se livrer à aucun acte de violence, il créa des magistrats spécialement destinés à veiller à la conservation de ses droits. Ces magistrats furent appelés tribuns du peuple. Leur principale attribution fut de mettre un frein à l'autorité des consuls choisis parmi les membres du sénat et d'empêcher qu'ils n'exerçassent un pouvoir absolu dans la république. Dès lors les magistratures furent séparées par des sentiments encore plus vifs de haine et de rivalité, et le sénat et le peuple se les répartirent, chacun des deux avec l'idée que l'avantage pour le nombre des magistrats lui assurerait la supériorité sur ceux de l'autre parti. Au milieu de ces dissensions, Coriolan fut injustement chassé de Rome. Il se retira chez les Volsques, et prit les armes contre sa patrie.

2. C'est le seul exemple de ce genre qu'offrent les anciennes querelles des Romains; encore fut-il donné par un banni. Jamais d'ailleurs glaive ne fut porté dans les assemblées politiques. Jamais meurtre n'y fut commis. Tibérius Gracchus fut le premier qui, alors qu'il était tribun de la plèbe et pendant qu'il proposait des lois, périt dans une sédition. Avec lui furent massacrés, dans le sein même du Capitole, plusieurs de ceux qui s'y trouvèrent enfermés. Après ce tragique événement, les séditions n'eurent plus de terme. L'esprit de discorde s'exalta également des deux côtés. On s'arma fréquemment de poignards, et il y eut dès lors peu d’assemblées, soit dans les temples, soit au Champ-de-mars, soit au Forum, qui ne fussent ensanglantées par le meurtre des tribuns, des préteurs, des consuls, des candidats pour ces magistratures ou de tout autre personnage considérable. Chaque jour on s'insultait avec plus d'audace, et le honteux mépris des lois et de la justice allait en croissant. Le mal fit enfin de si grands progrès que l'on conspira ouvertement contre la république. De nombreuses, de fortes armées furent dirigées contre la patrie. On vit ceux qui se disputaient ou les magistratures, ou la confiance des légions, s’exiler, se condamner, se proscrire réciproquement. Déjà existaient des hommes puissants, et des chefs de parti avides de la monarchie. Les uns ne déposaient plus le commandement des armées qui leur avaient été confiées par le peuple ; les autres levaient des troupes sans autorisation légale, dans la vue de se mettre en mesure contre leurs adversaires, puis s'opposaient entre eux. Chaque fois qu'un groupe s'emparait de Rome, les autres entraient en lutte, soi-disant pour combattre leurs rivaux, mais, en effet, pour anéantir la république. De là les invasions de Rome à force ouverte ; de là le massacre impitoyable de tout ce qui se présentait; de là les proscriptions, les exils, les confiscations ; de là les affreuses tortures que l'on fit souffrir à quelques citoyens.

3. Tous ces genres de cruauté furent prodigués jusqu'à ce qu'un des chefs de parti, cinquante ans au plus après Gracchus, Cornélius Sylla, guérissant le mal par le mal, s'empara pour longtemps de la monarchie, en envahissant ce qu'on appelait la dictature, magistrature formidable à laquelle on avait recours pour six mois dans les circonstances les plus critiques, et dont on n'avait point usé depuis de longues années. Sylla donc, moitié violence, moitié nécessité, quoique l'on dît que c'était par élection, s'étant emparé de la dictature perpétuelle, fut le premier, que je sache, des tyrans qui ait osé abdiquer spontanément le pouvoir suprême parce qu'il s'en était lassé. Il osa même annoncer hautement qu'il serait prêt à répondre à ceux qui se présenteraient pour lui demander compte de sa conduite. Pendant longtemps, tous les Romains le virent, devenu homme privé, se promener au milieu du Forum, et rentrer chez lui sans éprouver insulte quelconque : tant il en imposait encore à tous les esprits, soit par la terreur de son ancienne autorité, soit par l'étonnante magnanimité de son abdication, soit par la circonspection qu'inspirait la déclaration qu'il avait faite, qu'il serait toujours prêt à rendre raison de tous les actes de sa dictature, soit par l'impression de tout autre sentiment philanthropique, soit enfin par la considération du bien public qui était résulté de sa tyrannie. Sous Sylla, en effet, l'activité des factions resta suspendue, et ce soulagement compensa les maux de son despotisme.

4. Après lui les factions s'agitèrent de nouveau, comme elles avaient fait auparavant, jusqu'à ce que Caïus César, investi depuis longues années du commandement des Gaules, sur l'ordre que lui fit notifier le sénat de déposer ce commandement, s'y refusa, en donnant pour raison, "que cet ordre n'émanait point du sénat, mais qu'il voyait que Pompée, étant son ennemi personnel, visait à le dépouiller de son commandement, pendant qu'il demeurerait lui-même à la tête de l'armée qu'il commandait en Italie : qu'en conséquence il proposait, ou que l'un et l'autre conservât son autorité militaire, afin de n'avoir rien à redouter de son antagoniste, ou que Pompée licenciât ses légions, et que rentrant dans la condition d'homme privé, ainsi qu'alors il y rentrerait lui-même de son côté, il se replaçât, comme lui, sous l'empire des lois." Ni l'une ni l'autre de ces propositions n'ayant été acceptée, César partit des Gaules et marcha contre sa patrie pour y combattre Pompée. Arrivé à Rome enseignes déployées, il résolut de poursuivre son ennemi qui avait fait retraite en Thessalie. Après avoir gagné contre lui une grande bataille, il prit le chemin de l'Égypte, où Pompée vaincu s'était réfugié. L'assassinat commis par les Égyptiens sur la personne de ce dernier permit à César de retourner bientôt à Rome. Il ne fit en Égypte que le séjour nécessaire pour y établir son autorité, et pour y consolider celle des rois qui la gouvernaient. César venait de se montrer supérieur, par les talents militaires, au plus renommé des chefs du parti qui lui était opposé, à celui auquel les plus brillants exploits avaient fait donner le surnom de Grand. Personne ne devait donc plus oser prétendre mettre un frein à sa puissance. A l'exemple donc de Sylla, il s'investit de la dictature perpétuelle. Cet événement enchaîna de nouveau toutes les factions, jusqu'à ce que Brutus et Cassius, soit jalousie de l'excès de l'autorité de César, soit zèle pour la liberté politique du peuple romain, assassinèrent, en plein sénat, le dictateur, comblé de la faveur populaire, et devenu très habile dans la science de gouverner. Les plébéiens donnèrent les témoignages des plus grands regrets à sa mort. On fit de tous les côtés des perquisitions contre ses assassins. Ses restes furent inhumés au milieu du Forum. Un temple fut bâti sur le lieu même où avait été son bûcher, et on lui décerna un culte et des sacrifices ainsi qu'à un Dieu.

5. Les factions, encore un coup, réveillées et puissamment accrues, firent d'énormes progrès. On vit reparaître les meurtres, les exils, les proscriptions des sénateurs et de ceux qu'on appelait chevaliers, horreurs que chacun des partis se prodiguait réciproquement. Les factieux s'abandonnaient leurs ennemis respectifs, sans aucun égard pour les droits du sang ni de l'amitié : tant les affections naturelles et domestiques étaient étouffées par la frénésie de l'esprit de faction! On porta l'audace jusqu'au partage que firent entre eux de l'empire romain, comme d'une propriété particulière (chose épouvantable), les triumvirs, Antoine. Lépide, et celui qui, d'abord nommé Octave, prit ensuite le nom de César, soit parce qu'il était son parent, soit parce qu'il avait été institué son héritier. Ce partage consommé, ils ne tardèrent pas à s'attaquer l'un l'autre, connue de raison. Octave, plus habile et plus expérimenté que ses deux rivaux, commença par enlever à Lépide la Libye qui lui était échue: et à peine il l'eut dépouillé de toute autorité, qu'il marcha contre Antoine, le battit à Actium, et lui ôta toutes les provinces, depuis la Syrie jusqu'au golfe Adriatique. Après ces succès, dont l'importance excita l'admiration des uns et la terreur des autres, Octave s'embarqua et alla conquérir l'Égypte, le plus ancien des royaumes alors existants, celui qui avait été le plus puissant depuis la mort d'Alexandre, et le seul qui manquât aux Romains pour élever leur empire au point où il est aujourd'hui. De si grandes choses lui firent donner le surnom d'Auguste de son vivant, phénomène dont les Romains n'avaient point encore eu d'exemple. Elles l'élevèrent aux yeux de Rome, et de toutes les nations auxquelles elle donnait des lois, à un degré de puissance supérieur même à celui où César était parvenu. Il n'eut plus besoin ni d'élection ni de suffrage, pas même de dissimulation ni d'hypocrisie. La perpétuité du pouvoir entre ses mains, la consistance qu'il sut lui donner, son bonheur en toutes choses, et le poids imposant de son nom, firent qu'il laissa l'empire à ses descendants comme un patrimoine.

6. Ce fut ainsi qu'après la tourmente successive de plusieurs factions, la forme du gouvernement de l'État ramena la concorde par la monarchie. J'entreprends d'écrire l'histoire de ces événements mémorables. Elle doit intéresser ceux qui se plaisent à contempler, d'un côté, le tableau de l'amour démesuré de la domination, du désir effréné de la puissance: de l'autre, celui de la plus patiente inertie, et des maux sans nombre qui résultent de toutes ces causes. Je me livre à ce travail d'autant plus volontiers, que plusieurs de ces événements ayant précédé ceux qui changèrent le sort de l'Égypte, et finissant ensuite par se mêler avec eux, il était dans l'ordre de les faire marcher les premiers. Car l'Égypte fut conquise pendant la querelle d'Antoine et d'Octave. L'appui que Cléopâtre prêtait à Antoine en fut le motif. Je diviserai les matières, à cause de leur abondance. Je renfermerai dans la première partie les choses qui se passèrent depuis Sempronius Gracchus jusqu'à la mort de Sylla. J'embrasserai dans la seconde celles qui eurent lieu depuis la mort de Sylla jusqu'à la mort de César. Les trois autres parties embrasseront tout ce que firent les triumvirs l'un contre l'autre, et contre le peuple romain, jusqu'au dénouement de toutes les séditions qui en fut l'acte le plus important, c'est-à-dire jusqu'à la bataille d'Actium, gagnée par Octave contre Antoine et Cléopâtre, et qui nous servira de début pour l'histoire d'Égypte.

7. En s'emparant progressivement de l'Italie par les armes, les Romains avaient l'habitude de confisquer une partie du territoire du peuple vaincu pour y bâtir une ville, ou de fonder, dans les villes déjà existantes, une colonie composée de citoyens romains. Ils imaginèrent de substituer cette méthode à celle des garnisons. La partie de territoire dont ils s'étaient rendus propriétaires par conquête, ils la distribuaient immédiatement, si elle était cultivée, à ceux qui venaient s'y établir ; sinon ils la vendaient ou la donnaient à ferme : si, au contraire, elle avait été dévastée par la guerre, ce qui était le plus souvent le cas, sans attendre le moment de la distribuer par le sort, ils la mettaient aux enchères telle qu'elle était, et n'importe qui pouvait l'exploiter, moyennant une redevance annuelle en fruits : à savoir un dixième pour des terres susceptibles d'être ensemencées, un cinquième pour les terres à plantations. Celles qui ne pouvaient servir qu'au pâturage, il demandaient comme impôt une partie du gros et du petit bétail. Leur idée était de multiplier la population des peuples de l'Italie, qui leur paraissait la plus apte à supporter les travaux pénibles, afin d'avoir des auxiliaires pour leurs armées.
Mais ce fut le contraire qui se produisit. Les citoyens riches s'emparèrent de la plus grande partie des terres incultes, et, à la longue, ils se considérèrent comme des propriétaires immuables. Ils acquirent par persuasion, ou ils prirent par violence les petites propriétés des citoyens pauvres qui étaient leurs voisins. De vastes domaines succédèrent à de minces héritages. Les terres et les troupeaux furent mis dans les mains d'agriculteurs ou de pasteurs de condition servile, afin d'éviter les inconvénients que le service militaire faisait courir sur les hommes libres. Cette ruse des propriétaires amena une augmentation énorme des esclaves, qui, puisqu'il ne faisaient pas de service militaire, se multipliaient à leur aise. Le résultat fut que les riches devinrent plus riches et que les pauvres plus pauvres, et que la population des esclaves dans les campagnes augmenta tandis que celle des hommes libres diminua à cause du malaise, des contributions et du service militaire qui les accablaient ; et quand bien même ils jouissaient de quelque tranquillité, ils ne pouvaient que perdre leur temps dans l'oisiveté, parce que, d'un côté, les terres étaient entièrement dans les mains des riches, et que, de l'autre, ceux-ci employaient pour les cultiver des esclaves de préférence à des hommes libres.

8. Cet état de chose excitait le mécontentement du peuple romain. Car il voyait que les auxiliaires pour le service militaire allaient lui manquer, et que le maintien de sa puissance serait compromis au milieu d'une si grande multitude d'esclaves. On n'imaginait pas néanmoins de remède à ce mal, parce qu'il n'était ni facile, ni absolument juste de dépouiller de leurs possessions, de leurs propriétés agrandies, améliorées, enrichies de bâtiments, tant de citoyens qui en jouissaient depuis si longues années. Les tribuns du peuple avaient en effet anciennement éprouvé de grandes difficultés pour faire passer une loi, qui portait que nui citoyen ne pourrait posséder de ces terres au-delà de cinq cents arpents, ni avoir en troupeaux au-dessus de cent têtes de gros et de cinquante têtes de menu bétail. La même loi avait enjoint aux propriétaires de prendre à leur service un nombre déterminé d'hommes libres, pour être les surveillants et les inspecteurs de leurs propriétés. Ces dispositions de la loi furent consacrées par la religion du serment. Une amende fut établie contre ceux qui refuseraient de s'y conformer; et les portions de terres récupérées en conséquence, l'on devait en disposer sur-le-champ en faveur des citoyens pauvres et les leur aliéner à vil prix. Mais ni la loi ni les serments ne furent respectés. Quelques citoyens, afin de sauver les apparences, firent, par des transactions frauduleuses, passer leur excédent de propriété sur la tête de leurs parents; le plus grand nombre bravèrent la loi complètement.

9. Tel était l'état des choses, lorsque Tiberius Sempronius Gracchus, citoyen noble, animé de la plus noble ambition, singulièrement distingué par son éloquence, et, à tous ces titres, le plus renommé de tous les Romains, étant arrivé au tribunat, fit un discours solennel touchant la situation des peuples de l'Italie.
Il représenta que c'étaient eux qui rendaient le plus de services dans les armées ; qu'ils tenaient aux habitants de Rome par les liens de sang ; que néanmoins ils étaient sur le point de périr de misère et d'être anéantis par la dépopulation, sans que leur sort parût avoir nulle amélioration à attendre. D'un autre côté il jeta des regards d'animadversion sur les esclaves ; il parla de leur inutilité militaire, de leur perpétuelle infidélité envers leurs maîtres ; il exposa ce que venaient d'éprouver tout récemment, en Sicile, les propriétaires de cette contrée de la part de leurs esclaves, dont le nombre s'était grandement accru à l'ombre des travaux rustiques ; il rapporta que la guerre que les Romains avaient été obligés de porter dans cette île contre ces rebelles n'avait été ni facile, ni expéditive, mais qu'elle avait traîné en longueur, et même que les succès y avaient été mêlés de beaucoup de revers. A la faveur de ce discours, il proposa le renouvellement de la loi qui réglait que nul citoyen ne pourrait posséder au-delà de cinq cents arpents de terre ; il ajouta à ses anciennes dispositions que les enfants des propriétaires pourraient posséder la moitié de cette mesure ; et que trois citoyens, alternant chaque année, seraient nommés pour distribuer aux citoyens pauvres les terres dont la récupération serait opérée par la loi.

10. Ce fut ce dernier article de la loi qui excita principalement le mécontentement et l'animosité des riches. Ils ne pouvaient plus espérer tourner la loi comme auparavant, puisque l'exécution en était confiée à trois commissaires, et que, d'un autre côté, il leur était défendu d'acquérir ; car Gracchus y avait pourvu par la prohibition de toute espèce de vente. Aussi les voyait-on de toutes parts se réunir en particulier, se répandre en doléances, représenter aux citoyens pauvres qu'ils avaient arrosé leurs propriétés de leur propres sueurs ; qu'ils en avaient planté les arbres, construit les édifices; qu'ils avaient payé à quelques-uns de leurs voisins des prix d'acquisition qu'on leur allait enlever avec la terre achetée. Les uns disaient que leurs pères étaient inhumés dans leurs domaines; les autres, que leurs propriétés toutes patrimoniales n'étaient qu'un lot de succession entre leurs mains. Ceux-ci alléguaient que leurs fonds de terre avaient été payés avec les dots de leurs femmes, et que l'hypothèque dotale de leurs enfants reposait dessus. Ceux-là montraient les dettes qu'ils avaient contractées en devenant propriétaires. De tous les côtés on n'entendait que plaintes de cette nature, que clameurs mêlées d'indignation. Les citoyens pauvres répondaient à toutes ces doléances, que de leur ancienne aisance ils étaient tombés dans une extrême misère ; que cette détresse les empêchait de faire des enfants, faute d'avoir de quoi les nourrir ; ils alléguaient que les terres conquises avaient été le fruit de leurs expéditions militaires ; ils s'indignaient de se trouver privés de leur proportion dans ces propriétés ; en même temps ils reprochaient aux riches d'avoir préféré à des hommes de condition libre, à leurs concitoyens, à ceux qui avaient l'honneur de porter les armes, des esclaves, engeance toujours infidèle, toujours ennemie de ses maîtres, et par cette raison exclue du service militaire. Tandis qu'à Rome tout retentissait ainsi de plaintes et de reproches, les mêmes scènes s'offraient dans toutes les colonies romaines, dans toutes les villes, qui jouissaient du droit de cité. Partout la multitude, qui prétendait avoir un droit de communauté sur les terres conquises, était en scission ouverte avec les propriétaires, qui craignaient d'être spoliés. Les uns et les autres, forts de leur nombre, s'exaspéraient, provoquaient des séditions continuelles, en attendant le jour où la loi devait être présentée ; bien décidés, les uns à ne consentir d'aucune manière qu'elle fût sanctionnée, les autres à tout mettre en oeuvre pour la faire passer. Ils s'évertuèrent et se piquèrent d'émulation dans leurs intérêts respectifs, et chacun se prépara des deux côtés pour le jour des comices.

11. Quant à Gracchus, il avait principalement en vue d'augmenter non l'aisance, mais la population des citoyens romains. C'était là le point d'utilité le plus important de son entreprise ; et comme rien ne pouvait plus hautement ni plus puissamment intéresser l'Italie, il ne pensait pas qu'il y rencontrerait des obstacles.
Le jour donc où la loi devait être soumise aux suffrages étant arrivé, il prononça, avant toute chose, un long discours où étaient développés plusieurs motifs en faveur de la loi. Il demanda aux uns s'il n'était pas juste que des biens communs subissent une répartition commune. Il demanda aux autres s'ils n'avaient pas, dans tous les temps, plus à attendre des liens qui les unissaient à un concitoyen, qu'ils n'avaient à espérer d'un esclave. Aux uns il demanda si celui qui servait dans les armées de la république n'était pas plus utile que celui qui en était exclu : aux autres, si celui qui était personnellement intéressé au bien public, n'y était pas plus affectionné que celui qui n'y avait point de part. Sans s'arrêter longtemps sur ces comparaisons, comme peu susceptibles de controverse, il entra dans le détail des espérances et des craintes que devait avoir la patrie ; il exposa que la plus grande partie du territoire de la république était le fruit de la guerre, et que la conquête du reste de l'univers était promise aux Romains ; que dans ces circonstances, ils avaient sur toutes choses à réfléchir qu'ils étaient placés entre l'espérance et la crainte, ou de conquérir le reste du monde par l'accroissement de la population des plébéiens, ou de perdre par sa décadence, ainsi que par la jalousie de leurs ennemis, les conquêtes déjà consommées; il exalta la splendeur et la gloire de la première de ces perspectives; il exagéra les craintes et les dangers à l'égard de la seconde ; il invita les citoyens riches à considérer s'il ne convenait pas qu'à l'aspect de ces brillantes espérances de la patrie, ils consentissent à transmettre l'excédent de leurs propriétés à ceux qui donneraient des enfants à la république, et que, dans l'alternative d'un faible avantage et d'un très grand bien, ils donnassent la préférence à ce dernier. Il leur fit en même temps envisager qu'ils seraient suffisamment récompensés des soins qu'ils avaient donnés à leurs possessions, par la propriété imprescriptible que la loi assurait à chacun, à titre gratuit, de cinq cents arpents de terre, et de la moitié de cette quantité à chacun des enfants de ceux qui étaient pères de famille. Gracchus ayant par ce discours échauffé l'énergie des citoyens pauvres, et de tous ceux des autres citoyens qui étaient plus accessibles à la force de la raison qu'à l'amour de la propriété, ordonna au greffier de lire la loi.

12. Alors un des collègues de Gracchus, le tribun Marcus Octavius, qui s'était laissé gagner par les citoyens riches, ordonna, de son côté, au greffier de garder le silence. Or, chez les Romains, le tribun qui interposait son veto contre la loi proposée en arrêtait absolument l'émission. Gracchus, après avoir éclaté en reproches contre son collègue, ajourna l'assemblée au lendemain. Il s'entoura d'un appareil militaire important, dans la vue de forcer Octavius à se contraindre malgré lui. Il ordonna au greffier d'un ton menaçant de lire la loi à l'assemblée ; et le greffier se mit à lire. Mais Octavius lui ordonna de nouveau de se taire, et il obéit. Un combat de propos et d'invectives réciproques s'engagea soudain entre les tribuns. Le tumulte qui s'y mêla ne permettant point de mettre la loi en délibération, les grands conseillèrent aux tribuns de référer de leurs différends au sénat. Gracchus adopta cette proposition. Il ne doutait pas que les plus sensés d'entre les sénateurs ne fussent disposés en faveur de la loi. Il se rendit donc au sénat ; mais dans cette assemblée où l'on était moins nombreux que dans le Forum, les riches l'attaquèrent de manière qu'il se retira du sénat, et revint à l'assemblée du peuple, où il annonça que le lendemain on voterait sur la loi, ainsi que sur la question de savoir si un tribun qui, comme Octavius, se montrait l'ennemi des plébéiens, devait conserver ses fonctions. Les choses effectivement se passèrent de la sorte. Octavius, que rien ne pouvait intimider, renouvela son opposition à la loi ; et Gracchus fit alors, avant toute chose, délibérer sur son compte. Après qu'on eut recueilli les suffrages de la première tribu, qui vota la destitution d'Octavius, Gracchus se tourna de son côté et l'invita à se départir de son opposition. Sur son refus, on continua à recueillir les suffrages. Les tribus étaient alors au nombre de trente-cinq. Les dix-sept premières, dans leur animosité contre Octavius, avaient été unanimes ; et les suffrages de la dix-huitième devaient emporter la décision. Gracchus, encore une fois, se tournant du côté de son collègue, à la vue de l'assemblée, lui représenta l'extrême danger qui le menaçait ; il le pria avec instance de cesser de mettre obstacle à la loi la plus sacrée, et en même temps la plus importante pour toute l'Italie ; de ne pas contrarier plus longtemps l'intérêt qu'y attachait le peuple, à la cause duquel sa qualité de tribun lui faisait d'ailleurs un devoir de céder, et de ne pas braver la condamnation qui allait le dépouiller de sa magistrature. En terminant ce discours, Gracchus prit les dieux à témoin que c'était à contre-coeur qu'il provoquait le déshonneur d'un citoyen, son collègue ; mais Octavius demeura inébranlable ; et l'on continua de prendre les voix. A l'instant même, le décret du peuple fit rentrer le tribun dans la condition d'homme privé; et il s'échappa clandestinement de l'assemblée.

13. Quintus Mummius fut élu pour le remplacer et la loi agraire sanctionnée. Afin d'en assurer l'exécution, on nomma d'abord Gracchus, de qui elle était l'ouvrage, son frère qui portait le même nom que lui, et Appius Claudius son beau-père ; car le peuple craignait que la loi ne fût encore un coup éludée, si l'on ne confiait le soin de l'exécuter à Gracchus et à toute sa famille. Ce tribun, triomphant dans son succès et comblé d'éloges par le peuple, non pas comme le fondateur d'une seule cité, non pas comme le père d'un seul peuple, mais comme le père de tous les peuples de l'Italie, fut reconduit en pompe à sa maison. Cela fait, ceux dont les suffrages avaient décidé la victoire en faveur de la loi s'en retournèrent dans leurs foyers rustiques qu'ils avaient quittés pour ce motif. Leurs adversaires, encore mécontents, restèrent à Rome, et divulguèrent qu'aussitôt que l'année du tribunat de Gracchus serait expirée, ils se garderaient bien de réélire celui qui avait attenté à une sainte, à une inviolable magistrature, et qui avait jeté au milieu de l'Italie tant de germes de sédition.

14. On était déjà en été, et les élections pour le tribunat étaient prochaines. A mesure que l'époque de ces élections s'avançait, les citoyens riches parurent avoir manifestement agi pour que les suffrages fussent donnés de préférence à ceux qui se montreraient les plus ardents ennemis de Gracchus.
Celui-ci, de son côté, à l'aspect du danger qui s'approchait, craignant pour lui s'il n'était pas réélu tribun, fit inviter tous les citoyens des champs à se rendre à Rome pour donner leurs voix ; mais ils n'en eurent pas le temps, à cause des travaux de la saison. Pressé par le court intervalle qui devait s'écouler de là au jour des comices, Gracchus eut recours aux plébéiens de la ville ; il s'adressa à chacun d'eux tour à tour, les suppliant de le nommer tribun à la prochaine élection, afin de le mettre à couvert des périls auxquels il s'était exposé pour eux. Le jour des comices étant arrivé, les deux premières tribus donnèrent leurs suffrages à Gracchus. Les riches réclamèrent ; ils prétendirent que les lois ne permettaient pas que le même citoyen fût élu tribun deux fois de suite.
Cependant le tribun Rubrius, à qui la présidence de ces comices était échue par le sort, ne savait quel parti prendre sur cette question. Mummius, celui qui avait été nommé tribun en remplacement d'Octavius, invita son collègue Rubrius à lui céder la présidence, et il le fit. Les autres tribuns prétendirent que la présidence devait être réglée par le sort, et que, puisque Rubrius, à qui elle était d'abord échue, la quittait, le sort devait être de nouveau tiré entre tous. Une très vive altercation s'étant élevée à ce sujet, et Gracchus voyant qu'il avait le dessous, il renvoya l'élection au lendemain ; et n'ayant plus aucune espérance, il prit les vêtements noirs, quoique encore tribun. Il employa tout le reste de la journée à promener son fils dans le Forum, à le présenter et à le recommander à tous ceux qu'ils rencontrait, comme étant près lui-même de périr victime du ressentiment de ses ennemis.

15. Ce discours excitait parmi les citoyens pauvres une vive commisération, d'abord pour eux-mêmes, parce qu'ils sentaient que désormais toute égalité de droit serait anéantie, et qu'ils tomberaient nécessairement dans la dépendance des citoyens riches ; ensuite pour Gracchus personnellement, parce qu'il ne s'était exposé que pour leur avantage aux dangers qui le menaçaient. Aussi le reconduisirent-ils le soir en foule jusqu'à sa maison en l'invitant à prendre courage pour le jour suivant.
Gracchus reprit courage ; il réunit ses partisans de grand matin pendant qu'il était nuit encore; et après être convenu avec eux d'un signal, dans le cas où il faudrait en venir aux mains, il alla s'emparer du Capitole où devait se faire l'élection, et il occupa le lieu qui devait former le centre de l'assemblée. Pendant que les tribuns, ses collègues, lui cherchaient querelle d'un côté, et que de l'autre les citoyens riches intriguaient pour lui enlever les suffrages, il donna le signal convenu. Sur-le-champ ceux de son parti répondirent à ce signal par une énorme vocifération, et aussitôt les voies de fait se mirent de la partie. Un certain nombre de ses partisans l'entoura pour lui faire un rempart de leurs corps, tandis que les autres, retroussant leurs robes, s'emparant des verges qui étaient entre les mains des licteurs, et les mettant en pièces à force de frapper à tort et à travers, chassèrent les citoyens riches de l'assemblée avec tant de fracas, et chargés de tant de blessures, que les tribuns épouvantés prirent la fuite, et que les prêtres fermèrent la porte du temple. De toute part on courait, on se sauvait en désordre, on répandait des bruits vagues, tantôt que Tibérius avait fait destituer les autres tribuns (car on n'en voyait nulle part, c'est pourquoi on le présumait ainsi), tantôt qu'il s'était nommé lui-même tribun sans élection.

16. Sur ces entrefaites, le sénat s'assembla dans le temple de Fides ; et je suis singulièrement étonné qu'on n'ait point songé alors à nommer un dictateur, mesure qui plusieurs fois, dans des circonstances semblables, avaient sauvé la république, à la faveur de la toute-puissance attachée à cette magistrature, et que ce remède, dont on avait antérieurement éprouvé l'efficacité avec tant de succès, ne se soit présenté à la mémoire de personne, parmi un si grand nombre de citoyens, ni à cette époque, ni au milieu des troubles suivants. Après avoir arrêté ce qu'ils jugèrent convenable, les sénateurs prirent le chemin du Capitole. Ils avaient à leur tête Cornelius Scipion Nasica, Grand Pontife, qui criait à haute voix, tout en marchant : "Suivez-nous, citoyens, qui voulez sauver la patrie." Il avait relevé sur sa tête l'extrémité de sa robe sacerdotale, soit afin que l'étrange nouveauté de la chose attirât plus de monde à sa suite, soit afin que ce fût aux yeux des Romains comme une espèce de signal de ralliement et de bataille, soit afin de dérober aux regards des dieux ce qu'il allait faire. En entrant dans le Capitole, Scipion Nasica se jeta sur les partisans de Gracchus, qui ne firent nulle résistance, à cause de la vénération qu'inspirait un si grand personnage, et en même temps à cause que le sénat était avec lui. Ceux des citoyens qui s'étaient rangés sous l'étendard du Grand Pontife leur arrachèrent leurs bâtons, les débris des sièges dont ils s'étaient armés, et toutes les autres espèces d'armes qu'ils avaient apportées avec eux à l'assemblée. Ils assommèrent les partisans de Gracchus ; ils poursuivirent les fuyards, et les jetèrent du haut en bas des précipices qui environnaient le Capitole. Plusieurs de ces malheureux périrent dans cette bataille, Gracchus lui-même, atteint dans l'enceinte sacrée, fut égorgé près de la porte, à côté de la statue des rois. La nuit suivante, tous les cadavres furent jetés dans le Tibre.

17. C'est ainsi que Tibérius Sempronius Gracchus, fils de Gracchus qui avait été deux fois consul, et de Cornélie, fille de celui des Scipions qui avait anéanti Carthage, fut immolé dans le Capitole, pendant qu'il était encore tribun ; et cela pour avoir employé la violence dans l'émission d'une excellente loi. Ce crime, le premier de tous qui fut commis dans les assemblées du peuple, ne devait pas manquer d'être suivi d'autres attentats tout à fait semblables. La mort de Gracchus partagea Rome entre le deuil et la joie. Les uns déplorèrent leur sort, celui du tribun, et la condition présente de la république, où les lois allaient céder la place aux voies de fait et aux actes de violence. Les autres avaient l'espérance de faire désormais tout ce qu'ils voudraient. Ces événements correspondent à l'époque où Aristonicos disputait au peuple romain la domination de l'Asie.

18. Après la fin tragique de Tibérius Gracchus, et la mort d'Appius Claudius, on leur substitua Fulvius Flaccus et Papirus Carbon, pour opérer l'exécution de la loi agraire, conjointement avec le jeune Gracchus. Les possesseurs de terres négligèrent de fournir l'état de leurs propriétés. On fit une proclamation pour les traduire devant les tribunaux. De là une multitude de litiges très embarrassants. partout où, dans le voisinage des terres que la loi atteignait, il s'en trouvait d'autres qui avaient été, ou vendues, ou distribuées aux alliés, pour avoir la mesure d'une partie, il fallait arpenter la totalité, et examiner ensuite en vertu de quoi les ventes ou les distributions partielles avaient été faites. La plupart n'avaient, ni titre de vente, ni acte de concession; et lorsque ces documents existaient, ils se contrariaient l'un l'autre. Était-on parvenu à débrouiller les dissensions? les uns avaient mis à nu des terres antérieurement plantées et agencées; d'autres avaient laissé des terres en labour dégénérer en friches, en landes, en marécages... D'un autre côté, un décret qui avait ordonné de mettre en valeur certaines terres incultes, avait fourni l'occasion à plusieurs de défricher les terres limitrophes de leur propriété et de confondre ainsi l'apparence extérieure des unes et des autres. Le laps du temps avait d'ailleurs donné à toutes ces terres une face nouvelle; et les usurpations des citoyens riches, quoique considérables, étaient difficiles à déterminer. De tout cela, il ne résultait qu'un remuement universel, un chaos de mutations et de transferts respectifs de propriétés.

19. Impatientés de toutes ces entraves, ainsi que de la précipitation avec laquelle les triumvirs, juges de ces affaires, les expédiaient, les Italiens furent d'avis, pour se prémunir contre toutes les injustices, de mettre leurs intérêts entre les mains de Cornelius Scipion, le destructeur de Carthage. Les témoignages de bienveillance qu'ils avaient reçus d'eux, durant le cours de sa carrière militaire, ne lui permirent pas de s'y refuser. Il se rendit donc au Sénat ; et sans blâmer ouvertement la loi de Gracchus, par égard pour les plébéiens, il ne laissa pas de faire un long tableau des difficultés d'exécution et de conclure à ce que la connaissance de ces contestations fût ôtée au tribunal spécialement créé pour cette attribution, comme suspect à ceux qu'il s'agissait d'évincer, et qu'on la mît en d'autres mains ; ce qui fut d'autant plus promptement adopté que cela paraissait très juste. Le consul Tuditanus fut chargé de cette fonction ; mais il n'en eut pas plutôt commencé l'exercice, qu'effrayé des difficultés dont elle était hérissée, il se mit en campagne, et marcha contre l'Illyrie, pour avoir un prétexte de ne point se mêler de ces affaires. Ce résultat commença d'exciter contre Scipion de l'animosité, de l'indignation, de la part des plébéiens. Les ennemis de Scipion, qui entendaient ces reproches, disaient hautement qu'ils étaient entièrement décidé à abroger la loi agraire, et qu'il devait, à cette occasion, prendre les armes, et répandre beaucoup de sang.

20. Ces bruits étant parvenus aux oreilles du peuple, ils lui inspirèrent des craintes, jusqu'à ce que Scipion, s'étant un soir pourvu de tablettes sur lesquelles il devait passer la nuit à écrire ce qu'il avait à dire le lendemain à l'assemblée du peuple, fut trouvé mort sans nulle blessure ; soit que ce fût un attentat de Cornélie, la mère de Gracchus, pour l'empêcher de provoquer l'abrogation de la loi de son fils, et qu'elle y eut été aidée par sa fille Sempronia, femme de Scipion, qui n'en était point aimée à cause de sa laideur et de sa stérilité et qui ne l'aimait pas non plus ; soit, ainsi que d'autres le crurent probable, qu'il se fût tué lui-même, après avoir réfléchi qu'il n'était pas capable d'accomplir les promesses qu'il avait faites. D'autres ont dit que ses esclaves, mis à la torture, avaient révélé que des inconnus s'étaient nuitamment introduits chez lui, par les derrières de sa maison, et l'avaient étranglé; et que lorsqu'on les avait d'abord interrogés là-dessus, ils avaient craint de le déclarer, attendu que le peule était irrité contre lui, et qu'il de réjouissait de sa mort. Scipion fut donc trouvé mort, et quoiqu'il eût rendu de très grands services à la patrie, on ne lui fit point de funérailles aux dépens des deniers publics. Ce fut ainsi que les haineuses affections du moment étouffèrent tout souvenir de bienveillance antérieure. Un événement de cette importance devint une sorte d'accessoire aux tragiques résultats de la sédition de Gracchus.

21. Au milieu de ces circonstances, les possesseurs des terres, à la faveur de divers prétextes, traînaient le plus qu'ils pouvaient en longueur l'exécution de la loi. Quelques-uns d'entre eux proposèrent d'accorder d'accorder le droit de cité à tous les alliés, qui étaient leurs plus ardents antagonistes au sujet de la loi agraire ; et cela, dans la vue d'opérer une diversion, par la perspective d'un avantage plus considérable. Cette proposition plaisait en effet aux alliés, qui préféraient la prérogative en question à de petites propriétés foncières. Elle était même puissamment appuyée par Fulvius Flaccus, qui était en même temps consul et triumvir pour l'exécution de la loi agraire ; mais le sénat trouva très mauvais qu'on voulût élever à son niveau ceux qu'il regardait comme ses sujets. Cette proposition n'eut donc point de suite ; et le peuple, qui jusqu'alors avait compté sur le partage des terres, commençait à perdre toute espérance.
Pendant que le peuple se décourageait, Caius Gracchus, le plus jeune frère de l'auteur de la loi agraire, l'un des triumvirs chargés de son exécution, après s'être longtemps tenu à l'écart depuis la catastrophe de son frère Tiberius, se mit sur les rangs pour le tribunat ; et quoique les sénateurs parussent mépriser ses prétentions, il fut élu de la manière la plus brillante. Aussitôt il se mit à tendre des pièges au sénat. Il fit décréter que chaque plébéien de la classe des pauvres recevrait, par mois, aux frais du trésor public, une mesure de froment, genre de libéralité jusqu'alors sans exemple ; et cet acte de son administration, dans lequel il fut secondé par Fulvius Flaccus, échauffa en sa faveur l'affection du peuple : en conséquence, il fut élu tribun une seconde fois ; car on avait déjà fait une loi portant que si l'un des tribuns avait besoin d'être réélu pour accomplir ce qu'il avait promis d'exécuter, dans l'intérêt des plébéiens, le peuple pourrait lui donner la préférence sur tous les autres concurrents.

22. Caius Gracchus fut donc élu une seconde fois tribun. Sûr de l'affection des plébéiens qu'il s'était attachés par des bienfaits, il travailla à se concilier ce qu'on appelait l'ordre des chevaliers, classe de citoyens d'un rang et d'une dignité intermédiaire entre les sénateurs et les plébéiens.
Par un autre décret, il fit passer des sénateurs aux chevaliers la judicature, dans laquelle les premiers s'étaient couverts d'opprobre à force de vénalité. Il leur reprocha, à cet effet, les exemples récents de ce genre de prévarication, celui d'Aurelius Cotta, celui de Salinator, et enfin celui de Manlius Aquilius, le conquérant de l'Asie, qui avaient manifestement acheté les juges par lesquels ils avaient été absous; si bien que les députés qui étaient venus de cette dernière région poursuivre Manius Aquilius, et qui étaient encore à Rome, témoins de cette iniquité, s'en étaient hautement et amèrement plaints. Le sénat, dans la honte du reproche qu'il venait d'essuyer, accepta la loi, qui reçut ensuite la sanction du peuple. Ce fut ainsi que le pouvoir judiciaire fut transféré des sénateurs aux chevaliers. L'on prétend qu'immédiatement après la loi, Gracchus dit : "Je viens d'enterrer tout à fait le Sénat". En effet, l'expérience prouva par la suite la vérité de la réflexion de Gracchus. Par la juridiction universelle que les chevaliers acquirent sur tous les citoyens romains, soit de la ville, soit du dehors, et sur les sénateurs eux-mêmes, pour toute somme quelconque en argent, pour tous les cas d'infamie et d'exil, ils devinrent en quelque façon les arbitres suprêmes de la république ; et les sénateurs se trouvèrent descendus, envers eux, au rang de subordonnés. Dès lors les chevaliers firent cause commune avec les tribuns dans les élections. A leur tour, les tribuns leur accordèrent tout ce qu'ils voulurent ; et ce concert jeta les sénateurs dans la plus sérieuse consternation. En peu de temps la prépondérance politique fut déplacée. La considération resta du côté des chevaliers. A la longue même, non seulement les chevaliers exercèrent presque toute l'autorité, mais ils poussèrent les choses jusqu'à insulter publiquement les sénateurs du haut des tribunaux. Ils se laissèrent aussi gagner par degré à la vénalité ; et lorsqu'ils eurent une fois tâté de ces gains illicites, ils s'y livrèrent avec plus de turpitude, avec une cupidité plus démesurée que ne faisaient leurs devanciers. Ils apostaient des accusateurs contre les citoyens riches ; et tantôt avec circonspection, tantôt sans ménagement, ils violaient dans tous les cas les lois contre la vénalité ; de manière que ce genre de responsabilité politique tomba entièrement en désuétude ; cette révolution dans l'ordre judiciaire prépara de longs et nouveaux sujets de sédition non moindres que les précédents.

23. Cependant Gracchus fit tracer de grandes routes en Italie et mit ainsi dans ses intérêts des multitudes d'ouvriers et de travailleurs de tout genre, prêts à faire tout ce qu'il voudrait. Il voulut faire décréter l'établissement de plusieurs colonies, faire admettre les Latins aux mêmes droits politiques que les citoyens de Rome, sans que le sénat pût décemment refuser cette prérogative à des citoyens qui avaient pour eux les liens de consanguinité. Ceux des autres alliés qui n'avaient pas le droit de suffrage dans les élections aux magistratures, il songeait à leur faire accorder pour l'avenir, dans la vue d'augmenter par là le nombre de ses propres auxiliaires en faveur des lois qu'il présenterait. Cette dernière mesure excita particulièrement la sollicitude du sénat. Il ordonna aux consuls de faire une proclamation pour empêcher qu'aucun de ceux qui n'avaient pas le droit de suffrage ne se rendit à Rome ; et pour leur défendre même de s'en approcher en deçà de quarante stades, les jours de comices qui auraient lieu sur les projets de loi en question. D'un autre côté, il détermina Livus Drusus, l'un des tribuns, à se déclarer contre les projets de loi de Gracchus, sans en rendre d'ailleurs aucune raison au peuple ; car, en pareil cas, le tribun qui émettait son veto pouvait, d'après la loi, se dispenser de rien dire. On suggéra au même tribun de proposer l'établissement de douze nouvelles colonies, afin de se concilier le peuple avec d'autant plus de succès : et, en effet, le peuple reçut cette dernière proposition avec tant de joie, qu'il ne prit plus aucun intérêt aux projets de loi de Gracchus.

24. Caius déchu de sa popularité s'embarqua pour la Libye avec Fulvius Flaccus, qui, après son consulat, lui avait été donné à cet effet pour collègue. La réputation de fertilité de cette contrée lui avait fait assigner une colonie ; et on les avait chargés l'un et l'autre d'aller organiser cet établissement, tout exprès pour les éloigner de Rome pendant quelque temps, et afin que leur absence, apaisant la fermentation populaire, le sénat eût quelque relâche. Gracchus et Fulvius tracèrent l'enceinte de la ville destinée à la colonie sur le même terrain où était autrefois Carthage. Ils n'eurent aucun égard à ce que Scipion, lorsqu'il avait ruiné cette dernière cité, avait condamné son sol à ne plus servir que de pâturage. Ils la disposèrent pour six mille colons, au lieu du nombre inférieur réglé par la loi, afin de se concilier le peuple d'autant. De retour à Rome, ils composèrent leur six mille hommes de citoyens romains de toutes les parties de l'Italie. Cependant les commissaires qui avaient été chargés dans la Libye de continuer la circonscription de la ville, ayant donné pour nouvelle que des loups avaient arraché et dispersé les bornes plantées par Gracchus et par Fulvius, les augures consultés répondirent qu'une colonie ne pouvait être fondée dans cette contrée. En conséquence, le sénat convoqua une assemblée du peuple, pour y proposer une loi tendant à abroger celle qui avait déterminé l'établissement de cette colonie. Gracchus et Fulvius, que cet événement faisait déchoir de leurs fonctions, semblables à des énergumènes, répandirent que ce que le sénat avait annoncé du ravage des loups n'était qu'un mensonge. Les plus audacieux des plébéiens se mirent de leur parti ; et, armés de petits glaives, ils se rendirent dans le Capitole, où l'on devait s'assembler pour prononcer sur le sort de la colonie.

25. Les plébéiens y étaient déjà réunis, et Fulvius commençait à leur adresser la parole, lorsque Gracchus arriva au Capitole, accompagné de ses partisans en armes. Un des siens l'ayant engagé à ne pas entrer comme pour seconder d'autres vues, il n'entra pas en effet dans le lieu de l'assemblée, et il se mit à se promener sous le portique, en attendant les événements.
Cependant un homme du peuple, nommé Attilius, qui faisait un sacrifice dans ce lieu-là, voyant Gracchus dans un état de trouble et d'agitation, le saisit de sa main, et, soit qu'il fût instruit de quelque chose, soit qu'il n'eût que des soupçons, ou que tout autre motif le portait à lui adresser la parole, il le supplia d'épargner la patrie. Gracchus, dont ce mot augmenta le trouble, et dont la terreur s'empara comme s'il eût été découvert, jeta sur Attilius un coup-d'oeil terrible, et sur-le-champ, un des plébéiens qui en fut témoin, sans que d'ailleurs aucun signal eût été fait, sans que nul ordre eût été donné, jugeant au seul regard que Gracchus avait lancé sur Attilius que c'était le moment d'agir, et se flattant peut-être de faire la cour à Gracchus, s'il était le premier à engager l'action, dégaina, et étendit Attilius raide mort. Une grande clameur s'étant élevée, et le cadavre d'Attilius frappant tous les yeux, chacun se sauva du Capitole, dans la crainte de périr ainsi. Gracchus courut au Forum ; il voulait rendre compte de ce qui s'était passé ; mais personne ne resta pour l'entendre. Tout le monde s'éloigna de lui comme d'un assassin. Fulvius et lui, ne sachant alors quel parti prendre, après avoir manqué l'occasion de faire réussir leurs projets, se retirèrent chacun dans sa maison, où ils furent accompagnés par leurs adhérents. Le reste des plébéiens, dans l'appréhension de quelque événement sinistre, se hâta, dès le milieu de la nuit, de s'emparer du Forum. Le consul Opimius, qui n'avait pas bougé de Rome, ordonna à quelques troupes d'occuper le Capitole, dès le point du jour, et il fit convoquer le sénat officiellement. Il se plaça, lui, entre le Forum et le Capitole dans le temple de César et Pollux, pour agir selon les occurrences.

26. Or voici ce qui se passa. Le Sénat manda Gracchus et Fulvius, pour rendre compte de leur conduite. Mais ils étaient accourus l'un et l'autre en armes sur le Mont Aventin, dans l'espérance que, s'ils s'en emparaient les premiers, ils forceraient le sénat à traiter avec eux. En s'y rendant, ils avaient appelé à eux les esclaves, en leur promettant la liberté ; mais aucun esclave ne les avait écoutés. Ils se jetèrent dans le temple de Diane avec ceux de leurs adhérents qui étaient avec eux, et ils s'y fortifièrent. Alors ils envoyèrent Quintus, le fils de Fulvius, vers le sénat, pour demander que l'on se réconciliât, et que l'on vécût en bonne intelligence. Le sénat ordonna qu'ils missent bas les armes, qu'ils se rendissent dans le lieu de ses séances, où ils pourraient dire tout ce qu'ils voudraient, et qu'autrement ils n'envoyassent plus personne. Ils envoyèrent Quintus une seconde fois. Mais le consul Opimius, qui ne le regarda plus comme un parlementaire, après ce que le sénat lui avait notifié à lui-même, le fit arrêter ; et en même temps il donna l'ordre aux troupes qu'il commandait de marcher contre Gracchus. Celui-ci s'échappa par le pont de bois au-delà du Tibre, accompagné d'un seul esclave auquel, lorsqu'il fut parvenu dans le bois sacré, se voyant près d'être arrêté, il présenta la gorge avec l'ordre de lui donner la mort. Fulvius se réfugia dans la boutique de quelqu'un de sa connaissance. Ceux qui eurent l'ordre de le poursuivre ne sachant point distinguer la maison où il s'était caché, menacèrent de mettre le feu à tout le quartier. Celui qui lui avait donné asile se fit scrupule de le déceler, mais il chargea quelqu'un de le déceler à sa place. Fulvius fut donc saisi et égorgé. Les deux têtes de Gracchus et de Fulvius furent portées au consul, qui en fit donner le poids en or, à ceux qui les présentèrent. Leurs maisons furent saccagées par le peuple. Opimius fit arrêter, jeter en prison et étrangler leurs complices. Quant à Quintus, le fils de Fulvius, le choix du supplice lui fut laissé. Rome fut ensuite solennellement purifiée de cette effusion de sang, et le sénat fit élever, dans le Forum, un temple en l'honneur de la Concorde.

27. Ce fut ainsi que se termina la sédition du second des Gracques. Peu de temps après, on fit une loi pour autoriser les assignataires à vendre leur propre lot, inaliénabilité sur laquelle on discutait et qui avait été décidée par le premier des Gracques. Sur-le-champ, les riches se mirent à acquérir les lots des pauvres, ou les dépouillèrent avec violence, sous divers prétextes. La condition de ces derniers fut encore empirée, jusqu'à ce que le tribun Spurius Thorius fit passer une loi selon laquelle l'ager publicus ne serait plus distribué, mais deviendrait propriété de ses occupants, et qui établissait sur ces terres, au profit du peuple, une contribution pécuniaire qui devait être distribuée. Par cette distribution la détresse de ces malheureux se trouva bien un peu soulagée ; mais on n'en recueillit aucun fruit sous le rapport de la population. La loi de Gracchus, si utile et si avantageuse, si son exécution avait été praticable, ayant été une fois anéantie par ces astucieuses dérogations, un autre tribun ne tarda pas à supprimer la contribution complètement frustré de toutes ses espérances. Il résulta de tout cela que le nombre des citoyens en mesure d'être soldats se réduisit encore davantage ; que le produit de l' ager publicus fut diminué; que le peuple vit disparaître les distributions, et enfin la loi elle-même, dans l'espace de quinze ans au plus, qui s'écoulèrent depuis sa promulgation; et cela parce qu'on était resté inerte pour l'exécution des mesures judiciaires.

28. A cette même époque, le consul Scipion fit démolir le théâtre dont Lucius Cassius avait jeté les fondements, et qui était près d'être achevé ; soit qu'il regardât ce monument comme propre à fournir matière à de nouvelles séditions, soit qu'il crût dangereux pour le peuple romain de s'accoutumer aux voluptés de la Grèce. Le censeur Quintus Caecilius Métellus entreprit de faire chasser du sénat Glaucias, sénateur, et Apuléius Saturninus, qui avait déjà été tribuns, pour cause de dérèglement de moeurs ; mais il ne put en venir à bout, parce qu'il ne fut point secondé par son collègue. Peu de temps après, Apuléius, qui voulait se venger de Métellus, se mit de nouveau sur les rangs pour le tribunat, saisissant l'occasion où Glaucias était préteur désignés et chargé en même temps de présider les comices pour l'élection des tribuns. D'un autre côté, Nonius, citoyen très recommandable, qui s'était exprimé avec beaucoup de liberté sur les moeurs désordonnées d'Apuléius et qui avait adressé des reproches à Glaucias, fut élu tribun. Apuléius et Glaucias, craignant donc que Nonius, devenu tribun, ne se vengeât d'eux, apostèrent une bande de coupe-jarrets pour se jeter sur lui, en tumulte, au moment où il se retirerait de l'assemblée ; et, en effet, en exécutant ce complot, ces coupe-jarrets l'assassinèrent au moment où il se sauvait dans une hôtellerie. Comme ce meurtre était de nature à susciter la pitié et l'horreur, les partisans de Glaucias, dès le point du jour, avant que le peuple se fût rendu dans le lieu de l'assemblée, firent proclamer l'élection d'Apuléius en qualité de tribun. Pendant le cours de l'année du tribunat d'Apuléius, le silence fut gardé sur l'assassinat de Nonius. Car on craignait toujours d'attaquer ce tribun sur ce délit. Apuléius et Glaucias parvinrent en outre à faire condamner Métellus à l'exil, servis en cela par Marius, qui faisait alors son sixième consulat, et qui avait contre Métellus de secrets motifs de ressentiment". C'est ainsi qu'ils se secondèrent réciproquement.

29. Métellus aussi fut banni par ses ennemis avec l'aide de Caius Marius, qui était alors consul pour la sixième fois et qui était en secret son ennemi. C’est pourquoi ils travaillèrent main dans la main. Apuleius proposa une loi pour diviser la terre que les Cimbres (une tribu celtique récemment battue par Marius) avaient prises dans le pays que les Romains appellent maintenant la Gaule et qui était devenu à ce moment non plus un territoire gaulois mais romain. Cette loi prévoyait que, si le peuple la votait, les sénateurs devaient prêter serment dans les cinq jours de lui obéir et que ceux qui refusaient de le faire seraient expulsés du Sénat et devraient payer une amende de 20 talents au profit du peuple. Ainsi ils avaient l’intention de punir ceux qui ceux qui s’opposaient et particulièrement Métellus, qui était trop orgueilleux pour se soumettre au serment. Telle était la proposition de loi. Apuleius choisit le jour pour tenir les comices et envoya des messagers pour rameuter de tribus rustiques ceux en qui il avait le plus confiance parce qu'ils avaient servi dans l'armée de Marius. Car la loi faisait la part belle aux alliés italiens alors qu’elle ne plaisait aux habitants de la ville.

30. Des troubles éclatèrent le jour des comices. Ceux qui tentèrent d'empêcher le vote des lois proposées par les tribuns furent insultés par Apuleius et écartés des rostres. La foule urbaine hurla qu’on avait lors de l'assemblée entendu le tonnerre et que la coutume romaine, dans ce cas-là, n’autorisait pas de terminer ce jour-là les affaires en cours. Malgré cela les partisans d'Apuleius persistèrent. Les habitants de la ville se regroupèrent, saisirent des morceaux de bois qui se trouvaient à portée de main et dispersèrent les gens de la campagne. Ces derniers furent rassemblés par Apuleius et attaquèrent à leur tour les gens de ville avec des massues, les repoussèrent et firent voter la loi. Aussitôt après, Marius, comme consul, proposa au sénat d’examiner la question. Sachant que Métellus était un homme avec des opinions bien arrêtées et résolu à dire ce qu’il pensait, Marius donna lui-même en premier lieu publiquement son propre avis, mais hypocritement en disant qu’il ne prêterait jamais lui-même ce serment volontairement. Métellus fut d’accord avec lui et tous les autres les approuvèrent tous les deux. Marius renvoya le sénat. Le cinquième jour (le dernier jour prescrit par la loi pour prêter le serment) il les appela tous ensemble dans la précipitation à la dixième heure en disant qu'il avait peur du peuple parce que celui-ci voulait absolument la loi. Il dit qu’il connaît un subterfuge pour se tirer d'affaire : de jurer qu'ils obéiraient à la loi dans la mesure où c'était une loi et immédiatement après ils disperseraient par ce stratagème les gens de la campagne. Ensuite on pourrait facilement montrer que cette loi, qui avait été votée par violence, après que le tonnerre ait grondé et contrairement à la coutume de leurs ancêtres, n'était pas vraiment une loi.

31. Après avoir dit cela il ne perdit pas de temps. Tandis que tout le monde était muet de stupéfaction devant ce subterfuge Marius ne leur donnant pas le temps de penser se leva et alla au temple de Saturne, où les questeurs reçoivent d’habitude les serments. Il prêta d’abord serment avec ses amis. Le reste suivit son exemple parce que chacun craignait pour sa propre sécurité. Seul Métellus refusa de jurer et avec intrépidité maintint son premier avis. Apuleius, sans tarder, lui envoya le jour suivant son représentant et essaya de le chasser du Sénat. Mais comme les autres tribuns le défendaient, Glaucia et Apuleius se précipitèrent chez les gens de la campagne et leur dirent qu'ils n'obtiendraient jamais de terres, que la loi ne pourrait pas être votée à moins que Métellus ne soit banni. Alors ils proposèrent un décret d'exil contre celui-ci et ordonnèrent aux consuls de lui interdire le feu, l'eau et l'asile. Ils fixèrent un jour pour que les gens de la ville ratifient le projet. Ceux-ci escortaient constamment Métellus en portant des poignards. Il les remercia et les félicita pour leurs bonnes intentions mais a dit qu'il ne pouvait permettre que le pays soit en danger à cause de lui. Après avoir dit cela, il se retira de la ville. Apuleius obtint la ratification du décret et Marius fit la proclamation du contenu du décret.

32. C’est ainsi que Métellus, un homme admirable, fut envoyé en exil. Alors Apuleius fut nommé tribun une troisième fois et eut comme collègue ce qu’on pense être un fugitif, mais qui prétendait être un fils de Tibérius Gracchus. La foule le soutint pour l’élire parce qu’elle regrettait Gracchus. Quand arriva l'élection pour le consulat, Marcus Antonius fut choisi par consentement commun, alors que Glaucia et Memmius mentionnés plus haut se disputaient l’autre place. Memmius était de loin l'homme le plus recommandable. Glaucia et Apuleius avaient des doutes sur le résultat. Aussi ils envoyèrent une troupe de voyous pour l'attaquer avec des massues au moment de l’élection. Ils tombèrent sur lui au milieu des comices et le battirent à mort sous les yeux de tout le monde. L'assemblée fut remplie de terreur. Il n’y avait plus ni lois ni tribunaux ni sentiment de honte. Le peuple accourut en colère le jour suivant pour tuer Apuleius, mais celui-ci avait rassemblé une foule de gens de la campagne. Avec Glaucia et Gaius Saufeius, le questeur ils s’emparèrent du Capitole. Le sénat décréta qu’ils étaient des ennemis publics. Marius était fâché; néanmoins c’est à contre-coeur qu’il arma certaines de ses forces, et, alors qu'il tardait, quelques autres personnes coupèrent l’alimentation du temple du Capitole. Saufeius se voyant mourir de soif proposa de mettre le feu au temple, mais Glaucia et Apuleius, qui espéraient que Marius les aiderait, se rendirent les premiers et après ce fut le tour de Saufeius. Tout le monde exigea leur mise à mort immédiate, mais Marius les enferma la maison du Sénat comme s'il avait l'intention d’agir eux d'une façon plus légale. La foule considéra cela comme un affront, enleva les tuiles du toit, et les lapida jusqu’à la mort, y compris un questeur, un tribun et à un préteur, qui portaient sur eux les insignes de leur fonction.

33. Un grand nombre d'autres personnes furent exterminées lors de cette sédition. Parmi elles il y avait l’autre tribun qui se faisait passer pour le fils de Gracchus et qui périt le premier jour de son entrée en fonction. La liberté, la démocratie, les lois, la réputation, la position officielle, ne servaient plus à rien depuis que même la fonction de tribun, qui avait été conçue pour réprimer les malfaiteurs et pour protéger les plébéiens et qui était sacrée et inviolable, maintenant s’était rendue coupable de tels méfaits et avait supporté de telles indignités. Quand le parti d'Apuleius fut détruit le sénat et le peuple demandèrent le rappel de Métellus, mais Publius Furius, un tribun qui n'était pas le fils d'un citoyen libre mais d'un affranchi s’y opposa farouchement. En vain Métellus, le fils de Métellus, qui implorait devant le peuple son retour les larmes aux yeux et qui se jetait à ses pieds, ne put le faire changer d’avis. Cette façon de faire dramatique valut au fils le surnom de Metellus Pius. L'année suivante Furius fut attaqué en justice par le nouveau tribun Gaius Canuleius pour expliquer son entêtement. Le peuple n'attendit pas ses explications mais mit Furius en morceaux. Ainsi chaque année une nouvelle abomination se passait dans le forum. On permit à Métellus de rentrer et une journée ne fut pas suffisante pour que ceux qui étaient venus à la porte de la ville pour le rencontrer puissent le saluer. Telle fut la troisième sédition (celle d’Apuleius) qui succéda à celle des deux Gracques et tels furent les conséquences sur Rome.
Cette sédition d’Apuléius fut la troisième, après les deux des Gracques. Les conséquences furent les suivantes.

34. Pendant ce temps éclata ce qu’on appela la Guerre Sociale qui impliqua beaucoup de peuples italiens. Elle commença inopinément, se développa rapidement, prit de grandes proportions. C’est une nouvelle terreur qui assoupit pendant longtemps les guerres civiles romaines. Son achèvement provoqua immédiatement de nouvelles guerres civiles avec des chefs plus puissants qui ne se préoccupèrent plus de faire voter de nouvelles lois ni de jouer aux démagogues mais qui mirent face à face des armées entières. J’en parle dans mon livre parce qu'elle a son origine dans la guerre civile à Rome et que le résultat fut encore pire. Voila son origine. Durant son consulat Fulvius Flaccus encouragea de plus en plus les Italiens à désirer la citoyenneté romaine afin de devenir associés de l'empire au lieu de n’être que des sujets. Quand il présenta cette idée et qu’il persista, le sénat, pour cette raison, l’envoya au loin à la tête de l’armée. Durant son commandement, son consulat prit fin mais il obtint ensuite le tribunat et trouva le moyen d’avoir le plus jeune des Gracques comme collègue. Avec son aide il proposa d'autres mesures en faveur des Italiens. Quand tous les deux furent tués, comme je l’ai raconté plus haut, les Italiens s’agitèrent de plus en plus. Ils ne pouvaient pas accepter d’être considérés comme des sujets mais voulaient l’être comme des égaux et ne supportaient pas que Flaccus et Gracchus, alors qu’ils se battaient pour leur obtenir des avantages politiques, aient souffert de tels malheurs.

35. Après eux le tribun Livius Drusus, un homme de haute naissance, promit, à la demande pressante des Italiens, de proposer une nouvelle loi pour leur donner la citoyenneté. Ils le souhaitaient tout particulièrement parce que de cette façon ils deviendraient des dirigeants et non plus des sujets. Afin de faire accepter à la plèbe cette mesure il installa plusieurs colonies hors de l'Italie et en Sicile : il y avait déjà eu vote pour ces colonies mais elles n’avaient jamais été installées. Il tenta d’obtenir l’accord du sénat et de l'ordre équestre qui étaient alors absolument opposés entre eux pour la possession des jurys. Comme il ne pouvait rétablir les jurys aux sénateurs, voici l’artifice qu’il eut pour les réconcilier. Comme les sénateurs avaient été réduits à 300 à peine lors des guerres civiles, il proposa une loi qui stipulait qu'un nombre égal de chevaliers, choisis selon leur mérite, y serait ajouté et que les jurys seraient composés de l’ensemble. Il ajouta une clause à cette loi : elle devrait s’occuper des affaires de corruption (cette d’accusation était presque inconnue auparavant puisque la coutume du pot-de-vin était la règle).
C’était la plan qu’il avait imaginé pour les sénateurs et les chevaliers. Mais le résultat ne fut pas celui qu’il escomptait : les sénateurs s’indignèrent qu’on ajoute en une seule fois un si grand nombre de nouveaux membres et que des chevaliers accèdent à un rang le plus élevé. Ils considéraient qu’ils formeraient probablement leur propre parti dans le Sénat et combattraient les anciens sénateurs avec plus de violence que jamais. De leur côté les chevaliers soupçonnaient que, par ce tout de passe-passe, les Tribunaux passent de leur ordre au sénat exclusivement. Il avaient pris le goût aux grandes fortunes et à la puissance des tribunaux : ce soupçon les troubla. Alors la plupart d'entre eux commença à se méfier les uns des autres et à se disputer pour savoir qui serait plus digne d’occuper une des 300 places; et la jalousie contre les meilleurs emplit le coeur des autres. Les chevaliers étaient surtout irrités qu’on reprenne l’accusation corruption qu'ils considéraient, en ce qui les concernait, comme déjà entièrement supprimée.

36. L'effet de ces diverses considérations fut que l'ordre équestre et le sénat, quoique d'ailleurs en dissension, se déclarèrent d'un commun accord contre Drusus, tandis que le peuple seul trouvait un sujet de satisfaction dans l'établissement des colonies. Cependant les alliés, vers l'intérêt desquels les vues de Drusus étaient principalement dirigées, redoutaient beaucoup, de leur côté, la loi sur l'établissement des colonies. Plusieurs d'entre eux s'étaient en effet emparés des terres publiques des Romains qui n'avaient pas encore fait l'objet d'un partage, les uns par la force, les autres clandestinement, et ils virent qu'ils allaient en être évincés, et que, dans de nombreux cas, ils seraient inquiétés même pour la terre qui leur appartenait en propre. Les peuples de l'Étrurie et de l'Ombrie partageaient les mêmes craintes ; de sorte qu'appelés' à Rome de la part des consuls, sous prétexte, à ce qu'il paraît, de parler contre la loi, mais en effet pour massacrer le tribun Drusus, ils déclamèrent hautement contre son projet, en attendant le jour des comices. Drusus, ayant pénétré ces projets, cessa de paraître fréquemment en public. Il se mit à donner audience habituellement chez lui, dans une pièce de sa maison, qui n'était que faiblement éclairée ; et un soir, pendant qu'il reconduisait son monde, il s'écria qu'il avait été frappé, et tout en poussant son cri il tomba mort. On lui trouva dans le flanc un tranchet de cordonnier. Telle fut donc aussi la fin tragique de ce tribun.

37. Les chevaliers ne laissèrent pas de tirer parti de son projet de loi, pour traduire leurs propres ennemis en jugement. Ils persuadèrent au tribun Quintus Varius de présenter une loi' pour qu'on fit le procès à ceux qui favorisaient, soit manifestement, soit clandestinement, l'ambition qu'avaient les alliés d'obtenir les droits de cité. Ils se flattaient de soumettre aussitôt à une accusation odieuse tous les personnages les plus considérables, de les juger eux-mêmes, et après s'en être débarrassés, de don­ner un plus grand essor à leur autorité. Les autres tribuns s'opposèrent à cette loi ; mais les chevaliers qui étaient présents aux comices, armés de glaives nus, la firent passer. Incontinent, les accusateurs se jetèrent avec impétuosité sur les plus illustres des sénateurs. Bestia, pour ne pas comparaître et se livrer lui-même à ses ennemis, se condamna à un exil volontaire. Cotta, après lui, se présenta devant le tribunal, parla avec éloge de ce qu'il avait fait dans les fonctions publiques qu'il avait remplies, se livra ouvertement à l'invective contre les chevaliers ; et, cela fait, à son tour il s'exila lui-même, avant que ses juges eussent prononcé. Memmius, le conquérant de la Grèce, ignominieusement joué par les chevaliers qui lui avaient promis de l'absoudre, fut condamné à l'exil, et il finit ses jours à Délos.

38. Et ce ressentiment contre l'aristocratie s’accrut de plus en plus. Le peuple s’en affligeait car il était privé en une fois de tant de grands hommes qui avaient fourni d’immenses services. Quand les Italiens apprirent le meurtre de Drusus et les raisons alléguées pour bannir les autres, ils ne supportèrent plus que ceux qui travaillaient pour leur avancement politique souffrent de tels outrages. Comme ils voyaient qu’ils n’avaient aucun autre moyen d'acquérir la citoyenneté, ils décidèrent de se révolter contre les Romains et de leur faire la guerre de toutes leurs forces. Ils envoyèrent secrètement des messagers les uns chez les autres, formèrent une ligue et échangèrent des otages en guise de bonne foi. Pendant longtemps les Romains restèrent dans l'ignorance : ils étaient occupé par leurs procès et les guerres civiles dans la ville. Quand ils s’en aperçurent ils envoyèrent des hommes dans les villes, cherchant ceux qui étaient le mieux au fait de ce qui se passait pour recevoir assembler tranquillement l'information. Un de ces agents vit un jeune homme d’une autre ville qui était comme otage dans la ville d'Asculum. Il en informa le préteur Servilius qui s’occupait de cela. (Il s'avère qu'il y avait à ce moment-là des préteurs avec la puissance consulaire agissant dans les diverses régions de l'Italie ; l'empereur Hadrien rétablit la coutume longtemps après, mais elle n’a pas duré longtemps.) Servilius se rendit immédiatement à Asculum et parla d’une façon très menaçante au peuple, qui célébrait une fête. Les habitants supposant que le complot était découvert le mirent à mort. Ils tuèrent également son légat Fonteius - on appelle légats ceux qui font partie de l'ordre sénatorial et qui accompagnent les gouverneurs des provinces. Après ce massacre, aucun Romains d’Asculum ne fut épargné. Les habitants tombèrent sur eux, les abattirent et pillèrent leurs marchandises.

39. L'insurrection n'eut pas plus tôt éclaté à Asculum, que tous les peuples de son voisinage déployèrent en même temps l'étendard : les Marses, les Pélignes, les Vestins, les Marrucins, et après eux les Picentins, les Férentins, les Hirpins, les Pompéiens, les Vénusiens, les Iapyges, les Lucaniens, et les Samnites, peuples qui déjà auparavant s'étaient montrés hostiles envers les Romains. La révolte embrasa aussi toutes les autres nations qui occupaient l'Italie, depuis le fleuve Liris, qu'on croit aujourd'hui être le Literne, jusqu'au fond de la mer d'Ionie, à la fois à l'intérieur des terres et sur les côtes. Des ambassadeurs furent envoyés à Rome pour y exposer leurs griefs, qui étaient que, quoiqu'ils concourussent en toutes choses avec les Romains pour accroître leur empire, on ne daignait pas les admettre à partager les droits politiques de ceux dont ils étaient les auxiliaires. Le sénat répondit très durement qu'on ne devait lui envoyer des ambassadeurs que pour témoigner du repentir du passé ; qu'autrement il n'en voulait point admettre. Les alliés, n'ayant donc plus aucune espérance, se disposèrent à la guerre. En plus de l'armée affectée à la défense de chaque cité, ils avaient une armée commune d'environ cent mille hommes composée de cavaliers et de fantassins. Les Romains en mirent sur pied une autre de pareille force, composée de Romains et d'auxiliaires fournis par les autres peuples d'Italie qui étaient encore leurs alliés.

40. Elle fut commandée par les consuls Sextus Julius César, et Publius Rutilius Lupus. Ils se mirent tous les deux en campagne pour cette guerre civile importante, tandis que le reste des Romains gardait les murs et les portes de Rome, comme cela se pratique dans une guerre intestine et très proche. La diversité d'opérations auxquelles cette guerre devait donner lieu, et la différence des localités firent penser au sénat qu'il fallait donner ou associer aux consuls des lieutenants choisis parmi les plus distingués d'entre les citoyens. Il associa donc à Rutilius Cnéius Pompée, le père de celui qui fut depuis surnommé le Grand, Quintus Caepio, Caius Perpenna, Caius Marius, et Valérius Messala. A Sextus Julius César, il associa Publius Lentulus, son frère, Titus Didius, Licinius Crassus, Cornélius Sylla, et, en outre, Marcellus. Tous ces chefs, entre lesquels le pays était distribué, agissaient sous les ordres des consuls, qui se transportaient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; et les Romains jugèrent cette guerre si importante, qu'ils leur envoyèrent d'autres hommes en toute occasion. Quant aux alliés, les corps de chaque cité avaient des commandants particuliers ; mais le commandement en chef de toute l'armée était entre les mains de Titus Lafrénius, de Caius Pontilius, de Marius Égnatius, de Quintus Popaedius, de Caius Papius, de Marcus Lamponius, de Caius Vidacilius, d'Erius Asinius, et de Vétius Scaton. Ils distribuèrent leurs forces de manière à se trouver, sur tous les points, en mesure contre les Romains. Beaucoup de succès se mêlèrent à beaucoup de revers. Voici l'abrégé de ce qui se passa de plus remarquable des deux côtés.

41. Vétius Scaton mit en déroute le consul Sextus Julius, après lui avoir tué deux mille hommes, et le força de se sauver dans Esernie, ville qui était restée fidèle aux Romains. Lucius Scipion et Lucius Acilius, qui avaient mis cette ville en mesure de résister, s'échappèrent en habits d'esclaves. Pressés par la famine, les ennemis finirent par capituler. Marius Egnatius s'empara de Vénafre, par trahison, et passa au fil de l'épée deux cohortes romaines qu'il y trouva. Publius Présentius battit Perpenna qui commandait dix mille hommes, lui en tua autour de quatre mille, et s'empara des armes de la plus grande partie des autres ; échec qui fut cause que le consul Rutilius ôta tout commandement à Perpenna, et fit passer les débris de son corps de troupes sous les ordres de Caius Marius. Marcus Lamponius tua environ huit cents hommes à Licinius Crassus, et poursuivit le reste de ses forces jusqu'à la ville de Grumente.

42. Caius Papius se rendit maître par trahison de la ville de Nole, et proposa aux deux mille Romains qui l'occupaient de passer sous ses drapeaux ; ce qu'ils acceptèrent, à l'exception de leurs chefs, qui, n'ayant pas voulu en faire autant, furent traités en prisonniers de guerre, et condamnés par Papius à mourir de faim. Papius prit en outre Stabie, Minervium, et Salerne, colonie romaine, et grossit son armée des prisonniers de guerre qu'il y fit, et de tous les esclaves qu'il y trouva. Il ravagea ensuite tous les environs de Nucérie. La terreur qu'il inspira aux villes de ce voisinage leur fit embrasser son parti, et, sur sa demande, elles lui fournirent à peu près dix mille hommes de pied et mille hommes de cavalerie. Avec ce renfort, Papius vint mettre le siège devant Acerrie. Sextus César accourut avec dix mille Gaulois d'infanterie et des cavaliers et des fantassins numides et mauritaniens au secours de cette place. Papius fit venir à Vénuse Oxyntas, le fils de Jugurtha, autrefois roi de Numidie, que les Romains y tenaient prisonnier. Il le fit revêtir de la pourpre royale, et le montra souvent aux Numides qui étaient sous les ordres de César, et comme plusieurs d'entre eux allaient d'eux-mêmes se ranger sous les drapeaux de leur roi, César renvoya les autres en Afrique comme suspects. Papius attaqua le consul dans ses retranchements avec beaucoup de confiance. Il était même déjà en train de forcer sur un point ses lignes de circonvallation, lorsque la cavalerie du consul, qui était sortie par d'autres issues, vint tomber sur Papius, et lui tua environ six mille hommes. Après ce succès, César s'éloigna d'Acerrie ; cependant Vidacilius, en Apulie, entraînait les Canusiens, les Vénusiens et beaucoup d'autres cités dans le parti des alliés. Il s'emparait par un siège de celles qui ne suivaient pas cet exemple ; et lorsqu'il y trouvait des Romains, il faisait mettre à mort les patriciens, et incorporait dans son armée les plébéiens et les esclaves.

43. D'un autre côté, le consul Rutilius et Caius Marius jetèrent sur le fleuve Liris deux ponts à une petite distance l'un de l'autre, pour le passer. Vétius Scaton vint camper auprès d'eux, du côté du pont le plus voisin de Marius; et, la nuit, il plaça dans quelques ravins des troupes en embuscade, du côté du pont de Rutilius. Au point du jour, après que Scaton eut laissé passer le fleuve à Rutilius, il découvrit son embuscade, massacra plusieurs de ceux qui étaient déjà passés, et culbuta les autres dans le fleuve. Au milieu de cet échec, Rutilius lui-même fut blessé d'un coup de flèche à la tête, et mourut de sa blessure bientôt après. Marius, qui était près de l'autre pont, jugeant de ce qui s'était passé par les cadavres qu'emportaient les eaux du Liris, fit marcher ce qu'il avait de troupes, passa le fleuve, et s'empara du camp de Scaton, qui n'était gardé que par peu de monde : de manière que Scaton fut obligé de coucher sur le champ de bataille où il avait vaincu, et de se retirer dès le point du jour, faute de vivres. Le corps de Rutilius et celui de plusieurs autres patriciens furent rapportés à Rome pour y recevoir les honneurs funèbres. Le spectacle du consul et de tant d'autres morts répandit beaucoup de tristesse et plongea Rome dans un deuil de plusieurs jours. Le sénat en prit occasion de faire un sénatus-consulte, portant qu'à l'avenir ceux qui périraient dans les expéditions militaires seraient inhumés dans les lieux où ils se trouveraient, pour éviter que l'aspect de leurs funérailles ne dégoûtât les autres citoyens du métier des armes. Aussitôt que les alliés eurent connaissance de cette mesure, ils l'adoptèrent.

44. On ne donna point à Rutilius de successeur pour le reste de l'année, parce que Sextus César n'eut pas le loisir de se rendre à Rome pour la nouvelle élection des consuls. Le sénat déféra le commandement des troupes de Rutilius à Caius Marius et à Quintus Caepio. Quintus Popaedius, l'un des chefs des alliés, chargé de faire face à Caepio, se donna l'air d'un transfuge qui venait embrasser le parti des Romains. Il envoya pour otages à Caepio, comme s'ils eussent été ses propres enfants, deux enfants d'esclave qu'il avait fait habiller de pourpre ; et, pour lui inspirer plus de confiance, il fit remettre en son pouvoir des masses de plomb couvertes de plaques d'or et d'argent. Cela fait, il invita Caepio à le suivre sur-le-champ avec son armée, pour surprendre ses propres troupes, pendant qu'elles étaient encore dépourvues de chef. Caepio, tout à fait convaincu, se mit en effet en marche. Aussitôt que Popaedius fût proche de l'embuscade qu'il avait préparée, il se détacha, soins prétexte de monter sur une éminence pour observer les ennemis, et il donna aux siens le signal convenu. Ceux-ci se montrèrent à découvert, tombèrent sur Caepio qui fut tué, et qui perdit beaucoup de monde. Le reste de ses troupes passa, par ordre du sénat, sous le commandement de Marius.

45. D'un autre côté, Sextus César, à la tête de trente mille hommes d'infanterie et de cinq mille hommes de cavalerie, filait au travers de quelques gorges escarpées, lorsque Marius Égnatius se jeta sur lui à l'improviste. Refoulé dans ces gorges, Sextus César se sauva en litière (car il était malade) vers une rivière qui n'avait qu'un pont. Il perdit dans cette défaite la plupart de ses troupes ; le reste fut désarmé. Il eut de la peine à se réfugier dans Téanum, où il réarma comme il put le peu de monde qu'il avait encore. Il rassembla à la hâte de nouvelles forces pour marcher au secours d'Acerrie, devant laquelle Papius venait de mettre encore une fois le siège. Ils campèrent l'un en face de l'autre, et craignirent respectivement de s'attaquer.

46. Ailleurs Cornélius Sylla et Caius Marius pourchassèrent sans relâche les Marses qui les avaient attaqués jusqu'au moment où ceux-ci tombèrent sur des murs qui entouraient des vignobles. A grand mal les Marses les escaladèrent. Mais Marius et Sylla ne furent pas d'avis de les poursuivre plus avant. Cornélius Sylla, qui avait son camp du côté des vignobles, comprenant ce qui s'était passé, se mit aux trousses des fuyards et en fit à son tour un grand carnage, de sorte que, ce jour-là, plus de six mille hommes furent tués à l'ennemi et que l'on ramassa sur le champ de bataille les armes d'un bien plus grand nombre. Les Marses, semblables à des bêtes féroces, écumants de rage de leur échec, s'armèrent de nouveau, et se disposèrent à attaquer de nouveau les Romains, qui n'osèrent rien entreprendre de leur côté, ni engager l'action les premiers : car les Marses sont extrêmement belliqueux. On dit que c'est la seule et unique fois qu'ils furent battus; et qu'auparavant c'était un proverbe, qu'on n'avait jamais triomphé ni des Marses, ni sans les Marses.

47. Du côté du mont Falérin, Vidacilius, Titus Lafrénius, et Publius Ventidius s'étant réunis, battirent Cneius Pompée, et le forcèrent de chercher un asile dans la ville de Firmum . Après ce succès, les deux autres se dirigèrent sur divers points, tandis que Lafrénius tint Pompée bloqué dans Firmum. Pompée arma de nouveau les troupes qui lui restaient et s'abstint d'en venir aux mains. Lorsqu'un corps d'armée se fut avancé pour le dégager, il ordonna à Sulpicius, qui le commandait, de se placer sur les arrières de Lafrénius, et il se mit lui-même en mouvement pour l'attaquer de front. L'action étant engagée, et pendant que Pompée et Lafrénius étaient aux prises, Sulpicius mit le feu au camp ennemi. A cet aspect les alliés, en désordre et sans leur général, se sauvèrent dans Asculum. Lafrénius périt sur le champ de bataille. Pompée accourut et mit le siège devant Asculum.

48. Cette ville était la patrie de Vidacilius, qui, craignant pour elle, vola à son secours à la tête de huit cohortes. Il fit entrer quelqu'un des siens dans la place, pour y donner l'ordre de faire une sortie contre les assiégeants aussitôt qu'on le verrait paraître de loin, afin que l'ennemi se trouvât attaqué en queue et de front en même temps. Mais les assiégés ne bougèrent pas. Alors Vidacilius, malgré cela, se fit jour au travers de l'ennemi, et pénétra dans la place avec ceux qui purent le suivre. Il reprocha à ses concitoyens leur lâcheté et leur désobéissance. Quand il ne vit plus d'espoir de sauver sa patrie, il fit égorger ceux de ses concitoyens qui étaient ses ennemis personnels, qui jusqu'alors avaient contrarié ses vues, et qui, dans la circonstance présente, avaient empêché, par jalousie, que les citoyens d'Asculum n'exécutassent l'attaque dont il leur avait envoyé l'ordre. Il fit ensuite préparer un bûcher dans l'enceinte sacrée d'un temple, et placer un lit sur ce bûcher. Il donna un festin juste à côté à ses amis. Après avoir bu jusqu'à un certain point, il avala un poison, et s'étant allé étendre dans le lit placé sur le bûcher, il ordonna à ses amis d'y mettre le feu. Ce fut ainsi que périt Vidacilius, cet homme qui considérait comme un honneur de mourir pour sa patrie. Cependant le consulat de Sextus César' étant expiré, le sénat l'avait nommé proconsul. Il attaqua quelque part vingt mille ennemis pendant qu'ils levaient leur camp. Il en tua environ huit mille et recueillit les armes d'un bien plus grand nombre. Pendant que le siège d'Asculum traînait en longueur, il mourut de maladie, après avoir nommé Caius Bébius pour le remplacer.

49. Tandis que ces événements se passaient dans cette partie de l'Italie, du côté de la mer Ionienne, les peuples qui étaient de l'autre côté de Rome, les Etrusques, les Ombriens, et tous les autres peuples de leur voisinage, lorsqu'ils en eurent connaissance, se préparèrent aussi à la défection. Le sénat commença de craindre que, cerné d'ennemis sur tous les points, il ne demeurât sans défense. Il garnit les rivages de la mer, depuis Cumes' jusqu'à Rome, de troupes dans lesquelles on fit entrer pour la première fois des affranchis, à cause de la pénurie des citoyens. Il accorda les droits de cité à ceux des alliés qui lui étaient jusqu'alors restés fidèles ; prérogative unique qui faisait l'objet de l'ambition de tous. Il se hâta d'en faire donner la nouvelle aux Étrusques, qui la reçurent avec beaucoup de satisfaction. Par cette faveur, le sénat resserra les liens de ceux qui lui étaient affectionnés, se rattacha ceux qui se préparaient à les rompre, et diminua, par l'espérance d'une semblable admission, l'exaspération de ceux qui avaient pris les armes. Mais les Romains ne distribuèrent point ces nouveaux citoyens dans les trente-cinq tribus qui existaient déjà, de peur que, par la supériorité du nombre, ils ne se rendissent les maîtres des élections. Mais, en choisissant une tribu sur dix, ils les déclarèrent spécifiques', et c'est là que votèrent les derniers inscrits, de sorte que, la plupart du temps, leur suffrage était nul, parce que les trente-cinq anciennes tribus devant voter avant les autres formaient, à elles seules, plus que la majorité : artifice qui ne fut pas d'abord aperçu, ou que les alliés, satisfaits d'ailleurs pour le moment, dissimulèrent, mais qui, dévoilé par la suite, devint la cause de nouvelles séditions.

50. Les autres alliés qui habitaient les bords de la mer Ionienne n'étant pas encore informés du changement opéré dans les intentions des Étrusques, leur envoyèrent, par des chemins longs et non frayés, quinze mille auxiliaires. Cnéius Pompée, déjà consul, les attaqua, en tua environ cinq mille, et la moitié du reste périt, en regagnant ses foyers au travers des régions inconnues, au milieu des rigueurs de l'hiver, et n'ayant que le gland des forêts pour nourriture. Ce même hiver, Porcius Caton, le collègue de Pompée, fut tué dans un combat contre les Marses. Lucius Cluentius eut la hardiesse de venir camper seulement à trois stades de distance de Sylla, qui lui-même était campé sur les monts Pompéiens. Sylla ne put tolérer cette insolence ; et sans attendre celles de ses troupes qu'il avait envoyées fourrager, il marcha contre Cluentius ; mais il fut obligé de se replier. Après le retour de ses fourrageurs, il força Cluentius à quitter la place. Pour le moment donc, Cluentius campa plus loin. Mais il n'eut pas plus tôt reçu un renfort de Gaulois, qu'il s'approcha de nouveau de Sylla. Au moment où les deux armées allaient en venir aux mains, un Gaulois d'une énorme taille s'avança, et provoqua à un combat singulier le plus hardi des Romains. Un Mauritanien de petite stature se présenta. Il tua ce Gaulois ; et la terreur s'étant emparée des autres sur-le-champ, ils prirent la fuite. Cet événement rompit l'ordre de bataille de Cluentius : ses autres troupes se débandèrent également, et se sauvèrent en désordre dans la ville de Nole. Sylla se mit à leurs trousses. Il en tua environ trente mille dans la poursuite; et comme les habitants de Nole ne laissaient entrer les fuyards que par une seule porte, de peur que l'ennemi n'entrât avec eux, il en tua vingt mille de plus autour des murailles, du nombre desquels se trouva Cluentius, qui périt en combattant.

51. Sylla se dirigea alors vers les Hirpins, autre peuple, et bloqua Aeclanum. Les habitants, qui attendaient ce jour-là même un renfort de Lucaniens, demandèrent à Sylla quelque temps pour délibérer. Mais Sylla, se doutant de la ruse, ne voulut donner qu'une heure, et, dans l'intervalle, ayant fait apporter des fascines au pied des murailles qui n'étaient que de bois, il ordonna qu'on y mît le feu aussitôt que l'heure fut écoulée. Alors les citoyens effrayés capitulèrent. Mais Sylla livra la ville au pillage, parce qu'elle s'était rendue moins par bienveillance que par nécessité. Il épargna les autres villes des Hirpins, et tout ce peuple vint à résipiscence. Dès lors Sylla marcha contre les Samnites, mais non pas par la route le long de laquelle Mutilus, leur chef, gardait les passages. Il fit un détour pour en prendre une autre, par où Mutilus ne l'attendait pas. Tombant ainsi sur les Samnites à l'improviste, il tua beaucoup d'ennemis. Le reste prit la fuite en désordre, et Mutilus, blessé, réfugia avec peu de monde dans Ésernie. Sylla n'eut pas plus tôt forcé Mutilus dans son camp, qu'il prit le chemin de Bovianum, où se tenait le conseil des insurgés. Cette ville avait trois forteresses, et pendant que les habitants de Bovianum lui résistaient d'un côté, Sylla détacha quelques cohortes avec ordre de s'emparer de celle des deux autres forteresses dont il serait le plus facile de se rendre maître, et d'annoncer le succès en faisant de la fumée. A l'aspect de ce signal, Sylla attaqua la ville de front; et, après un rude combat de trois heures, il y entra en vainqueur. Tels furent les exploits de Sylla pendant cet été. A l'approche de l'hiver, il se rendit à Rome pour demander le consulat.

52. Cnéius Pompée, de son côté, avait réduit les Marses, les Marrucins, et les Vestiniens. Ailleurs Caius Cosconius, autre préteur romain, avait pris et incendié Salapie, fait rentrer Cannes dans l'obéissance, mis le siège devant Canuse, et livré une sanglante bataille aux Samnites qui étaient accourus au secours de cette place. Dans cette action il y eut beaucoup de morts de part et d'autre, et Cosconius, vaincu, fit sa retraite sur Cannes. Un fleuve le séparait de Trébatius, général des Samnites. Celui-ci lui fit dire, ou de passer le fleuve pour en venir aux mains avec lui, ou de s'éloigner pour le laisser passer lui-même. Cosconius prit ce dernier parti : mais pendant que Trébatius passait, il lui tomba dessus, le battit, et, comme il fuyait vers le cours d'eau, il lui fit perdre quinze mille hommes, et Trébatius se réfugia à Canuse avec les restes de son armée. Cosconius, après avoir ravagé les terres des Larinates, des Vénusiens, et d'Asculum, entra dans le pays des Pédicles et, en deux jours, il les eut soumis.

53. Cécilius Métellus, qui lui succéda dans le commandement, entra en Apulie et en vainquit à son tour les habitants dans une bataille où Popaedius, un autre des chefs des insurgés, perdit la vie. Le reste des vaincus passa par groupes sous les drapeaux du vainqueur. Tels furent les principaux événements de la Guerre Sociale en Italie qu'on poussa des deux côtés avec une grande vigueur jusqu'au moment où le droit de cité fut enfin accordé à tous les alliés, à l'exception des Lucaniens et des Samnites, qui pour lors furent laissés de côté : car je crois que ceux-là même les obtinrent également dans la suite. On les distribua dans les tribus de la même façon que ceux qui avaient les premiers obtenu cette prérogative, de peur que, confondus avec les citoyens de longue date, ils n'acquissent, par leur majorité numérique, la prépondérance dans les élections.

54. A cette époque, une nouvelle sédition éclata à Rome entre ceux qui étaient créanciers et ceux qui étaient débiteurs. Ceux-là ne prêtaient leur argent qu'avec intérêt, tandis qu'une ancienne loi prohibait l'usure sous peine d'une amende. Il paraît, en effet, que les anciens Romains, de même que les Grecs, avaient proscrit l'usure ; qu'ils l'avaient regardée comme un profit illicite, comme une chose onéreuse aux pauvres, et féconde en querelles et en inimitiés. C'était ainsi que les Perses avaient proscrit le prêt, comme une source de fraude et de mensonge. Cependant l'usage de l'usure reposait sur une pratique immémoriale. Les créanciers demandaient donc ce qui leur était dû, conformément à la pratique. De leur côté, les débiteurs différaient de payer, sous prétexte des calamités de la guerre et des séditions. Quelques-uns même menaçaient leurs créanciers de les faire condamner à l'amende. Le préteur Asellius, à qui toutes ces contestations étaient dévolues, renvoya les parties, faute de pouvoir les concilier, à se pourvoir respectivement par-devant les tribunaux ; et il laissa aux juges à prononcer entre la loi et l'usage. Les créanciers, furieux de ce qu'il avait ressuscité une loi tombée en désuétude, conjurèrent sa mort; et voici comment ils exécutèrent leur complot. Asellius faisait un sacrifice public, sur le Forum, en l'honneur de Castor et Pollux. Il était environné, comme on l'est d'ordinaire en pareil cas, de beaucoup de monde. On n'eut pas plutôt commencé par lui jeter une pierre, qu'il jeta sa fiole, prit la fuite à toutes jambes, pour se sauver dans le sanctuaire de Vesta. On le poursuivit; on le devança; on l'empêcha d'entrer dans le temple, et on l'égorgea dans une hôtellerie où il s'était réfugié. Plusieurs de ceux qui s'étaient mis à ses trousses pensant qu'il avait gagné en fuyant l'enceinte même des Vestales, pénétrèrent jusqu'où il n'était point permis aux hommes de pénétrer. Ce fut ainsi qu'Asellius, pendant sa préture, au milieu d'un acte religieux, revêtu de sa robe d'or et du costume sacerdotal, comme l'exigeait la cérémonie, fut égorgé en public, vers la deuxième heure, au pied des autels. Le sénat fit, à ce sujet, une proclamation portant que ceux qui feraient une révélation concernant le meurtre d'Asellius seraient récompensés, savoir, les hommes libres avec de l'argent, les esclaves par le don de la liberté, et les complices par l'impunité. Mais personne ne fit la moindre dénonciation, à cause des efforts que firent les créanciers pour que ce crime demeurât enveloppé de ténèbres.

55. Tels étaient les meurtres et les attentats séditieux dont Rome offrait le spectacle encore sporadique. Mais ensuite, les chefs de parti ne tardèrent point à s'attaquer les uns les autres, comme lors d'une guerre, avec de fortes armées, et la patrie était entre eux la palme de la victoire. Voici ce qui conduisit, et ce qui servit comme de passage, à ce nouvel ordre de choses, dès que la Guerre Sociale eut été terminée. Lorsque Mithridate, roi du Pont et de plusieurs autres pays, eut fait une irruption dans la Bithynie, dans la Phrygie, et dans les régions de l'Asie qui en sont voisines (événements dont j'ai raconté l'histoire dans le livre précédent), le commandement de l'Asie et de la guerre contre ce prince échut à Sylla, qui était alors consul, et encore à Rome. D'un autre côté, Marins, qui pensait que cette guerre était aussi facile que lucrative, et qui désirait d'en être chargé, engagea par de grandes promesses le tribun Pilblius Sulpicius à le servir dans ce dessein. En même temps, il fit espérer aux alliés, à qui l'on venait d'accorder les droits de cité, et qui ne formaient que la minorité dans les élections, qu'il les ferait distribuer dans toutes les tribus ; et afin d'être secondé par eux dans toutes ses vues, il s'abstint de faire rien pressentir touchant son intérêt personnel. Sulpicius présenta sur-le-champ une loi à ce sujet; et si cette loi eût été votée, tout devait tourner au gré de Marius et de Sulpicius, parce que les nouveaux citoyens étaient en bien plus grand nombre que les anciens. Ceux-ci, qui prévoyaient qu'ils auraient le dessous dans les assemblées publiques, conçurent une vive inimitié contre les autres. Ils se harcelaient réciproquement à coups de bâton, à coups de pierres. Le mal empirait chaque jour; de manière que les consuls, redoutant le jour du vote de la loi, qui approchait, proclamèrent un iustitium pour plusieurs jours, ainsi qu'on est dans l'usage de le faire à l'occasion des grandes solennités ; et cela dans la vue de reculer le jour des comices et le danger.

56. Sulpicius, impatient de cette mesure, ordonna à ceux de son parti de se rendre dans le Forum, armés de glaives sous leurs habits, et d'exécuter tout ce qu'exigeaient les circonstances, sans même respecter les consuls, s'il fallait aller jusqu'aux actes de violence. Après qu'il eut fait toutes ces dispositions, il attaqua, en pleine assemblée, la proclamation du iustitium, comme contraire aux lois ; et il enjoignit aux consuls Cornélius Sylla et Quintus Pompée de le révoquer sur-le-champ, afin qu'il pût mettre ses projets de loi en délibération. Un tumulte s'étant élevé, ceux qui étaient pourvus de glaives s'en armèrent, et menacèrent de faire main basse sur les consuls, qui contrariaient les intentions de Sulpicius. Là-dessus, Pompée s'échappa clandestinement; Sylla, de son côté, se retira comme pour délibérer sur ce qu'il avait à faire. Cependant les séditieux égorgèrent le fils de Pompée, gendre de Sylla, qui osa s'ingérer de parler avec trop de liberté et d'énergie. Un moment après, Sylla reparut, révoqua le iustitium, et partit pour Capoue rejoindre son armée qui l'y attendait pour marcher en Asie contre Mithridate ; car il ne se doutait pas le moins du monde de ce que l'on machinait contre lui. Mais Sulpicius, aussitôt qu'il eut obtenu la révocation du iustitium, et qu'il se vit favorisé d'ailleurs par l'absence de Sylla, fit passer sa loi et donner incontinent à Marius le commandement de la guerre contre Mithridate, à la place de Sylla; ce qui était l'objet de toutes ses manoeuvres

57. Lorsque Sylla en fut informé, il jugea qu'il n'avait plus d'autre ressource que celle des armes. Il réunit son armée pour la haranguer. Les troupes qui la composaient étaient elles aussi avides de l'expédition contre Mithridate, qu'elles regardaient comme lucrative; et elles craignaient que Marius, s'il partait en effet pour l'Asie, ne prît avec lui de préférence d'autres légions. Dans sa harangue à son armée, Sylla ne parla que de l'injure qu'il recevait de la part de Sulpicius et de Marius. Il ne s'expliqua ouvertement sur rien de plus, car il n'osa point proposer la guerre contre ses ennemis. Il se contenta d'inviter son armée à être prête à marcher au premier ordre. Ses soldats, pénétrant sa pensée, craignant d'ailleurs pour eux-mêmes que l'expédition en Asie ne leur échappât, mirent hautement à découvert l'intention de Sylla, et lui commandèrent de les mener hardiment à Rome. Joyeux de ces dispositions, Sylla se mit incontinent en marche à la tête de six légions. Tous les officiers supérieurs de l'armée, à l'exception d'un seul questeur, l'abandonnèrent. Ils s'enfuirent à Rome, révoltés de l'idée de conduire une armée contre la patrie. Des députés vinrent à sa rencontre sur sa route, lui demander pourquoi il marchait enseignes déployés contre Rome. Il répondit que c'était pour la délivrer de ses tyrans. Après avoir fait jusqu'à trois fois la même réponse à d'autres députations, il déclara néanmoins que, si le sénat, Marius et Sulpicius voulaient se réunir avec lui dans le Champ de Mars, il se soumettrait à ce qui serait déterminé. Comme il ne cessait de s'avancer, Pompée, son collègue, vint le joindre, le loua du parti qu'il avait pris, et le seconda dans toutes ses opérations. Marius et Sulpicius, qui avaient besoin de quelque délai pour se mettre pleinement en mesure, lui envoyèrent une autre députation, comme de la part du sénat, pour l'inviter à ne pas s'approcher de Rome en deçà de quarante stades, jusqu'à ce qu'on eût délibéré sur l'état actuel des choses. Sylla et Pompée, qui pénétrèrent l'intention de cette démarche, promirent qu'ils n'avanceraient pas davantage ; mais lorsque la députation eut tourné le dos, ils continuèrent d'aller en avant.

58. Sylla s'empara de la porte Esquiline et des murs qui l'avoisinaient. Pompée, avec une autre légion, s'empara de la porte Colline. Une troisième légion occupa le pont de bois, et une quatrième fut postée en réserve auprès des murailles. Sylla entra dans la ville à la tête des deux autres, avec l'allure et le comportement d'un ennemi. Les citoyens l'assaillirent sur son passage du haut de leurs maisons, jusqu'à ce qu'il les eût menacés d'incendier les maisons. Ils cessèrent alors. Marius et Sulpicius marchèrent contre lui avec le peu de monde qu'ils avaient armé à la hâte. Ils le rencontrèrent au marché Esquilin. Ce fut là que s'engagea le premier combat de citoyen à citoyen, dans le sein de Rome. Ce n'était plus s'attaquer sous des formes séditieuses; c'était ouvertement, au bruit des trompettes et enseignes déployées, comme en plein champ de bataille. C'est à cet excès que furent portés les maux de la république, faute d'avoir mis bon ordre aux séditions antérieures. Les troupes de Sylla furent d'abord repoussées. Alors il prit de sa propre main une enseigne, et affronta le péril, afin que la honte d'abandonner leur chef et l'opprobre attaché à la perte de leur enseigne, si elle leur était enlevée, ramenassent immédiatement les fuyards à la charge. En même temps, Sylla fit avancer des troupes fraîches du camp, et envoya ordre à une autre légion de prendre par la voie de Suburre pour attaquer les arrières de l'ennemi. Les adhérents de Marius, pressés par les renforts de Sylla, commencèrent à fléchir. Ils craignirent, d'un autre côté, d'être cernés par ceux qui venaient les prendre en queue. Ils appelèrent à leur secours les citoyens, qui combattaient encore depuis leurs maisons. Ils promirent la liberté à tous les esclaves qui viendraient prendre part au danger. Quand ils virent que personne ne bougeait, ayant perdu toute espérance, ils s'échappèrent immédiatement de la ville, et avec eux tous les patriciens qui avaient combattu pour la même cause.

59. Sylla se rendit alors à la Voie Sacrée et fit punir sur-le-champ les pillards, en présence de tout le monde. Il plaça des postes dans les différents quartiers de la ville. Pompée et lui passèrent la nuit à faire le tour de tous ces postes, pour veiller à ce que l'ordre ne fût troublé ni par ceux des citoyens dont la terreur s'était emparée, ni par les vainqueurs. Dès le point du jour, ils convoquèrent une assemblée du peuple. Ils déplorèrent la condition de la république, qui, depuis longtemps, était livrée à l'influence des démagogues; et ils s'excusèrent de ce qu'ils venaient de faire, sous l'empire de la nécessité. Ils firent régler qu'à l'avenir nul projet de loi ne serait présenté au peuple avant que d'avoir été agréé par le sénat, règlement qui avait anciennement existé, et qu'on avait depuis longtemps laissé tomber en désuétude. Ils firent statuer également que, dans les élections, on voterait, non point par tribus, mais par centuries, ainsi que le roi Tullus Hostilius l'avait établi. Ils s'imaginèrent que, de ces deux mesures, il résulterait que nulle loi ne serait présentée au peuple qu'elle n'eût préalablement été admise par le sénat; et que, dans les élections, l'influence étant transférée des citoyens les plus pauvres et les plus audacieux à ceux qui avaient de la fortune et de la prudence, il n'y aurait plus de ferment de sédition. Après avoir ainsi atténué la puissance des tribuns, laquelle était vraiment dégénérée en une sorte de despotisme, ils recrutèrent le sénat, réduit à un très petit nombre, et, pour cette raison, beaucoup déchu de sa considération. Ils y firent entrer à la fois trois cents des citoyens le plus gens de bien ; et tout ce que Sulpicius avait fait passer depuis la révocation du iustitium ordonné par les consuls, fut déclaré nul, comme fait au mépris des lois.

60. Ce fut ainsi qu'au milieu de ces séditions, des rixes et des querelles, on en vint aux meurtres, et des meurtres à des guerres proprement dites. Cette armée de citoyens fut la première qui entra dans Rome comme dans une ville ennemie. Depuis cet événement, on ne cessa point de voir intervenir les légions dans les débats des séditieux. Rome fut désormais continuellement livrée à des invasions, à des combats devant ses murs, à toutes les autres calamités de la guerre, sans que nulle pudeur, nul respect pour les lois, pour la république, pour la patrie, en imposassent à ceux qui faisaient usage de la violence. Cependant on fit, par décret public, déclarer ennemis du peuple romain Sulpicius, qui était encore tribun, Marius, qui avait été six fois consul, le fils de Marius, Publius Céthégus, Junius Brutus, Cnéius et Quintus Granius, Publius Albinovanus, Marcus Laetorius, et quelques autres, au nombre de douze en tout, qui s'étaient sauvés avec Marius. Ce décret fut motivé sur ce qu'ils avaient provoqué la sédition, porté les armes contre les consuls, et appelé les esclaves à la révolte par la promesse de la liberté. Il fut permis à qui les rencontrerait de les tuer impunément, à quiconque les saisirait de les traduire devant les consuls. Leurs biens furent confisqués. Des perquisiteurs furent mis à leurs trousses, et Sulpicius, ayant été découvert, fut égorgé.

61. Quant à Marius, il se déroba à toute perquisition en allant chercher un asile à Minturnes, seul, n'ayant personne à sa suite, ni appariteur, ni esclave. Les magistrats de cette ville, instruits qu'il était caché dans une maison obscure, redoutant le décret du peuple romain, mais voulant se garder d'être les meurtriers d'un citoyen qui avait été six fois consul et qui avait fait beaucoup de grandes choses, n'osèrent point agir à découvert, et chargèrent un Gaulois qui habitait là de prendre un glaive et de l'aller égorger. On dit que ce Gaulois, en s'approchant, au milieu des ténèbres, de Marius étendu sur la paillasse, avait pris peur en voyant sortir de ses yeux comme des éclairs ou des rayons de lumière, pendant que Marius, se mettant sur son séant, lui cria d'une voix de tonnerre : "C'est toi qui oses venir égorger Caius Marius ?" Le Gaulois recula d'effroi, et sortit de la maison en fuyant, semblable à un dément, s'écriant "qu'il n'avait pas pu égorger Caius Marius". Les magistrats, qui, d'ailleurs, n'avaient ordonné ce meurtre qu'avec répugnance, furent saisis d'une sorte de terreur religieuse. Ils se rappelèrent en même temps un pronostic qui avait promis à Marius sept consulats, pendant qu'il était encore enfant ; car à cette époque, en effet, sept poussins d'aigle tombèrent, dit-on, dans son giron, et les devins prédirent, en conséquence, qu'il arriverait sept fois à la suprême magistrature.

62. En réfléchissant là-dessus, et pensant, d'un autre côté, que c'était quelque Dieu qui avait épouvanté le Gaulois, les magistrats de Minturnes firent dire à Marins de sortir sur-le-champ de leur ville, et de chercher un autre asile où il pourrait. Marins, qui savait que Sylla le faisait poursuivre, et qu'il avait mis de la cavalerie à ses trousses, gagna du côté de la mer, par des chemins infréquentés. Il rencontra une espèce de grotte, où il se reposa, en se couvrant tout le corps de feuillage. Il entendit quelque bruit, et se couvrit en entier de feuilles. Sentant que le bruit se renforçait, il alla se jeter dans la petite barque d'un vieux pécheur, malgré la résistance de ce dernier ; et, quoique la mer fût houleuse, il coupa l'amarre, hissa la voile, et s'abandonna à la merci de la fortune. Il fut porté dans une î1e, d'où il fut retiré par un vaisseau qui portait plusieurs de ses amis, et qui l'emmena en Libye. Repoussé de la Libye, comme ennemi, par Sextilius qui y commandait, il passa l'hiver dans une île, à la hauteur des montagnes de la Numidie, un peu au-dessus de la Libye. Dans cette station maritime, vinrent le joindre, aussitôt qu'ils eurent de ses nouvelles, plusieurs de ceux qui avaient été enveloppés dans sa proscription ; savoir: Céthégus, Granius, Albinovanus, Laetorius, et, parmi d'autres, son propre fils, lesquels étaient parvenus à se sauver de Rome dans les États d'Hiempsal, roi de Numidie, et qui, craignant d'être livrés par lui aux Romains, se hâtèrent d'en sortir. Ainsi réunis, ils méditèrent sur les moyens de s'emparer de Rome à force ouverte, comme l'avait fait Sylla; mais, faute d'armée, ils restèrent à l'affût des événements.

63. Cependant Sylla, le premier des Romains qui se fût rendu maître de Rome par la force des armes, et qui pouvait peut-être, après avoir vaincu ses ennemis, se faire déclarer monarque, renonça volontairement à la force. Il renvoya son armée à Capoue, et continua ses fonctions en qualité de consul. D'un autre côté, les partisans des bannis, ceux surtout qui avaient le plus de fortune, plusieurs femmes riches, délivrées de la crainte des troupes, commencèrent à respirer, et à se remuer avec beaucoup de zèle pour le retour de ces citoyens. Ils n'épargnaient pour cela ni soins, ni dépenses. Ils environnaient d'embûches même la personne des consuls, parce qu'ils sentaient que, tant qu'ils seraient en vie, le retour des bannis serait impossible. À l'expiration de son consulat, Sylla eut pour sauvegarde le commandement de l'armée destinée contre Mithridate; quant à Quintus Pompée, l'autre consul, le peuple eut pitié de sa peur et lui décerna le commandement de l'Italie, ainsi que de l'autre armée qui y était alors, sous les ordres de Cnéius Pompée. Ce dernier apprit cette nouvelle avec déplaisir, et néanmoins il fit un bon accueil à son successeur lorsqu'il arriva dans son camp. Le lendemain, au moment où il entrait en fonction, Cnéius se tint éloigné de lui, comme un homme privé ; là-dessus, plusieurs soldats cernèrent leur nouveau chef, comme ayant l'air de vouloir entendre de plus près ce qu'il allait dire, et ils le massacrèrent. Chacun alors prenant la fuite, Cnéius Pompée vint à la rencontre des assassins de Quintus ; il leur reprocha d'avoir violé les lois en massacrant le proconsul ; et, tout en faisant éclater son indignation, il reprit de suite le commandement.

64. Aussitôt que l'on sut à Rome la fin tragique de Pompée, Sylla, commençant à craindre pour lui, ne se montra plus nulle part qu'escorté par ses amis. Il se fit garder par eux pendant la nuit, et, sans tarder longtemps, il partit pour Capoue, alla se mettre à la tête de son armée, et s'embarqua de là pour l'Asie. Les amis des bannis reprirent courage sous le consulat de Cinna, qui succédait à Sylla. Ils réchauffèrent le zèle des nouveaux citoyens pour les projets de Marius, qui consistaient à les distribuer également dans toutes les tribus, pour éviter qu'en votant les derniers, leur droit de suffrage ne fût réduit à n'être en effet qu'une chimère. Tel fut le prélude du retour de Marius lui-même et de ses compagnons d'infortune. Les citoyens des anciennes tribus s'y opposaient de toutes leurs forces ; et tandis que Cinna, gagné, à ce qu'on croit, moyennant trois cents talents, servait la cause des premiers, les intérêts des autres étaient soutenus par Octavius, l'autre consul. Les partisans de Cinna s'emparèrent les premiers du Forum, avant des glaives cachés, demandant à grands cris d'être également répartis dans toutes les tribus. Les plus sains d'entre les plébéiens se rendirent auprès d'Octavius, armés de glaives comme les autres. Pendant qu'Octavius attendait les événements sans bouger de sa maison, on vint lui annoncer que la plupart des tribuns se prononçaient contre ses adversaires ; que les nouveaux citoyens faisaient un grand tumulte ; qu'ils avaient déjà dégainé leurs glaives en pleine rue et qu'ils allaient attaquer aux rostres les tribuns qui parlaient contre la loi. Octavius, informé de tous ces détails, se mit en mouvement lui-même. Il prit par la Voie Sacrée, accompagné d'une multitude de citoyens extrêmement pressés l'un contre l'autre ; et, se précipitant comme un torrent dans le Forum, il se fit jour au milieu de ceux qui l'occupaient, et les sépara les uns des autres. Après avoir ainsi créé la stupeur, il poussa jusque vers le temple de Castor et Pollux, pour en chasser Cinna. Alors les partisans d'Octavius firent main basse, sans ordre préalable, sur les nouveaux citoyens, en tuèrent plusieurs, et poursuivirent les fuyards jusqu'aux portes de Rome.

65. Cependant Cinna, fort du nombre des nouveaux citoyens et espérant d'avoir le dessus, ayant vu que, contre toute attente, le plus petit nombre l'avait emporté à force d'audace, se répandit dans la ville, appelant à lui les esclaves par l'appât de la liberté. Mais personne ne répondit à son appel. Alors il sortit de Rome et parcourut les villes qui en étaient voisines, et qui avaient été récemment admises au droit de suffrage, telles que Tibur, Préneste, et toutes celles qui se trouvèrent sur son chemin, jusqu'à Nole, les provoquant toutes à l'insurrection, et se faisant fournir de l'argent pour faire la guerre. Tandis qu'il agissait ainsi, et qu'il faisait ses dispositions, ceux des membres du sénat qui abondaient dans son sens accoururent auprès de lui, savoir, Caius Milonius, Quintus Sertorius, et un autre Caius Marius. De son côté, le sénat sévit contre Cinna ; et, sous prétexte qu'étant consul il avait déserté la ville au milieu du danger, et que, d'ailleurs, il avait provoqué les esclaves à la liberté, il lui enleva, par un décret, et l'autorité consulaire et le titre de citoyen. On le fit remplacer par Lucius Mérula, grand prêtre de Jupiter ; ce prêtre est nommé flamine et il a seul le privilège d'être continuellement couvert de son chapeau, tandis que les autres prêtres ne peuvent le porter que pendant la durée des cérémonies. Cinna se rendit à Capoue, où était une autre armée des Romains. Il s'en concilia les chefs, ainsi que les membres du sénat qui s'y trouvaient. Il parut au milieu d'eux, d'abord avec l'appareil consulaire ; mais, ayant fait briser ses faisceaux en leur présence, comme s'il n'était plus qu'un homme privé, il leur dit, les larmes aux yeux : « C'était de vous, citoyens, que j'avais reçu cette magistrature, car je la tenais de l'élection du peuple ; et le sénat vient de me l'enlever sans votre concours. Mais quel que soit le traitement personnel que j'éprouve, c'est encore plus celui qui vous intéresse qui est l'objet de mon indignation. Car, quel besoin a-t-on désormais de se concilier les tribus pour les élections ? Qu'a-t-on à faire de vos suffrages ? Quelle influence aurez-vous encore dans les assemblées publiques, dans la confection des lois, dans les élections des consuls, si vous ne pouvez point maintenir votre ouvrage, et si l’on peut vous enlever ainsi les magistrats que vous vous êtes donnés vous-mêmes ? »

66. Il échauffa les esprits avec ce discours. Il entra dans plusieurs détails, pour déplorer sa condition personnelle. Il déchira sa robe. Il se précipita de la tribune. Il se jeta contre terre au milieu des assistants, et resta assez longtemps dans cette situation, jusqu'à ce qu'on vînt le relever à grands cris et le replacer sur son siège consulaire. On fit reporter des faisceaux devant lui. On lui dit de reprendre courage, d'agir encore en qualité de consul, et de faire marcher l'armée où il le jugerait nécessaire ; et à l'instant les tribuns militaires saisirent l'occasion et prêtèrent entre ses mains le serment d'usage pour eux, et chacun le fit prêter à ses hommes Après s'être bien assuré de l'armée, Cinna parcourut toutes les villes des alliés, les excitant elles aussi à s'intéresser à lui dans un malheur où, avant tout, son zèle pour eux l'avait conduit. Ces villes lui fournirent de l'argent et des soldats. Beaucoup d'autres grands personnages, ennemis de la tranquillité de la république, quittèrent Rome pour se ranger de son côté. Pendant que Cinna était occupé de la sorte, les consuls Octavius et Mérula entourèrent Rome de retranchements, fortifièrent ses murailles, dressèrent des machines de guerre, et envoyèrent demander des auxiliaires aux villes encore fidèles jusqu'à la Gaule voisine. Ils firent en même temps donner ordre à Cnéius Pompée, proconsul, qui était à la tête d'une armée le long de la mer Ionienne, de venir en diligence au secours de la patrie.

67. Pompée se mit en effet en marche, et vint camper auprès de la porte Colline. Cinna le suivit de près, et campa vis-à-vis de lui. Cependant Marius, informé de ces événements, était débarqué en Toscane avec ses compagnons d'exil. Il eut bientôt autour de lui cinq cents esclaves, qui étaient accourus de Rome pour joindre leurs maîtres. Il parcourut les villes qu'il trouva sur son chemin, encore hideux et hirsute, afin d'exciter la pitié, rappelant ses combats, ses victoires contre les Cimbres, et ses six consulats ; promettant, d'un air qui annonçait qu'il tiendrait parole, qu'il ferait jouir les nouveaux citoyens du droit de suffrage, avantage qu'ils avaient à coeur sur toutes choses : ce qui réunit sous ses ordres six mille Étrusques, à la tête desquels il vint se joindre à Cinna, qui le vit avec plaisir venir seconder ses mesures. Après leur jonction, ils vinrent camper sur les bords du Tibre, distribués en trois corps, Cinna et Carbon avec lui en face de la ville ; Sertorius au-dessus de la ville, au nord ; et Marius du côté de la mer. Ils jetèrent des ponts sur le Tibre pour établir leurs communications et pour couper les vivres à la ville. Marius prit aussi Ostie et la saccagea, et Cinna envoya des forces contre Ariminum et s'en rendit maître, afin d'empêcher que Rome pût recevoir aucun renfort du côté de la Gaule qui lui était soumise.

68. La terreur s'empara des consuls, qui avaient besoin d'une autre armée et qui ne pouvaient pas rappeler Sylla, déjà arrivé en Asie ; mais ils ordonnèrent à Cécilius Métellus, qu'un reste de rebelles de la Guerre Sociale occupait encore dans le pays des Samnites, de traiter comme il pourrait avec eux, et de venir en diligence au secours de la patrie assiégée. Mais Métellus n'ayant pas voulu accéder à ce que demandaient les Samnites, Marius, quand il l'apprit, traita avec eux aux mêmes conditions qu'ils avaient proposées à Métellus, ce qui les rendit ses auxiliaires. D'un autre côté, Marius fit rappeler à Claudius Appius, tribun militaire, qui gardait le long des murailles les hauteurs du Janicule, le souvenir des services qu'il lui avait anciennement rendus. Celui-ci le laissa pénétrer dans la ville, en lui ouvrant la porte dès le point du jour. Cinna entra aussi par le même endroit. Mais ils furent sur-le-champ repoussés par Octavius et Pompée, qui marchèrent contre eux. Un violent orage ayant ensuite éclaté sur le camp de Pompée, plusieurs patriciens, et Pompée entre autres, périrent.

69. Marius, après avoir coupé les vivres, tant venant de la mer que du nord, par le fleuve, attaqua les villes voisines de Rome, où elle avait ses magasins. Il se jeta incontinent sur les garnisons affectées à la protection des provisions, et il se rendit maître d'Antium, d'Aricie, de Lanuvium, et de quelques autres, parmi lesquelles il y en eut qui lui furent livrées par trahison. Aussitôt qu'il eut aussi coupé les vivres du côté du continent, il marcha hardiment contre Rome par la voie Appienne, avant qu'elle eût le temps d'en recevoir de nul autre côté. Cinna et lui, avec leurs généraux, Carbon et Sertorius, campèrent à cent stades de la ville. Octavius, Crassus et Métellus avaient pris poste face à eux, sur le mont Albain, où ils attendaient les événements ultérieurs, se flattant d'être encore supérieurs par le nombre et par le courage, mais répugnant à agir à la hâte et à faire dépendre le sort entier de la patrie du résultat d'une seule bataille. Cependant Cinna envoya des hérauts autour de la ville, pour promettre la liberté aux esclaves qui viendraient d'eux-mêmes se joindre à lui. Cette proclamation lui en attira sur-le-champ un grand nombre. Le sénat effrayé, redoutant d'ailleurs les fureurs du peuple, si la pénurie des subsistances se prolongeait davantage, renonça à ses projets de résistance, et envoya des députés à Cinna pour négocier. Cinna leur demanda s'ils venaient vers lui comme vers un consul, ou comme vers un homme privé. Ne sachant que répondre, les députés s'en retournèrent vers la ville. Dans cet intervalle, une foule de citoyens sortirent de Rome et passèrent en masse du côté de Cinna, les uns par la crainte de la famine, les autres par l'impulsion d'une affection antérieure pour son parti, et qui n'attendait qu'une occasion pour se déclarer.

70. Alors Cinna s'approcha des murailles d'un air de mépris, et lorsqu'il n'en fut qu'à la distance d'un trait de flèche, il forma son camp, pendant que les troupes qui étaient sous les ordres d'Octavius flottaient entre l'incertitude, la crainte, et la répugnance de rien entreprendre, après avoir vu la défection des transfuges et les échanges de délégations. Cependant le sénat était dans un très grand embarras. Il trouvait très dur de dépouiller du consulat Lucius Mérula, le grand prêtre de Jupiter, qui avait remplacé Cinna pour le consulat, et qui n'avait encouru aucun reproche durant sa magistrature. Mais, épouvanté d'ailleurs par les maux qui le menaçaient, il envoya une nouvelle députation à Cinna, chargée de reconnaître son titre de consul ; et, sans s'attendre à aucune condition avantageuse, il se contenta d'exiger de Cinna le serment qu'il n'y aurait point de sang répandu. Cinna refusa le serment qu'on lui demandait ; mais il promit seulement qu'il ne serait volontairement la cause de la mort de personne. Il envoya ordre en même temps à Octavius, qui avait fait un détour pour entrer dans la ville par d'autres portes, de s'éloigner, de peur que, contre son intention, quelque malheur ne lui arrivât. Telle fut la réponse que fit Cinna aux députés du sénat, du haut d'une tribune élevée, à la manière d'un consul ; mais Marius, qui était auprès de son siège, et qui gardait un profond silence, laissait lire dans la férocité de son visage qu'il ferait répandre beaucoup de sang. Le sénat, satisfait de la parole de Cinna, lui ouvrit les portes de Rome, ainsi qu'à Marius (car on sentait bien que tout ce qui se passait était l'oeuvre de ce dernier, et que Cinna ne faisait que prêter son nom). Mais Marius, souriant avec une très remarquable ironie, observa qu'il n'était pas permis à des bannis d'entrer dans la ville ; et sur-le-champ les tribuns du peuple révoquèrent la condamnation à l'exil prononcée contre lui, et contre tous ceux qui avaient subi le même sort sous le consulat de Sylla.

71. Cela fait, Marius et Cinna entrèrent dans Rome au milieu d'une terreur universelle. Ils laissèrent piller impunément les maisons de ceux qui s'étaient ouvertement déclarés leurs ennemis. Ils avaient l'un et l'autre promis sûreté à Octavius sur la foi du serment. Les devins et les haruspices avaient prédit qu'il ne lui arriverait aucun mal ; mais ses amis lui conseillaient de prendre la fuite. Octavius leur répondit qu'il n'abandonnerait jamais Rome pendant qu'il serait consul. Néanmoins, afin de se mettre un peu de côté, il prit le chemin du Janicule, accompagné des plus illustres patriciens, escorté de quelques troupes qui lui restaient, porté sur son siège consulaire, revêtu du costume de sa magistrature, précédé de ses licteurs armés de haches et de faisceaux, attributs du consul. Là-dessus on vit courir après lui Censorinus, suivi d'un peloton de cavalerie. Ses amis, les soldats même qui l'entouraient, le pressèrent de nouveau de se sauver en fuyant, et ils lui présentèrent à cet effet un cheval. Il ne daigna pas même se lever ; il attendit le coup de la mort. Censorinus, lui ayant fait trancher la tête, la porta à Cinna, qui la fit accrocher aux rostres, dans le Forum, ce qui était sans exemple envers un consul. Après Octavius, furent décapités beaucoup d'autres, dont les têtes subirent le même sort que la sienne, genre d'horreur qui se perpétua et qui, commencé avec Octavius, se réitéra dans les séditions subséquentes, de la part des vainqueurs contre les vaincus. Marius et Cinna firent faire immédiatement des perquisitions contre leurs ennemis, soit sénateurs, soit chevaliers. On ne faisait aucune attention à ceux qui appartenaient à l'ordre des chevaliers après qu'on les avait égorgés ; mais tous ceux qui étaient membres du sénat, leurs têtes étaient exposées aux rostres. On ne redoutait plus ni la vengeance des dieux, ni la justice des hommes. On s'abandonnait au meurtre sans aucune crainte. On se livrait aux plus atroces attentats ; et, de ces attentats, on passait à des horreurs plus atroces encore. On égorgeait sans nulle pitié. On coupait les têtes des cadavres mêmes, et l'on en formait un spectacle horrible, pour inspirer la terreur et l'effroi, ou pour assouvir les regards de la fureur.

72. Caius Julius, Lucius Julius, les deux frères, Atilius Serranus Publius, Lentulus, Caius Numi­torius et Marcus Bebius furent arrêtés et égorgés sur les grands chemins. Crassus, qui se sauvait avec son fils, voyant des assassins qui le poursuivaient, se hâta de donner la mort à son enfant, et lui-même fut immolé par les satellites de Marius. Le rhéteur Marcus Antonius s'était réfugié dans un village. Le villageois qui lui donnait l'hospitalité envoya son esclave chercher du vin à la taverne, de meilleure qualité que de coutume. Le tavernier demanda à l'esclave pour quelle raison il prenait du vin de meilleure qualité. L'esclave le lui dit à l'oreille, prit son vin et se retira. Le tavernier courut sur-le-champ instruire Marius de ce qu'il venait d'apprendre. Marius n'en fut pas plus tôt informé, que, plein de joie, il voulut marcher lui-même et se charger de l'expédition. Mais ses amis l'ayant retenu, un tribun, qui en reçut l'ordre, conduisit quelques soldats à la maison désignée. Antonius eut recours à son grand talent pour la parole. Il entretint et amusa longtemps les soldats, s'efforçant par divers détails de leur inspirer de la commisération, jusqu'à ce que le tribun, impatient de savoir le résultat, monta lui-même, et, trouvant ses soldats occupés à écouter Antonius, il l'égorgea de sa propre main, pendant qu'il parlait encore, et il envoya sa tête à Marius.

73. Les esclaves de Cornutus le sauvèrent habilement, en le cachant dans une sorte de tanière. Ils avaient rencontré un cadavre tout auprès ; ils arrangèrent un bûcher, et voyant survenir les sicaires, ils mirent le feu au bûcher, et dirent à ceux qui cherchaient leur maître qu'il s'était pendu et qu'ils le réduisaient en cendres. Tel fut l'artifice de ces esclaves, auxquels leur maître fut redevable de son salut. Quintus Ancharius épia le moment où Marius se rendrait au Capitole pour y faire un sacrifice. Il espérait que la sainteté du lieu lui ferait accorder sa grâce. Mais Marius, après avoir commencé son sacrifice, voyant Ancharius venir à lui et le saluer, ordonna sur-le-champ à ceux qui l'entouraient de l'immoler dans le Capitole. Sa tête, celle d'Antonius le rhéteur, et des autres qui avaient été ou préteurs au consuls, furent du nombre de celles qui furent exposées dans le Forum. Il ne fut permis à personne de donner une sépulture à aucune de ces victimes. Les oiseaux et les chiens s'en disputèrent les dépouilles. Et il y eut aussi beaucoup de factieux qui s'entre-tuèrent sans motif. D'autres citoyens furent condamnés à l'exil ; plusieurs eurent leurs biens confisqués ; plusieurs furent dépouillés de leurs charges. Les lois provoquées par Sylla furent abrogées. Tous ses amis recevaient la mort. Sa maison fut rasée. Ses biens furent confisqués. Il fut lui-même déclaré ennemi de la république. Sa femme et ses enfants, que l'on fit chercher, prirent la fuite. En un mot, dans ce chaos de calamités, nul attentat ne fut omis.

74. Après tous ces meurtres impunis, on voulut avoir l'air de laisser reprendre aux lois leur empire. Des accusateurs furent apostés contre Mérula, le grand prêtre de Jupiter, à qui on en voulait, parce qu'il avait remplacé Cinna, quoiqu'on n'eût d'ailleurs aucun reproche à lui faire, de même que contre Lutatius Catulus, ancien collègue de Marius dans la guerre contre les Cimbres, à qui Marius avait précédemment sauvé la vie, et qui, dans ces dernières circonstances, oubliant ce que Marius avait fait pour lui, s'était montré un des plus ardents provocateurs de son exil. On les fit garder de près, sans qu'ils s'en doutassent. Le jour où ils devaient être jugés étant arrivé, et la sommation de comparaître ayant été proclamée (car, après quatre sommations réitérées à des heures dont les intervalles étaient réglés, on pouvait user de mainmise), Mérula s'ouvrit lui-même les veines, et son testament de mort apprit qu'avant que de le faire il avait quitté son chapeau ; car il était défendu par la loi de mourir dans ce sacerdoce avec le chapeau sur la tête. Catulus fit allumer du charbon dans une chambre nouvellement crépie et encore humide, et se laissa étouffer. C'est ainsi que périrent Catulus et Mérula. D'un autre côté, tous les esclaves qui, pour avoir répondu à la proclamation que Cinna avait fait faire autour des murs de Rome, étaient devenus libres, et qui marchaient alors sous ses enseignes, se jetaient dans les maisons, les pillaient, égorgeant tous les malheureux qui leur tombaient sous la main. C'était de préférence contre leurs anciens maîtres que certains d'entre eux exerçaient ces brigandages. Cinna leur ayant plusieurs fois défendu de récidiver, sans rien obtenir, les fit cerner, une nuit, et les fit égorger jusqu'au dernier par un corps de Gaulois. Tel fut le juste châtiment que ces esclaves reçurent de leur infidélité répétée envers leurs maîtres.

75. L'année suivante, Cinna fut élu consul pour la seconde fois, et Marius pour la septième ; car, malgré son exil, malgré la proclamation qui avait mis sa vie à la merci de quiconque le rencontrerait, le pronostic des sept aiglons prévalut. Pendant qu'il méditait de nombreuses et de grandes mesures contre Sylla, il mourut dans le premier mois de son consulat. Cinna fit choix, pour le remplacer, de Valérius Flaccus, qu'il envoya en Asie ; mais Valérius Flaccus étant mort, il prit Carbon pour collègue, à la place du défunt.

76. Sylla, pressé de s'en retourner à Rome pour en imposer à ses ennemis, se hâta, ainsi que je l'ai dit ailleurs, d'en finir avec Mithridate. Dans l'espace de moins de trois ans, il avait fait mordre la poussière à cent soixante mille hommes ; il avait réuni à l'empire romain la Grèce, la Macédoine, l'Ionie, l'Asie, et beaucoup d'autres régions dont Mithridate s'était antérieurement emparé. Il avait enlevé à ce prince tous ses vaisseaux, et l'avait confiné, après tant de conquêtes, dans les anciennes limites de ses États. Sylla donc reprit le chemin de Rome, à la tête d'une armée nombreuse qui lui était dévouée, qui était à l'épreuve des fatigues de la guerre, et qui s'enorgueillissait des grandes choses qu'elle avait faites. Il avait aussi beaucoup de vaisseaux à ses ordres. Il était pourvu d'argent et de toutes les autres munitions militaires. Ses ennemis en furent épouvantés. Carbon et Cinna, redoutant son approche, envoyèrent des émissaires par toute l'Italie, pour amasser de l'argent, pour lever des troupes, et pour préparer des vivres. Ils firent embrasser leur parti aux citoyens puissants par leur fortune, en multipliant les contacts avec eux. Ils échauffèrent le zèle des villes alliées, de celles principalement dont les citoyens venaient d'obtenir le droit de cité, en leur représentant que c'était à cause d'elles qu'ils étaient en danger. Ils firent armer des vaisseaux en masse. Ils donnèrent ordre à ceux qui étaient en Sicile de revenir. Ils mirent les rivages de la mer en état de défense. Ils ne négligèrent aucune des dispositions de sûreté que la terreur et le sentiment de l'urgence purent leur inspirer dans ces circonstances critiques.

77. Cependant Sylla adressa au sénat un message écrit d'un ton de fierté et d'assurance, où il ne parla que de lui. Il y rappela ce qu'il avait fait, et en Afrique, dans la guerre contre Jugurtha, roi de Numidie, lorsqu'il n'était encore que questeur, et comme légat, dans la guerre contre les Cimbres, et durant sa préture en Cilicie, et dans le cours de la Guerre Sociale, et pendant son consulat. Il fit ensuite le tableau de ce qu'il venait d'exécuter contre Mithridate. Il en fit sonner haut les résultats, au milieu de la nomenclature des nations diverses qu'il avait fait passer de la domination de ce prince sous celle du peuple romain. Il fit valoir surtout que son camp avait servi de refuge aux malheureux que Cinna avait exilés, et qu'il avait allégé le poids de leur infortune. Il ajouta qu'en récompense de toutes ces choses, ses ennemis l'avaient déclaré ennemi public ; qu'ils avaient fait raser sa maison et donner la mort à tous ceux qui lui étaient attachés ; que sa femme même et ses enfants avaient eu beaucoup de peine à venir chercher leur salut auprès de lui. Il termina en disant qu'incessamment il arriverait pour venger les victimes individuelles, ainsi que la république entière, des auteurs de ces attentats, et en promettant d'avance que nul ressentiment ne serait d'ailleurs exercé ni contre les anciens, ni contre les nouveaux citoyens. Une terreur universelle suivit la lecture de ce message. Le sénat envoya à Sylla des députés chargés de négocier un raccommodement avec ses ennemis, et de lui dire que, s'il croyait avoir besoin de l'intervention du sénat pour quelque mesure de sûreté personnelle, il pouvait la lui faire demander au plus tôt. Il fit dire en même temps à Cinna et à ses partisans de cesser de lever des troupes, jusqu'à la réponse de Sylla. Ils promirent de cesser en effet. Mais, après le départ des députés, ils se désignèrent eux-mêmes comme consuls pour l'année à venir, afin de se dispenser de se rendre bientôt à Rome à ce sujet ; et cependant, en parcourant l'Italie, ils levèrent une armée qu'ils embarquèrent par détachements pour la Liburnie, d'où ils devaient se mettre en marche pour aller à la rencontre de Sylla.

78. La première division de leurs troupes fit le trajet avec succès. La seconde fut arrêtée par une tempête, et tous ceux des soldats déjà embarqués qui retournèrent à terre s'enfuirent chacun dans son pays, sous prétexte qu'ils répugnaient à aller combattre contre leurs concitoyens. Les autres divisions, ayant appris cette défection, refusèrent également de s'embarquer pour la Liburnie. Cinna, indigné, assembla les troupes pour les haranguer avec le ton de la menace. Les troupes, irritées de leur côté, obéirent à la convocation, avec l'intention de montrer de la résistance. Un des licteurs de Cinna, qui marchait au-devant de lui pour lui ouvrir le passage, frappa un individu qui se trouvait sur son chemin. Un des soldats de l'armée frappa de son côté le licteur. Cinna ordonna que le soldat fût saisi ; une clameur universelle répondit à cet ordre, et Cinna se vit assaillir à coups de pierres. Alors les soldats qui l'entouraient mirent le glaive à la main, et le massacrèrent. Ce fut ainsi que, à son tour, périt Cinna, au milieu de son consulat. Carbon rappela les troupes qui étaient passées en Liburnie ; et, craignant les suites de ce qui s'était passé, il ne voulait pas retourner à Rome, quoique les tribuns du peuple l'y invitassent avec insistance, pour faire nommer un autre consul en remplacement de Cinna. Sur la menace qu'ils lui firent de le destituer, il se rendit, et convoqua les comices pour l'élection d'un consul. Les auspices ne s'étant pas trouvés favorables au jour marqué pour l'élection, il en assigna un autre. Mais cet autre jour-là, le feu du ciel étant tombé dans les enceintes sacrées du temple de la Lune et de celui de Cérès, les augures reculèrent l'élection jusqu'après le solstice d'été, et Carbon demeura seul.

79. Cependant Sylla avait répondu aux députés du sénat que, quant à lui, il ne serait jamais l'ami de ceux qui avaient commis de tels attentats ; qu'il ne trouverait pas mauvais que la république leur fit grâce de la vie, mais, quant à la sécurité, il dit que c'était lui qui pourrait la leur assurer à jamais, ainsi qu'à ceux qui s'étaient réfugiés auprès de lui, parce que son armée lui était singulièrement affectionnée, donnant clairement à entendre, par ce seul mot, qu'il n'était point dans l'intention de la licencier, et que, déjà, il roulait dans sa tête des projets de tyrannie. Il demanda que son titre de citoyen, que ses biens, que son sacerdoce lui fussent rendus, ainsi que tous les autres anciens honneurs dont il pouvait avoir été revêtu, tels qu'il les possédait auparavant ; et il fit partir avec les députés du sénat quelques-uns de ses officiers, pour faire cette demande en son nom. À leur arrivée à Brindes, ces officiers apprirent la mort de Cinna. Ils apprirent aussi que la ville était sans gouvernement. En conséquence, ils rebroussèrent vers Sylla, sans aller remplir leur commission. Sylla, instruit de ces circonstances, se mit en marche à la tête de cinq légions de troupes italiennes, de six mille hommes de cavalerie, de quelques troupes du Péloponnèse et de Macédoine, au nombre total de quarante mille hommes ; et, avec une flotte de seize cents vaisseaux, il se rendit du Pirée à Patras, et de Patras à Brindes. En reconnaissance de ce que les citoyens de cette ville le laissèrent débarquer sans coup férir, il leur accorda, dans la suite, une exemption d'impôt, prérogative dont ils jouissent encore. Il ne tarda pas à pousser en avant avec son armée.

80. Cécilius Métellus, surnommé le Pieux, qui depuis longtemps avait été délégué pour étouffer les derniers mouvements de la Guerre Sociale, et qui n'était point venu à Rome du temps de Cinna et de Marius, attendant les événements dans la Ligurie, vint de lui-même se mettre sous les ordres de Sylla avec le corps dont il avait le commandement. Il avait encore le titre de proconsul ; car ceux qui en ont été revêtus le gardent jusqu'à leur retour à Rome. Après Métellus, vint Pompée, celui qui, peu de temps après, fut surnommé le Grand. Il était fils du Pompée qui avait été écrasé par la foudre, et qui ne passait pas pour être l'ami de Sylla. Malgré cela, son fils, écartant toute défiance, vint se réunir à Sylla avec une légion qu'il avait levée dans le Picentin grâce à la réputation de son père qui avait été très influent dans ce pays. Peu de temps après, il en leva deux autres ; et, de tous les partisans de Sylla, ce fut lui qui lui rendit le plus de services. Aussi, quoiqu'il fût jeune encore, Sylla le distingua au point qu'on dit qu'il ne se levait que pour lui lorsqu'il se présentait. Sur la fin de la guerre, il l'envoya en Afrique, pour y donner la chasse aux amis de Carbon, et pour rétablir dans son royaume de Numidie Hiempsal, que les Numides avaient expulsés. Sylla lui fit décerner, à cette occasion, les honneurs du triomphe sur les Numides, tout jeune qu'il était, et quoiqu'il ne fût pas encore sorti de l'ordre des chevaliers. Dès cette époque, Pompée prit un grand essor. Il fut chargé d'aller combattre Sertorius en Espagne, et ensuite Mithridate dans le Pont. Céthégus aussi vint rendre hommage à Sylla, quoiqu'il eût été, avec Cinna et Marius, un de ses plus violents antagonistes, et qu'il eût été condamné à l'exil avec eux. Il se présenta d'un air suppliant, et s'offrit à le servir en tout ce qu'il jugerait à propos.

81. Mais Sylla, voyant déjà autour de lui une armée nombreuse et beaucoup d'illustres amis, attacha plusieurs de ces derniers à son service en qualité de lieutenants ; et, de concert avec Métellus, proconsul comme lui, il se porta en avant. Car Sylla paraissait encore revêtu du titre de proconsul, qu'il avait lors de son départ pour la guerre contre Mithridate, quoique Cinna l'eût fait déclarer ennemi de la république. Cependant Sylla marchait contre ses ennemis en dissimulant la haine profonde dont il était animé. D'un autre côté, ceux des citoyens de Rome qui connaissaient bien le fond de son caractère, qui avaient encore devant les yeux le tableau de sa première entrée à Rome à la tête des légions et la prise de la ville, qui se souvenaient des décrets qu'ils avaient pris contre lui, qui songeaient à sa maison renversée de fond en comble, à ses biens confisqués, à ses amis égorgés, à sa famille qui avait eu tant de peine à se sauver, étaient pleins de terreur ; et, sentant qu'il n'y avait point de milieu pour eux entre la victoire ou la mort, ils appuyaient en tremblant les mesures que les consuls préparaient contre Sylla. On parcourait l'Italie, ramassant des troupes, des vivres et de l'argent, avec la plus grande activité et le plus grand zèle, comme dans le plus critique danger.

82. Caius Norbanus et Lucius Scipion, alors consuls, et, avec eux, Carbon, qui l'était l'année précédente, unis par leur commune haine contre Sylla et par une peur beaucoup plus forte que celle des autres, car ils étaient conscients d'avoir commis des actes pires, levèrent dans Rome une armée aussi nombreuse qu'il leur fût possible ; et, après l'avoir réunie à celle que fournirent les villes alliées de l'Italie, ils marchèrent contre Sylla en détachements séparés, ayant d'abord sous leurs ordres deux cents cohortes de cinq cents hommes. Ils ne tardèrent pas à en avoir un plus grand nombre ; car la bienveillance des citoyens envers les consuls y faisait beaucoup. Sylla, en effet, avait l'air d'un ennemi qui venait attaquer la patrie, au lieu que les consuls semblaient ne défendre que cette patrie tandis qu'ils ne défendaient que leur propre cause.
Ils avaient d'ailleurs pour auxiliaires beaucoup de ceux qui, ayant coopéré avec eux aux maux précédents, croyaient en devoir comme eux redouter les suites. Ils connaissaient assez bien Sylla pour savoir qu'il ne se contenterait pas d'infliger quelques châtiments, de remettre les choses dans l'état où il les avait laissées, d'en imposer à ses antagonistes, mais qu'il lui faudrait des ruines, des morts, des confiscations, une extermination massive et totale ; et cette opinion ne les trompait pas. Car après toutes les calamités d'une guerre où, dans une seule action, de dix mille hommes à vingt mille hommes restèrent sur le champ de bataille, sans compter les cinquante mille qui périrent, tant d'un côté que de l'autre, autour des murailles de Rome, il n'y eut point d'horreurs auxquelles Sylla ne se livrât contre les individus qui survécurent, et contre les villes, jusqu'à ce que, s'étant exclusivement emparé de l'autorité suprême de l'Empire romain, il la garda aussi longtemps qu'il voulut.

83. Au surplus, dans cette guerre, les Dieux parurent annoncer d'avance ces funestes événements. Plusieurs accidents extraordinaires, soit publics, soit particuliers, qui eurent lieu en divers endroits de l'Italie, en furent les sinistres avant-coureurs. Ces présages en firent rappeler d'anciens, assez inquiétants. Entre autres prodiges, une mule devint féconde ; une femme accoucha d'un serpent au lieu d'un enfant ; un violent tremblement de terre causé par le Dieu se fit ressentir, quelques temples en furent écrasés à Rome (et les Romains sont particulièrement anxieux face à ce genre d'événements) ; le Capitole, qui avait été bâti quatre cents ans auparavant par les rois, fut incendié, sans qu'il fût possible d'en savoir la cause. Tels furent les signes qui pronostiquèrent le carnage d'un si grand nombre de citoyens, l'asservissement de l'Italie et des Romains mêmes, la prise de Rome, et l'anéantissement de la république.

84. Or, cette guerre commença à compter du débarquement de Sylla à Brindes, la cent soixante-quatorzième olympiade. Quant à sa durée, elle ne fut pas proportionnée à l'importance des événements ; car les actions furent d'une grande ampleur, les combattants se précipitant littéralement les uns sur les autres avec la fureur d'ennemis privés ; ce qui en rendit les calamités, accumulées dans un court intervalle, plus considérables et plus cruelles. Il y en eut cependant pour trois ans, en Italie du moins, jusqu'au moment où Sylla se rendit entièrement maître du pouvoir. Car, en Ibérie, elle continua longtemps même après lui. Des batailles rangées, des escarmouches, des sièges, tous les genres d'opérations militaires eurent lieu en Italie, soit par les armées en corps, soit par divisions particulières, et toujours avec des actions d'éclat. Je ne parlerai que des plus importantes et des plus mémorables. En voici l'abrégé.

85. La première bataille fut donnée auprès de Canuse, entre les proconsuls d'une part, et Norbanus de l'autre. Norbanus perdit six mille hommes, et Sylla n'en perdit que soixante et dix ; mais le nombre de ses blessés fut considérable. Norbanus fit sa retraite sur Capoue. Lucius Scipion marcha avec une autre armée contre Sylla et Métellus, qui étaient dans les environs de Téanum. L'armée qu'il commandait était tout à fait découragée et désirait que l'on fît la paix. Instruit de cette disposition, Sylla envoya des députés à Scipion pour avoir l'air de négocier, non qu'il espérât ou qu'il désirât de se rapprocher ; mais il comptait que cette démarche jetterait la sédition dans l'armée du consul, qui était encouragée, ce qui arriva. Scipion, ayant reçu des otages pour cette rencontre, se rendit dans un lieu en plate campagne, où l'on s'aboucha trois d'un côté et trois de l'autre ; mais rien de ce qui fut dit à cette occasion ne transpira. Il paraît que Scipion demanda le délai nécessaire pour communiquer le plan de conciliation proposé à Norbanus, son collègue, auquel Sertorius fut envoyé à cet effet. En attendant la réponse de Norbanus, les deux armées restèrent dans l'inaction. Mais Sertorius s'étant, chemin faisant, emparé de Suesse, qui avait embrassé le parti de Sylla, celui-ci députa vers Scipion pour se plaindre de ce procédé. Mais, soit que le consul ne fût point étranger à ce que Sertorius avait fait, soit qu'il ne sût quoi répondre à Sylla sur cet acte absurde de Sertorius, il lui renvoya ses otages. Incontinent l'armée qu'il avait sous ses ordres fit un crime aux consuls d'avoir agi d'une manière inconsidérée en s'emparant de Suesse pendant la trêve, ainsi que d'avoir renvoyé les otages sans qu'on les leur eût réclamés ; et elle s'engagea clandestinement avec Sylla à passer de son côté, s'il approchait. Il s'approcha en effet, et toute l'armée du consul passa en entier dans le camp de Sylla ; si bien que Scipion et Lucius, son fils, demeurés seuls de toute l'armée dans leur tente, sans savoir quel parti prendre, furent faits prisonniers par Sylla : chose inconcevable pour le chef d'une armée, que Scipion ait ignoré les projets de défection d'une armée entière.

86. Sylla fit de vains efforts pour rallier à sa cause Scipion et son fils, et il les laissa aller sans leur faire éprouver aucun mauvais traitement. Il envoya une autre députation à Norbanus, à Capoue, pour traiter avec lui, soit qu'il eût des craintes, la majeure partie de l'Italie étant encore du côté des consuls, soit qu'il voulût seulement manipuler l'armée de Norbanus comme il avait manipulé celle de Scipion. Ne voyant revenir personne pour lui rendre une réponse quelconque (car Norbanus, à ce qu'il paraît, avait craint que les mêmes accusations ne fussent portées contre lui par son armée), Sylla se mit en campagne, ravageant tout ce qui était ennemi. Norbanus en fit autant de son côté, en empruntant d'autres routes. Là-dessus, Carbon accourut à Rome, et fit déclarer ennemis de la république Métellus et tous les autres membres du sénat qui avaient embrassé le parti de Sylla. Ce fut à cette époque que le Capitole fut incendié. Les uns dirent que Carbon était l'auteur de l'incendie ; d'autres que c'étaient les consuls qui en avaient donné l'ordre ; d'autres que c'était Sylla qui avait envoyé des hommes de main ; mais la vérité du fait ne fut point constatée, et je ne sais point à qui attribuer la vraie cause de cet événement. Cependant Sertorius, à qui le commandement de l'Ibérie avait été depuis longtemps déféré, s'enfuit pour ce pays après son expédition contre Suesse ; et les préteurs qui y commandaient ayant refusé de le reconnaître, nombreuses furent là aussi les difficultés que cet homme souleva pour les Romains. D'un autre côté, l'armée des consuls se renforçait chaque jour davantage, parce que la majeure partie de l'Italie leur restait fidèle, et qu'il leur venait des secours même de la Gaule transpadane. Sylla, de son côté, agissait également avec beaucoup d'activité ; il envoyait des émissaires sur tous les points de l'Italie où il pouvait, s'attachant les uns par l'affection, les autres par la crainte, ceux-ci par des largesses, ceux-là par des espérances. La fin de l'été arriva sur ces entrefaites.

87. L'année suivante, Papirius Carbon fut nommé consul une nouvelle fois. Il eut pour collègue Marius, le neveu du célèbre Marius, âgé seulement de vingt-sept ans. La rigueur de l'hiver suspendit toutes hostilités. Au commencement du printemps, une sanglante bataille, qui dura depuis le point du jour jusqu'à midi, eut lieu sur les bords de l'Aesis entre Métellus et Carrinas, le lieutenant de Carbon. Carrinas prit la fuite après avoir perdu beaucoup de monde, et tout le pays des environs abandonna le parti des consuls pour celui de Métellus, Carbon se mit à la poursuite de Métellus, et le tint bloqué jusqu'à ce qu'ayant appris que Marius, son collègue, avait été battu dans une grande bataille auprès de Préneste, il vint camper à Ariminum, où Pompée vint lui donner de l'inquiétude sur ses arrières. Voici les détails de la défaite de Marius à Préneste. Sylla s'étant emparé de Sétia, Marius, qui campait auprès, battit en retraite à petites journées. Lorsqu'il fut arrivé à Sacriportus, il se disposa à livrer bataille. On commença par se battre avec chaleur. Au moment où l'aile gauche commençait à céder, cinq cohortes d'infanterie et deux de cavalerie, qui ne crurent pas devoir attendre le moment de la déroute, jetèrent leurs enseignes toutes ensemble et se tournèrent du côté de Sylla. Cette défection marqua immédiatement le début de la défaite de Marius. Ses hommes, écrasés, se sauvèrent tous à Préneste, où Sylla les poursuivit en grande hâte. Les habitants de Préneste laissèrent entrer les premiers des fuyards qui se présentèrent ; mais, voyant arriver Sylla, ils fermèrent les portes et introduisirent Marius avec des cordes. Il y eut alors un autre grand carnage autour des murailles. Sylla fit beaucoup de prisonniers, et ordonna qu'on passât au fil de l'épée tous les Samnites qui furent du nombre, comme imperturbables ennemis des Romains.

88. A la même époque, Métellus, de son côté, battit l'armée de Carbon, et cinq cohortes se tournèrent également de son côté au milieu de l'action. Pompée eut un succès contre Marcius auprès de la ville de Séna, et la saccagea. Sylla, après avoir enfermé Marius dans Préneste, bloqua cette ville avec des lignes de circonvallation placées à une grande distance, et il chargea Lucrétius Ofella de la suite des opérations, qui n'exigeaient plus de bataille contre un ennemi que la faim devait réduire. Marius, se voyant perdu sans ressource, se hâta de faire périr avant lui ses ennemis personnels. Il envoya ordre à Brutus, préteur de Rome, de convoquer le sénat sous un prétexte quelconque, et de faire égorger Publius Antistius, un autre Papirius Carbon, Lucius Domitius, et Mucius Scaevola, qui était alors pontifex maximus. Deux de ces victimes furent immolées conformément à l'ordre de Marius, en plein sénat, les meurtriers s'étant introduits dans l'édifice. Domitius, comme il se sauvait, fut massacré auprès de la porte ; et Scaevola, juste devant le sénat. Leurs corps furent jetés dans le Tibre ; car on s'était déjà mis sur le pied de ne pas laisser rendre, en pareil cas, les honneurs funèbres. Sur ces entrefaites, Sylla fit marcher des corps de troupes contre Rome par divers chemins, avec ordre de s'emparer des portes, et, si l'on était repoussé, de faire la retraite sur Ostie. La terreur fit ouvrir les villes qui se trouvèrent sur leur route ; et Rome même, déjà assaillie par la famine, et accoutumée au milieu de ses calamités à tomber de mal en pis, ouvrit ses portes à leur approche.

89. Sylla n'en fut pas plus tôt informé qu'il accourut sur-le-champ. Il fit poster son armée devant les portes de Rome, sur le Champ de Mars ; et tandis qu'il entrait, tous les sectateurs du parti contraire prirent la fuite. Incontinent, il confisqua leurs biens et en fit la vente. Ensuite il convoqua le peuple ; il rejeta sur la nécessité les malheurs du moment ; il invita à prendre courage ; il fit espérer que la guerre allait incessamment se terminer et que la république serait rétablie sur un pied convenable. Après avoir réglé toutes les affaires pressantes et laissé Rome sous les ordres de quelques-uns de ses chefs, il se rendit à Clusium, où la guerre était encore poussée avec vigueur. Ce fut là que les consuls reçurent un renfort de cavalerie celtibérienne, que leur envoyèrent les généraux qui commandaient en Ibérie. Un combat s'étant engagé auprès du fleuve Glanis, Sylla tua autour de cinquante hommes à l'ennemi, et deux cent soixante et dix de ces Celtibériens se tournèrent d'eux-mêmes de son côté. Carbon fit égorger le reste, soit ressentiment de la défection de leurs camarades, soit crainte qu'ils n'imitassent leur exemple. Dans le même temps, Sylla battit l'ennemi d'un autre côté, auprès de Saturnia, et Métellus, rendu par mer à Ravenne, commença par se rendre maître de la campagne uritaine, plaine féconde en froment. Une autre division de l'armée de Sylla entra la nuit par trahison dans Néapolis, y tua tous les ennemis, sauf un petit nombre qui se sauva par la fuite, et s'empara de tous les vaisseaux que cette ville avait dans son port. Sylla en personne et Carbon se donnèrent auprès de Clusium une grande bataille qui dura depuis le point du jour jusqu'au soir, avec un avantage égal des deux côtés, jusqu'au moment où la nuit les sépara.

90. Dans la plaine de Spolète, Pompée et Crassus, tous deux lieutenants de Sylla, tuèrent environ trois mille hommes à Carbon et assiégèrent Carrinas qui commandait les troupes face à eux. Carbon fit marcher un corps de troupes pour le dégager. Mais Sylla, instruit de ce mouvement, vint se jeter sur ce corps à la faveur d'une embuscade, et tua pendant leur marche environ deux mille hommes de ce renfort. Carrinas fut réduit à saisir l'occasion d'une nuit profonde et d'une abondante pluie pour échapper à l'ennemi, qui eut connaissance de son projet mais à qui le mauvais temps ôta l'envie de le contrarier. D'un autre côté, Carbon, instruit que Marius était pressé dans Préneste par la famine, envoya Marcius à son secours, à la tête de huit légions. Pompée, qui s'était mis en embuscade dans un défilé, tomba sur cette armée, la battit, tua beaucoup de monde, et cerna le reste sur une éminence. Mais Marcius s'échappa, en se retirant sans avoir éteint ses feux. Son armée lui imputa les effets de l'embuscade, comme une faute de sa part. La sédition se mit grièvement de la partie, et une légion entière, avec ses enseignes, prit sans son ordre le chemin d'Ariminum. Les autres soldats se retirèrent à la débandade, chacun dans sa patrie ; de manière qu'il ne resta auprès de Marcius que sept cohortes. Après ces mauvais succès, Marcius retourna vers Carbon. Marcius Lamponius, de la Lucanie, Pontius Télésinus, du pays des Samnites, Gutta, de Capoue, s'étaient mis en marche avec soixante et dix mille hommes, pour aller débloquer Préneste, où Marius était enfermé. Mais Sylla, s'étant emparé du seul défilé par où cette armée pouvait s'avancer vers la place, leur coupa le pas-sage. Marius, n'espérant plus qu'il pût lui venir du secours de dehors, construisit une espèce de redoute dans le large espace qui était entre la place et les assiégeants ; il y rassembla ses machines et ses forces, employant toutes ses ressources pour s'ouvrir un passage au travers des lignes de Lucrétius. Mais, après plusieurs jours d'efforts inutiles, il rentra dans la place.

91. Dans le même temps, Carbon et Norbanus étant arrivés, après avoir quitté la route, à une petite distance du camp de Métellus, sur le déclin du jour, auprès de Faventia, dans un lieu rempli de vignobles, et alors qu'il ne restait qu'une heure de jour, eurent la haute imprudence, en ne consultant que leur animosité, de se ranger en bataille, espérant d'en imposer à Métellus en l'attaquant à l'improviste. Mais ils furent battus, à cause du désavantage du lieu et de l'heure ; et, ayant été forcés de se jeter dans les vignes, ils y perdirent beaucoup de monde. On leur tua environ dix mille hommes ; six mille passèrent à l'ennemi ; le reste se débanda ; il n'y en eut que mille qui gagnèrent Arrétium en bon ordre. Une autre légion de Lucaniens, qui était sous les ordres d'Albinovanus, instruite de cette déconfiture, vint se réunir, malgré son chef, à l'armée de Métellus. Cette défection, qu'Albinovanus ne put empêcher, n'altéra point, pour le moment, son attachement à la cause de Norbanus, et il vint le rejoindre ; mais, peu de jours après, il traita clandestinement avec Sylla pour son impunité, à condition qu'il ferait quelque chose de remarquable pour son service. En effet, il invita à un repas Norbanus et les autres généraux qui étaient auprès de lui, Caius Antipatros, Flavius Fimbrias, le frère de celui qui s'était suicidé en Asie, et tous les autres chefs du parti de Carbon qui étaient dans ce voisinage. Aussitôt qu'ils furent arrivés, à l'exception de Norbanus, car il fut le seul qui ne s'y rendit pas, Albinovanus prit les mesures nécessaires pour les faire tous égorger pendant le repas, et il se sauva auprès de Sylla. Norbanus, informé qu'après cet horrible événement la ville d'Ariminum et aussi beaucoup de camps des environs avaient abandonné son parti pour passer à Sylla, sentant d'ailleurs qu'il n'y avait plus de sûreté pour lui au milieu de ceux de ses amis qui l'entouraient, comme il arrive en pareil cas, se jeta dans le vaisseau d'un particulier qui faisait voile pour l'île de Rhodes. Sylla fit par la suite demander aux Rhodiens que Norbanus lui fût livré ; et, pendant que ces insulaires délibéraient encore sur son sort, celui-ci se poignarda lui-même au milieu de leur place publique.

92. Cependant Carbon, singulièrement pressé de débloquer Marius à Préneste, fit marcher pour cette destination deux nouvelles légions, sous les ordres de Damasippus. Mais il fut également impossible à ce dernier de pénétrer par les défilés que les troupes de Sylla gardaient. En même temps toute la partie de la Gaule qui est entre Ravenne et les Alpes se tourna à la fois du côté de Métellus, et Lucullus battit auprès de Plaisance un autre corps de troupes du parti de Carbon. Celui-ci, informé de ces événements, quoiqu'il eût encore trente mille hommes aux environs de Clusium, les deux légions qu'il avait confiées à Damasippus, d'autres corps sous les ordres de Carrinas et de Marcius, et des Samnites qui faisaient avec courage les plus grands efforts pour percer les défilés de Préneste, perdit toute espérance, et se sauva lâchement avec ses amis en Afrique, tout consul qu'il était encore, ayant le projet de s'imposer en Afrique à défaut de l'Italie. Parmi les hommes qu'il laissa derrière lui, environ vingt mille périrent dans le voisinage de Clusium, dans une bataille contre Pompée ; et, après ce grand échec, le reste de cette armée s'étant débandé, chacun regagna ses foyers. Carrinas, Marcius et Damasippus réunirent toutes leurs forces, et vinrent se joindre aux Samnites, pour forcer avec eux une fois pour toutes les défilés de Préneste et les franchir. Mais n'ayant pu en venir à bout, malgré tant d'efforts, ils marchèrent sur Rome, espérant la trouver dépourvue de soldats et de vivres, et, par conséquent, s'en emparer sans peine. Ils campèrent à une distance de cent stades, sur le territoire des Albains.

93. Sylla, craignant pour Rome, envoya sa cavalerie en toute hâte, pour les empêcher d'aller plus avant. Il accourut lui-même avec une nombreuse armée du côté de la porte Colline, et, vers le milieu du jour, il forma son camp du côté du temple de Vénus, pendant que l'ennemi avait planté le sien aux alentours de la ville. On ne tarda pas à en venir aux mains. L'action s'engagea sur le soir. Sylla fut le plus fort sur la droite ; mais ses troupes plièrent sur la gauche, et se sauvèrent en gagnant les portes de Rome. Quand les vétérans, qui étaient sur les murailles, virent que les ennemis se mêlaient aux leurs, ils fermèrent la porte en lâchant la herse, qui, en tombant, écrasa beaucoup de soldats, et aussi beaucoup de sénateurs. Mais le restant, par crainte et par nécessité, fit face de nouveau à l'ennemi. Ils se battirent toute la nuit, et lui firent perdre beaucoup de monde. Ils lui tuèrent, entre autres, deux de ses chefs, Télésinus et Albinus, et s'emparèrent de leurs camps. Lamponius, le Lucanien, Marcius, Carrinas, et tous les autres chefs du parti de Carbon qui étaient avec eux, prirent la fuite. Il resta sur le champ de bataille environ cinquante mille morts pour l'ensemble des deux camps, et les vainqueurs firent plus de huit mille prisonniers. Parce qu'ils étaient presque tous Samnites, Sylla les fit passer au fil de l'épée. Le lendemain, on lui amena Marcius et Carrinas, qui avaient été arrêtés ; et, quoiqu'ils fussent romains, il ne les épargna pas. Il les fit égorger l'un et l'autre, et il envoya leurs têtes à Lucrétius, avec ordre de les faire promener autour des murailles de Préneste.

94. Les habitants de cette ville, instruits par ce spectacle que l'armée de Carbon était entièrement exterminée, sachant d'ailleurs que Carbon et Norbanus s'étaient enfuis d'Italie, et que Sylla était maître enfin de l'Italie entière et de Rome même, ouvrirent leurs portes à Lucrétius, tandis que Marius s'alla cacher dans un souterrain, où bientôt il se donna lui-même la mort. Lucrétius fit couper la tête de Marius et l'envoya à Sylla, qui la fit accrocher aux rostres, au milieu du Forum. On dit qu'il tourna en ridicule la jeunesse de ce consul, et qu'il dit, à ce sujet, « qu'il fallait avoir mis la main à la rame, avant que de la porter au gouvernail ». Lucrétius, dès qu'il fut entré dans Préneste, fit immédiatement mettre à mort une partie des membres du sénat qui servaient là sous Marius, et fit emprisonner les autres. Sylla fit égorger ceux-ci à son arrivée dans cette ville. Il ordonna ensuite que tous les hommes qui étaient dans la ville se rendraient sans armes en plein champ. Après qu'ils y furent tous rassemblés, il fit mettre de côté le petit nombre de ceux qui avaient fait quelque chose pour son service. Les autres, il les partagea en trois pelotons, savoir, celui des Romains, celui des Samnites, celui des Prénestins. Cela fait, il déclara aux Romains que, quoique par leur conduite ils eussent mérité la mort, il voulait bien néanmoins leur faire grâce. Tous les autres, il les fit passer au fil de l'épée ; mais il laissa aller impunément les femmes et les enfants, et livra ensuite au pillage cette ville, une des plus riches qui existaient alors. Tel fut le sac de Préneste. La ville de Norbe, elle, continua de résister avec intrépidité, jusqu'à ce qu'Emilius Lépidus parvînt à s'y introduire de nuit, à la faveur d'une trahison. Dans leur indignation contre le succès de cette perfidie, on vit les citoyens de cette ville, les uns s'égorger eux-mêmes, les autres s'entr'égorger spontanément, ceux-ci se pendre, ceux-là se barricader dans leurs maisons et y mettre le feu. Un vent véhément qui survint donna à l'incendie un si grand développement, qu'il fut impossible d'arracher aux flammes aucun butin.

95. Ce fut ainsi qu'ils eurent le courage de se dévouer à la mort. Lorsque, après tant de guerres, tant d'incendies et tant de torrents de sang répandu, la question eut été réglée en Italie, les chefs du parti de Sylla en parcoururent les villes l'une après l'autre, établissant des garnisons dans celles qui paraissaient suspectes. Pompée fut envoyé en Afrique contre Carbon, et ensuite en Sicile, contre ceux de ses partisans qui s'y étaient réfugiés. Cependant Sylla convoqua lui-même les comices. Il s'y donna à lui-même de très grands éloges, et dit beaucoup d'autres choses propres à inspirer la terreur. Il annonça qu'il avait l'intention d'améliorer la condition du peuple, s'il voulait suivre son impulsion ; mais qu'il n'épargnerait aucun de ses ennemis et les destinait aux pires des maux, et qu'il déploierait tout le pouvoir dont il était armé contre tous préteurs, questeurs, chefs de corps, ou autres qui avaient servi ses ennemis depuis le jour que le consul Scipion viola le traité qu'il avait fait avec lui. Immédiatement après ce discours, il prononça la proscriptions de quarante sénateurs et d'environ seize cents chevaliers. Il paraît qu'il fut le premier à établir une liste avec le nom de ceux qu'il condamnait à mort, et le premier aussi qui assura des honneurs à ceux qui égorgeraient les proscrits, des récompenses à ceux qui révéleraient leurs asiles, et qui prononça des peines contre ceux qui les aideraient à se dérober. à sa vengeance. À peu de temps de là, il proscrivit encore d'autres sénateurs ; et plusieurs de ces derniers, pris à l'improviste, furent immolés dans les lieux mêmes où ils furent trouvés, dans leurs maisons, dans les rues, dans les temples. D'autres furent soulevés pour être portés jusqu'à Sylla, et jetés à ses pieds. D'autres furent traînés et outragés de toutes les manières, sans qu'aucun de ceux dont les yeux rencontraient ces spectacles épouvantables osât dire un mot, tant la terreur était profonde. D'autres furent condamnés à l'exil. D'autres eurent leurs biens confisqués. Des perquisiteurs furent mis en campagne, et se répandirent de tous les côtés, pour déterrer ceux qui s'étaient sauvés par la fuite, et ils égorgèrent tous ceux qui leur tombèrent entre les mains.

96. Ces mesures furent étendues sur les villes de l'Italie. On y égorgea, on y bannit, on y dépouilla de leurs biens tous ceux qui avaient agi sous les ordres de Carbon, de Norbanus, de Marius, et des chefs qui leur étaient subordonnés. On jugea rigoureusement, d'un bout de l'Italie à l'autre, ceux à qui on imputa les diverses actions qui furent traitées de crime, comme d'avoir commandé quelque opération, porté les armes, fourni des contributions, rendu tout autre service, ou même de s'être montrés, par leurs sentiments, contraires au parti de Sylla. Avoir donné ou reçu l'hospitalité, avoir eu des liaisons d'amitié, avoir prêté ou emprunté de l'argent, devinrent des titres d'accusation. On pouvait désormais être arrêté pour avoir témoigné de l'affection, ou simplement pour avoir été compagnon de voyage. C'était principalement contre les riches que ces fureurs étaient dirigées. Lorsqu'elles cessèrent de frapper les individus, elles furent dirigées contre les cités. Sylla étendit sur elles le fléau de sa vengeance. Ici, il fit démolir les citadelles ; là, il fit raser les murailles. Tantôt il imposa des amendes publiques, tantôt il exigea de très onéreuses contributions. Dans la plupart, il établit, en guise de colons, ceux qui avaient combattu pour sa cause, comme pour se ménager des points d'appui par toute l'Italie. Il leur distribua les propriétés foncières et les maisons des proscrits ; aussi lui restèrent-ils attachés même après sa mort. Ils sentirent que la perpétuité de leur possession dépendait du maintien de tout ce qui était l'ouvrage de Sylla ; et ce fut pour cette raison qu'ils lui conservèrent leur dévouement même au-delà du tombeau. Pendant que les choses se passaient ainsi en Italie, Pompée s'empara, par ses émissaires, de la personne de Carbon, qui s'était sauvé d'Afrique en Sicile, et de la Sicile dans l'île de Cossyra, avec plusieurs citoyens de marque. D'après l'ordre qu'il en avait donné, tous les compagnons de Carbon furent égorgés, sans qu'on les lui amenât. Quant à Carbon, il le fit traîner à ses pieds, chargé de chaînes, quoiqu'il eût été trois fois consul ; il prononça une harangue à son propos, le fit égorger, et envoya sa tête à Sylla.

97. Après avoir obtenu contre tous ses ennemis le succès de tout ce qu'il avait pu désirer, et lorsqu'il ne lui en resta plus d'autre que Sertorius, qui était très éloigné, il chargea Métellus d'aller le combattre en Ibérie. Quant à l'administration intérieure de la république, il la régla pleinement à son gré. Il ne fut plus question ni de loi, ni d'élection, ni de sort. La terreur glaçant tout le monde, la moitié se cachait, l'autre moitié gardait le silence. Tout ce que Sylla avait fait en qualité de consul ou de proconsul fut déclaré valide et parfaitement légal. On lui décerna une statue équestre en or, qui fut placée en face des rostres. On appliqua à cette statue cette inscription : « Cornélius Sylla, l'heureux général. » C'était le surnom que ses flatteurs lui avaient donné, par allusion à ses succès contre ses ennemis ; et l'adulation le perpétua. J'ai vu un document qui rapportait que le sénatus-consulte qui fut rendu à cette occasion l'avait désigné sous le nom de Sylla Epaphrodite ; ce qui me paraît d'autant plus probable qu'on lui donne aussi l'épithète de Faustus, surnom qui se rapproche singulièrement de aisios (heureux), et de épaphroditos (favori d'Aphrodite). À l'appui de ces surnoms, j'ai vu quelque part un oracle' qui avait été rendu pour lui, lorsqu'il eut la curiosité de lire dans l'avenir : « Romain, ajoute foi à ce que je vais te dire. Cypris, qui s'intéresse aux descendants d'Enée, leur a donné une grande puissance. Mais ne laisse pas d'offrir des sacrifices annuels à tous les immortels. N'en oublie aucun. Envoie des offrandes à Delphes. Il est un lieu, pour qui monte, sous le Taurus neigeux, où est située la longue ville des Cariens, qui porte le même nom qu'Aphrodite ; consacres-y une hache, et tu seras rendu invincible. » Au surplus, quel que soit celui de ces surnoms que les Romains aient donné à Sylla dans l'inscription dont il s'agit, ils me paraissent avoir voulu, ou lui lancer une pointe, ou le flagorner. En conséquence de cet oracle, Sylla envoya en effet une couronne d'or et une hache, avec cette inscription : « Aphrodite, voici l'offrande que je t'adresse, moi, Sylla, imperator, puisque je t'ai vue, en songe, combattre à la tête de tes légions, revêtue des armes de Mars. »

98. Cependant Sylla, effectivement roi ou tyran, non pas par élection, mais par force et par violence, sentit qu'il avait besoin de mettre les apparences électives de son côté ; et voici ce qu'il imagina. C'était la vertu qui donnait anciennement des rois aux Romains ; et lorsque le roi régnant venait à mourir, les rênes de l'État passaient successivement, de cinq en cinq jours, entre les mains d'un des membres du sénat, jusqu'à ce que le peuple eût donné un successeur au roi défunt ; et celui qui portait ainsi le sceptre pendant cinq jours, ils l’appelaient interroi, car il était roi pendant cet intervalle. Ensuite, c'étaient toujours les consuls dont la magistrature expirait qui présidaient aux comices pour l'élection des nouveaux consuls ; et lorsque, par événement, il n'y avait pas de consul, on nommait alors aussi un interroi pour tenir les comices consulaires. En conséquence de cet usage, et de la circonstance présente qu'il n'y avait point de consuls, puisque Carbon avait péri en Sicile, et Marius à Préneste, Sylla, étant allé quelque part hors de Rome, envoya ordre au sénat d'élire un interroi. Le sénat élut Valérius Flaccus, espérant qu'il présiderait en effet les comices consulaires. Mais Sylla adressa un messager à Flaccus, pour le charger de dire au peuple que Sylla était d'avis et croyait utile que, dans les circonstances présentes, on conférât à l'un de ceux que l'on appelait dictateurs le gouvernement de la république, chose qu'on n'avait point vue depuis quatre cents ans. Il ajoutait que celui qu'on choisirait devrait exercer le pouvoir non pour un temps déterminé, mais jusqu'à ce que Rome, l'Italie et tout l'empire romain auraient cessé d'être agités par les séditions et les guerres et auraient repris une assiette fixe. On sentit bien que cette suggestion faisait allusion à Sylla lui-même. Il n'y avait pas le moindre doute, car Sylla, se mettant à découvert sans nulle dissimulation, avait marqué à Flaccus, à la fin de sa lettre, qu'il pensait être lui-même le plus apte à rendre service à la république dans cette situation.

99. D'après ce message, les Romains investirent Sylla du pouvoir suprême pour le temps qu'il voulait, certes à contrecoeur, car ils ne pouvaient plus rien délibérer selon les lois et ils se regardaient comme absolument dénués de toute influence dans les affaires, mais, dans cette déconfiture de tous leurs droits, ils embrassèrent ce simulacre d'élection, comme l'image, comme le fantôme de la liberté. Auparavant déjà, l'autorité d'un dictateur était une véritable tyrannie, mais elle était limitée dans le temps ; ce fut la première fois que, décernée sans terme fixe, elle constitua une tyrannie parfaite. On ajouta, à la vérité, pour colorer les expressions du décret, qu'on l'élisait dictateur pour faire des lois telles qu'il les jugerait convenables pour réorganiser la république . Ce fut ainsi que les Romains, qui avaient été gouvernés par des rois durant plus de soixante olympiades, et qui, durant le cours des cent olympiades suivantes, avaient vécu dans la démocratie, sous des consuls qui étaient élus tous les ans, retournèrent à la royauté, la cent soixante-quinzième olympiade de l'ère grecque. À cette époque, on ne célébrait plus à Olympie que les jeux des courses. Sylla avait transporté à Rome les combats des athlètes et tous les autres spectacles de ce genre, pour célébrer la gloire de ses succès contre Mithridate et en Italie. Le prétexte fut le besoin d'amuser le peuple et de le délasser de ses travaux.

100. Afin de paraître conserver quelques restes de l'ancienne forme de gouvernement, Sylla permit au peuple d'élire des consuls. Marcus Tullius et Cornélius Dolabella furent nommés. Mais lui, en sa qualité de dictateur, comme investi de l'autorité suprême, il était au-dessus des consuls. On portait devant lui, comme devant les dictateurs, vingt-quatre haches, le même nombre qu'on portait anciennement devant les rois, et il était escorté par une nombreuse garde. Il abrogea certaines lois, et il en fit d'autres. Il défendit qu'on pût parvenir à la préture avant que d'avoir passé par la questure, et au consulat avant que d'avoir passé par la préture. Il défendit aussi que l'on pût rentrer dans la même magistrature avant dix ans. Il affaiblit l'autorité des tribuns presque au point de l'anéantir ; et, par une loi formelle, il prohiba toute autre magistrature à celui qui aurait exercé le tribunat. Il en résulta que tout citoyen de renom ou de famille illustre, qui, auparavant, l'aurait briguée, dédaigna dès lors cette magistrature. D'ailleurs, je ne saurais dire avec certitude si ce fut Sylla qui a transféré la nomination des tribuns du peuple au sénat, comme de nos jours. Les séditions et les guerres n'avaient cessé de réduire le nombre des sénateurs. Il fit entrer dans le sénat environ trois cents chevaliers, pris parmi les plus gens de bien, qu'il fit élire séparément dans des comices par tribus. Il intégra au peuple plus de dix mille individus, qu'il choisit parmi les plus jeunes et les plus vigoureux esclaves des proscrits, auxquels il donna la liberté, et qu'il rendit citoyens romains. De son nom, il les appela Cornelii, afin d'avoir parmi les plébéiens un corps de dix mille citoyens à ses ordres. Cette mesure, il la généralisa par toute l'Italie. Il distribua, ainsi que je l'ai déjà dit, aux vingt-trois légions qui avaient combattu pour sa cause, une grande partie du territoire des villes, d'abord celle qui jusqu'alors n'avait fait l'objet d'aucun partage, et ensuite celle qu'il leur enleva à titre de châtiment et d'amende.

101. Il était si terrible et si irascible à tous égards, qu'il fit assassiner, en plein Forum, Quintus Lucrétius Ofella, celui qui, après avoir tenu le consul Marius longtemps assiégé dans Préneste, s'était enfin emparé, pour lui, de cette place, et avait mis, par cette victoire, le comble à ses succès. Il le fit égorger en plein Forum, sous prétexte qu'il s'était mis sur les rangs pour le consulat alors qu'il était toujours chevalier, et qu'il faisait, à ces fins, appel au peuple, en considération de l'importance de ses services, quoiqu'il n'eût encore passé ni par la questure, ni par la préture, ce qui n'était pas nécessaire anciennement, et qu'il avait résisté aux instances que le dictateur lui avait faites pour l'engager à se départir de ses prétentions. Il convoqua le peuple à ce sujet, et lui dit : « Sachez, citoyens, et apprenez par ma bouche que j'ai fait donner la mort à Lucrétius parce qu'il m'a résisté. » Et, à ce propos, il cita cet apologue : « Un laboureur, pendant qu'il poussait sa charrue, fut mordu par des poux. Il interrompit deux fois son travail pour éplucher sa chemise. Mais les poux ayant continué de le mordre, il jeta sa chemise au feu, afin de n'être pas obligé de perdre encore son temps à leur donner la chasse. Que les vaincus apprennent de moi, par cet exemple, à ne pas s'exposer à se faire jeter au feu la troisième fois. » Ce fut en faisant frémir ainsi les Romains de terreur que Sylla gouverna comme il voulut. Les honneurs du triomphe lui furent décernés, au sujet de la guerre contre Mithridate. On se permit des quolibets au sujet de sa magistrature. Quelques plaisants lui donnèrent le nom de royauté négative, parce que le titre de roi fut la seule chose dont il s'abstint. D'autres, au contraire, faisant allusion à son administration, l'appelèrent une tyrannie avouée.

102. Tel fut l'excès des maux de tout genre que cette guerre répandit sur Rome même et sur l'Italie entière. Outre l'Italie, toutes les autres nations s'en ressentirent également ; tantôt ravagées par des brigands, par Mithridate, ou par Sylla, tantôt épuisées par de nombreuses contributions, lorsque, au milieu de ces désordres, le trésor public était vide. Tous les peuples, tous les rois alliés, toutes les villes, non seulement celles qui étaient soumises à des tributs, mais encore celles qui s'y étaient spontanément obligées par des traités, ou celles qui, par leurs services auxiliaires, ou par tout autre honorable motif, avaient conservé leur indépendance politique et toute immunité d'impôts, eurent ordre, dans ces circonstances, de fournir des subventions pécuniaires, et il leur fallut obéir. Quelques-uns furent dépouillés de portions de territoire, de ports, dont des traités leur assuraient la possession. Cependant Sylla fit rendre, par un décret, le royaume d'Égypte à Alexandre, fils d'un roi de ce nom. Ce prince avait été envoyé dans l'île de Cos pour son éducation ; et, livré à Mithridate par les habitants de cette île, il s'était échappé des mains de ce prince, et il s'était sauvé auprès de Sylla, dont il avait obtenu la bienveillance. Ce royaume, en effet, faute de mâle, était tombé en quenouille, et les femmes qui le gouvernaient avaient besoin qu'un prince de leur sang vînt s'unir à l'une d'elles. Sylla espérait retirer beaucoup d'argent de cette riche contrée. Mais les Égyptiens, mécontents du début d'Alexandre et de sa dépendance à l'égard de Sylla, le déposèrent, le dix-neuvième jour de son règne, et l'égorgèrent après l'avoir conduit de son palais au gymnase. Encore pleins de confiance dans l'étendue de leur domination, et encore étrangers aux calamités extérieures, ils ne s'en laissaient pas imposer de si loin. L'année suivante, Sylla, quoique dictateur, se laissa nommer consul une seconde fois, pour paraître conserver quelque empire aux formes démocratiques. Il eut Métellus le Pieux pour collègue. C'est peut-être d'après cet exemple que, encore aujourd'hui, les empereurs romains, en donnant des consuls à la République, prennent eux-mêmes parfois le titre de cette magistrature, et que, au faîte du pouvoir, ils considèrent comme un bien que d'avoir charge en même temps du consulat.

Chapitre XII

103. L'année suivante, le peuple continua d'aduler Sylla, et le nomma consul encore une fois. Mais il ne voulut point accepter ; il désigna pour le consulat Servilius Isauricus et Claudius Pulcher ; quant à lui, de lui-même, sans nul motif de contrainte, il abdiqua la dictature. J'avoue que, encore une fois, Sylla provoque mon étonnement en ayant été le premier et le seul jusque-là à abdiquer un si grand pouvoir, sans y être poussé par personne, et non pas en faveur de ses enfants (ainsi que l'on vit abdiquer Ptolémée en Égypte, Ariobarzanes en Cappadoce, et Séleucus en Syrie), mais en faveur de ceux-là même contre lesquels il avait exercé sa tyrannie. C'était déjà une absurdité, n'étant parvenu à la dictature qu'à force de combats et de dangers, de s'en démettre volontairement ; et rien n'était moins raisonnable que de n'avoir nul sujet de crainte, après une guerre où il avait fait périr plus de cent mille jeunes gens, après avoir tué, parmi ses ennemis, quatre-vingt-dix sénateurs, environ quinze consulaires, et deux mille six 'cents chevaliers, en y comprenant ceux qui avaient été condamnés à l'exil, surtout lorsqu'on réfléchit que les biens de ces proscrits avaient été confisqués, et les cadavres de plusieurs privés des honneurs funèbres. Tranquille chez lui, sans rien redouter ni des exilés, ni des villes dont il avait rasé les forteresses et les murailles, envahi le territoire, épuisé les finances et violé les immunités, Sylla rentra dans la condition d'homme privé.

104. C'est à ce point qu'il porta l'audace et le bonheur. On dit qu'il se rendit au Forum quand il déposa le pouvoir, et qu'il déclara qu'il était prêt à rendre compte de ce qu'il avait fait, si l'on avait à cet égard quelque chose à lui demander. Il déposa les haches et les faisceaux, il licencia sa garde ; et, seul, avec ses amis, on le vit, pendant une longue période, se promener en public, en présence de tous les citoyens, qui tremblaient encore devant lui. Il n'y eut qu'un jeune homme qui osa l'insulter un jour, comme il se retirait chez lui, et qui eut l'audace de le poursuivre, sans que personne le retînt, jusque dans sa maison, en le chargeant d'invectives. Mais Sylla, qui s'était abandonné à toute son irascibilité à l'égard des plus grands personnages et des plus imposantes cités, supporta les outrages de ce jeune homme sans s'émouvoir ; et, en rentrant chez lui, pronostiquant l'avenir, soit sagacité, soit hasard, il se prit à dire que l'insolence de ce jeune homme serait cause que les dictateurs qui lui succéderaient n'abdiqueraient point. Les Romains ne tardèrent pas en effet à éprouver la vérité de cette prédiction ; car Caius César, une fois investi de la dictature, ne l'abdiqua pas. Au surplus, il paraît que Sylla, d'un caractère véhément et capable en toutes choses, désira de s'élever de la condition d'homme privé au pouvoir suprême, de descendre ensuite du pouvoir suprême à la condition d'homme privé, et, après cela, de couler ses jours dans une solitude champêtre. Il se retira, en effet, dans les terres qu'il avait en Italie, du côté de Cumes. Dans cette retraite, il passa son temps à la pêche ou à la chasse, non pas en réalité pour échapper à la vie d'homme privé à Rome, ou parce qu'il aurait perdu les moyens d'entreprendre quoi que ce fût : il était encore dans un âge robuste, et les forces physiques ne l'avaient pas abandonné ; dans les diverses régions de l'Italie étaient disséminés cent vingt mille hommes qui avaient récemment combattu sous ses ordres, et qui avaient reçu de lui beaucoup de largesses et de grandes possessions ; à Rome, il avait ses dix mille Cornelii, sans compter ceux des autres plébéiens, ses partisans, dévoués à ses intérêts, qui en imposaient encore, et pour lesquels l'impunité de ce qu'ils avaient fait pour sa cause tenait à sa conservation personnelle. Mon avis est que, fatigué de la guerre, fatigué du pouvoir, et fatigué de Rome, il finit par désirer la vie champêtre.

105. Aussitôt qu'il fut éloigné de Rome, on vit cesser l'effusion du sang et les actes de tyrannie. Cependant de nouveaux germes de troubles commencèrent à fermenter. On avait nommé pour consuls Quintus Catulus, du parti de Sylla, et Lépidus Émilius, du parti contraires. Ils étaient les pires ennemis ; leur dissension ne tarda pas à éclater. Il était clair qu'il en résulterait quelque nouveau malheur. Cependant Sylla rêva, dans sa maison de campagne, que sa dernière heure approchait. Dès qu'il fit jour, il raconta son rêve à ses amis, il se dépêcha de faire son testament et il l'acheva le jour même. Il venait de le sceller lorsque, sur le soir, la fièvre le prit, et il mourut, la nuit suivante, à l'âge de soixante ans. Il avait été surnommé le plus heureux des hommes, si toutefois l'on appelle bonheur de réussir dans tout ce qu'on veut ; et le comble de ce bonheur parut à sa mort même, comme en tout le reste. Son trépas devint d'ailleurs aussitôt le sujet d'une dissension. Les uns voulaient que ses restes fussent promenés en pompe par toute l'Italie, qu'ils fussent exposés à Rome dans le Forum, et que le trésor public fit les frais de ses funérailles. Lépidus et ceux de son parti s'y opposaient ; mais Catulus et les partisans de Sylla l'emportèrent, et le corps de Sylla fut promené par l'Italie et conduit à Rome sur un lit de parade en or, avec une magnificence royale. Le cortège était composé de beaucoup de trompettes, d'une nombreuse cavalerie, et d'une grande quantité de troupes à pied. Tous ceux qui avaient fait la guerre sous lui accouraient en armes de tous les côtés pour se joindre au cortège. À mesure qu'ils arrivaient, ils se mettaient en rang. D'autres gens, d'un nombre sans précédent, les rejoignaient. On portait, en avant de la pompe funèbre, les mêmes signes de dignité, le même nombre de haches que de son vivant lorsqu'il était en charge.

106. En arrivant à Rome, le cortège fut introduit avec encore plus de magnificence. On y offrit l'étalage de plus de deux mille couronnes d'or qu'on avait faites à la hâte, offrandes des villes, des légions qui avaient combattu sous ses ordres, et de chacun de ses amis particuliers. Il est impossible de décrire le luxe des présents qui furent envoyés à ses funérailles. Par précaution contre la concentration des troupes présentes, le corps de Sylla fut entouré de tous les prêtres et de toutes les prêtresses, rangés par collèges. Le sénat entier y assista, ainsi que tous les autres corps de magistrature avec leurs décorations respectives. L'ordre entier des chevaliers suivait en costume, et, après les chevaliers, venait l'armée en totalité, à son tour, telle qu'elle avait été réunie sous son commandement ; car les militaires s'étaient rendus de toutes parts avec empressement pour assister à cette cérémonie, portant des enseignes d'or et couverts eux-mêmes d'armures d'argent, telles que celles dont on est dans l'usage de se servir aujourd'hui encore dans de pareilles solennités. Le nombre des trompettes, qui, tour à tour, faisaient entendre leurs sons lugubres et larmoyants, était infini. Le sénat proférait le premier diverses acclamations, qui, répétées immédiatement par les chevaliers, l'étaient ensuite par l'armée, et ensuite par le peuple, les uns regrettant Sylla réellement, les autres craignant encore son armée et ses reliques mortelles, comme s'il était encore vivant. Car, soit en contemplant le spectacle que l'on avait alors sous les yeux, soit en rappelant à sa mémoire ce que Sylla avait fait, on était saisi d'étonnement ; et ses partisans, ainsi que ses adversaires, s'accordaient à dire qu'autant il avait fait de son vivant le bonheur de ses amis, autant il en imposait aux autres, même après sa mort. Lorsqu'il fut exposé devant la tribune aux harangues, dans le Forum, celui des Romains qui se trouvait alors avoir la plus haute réputation d'éloquence fut chargé d'y monter et de prononcer son oraison funèbre, car Faustus, son fils, était trop jeune encore pour cette fonction. Après cela, les plus robustes d'entre les sénateurs s'emparèrent du corps de Sylla ; ils le portèrent jusqu'au Champ de Mars, où les empereurs seuls sont inhumés. L'ordre des chevaliers et l'armée défilèrent devant le bûcher. Ce fut ainsi que finit Sylla.

107. En quittant le bûcher, les consuls s'attaquèrent aussitôt l'un l'autre en propos, et Rome se partagea entre eux deux. Lépidus, pour faire sa cour aux alliés, dit qu'il leur ferait rendre les terres que Sylla leur avait enlevées. Le sénat prit l'alarme, et fit jurer aux deux consuls qu'ils n'en viendraient point aux mains. Le sort ayant fait échoir à Lépidus le commandement de la Gaule transalpine, il ne tourna point à Rome à l'époque des comices, dans la vue que, libre de son serment, il pourrait année prochaine lever impunément l'étendard contre le parti de Sylla. Catulus et lui paraissaient avoir prêté serment que pour la durée de leur consulat. Ses vues secrètes ayant été pénétrées, le sénat lui enjoignit de se rendre à Rome. Lépidus ne se dissimula pas, de son côté, le motif pour lequel il était rappelé ; il se mit en marche avec toute son aimée, comme disposé à entrer dans Rome à la tête de ses légions. On se mit en mesure pour l'arrêter. Il fit une proclamation pour faire courir les citoyens aux armes. Catulus en fit autant de son côté. Ils se livrèrent bataille un peu en avant du Champ de Mars. Lépidus fut défait, et, sans tenir longtemps après, il se retira en Sardaigne, où il mourut de consomption. Son année, après avoir causé quelques légers troubles, se dispersa par petits groupes ; et Perpenna en conduisit ce qu'il y avait de plus brave au secours de Sertorius, en Ibérie.

108. Sertorius était le seul des ennemis de Sylla qui se fût maintenu en armes : il y était depuis huit ans, et il n'était pas facile, même aux Romains, de le réduire ; car ce n'était pas seulement contre les Ibères qu'ils avaient à combattre, c'était contre des Romains comme eux ; c'était contre Sertorius, à qui le commandement de l'Ibérie avait été d'abord décerné ; qui, avec Carbon, avait combattu contre Sylla ; qui s'était emparé de Suesse au mépris d'une trêve ; qui, obligé de fuir à cette occasion, était venu prendre possession de son commandement ; qui, avec une armée composée d'Italiens qu'il avait amenés avec lui et avec une autre composée de Celtibériens, qu'il avait levée en arrivant dans ce pays, avait forcé les proconsuls, ses prédécesseurs à ce poste qui, par attachement pour Sylla, refusaient de le reconnaître, à évacuer l'Ibérie, et qui avait combattu avec courage Métellus que Sylla avait fait marcher contre lui. Son audace lui ayant acquis de la célébrité, il forma un conseil de trois cents de ses amis ; il prétendait que c'était le vrai sénat de Rome, et, en dérision de ce dernier, il en donna le nom à celui qui était son ouvrage. Après que Sylla fut mort, ainsi que Lépidus, Perpenna, lieutenant de ce dernier, lui ayant amené un renfort d'Italiens, il devint probable qu'il pourrait entreprendre de marcher contre l'Italie. Mais le sénat, qui le craignit, envoya en Ibérie une nouvelle armée qu'il ajouta à la première, avec un nouveau général, Pompée, jeune encore, mais qui s'était déjà fait de la réputation par ses exploits en Afrique et en Italie même, du temps de Sylla.

109. Pompée prit courageusement le chemin des Alpes. Il ne suivit point la route frayée par le célèbre Hannibal : il s'en ouvrit une nouvelle, du côté des sources du Rhône et de l'Éridan, qui les ont en effet au milieu des Alpes, non loin l'une de l'autre. Le premier de ces fleuves arrose la Gaule transalpine, et va se jeter dans la mer Tyrrhénienne ; l'autre se dirige, par l'intérieur des Alpes, vers la mer Ionienne, après avoir changé de nom, et s'appelant le Pô au lieu de l'Éridan. À peine Pompée fut arrivé en Ibérie, que Sertorius tombant sur une de ses légions qui allait au fourrage, l'écrasa en entier ainsi que les bêtes et les esclaves qui l'accompagnaient. Puis il livra au pillage la ville de Lauron, sous les yeux mêmes de Pompée, et la renversa de fond en comble. Au sac de cette ville, une femme arracha les yeux à un soldat qui l'avait faite prisonnière, et qui, contre l'ordre naturel, employait la violence pour abuser d'elle. Sertorius, instruit de cet événement, fit égorger en entier la cohorte à laquelle appartenait ce soldat, quoiqu'elle fût composée de Romains, parce qu'on disait que cette atroce impudicité était familière à cette cohorte. L'hiver étant survenu, les deux armées se séparèrent.

110. Dès le retour du printemps, elles se cherchèrent de nouveau. Pompée et Métellus descendirent des Pyrénées, où ils avaient passé leurs quartiers d'hiver. Sertorius et Perpenna vinrent de la Lusitanie à leur rencontre. Ils se trouvèrent en présence dans le voisinage d'une ville appelée Sucron. Des coups de tonnerre effrayants eurent beau se faire entendre par un temps serein, des éclairs eurent beau luire contre toute attente, ces deux chefs avaient trop d'expérience pour s'en laisser imposer par cet accident ; ils se tuèrent l'un à l'autre beaucoup de monde. Métellus culbuta Perpenna et dévasta son camp. De son côté, Sertorius battit Pompée, qui fut dans l'action dangereusement blessé à la cuisse. Tel fut le résultat de cette bataille. Sertorius avait une biche blanche apprivoisée, et qu'il laissait vaguer à son gré. Un certain jour cette biche ne reparut pas. Sertorius prit cela pour un mauvais augure. Il en eut de l'inquiétude. Il se tint dans l'inaction, quoique l'ennemi se permît contre lui de mauvaises plaisanteries au sujet de cette biche. Aussitôt qu'il l'eut aperçue le long des halliers, qui revenait, il se mit lui-même sur pied sur-le-champ ; et comme s'il lui consacrait des prémices, il recommença de harceler son ennemi. À peu de temps de là, il livra une grande bataille dans les environs de Ségontia. On se battit depuis midi jusqu'à la nuit ; et Sertorius, à la tête de sa cavalerie, défit Pompée, à qui il tua environ six mille hommes, avec perte de la moitié de ce nombre. Métellus en tua environ cinq mille à Perpenna dans la même action. Le lendemain de cette bataille, Sertorius, ayant reçu un nombreux renfort de barbares, marcha vers le soir contre le camp de Métellus, qu'il croyait surprendre et forcer en l'attaquant avec audace. Mais Pompée, s'étant mis à ses trousses, l'empêcha de rien entreprendre. Après ces opérations, qui remplirent cette campagne, ils regagnèrent, chacun de son côté, leurs quartiers d'hiver.

111. L'année suivante, lors de la cent soixante-seizième olympiade, les Romains acquirent par testament deux provinces ; la première, la Bithynie, qui leur fut léguée par Nicomède ; la seconde, Cyrène, que leur laissa le roi Ptolémée, fils de Lagus, qui fut surnommé Apion. Cependant la guerre était allumée contre eux de toutes parts. D'un côté, par Sertorius en Ibérie ; de l'autre côté, par Mithridate dans l'Orient ; ici, par les pirates sur toute la mer ; là, en Crète, par les Crétois eux-mêmes, pour reconquérir leur indépendance ; enfin, par les gladiateurs, dans le coeur même de l'Italie, hostilités qui devinrent aussi violentes qu'elles avaient été inopinées. Quoique obligée de faire face à tant d'ennemis, Rome envoya en Ibérie deux nouvelles légions. Avec ce renfort et leur année au complet, Pompée et Métellus descendirent encore des Pyrénées vers l'Èbre, tandis que Sertorius et Perpenna accouraient de la Lusitanie pour les arrêter. Alors plusieurs corps des trouves de Sertorius se tournèrent du côté de Métellus .

112. Furieux de cette défection, Sertorius s'arma de férocité et de barbarie contre un grand nombre de soldats ; et il se rendit odieux. Son armée lui en voulait d'un autre côté, de ce qu'il donnait continuellement la préférence aux Celtibériens pour se tenir à côté de lui, et qu'il leur confiait la garde de sa personne au préjudice de ses concitoyens ; car ils supportaient impatiemment d'être regardés comme suspects, quoiqu'ils combattissent sous les ordres de l'ennemi du peuple romain. Ce qui les irritait le plus, c'était que Sertorius, pour les intérêts duquel ils s'étaient rendus traîtres envers leur partie, n'eût pas de confiance en eux. Ceux qui lui étaient restés fidèles ne croyaient pas d'ailleurs devoir porter la peine de ceux qui l'avaient abandonné. D'un autre côté, les Celtibériens prenaient souvent prétexte de la prédilection dont ils étaient honorés pour insulter leurs camarades qu'ils voyaient traités comme s'ils étaient suspects. Néanmoins ils ne se détachèrent point entièrement de Sertorius, à cause du besoin qu'ils avaient de lui ; car les Romains n'avaient point alors de chef plus expérimenté dans l'art militaire, ni plus favorisé de la Fortune. Aussi les Celtibériens l'avaient-ils surnommé Hannibal, en raison de sa rapidité dans l'action : ils n'avaient jamais vu, en effet, commander une armée avec plus d'audace et plus de prudence à la fois. Telles étaient les dispositions des troupes de Sertorius à son égard. Cependant Métellus faisait des courses fréquentes contre les villes de Sertorius, et en emmenait les habitants dans celles de son parti. Pompée avait mis le siège devant Pallante. Il commençait à introduire de grosses bûches dans la base des murailles, lorsque Sertorius arriva au secours de la place. Pompée leva le siège, et, après avoir mis le feu aux remparts, il fit sa retraite du côté de Métellus. Sertorius répara la brèche que Pompée avait faite aux murs de Pallante ; il marcha contre un corps de troupes campé dans une ville nommée Calagurris, et tua trois mille hommes. Ce furent les résultats de cette campagne en Ibérie.

113. L'année d'après, les généraux romains, devenus plus entreprenants, attaquèrent les villes de Sertorius avec plus de confiance : ils en détournèrent un grand nombre de lui, ils en envahirent d'autres, encouragés par leurs succès. Il n'y eut point néanmoins de grande bataille ; ce fut à nouveau une guerre d'escarmouches jusqu'à l'année suivante qu'ils retournèrent à la charge avec encore plus de mépris pour les troupes de Sertorius. Le génie de celui-ci commençait à l'abandonner. Il abandonnait lui-même le soin des affaires. Il se livrait au luxe, aux femmes, à la mollesse, à la boisson. Il fut donc continuellement battu. Il en devint très colère, en proie à de nombreux soupçons, très cruel dans les châtiments, si ombrageux envers tout le monde, que même Perpenna, qui avait fait partie du soulèvement de Lépidus Emilius et qui était venu volontairement le joindre avec des forces nombreuses, commença à craindre pour lui-même, et se mit en mesure avec dix complices pour le prévenir. Quelques-uns d'entre eux laissèrent transpirer le complot. Les uns furent mis à mort, les autres prirent la fuite. Perpenna ayant eu le bonheur de n'être point décelé, en accéléra davantage l'exécution de son projet. Comme Sertorius n'était jamais sans être entouré de gardes, il l'invita à manger chez lui : il l'enivra, ainsi que ceux de ses gardes qui l'avaient accompagné, et le fit égorger au sortir du repas.

114. Aussitôt l'armée fit éclater, à grand bruit, son indignation contre Perpenna. L'affection envers Sertorius prit sur-le-champ la place de la haine. On voit, en effet, toujours que les ressentiments s'éteignent à la mort de celui qui en était l'objet ; lorsque l'animosité a perdu son aliment, le souvenir de la vertu excite la commisération. En songeant à leur situation présente, en méprisant Perpenna, parce qu'il n'était qu'un simple particulier, et en réfléchissant que c'était dans les seuls talents militaires de Sertorius que reposait l'espérance du salut commun, les Romains et les barbares avaient contre Perpenna une égale animosité, et principalement les Lusitaniens, dont Sertorius affectionnait singulièrement les services. Lorsque, après l'ouverture de son testament, on vit que Perpenna était institué son héritier, l'emportement et la haine universelle éclatèrent contre lui avec encore plus d'impétuosité ; car ce n'était pas seulement son chef, son commandant, qu'il avait assassiné, mais c'était encore son ami et son bienfaiteur. Ils en seraient venus aux voies de fait, si Perpenna, les passant en revue tour à tour, ne se fût rattaché les uns par des libéralités, les autres par des promesses, et s'il n'en eût imposé à d'autres en les menaçant, si même il n'en eût égorgé quelques-uns pour épouvanter les autres. Il assembla les peuples dans les cités et il les harangua ; il rendit la liberté à ceux de leurs concitoyens que Sertorius avait fait mettre en prison ; il renvoya aux Ibères leurs otages. Cette conduite lui concilia les esprits, de manière qu'on lui prêta obéissance comme au successeur de Sertorius, dont il remplissait les fonctions ; mais ce n'était pas sans conserver contre lui une animosité personnelle. Il n'eut pas plus tôt repris un peu de courage, qu'il se jeta dans les cruautés. Il fit donner la mort à trois Romains de marque qui l'avaient accompagné dans sa fuite. Il n'épargna pas son propre neveu.

115. Après que Métellus se fut dirigé d'un autre côté de l'Ibérie (car il n'y avait plus de danger à laisser Perpenna entre les mains de Pompée seul), ces deux derniers se tâtèrent réciproquement pendant quelques jours par diverses escarmouches, sans en venir aux mains avec toutes leurs forces. Mais enfin, le dixième jour, une action générale fut engagée : ils voulaient décider l'un et l'autre du sort de la guerre par une seule bataille. Pompée, parce qu'il méprisait la façon de commander de Perpenna. Celui-ci, de son côté, sentant que ses troupes ne lui seraient pas longtemps fidèles, voulut déployer quasiment tous ses moyens à la fois. Pompée acquit rapidement la supériorité sur ce chef sans capacité, avec des troupes qui ne lui étaient point affectionnées ; en effet, elles se tournèrent toutes de son côté. Perpenna, qui avait plus à craindre de ses propres troupes que de l'ennemi, se cacha dans des broussailles. Un détachement de cavalerie, s'étant saisi de lui, entreprit de l'amener à Pompée. Ses propres soldats l'accablaient d'outrages en lui reprochant d'avoir été l'assassin de Sertorius. Il réclamait à grands cris qu'on le conduisît à Pompée, à qui il prétendait avoir d'importantes révélations à faire au sujet des séditions de Rome, soit que ce fût la vérité, soit que ce ne fût qu'une ruse pour se faire amener à lui sain et sauf : mais Pompée envoya ordre qu'on l'égorgeât sans achever de lui amener. Il craignit qu'il ne lui révélât des choses auxquelles il ne s'attendait pas, et qui pourraient devenir la cause de nouveaux malheurs pour Rome. On jugea que Pompée s'était conduit à cet égard avec bien de la sagesse, et cet acte de prudence ajouta beaucoup à sa réputation. Ce fut ainsi que l'événement qui termina les jours de Sertorius termina en même temps la guerre en Ibérie ; car il n'est pas probable qu'elle eût eu un déroulement aussi rapide et aussi facile, si sa vie se fût prolongée.

116. À cette même époque, en Italie, parmi les gladiateurs destinés aux spectacles de ce nom, que les Romains faisaient nourrir à Capoue, était un Thrace, nommé Spartacus, qui avait antérieurement servi dans quelque légion, et qui, fait prisonnier de guerre et vendu, se trouvait depuis dans le nombre des gladiateurs. Il persuada à soixante-dix de ses camarades de braver la mort pour recouvrer la liberté, plutôt que de se voir réduits à servir de spectacle dans les arènes des Romains ; et forçant ensemble la garde chargée de veiller sur eux, ils s'échappèrent. Spartacus s'arma, lui et sa bande, avec des gourdins et des épées dont ils dépouillèrent quelque voyageurs, et ils se retirèrent sur le mont Vésuve. Là, de nombreux fugitifs et quelques hommes libres des campagnes vinrent se joindre à lui. Il répandit ses brigandages dans les environs, ayant pour chefs en sous-ordre Oenomaûs et Crixus, deux gladiateurs. La justice rigoureuse qu'il mit dans la distribution et dans le partage du butin lui attira rapidement beaucoup de monde. Rome fit marcher d'abord contre lui Varinius Glaber, et ensuite Publius Valérius, non pas avec une armée romaine, mais avec un corps de troupes ramassées à la hâte, et comme en courants ; car les Romains ne pensaient pas encore que c'était une guerre dans toutes les formes. Ils croyaient que c'était quelque chose comme une attaque isolée, semblable à un acte de brigandage. Varinius Glaber et Publius Valérius attaquèrent Spartacus et furent successivement vaincus : Spartacus tua de sa propre main le cheval de Glaber ; peu s'en fallut que le général dès Romains ne fût lui-même fait prisonnier par un gladiateur. Après ces succès, le nombre des sectateurs de Spartacus s'accrut encore davantage, et déjà il était à la tête d'une armée de soixante et dix mille hommes. Alors il se mit à fabriquer des armes, et à faire des dispositions militaires.

117. Rome, de son côté, fit marcher les consuls avec deux légions. L'un d'eux battit Crixus qui commandait trente mille hommes dans le voisinage du mont Garganus. Ce chef des gladiateurs périt dans cette action avec les deux tiers de son armée. Cependant Spartacus filait le long des Apennins, vers les Alpes et la Gaule, lorsqu'un des consuls arriva pour lui. barrer le chemin, tandis que l'autre le pressait sur ses arrières. Spartacus les attaqua tour à tour, les vainquit l'un après l'autre, et, après cela, ils furent obligés tous les deux de faire leur retraite en désordre. Spartacus immola aux mânes de Crixus trois cents prisonniers romains ; et, avec son armée de vingt mille hommes d'infanterie, il prit en diligence le chemin de Rome, après avoir mis le feu à tout le bagage qui ne lui était point nécessaire, après avoir fait passer au fil de l'épée tous ses prisonniers, et assommer toutes ses bêtes de charge, afin d'aller plus rapidement. Beaucoup de déserteurs se déclarèrent en sa faveur, et vinrent grossir son armée ; mais il ne voulut plus admettre personne. Les consuls retournèrent à la charge contre lui dans le pays des Picènes. Une grande bataille y fut donnée ; mais les consuls furent vaincus encore une fois. Malgré ce succès, Spartacus renonça à son premier projet de marcher contre Rome, parce qu'il sentit qu'il n'était pas encore assez habile dans le métier de la guerre, et que toutes ses troupes n'étaient point convenablement armées, car nulle cité ne les secondait. Toutes ses forces consistaient en esclaves, en déserteurs ou en aventuriers. Il s'empara des montagnes qui avoisinent Thurium ; il prit la ville elle-même. Il défendit aux marchands d'y rien apporter à vendre en matière d'or ou d'argent, et aux siens de rien acheter en ce genre. Ils n'achetaient en effet que du fer ou de l'airain, qu'ils payaient cher, et ils faisaient bon accueil à ceux qui leur en apportaient. De sorte que, ayant des matières premières en abondance, ils s'équipèrent correctement et ils faisaient de côté et d'autre des incursions chez les peuples du voisinage. Ils en vinrent encore une fois aux mains avec les légions romaines, qu'ils vainquirent, et aux dépens desquelles ils firent, encore une fois, un riche butin.

118. Il y avait déjà trois ans que durait cette guerre, effrayante pour les Romains, dont on s'était moqué d'abord, dont on n'avait parlé qu'avec mépris, comme d'une guerre de gladiateurs. Lorsqu'il fut question d'en donner le commandement à d'autres chefs, tout le monde se tint à l'écart ; nul ne se mit sur les rangs, jusqu'à ce que Licinius Crassus, citoyen également distingué par sa naissance et par sa fortune, s'offrit pour cette expédition. Il marcha contre Spartacus, à la tête de six nouvelles légions. À son arrivée au camp de ses prédécesseurs, les deux légions qui avaient combattu, la campagne précédente, sous les deux consuls, passèrent sous ses ordres. Pour les punir de s'être si souvent laissé vaincre, il les fit décimer. D'autres disent, qu'ayant livré une première bataille avec toutes ses forces et ayant été battu lui aussi, il fit décimer son armée entière, et fit égorger environ quatre mille de ses soldats, sans aucun égard au nombre. Quoi qu'il en soit, cet acte de vigueur rendit sa sévérité plus redoutable que le fer de l'ennemi. En conséquence, ayant incontinent attaqué une division de dix mille hommes de l'armée de Spartacus, qui campait quelque part, envoyée en détachement, il en tua les deux tiers, et se dirigea, plein de confiance, sur Spartacus lui-même. Il le vainquit avec éclat, et le poursuivit du côté de la mer, vers lequel il prit la fuite dans la vue de s'embarquer pour la Sicile. Il l'atteignit, et le cerna de retranchements, de lignes de circonvallation et de palissades.

119. Pendant que Spartacus s'efforçait de se faire jour, pour gagner le pays des Samnites, Crassus lui tua encore six mille hommes environ, dans la matinée, et le même nombre sur le soir, sans avoir plus de trois Romains tués et sept blessés ; tant l'exemple de ceux qui avaient été décimés inspira la fureur de vaincre. Cependant Spartacus, qui attendait de la cavalerie de quelque part, s'abstenait d'en venir à une action générale. Mais il harcelait, par diverses escarmouches, l'armée qui le cernait. Il lui tombait continuellement dessus à l'improviste, jetant dans les fossés des torches enflammées qui brûlaient les palissades ; ce qui donnait beaucoup d'embarras aux Romains. Il fit pendre un prisonnier romain dans l'espace de terrain qui le séparait des troupes de Crassus, afin d'apprendre aux siens à quel genre de représailles ils devaient s'attendre, s'ils se laissaient battre. Sur ces entrefaites, on apprit à Rome que Spartacus était cerné. Mais comme on s'indignait que cette guerre de gladiateurs se prolongeât encore, on adjoignit à cette expédition Pompée, qui venait d'arriver d'Ibérie, persuadé qu'on était enfin que Spartacus n'était pas si facile à réduire.

120. Tandis que l'on conférait à Pompée ce commandement, Crassus, qui ne voulait pas laisser à Pompée cette palme à cueillir, resserra Spartacus de plus en plus, et se disposait à l'attaquer, lorsque Spartacus, jugeant qu'il fallait prendre Pompée de vitesse, proposa à Crassus de négocier. Mais Crassus ayant méprisé cette proposition, Spartacus décida de courir sa chance et, aidé du renfort de cavalerie qu'il attendait, força, avec toute son armée, les retranchements de Crassus, et se sauva du côté de Brindes, où Crassus le poursuivit. Mais lorsque Spartacus fut instruit que Lucullus, qui retournait de la guerre contre Mithridate, qu'il avait vaincu, était dans Brindes, dénué de toute espérance, il en vint aux mains avec Crassus, fort de la nombreuse armée qu'il avait encore. Le combat fut long et acharné tant il y avait au combat de milliers d'hommes désespérés. Mais Spartacus fut enfin blessé à la cuisse d'un coup de flèche. Il tomba sur son genou, et, se couvrant de son bouclier, il lutta contre ceux qui le chargèrent jusqu'à ce que lui, et un grand nombre d'hommes autour de lui, encerclés, succombassent. Le reste de son année, en désordre, fut mis en pièces en masse. Le nombre des morts, du côté des gladiateurs, fut incalculable. Il y périt environ mille Romains. Il fut impossible de retrouver le corps de Spartacus. Les nombreux fuyards qui se sauvèrent de la bataille allèrent chercher un asile dans les montagnes : Crassus les y poursuivit. Ils se distribuèrent en quatre bandes, qui se battirent jusqu'au moment où ils furent totalement exterminés ; à l'exception de six mille, qui, faits prisonniers, furent crucifiés tout le long de la route de Capoue à Rome.

121. En terminant ainsi cette guerre dans l'espace de six mois, Crassus se trouva élevé tout d'un coup au même niveau de gloire que Pompée. Il ne licencia point son armée, parce que Pompée ne licencia pas la sienne. Ils se mirent sur les rangs l'un et l'autre pour le consulat. Crassus avait passé par la préture, ainsi que l'exigeait la loi de Sylla, tandis que Pompée n'avait été ni préteur, ni questeur. Il n'était âgé que de trente-quatre ans. Il promit aux tribuns qu'il leur rendrait beaucoup de leur ancienne autorité. Élus consuls l'un et l'autre, ils ne congédièrent point pour cela leur armée qu'ils avaient aux portes de Rome. Chacun avait son prétexte. Pompée disait qu'il attendait le retour de Métellus, pour la cérémonie du triomphe de la guerre d'Ibérie. Crassus prétendait que Pompée devait licencier le premier. Le peuple vit dans cette conduite des deux consuls un commencement de sédition. Il craignit la présence de deux armées  auprès de la ville. Il supplia les consuls, pendant qu'ils présidaient dans le Forum, de se rapprocher et de s'entendre. Chacun, de son côté, refusa d'abord. Mais les augures ayant pronostiqué de nombreuses calamités si les consuls ne se réconciliaient pas, le peuple réitéra ses supplications avec une grande humilité, en leur rappelant le souvenir des maux causés par les divisions de Marius et de Sylla. Crassus, touché le premier, descendit de son siège consulaire, s'approcha de Pompée, et lui tendit la main en signe de bonne intelligence. Pompée se leva alors, et vint au-devant de Crassus. Ils se touchèrent dans la main. On les combla tous les deux d'éloges, et la séance des comices ne fut levée qu'après que chacun eut donné, de son côté, l'ordre de licencier son armée. C'est ainsi que fut conjuré, dans le calme, un nouvel orage qui paraissait près d'éclater. Cette partie des guerres civiles, à compter de la mort de Tibérius Gracchus, embrasse une période de soixante années.