Agathias traduit par Mr. Cousin

AGATHIAS

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR JUSTINIEN

LIVRE V

Traduction française : Mr. COUSIN

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

LIVRE IV

 

 

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR JUSTINIEN

ECRITE PAR

AGATHIAS.

 

 

 

LIVRE CINQUIEME.

Chapitre I.

1. Courses des Tzaniens. 2. Théodore part pour les aller réprimer, 3. Il les défait. 4. Joie que Justinien a de leur défaite.

1. A paix qui avait été conclue entre ces deux puissantes Nations fut fidèlement entretenue & ne fut de longtemps troublée par le bruit des armes. Mais dans le même temps les Tzaniens qui sont des peuples qui habitent vers le Pont-Euxin du côté de midi aux environs de Trébizonde & qui depuis une longue suite d'années étaient demeurés dans l'alliance & dans la sujétion des Romains, excitèrent de nouveaux désordres. Il est vrai que quelques-uns d'entre eux demeurèrent en repos & ne contrevinrent en aucune chose aux traités de l'alliance. Mais les autres firent des courses sur les terres de leurs voisins, pillèrent la campagne, dépouillèrent les passants & ayant même pénétré jusques en Arménie, ils en enlevèrent tout ce qu'ils purent trouver & exercèrent tous les actes d'hostilité auxquels se portent des ennemis déclarés.

2. Aussitôt on dépêcha contre eux Théodore, Capitaine originaire de leur Nation, fort considéré parmi les Romains & dont nous avons souvent parlé. Il était plus capable de cet emploi-là qu'aucun autre qu'on eût pu choisir. Car comme il connaissait le pays, il savait par où les ennemis pouvaient venir, par où il fallait les attaquer & en quels endroits on devait faire camper l'armée. Etant donc parti de Colchide en diligence avec des forces suffisantes & ayant traversé la rivière de Phase il arriva en peu de jours sur les terres des ennemis, où il campa proche de la ville de Théodore, qui est aussi appelée Risée. Là il fortifia son camp d'un bon retranchement, il envoya quérir ceux des Tzaniens qui étaient demeurés en repos & après avoir loué leur sage résolution, il leur fit des présents considérables pour conserver leur amitié. Quant aux autres qui avaient violé si injurieusement l'alliance des Romains, il se disposait à s'en venger par les armes. Mais ces Barbares sans perdre de temps vinrent attaquer son retranchement & s'étant amassés sur une hauteur qui le commandait, ils jetèrent un nombre infini de traits contre les Romains fort surpris d'une charge si imprévue. Plusieurs toutefois sortirent du camp & marchèrent courageusement contre l'ennemi, mais sans ordre & sans conduite, car au lieu de tâcher de l'attirer dans la campagne ils se couvraient la tête de leurs boucliers & pleins de colère & de dépit ils s'efforçaient de grimper sur la colline, les Tzaniens qui cependant tiraient continuellement contre les Romains & qui roulaient de grosses pierres, en tuèrent environ quarante & repoussèrent les autres sans peine.

3. Ces Barbares enflés du succès avantageux de cette première rencontre, s'approchèrent du camp, où le combat fut extrêmement échauffé. Car les Tzaniens faisaient tous leurs efforts pour le forcer & pour passer tout au fil de l'épée & les Romains au contraire croyaient qu'il leur serait honteux non seulement, de ne pas repousser, mais aussi de ne pas défaire leurs ennemis. Les deux partis se choquaient avec une grande impétuosité & étant venus aux mains ils ne relâchaient rien de leur première ardeur, de sorte que la mêlée était furieuse & la victoire incertaine. Théodore Capitaine des troupes Romaines ayant remarqué que les Tzaniens gardaient mal leurs rangs & qu’ ils ne combattaient qu’ en désordre, étant tous amassés dans un seul endroit, au lieu d'attaquer le camp par plusieurs côtés différents, laissa une partie de ses soldats pour leur résister de front & envoya le reste par derrière pour les investir. Du moment qu'ils parurent & qu'ils sonnèrent de la trompette, les Tzaniens ne songèrent qu’à prendre la fuite tellement qu'étant saisis d’épouvante on les tuait sans qu'ils fissent de résistance. Deux mille demeurèrent sur la place. Les autres se dispersèrent en divers endroits. Ainsi Théodore ayant donné les rebelles écrivit à l'Empereur ce qui s'était passé & lui demanda ce qu'il souhaitait qu'on en fit ? L'Empereur commanda qu'on leur imposât un tribut annuel, pour servir à la postérité de marque de leur défaite & de leur sujétion. On fit donc le dénombrement de ce peuple & on arrêta la somme que chacun devait payer. Depuis ce temps-là on a toujours continué de la recevoir.

4. Cette expédition apporta beaucoup de joie à Justinien & il la considéra comme une des plus signalées de son règne. C'est pourquoi dans une de ses ordonnances qu'on a accoutumé d'appeler Novelles, il met la défaite de cette Nation au nombre des plus illustres & des plus glorieuses de ses victoires. Voilà de quelle manière fut réprimée l'insolence des Tzaniens. Ensuite Théodore revint dans le pays des Laziens se joindre aux autres Chefs.

Chapitre II.

1. Tremblement de terre. 2. Mort d’Anatolius. 3. Jugement du peuple sur sa mort. 4. Réflexion d’Agathias sur ce jugement.

1. L arriva quelque temps auparavant à Constantinople un nouveau tremblement de terre, dont peu s'en fallut qu'elle ne fût entièrement renversée. En effet jamais on n'en avait vu de pareil, fait pour la violence, ou pour la durée. Il parut encore plus terrible par la circonstance du temps & par la rencontre d'une grande solennité. Sur la fin de l'automne, lorsque l’on faisait les festins que les Romains ont institués en mémoire de leur naissance, le froid était aussi cuisant qu'il doit être lorsque le soleil est dans le signe du Capricorne & surtout sous le huitième climatique ceux qui sont savants dans la géographie ont trouvé à propos de dénommer du Pont Euxin par où il passe. Ce fut donc en cette saison & au milieu de la nuit, pendant que les hommes dormaient d'un profond sommeil, que les fondements des maisons furent ébranlés par un horrible tremblement. Quoi que d'abord l'agitation fût violente, elle ne laissa pas d'augmenter toujours. Quand tout le monde fut éveillé on entendit des cris & des gémissements lamentables, par lesquels on implorait le secours du ciel dans une nécessité si pressante. Le tremblement était suivi d'un bruit épouvantable qui sortait comme un tonnerre des entrailles de la terre. La basse région de l'air était couverte d'une noire fumée, qui comme une épaisse nuée redoublait l’obscurité de la nuit. Les hommes tout transportés de crainte fuyaient hors de leurs maisons & couraient dans les rues & dans les places publiques, comme si le danger y eût été moindre qu'ailleurs. Tous les édifices étant contigus & se trouvant peu d'endroits qui fussent vides & découverts. Ils s'imaginaient qu'enlevant les yeux au ciel, ils apaiseraient sa colère. Au moins cette posture leur servait à diminuer un peu leur crainte. Quoi qu'ils fussent tous percés d'eau & qu'ils tremblassent de froid, ils ne se mettaient point à couvert, si ce n'était qu'ils entraient dans les Eglises pour se jeter aux pieds des Autels. Il y avait des femmes non seulement de la lie du peuple, mais des plus illustres par leur naissance, qui demeuraient exposées avec les hommes à toutes les injures de l'air & de la saison. Dans cette générale consternation on confondait les conditions & les rangs & on foulait aux pieds le respect qui est dû aux qualités & à l’âge. Les esclaves méprisant les commandements de leurs maîtres & n'obéissant plus qu'à la crainte allaient se réfugier dans les temples. Le peuple se croyait égal au Magistrat parce que tout le monde était enveloppé dans un péril commun & exposé à un même genre de mort. Cette nuit-là plusieurs maisons furent abattues dans le quartier que son appelle Regio, qui est celui du port où sont les vaisseaux. Il arriva d'autres accidents qui furent trouvés étranges & merveilleux, il y eut des toits bâtis de bois & d’autres de pierre, qui s'entrouvrirent de telle sorte que ceux qui étaient dessous voyaient le ciel & les astres, comme dans un lieu tout découvert & qui après se rejoignirent & reprirent leur première place. Il y eut des colonnes qui furent arrachées du haut des maisons par l'effort du tremblement & jetées bien haut en l’air, d'où elles retombèrent sur des bâtiments assez éloignés avec un débris & un fracas effroyable. On remarqua encore d’autres événements, tels qu'on a vu dans le passé en pareilles conjonctures & tels qu'on verra à l'avenir tant que la terre subsistera & tant que la nature sera sujette à de semblables dérèglements. Mais il semble que tous ceux que l’on verra & que l'on a vus parurent tous ensemble dans ce temps. Il y périt une grande multitude de peuple.

2. Parmi les personnes de condition & du Sénat il ne mourut qu’Anatolius qui avait été honoré de la dignité de Consul & qui avait alors l'intendance de la maison & des finances de l'Empereur. Les Romains appellent Curateurs ceux qui sont élevés à cette charge. Comme il dormait dans son lit, un marbre appliqué au mur de sa chambre & tel que ceux qui recherchent l’ostentation & la pompe de ces ornements inutiles ont accoutumé d'y avoir, lui tomba sur la tête & le tua à l'heure même & ne lui laissant qu'autant de temps qu'il en fallait pour jeter un profond soupir & pour expirer. Quand le jour parut tous les amis allèrent se saluer & s'embrasser avec les témoignages les plus tendres de l'affection & de la joie, mêlés toutefois de beaucoup de crainte.

3. Lorsqu'on célébra les funérailles d'Anatolius quelques gens du peuple publièrent que sa mort était un juste châtiment de ses violences. Que c'était le prix des injustices qu'il avait commises contre ses propres amis, à qui il avait ravi le bien ; que c'était le fruit des testaments qu'il avait couverts du vain prétexte de l'amitié de l’Empereur, pour s'enrichir des dépouilles des familles contre l'intention des mourants & contre la disposition des lois, qui veulent que les enfants soient les héritiers de leurs pères. Voila ce qui se débitait parmi les gens de basse condition pour la cause certaine de la fin précipitée & violente de ce Magistrat.

4. Pour moi je doute beaucoup de la vérité de ces jugements & je ne vois pas sur quel fondement on les peut raisonnablement établir. Les tremblements de terre mériteraient d'être souhaités & d'être loués par les hommes s'ils savaient faire le discernement des gens de bien & des méchants pour punir les uns & pour épargner les autres. Quand on demeurerait d'accord qu'Anatolius eût été un méchant homme, il y en avait de plus méchants à Constantinople qui toutefois ne ressentirent aucun mal dans le temps qu’il fut écrasé. C’est pourquoi je suis persuadé qu'il est difficile de connaitre la véritable raison pour laquelle il fut écrasé, tous les autres ayant été conservés, vu même que c'est le sentiment de Platon que de tous les coupables il n'y en a point de plus malheureux que ceux qui ne sont pas punis en cette vie, ou par une mort violente, ou par un autre châtiment, mais qui en sortent sans avoir été purgés de leurs crimes, comme des esclaves qui portent sur le front les marques honteuses de leur servitude. Que si la pensée de ce Philosophe est véritable il faut avouer que ceux qui ont reçu la peine qu'ils ont méritée sont plus heureux que ceux qui ne l'ont pas encore reçue & qui la doivent recevoir. Au reste il serait à souhaiter que cette opinion fût gravée profondément dans le cœur de tous les hommes, parce qu'il y en aurait un grand nombre qui se retireraient de leurs crimes par l'appréhension de périr misérablement. Au moins on demeurera d'accord qu'une longue vie n'est pas toujours une marque de probité, ni une mort funeste & inopinée une preuve d'une mauvaise vie. Nous ne saurons avec certitude quelle est la juste rétribution qui est due aux actions que nous faisons en ce monde que quand nous n'y serons plus. Cependant chacun en portera tel jugement qu'il trouvera à propos & je reprendrai la narration que j'avais quittée.

Chapitre III.

1. Prédictions de la fin du monde. 2. Fausse piété. 3. Opinion d’Aristote touchant la cause des tremblements. 4. Machines d’Anthème excellent Ingénieur.

1. E tremblement de terre continua durant plusieurs jours. Quoi qu'il fût moins furieux qu'au commencement il ne laissait pas de l'être assez pour renverser tout ce qui subsistait encore. On répandit dans le même temps parmi le peuple de faux bruits & de vaines prédictions de la fin du monde, que l'on disait devoir bientôt arriver. Certains imposteurs s'étaient érigés en devins, qui quoi qu'ils ne débitaient que leurs folles imaginations, ne laissaient pas de trouver de la créance dans des esprits saisis de crainte. Ils feignaient d'être possédés par des démons & comme si une misère aussi horrible que celle-là leur eût été glorieuse, ils prédisaient avec ostentation les malheurs les plus tragiques qu'ils se vantaient leur avoir été révélés par les spectres qui leur étaient apparus. D'autres considérant le cours & le mouvement des astres en tiraient des présages des plus funestes disgrâces & de la ruine entière du monde. On ne manque jamais dans les calamités extraordinaires de rencontrer une foule de semblables imposteurs. Aussi se trompèrent-ils tous fort heureusement pour le bien de l'Empire. Il fallait cependant punir avec sévérité l'impudence de ces gens-là qui publiaient ainsi leurs extravagances & leurs songes, en s'attribuant une connaissance que Dieu s'est réservée.

2. Il n'y avait personne alors qui ne fut rempli d'appréhension. On entendait de toutes parts des prières & des hymnes. On voyait une pratique exacte & fidèle de toutes les choses que l'on loue si souvent par les paroles & que l'on confirme si rarement par les actions. Les particuliers exécutaient les contrats de bonne foi. Les Juges renonçaient à l'intérêt pour n'avoir plus d'autre règle de leurs avis que la loi. Les puissants ne faisaient plus servir leur autorité à l'oppression des faibles & ils s'abstenaient de toute sorte d'injustice & de violence. Quelques-uns changèrent de condition & d’état & quittant les honneurs, les richesses & tout ce qu'on chérit le plus dans le monde, ils embrassèrent une vie d’ermites & de solitaires. Les Eglises furent toutes remplies de présents. Les riches portèrent durant la nuit des vivres & des habits dans les rues pour apaiser la faim & pour couvrir la nudité des pauvres qui y étaient exposés. Tout cela dura un certain espace de temps, c'est à dire autant que dura la crainte. Quand le danger fut passé la plupart reprirent leur manière de vie ordinaire. Ce qui fait bien voir que le sentiment où ils étaient alors n'était pas le sentiment d'une dévotion solide, ni d'une piété véritable qui ne procède que d'un jugement éclairé & d'une volonté confiante : mais que c'était un mouvement déréglé par lequel ils se portaient à un commerce plein de mauvaise foi & de tromperie pour se délivrer du mal dont ils étaient tourmentés. C'est ainsi que nous faisons quelquefois de bonnes actions quand nous sommes pressés par la nécessité & émus par l'appréhension du péril.

3. Il se tint aussi alors plusieurs discours sur le sujet des exhalaisons. Aristote fut de toutes les conventions. Les uns le louaient d'avoir découvert la véritable origine des tremblements de terre, les autres soutenaient que son opinion n'était pas tout à fait conforme à la vérité. Quelques-uns pour confirmer ce qu'il tient que ces furieux mouvements procèdent d'une vapeur noire & épaisse renfermée dans les concavités ; & la terre, rapportaient une certaine machine qu’Anthème avait inventée.

4. Cet Anthème était originaire de la ville de Tralles. Il suivait la profession des Ingénieurs, qui joignant la connaissance de la Géométrie à celle de la Physique construisent des ouvrages dont les effets sont tout semblables à ceux des créatures animées. Il n'excella pas moins dans les Mathématiques que son frère Métrodore dans la Grammaire. J'estime que leur mère a été fort heureuse d'avoir contribué à la naissance de deux si grands hommes. Elle eut encore pour fils Olympe, personnage très savant dans la Jurisprudence & très versé dans les affaires du barreau, Dioscore & Alexandre tous deux fort habiles dans la Médecine. Dioscore passa toute sa vie dans son pays où il exerça sa profession avec une rare suffisance. Alexandre fut mandé à Rome où il devint fort célèbre. La réputation d’Anthème & de Métrodore se répandit par tout l'Empire & vint jusqu'aux oreilles de l'Empereur qui les attira à Constantinople, où ils donnèrent d'amples preuves de leur capacité & de leur mérite. Celui-ci instruisit des enfants des meilleures maisons & leur inspira une merveilleuse passion pour l'éloquence. L’autre bâtit dans Constantinople & dans plusieurs autres villes de l'Empire une infinité de beaux ouvrages, qui porteront tant qu'ils subsisteront la gloire de leur auteur, sans que nous entreprenions de la soutenir par nos paroles. Il faut que je dise maintenant ce qui m'a engagé à parler de lui. Il y avait à Constantinople un homme nommé Zénon, célèbre dans sa profession de l'éloquence & connu de l'Empereur, qui était si proche voisin d'Anthème que leurs maisons étaient jointes par un mur commun. Il survint entre eux un procès ou pour des vues faites de nouveau dans un mur, ou pour l'élévation de quelque bâtiment qui ôtait le jour, ou pour un autre sujet semblable tel qu'il peut arriver entre des voisins. Anthème ayant été vaincu par l'éloquence de sa partie qui était demandeur & accusateur & reconnaissant qu'il n'avait pas comme lui l'avantage de la parole, chercha dans l'art où il excellait un moyen de se venger de la perte de sa cause. Zénon avait une maison fort spacieuse, enrichie de beaucoup d'ornements où il recevait souvent ses amis. Il y avait une salle basse joignante à la maison d'Anthème, ce fut en cet endroit que celui-ci s'avisa de mettre au dedans de son logis plusieurs grands vaisseaux pleins d'eau auxquels il attacha des tuyaux de cuir qui étaient assez larges par le bas pour couvrir tout-à-fait les vaisseaux & fort étroits par le haut par où il les attacha aux solives du plancher de son voisin avec tant de justesse que l'air qui y était renfermé montait sans se dissiper en aucune sorte. Il alluma ensuite un grand feu sous les vaisseaux. Quand l'eau commença à bouillir elle jeta une vapeur épaisse qui s'éleva avec beaucoup de violence, parce que les canaux où elle était enfermée étaient plus étroits par le haut que par le bas. Quand elle fut arrivée aux solives elle les ébranla de telle sorte que tout le plancher en trembla. Ceux qui étaient dans la maison en sortirent promptement & s'enfuirent dans les rues & dans les places publiques tout saisis de crainte. Zénon étant allé à la cour, demanda à ceux de ses amis qu'il y trouva ce qu'il leur semblait de ce tremblement de terre & s'ils n'en avaient point été incommodés ? Quand ils se fâchèrent de ce qu'il leur disait & de ce qu'il faisait de si mauvais présages, ils le mettaient encore dans une plus grande perplexité, car il ne pouvait douter de la vérité de ce qu'il avait éprouvé dans sa propre maison & il n'osait contester avec opiniâtreté contre des personnes de qualité qui s'offensaient de son discours. Ceux qui soutenaient que les tremblements de terre naissent des exhalaisons & des vapeurs qui y sont renfermées se servaient de cet exemple & assuraient que ce savant Ingénieur connaissant la cause véritable de ces furieux mouvements avait trouvé l'art d'imiter la nature. Voila ce qu'on disait en ce temps-là quoi que peut-être on ne le crut pas sérieusement Pour moi cela me paraît ingénieusement imaginé, mais toutefois cela ne me persuade pas. Quand des chats courent sur les planches d'un grenier ils y impriment un pareil mouvement. Je pense néanmoins qu'il n'y a personne qui voulût le prendre pour un exemple de ceux qui ébranlent la terre & qui renversent les provinces. Il est vrai que ces inventions de la mécanique sont admirables : mais pour cela elles n'expliquent pas le véritable principe des désordres dont nous parlons. Anthème fabriqua contre Zénon diverses autres machines & une entre autres pour foudroyer sa maison. Il recevait dans un miroir concave tous les rayons du soleil, puis le tournant tout à coup vers la maison de Zénon il la remplissait d'une lumière extraordinaire dont ceux qui s'y trouvaient étaient éblouis & épouvantés. Il excitait aussi par la collision de certains corps propres à rendre un grand son, un bruit capable d'étonner les plus hardis & tout à fait semblable à celui du tonnerre quand il gronde dans le flanc d'une nuée. Zénon ayant enfin reconnu l'artifice par lequel tous ces effets surprenants étaient produits, s'alla jeter aux pieds de l'Empereur pour se plaindre des mauvais offices que lui rendait son voisin. On dit que la colère lui fit dire de fort bons mots en cette occasion ; car faisant allusion à quelques vers anciens, il dit dans le Sénat que n’étant qu'homme, il n'était pas assez fort pour résister à un ennemi qui lançait le tonnerre comme Jupiter & qui ébranlait la terre comme Neptune. Ces effets sont merveilleux, quoi qu'ils ne soient qu'un jeu de l'invention des hommes. Mais ils ne servent de rien pour découvrir l'origine de ce qui se fait dans la nature. Au reste chacun peut suivre sur ce sujet le sentiment qui lui paraîtra le plus vraisemblable. Pour moi je retournerai à l’ endroit de ma narration, d'où je me suis un peu éloigné.

Chapitre IV.

1. Soins pris par Justinien pour réparer Constantinople. 2. Poésies de Paul fils de Cyrus Florus.

1. A ville de Constantinople fut affligée de ce mal durant tout l'hiver. Lors même qu'il fut cessé, la terre étant ferme comme auparavant, plusieurs s'imaginaient sentir encore quelque forte d'agitation, tant ils étaient préoccupés de la frayeur de cette déplorable calamité & tant leur jugement était troublé par les soupçons & par les défiances. L'Empereur songea aussitôt à relever les édifices qui avaient été abattus & à réparer ceux qui subsistaient encore. Son principal soin fut de rebâtir la grande Eglise. Autrefois après qu'elle eut été brûlée par le peuple, il la rendit beaucoup plus magnifique, soit pour sa hauteur & pour son étendue, ou pour la beauté du dessin & pour la richesse des ornements & il la fit bâtir de chaux & de brique liée avec du fer, sans qu'il y eût de bois pour éviter le danger du feu. Ce fut cet Anthème dont nous venons de parler, qui en donna alors le dessein. La voûte de la nef ayant été ruinée une seconde fois par le tremblement de terre longtemps depuis la mort d’Anthème, on en fit une autre & plus haute & plus solide que la première. Le jeune Isidore & les autres architectes jugèrent de la structure de ce qui avait été abattu parce qui avait été conservé. Ils ne touchèrent point à la voute qui regardait le levant, ni à celle qui regardait le couchant, ils élevèrent seulement les deux autres pour conserver la même symétrie dans toutes les quatre. Et pour rendre l'édifice plus régulier, ils firent au milieu un dôme moins large & moins beau que l'ancien, mais plus ferme & plus durable. Ce que je viens de dire par occasion du rétablissement de cette Eglise suffit dans un livre historique. Car ce n'est pas ici le lieu de faire une description exacte, ou un éloge médité de tous les ornements rares & admirables de ce bel ouvrage.

2. Que si quelqu'un n'étant jamais venu à Constantinople a la curiosité de savoir ce qu'il y a d'excellent dans cette architecture, il peut lire le livre que Paul, fils de Cyrus Florus, en a écrit en vers hexamètres. Ce personnage étant premier secrétaire d'Etat illustre par sa naissance &, par les grands biens qu'il avait eus de la succession de ses ancêtres, estimait plus l'éloquence & les sciences auxquelles il s'était tout adonné, que les avantages qu'il possédait de la fortune : il a composé plusieurs autres poésies qui méritent beaucoup d'estime & de louanges : mais il me semble qu'il a fait d'autant plus paraître sa capacité & son esprit en celle-ci, que ce sujet est plus élevé au dessus des autres. Il y représente fidèlement l'ordre & la disposition de tout l'édifice, la matière, la figure, la hauteur, la grandeur & la situation de chaque partie. On y peut voir comme si l’on était présent tout ce qu'il y a de remarquable dans les divers ornements d'or & d'argent dont est enrichi le saint lieu où se célèbrent les divins mystères. Ce rétablissement fut achevé en fort peu de temps.

Chapitre V.

1. Maladie contagieuse. 2. Attribuée à des causes différentes. 3. Ancienne demeure des Huns. 4. Leurs incursions.

1. U commencement du printemps de la même année[1] la maladie contagieuse parut de nouveau à Constantinople & y enleva un grand nombre de personnes. Il est vrai que depuis la cinquième année de l'Empire de Justinien qu'elle avait commencé à affliger l’orient, elle n'avait point cessé entièrement. Elle avait seulement changé de lieu, infectant tantôt l’un & tantôt l'autre. Elle revint donc à Constantinople, comme si elle eût été capable d'avoir quelque sorte de regret d'y être demeurée la première fois si peu de temps. Plusieurs mouraient subitement, comme s'ils eussent été attaqués d'une forte apoplexie. Ceux qui avaient le plus de vigueur pour résister, ne passaient point le cinquième jour. Le mal était accompagné cette seconde fois des mêmes symptômes que la première. Il n'y avait presque point de fièvres sans charbons qui les rendaient plus dangereuses : elles n'étaient point intermittentes, mais continues & elles ne finissaient que par la mort du malade. Quelques-uns sans avoir senti aucun accès, ni aucune douleur, étaient surpris au milieu de leurs fonctions ordinaires & emportés en un instant par la violence du mal. Il mourait des personnes de toute sorte d'âges. Mais surtout les jeunes gens & plus de garçons que de filles.

2. Les anciens Oracles des Egyptiens & les plus savants Astrologues modernes de Perse assurent que les siècles sont composés de certaines périodes d'années, dont les unes sont heureuses & favorables, les autres malheureuses & funestes. Ces derniers ajoutent que celles où nous vivons sont de ces mauvaises années & que c'est pour ce sujet qu’elles ont produit tant de séditions, tant de guerres, tant de maladies & tant d'autres semblables disgrâces. Quelques-uns soutiennent au contraire que la justice divine est la véritable & l’unique cause de ces calamités publiques. Que c'est elle qui diminue le nombre des nommes pour punir leurs crimes. Je n’entreprendrai pas de juger de ces deux opinions. Je ne suis peut-être pas capable de le faire. Quand je le ferais, il n'est pas nécessaire que je le fasse, puisque les règles de l'histoire ne m'obligent qu'à exposer sincèrement la vérité. Pour comble de tous ces malheurs il arriva à Constantinople d'autres désordres dont je ferai le récit après que j'aurai rapporté ce qui s’est passé auparavant.

3. La Nation des Huns habitait autrefois proche des palus Méotide, un peu plus vers le septentrion que n'est le fleuve Tanaïs ; comme plusieurs autres peuples barbares répandus en Asie au dedans du mont Imaüs. Tous ces peuples étaient compris sous le nom général de Scythes & de Huns. On les distinguait néanmoins par les fumeras de Cotrigoriens, d'Utrigoriens, d'Ultizuriens, de Bourguignons & par d'autres qui avaient été introduits par un ancien usage & qui étaient peut-être tirés des lieux où ces peuples-là avaient demeuré.

4. Après une longue suite d'années ils vinrent en Europe, soit qu'un cerf leur en eût montré le chemin, comme l'on dit, soit par quelque autre aventure ; ils passèrent les palus Méotide à l'endroit qu'elles le déchargent dans le Pont-Euxin, quoi que les anciens crussent qu'il était impossible de les passer. Ils coururent ensuite & ravagèrent une grande étendue de pays. Ils en changèrent les habitants pour se mettre en leur place, d'où ils devaient bientôt eux-mêmes être chassés. Le nom des Ultizuriens & des Bourguignons a été fameux par les exploits militaires jusqu'au temps de l'Empereur Léon. Maintenant nous n'avons aucune connaissance de cette Nation, soit qu'elle soit détruite, ou qu'elle habite dans un pays fort éloigné. Dans l'année que la ville de Constantinople fut affligée de la maladie contagieuse dont j'ai parlé, les autres Nations des Huns étaient encore en grande réputation. Ils se répandirent pour lors du côté de midi jusques sur le bord du Danube, qui étant gelé jusqu'au fond comme il a accoutumé de l'être durant l'hiver, pouvait aisément porter une armée tant de cavalerie que d'infanterie. Samergan,[2] Général des Huns appelés Cotrigoriens, fit passer ses troupes sur la glace avec la même facilité que sur une rase campagne & arriva sans trouver de résistance sur les terres de l'Empire. Ayant rencontré une vaste étendue de pays toute destituée d'habitants il traversa la Mysie & la Scythie & il fit irruption en Thrace. Là il partagea son armée en deux corps, l'un desquels il envoya fourrager la Grèce où il n'y avait point de garnisons & pour l'autre il l'envoya dans la Chersonèse de Thrace. La Chersonèse s'étend le long de l’Hellespont depuis le levant jusqu'au midi & elle serait une île sans une langue de terre large d'environ quarante stades qui sépare les deux mers. Dans l'endroit le plus étroit de l’isthme, il y a un mur tiré d'une mer à l'autre & proche de ce mur il y a trois villes Afrodisia, Tescos & Ciberis. Proche du détroit est la ville de Seste & célèbre dans les poètes par la lampe de Héro, par les amours & par la mort déplorable de Léandre. Il y a une ville qui n’en est pas éloignée & qui n'a rien de beau quoi qu'on l'appelé Callipole, c'est à dire belle ville. Le pays voisin est extrêmement agréable & produit en abondance tout ce qui est nécessaire pour la subsistance des hommes ; l'assiette de ce pays en rend l'accès fort difficile. Samergan enflé d'orgueil & d'espérance, considérait que s'il pouvait abattre le mur, il serait maître de la mer. Il se persuadait avec une égale vanité qu'il ne manquerait point de vaisseaux & que de là il passerait aisément en Asie, le trajet étant étroit & la mer peu orageuse ; qu'il incommoderait Abyde & en ruinerait le port. S'étant follement rempli l'esprit de ces projets extravagants, il dépêcha contre la Chersonèse autant de troupes qu'il crut qu'il en fallait pour exécuter cette entreprise. Pour lui il marcha à la tête de sept mille chevaux vers Constantinople, pilla les bourgs, fourragea la campagne & fit un dégât étrange dans tout le pays. Il n'y avait point d'autre sujet de cette guerre que l'avarice de ce Barbare & la passion dont il brûlait de s'agrandir : mais il la couvrait du prétexte de l'inimitié des Utigoriens.

Chapitre VI.

1. Ravages faits par d’autres Huns. 2. Faiblesse de l’Empire. 3. Négligence de Justinien. 4. Vexations faites aux gens de guerre, 5. Consternation des habitants de Constantinople. 6. Soldats appelés scolaires.

1. IL y avait un autre Capitaine nommé Sandicle, qui commandait aussi des Huns & qui était ami & allié des Romains. L'Empereur avait beaucoup d'estime pour lui & lui envoyait souvent de riches présents. Les Cotrigoriens, indignés de ne pas recevoir de pareils traitements & de semblables marques d'honneur, prirent les armes pour se rendre redoutables & pour venger ce mépris que l'on faisait de leur puissance. Ils coururent tout le pays sans rencontrer d'ennemis qui s'opposaient à leurs courses, se chargèrent d'un butin inestimable & emmenèrent un nombre incroyable d'esclaves, parmi lesquels il y avait des dames d'une rare vertu & d'une illustre naissance, qui furent traînées avec la dernière cruauté & qui souffrirent le plus sanglant de tous les outrages de la brutalité de ces Barbares. Il y avait des filles qui dès leur plus tendre jeunesse avaient renoncé au mariage & aux avantages de la fortune & qui s'étaient enfermées dans des lieux séparés de la compagnie des hommes pour vaquer uniquement aux exercices de la piété. Elles furent arrachées de leur sainte solitude & sacrifiées à l'incontinence des soldats. Plusieurs femmes mariées furent entraînées toutes grosses & contraintes par la douleur d'accoucher dans les chemins, sans avoir aucun moyen d'éviter la honte qui accompagne l'accouchement, ni d'envelopper les enfants qu'elles venaient de mettre au monde. Ces faibles & misérables créatures étaient abandonnées dans la solitude pour y être déchirées par les bêtes, de sorte qu'elles semblaient n'avoir reçu la jouissance de la vie, que pour la perdre bientôt après d'une manière pitoyable. La fortune des Romains était pour lors dans une si fâcheuse extrémité que ces horribles cruautés s'exerçaient impunément proche de la capitale de l'Empire par une poignée de Barbares. Mais leur insolence ne s'arrêta pas là, ils avancèrent au-delà grande muraille & s'approchèrent des forts qui, en certains endroits, tombaient en ruine à cause du long temps qui s'était passé depuis qu’ils avaient été bâtis & à cause du peu de soin qu’on avait pris de les réparer. Ils en abattirent aussi une partie avec la même hardiesse & avec la même sûreté que des maçons démolissent de vieux édifices. En effet tout cela leur était aisé dans un lieu où il n'y avait point de corps de garde, point de machines propres à repousser des assiégeants, point d'hommes capables de les manier & si l'on peut le dire sans que cela paraisse ridicule, ou il n'y avait point de chiens, au lieu qu'il y en a dans les fermes & dans les bergeries pour veiller à la garde des troupeaux.

2. Les Romains n'avaient plus alors ces armées nombreuses qui avaient été entretenues sous les règnes des Empereurs précédents. Ils n'en avaient qu'une petite partie, qui n'était pas suffisante pour conserver un si grand empire. Au lieu qu'il fallait qu'il y eût six cent quarante cinq mille combattants, il n'y en avait pas cent cinquante mille. Encore étaient-ils dispersés en Italie, en Espagne, en Afrique, en Egypte, en Colchide, à Alexandrie & à Thèbes, tellement qu'il y en avait fort peu en orient & sur les frontières de Perse. Comme on se reposait sur la foi des traités & qu'on ne craignait point de guerre de ces côtés-là, on croyait qu'il serait inutile d'y entretenir des troupes. Voilà comment les forces de l'Empire avaient été diminuées par la négligence de ceux qui avaient le commandement.

3. Justinien qui dans la fleur de sa jeunesse avait réduit à son obéissance l'Italie & l'Afrique & qui avait si glorieusement terminé les plus grandes guerres, qu'il s'était rendu le plus puissant de tous les Empereurs qui avaient commandé avant lui, commença dans sa vieillesse à appréhender les fatigues militaires & il aima mieux ou gagner ses ennemis par des présents, ou les armer par ses intrigues les uns contre les autres, que de s'exposer davantage au péril des combats & à l’inconstance de la fortune. C’est pour cela qu'il laissa périr les légions comme s'il n'en eût eu que faire.

4. Ceux sur lesquels il se déchargea d'une partie du gouvernement, quittèrent à son exemple le soin de conserver les armées, de lever les sommes nécessaires pour leur subsistance & de les envoyer dans les pays où il était besoin. De plus ou ils privaient absolument les soldats de leurs montres, ou ils en différaient le payement. Lorsque ce qui était dû avait été payé, bien que longtemps après le terme, ces hommes accoutumés à un commerce plein d'infidélité & de perfidie, attaquaient les Officiers qui avaient l'argent entre les mains & usaient de tant d'artifices, qu'ils les contraignaient de le rendre. Ils faisaient consister la fonction de leur charge & l'honneur de leur dignité à intenter de temps en temps diverses accusations contre les soldats, pour avoir un prétexte de les frustrer de leur solde & de retirer de leurs mains par une malheureuse adresse l'argent qu'ils avaient touché. Ces vaillants hommes qui exposaient leur vie pour la conservation de l'Empire, se voyant ainsi maltraités & réduits à la dernière misère, étaient contraints de renoncer à l'exercice des armes, où ils avaient été élevés & de chercher dans une autre profession les moyens de subsister. L'argent destiné à leur paiement était donné à des femmes impudiques, à des hommes efféminés & à d'autres pestes semblables, qui n'étaient capables que de remplir l'Etat de confusion & de désordre. Voilà la véritable raison pour laquelle Constantinople & les places de Thrace se trouvèrent dépourvues de garnisons & pour laquelle il fut si facile aux ennemis de ruiner toute la campagne. Ces Barbares eurent l'insolence de se camper proche, du bourg appelé Melantiade, qui n'est qu'à cent cinquante stades de la ville. Ce bourg est entouré du fleuve Athyras qui coulant du côté du vent Cecias, se va décharger dans la mer Propontide & qui donne son nom au havre qui est à son embouchure.

5. L'approche des ennemis jeta les citoyens de Constantinople dans une étrange consternation. La frayeur dont ils étaient saisis leur représentait le mal plus grand qu'il n'était en effet & leur mettait devant l'esprit la famine, les incendies, les plus tristes images que la fureur de la guerre puisse fournir. Le peuple courait aux places qui sont au milieu de la ville avec le même empressement que s'il eût été déjà poursuivi par l'ennemi. Le tumulte était général & l'épouvante s'était emparée des personnes de qualité aussi bien que des médiocres. L'Empereur était lui-même extrêmement étonné. Il avait commandé qu'on ôtât tous les ornements des Eglises qui sont hors de la ville du côté de l'Europe, depuis Blaquerne jusqu'au Pont-Euxin. Ceux qui reçurent cet ordre en transportèrent toutes les tapisseries & tous les vases précieux, fait dans des bateaux, ou sur des chariots, de sorte qu'elles demeurèrent aussi destituées d'ornements que quand elles avaient été bâties & avant qu'être dédiées.

6. Les esprits étaient tellement préoccupés de l'opinion que le danger était extrême & inévitable, qu'à peine put-on trouver un petit nombre d'officiers & de soldats qui voulussent garder la porte dorée & le mur des figuiers & se mettre en état de repousser l'ennemi, au cas qu'il vint de ce côté-là. Il faut aussi avouer que ces gens-là n'étaient pas fort braves & qu'ils n'étaient guère accoutumés aux exercices militaires, n'ayant jamais eu d'autre emploi que de garder le palais : on les appelé scolaires. Ils ont rang parmi les soldats & ils sont sur l'état de la guerre La plupart sont si polis & si ajustés, qu'ils semblent plutôt avoir été levés pour paraître avec pompe à la suite de l'Empereur & pour rendre sa cour plus magnifique & plus auguste que pour combattre dans ses armées. Autrefois il n'y avait que ceux qui s'étaient signalés en plusieurs campagnes qui pussent prétendre d'être reçus dans ces compagnies & ils n'achetaient point cet honneur, mais ils le recevaient comme une récompense de leurs services. Zénon Isaurien fut le premier, qui après être remonté sur le trône donna ces places à des hommes de son pays qui n'avaient jamais porté les armes & qui étaient moins considérables par leur valeur, que par l'affection de leur Prince. Cette pernicieuse coutume ayant été alors introduite d'accorder à la faveur ce qui n'était dû qu'au mérite & d'enrôler dans ces légions non des personnes qui eussent fait paraître leur courage en s'exposant aux dangers dans les occasions importantes, mais des gens incapables de manier les armes, fit naître l'habitude de recevoir des présents, qu'on fait avoir plus de force sur l'esprit des hommes que toute autre chose & établit la vénalité de ces charges : de sorte qu'aucun n'y est plus parvenu depuis sans payer l'argent qu'on lui demandait & qu'aucun n'en a été exclu s'il a eu de quoi payer, quoi que d'ailleurs il en fût très incapable. Ainsi cette charge étant dispensée maintenant sans choix & sans jugement, ceux qui désirent de l’acquérir ne sont plus obligés de la mériter. Ils sont assurés de l'obtenir pourvu qu'ils aient de quoi l'acheter & pourvu qu'ils soient assez riches pour payer le prix de leur lâcheté & de leur mollesse. Voila les soldats à qui l'on fut obligé de confier la garde des portes & des murailles de Constantinople, puisqu'on n'en avait point d'autres qui fussent aguerris & disciplinés.

Chapitre VII.

1. Bélisaire est nommé Général contre les Barbares. 2. Sa prudence & sa valeur. 3. Discours qu'il fait à ses soldats.

1. E désordre où était la ville ayant déjà duré quelque temps & les Barbares continuant toujours de piller la campagne, l'Empereur dépêcha contre eux Bélisaire,[3] quoi qu'il fût dans une extrême vieillesse. Cet ancien Général reprenant le casque & la cuirasse qu'il avait quittés il y avait si longtemps, repassait dans sa mémoire les belles actions de sa jeunesse & tâchait de s'animer d’une ardeur toute nouvelle. Certes ce dernier exploit ne lui fut pas moins glorieux que les trophées qui lui avaient été érigés après la défaite des Vandales & des Goths. Au contraire l'extrême nécessité où était réduit l'Etat & le peu d'espérance qu'il y avait d'y remédier, rendit cette dernière entreprise plus fameuse que toutes les autres & la victoire dont elle fut suivie, plus agréable & plus charmante. Je rapporterai exactement comment toutes les choses se passèrent.

2. Bélisaire ayant conduit les troupes hors de la ville & ayant campé dans un lieu appelé Cettocome, fit paraître sa profonde capacité dans la guerre & une hardiesse qui surpassait de beaucoup son âge. Quoi qu'il fût chargé d'années, il ne laissait pas de supporter toutes les fatigues & d'essuyer tous les dangers avec un courage invincible. Il était suivi d'environ trois cents cuirassiers qui avaient servi sous lui dans ses dernières campagnes. Tout le reste était un peuple sans armes & sans expérience qui était plutôt accouru pour être spectateur oisif, que pour combattre. En effet la plupart étaient bien aises de se trouver en cette occasion par la seule raison qu'ils n'avaient jamais rien vu de semblable. Il se mêla parmi les troupes un grand nombre de paysans des villages circonvoisins, qui depuis le dégât de leur pays, n'avaient pu faire autre chose que d'avoir recours à Bélisaire. Il est vrai aussi qu'ils ne lui furent pas inutiles & qu'il les employa à creuser un large fossé. Ensuite il envoya divers espions pour découvrir le lieu où étaient les ennemis & pour remarquer leur nombre, leur contenance & leur dessein. Cependant il demeura ferme dans le même endroit, pour donner ordre à tout ce qu'il y aurait à faire. Il fit aussi allumer quantité de feux afin que les ennemis crussent que son armée était fort nombreuse. Ils en conçurent d'abord cette opinion, mais peu après ils en apprirent la vérité. Pour les soldats de Bélisaire, ils faisaient paraître une merveilleuse ardeur de combattre, animés par l'estime de leur valeur & par la réputation qu'ils avaient acquise en plusieurs guerres. Ce sage Général s'apercevant que les exploits mémorables par lesquels ils s'étaient autrefois signalés leur donnaient trop d'assurance pour le présent & trop de présomption pour l'avenir, il voulut prévenir les mauvais effets qui en pouvaient naître & pour cet effet il les assembla & leur parla de cette sorte.

3. [4]Mes compagnons, je ne me servirai pas des discours dont on a accoutumé de se servir dans les grands dangers pour dissiper la crainte & pour assurer le courage. Il faudrait que j'eusse perdu la mémoire des choses que j'ai apprises par ma propre expérience, si j’exhortais maintenant des Romains qui ont été mûris dans l'exercice des armes & qui ont subjugué plusieurs Nations à ne pas fuir devant une poignée de Barbares & surtout de Huns & de Cotrigoriens : mais je vous avoue que quand je vous ai vus enflés d’une excessive confiance, j’ai crû être obligé de vous faire ressouvenir de votre ancienne modération. Des hommes sages ne se doivent jamais laisser emporter à des mouvements déréglés, quoi que la fin où tendent les mouvements soit louable. Quand la vanité que nous donnent de belles entreprises que nous avons autrefois heureusement achevées nous persuade que tous les desseins que nous formerons à l’avenir ne manqueront jamais d’avoir de pareils succès, elle inspire un orgueil insupportable & elle détruit entièrement la prudence. Ceux qui tombent dans un si déplorable aveuglement que de se remplir de présomption & de fierté perdent souvent le respect & la soumission qu'ils doivent à Dieu. Considérez, je vous prie, que bien que les ennemis n’approchent pas de votre valeur, ils vous surpassent de beaucoup en nombre. Ainsi l’on trouvera peut-être quelque sorte d'égalité si l'on compare les avantages qu'ils ont sur vous avec ceux que vous avez sur eux. Ce vous serait un grand sujet de confusion si au lieu de vous tenir dans les règles d'une exacte discipline, vous marchiez contre eux avec une précipitation pleine de témérité & d'emportement, sans avoir soin de garder vos rangs & sans faire de réflexion sur les changements qui peuvent arriver dans la guerre. Ceux qui n’ont que la force sans la prudence ne peuvent jamais se promettre la victoire. Comment serait-il possible que je demeurasse au milieu des périls dans un âge si caduque & si peu propre à l'exercice des armes si je ne m'y conservais par la maturité de mes conseils & par la sagesse de ma conduite ? Que si la prudence toute seule est capable de soutenir la faiblesse de mon âge, que n’en devez-vous pas attendre quand vous la joindrez à la force du corps & à la vigueur de la jeunesse ? Si l’on tombe dans quelque disgrâce ou par malheur, ou par lâcheté, on peut s'en relever par l'esprit & par l'adresse. Mais quand cette lumière est éteinte & qu’on n’est plus capable de prendre aucune bonne résolution, il n’est plus de remède contre les mauvais succès qui arrivent par imprudence, puisque la puissance qui le pouvait apporter est elle-même en désordre. Peut-être que ce discours vous paraît étrange & que vous vous étonnez qu'au lieu de relever votre courage, il semble que je tache de l’abattre, mais je trouve au contraire que ce m'est un avantage extrêmement agréable de conduire des soldats dont je suis seulement en peine de retenir l’impatience. Que chacun de vous soit donc persuadé qu'on ne doit pas attribuer à la vaillance les exploits qui se font sans jugement mais à la témérité, à l'audace & à la désobéissance. Conservez la généreuse ardeur qui vous transporte & accroissez-la si elle peut encore recevoir de l'accroissement : mais modérez avec la prudence cet excès de hardiesse qui dégénérerait en insolence. Quand on délibère mûrement sur tout ce que l'on fait faire, on n'en est pas pour cela ni plus timide, ni plus lâche, on en devient au contraire plus ferme, plus confiant & plus intrépide. Quand on a prévu & considéré tout ce qu'il est a propos de considérer & de prévoir, on en conçoit une confiance juste & raisonnable, qui est appuyée sur un jugement solide & qui ne dépend nullement de l'incertitude du hasard. Quelqu'un dira que j’amollis le courage des soldats qui ne respirent que le combat & que je les arrête hors de saison à délibérer, dans le moment qu'ils sont prêts à réprimer l’insolence des Barbares qui ravagent la campagne & qui sont des courses jusqu'aux portes de la capitale de l'Empire. J'avoue que la colère dont ils sont animés contre l’ennemi est juste, puisque notre patience ne lui a point donne de retenue. Mais il faut que la colère des hommes sages soit exempte de trouble, d'impétuosité & de fureur & qu'elle ne retienne que la fermeté, la vigueur & le courage qui sont nécessaires dans le combat. Quand le mouvement d'une passion est tout-à-fait conforme à l'honnêteté & au devoir, on peut s'y abandonner entièrement, mais quand il a quelque chose de contraire au devoir & à l'honnêteté, il n'est permis de le suivre qu'autant que la nécessité engage. Je pense que vous demeurez aisément d’accord que la prudence est un bien sans mélange d'aucun mal. On ne peut dire la même chose de la colère, parce que si la chaleur qui excite à agir noblement est louable, le dérèglement de l’action est digne de blâme. Séparons-en donc ce qu'elle a de vicieux &y joignons la prudence, afin que quand nous serons dans le combat rien ne nous manque de ce qui peut contribuer à la victoire. Pour ce qui regarde les ennemis, il suffit que nous sachions que ce sont des Barbares accoutumés à faire des courses à la façon des voleurs & qui n'ont jamais appris à garder leurs rangs, ni à combattre de pied ferme. Quand ils nous verront rangés dans une campagne où il n'y a point de murailles, ni de remparts pour se couvrir, ils seront obligés de quitter leur manière de faire la guerre, d'en venir aux mains & de se battre de front. Si nous gardons une bonne discipline, ils apprendront par une fâcheuse expérience combien il y a de différence entre des gens élevés dans les exercices militaires & des gens inopinément enveloppés en des occasions dont ils n'avaient pas assez prévu le danger. Voila ce que dit Bélisaire.

Chapitre VIII.

1. Comparaison de Léonidas & de Bélisaire, 2. Défaite des Huns. 3. L’art de tirer en fuyant ne leur sert de rien.

1. es soldats changèrent de disposition & ils conservèrent plus de modération que d'audace sans rien perdre de leur valeur. S'il était permis de faire comparaison entre les petites choses & les grandes, je dirais qu'ils avoient les mêmes sentiments de générosité & de retenue qu'avaient eu autrefois les Lacédémoniens conduits par Léonidas aux Thermopyles, lorsqu'ils furent poursuivis par cette formidable armée de Xerxès. Ceux-ci furent tous taillés en pièces, mais leur défaite leur fut glorieuse, parce qu'ils moururent en gens de cœur & après avoir tué un grand nombre de Perses. Les Romains commandés par Bélisaire combattirent avec une résolution pareille à celle des troupes de Lacédémone, mais avec un succès plus grand parce qu'ils défirent les Barbares sans souffrir de perte considérable.

2. Deux mille chevaux Huns avant été détachés du reste des troupes pour aller fondre sur les Romains, Bélisaire en reçut aussitôt l'avis de ses espions & en même temps il fit avancer ses soldats dont il cacha le petit nombre le mieux qu'il lui fut possible. Il choisit parmi eux deux cents cavaliers armés de boucliers & de javelots, il les mit en embuscade des deux côtés d'une forêt, par où il croyait que les ennemis devaient passer & leur commanda de tirer sur eux au signal qu'il en donnerait, afin qu'étant attaqués de flanc ils se serrassent au lieu d'étendre leurs rangs & qu'ainsi ils ne pussent pas tirer grand avantage de leur nombre. D'ailleurs il donna ordre aux paysans & à ceux de la ville qui avaient des armes, de faire un grand bruit & de le suivre : pour lui, il se mit au milieu pour soutenir le choc des Barbares. Quand ils eurent passé l'endroit où était l'embuscade, il marcha vaillamment contre eux. Cependant les paysans animaient le courage des soldats par le bruit qu'ils excitaient avec des bâtons & par les cris dont ils remplissaient l'air. A l'instant le signal fut donné & l'embuscade fondit sur les Barbares. Le désordre fut plus grand qu'on ne pouvait attendre selon les apparences dans une semblable rencontre. Les Huns chargés de toutes parts retombaient sur ceux de leur parti comme Bélisaire l'avait prévu & étaient tellement pressés, qu'il leur était impossible de lancer le javelot, ni d'étendre les ailes de leur cavalerie pour se défendre. Ceux qui les attaquaient par derrière jetaient un hurlement horrible qui redoublait leur épouvante. D'ailleurs la poussière dont l’air était couvert, les empêchait de reconnaître le petit nombre des assaillants. Bélisaire tua tout le premier une partie de ceux qui se présentèrent, chargea rudement le reste & le mit en fuite. Les fuyards se retiraient sans ordre & sans avoir laissé de troupes derrière pour favoriser leur retraite : & comme toute leur espérance était dans la vitesse de leurs chevaux, ils les poussaient à toute bride.

3. L’art dont ils ont accoutumé de recevoir le plus d'avantage, les abandonna en cette rencontre : car jamais ils ne repoussent si vigoureusement l'ennemi, que quand ils en sont poursuivis & qu'ils tirent en fuyant. Alors les traits font des blessures beaucoup plus profondes, parce qu'étant lancés avec force, ils sont reçus par des gens qui courent encore au devant avec violence. Mais dans cette fâcheuse conjoncture ils n'avaient plus aucune espérance & ils ne tentaient plus aucun moyen de se défendre. Quatre cents demeurèrent sur la place. Pour ce qui est des Romains il n'y en eut aucun de tué, mais seulement quelques-uns de blessés. Samergan chef des fuyards ne se sauva qu'avec peine & ils n'eurent tous le loisir de se sauver que parce que les chevaux des Romains n'eurent pas assez de force pour continuer de les poursuivre, sans cela ils les eussent tous fait passer au fil de l’épée. Ils arrivèrent au camp dans une confusion effroyable & ils jetèrent les troupes qui y étaient demeurées dans la dernière consternation. On n'entendait de tous cotés que cris & que plaintes. Quelques-uns s'entamaient les joues pour témoigner leur douleur selon la coutume du pays. Les Romains retournèrent à Constantinople avec un avantage considérable & qui surpassait de beaucoup l’espérance qu'ils avaient conçue d'abord dans l'état ou se trouvaient alors leurs affaires. Il faut aussi avouer qu'il était principalement dû à la sage conduite de Bélisaire. Les Barbares après une défaite si honteuse décampèrent de Melantiade & se retirèrent plus loin tout pleins de frayeur & de crainte. Quoi que Bélisaire eût pu selon toutes les apparences remporter d’autres victoires plus illustres, s'il eût poursuivi vivement les ennemis dans l'épouvante où ils étaient, il revint toutefois à la Cour. Et en cela il suivit plutôt l'ordre qu'il avait reçu de l'Empereur, que sa propre inclination.

Chapitre IX.

1. La victoire de Bélisaire excite la jalousie de ses ennemis. 2. Nécessite des louanges & des récompenses. 3. Retraite des Huns. 4. Eloge de Germain fils de Dorothée. 5. Bateaux d’une nouvelle invention.

1. uand le bruit de sa victoire fut répandu par le monde, chacun commença à lui donner des louanges extraordinaires & à parler de lui comme du libérateur de l'Empire. Ces éloges-là déplurent extrêmement à quelques grands de la cour, qui étaient possédés par l'envie & par la jalousie, ces passions farouches & indomptables qui attaquent toujours les vertus les plus éclatantes. Ils l’accusaient de rechercher la faveur & l'applaudissement du peuple & de méditer de hauts desseins d'ambition & de fortune : & ces personnes firent tant par leurs calomnies qu'elles ternirent la gloire de cet incomparable Capitaine & qu'elles le privèrent de la récompense de ses travaux & du prix de la victoire.

2. Cependant les plus sages & les plus éclairés de l'antiquité ont assuré que les plus forts génies s'affaiblissent quand ils ne sont pas animés par les louanges & par les récompenses & qu'ensuite les Etats en souffrent un notable préjudice, parce que tout le monde néglige de cultiver les arts dont on ne reçoit point de profit & qu'on ne s'adonne ni à l'exercice des armes, ni à l'étude des sciences, ni aux autres emplois les plus nécessaires & les plus importants quand on reconnaît que ceux qui s'y appliquent n'en sont pas plus considérés que les autres. Chacun peut reconnaître par soi-même la vérité de cette pensée, s'il veut prendre la peine de faire quelque réflexion sur tout ce qui se passe dans le monde.

3. Les Huns craignant d'être poursuivis se retirèrent au-delà de la grande muraille. Mais depuis, ayant appris que Bélisaire avoir été rappelé & qu'on n'avait point nommé d'autre Général pour lui succéder, ils ne marchèrent que lentement.

4. Dans le même temps, un autre parti de Barbares attaqua la Chersonèse & s'efforça d'en escalader les murailles : mais il fut diverses fois repoussé par les Romains qui les défendaient. Ceux-ci étaient commandés par Germain fils de Dorothée, qui n'était alors que dans la fleur de sa jeunesse & qui toutefois avoir déjà les qualités d'un parfait Capitaine. Il était originaire d'une ville d'Illyrie appelée par les anciens Bederiane & par les modernes Justiniana prima.[5] Car comme l'Empereur Justinien en avait tiré sa naissance, il la voulut embellir de divers ornements & la rendre illustre d'obscure qu'elle était auparavant & pour cela il l'honora de son nom. Germain y étant né, comme j'ai dit, fut tendrement aimé de l'Empereur & mené dès l'âge de huit ans à la cour, où il fut élevé avec tout le soin qu'on peut désirer. Il apprit les langues Grecque & Latine des plus excellents maîtres de Grammaire. Aussitôt qu'il fut capable de porter les armes l'Empereur l'envoya commander les troupes de la Chersonèse, afin qu’il eût une occasion de contenter son ambition & de faire connaître son courage & afin aussi de le détourner de ces folles passions pour les chevaux, pour les courses & pour les combats, où les jeunes gens s'engagent souvent, s'ils n'en sont détournés par des emplois plus utiles & par des occupations plus sérieuses. Pendant que les Huns attaquèrent la Chersonèse, ce jeune Général ne cessa de faire tous les efforts possibles & d'employer tous les moyens imaginables pour les repousser. Car outre qu'il avait un génie fort propre à découvrir de lui-même ce qu'il fallait faire dans les occasions importantes, il suivait encore volontiers le conseil des vieillards, qui s’étaient rendus recommandables par une longue expérience.

5. Les Barbares ne sachant plus que faire & n'ayant point de retranchement pour se mettre à couvert, ni de muraille à attaquer comme à un siège, tentèrent un moyen également hardi & dangereux, ou pour se rendre maîtres de la Chersonèse, ou pour se délivrer des fatigues & pour retourner en leur pays. Ils amassèrent une grande quantité de roseaux dont ils firent des claies & de quatre de ces claies ils firent des bateaux capables de porter quatre hommes. Ils en bâtirent au moins cent cinquante de cette fabrique. La pointe était recourbée en forme de proue afin que la machine fût plus aisée à conduire. Des deux côtés il y avait des bancs pour les rameurs. Quand ils les eurent tous achevés, ils les mirent sur la mer le long du rivage qui arrose la ville d'Enus. Il y avait sur ces bateaux environ six cens hommes bien armés & bien résolus, qui ayant rempli de paille l'espace qui se trouvait vide entre les roseaux, commencèrent à ramer le mieux qu'il leur fut possible & s'avancèrent beaucoup dans la mer. Ils se hâtaient de gagner le coude du mur, s'imaginant qu'ils n'auraient pas après cela de grandes difficultés à surmonter le reste du pays, n’étant défendu ni fortifié que de l'Hellespont. Quand Germain apprit de ses espions que les ennemis étaient montés sur des vaisseaux faits de roseaux, il se moqua & se réjouit en même temps de l'extravagance de ce dessein, dont il espérait profiter. En effet il fit monter à l'instant sur vingt galères un bon nombre de soldats bien armés & des matelots & leur commanda de se tenir derrière un promontoire, de peur d'être découverts. Quand les Barbares eurent passé l'extrémité de la muraille & qu'ils eurent commencé à s'approcher des dedans avec une grande résolution, les vaisseaux des Romains fondirent sur ces bateaux de roseaux qui furent repoussés bien loin en arrière par la violence du choc, de sorte que les soldats ne pouvant s'y tenir debout, tombaient dans la mer, ou se couchaient sans se défendre. Ceux qui voulaient essayer de demeurer ferme étaient renversés par la marée, qui bien qu'elle ne fût pas capable d'imprimer un notable mouvement à de grands vaisseaux, avait toutefois assez de force pour élever & pour abaisser des bateaux faits d'une matière aussi légère que sont des claies. Les hommes qui étaient dedans ne firent aucun devoir de combatte, ils ne songèrent qu'à se garantir de tomber. Les Romains les poussant comme ils auraient fait sur la terre, en jetèrent un grand nombre dans la mer, en taillèrent plusieurs en pièces & en percèrent aussi plusieurs avec leurs épées. Enfin ils accrochèrent ces roseaux & en défirent toute la liaison avec des mains de fer, de sorte que les Huns coulèrent à fond, ou périrent sans qu'aucun pût gagner le bord. Les Romains prirent toutes les armes, qui nageaient sur la mer & étant retournés au lieu d'où ils étaient partis, remplirent l'armée d'une joie extraordinaire par la nouvelle d'un succès si avantageux. Ayant ensuite amassé toutes leurs forces, ils crurent devoir profiter d'une conjoncture si favorable & faire des courses sur les Barbares dans le temps qu'ils étaient accablés de la douleur de cette dernière perte.

Chapitre X.

1. Le courage de Germain le met en danger. 2. Les deux partis se séparent. 3. Les Barbares qui avaient couru la Grèce s'en retirent sans avantage. 4. Justinien envoie de l’argent aux Barbares pour la rançon des prisonniers. 5. Lettre de Justinien à Sandicle. 6. Effet de cette lettre.

1. ermain qui dans l'ardeur de la jeunesse ne savait pas encore se modérer & qui se laissait plutôt emporter par le désir de la gloire, qu'il ne suivait les conseils de la prudence, attaqua vaillamment les ennemis & au lieu de se contenter de donner les ordres comme un Général, il se jeta dans le fort de la mêlée & combattit en soldat. Cela fut cause qu'il fut blessé si grièvement à la cuisse, que peu s'en fallut qu'on ne fût obligé de l'emporter. Mais la nécessité de sa présence & l'importance de l’entreprise prévalurent sur sa douleur, tellement qu'il ne cessa de combattre & d'animer ses soldats, jusqu'à ce qu'il eut défait un nombre considérable des ennemis.

2. Les deux partis s'étant séparés, les Romains se retirèrent dans leurs garnisons ne jugeant pas qu'il y eût de prudence, ni de sûreté de s'attacher plus longtemps à des ennemis qui les surpassaient en nombre. La consternation des Barbares ne laissa pas d'être grande, soit parce que leurs claies avaient été si misérablement dissipées sur la mer, ou à cause de la hardiesse & de la vigueur avec laquelle les Romains étaient venus les attaquer, de forte qu'ils sortirent le même jour de la Chersonèse & allèrent joindre Samergan qui avait été défait aussi bien qu'eux.

3. Ceux qui d'entre eux avaient été envoyés en Grèce n'y firent rien de remarquable & ne passèrent pas même les Thermopyles, parce qu'elles étaient gardées par une garnison Romaine. C'est pourquoi ceux-là prirent aussi le chemin de Thrace pour s'y joindre à d'autres troupes de leur nation & pour s'en retourner ensemble dans leur pays. Samergan se vantait néanmoins qu'il ne retirerait point son armée qu'il n'eût touché auparavant une grande somme d'argent, comme avaient fait les Utigoriens & il menaçait de mettre à mort tous les prisonniers de guerre, si les Romains ne se hâtaient de les délivrer.

4. L'Empereur leur envoya les sommes qu'il crût nécessaires pour la rançon, afin de les obliger de sortir plutôt de ses terres. Les Barbares rendirent les prisonniers & entre autres Serge, fils de Bacchus, qui fut si malheureux dans la perte de sa liberté, que d'être mis au rang des moindres esclaves. Ensuite les Huns se retirèrent en leur pays avec ceux qui venaient de Grèce, sans toutefois s'abstenir de piller sur les chemins. Les conditions de ce traité paraissaient honteuses au peuple de Constantinople, qui croyait que des Barbares qui avaient eu l'insolence de faire des courses jusqu'aux portes de la capitale de l'Empire méritaient d'être taillés en pièces & non pas de recevoir des récompenses. Mais l'avis de Justinien procédait d'une profonde sagesse, comme il parut par la suite ; & ceux qui d'abord avaient blâmé ce Prince, louèrent & admirèrent depuis la rare prudence de sa conduite. Son dessein était de susciter une guerre entre les ennemis, afin qu'ils se détruisissent par leurs propres mains : & pour en venir à bout tandis que Samergan marchait à petites journées il écrivit à Sandicle qui était aussi Général des Huns, une lettre conçue en ces termes.

5. Si vous avez su les entreprises que les Cotrigoriens viennent de former contre l'Empire & que cependant vous soyez demeuré en repos je ne saurais assez m’étonner de votre perfidie, ni de l'imprudence avec laquelle je me suis fié à vous. Que si vous n’en avez rien su il faut vous le pardonner. Mais vous n’avez qu’une seule voie pour faire connaitre me vous n'avez rien appris des outrages qu’on nous a faits, qui est d'en poursuivre la vengeance. Ce n'a pas été seulement pour fourrager nos terres qu'ils sont sortis de leur pays. Ça été pour faire voir par des effets sensibles publics que nous nous sommes trompés. Lorsque méprisant l'alliance d'une Nation aussi puissante & aussi belliqueuse que la leur, nous avons mis notre confiance dans le secours que nous recevrions de vos armes. Ils croient que c’est leur faire une injure insupportable que de comparer leurs forces avec celles des Utigoriens, ils prétendent les surpasser infiniment. C’est pour cela qu'ils ont couru toute la Thrace, qu'ils n’en sont sortis qu'après avoir pillé tout l'argent qui était destiné au paiement de la pension que vous avez accoutumé de recevoir chaque année. Il nous était facile de les tailler tous en pièces, ou au moins de les chasser sans qu'ils remportassent aucun butin. Mais nous n'avons voulu faire ni l'un ni l'autre, pour vous éprouver en cette rencontre : Car si vous les surpassez en valeur & si vous avez assez de courage pour ne pas souffrir qu'ils enlèvent votre bien, tout ce qu'ils ont fait ne vous apportera aucun préjudice. Vous avez l'occasion de vous venger & de recevoir des mains mêmes de vos ennemis la pension qui vous est due en remportant la victoire. Que si après avoir reçu une injure si sensible vous êtes assez lâches pour demeurer en repos, vous perdrez l’argent que nous avions accoutumé de vous payer & nous le donnerons aux Cotrigoriens, comme à des hommes à qui vous cédez en générosité & en vaillance. Et certes en ce cas il sera bien juste que nous renoncions à votre alliance pour la contracter avec eux. Car ce serait une étrange folie de ne pas suivre le parti des victorieux plutôt que de s'obstiner dans celui des vaincus, pour partager avec eux la honte de leur défaite.

6. Quand Sandicle apprit par un truchement le contenu de cette lettre, il entra dans une furieuse colère & se résolut de tirer vengeance des Cotrigoriens. L'esprit fier & arrogant d'un barbare ne pouvait manquer d'être ému par des paroles si piquantes. A l'instant il mena ses troupes contre ces nouveaux ennemis & ayant surpris par une attaque si peu attendue ceux qui étaient restés dans le pays, il emmena une grande multitude de femmes & d'enfants. Ensuite il alla au devant de ceux qui retournaient de Thrace & qui venaient de passer le Danube, les défit & se rendit maître de l'argent & du butin. Ceux qui purent s'échapper allèrent en leur pays ramasser toutes leurs forces. Et ainsi le feu de la guerre s'alluma tellement entre ces deux peuples, qu'ils ne cessèrent plus de s'incommoder, tantôt par de légères escarmouches & tantôt par de justes batailles, jusqu'à ce que leurs forces en aient été ruinées & que leur nom en ait été tout à fait éteint. La calamité où tomba cette Nation fut si déplorable, que ceux qui restèrent en vie perdirent la liberté & prirent le nom de leurs maîtres. Voila les châtiments visibles dont l'impiété de ce peuple fut punie. La destruction entière de ces deux Nations n'arriva qu'en un autre temps, comme je le rapporterai dans la suite.[6] Quand la nouvelle arriva à Constantinople de la division qui continuait entre les Barbares, on admira la sagesse des conseils de l'Empereur, qui sans demeurer en armes avait trouvé le moyen de ruiner ses ennemis & de venir à bout de tous ses desseins. Les maux dont ils furent affligés dans leur pays ne leur permirent pas de venir troubler celui des Romains, dont plusieurs ne savaient pas seulement en quel lieu de la terre habitaient ces misérables Nations.

FIN.[7]

 


 

[1] 557/8.

[2] Ou Zabergan.

[3] En 559.

[4] « Agathias prête en cette occasion à Bélisaire un très long discours qui semble fait pour amuser les auditeurs désœuvrés d’un froid et insipide rhéteur plutôt que pour ranimer l’amour de la patrie dans le cœur de citoyens pressés dans leur dernier asile par des ennemis acharnés et réduits à leur dernière espérance. » On pourra lire de tous ces événements une histoire à peu près identique dans l’Histoire du Bas-empire de Lebeau (livre XLIX, vol. 9, 1828), qui reprend presque point pour point le récit d’Agathias en fournissant cependant plus de détails en notes.

[5] En Illyrie.

[6] Malheureusement nous ne connaissons que cinq livres de cette Histoire.

[7] Il existe à ce jour une nouvelle édition de l’Histoire d’Agathias, appelée Histoires : Guerres et malheurs du temps sous Justinien, éd. Belles-Lettres, 2007.