Agathias traduit par Mr. Cousin

AGATHIAS

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR JUSTINIEN

LIVRE III

Traduction française : Mr. COUSIN

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

LIVRE IILIVRE IV

 

 

 

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR JUSTINIEN,

ECRITE PAR

AGATHIAS.

 

LIVRE TROISIEME.

Chapitre I.

1. Réflexion de l’Auteur sur son ouvrage. 2. Nacoragan succède à Mermeroës.

3. Gubaze irrité de la négligence des Chefs en donne avis à Justinien.

1.  ’ai rapporté, & peut-être en trop de paroles les lois & les coutumes des Perses, les divers changements de leur Empire, & ce qu'il y a de plus remarquable touchant la Maison, & la personne de Chosroès. Quoi que ces choses n'aient pas une liaison nécessaire avec la narration qui les précède, j'estime toutefois qu'elles ne paraîtront pas superflues, & qu'elles apporteront autant de plaisir que d'utilité à ceux qui prendront la peine de les lire. Car je souhaiterais de joindre s'il m'était possible, les Grâces avec les Muses. Mais j'en suis empêché par les soins, & par les inquiétudes qui accompagnent les affaires, & je me trouve contraint de céder à cette fâcheuse nécessité. Je ne puis donner à une entreprise aussi grande, & aussi difficile qu'est celle d'écrire l'histoire, & pour laquelle on ne saurait avoir assez de loisir, que les heures que je dérobe au travail de ma profession. Ainsi je n'ai pas la liberté de passer agréablement ma vie dans l'exercice pour lequel j'ai le plus de passion. J'aurais besoin de lire continuellement les ouvrages des Anciens pour me former sur ces excellents modèles, & pour en tirer tout ce qui peut contribuer à l'ornement de mon sujet. Je devrais avoir l’esprit entièrement dégagé de toute autre occupation. Mais au lieu de cela je suis assis tout le jour à la porte du palais pour y lire des procès, & je suis continuellement importuné par la foule, & par le bruit des parties. Je serais pourtant fâché de ne l'être pas, puisque c'est de cette importunité que dépend ma subsistance. Cependant je suivrai mon inclination, & je continuerai mon dessein, quand je devrais être accusé de présomption, & d'avoir entrepris de faire (comme dit le proverbe Grec) des vases avec de la boue. Si mes ouvrages passent au jugement des autres pour des productions imparfaites faites d'un esprit partagé entre trop d'emplois différents, au moins ils me satisferont moi-même, & je serai en ce point semblable à ceux qui chantant mal ne laissent pas de se plaire à leurs chansons, quoi qu'elles déplaisent à tous les autres. Mais pour ne pas faire une plus longue digression, & pour n'aller pas plus loin au-delà des bornes que je me suis prescrites je reviens à mon sujet & je reprends la suite de la guerre des Colchéens.

2. Quand Chosroès apprit la mort de Mermeroës il en fut aussi fâché qu'il le devait être. Mais afin que les troupes qui étaient dans le pays des Laziens ne demeurassent pas dépourvues de Chef, il nomma pour les commander Nacoragan[1] l'un des plus fameux Capitaines de son siècle.

3. Dans le temps même qu'il se disposait à partir, il arriva d'étranges choses en Colchide. Les Romains ayant pris lâchement la fuite, comme je l'ai raconté dans le second livre, & ayant abandonné aux ennemis une partie du bagage, Gubaze regardant cette perte comme une tache honteuse qui déshonorait la gloire de l'Empire, & appréhendant les fâcheuses suites qui en pouvaient naître, manda à Justinien tout ce qui s'était passé, en attribuant tout le malheur de l'événement à l'imprudence des Chefs, & en remettant principalement la faute sur Bessas, ensuite sur Martin, & sur Rustique.

Ce Rustique était en partie Grec, & en partie Français d'origine. Il n'avait aucun commandement dans l’armée, n’étant ni Préfet, ni Préteur, mais il avait le maniement des finances. Les deniers qu'il avait entre les mains ne procédaient pas des impositions ni des tributs ; un autre que lui avait le soin de ceux-là. Ils étaient tirés de l'épargne, & destinés pour la récompense de ceux qui se signalaient dans la guerre. Cela lui donnait beaucoup de pouvoir. Cela était cause aussi qu'il avait part à tout le secret des affaires, & que les ordres du Prince n’étaient exécutés qu'autant qu'il l’avait agréable.

Pour ce qui est de Bessas il y avait déjà quelque temps que Justinien était irrité centre lui, de ce que s'étant emparé du fort de Persée avant que Mermeroës y fût arrivé, il n'avait pas eu le soin de garder les avenues du côté d'Ibérie, ce que la situation du lieu rendait très facile : mais il s'était arrêté à visiter les places de son gouvernement, pour y lever de l'argent. Ce souvenir que l'Empereur conservait lui fit ajouter créance aux lettres de Gubaze, de sorte qu'il démit Bessas de sa charge, qu'il confisqua son bien & qu'il le relégua au pays des Asbasciens pour y demeurer jusqu'à nouvel ordre. A l'égard de Martin, quoi qu'il fût en colère contre lui, il ne lui ôta pas sa charge. Il était le premier des Prêteurs ; Justin était le second ; Busez le troisième ; & ainsi des autres. Il y avait longtemps que Martin & Rustique étaient en mauvaise intelligence avec Gubaze, mais elle n'éclatait pas encore. C’était un feu qui s'entretenait sous la cendre, & qui devait produire un horrible embrasement. La jalousie en jeta les premières étincelles, qui furent depuis allumées par les soupçons, & par les défiances. Chacune de ses actions leur fournissait une nouvelle matière de haine, parce qu'ils les regardaient toutes comme à travers la passion dont ils étaient animés contre lui. Quand Gubaze se fut aperçu des sentiments qu’ils avaient pour lui, il conçut aussi de sa part une aversion violente contre eux, & il la témoigna dans toutes les occasions, les déchirant au milieu des festins, & des assemblées, avec ces paroles piquantes & outrageuses, publiant que c’étaient des lâches qui trahissaient leur devoir, & ne les mandant plus lorsqu'il donnait audience aux Ambassadeurs, comme il faisait auparavant.

Chapitre II.

1. Ils prennent résolution de se défaire de lui. 2. Ils surprennent un ordre contre lui.  3. Ils le tuent.

1.  E traitement leur était insupportable. Mais il n'y avait rien qui eût si fort excité leur haine contre Gubaze, que les mauvais offices qu'ils avaient reçus de lui auprès de l'Empereur ; de sorte que prévoyant qu'il ne manquerait pas de relever les moindres fautes qu'ils pourraient commettre, ils se résolurent de se défaire d'un ennemi si dangereux, afin de se venger des injures qu'il leur avait faites par le passé, & de se garantir de celles qu'ils craignaient pour l'avenir. Après avoir longtemps conféré sur ce sujet, ils demeurèrent fermes dans la même résolution : mais ils crurent n'en devait pas hasarder l'exécution, sans avoir auparavant pressenti la disposition de l'esprit de Justinien.

2. Ils envoyèrent donc Jean, frère de Rustique à Constantinople pour y faire entendre que Gubaze favorisait le parti des Mèdes.[2] Ce Jean ayant été admis à parler en secret à l'Empereur, lui supposa que Gubaze était prêt de faire entrer les ennemis sur les terres de l'Empire, & que s'il n'était bientôt prévenu, il allait les rendre maîtres de la province. Justinien fort surpris de cet avis, sans toutefois y ajouter pleine créance, donna ordre à Jean de faire en sorte que Gubaze fut envoyé à la cour sous sûre garde. Jean qui appréhendait que si Gubaze venait à Constantinople sa calomnie ne fût découverte, répondit : Seigneur, s'il refuse d’obéir à cet ordre & de venir, que faudra-t-il faire ? Il faudra le contraindre comme un sujet désobéissant, dit l'Empereur, & choisir un nombre suffisant de soldats pour le conduire. Jean répartit : Que s'il se défend quand on le voudra contraindre, que vous plaît-il que l’on fasse ? En ce cas, dit l'Empereur, il mériterait d'être traité comme un usurpateur & il serait digne de mort, seigneur, ajouta Jean, celui qui le tuerait n'en serait donc point recherché ? Non, dit l'Empereur, s'il le tuait ayant les armes à la main, & résistant aux ordres de son souverain. Jean se contenta de cette réponse, & ayant tiré des lettres pour les Officiers conçues à peu près dans le même sens, il s'en retourna fort satisfait dans le pays des Colchéens.

3. Quand Martin & Rustique eurent lu ces lettres, ils crurent que leur entreprise était assez bien concertée & qu'il était temps de l'exécuter. Pour cet effet ils assemblèrent Justin & Busez ; & sans leur dire le dessein qu'ils avaient, ils se contentèrent de leur proposer d'aller trouver Gubaze, pour consulter avec lui touchant les Moyens de fondre conjointement sur les Perses qui tenaient le fort d'Onogure : à quoi ayant tous consenti, ils marchèrent suivis dune petite troupe de gens de guerre. Gubaze ayant été averti que les Chefs le venaient trouver, alla au devant d'eux proche du fleuve Cobus, accompagné de peu de personnes, qui étaient sans armes & sans défense. Il n'avoir point mené de gardes, parce qu'il était très éloigné de concevoir aucun soupçon contre des Officiers qui étaient de son parti, & qui étaient envoyés pour défendre le pais, & pour en chasser les Barbares. Comme ils marchaient tous à cheval, & qu'ils parlaient de l'état de la guerre, Rustique demanda à Gubaze, s'il ne voulait pas prendre sa part des fatigues, & des dangers pour chasser les Perses, étant honteux que des ennemis aussi faibles, & aussi méprisables que ceux-là demeurassent en sûreté sur les terres de l'Empire. C’est à vous seuls, répondit Gubaze, à courir le hasard de cette guerre, puisque vous êtes seule cause des désordres qu'elle apporte. La lâcheté avec laquelle vous avez pris la fuite a donné aux Perses la hardiesse et le temps de se fortifier dans cette place. Que si vous avez maintenant de cœur comme vous vous en vantez, & si vous êtes encore touchés de quelque sentiment de gloire, faites le paraître ; mais n’attendez pas que je m’expose avec vous aux dangers que vous aurez réparés après que les fautes que vous aurez faites. Ils crurent qu'il n’en fallait pas d’avantage pour le convaincue de trahison & d’intelligence avec les Mèdes : à l’instant Jean, qui avait fait à son occasion le voyage de Constantinople, tira un poignard, & l’en frappa à l’estomac. Comme il avait les deux jambes passées sur le cou de son cheval, il tomba à terre plutôt par surprise, que par la violence du coup, qui n'était pas dangereux. Mais à l’instant comme il faisait effort pour se relever, l’écuyer de Rustique lui donna un autre coup d'épée à la tête, dont il mourut. Ceux qui ont été les mieux informés de cette action assurent qu'elle se passe de la sorte. Justin & Busez en ressentirent une extrême douleur, mais ils n’osèrent la témoigner, étant persuadés que tout cela avait été exécuté par les ordres de l'Empereur.

CHAPITRE III.

1. Les Laziens outrés de sa mort se séparent d'avec les Romains. 2. Eloge de cette Nation. 3. Les Romains si préparent à un siège. 4. Description d’une tortue.

1. es Laziens en tombèrent dans la dernière consternation, après avoir donné la sépulture à Gubaze selon la coutume & avec les cérémonies de leur pays, ils se séparèrent de l’armée Romaine & refusèrent de servir, pour faire voir le ressentiment qu'ils avaient d'un grand outrage.

2. Cette Nation est extrêmement fière & orgueilleuse, à cause de la grandeur de sa puissance, du nombre de ses sujets, & de la gloire qu'elle tire de l'ancien nom des Colchéens. Et certes parmi tous les peuples qui ne sont pas souverains, mais qui relèvent d'un autre, je n'en sache aucun qui soit aussi puissant, & aussi considérable que celui-ci l’est par la multitude des hommes, par l'abondance des richesses, par la commodité du pays, par la facilité d'avoir les provisions nécessaires, & enfin par l'équité des lois, & par la politesse des mœurs. Les premiers habitants du pays n'avaient aucune connaissance des biens qui s'apportent par mer, & jamais ils n'avaient entendu parler de vaisseaux lorsque le fameux navire d'Argos aborda à leur rivage. Mais maintenant ils entreprennent de longs voyages, & ils entretiennent un grand commerce, ne vivant nullement à la façon des Barbares, mais étant devenus tout à fait polis par la fréquentation des Romains. Ainsi leur gouvernement présent est sans comparaison meilleur qu'il n'était autrefois, pourvu néanmoins qu'on excepte ce que les poètes ont pris la licence de feindre des taureaux du Roy Etez, qui avaient des pieds d'airain, & des hommes qui sortaient de terre tout armés. Enfin les Laziens étant tels que je viens de les décrire, ils avaient tout le regret, & toute l'indignation qu'on peut avoir de l'outrage qu'on leur avait fait en tuant leur Prince.

 3. Dans temps les Romains se préparaient à la suscitation de Martin à fondre avec toutes leurs forces sur les Perses qui étaient à Onogure. Cette place fut ainsi nommée dans les premiers temps, à cause peut-être que les Huns, qu'on appelait Onoguriens, y furent défaits par les Colchéens, & ainsi le nom en est demeuré pour tenir lieu comme de trophée, & comme pour servir de monument de cette fameuse victoire. Mais maintenant on l'appelle autrement : car depuis qu'on y a consacré une Eglise à la mémoire d'Etienne cet homme divin, qu'on dit avoir été accablé de pierres par la fureur de ses ennemis, à cause qu'il soutenait les vérités saintes de la Religion chrétienne, on a trouvé à propos d'imposer son nom à la ville. Pour moi je me servirai de l'ancien, parce que je le trouve plus propre à designer le lieu, & à être employé dans une histoire. Les Romains faisaient donc les préparatifs nécessaires pour marcher vers Onogure, & les auteurs de la mort de Gubaze pressaient l'exécution de cette entreprise dans l'espérance d'emporter aisément la place, & de mériter, par ce nouveau service le pardon du crime qu'ils avaient commis, au cas qu'il fût découvert. Les gens de commandement, & les soldats étant campés dans un champ du territoire d'Archéopole, ils y préparèrent des tortues, & des machines capables d’enlever des pierres d'une grande pesanteur, & d’autres instruments nécessaires dans les sièges.

4. Une tortue est une machine d'osier faite en forme de toit : elle est couverte de tous côtés, & ne peut être percée à cause de son épaisseur. Il y a une aile de chaque côté pour couvrir de flanc les soldats que l'on y enferme. Le dehors est garni d'un cuir qui est à l'épreuve du trait. Ainsi ceux qui sont dedans sont défendus de toutes parts, & portent la machine où il leur plaît, sans pouvoir être incommodés par les ennemis. Quand ils l'ont approchée du pied de la muraille, ils creusent la terre, & minent les fondements.

Chapitre IV.

1. Les Chefs de l’armée Romaine tiennent conseil de guerre. 2. Ils mettent le siège devant le fort d’Onogure. 3. Ils sont défaits & chassés. 4. Réflexion de l’Auteur.

1.  endant que les Romains s'apprêtaient de la sorte pour former le siège, les gardes de Justin prirent un Perse qui se promenait hors l'enceinte du fort, & après l'avoir amené dans le camp, ils le firent battre de verges pour l'obliger à découvrir les desseins de son parti. Il leur dit que Nacoragan était allé en Ibérie, d'où il devait bientôt revenir. Que cependant il l’avait envoyé en sa place pour encourager les soldats, & pour les assurer de son retour : que les troupes qui étaient aux environs des forts de Muchirise, & de Cotese marcheraient dans peu de jours pour secourir Onogure. A l'instant les Chefs des Romains s'assemblèrent, & tinrent conseil de guerre. Busez proposa d'aller avec toutes les troupes au devant des Perses, & la raison de son avis était que quand ils auraient été défaits, les assiégés privés de l’espérance de recevoir aucun secours seraient contraints de se rendre. Uligange, General des Eruliens, était dans le même sentiment, & pour l'appuyer il se servait d'un proverbe, qui bien que grossier & barbare, ne laisse pas d'exprimer fort proprement sa pensée. Il disait que quand on voulait cueillir le miel à son aise, il fallait chasser les abeilles. Mais Rustique qui depuis l’heureux succès de son crime, & la conspiration étroite par laquelle il s'était uni avec Martin, en était devenu beaucoup plus superbe & plus insolent qu'auparavant, éluda par de froides railleries l'avis de Busez, & soutint au contraire que ce serait fatiguer les soldats par un voyage inutile, & qu'il était plus à propos de les mener devant le fort, qui ne serait pas capable d'une grande résistance & qui serait pris devant que le secours pût arriver. Il ajouta, qu’on pourrait envoyer quelques gens pour retarder la marche des ennemis si l'on le jugeait nécessaire.

L'avis de Busez était sans doute le meilleur, le plus sûr, le plus ordinaire en pareilles conjonctures, & le plus conforme aux règles de l'art militaire. Mais depuis que toute l'armée s'était souillée du sang de Gubaze, en suivant comme ses Chefs, ceux qui l'avaient répandu, elle n’était capable d'embrasser que les plus pernicieuses résolutions, pour s'attirer plus promptement la peine qui lui était due.

2. On envoya au devant des Perses qui vendent du fort de Muchirise, environ six cent chevaux, commandés par Dabragese, & par Usiarde, qui bien que Barbares, étaient officiers parmi les Romains. Le reste de l'armée s'approcha du fort d'Onogure, & forma le siège. Les Romains dressèrent leurs machines contre les portes, & commencèrent à tirer contre les Perses, qui se défendaient vigoureusement, & qui accablaient de flèches les assiégeants. Ils s'avisèrent aussi d'attacher des toiles, & des voiles pour détourner les traits des Romains, & pour rompre la violence du coup. Enfin, l'attaque, & la défense, se faisaient avec tant d'ardeur, & tant de courage, qu'on peut dire que c'était moins un siège qu'une bataille. Les uns combattaient pour la vie, & les autres pour la gloire : ceux-là pour se délivrer du danger, ceux-ci pour s'exempter des courses d'un ennemi si proche, & si incommode.

3. Cependant, trois mille chevaux Perses qui venaient des forts de Cotese & de Muchirise, & qui allaient vers celui d'Onogure, furent chargés, & mis en déroute par Dabragese, & par Usigarde. Cette nouvelle ayant été portée à l’instant au camp des Romains, elle redoubla leur confiance, & diminua quelque chose de la vigueur de leur discipline ; de sorte qu'étant montés aux murailles, & en ayant arraché les voiles que les assiégés y avaient tendues, ils commencèrent à se promener tout autour, sans ordre comme se tenant assurés d'emporter la place, depuis que ceux qui pouvaient seuls la secourir, avaient pris la fuite. Sur ces entrefaites, les Perses s'étant aperçus que ce n'était pas l'armée entière qui les attaquait, mais seulement un petit nombre de soldats, envoyés plutôt pour les connaître, que pour les combattre : ils retournèrent sur eux avec un cri épouvantable, & leur donnèrent aisément la chasse, pendant que les fuyards couraient avec une grande précipitation pour sauver leur vie, & que les autres les poursuivaient de près pour les tailler en pièces ; ils arrivèrent tous au camp de l'armée. Ce fut alors un désordre extrême. Les Romains ne songeaient plus au siège, ni à la prise de la place, dont ils faisaient peu auparavant tout le sujet de leur espérance ; mais les Chefs & les soldats, comme transportés d'une vaine terreur, prenaient également la fuite, sans se donner le moindre loisir de considérer ni l’état où ils étaient, ni leur nombre, ni celui des ennemis. La confusion avec laquelle les Romains fuyaient augmentait la hardiesse des Perses, & l'ardeur de les poursuivre. Les assiégés ayant vu du haut de leurs murailles ce qui se passait, vinrent se joindre à ceux de leur nation, & rendirent la déroute des Romains plus précipitée, & plus infâme. La cavalerie se mit aisément hors la portée du trait ; mais la plus grande partie de l'infanterie périt à l'entrée d'un pont bâti sur le fleuve, qu'on appelé le Cathare, par où il fallait nécessairement passer. En cet endroit-là, ils se poussaient les uns les autres avec un étrange désordre, les uns tombant misérablement dans l'eau, & les autres entre les mains des ennemis. Ainsi ils étaient environnés de dangers de toutes parts, & pas un ne s'en fût sauvé, si Busez ayant par leurs cris reconnu l'extrémité ou ils étaient réduits, ne fût venu s'opposer aux Perses, & s'il n'eût par ce moyen donné le temps aux Romains dépasser le pont, & de se mettre en sûreté. Il n'y en eût toutefois aucun qui osât retourner au camp, proche d'Archéopole ; mais tous se retirèrent plus loin, & abandonnèrent le bagage ; de sorte que la victoire que les Perses remportèrent, ne leur fut pas moins utile que glorieuse : car ayant trouvé le pays dépourvu de soldats, capables de le défendre, ils abattirent les retranchements, se chargèrent de butin, & s'en retournèrent fort joyeux de s'être rétablis en possession d'un pays où ils avaient déjà commandé.

4. Il n'est que trop évident que la justice Divine commença en cette rencontre à tirer la vengeance que lui demandait le sang de Gubaze, quand abandonnant l'armée Romaine à la plus pernicieuse de toutes les résolutions qu'elle eût jamais pu embrasser, elle permit que cinquante mille combattants fussent mis en fuite par trois mille, & que plusieurs demeurassent sur la place. Les principaux coupables de ce meurtre en reçurent peu après le châtiment qu'ils méritaient, comme nous le rapporterons dans la suite. Cependant l'hiver étant arrivé, les troupes furent distribuées dans les bourgs, & dans les forts qui leur avaient été marqués.

Chapitre V.

1. Assemblée des Colchéens. 2. Harangue d’Etez. 3. Réponse de Fartase.

1. OUR lors l'état des Colchéens se trouva dans une confusion horrible, tout ce qu'il y avait parmi eux de personnes de condition ne fâchant quel parti prendre, ils s'assemblèrent dans une vallée du mont Caucase, le plus secrètement qu'il leur fut possible, & ils délibérèrent s'ils se joindraient aux Perses, ou s'ils demeureraient dans l'alliance des Romains. Là il se tint beaucoup de discours, ou plutôt il s'éleva beaucoup de clameurs sur ce sujet, sans qu'on pût reconnaître, ni qui était celui qui parlait, ni quel était son avis. Cela obligea les plus considérables à commander qu'on fit silence, & à publier que si quelqu'un avait quelque chose à proposer, il le fit avec modération. Il y avait dans l'assemblée un homme de qualité, nommé Etez, qui témoignait être plus vivement piqué que les autres, de l'outrage fait à la Nation. C’était un ancien ennemi des Romains, & un passionné partisan des Perses, qui embrassait cette occasion, comme un prétexte favorable & spécieux, pour exagérer extraordinairement tout ce qui était arrivé. Son avis était que sans délibérer on prît le parti des Mèdes ; & comme plusieurs lui représentaient qu'il n'était pas à propos de faire un changement aussi important que celui-là, sans en avoir auparavant pesé toutes les raisons, avec une maturité pleine de sagesse, il se leva en colère pour haranguer, comme dans un état populaire : car il était beaucoup plus disert que ne sont d'ordinaire les Barbares, & il parla en ces termes :

2. Si les Romains ne nous avaient offensé que par des discours, & par les délibérations de leurs assemblées, il y aurait peut-être quelque justice de n’employer que les mêmes armes pour nous venger. Mais après qu'ils nous ont fait le plus cruel & le plus insupportable de tous les outrages, ne sommes nous pas ridicules de nous amuser vainement à discourir dans le temps que nous devrions déjà leur avoir fait souffrir de semblables traitements ? Qu’on ne dise pas qu'ils n'ont encore exercé aucun acte d’hostilité, que s'ils ont conçu quelque mauvaise volonté contre nous, elle est demeurée cachée dans le secret de leur cœur, & qu'il n’y en a au plus, que des soupçons, & des conjectures. Gubaze, cet incomparable personnage, a été misérablement massacré, comme s’il eût été le dernier de tous les hommes. L'honneur de la Nation est perdu, & au lieu d'aspirer à la gloire du commandement, nous devons nous contenter que ceux qui nous ont autrefois obéi, s'abstiennent maintenant de nous outrager. N'est-il pas étrange que nous délibérions encore si nous devons tenir pour amis, ou pour ennemis, des peuples qui nous ont si cruellement offensés ? Mais ce ne sera pas là le dernier excès de leur insolence & de leur fureur. La patience avec laquelle nous souffrirons cette injure, en attirera d'autres plus atroces : car ils sont fiers & superbes, à l’égard de ceux qui se soumettent à leur puissance. Le Prince qui gouverne présentement leur Empire, est un Prince inquiet, & remuant. C’est par ses ordres que Gubaze a été tué ; les autres n'ont fait qu'exécuter ce qu'il avait commandé ; nous ne les avions point attaqués ; il n’y avait point de guerre déclarée entre eux, & nous. Il y avait au contraire une communication réciproque, quand transportés tout à coup de rage, de cruauté, & des autres passions les plus barbares, ils ont commis le plus exécrable de tous les attentats. Les mœurs des Perses sont bien différentes de celles-là : Ils gardent à leurs amis une fidélité confiante, & ils conservent pour leurs ennemis une haine implacable, tant que l'inimitié dure. Il aurait été à souhaiter que l'état des Colchéens eut pu si maintenir dans son ancienne puissance, sans avoir besoin du secours des étrangers, soit pour faire la guerre, ou pour demeurer en paix ; mais puisque la faiblesse où il est tombé, soit par le malheur du temps, ou par les disgrâces de la fortune, ou par tous les deux ensemble, l’oblige à rechercher la protection d'un autre peuple j’estime qu'il doit choisir le plus modéré, le plus équitable, & le plus fidèle à ses alliés ? c’est le seul moyen qui nous reste de remporter quelque avantage sur nos ennemis, de venger les injures qu'ils nous ont faites, & de prévenir celles qu’ils nous pourraient faire. La fausse apparence de civilité, & de douceur dont les Romains couvrent toutes leurs actions pour surprendre les simples, ne leur pourra de rien servir contre nous lorsque la guerre sera déclarée. Que s'ils étaient assez téméraires pour nous attaquer, & pour entreprendre de combattre dans un pays étranger, & les Laziens, & les Perses joints ensemble, ils ne soutiendraient pas seulement le premier effort de nos armes, eux qui viennent d'être mis en fuite par une poignée de gens : Ils ne sont pas encore bien remis de la lassitude qu'ils ont contractée par la vitesse & par la violence de leur course, par laquelle seule ils peuvent avoir quelque avantage sur leurs ennemis. Cette déroute n’a procédé que de leur imprudence, & de leur lâcheté. Ces vices infâmes sont propres & comme naturels à leur Nation. Mais à ces défauts qu'ils ont tirés de la nature ils en ont ajouté de volontaires, auxquels ils ont été abandonnés par la providence Divine, en punition de leurs crimes. En effet, la victoire est plus souvent la récompense de la piété que le prix de la valeur. Jamais le ciel n'a été favorable aux desseins injustes & violents. Nous ne devons donc pas si nous sommes sages, & avisa demeurer plus longtemps dans l'alliance d'un peuple dont la conduite est déraisonnable, & dont Dieu abandonne visiblement la protection. Je crois que vous êtes maintenant convaincus par l'évidence même des choses, plutôt que par mes paroles, que notre séparation d'avec les Romains sera facile ; Quelle nous sera avantageuse ; Quelle sera approuvée de Dieu ; & quelle ne pourra être blâmée par les hommes. Quand les Romains nous ont fait autrefois tant d'injurieux traitements nous n’avons pas pour cela rompu leur alliance ; parce qu’alors nous avons cru qu’il y aurait eu de l’inconstance à la rompre pour des injures, qui, quoi que grandes, n’étaient pas tout à fait insupportables. Mais si nous endurions aujourd’hui le plus sanglant de tous les outrages, ce ne ferait plus patience, ni modération, ce serait une lâcheté infâme & un mépris horrible des intérêts de l’Etat, On ne saurait jamais commettre un massacre aussi cruel, & aussi exécrable que celui-ci ; & si on l'avait commis, on ne manquerait pas de le venger. N’y manquons donc pas nous-mêmes, & qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir déshonoré la mémoire de notre Prince ni d'avoir caressé les auteurs de sa mort. Que s'il était possible qu'il parut au milieu de cette assemblée, il condamnerait, sans doute, l'insensibilité avec laquelle vous négligé de le venger, & avec laquelle vous souffrez que les parricides qui lui ont ôté la vie, demeurent encore sur la terre. Mais puisqu’il ne se peut pas faire qu'il revienne jamais parmi nous, figurez vous, je vous prie, qu’il y est présent, & que vous montrant les deux blessures qu'il a reçues, il vous conjure d'en poursuivre la vengeance. Y a-t-il quelqu'un, qui à la vue de ce spectacle, pût souffrir ceux qui doutent & qui délibèrent encore si le meurtre de Gubaze doit exciter la compassion des Colchéens ? Il y a danger que tandis que nous appréhendons de blesser la bienséance, en quittant le parti des Romains, nous ne devenions complices du parricide que nous prenons si peu de soin de punir & qu’on ne nous tienne avec justice, coupables de la plus détestable de toutes les perfidies, quand on verra que nous aurons moins décelé pour défendre la mémoire de Gubaze après sa mort, que nous n'avons témoigné de passion pour sa personne durant sa vie. Je sais bien que ce serait une grande folie de vouloir apporter du changement aux affaires, lorsqu’elles sont en bon état ; mais il faut aussi avouer que quand elles sont toutes pleines de confusion, ce serait la dernière de toutes les imprudences, de ne se vouloir pas accommoder à la nécessité du temps. La raison est l’unique règle de la fermeté, qui ne mérite d'être louée que lorsqu'elle est accompagnée de sagesse. Quand il arrive qu'on embrasse ce qu’on devrait rejeter, & qu'on rejette ce qu'on devrait embrasser, celui qui s'obstine à demeurer dans cet état-, est plus blâmable que celui qui change. Quand les Perses sauront la résolution que nous aurons prise, ils en seront ravis de joie ; & comme ils sont bons & généreux, ils entreront volontiers dans notre alliance, où ils trouveront de grands avantages à cause de la commodité de notre foi & de la puissance de nos armées, qu'ils préféreront à toutes sortes d'autres richesses & de revenus. Ne différez donc plus de vous déclarer, & travaillez sérieusement à l’exécution de ce dessein. C’est le plus juste & le plus raisonnable que vous puissiez prendre, comme c'est le plus glorieux & le plus utile.

Quand Etez eut achevé ce discours il s'éleva un grand tumulte parmi rassemblée qui voulait à l'instant prendre le parti des Perses sans leur en avoir donné avis, sans avoir pris avec eux aucune mesure, sans avoir considéré si les Romains en seraient avertis, & s'ils ne seraient pas en état de l’empêcher, enfin sans avoir fait les réflexions nécessaires sur une entreprise de cette importance outre que le peuple aime les nouveautés, & qu'il se plaît au changement, celui-ci était extraordinairement ému, non seulement parce que de son naturel il était farouche, & barbare, mais aussi parce qu'il s’imaginait avoir raison, & qu'il avait été pleinement persuadé par le discours qu'il venait d'entendre.

Il y avait un homme nommé Fartase, dont le mérite & la prudence étaient en singulière vénération parmi les Colchéens, qui dans la plus grande chaleur de cette émotion, s'efforça d'apaiser un peu les esprits, en les suppliant de ne rien résoudre qu'ils n'eussent entendu auparavant les raisons qu'il désirait de leur proposer. Tout ce qu'il pût obtenir fut que le peuple se tint en sa place durant un moment, durant lequel il fit ce discours.

3. Je ne trouve pas étrange que vos esprits soient éblouis par l'éclat artificieux des paroles ; je connais assez le pouvoir que l'éloquence exerce sur les hommes & je sais combien il est difficile que ceux qui ne sont pas accoutumés à s'en défendre, se trouvent capables d'y résister. Il est vrai néanmoins que ceux qui se conduisent par les lumières de la sagesse & qui savent porter un jugement solide des choses ne s'y laissent pas surprendre. Ne donnez donc pas si facilement votre approbation au discours que vous avez entendu, & considérez que si d'abord il a gagné quelque créance, c'a été plutôt par la nouveauté de son sujet, & par la véhémence de l'Orateur, que par aucune considération ou d'honneur ou d'intérêt qu'il renferme ; quoi que l'avis qu'on a proposé vous soit agréable, soyez très assuré que ce n'est pas le meilleur. La facilité avec laquelle on l’a persuadé est une marque certaine de la tromperie dont on s'est servi. Quand on veut faire recevoir une fausseté il la faut déguiser avec une grande variété de figures & d'ornements. Un Orateur qui mêle beaucoup d'artifices dans ses discours surprend aisément les simples. C’est ainsi qu'Etez s’est insinué dans vos esprits par de vaines & par de trompeuses subtilités. Quand il n'y en aurait point d'autre preuve que celle-ci, il est évident qu’il a changé l'état de la délibération, & que ce qu’il a proposé d’abord est entièrement différent du sujet pour lequel nous sommes assemblés ; il a exagéré avec beaucoup de paroles des choses qu’on savait déjà, & dont il n’était pas question, quand il a montré que ceux qui ont tué Gubaze sont coupables, comme si nous doutions que ce fut un crime de l’avoir tué, & comme si nous n’avions pas pour ce crime toute l'horreur, & toute l'exécration qu'il mérite. Pour moi je tiens non seulement ceux qui ont trempé leurs mains dans son sang les plus détestables de tous les hommes mais aussi ceux qui étant présents à cet attentat ne l'ont pas empêché ou qui s'en sont réjouis, & je voudrais les avoir tous vu périr par le plus honteux, & par le plus cruel de tous les supplices. Mais quoi que je sois dans ce sentiment je n'estime pas pour cela qu'il nous soit avantageux de faire alliance avec les Perses. Si les Romains ont violé les lois ce n'est pas une conséquence raisonnable qu’il nous soit aussi permis de les violer, & nous n'aurions pas droit de les accuser de perfidie si nous gardions une conduite qui méritât le même reproche. Il n’est pas temps de considérer avec tant d’attention, ce qui ayant une fois été fait ne peut plus ne l'avoir pas été de peur que délibérant dans la violence de la douleur, & dans la chaleur de la colère, notre jugement ne soit troublé par les vapeurs de ces passions furieuses, & que nous ne devenions incapables de prendre une sage résolution. Mais conservant autant de ressentiment de l’injure qu'on nous a faite qu'il en faut pour faire connaître à tout le monde que nous n'avons pas perdu l'envie de la venger, prenons tout le soin qui nous sera possible d'établir solidement nos affaires. C'est une folie de s'affliger de telle sorte des malheurs qui arrivent que l'on ne veuille recevoir aucune consolation. Les personnes prudentes & judicieuses connaissant l'inconstance de la fortune, ne s'étonnent pas de voir que les choses changent de face ; & quand elles sont privées par quelque disgrâce des avantages dont elles jouissaient, elles n'en perdent pas pour cela l’espérance de l'avenir. Ce rare politique qui se mêle de vous donner des conseils, & qui étant ancien partisan des Perses brûle d'envie de vous engager dans leurs intérêts, croit nous épouvanter comme des enfants, en disant que les Romains non contents des mauvais traitements qu'ils nous ont faits, se préparent à nous faire encore de nouveaux outrages que leur Empereur aime les changements, qu'il a commandé le massacre de Gubaze & qu'il en avait formé le dessein depuis longtemps. Il se jette aussitôt sur les louanges des Perses. Il parle avec admiration de la douceur, & de l'équité de leur gouvernement & il s’efforce de nous persuader que nous nous soumettions de nous-mêmes à la puissance d'un peuple qui jusqu’ici a été le plus irréconciliable de nos ennemis. Voilà l’unique but qu'il se propose : voilà l'unique dessein qu'il médite depuis longtemps & qu'il tache maintenant d'exécuter. C'est pour cela que proposant un conseil pernicieux il trouble l'ordre des délibérations & qu'il remplit l'assemblée de confusion, & de tumulte. Il faut que la consultation soit la première dans les affaires pour en dissiper les ténèbres & pour y porter la lumière. Après qu'elle a montré la résolution que l'on doit prendre, il n'y a plus qu'à travailler sérieusement à l'exécuter. Lui tout au contraire commence par où il devrait finir & résout devant que d'avoir consulté. Quel fruit pourrait-on espérer d'une résolution qui ferait prise de cette manière. Apportez donc s’il vous plaît, dans une délibération si importante des esprits dégagés de toute préoccupation, & qui ne considèrent que le bien commun & ensuite vous exécuterez la résolution que vous aurez prise. Gardez une conduite toute contraire à celle que propose celui qui a parlé devant moi ; c'est à dire, examinez mûrement, & sans passion toutes les raisons devant que de rien résoudre. Que si vous délibérez de cette sorte vous reconnaîtrez durement qu'il n'y a point eu de dessein formé contre la vie de Gubaze, ni par l'armée Romaine ni par les principaux Officiers ni par l'Empereur. Il s'est déjà répandu un bruit parmi eux qui passe pour vrai qui est que Rustique & Martin jaloux de la fortune de Gubaze se sont seuls portés à cette cruauté barbare ; & que les autres Chefs bien loin d'y avoir eu aucune part, en ont ressenti un grand déplaisir. Pour moi j'estime que ce serait blesser également & la justice, & nos intérêts que de fouler aux pieds pour une faute de deux personnes privées toutes les lois que nous avons si solennellement jurées de renverser la forme du gouvernement qui est établi parmi nous & qui jusqu’ici nous a toujours été si cher, & de traiter comme des perfides & comme des traîtres des peuples qui veillent à la sûreté de notre province, et surtout de renoncer à la véritable Religion : ce qui serait sans doute la plus grande de toutes les impiétés. Il est évident que nous nous exposons à tous ces dangers en contractant une alliance avec les ennemis du Dieu que nous adorons. S’ils nous troublent dans les exercices de la piété chrétienne & qu'ils nous contraignent de suivre leurs superstitions sacrilèges, ne sera-ce pas le plus grand de tous les malheurs qui nous puissent arriver ou durant ou même après cette vie ? Que gagnerons-nous en gagnant toute la Perse, car je suppose que nous en devenions maîtres, si en la gagnant nous nous perdons nous-mêmes ? Mais quand ils nous laisseraient la liberté de notre Religion, leur amitié n’en serait pas plus sincère, elle serait toujours trompeuse & ne durerait qu'autant que durant l'intérêt sur lequel elle serait fondée. Les personnes qui sont séparées par la diversité des opinions ne sont jamais unies par le lien d'une solide amitié. Si le souvenir de quelques bienfaits reçus par le passé ou l'appréhension des mauvais traitements pour l'avenir les oblige de faire ensemble quelque forte de société, c'est une société qui n'a point de fermeté ni d’assurance & qui n'en aura que lorsqu’ils seront remis par un même sentiment. Si cette conformité de pensée lui manque il y aura peut-être entre eux quelque union extérieure & apparente, mais l’union véritable qui est celle de la volonté, & du cœur n'y sera pas. Quel avantage espérez-vous donc tirer de l'alliance des Perses si ce n’est que continuant dans l'aversion & dans la haine qu'ils nous portent, ils aient plus d'occasions de nous nuire puisque qu’il est plus difficile de se garantir d’un ennemi couvert et déclaré ? Mais je veux bien d’accord qu’il y a rien dans l’alliance des perses qui blessent la justice ou la bienséance. J'avouerai aussi que ces peuples sont fermes et constants dans l’observation de leurs traités & qu'ils gardent fidèlement leurs promesses. Quand j’aurais accordé toutes ces choses, & qu'il n'y aurait aucun autre empêchement à cette alliance & je soutiens qu’il ne serait pas en notre pouvoir de la contracter. Comment nous joindrions-nous aux Perses, étant comme nous sommes, environnés par les Romains dont l'armée est très nombreuse et commandée par d'excellents Chefs ? Ne nous jetterions-nous pas dans un danger tout évident de nous perdre puisque ceux qui nous pourraient secourir sont fort éloignés de nous, & qu'ils ne sauraient faire, que de petites journées, au lieu que ceux qui auraient envie de se venger de ce que nous aurions changé de parti occupent tout le pays & qu'ils tiennent toutes nos places ? Etez voulant nous faire croire que les Romains ne soutiendront pas le premier effort de nos armes se sert de l’exemple de ce qui est arrivé depuis peu, mais qui ne fait que tous les événements de la guerre ne sont pas semblables & que ceux qui y ont eu une fois du» malheur peuvent y avoir une autre fois de l’avantage ? La victoire passe souvent du côté des vaincus & répare par ce changement les injures quelle leur a faites, Ne vous élevez donc pas par une vaine présomption comme si les Romains étaient tellement accoutumés à être défaits que tous leurs ennemis fussent assurés de les défaire en toute sorte de rencontres. Puisqu’ils n'ont été vaincus que pour n'avoir pas prévu assez sagement tout ce qu’il fallait prévoir dans cette guerre. C'est à vous à profiter de leur exemple, & à éviter les périls où s’exposent ceux qui suivent des conseils précipités, & téméraires. La disgrâce où ils sont tombés n'est pas un gage certain de la victoire que vous vous promettez sur eux. Il y a apparence qu’ayant acquis par les fautes qu'ils ont commises la connaissance des désordres dont ils se doivent garder, ils répareront par leurs soins les manquements ou ils se sont engagés de par leur négligence. Que s’il est véritable que leurs crimes aient excité la colère du ciel, qu’est-il nécessaire que nous employions des mains aussi faibles que les nôtres pour les punir, comme si Dieu avait besoin de notre secours & qu’il ne pût exécuter sans nous les ordres de sa justice. D'ailleurs ne serait-ce pas le comble de l’impiété que d’offenser par notre changement & par notre inconstance cette bonté souveraine qui pendant que nous sommes en repos, combat pour nos intérêts. Qu'on ne nous fasse point paraître ici Gubaze inhumainement massacré, jetant des cris lamentables, & découvrant ses blessures pour émouvoir la compassion de l'Assemblée. Cette action & cette posture conviendrait à une personne faible & lâche, mais elle ne peut convenir à un Roy, à un Roy des Laziens & à un Roy tel qu’était Gubaze. Il est sans doute que si ce Prince était présent sa piété, & sa sagesse ne lui permettraient pas d’approuver la résolution que vous voulez prendre. Il vous remontrerait au contraire qu’il ne faut pas perdre ainsi courage comme des esclaves ; il vous exhorterait à prendre plutôt une délibération digne de la liberté généreuse des Colchéens ; à ne rien faire d'indigne des mœurs & des coutumes de notre fois, à maintenir la forme ancienne du gouvernement ; à supporter avec confiance les disgrâces qui surviennent ; & à vous assurer que Dieu n'abandonnera pas la protection de la Nation. Que si Gubaze, quoi qu'enlevé par une mort violente, est dans ce sentiment, n’est-il pas ridicule que l’affection que vous dites que vous lui avez portée, vous en inspire un tout à fait contraire ? Je ne vous dissimulerai pas que j’appréhende que la délibération que nous faisons maintenant, n'attire sur nous quelque châtiment : car si sur des espérances vagues & douteuses, fondées seulement sur quelques raisons probables, nous avions essayé de passer dans le parti des Perses il est certain que nous nous serions mis dans un grand danger & que nous nous ferions beaucoup exposé à l'inconstance de la fortune. Cela n'aurait pas néanmoins empêché que ceux qui auraient été si hardis que de former ce dessein, n'eurent aussi été assez heureux pour y réussir. Mais présentement qu'il est évident que c’est le plus pernicieux qu’on pût jamais prendre ceux qui le donnent ne méritent ils pas d'être chargés de la haine publique. Je crois avoir montré suffisamment que vous ne le devez pas suivre. Mon avis est que nous mandions à l’Empereur ce qui s'est passé, afin qu'il punisse les auteurs de la mort de Gubaze : S’il les punit, nous n'aurons aucun différent avec les Romains & nous demeurerons dans leur alliance comme auparavant. Que s'il rejette nos demandes pour lors nous libérerons de nouveau sur les moyens qu’il faudra prendre. Ainsi nous vendrons ce que nous devons à la mémoire de Gubaze, nous ne ferons rien témérairement, nous disposerons de nos affaires avec une maturité pleine de prudence.

Chapitre VI.

1. Les Colchéens demandent justice du meurtre de Gubaze. 2. Athanase est commis pour en informer. 3. Les Perses & les Romains se préparent à la guerre. 4. Tzatez, frère de Gubaze, prend possession de son Royaume.

1.  près que Fartase eut parlé de cette sorte les Colchéens changèrent de sentiment, & chantèrent, comme on dit, la palinodie. Ce fut principalement la crainte d'être troublés dans l'exercice de la Religion chrétienne qui les empêcha de prendre le parti des Perses. Ainsi l'avis de Fartase ayant prévalu, on députa des premiers de la Nation vers Justinien, pour lui exposer fidèlement tout ce qui s’était passé à la mort de Gubaze, & pour lui représenter comme il avait été tué, sans que jamais il eut favorisé le parti des ennemis, ni qu'il eut fait aucune chose contre le bien de l'Empire, & pour lui faire entendre que Rustique & Martin irrités de ce qu’il leur reproduit leur lâcheté, avaient médité contre lui cette calomnie, poux le faire misérablement périr. On leur donna aussi ordre de le conjurer de ne pas mépriser la mémoire de ce Prince mort, en laissant ses assassins impunis, & de leur donner pour Roy, non un étranger, mais Tzatez frère puiné du défunt, qui était alors à Constantinople, afin que les lois du pays fussent maintenues dans leur vigueur, & que les descendants de la même famille royale fussent conservez sur le même trône.

2. Justinien ayant trouvé leurs demandes justes, les leur accorda volontiers, & commit Athanase, l'un des premiers du sénat, pour informer de l'affaire, & pour la juger suivant la disposition des lois Romaines. Ce Magistrat étant arrivé dans le pays fit arrêter Rustique, & le fit conduire à la ville d'Apsaronte, Jean qui avait imposé à Justinien, & qui avait tué Gubaze s'était enfui, & lorsqu'il croyait déjà être sauvé, il fut rencontré par Mastrien, Officier des gardes qui avait chargé de tenir la main à l'exécution des ordonnances du Juge, & ensuite mené devant Athanase, qui commanda qu'on le gardât étroitement dans Apsaronte jusqu'à la fin de l'instruction du procès.

3. Au commencement du printemps Nacoragan vint aux environs de Muchirise, y assembla ses troupes, & leur commanda de tenir leurs armes prêtes. Les Romains se rendirent aussi autour de l’île, & remirent le jugement de Rustique, & des autres accusés à la fin de la campagne, le soin de la guerre devant avec raison être préféré à toute autre affaire.

4. Cependant Tzatez arriva de Constantinople accompagné de Soterique, & prit possession du Royaume de ses ancêtres avec toutes les marques de la dignité souveraine, qu'il avait remués selon la coutume, de la main de l'Empereur. Ces marques sont une couronne d'or enrichie de pierres précieuses, une robe brodée d'or qui descend jusque sur les talons : des brodequins d'écarlate, une mitre couverte d'or, & de pierreries. Le manteau n'est pas d'écarlate, il n'est que d'une étoffe blanche. Il est toutefois beaucoup plus magnifique que les manteaux ordinaires, étant enrichi des deux côtés d'une bande d'or, & étant attaché avec une agrafe de même matière, & embellie de divers ornements Quand Tzatez entra dans les terres de son obéissance vêtu de ces habits Royaux, il y fut reçu avec tous les honneurs qui lui étaient dus. Les soldats marchaient devant lui en bel ordre, couverts de magnifiques armes, & la plupart montés sur de bons chevaux. Les Laziens dont la douleur à peine avait fait place à la joie le conduisaient au bruit des trompettes, & les étendards levés. Enfin il y avait plus de pompe, & même plus de dépense dans cette entrée, qu’ils ne semblent qu'on en dût attendre d'un état semblable à celui des Laziens. Ce Prince étant ainsi entré dans son Royaume commença à le gouverner selon les lois du pays.

Chapitre VII.

1. Soterique part pour porter l’argent du aux étrangers. 2. Il fait battre les Députés des Misimiens. 3. Il est tué la nuit suivante.

1. oterique partit aussitôt après pour un voyage qu'il faisait par l'ordre de l'Empereur. C'était pour aller distribuer de l'argent, qui se payait chaque année à des Nations étrangères, avec lesquelles on entretenait une ancienne alliance. Il menait avec lui Filagre & Romule, les deux plus âgés de ses fils, pour les accoutumer de bonne heure aux fatigues des voyages. Le plus jeune nommé Eustrate, qui d'ailleurs était d'un tempérament délicat, étant demeuré à Constantinople.

2. Quand il fut arrivé au pays des Misimiens, (ce sont des peuples qui obéissent au Roy des Colchéens, aussi bien que les Apsiliens, quoi qu'ils soient un peu plus proches de l'Orient, qu'ils aient une autre langue, & de différentes lois) quand, dis-je, Soterique sut arrivé au pays de ces peuples, ils s'imaginèrent qu'il avait dessein de livrer aux Alains un fort appelé Bucloon, qu'ils tenaient sur les frontières des Laziens, afin que les Envoyés des Nations les plus éloignées s'y assemblassent tous les ans pour le paiement de leurs tributs, que ceux qui en seraient chargés à l'avenir n'eussent plus la peine de faire le tour du mont Caucase & d'abréger aussi le chemin que lui-même devait faire pour les venir joindre. Sur la simple appréhension que leur donna cet avis, ils lui députèrent deux des plus qualifiés d'entre eux, dont l'un se nommait Cade, & l'autre Tuanes, qui l'ayant rencontré campé proche de ce sort, en conçurent un soupçon plus violent, & lui dirent : Il est évident que c’est une injustice que vous nous faites de nous vouloir ôter les places qui nous appartiennent au lieu de nous défendre contre ceux qui nous pourraient faire cette violence ! Que si vous n'avez pas cette pensée, retirez-vous vitement dans un autre lieu, ou nous aurons soin que vous ne manquiez d'aucunes provisions : autrement nous serons obligés de nous servir de nos forces pour vous obliger de partir d'ici

Soterique ne croyant pas devoir souffrir un discours plein d'une si haute insolence dans la bouche des Députez d'un peuple qui obéissait aux Colchéens, c'est à dire à des gens à qui les Romains commandaient, donna ordre à ses Gardes de les frapper avec les bâtons qu’ils avaient à la main, ce qu'ils firent si bien qu'ils les laissèrent à demi morts sur la place. Après cela Soterique demeura dans le même endroit sans avoir aucune appréhension, non plus que s'il n'eût fait que châtier ses propres esclaves. Quand la nuit fut arrivée, il se coucha sans donner ordre que l'on fit garde ; ses enfants, ses officiers, & ses esclaves, se couchèrent pareillement avec une pleine confiance, & comme s'ils eussent été dans une entière sûreté.

3. Cependant les Misimiens extrêmement indignés de l'outrage qu'ils avaient reçu, viennent avec de bonnes armes, entrent dans la maison où logeait le Chef & tuent les premiers qu'ils rencontrent de ses esclaves. Le bruit & le tumulte dont la maison était remplie, réveille Soterique, & ceux qui étaient les plus proches de lui. Ils se lèvent, encore à demi endormis, & hors d'état de se défendre. Les uns ne marchaient qu'avec peine, à cause des trous & des hauteurs ; les autres cherchaient leurs armes dans les ténèbres, & se blessaient la tête contre les murailles. Les autres se croyant déjà perdus, ne songeaient pas à se sauver, & ne faisaient que crier, & que déplorer l'extrémité de leur malheur. Dans ce désordre, & dans cette consternation, les Barbares tuent Soterique, ses deux enfants, & tous ses gens, à la réserve, peut-être de quelqu'un qui se sauva par une porte secrète : Ensuite ils dépouillèrent les morts, pillèrent le bagage, & l'argent de l'Empereur de la même façon que s'ils eussent défait des ennemis, au lieu qu'ils avaient massacré le Chef de leurs alliés. Après ce carnage, & lorsque l'ardeur de la colère & de la vengeance fut un peu éteinte, les Barbares considérèrent leur action telle qu'elle était en elle même, & jugeant bien que les Romains ne manqueraient pas de venir bientôt s'en venger, ils députèrent des Ambassadeurs aux Perses pour se soumettre à leur obéissance, & pour implorer leur protection.

Chapitre VIII.

1. Nacoragan marche à la tête dune formidable armée. 2. Manière de combattre des Dilimnites. 3. Leur défaite.

1. orsque toutes ces choses furent mandées aux Chefs des Romains, ils en ressentirent un grand déplaisir ; mais ils n'avaient pas encore le pouvoir de s'en venger, parce qu'ils étaient occupés à d'autres affaires plus pressées, & plus importantes. En effet, Nacoragan conduisait une armée de soixante mille hommes vers l’île que Martin & Justinien, fils de Germain, tenaient assiégée. Les Romains avaient parmi leurs troupes deux mille Sabiriens, pesamment armés, commandés par Balmac, par Cutilse, & par Iliger, à qui Martin avait donné ordre de camper aux environs d'Archéopole, afin d'incommoder les ennemis, & de leur empêcher le passage. Nacoragan en ayant eu avis, choisit dans les troupes auxiliaires trois mille Dilimnites, qu'il envoya contre eux, & leur commanda, suivant son humeur fière & arrogante, de les tailler tous en pièces, afin qu'ils ne pussent venir fondre sur lui par derrière lorsqu'il serait avancé dans sa marche.

2. La Nation des Dilimnites est la plus grande, & la plus belliqueuse de toutes celles qui habitent la Perse, au deçà du Tigre. Ils ne sont pas exercés comme les Mèdes à tirer de l'arc, & à blesser de loin l'ennemi. Ils se servent de pertuisanes, de longues lances, de l'épée, & du poignard, & se couvrent avec le bouclier. On ne peut pas dire qu'ils soient armés de pied en cap, ni aussi qu'ils soient armés à la légère ; parce que d'un côté ils savent lancer le javelot, & que de l'autre ils combattent de pied ferme. Ils rompent & enfoncent des escadrons, ils changent leurs rangs avec une vitesse incroyable, quand on leur commande & obéissent à tous les ordres qu'on leur donne. Quand il est question de s'emparer d'un poste avantageux, ils montent sans peine sur les montagnes les plus raides. Quand ils veulent se retirer, ils le font avec une légèreté qu'on ne peut égaler ; & quand ils reviennent à la charge, ils poursuivent les fuyards avec la dernière vigueur. Enfin, il n'y a point de manière de combattre où ils ne soient très, bien exercés, & par laquelle ils n'incommodent fort leurs ennemis. Le plus souvent ils font la guerre conjointement avec les Perses, quoi qu'ils n'y soient point obligés, n'étant nullement soumis à leurs puissance ; mais au contraire, jaloux de leur propre liberté, & éloignés de toute sorte de sujétion.

3. Ces trois mille Dilimnites marchèrent au commencement de la nuit contre les Sabiriens, espérant de les surprendre dans le sommeil, & de les faire tous passer au fil de l'épée : Et certes cette espérance n'eût pas été vaine sans un grand malheur qui leur survint, car ayant rencontré un Colchéen, ils le contraignirent de leur servir de guide pour les conduire au lieu ou étaient les ennemis ce qu'il promit d'abord fort volontiers, mais comme il marchait à la tête des troupes, il s'échappa dans une épaisse forêt, & courant de toute sa force, il arriva devant eux au camp des Sabiriens, qu'il éveilla du sommeil profond où il les trouva ensevelis, leur criant avec un ton de voix effroyable, que s'ils ne se mettaient promptement en état de se défendre, ils allaient être accablés par les Dilimnites. Ils se levèrent donc en diligence, prirent leurs armes, sortirent des retranchements, & se séparèrent en deux bandes pour se mettre en embuscade, & laisserait le grand chemin libre. Les Dilimnites après avoir fait beaucoup de tours, arrivèrent devant le jour au camp des Sabiriens, & y entrèrent tous pour leur malheur. Ils ne faisaient aucun bruit de peur d'éveiller les ennemis, qu'ils croyaient endormis, se contentant de fourrer leurs lances, & leurs épées dans les lits : Cependant les Sabiriens sortirent de l'embuscade, & fondirent des deux côtés avec une extrême furie. Alors les Dilimnites se trouvèrent dans un étrange désordre, frustrés de leur espérance, & accablés d'un mal aussi présent qu'imprévu. Ils étaient dans une égale impuissance, & de fuir, parce que le lieu était étroit, & de se défendre, parce qu'ils ne reconnaissaient pas les ennemis dans l'obscurité. Huit cent furent tués dans le camp ; les autres en étant sortis, & se croyant hors de danger, couraient de côté & d'autre, & puis retombaient entre les mains des ennemis, cela dura toute la nuit. Quand le jour parut, ceux des Dilimnites qui s'étaient sauvés, reconnurent le chemin, & se retirèrent en diligence vers l'armée, quoi qu'ils fussent toujours assez vivement poursuivis. Babas qui depuis un fort long temps commandait les troupes Romaines qui étaient en garnison dans le pays des Colcheens, se rencontra cette nuit là aux environs d'Archéopole. Durant les ténèbres il se tint en repos, quelque bruit qu'il entendit de toutes parts ; mais aussitôt que le jour parut, & qu'il vit que les Dilmnites étaient mis en déroute par les Sabiriens, il sortit sur eux & en défit un grand nombre. De sorte qu'il n'en retourna pas plus de mille pour porter à Nacoragan la nouvelle de cette défaite.

CHAPITRE IX.

1. Conférence de Nacoragan & de Martin. 2. Siège de la ville de Phase. 3. Sortie téméraire des assiégés. 4. Stratagème de Martin. 5. Menaces insolentes de Nacoragan. 6. Attaque & défense vigoureuse. 7. Justin fond par derrière sur les assiégeants. 8. Ognare blesse un éléphant qui met le désordre parmi les Perses. 9. Les Romains se rallient & achèvent de défaire leurs ennemis.

1. E General voyant le mauvais succès de cette entreprise se retira dans l'île, ou ayant campé assez proche des Romains, il demanda à conférer avec Martin. Quand ils furent venus en présence, il lui dit qu'il s'étonnait de ce qu'ayant autant d'esprit, & autant de pouvoir dans son parti comme il en avait, il ne les employait pas pour délivrer leurs deux Princes, d'une guerre si fâcheuse, & pour empêcher qu'ils n'employassent plus longtemps leurs forces à la ruine l'un de l'autre. Il lui proposa qu'il allât avec ses troupes à Trébizonde, ville de Pont, pendant qu'il demeurerait ou il était, & qu'ils conféreraient par lettres, touchant les articles de la paix. Il ajouta, que s'il ne se retirait volontairement, il saurait bien lui contraindre, parce qu'il disposait de la victoire aussi absolument que de l'anneau qu'il portait au doigt. Martin lui répondit qu'il souhaitait la paix avec passion, & qu'il contribuerait avec joie tout ce qui dépendrait de lui pour la conclure, mais qu'il croyait que le meilleur moyen pour y parvenir, était que Nacoragan se retirât en Ibérie, & que pour lui il allât du côté de Muchirise ; que là ils examineraient mûrement tout ce qu'il y aurait à faire ; que pour ce qui est de la victoire, il lui laissait la vanité avec laquelle il s'attribuait d'en être maître, & de l'acquérir aussi facilement qu'on acheté les marchandises qui sont exposées en vente. Que pour lui il était persuadé que c'est le Ciel qui la donne, non à ceux qui sont les plus orgueilleux ; mais à ceux qui lui sont les plus agréables. Après cette réponse, aussi Chrétienne que généreuse, ils se séparèrent. Martin retourna dans l'île, & Nacoragan dans son camp.

2. Il n'avait pas toutefois dessein de s'y arrêter longtemps : car ayant eu avis qu’il lui serait aisé de prendre la ville de Phase,[3] parce qu'elle n'était bâtie que de bois, & que les terres d'alentour étaient propres à camper une armée, il résolut d'y attirer les Romains. Chacun sait que la ville a pris le nom du fleuve, au bord duquel elle est assise à l'endroit où il se décharge dans le pont Euxin. Elle est éloignée de l’île de l'espace de six parasanges, en tirant du côté d'occident. Nacoragan fit donc décharger durant la nuit les bateaux qu'il avait sur ses chariots & les ayant joints ensemble, il en fit un pont, sur lequel l'armée passa sans être aperçue par les Romains. Il avait dessein d'attaquer la ville du côté qui regarde le midi, parce que celui qui regarde le septentrion était défendu par la rivière qui l'arrose. Etant donc parti le matin en diligence, il se trouva en peu de temps fort loin de l'île. Les Romains ne reconnurent qu'à la sixième heure du jour qu'il avait traversé la rivière. Et parce qu'ils voulaient arriver, s'il leur était possible, avant lui, ils s'embarquèrent & descendirent au fil de l'eau. Mais il les avait prévenus, & il avait embarrassé la largeur de la rivière avec des pieux, & avec des bateaux, outre une troupe d'éléphants qu'il avait mise sur le passage. Quand les Romains découvrirent tous ces obstacles, ils furent contraints de quitter leur entreprise, & de remonter à forces de rames, ce qu'ils ne purent faire qu'avec une extrême fatigue. Les Perses gagnèrent en cette occasion deux bateaux, quoi que tout vides, les soldats qui étaient dedans ayant mieux aimé se jeter dans l'eau que de se laisser prendre par les ennemis. Ayant nagé fort longtemps, ils arrivèrent enfin aux vaisseaux de leur parti avec beaucoup de peine. Ensuite les Romains laissèrent Busez avec ses troupes aux environs de l'île, afin qu'il fît tout ce qu'il jugerait nécessaire pour repousser l'ennemi. Le reste de l'armée passa la rivière à l'endroit le plus étroit, & alla ensuite à la ville de Phase par le chemin le plus détourné, de peur de rencontrer les Perses. Les gens de commandement ne croyant pas avoir des forces suffisantes pour donner bataille, se distribuèrent le long des murailles pour garder la place. Justin, fils de Germain, se plaça à l'endroit le plus élevé qui regarde la mer. Martin se mit un peu loin de lui, Angilas se mit entre eux deux avec les Maures, armés de longues lances, & couverts de petits boucliers. Théodore conduisait les Tzaniens armés de toutes pièces ; Philomathe commandait les Isauriens, armés de frondes & de traits ; les Lombards, &les Eruliens étaient assez proche sous la conduite de Gibre ; toutes les autres troupes tirées d'Orient, étaient sous la conduite du Préfet Valérien, & bordaient le reste de la muraille : Voilà l’ordre auquel était disposée l'armée Romaine ; la muraille qui n’était que de bois, & qui était toute ruinée en divers endroits, était soutenue par un bon rempart, & environnée d'un large fossé, dont l'eau couvrait le haut des pieux ; on avait détourné l'eau d'un lac appelé sa petite mer, qui se décharge dans le Pont Euxin

Pour remplir le fossé de cette manière, on avait aussi avancé plusieurs vaisseaux proches de la ville, aux mâts desquels on avait suspendu de grandes corbeilles, plus haut que les tours, & que les travaux, & on les avait remplies des meilleurs soldats, & de ceux d'entre les matelots qui s'étaient trouvés les plus hardis, & les plus propres à la guerre, tous armés de frondes, de traits & d'autres armes, qui peuvent servir à repousser les ennemis. Il y avait encore des deux côtés d'autres vaisseaux équipés de même manière, & commandés par Valérien. Et afin que ces vaisseaux ne pussent être incommodés par les ennemis, le tribun Dabragasas, & un autre commandant nommé Elmingire, gardaient les avenues avec dix galères, & ils allaient tantôt d'un côté de la rivière, & tantôt de l'autre ; & quelquefois ils se tenaient au milieu. Il arriva alors un des plus plaisants événements qui se puisse jamais rencontrer dans la guerre. Les deux vaisseaux qui avaient été pris par les Perses, étaient attachés sur le bord de la rivière, pleins de soldats pesamment armés. La violence dont les vagues étaient agitées, rompit au milieu de la nuit & du sommeil les cordages d'un de ses vaisseaux, de sorte qu'il fut emporté par la rapidité de l’eau, sans que les hommes qui étaient dedans, pussent se servir du gouvernail, ni ramer contre le courant, & ainsi il tomba entre les mains des Romains, commandés par Dabragasas, qui furent ravis de retrouver par un si favorable accident, le même vaisseau qu'ils avaient perdu, & de le reprendre rempli d'hommes qui devinrent leurs prisonniers, au lieu qu'il était vide lorsqu'il avait été gagné par leurs ennemis. Dans ce temps Nacoragan s'avança avec toutes ses troupes, & s'approcha de la ville pour reconnaître les Romains, & pour en tirer quelque préjugé du succès de toute la guerre, par la résistance qu'ils apporteraient au premier effort de ses armes. Quand les Perses furent arrivés à la portée du trait, ils jetèrent, selon leur coutume, une multitude incroyable de flèches : Tellement que plusieurs en ayant été blessés, peu tinrent ferme, & presque tous se retirèrent.

3. Angilas, & Philomathe, méprisant l'ordre qu'ils avaient reçu de Martin, de ne point sortir de leur poste, & de combattre toujours à couvert, ouvrirent une des portes, & firent une sortie avec deux cents soldats. Théodore, Chef des Tzaniens, fit d'abord ce qu'il put pour les retenir, & s'efforça de modérer la trop grande ardeur de leur courage, en les blâmant de témérité. Mais quand il vit que tous ses efforts étaient inutiles, il se joignit lui-même à eux de peur d'être soupçonné de lâcheté, & il voulut courir le hasard de la sortie dont il n'approuvait pas le dessein : Et certes ils devaient tous périr dans cette rencontre, s'ils n'eussent été conservés par un ordre visible de la Providence : car les Dilimnites qui étaient rangés en Bataille devant la place, ayant reconnu leur petit nombre, les attendirent sans s'avancer, & étendant ensuite les demi ailes de leur phalange, ils les enveloppèrent de toutes parts. Quand les Romains se virent entourés de cette sorte, ils n'eurent plus la volonté de combattre ; ils n'eurent que la pensée de se sauver, quoi qu'ils n'osassent en avoir l’espérance. Ils ne laissèrent pas toutefois de se rallier, & de fondre avec une telle furie sur ceux des ennemis qui tenaient le côté de la place, qu’ils les contraignirent de s'entrouvrir plutôt que de soutenir le choc de gens qui ne combattaient que par désespoir, & dans l'attente de la mort. Ainsi les Romains rentrèrent dans la ville, fort joyeux d'avoir évité un si grand danger, quoi qu'ils n'eussent remporté aucun avantage. Cependant les pionniers des Perses avaient achevé de combler le fossé ; de sorte que les soldats se pouvaient approcher de la muraille, & y placer les machines propres à la saper, & à l’abattre. Ils avaient perdu beaucoup de temps à ce travail, ayant enduré des peines incroyables à porter dans le fossé une quantité prodigieuse de terre & de pierres, & à aller quérir le bois dans une forêt éloignée : car les Romains avaient brûlé les hôtelleries, & les maisons de la campagne, de peur que les démolitions ne servissent à leurs ennemis. Ce jour là il ne se passa rien de considérable. La nuit suivante Nacoragan se retira dans son camp.

4. Le lendemain Martin ayant dessein de relever le courage de ses soldats & d'abattre celui de ses ennemis assembla son armée comme pour tenir conseil de guerre. Il parut d'abord au milieu de rassemblée un homme inconnu, tout couvert de poussière, & qui semblait avoir fait un long voyage, qui disait qu'il venait de Constantinople, & qu'il apportait une lettre de l'Empereur. Martin la reçut avec de grandes marques de joie, & l'ayant décachetée il la lût à haute voix afin qu'elle fût entendue de tout le monde. Il ne lût peut-être pas ce qui était écrit, mais ce qu'il lût était conçu en ces termes. Nous vous envoyons une autre armée qui n'est pas moins nombreuse que la Première. Que si avec ces deux armées les ennemis vous surpassent en nombre, au moins vous les surpasserez en courage & ainsi les forces des deux partis sont égales. Il ne faut pas qu'ils tirent vanité de ce que nous vous envoyons ce secours, car nous vous l’envoyons plutôt par quelque sorte de bienséance que par aucune nécessité. Au reste portez-vous en gens de cœur, & vous assurez que nous aurons soin que rien ne vous manque. A l'instant Martin demanda au porteur ou était cette armée ? Il répondit qu'elle n'était qu'à quatre parasanges, & proche du fleuve Neocne. Alors Martin faisant paraître quelque signe de colère sur son visage. Que ces trompes s'en retournent, dit-il, je n’ai que faire quelles se joignent à nous. Ne serait-ce pas une chose fâcheuse qu'après que ces vaillants hommes ont si généreusement combattu, & qu'ils ont presque achevé de réduire l'ennemi sous leur puissance, ceux-ci survinssent maintenant non tant pour partager avec eux le péril des combats, que pour leur dérober la gloire de la victoire & le profit des récompenses ? Je suis donc d'avis qu'ils n'avancent pas d'avantage, & qu'ils si préparent à s'en retourner. Les forces que nous avons ne sont que trop suffisantes pour terminer cette guerre. En même temps il se tourna vers ses soldats, & leur demanda s'ils n'étaient pas de ce sentiment ? Ils répondirent par un grand cri que la volonté de leur chef était juste, & raisonnable, & concevant une nouvelle hardiesse ils crurent n'avoir pas besoin de secours. Sur tout le désir du butin excitait leur jalousie contre les troupes qu'ils croyaient être arrivées, & ils songeaient déjà au partage des dépouilles comme des vainqueurs. La nouvelle de l'arrivée de ces troupes auxiliaires s'étant répandue parmi les Perses y produisit encore l'effet que Martin s'en était promis, c'est à dire qu'elle jeta l'épouvante dans leurs esprits quand ils vinrent à penser qu'étant déjà lassés des fatigues d'une longue guerre ; il leur faudrait combattre de nouveaux ennemis. Nacoragan trompé par ce faux bruit envoya en diligence quelques troupes de cavalerie pour s'emparer des passages par où il croyait que cette nouvelle armée devait venir. Elles supportèrent inutilement de grandes fatigues pour s'assurer des postes les plus avantageux, & pour dresser des embuscades à des gens qui étant très éloignés n'avaient garde d'y être pris.

5. Nacoragan brûlant lui-même d'envie de prévenir des ennemis qui ne venaient point, menaçait avec des serments étranges de brûler dans le jour même la ville assiégée avec tous ses habitants. L'excès de son insolence lui faisait oublier qu'il faisait la guerre, c'est-à-dire qu'il était engagé dans la plus incertaine, & dans la plus douteuse de toutes les affaires humaines, la plus sujette aux vicissitudes, & aux changements ; la plus dépendante d'une cause supérieure, & divine. Il ne songeait pas que tout ce qui est dans le monde ne demeure jamais en même état ; que les villes, & les provinces sont quelquefois ruinées en un moment, & sur tout que rien ne se dissipe, & ne s'évanouit si promptement que nos projets, & nos espérances ; il était monté à un si haut point d'orgueil, & de vanité qu'il commanda à des bûcherons qui coupaient du bois dans la forêt soit pour faire du feu, ou pour construire des machines de quitter leur travail lorsqu'ils apercevraient la fumée qui s'élèverait sur la ville, & d'accourir aussitôt pour augmenter l'embrasement. Justin fils de Germain ne croyant pas qu'il y eût aucune attaque à craindre si tôt de la part de l'ennemi, fut poussé comme je me le persuade par une inspiration divine d'aller à une Eglise fort célèbre parmi les chrétiens qui était hors les portes de la ville pour y faire sa prière à Dieu, & pour implorer sa protection. Il y fut suivi de cinq mille hommes de cheval choisis dans ses troupes, & dans celles de Martin. Ils étaient aussi avantageusement armés que s'ils eussent été prêts de combattre. On portait parmi eux les aigles Romaines, & ils marchaient en bel ordre. Il arriva par hasard que les Perses qui venaient ne les virent point sortir, & qu'ils ne virent point venir les Perses. Ces derniers arrivèrent par un autre chemin au pied de la muraille, & commencèrent à tirer avec plus de furie que jamais pour épouvanter les assiégés, & pour emporter la place.

6. Tout l'air était couvert de leurs flèches qui tombaient en une si prodigieuse quantité qu'on les pourrait comparer à une neige qui tombe avec abondance, ou à une grêle poussée par un vent impétueux. Quelques-uns faisaient jouer des machines, d'autres lançaient des traits enflammés, quelques-uns à couvert sous des tortues rompaient la muraille avec des haches & avec des cognées, ce qui leur était assez aisé puisqu'elle n'était que de bois ; d'autres creusaient la terre pour saper les fondements, & pour renverser ensuite tout l’édifice. Les Romains qui étaient sur les tours, & sur les murailles se défendaient vaillamment, & comme des gens qui avaient envie de faire voir par la vigueur de leur résistance qu'ils n'avaient pas besoin d'être secourus par une nouvelle armée. Ce fut en cette rencontre que le stratagème dont Martin avait usé servit utilement. En effet ils s’acquittèrent de tous les devoirs de bons soldats, & n'omirent rien de ce qui se pouvait faire pour leur défense. Ils lancèrent du haut des murailles une multitude innombrable de traits dont ils tuèrent plusieurs Perses qui couvrant toute la campagne n'avaient rien de quoi se couvrir eux-mêmes. Ils roulèrent des pierres d’une grosseur excessive dont ils brisèrent toutes les tortues. Ils en jetèrent de petites avec des frondes dont ils rompirent les casques, & les boucliers des assiégeants. Enfin ils les incommodèrent en tant de façons différentes qu'ils les obligèrent de se tenir un peu plus loin des murailles. Ceux qui étaient dans les corbeilles tuèrent à coups de traits un grand nombre des ennemis. Quelques-uns remuèrent certaines machines avec tant d'adresse, & avec tant de bonheur qu'ils lancèrent des flèches à une grande distance dont ceux des Perses qui étaient encore fort éloignés furent percés. Cependant le son des trompettes et des tambours, les voix confuses des deux armées, les cris des hommes, & le hennissement des chevaux, mêlés avec le choc des armes, formaient un bruit horrible, & épouvantable.

7. Justin survint au milieu d’une si étrange confusion, & ayant vu ce qui se passait rangea à l'instant la cavalerie en bataille, commanda à ses gens de lever leurs enseignes, & de se tenir prêts pour combattre leur représentant qu'ils n'étaient sortis de la ville que par une conduite particulière de la providence qui leur voulait donner le moyen de dissiper les ennemis, & de les contraindre de lever le siège. Du moment qu'ils virent les Perses qui battaient la muraille ils fondirent sur ceux qui étaient du côté de la mer, car ils venaient eux-mêmes de ce côté là, & ils renversèrent avec leurs épées, avec leurs lances, & avec leurs pieux tout ce qui parut devant eux. Ainsi les Perses lâchèrent le pied, & se retirèrent honteusement dans l'opinion qu'ils eurent que c'était là la nouvelle armée dont ils avaient entendu parler, & qu'elle n'avait pu être arrêtée par les troupes que Nacoragan avait envoyées pour lui boucher le passage. Les Dilimnites qui attaquaient le milieu de la muraille ayant vu ce désordre des Perses accoururent presque tous à leur secours, & ne laissèrent qu'un petit nombre de leurs gens devant la place. En même temps Angilas & Théodore sortirent pour charger ce petit nombre dont peu de soldats se sauvèrent par la suite. Alors les Dilimnites qui avaient voulu secourir les Perses tournèrent visage pour secourir plutôt ceux de leur nation, mais ce fut avec tant de confusion, & avec tant de désordre qu'ils étaient plus semblables à des gens qui fuient devant leurs ennemis qu'à des gens qui viennent donner du secours à leurs alliés. La précipitation dont ils étaient emportés avait plus de marques de crainte que de colère. Quand les Perses qui étaient tout proche virent que les Dilimnites marchaient dans un si grand désordre ils crurent que c'était qu'ils prenaient la fuite, car comme ils les connaissaient pour des gens de cœur ils jugèrent par leur retraite qu'il fallait que le péril fût extrême, & ainsi ils tournèrent eux-mêmes le dos. Les Dilimnites eurent la même opinion des Perses & se trompèrent par la même pensée par laquelle les autres s'étaient trompés avant eux. Sur ces entrefaites les Romains sortirent de la ville, augmentèrent la déroute des fuyards, & défirent tous ceux qui étaient demeurez derrière. Un autre parti de Romains sorti par une autre porte combattait vaillamment contre ceux qui faisaient encore quelque résistance. Car quoi que l'aile gauche des Barbares eût plié, la droite ne laissait pas de se défendre courageusement. Les éléphants qui servent comme de rempart aux armées de cette Nation renversaient les bataillons de leurs ennemis. Les soldats qui étaient dessus ayant l'avantage de tirer de haut en bas en tuaient un grand nombre. La cavalerie enveloppait sans peine l'infanterie qui ne se remuait pas fort aisément à cause de la pesanteur de ses armes. Ainsi les Romains lâchaient le pied de ce côté-là.

8. Il y avait parmi eux un certain garde de Martin, nommé Ognare, qui se trouvant extrêmement serré dans un lieu étroit, où il lui était impossible de reculer, ne put faire autre chose que de tenter la fortune par un coup de désespoir. Il enfonça sa lance de toute sa force dans le front d'un éléphant, dont sans cela il allait être accablé. Le fer entra si avant, que le bois y demeura. L'éléphant tourmenté par la douleur de la blessure, & effarouché par la vue de la lance, qui lui tournait devant les yeux, commença à reculer, à s'agiter de toutes parts avec toute sorte de violence, tantôt à rouler sa trompe, dont plusieurs Perses furent blessés, & jetés en l'air, tantôt à la dresser, & à pousser des cris effroyables. Ensuite il renversa & foula aux pieds les soldats qui étaient sur lui, & jeta une confusion horrible dans toute l'armée. Il déchira & mit en pièces les chevaux qu'il pût attraper. Les autres effarouchés par ce furieux animal, ne se laissaient plus conduire ; mais dressant les pics de devant, jetaient les cavaliers par terre, & sautaient çà & là, pleins de fougue, & hors d'haleine. Les hommes se tuaient misérablement l'un l'autre en tombant sur l’épée de leurs amis, pendant que chacun poussait confusément son compagnon, & s'efforçait de se sauver le premier.

9. Les Perses étant dans ce désordre, les Romains se rallièrent, & ayant formé un bataillon extrêmement serré, fondirent sur eux, qui bien loin de pouvoir soutenir ce choc, prirent la fuite avec plus de vitesse qu'ils n’avaient fait auparavant ; mais sans garder aucun ordre, sans se défendre & chacun courant de côté & d'autre. Nacoragan étonné de cet événement, si contraire à ses espérances, se retirait à cheval, & faisait signe à ses soldats qu'ils se retirassent aussi ; c'est à dire, qu'ils fissent ce qu'ils faisaient déjà. Voila le beau succès ou se termina son insolence, & sa vanité. Les Romains continuèrent toujours à poursuivre, & à tuer les fuyards, jusqu’à ce que Martin fît sonner la retraite, pour modérer l'ardeur qui portait ses gens à la vengeance. Les Perses se sauvèrent dans leur camp avec beaucoup de peine, & après avoir laissé dix mille hommes sur la place. Les Romains brûlèrent en s'en retournant les tortues, & les autres machines qui avaient été abandonnées par les Barbares. Quand les bûcherons qui travaillaient dans le bois en aperçurent la fumée, ils s'imaginèrent que Nacoragan avoir mis le feu à la ville, comme il les en avait avertis, & y accoururent en grande hâte, craignant de perdre l'occasion du pillage, & appréhendant que tout ne fut réduit en cendre avant qu'ils fussent arrivés. Ces pauvres gens couraient à l’envi, ne sachant pas que ceux qui seraient les premiers venus seraient les premiers assommés. En effet, les Romains les prirent tous, & en tuèrent environ deux mille, comme s'ils ne fussent venus que pour mourir misérablement ; ainsi l'ordre que Nacoragan avait donné avec tant de témérité, & avec tant d'imprudence à des gens de travail qui n'avaient jamais porté les armes, ni fait aucune fonction militaire, fut cause qu'ils périrent par ce déplorable genre de mort, tant il est vrai que la fierté & l'orgueil ne perdent pas seulement les personnes qui en sont remplies, mais encore ceux qui leur obéissent. Les Romains après avoir remporté un avantage si signalé, crurent que la victoire serait inséparable de leurs armes, au cas que les barbares fussent encore assez téméraires pour s'exposer à la fortune de la guerre. Ensuite ils donnèrent une sépulture honorable à ceux qu'ils avaient perdus dans cette rencontre, au nombre environ de deux cents, louant & admirant la valeur dont ils avaient donné tant de marques illustres. Ils dépouillèrent aussi les morts des ennemis, & remportèrent une quantité incroyable d'armes, & de bagage. Ils retournaient chargés non seulement de boucliers, de cuirasses, & de javelots, mais aussi de colliers, de bracelets, & d'autres ornements plus convenables à des femmes qu'à des hommes, dont les premiers d'entre les Mèdes avaient accoutumé de se parer pour se distinguer du peuple. L'hiver étant déjà commencé, & Nacoragan étant dans la disette de toute sorte de provisions, feignait de vouloir donner bataille. Il n'exécuta pas toutefois ce dessein, mais ayant envoyé les Dilimnites se ranger de front devant les Romains, comme pour les attaquer, il se retira doucement avec ses troupes vers les forts de Cotese & de Muchirise. Quand il eut fait une grande partie du chemin, les Dilimnites rompirent leurs rangs, & se retirèrent aussi en diligence, ce qui leur fut aisé, parce qu'ils étaient armés à la légère ; & d'ailleurs fort vifs de leur naturel. Les autres troupes que Nacoragan, surpris par le stratagème de Martin, avait envoyées vers le fleuve Neocne, pour s'emparer des passages, revinrent dans le même temps ; mais quand elles eurent appris que leur parti était défait, & que les Romains étaient maîtres de la campagne, elles se sauvèrent aussi proche de Muchirise, par un chemin détourné, & sans avoir eu de part à la gloire ni au hasard du combat, elles en eurent à la honte, & au déshonneur de la fuite. Lorsque toute l'armée fut arrivée dans un même lieu, Nacoragan y laissa la plus grande partie de la cavalerie, dont il donna le commandement au Colonel Vaftise, personnage très considéré & très illustre parmi ceux de son pays, & se retira en Ibérie pour y passer l'hiver.[4]

 


 

[1] Ce n’est pas un nom propre mais un titre ; il arriva en Lazique en 556.

[2] Tout cela n’était pas sans fondement car Gubaze avait dénoncé son alliance avec Justinien une quinzaine d’années avant pour se mettre avec les Perses.

[3] Cette ville s’appelle aujourd’hui Poti.

[4] En 556/557.