Agathias traduit par Mr. Cousin

AGATHIAS

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR JUSTINIEN

LIVRE I

Traduction française : Mr. COUSIN

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Livre II

 

 

 

AGATHIAS

 

 

PRÉFACE.

 

Il faut demeurer d'accord qu'il n'y a rien de si éclatant, ni de si illustre que de remporter des victoires, d'élever des trophées, de bâtir de nouvelles Villes ou d'embellir celles qui sont déjà bâties & de faire d'autres actions semblables, dont la magnificence & la grandeur ont accoutumé d'attirer l'admiration des hommes. Mais il faut aussi avouer que tous ces exploits, qui peuvent contribuer à la satisfaction & à la gloire de ceux qui les font, ne peuvent les suivre après la mort, ni les accompagner dans le tombeau : Au contraire, l'oubli survient, qui couvre & ensevelit la mémoire des plus remarquables événements ; & quand ceux qui en ont eu quelque connaissance meurent, le souvenir s'en perd avec eux & ne peut passer aux siècles suivants. C'est pourquoi je ne saurais me persuader qu'il se pût rencontrer des hommes qui voulussent s'exposer à des dangers & endurer des fatigues pour l'intérêt de leur pays, si la réputation de leurs belles actions ne devait avoir d'autres bornes que leur vie & si la Providence éternelle ne leur avait procuré les avantages & les espérances qu'ils tirent de l’histoire pour les soutenir contre la faiblesse & contre la défaillance de la nature.

Il ne faut pas croire que ce soit seulement pour remporter une couronne de feuilles qui se flétrissent en peu de jours, que les Athlètes descendent à demi-nus sur l'arène, ni que ce soit seulement pour se charger de quelques dépouilles, ou pour s'enrichir de quelque butin, que de vaillants hommes le jettent au milieu des dangers. Les uns & les autres sont animés au combat par le désir d'une gloire solide & durable, qu'ils ne peuvent trouver que dans l'Histoire, puisqu'il n'y a qu'elle qui ait le pouvoir de les rendre immortels, non de la manière que Zamolxis l'a inventé & que les Goths se le sont laissé follement persuader, mais d'une autre manière toute Divine, par laquelle les hommes sujets à la mort, jouissent d'une vie qui dure toujours.

Il est allez difficile de faire un récit exact, fidèle de tous les biens que l'Histoire apporte aux hommes mais pour les comprendre en peu de mots, je ne craindrai point de dire qu'elle leur sert autant, ou plus même, que la Politique. Celle-ci leur présente comme une Reine impérieuse ce qu'ils doivent faire & ce dont ils se doivent abstenir & emploie moins de douceur pour les persuader, que de force pour les contraindre. L’autre les attire & les gagne par ses caresses & tempère la rigueur des préceptes par l'agréable variété des exemples Elle inspire presque insensiblement l'amour de la vertu en représentant d’une part les jolies actions que les hommes ont faites quand ils ont suivi les conseils de la Prudence & de la Justice & en découvrant de l'autre les malheureux succès qu'ont eu leurs entreprises lorsqu'ils se sont laissés surprendre par l’erreur, ou aveugler par la fortune. En quoi elle réussit sans doute fort heureusement puisque les sentiments qui sont insinués avec douceur & embrassés avec liberté s'impriment plus profondément que les autres, ayant souvent considéré avec soin & avec attention toutes ces choses, j'ai conçu une haute idée de ceux qui écrivent l'Histoire & j'ai jugé qu'ils méritent d'être loués & admirés du public, à l'utilité duquel ils consacrent leurs travaux & leurs veilles. Ce n'est pas que je crusse alors me devoir jamais appliquer à cette sorte d'occupation : car j'ai toujours eu dès ma plus tendre jeunesse une sorte inclination pour les Vers & j'ai pris un extrême plaisir aux expressions élégantes de la Poésie. J’ai fait même de petits ouvrages en vers héroïques, que j'ai appelé Daphniques, où il se voie quelques fables ingénieuses sur l'amour & une assez grande diversité de figures & d'ornements. De plus, j’avais pensé dès auparavant, que je ferais un recueil qui aurait quelque beauté & qui serait digne de quelque louange, si j'assemblais & si je disposais par ordre un nombre considérable de nouvelles Épigrammes, qui étaient dispersées çà & là & qui avaient été composées par plusieurs Poètes sur des sujets différents. Outre ce dessein que j'ai achevé, j'ai encore donné au public plusieurs autres œuvres poétiques, qui ne lui étaient peut-être pas nécessaires, mais qui toutefois ne laisseront pas de lui donner du divertissement & du plaisir. Et certes la Poésie a quelque chose de sacré & de divin. Elle inspire une telle fureur, comme a dit excellemment le grand Platon & tous ceux qui en sont remplis enfantent d'agréables & de charmantes productions. J’avais donc comme résolu de n'abandonner jamais cette étude si divertissante de ma jeunesse & d'obéir en ce point à l'Oracle, qui nous avertit de nous connaître nous-mêmes. Mais parce que je me suis trouvé en un temps, où contre l'attente de tout le monde il s'est élevé des guerres furieuses par toute la terre, où des peuples barbares sont sortis de leur pays pour inonder ceux de leurs voisins, où le caprice de la fortune a fait voir d'étranges & d'incroyables événements, des Villes ruinées, des nations vaincues, des Princes captifs & enfin tous les plus extraordinaires & les plus surprenants changements qui puissent arriver; parmi les hommes : j'ai appréhendé qu'on ne m'accusât de quelque sorte d'injustice, ou d'impiété, si je laissais dans le silence & dans l'oubli tant d'actions si illustres & si dignes d'être admirées & dont la connaissance pourra être si utile aux siècles suivants : tellement que je me suis persuadé qu'il était à propos que j'en entreprise l’histoire pour ne pas consumer toute ma vie sur des fables, mais pour en employer au moins une partie à un ouvrage important & sérieux.

L'ardeur avec laquelle j'ai embrassé cette résolution a été encore augmentée par les remontrances & par les prières de plusieurs de mes amis & surtout du jeune Eutychien, cet homme si considérable par sa dignité de premier Secrétaire d'État, par sa probité, par sa prudence, par son amour pour les belles lettres, par l'avantage de la naissance qu'il tire de l'illustre maison des Florides & dont il est lui-même un des plus grands ornements. Ce cher ami si recommandable par tant d'excellentes qualités & qui a la bonté de prendre un soin particulier de mes intérêts & de contribuer autant qu'il peut à rétablissement de ma réputation & de ma fortune, me pressait continuellement de m'occuper à ce travail & me représentait sans cesse les avantages que j'en pouvais attendre. Il disait que je ne devais pas m'y figurer des difficultés insurmontables, ni craindre de m'y engager par la seule raison que je n'en avais point d'expérience ; comme quelques-uns font difficulté de s'embarquer, par la seule raison qu'ils n'ont jamais vu la mer. Qu'au reste la Poésie & l'Histoire ne sont pas contraires, mais qu'elles sont plutôt semblables comme deux sœurs & que l'unique différence qui est entre elles ne consiste que dans la quantité & dans la mesure des syllabes. Enfin, il m'excitait à marcher hardiment dans le passage de l'une à l'autre, comme dans un pays qui m'est connu & où j'ai d'anciennes & d'étroites habitudes.

Ces raisons achevèrent de me persuader & ainsi j’entrepris décrire l'Histoire, dans l’espérance que je conçus d'y réussir heureusement & d'égaler par mes paroles la grandeur de mon sujet. Mais avant que de commencer je remarquerai, selon la coutume ordinaire des Historiens, quelque chose de ce qui me regarde. Agathias est mon nom, Myrine est mon pays, mon père s'appelle Memnon, ma profession est la jurisprudence Romaine & j'ai suivi le Barreau. La Ville de Myrine d'où je fuis, n'est pas celle de Thrace, ni aucune autre de l'Europe, ni de l'Afrique, si toutefois dans ces deux parties du monde il y en a quelque autre de ce nom ; mais c'est une Ville de l'Asie qui fut autrefois bâtie par les Éoliens à l'embouchure du fleuve Pythicus, qui passant par la Lydie se décharge dans l'extrémité du Golfe d'Eléa. Que je serais heureux si en reconnaissance de l'éducation que j'ai reçue de ma patrie, je pouvais représenter allez dignement les belles actions qu'elle a faites ! Que si je me trouve trop faible pour exécuter un si haut dessein, je la conjure au moins de recevoir favorablement le désir & la passion que j'ai pour sa gloire.

Il est temps que je décrive les plus grandes & les plus importantes affaires de l'Empire & je le serai certes mais d'une manière bien différente de celle des Écrivains de notre temps : car plusieurs autres ont entrepris le même travail. Pour eux ils n'ont eu aucun soin de la vérité, ni de rapporter les choses comme elles se sont passées. Ils ont si ouvertement affecté de flatter les Grands, qu'ils se sont rendus indignes de toute créance, lors même qu'ils ont dit la vérité. En quoi il est certain qu'ils ont commis une faute contre les règles de l'art, puisque les plus savants maîtres de l'Éloquence enseignent qu'il n'y a que le panégyrique où il soit permis de relever avec des louanges excessives les vertus d’une personne. Ce n'est pas que l'Histoire refuse de rendre aux belles actions l’éloge qu'elles méritent, mais c'est que lors même quelle le fait, ce n'est pas le but. principal qu'elle se propose. Surtout on ne doit jamais lui faire de violence en déguisant la vérité, quand dans la suite de la narration il se présente des événements qui se trouvent dignes, ou de blâme, ou de louange. Les Écrivains dont je parle font profession d'écrire l'Histoire, c'est le titre qu'ils mettent sur le front de leurs ouvrages ; mais cependant ils le démentent par les déguisements dont ils usent. Ils ne se contentent pas de mêler dans leurs récits les louanges des Rois & des Princes vivants, mais ils le font tellement à contretemps & hors de propos, qu'il n'y a personne qui ne reconnaisse très clairement que c'est là l'unique fin qu’ils se sont proposée quand ils ont entrepris leur Histoire. Pour ce qui est des morts, de quelque manière qu’ils aient gouverné durant leur vie, ils blessent toujours leur mémoire: car ou ils s'en taisent par mépris, ou ils n'en parlent qu'avec injure, en disant qu'ils ont été de méchant princes & qu'ils ont ruiné l'Empire. L'État présent leur paraît toujours bien gouverné & ils ne manquent jamais de louer ceux qui ont l'autorité souveraine, afin d'en tirer quelque bienfait. En quoi il est visible qu’ils tombent dans un grand aveuglement, ne considérant pas que ces louanges intéressées ne peuvent plaire à ceux-mêmes à qui ils les donnent, parce qu'ils ont trop de lumière pour ne pas reconnaître que ces flatteries manifestes ne peuvent jamais servir d'un fondement ferme & solide à leur réputation & à leur gloire. Que ces Historiens suivent comme ils ont accoutumé leur intérêt & leur passion : pour moi j’ai suis résolu de ne m'éloigner jamais de la vérité. Je rapporterai donc avec une entière fidélité tout ce qui a été exécuté de considérable dans notre temps, soit par les Romains ou par les Barbares. Je ferai également mention de ceux qui sont morts & de ceux qui vivent encore & je n'omettrai rien de ce qui me paraîtra digne d'être remarqué. Bien que je n'aie commencé à composer mon histoire, qu'au temps auquel Justinien étant mort, le jeune Justin prit possession de l'Empire, je ne laisserai pas toutefois de remonter un peu plus avant dans le passé & de faire une recherche particulière de ce qui a été omis par les autres. Mais parce que Procope de Césarée a écrit très exactement ce qui s'est passé sous le règne de Justinien, je n'en répéterai rien & je me contenterai de commencer par où il finit.

Il commence son histoire par le récit de la mort d’Arcadius & du choix qu'il fit d'Isdégerde Roi de Perse, pour être tuteur de son fils Théodose; après cela il décrit ce qui arriva de remarquable à Varane & à Pérose. Il représente ensuite les changements de la fortune de Cavade, qui fut privé de la puissance souveraine & qui peu après ayant été rétabli, prit la Ville d’Amide, sur Anastase. Il n'oublie pas de remarquer les travaux & les fatigues que le vieux Justin supporta après lui pour ce sujet. Il raconte aussi amplement toute la guerre de Perse, que l'Empereur Justinien fit contre Cavade & contre Chosroès, en Syrie, en Arménie & sur les frontières des Laziens. Il fait voir Gélimer Roi des Vandales, vaincu, Carthage & le reste de l'Afrique réduit sous l'obéissance de Justinien & réuni enfin à l’Empire, dont il y avait longtemps qu'elle avait été démembrée par Boniface & par Gizéric. On peut voir encore dans cette histoire la défaite des Vandales & divers combats donnés en Afrique, entre les Maures & les Romains, avec des succès tantôt heureux & tantôt contraires à l'un & à l'autre des partis. Ce célèbre Écrivain a tracé dans le même ouvrage une image des séditions & des désordres excités dans la même Province par Stozas & par Gontharis & qui ne furent terminés que par la mort de ces deux Tyrans, qui s'étaient engagés dans la faction & dans les intérêts des Romains. Il y découvre pareillement la conjuration qui fut formée à Constantinople contre l'Empereur & dont le projet fut si pernicieux & les suites si funestes. Il y représente les courses des Huns, qui ayant passé le Danube, firent d'étranges dégâts dans l'Empire, ravagèrent l'Illyrie, la Thessalie & une grande partie de l'Europe & pénétrèrent enfin jusques en Asie par l'Hellespont. On y peut voir encore comment la Ville des Syriens, comment Bérée & Antioche, qui était bâtie sur le bord du fleuve Oronte, furent misérablement saccagées par Chosroès & comment Edesse, ayant été attaquée par les armes de ce Prince, se défendit vigoureusement & repoussa les assiégeants. On y voit aussi les guerres des Éthiopiens & des Omérites & on y peut découvrir de quelle source procédèrent les différends qui rendirent ces deux peuples ennemis, d'amis & d'alliés qu'ils étaient auparavant. Outre tout ce que je viens de dire, il y a une longue description de la maladie contagieuse, dont les hommes furent affligés en ce temps-là & des symptômes extraordinaires & inouïs qui la rendirent plus terrible & plus mortelle. Enfin on y lit plusieurs petits exploits faits par les Romains aux environs des bourgs des Laziens & devant le fort de Pétrée contre Coriane, Merméroez & quelques troupes de Perses. Il passe après cela en Occident & n'oublie pas d'expliquer comment Théodoric Roi des Goths mourut & comment sa fille Amalasonte fut tuée par Théodat, comment la guerre fut excitée contre les Goths & comment Vuigis successeur de Théodat ayant enfin après plusieurs combats été défait par Bélisaire, fut mené captif à Constantinople. Il remarque en cet endroit de quelle manière l'Italie & la Sicile ayant été alors heureusement délivrées du joug de la domination étrangère, travaillèrent à rétablir l'ancienne pureté de leurs lois & de leurs coutumes. Enfin il rapporte que l'Eunuque Narsès ayant été nommé Général de l'armée d'Italie, y termina la guerre contre Totila avec beaucoup d'avantage. Et que Téïas fils de Frédigerne ayant été élu Chef des Goths fut tué peu de temps après. La suite de toutes ces choses finit aussi bien que l’histoire de Procope, à la vingt-sixième année du règne de Justinien, à laquelle commencera la narration que je me suis proposée de faire de ce qui s'est passé depuis.

CHAPITRE I.

1. Les Goths font la paix avec les Romains. 2. La guerre ne procède pas de la destinée. 3. Ni de la volonté de Dieu. 4. Mais de la malice des hommes. 5. Les Goths reprennent les armes & implorent le secours des Francs.

1. TEÏAS qui avait succédé à Totila ayant levé de nouvelles troupes pour recommencer la guerre contre Narsès, Général de l'armée Romaine & ayant été vaincu & tué dans la bataille, ceux de son parti qui se sauvèrent furent vivement poursuivis par les vainqueurs & tellement incommodés par leurs courses & par la disette d’eau, qu'ils furent contraints de faire un traité, par lequel on leur permit d'habiter leur pays en sûreté, à la charge de demeurer soumis à l'Empire.

2. Tout le monde se persuadait que par cette paix la guerre était terminée en Italie, cependant elle ne faisait que de commencer. Pour moi je crois qu'elle ne finira jamais, qu'elle augmentera plutôt & qu'elle durera tant qu'il y aura des bommes. En effet il y en a toujours eu de semblables sur la terre. Les fables & les histoires sont également pleines de combats & on ne voit rien de si ordinaire, ni de si fréquent. Ce n'est pas que je sois persuadé, comme sont plusieurs, que cela procède de l'influence des astres, ni de l’ordre des destinées ; car s'il y avait quelque sorte de fatalité de qui dépendirent absolument les choses humaines, le libre arbitre serait détruit, les préceptes & les remontrances seraient inutiles, les efforts des personnes de Vertu seraient impuissants & leurs espérances vaines.

3. Il n’y a point aussi d'apparence d'attribuer à Dieu les meurtres & les massacres qui se commettent dans le monde. Je me garderai bien d'avancer que cette bonté souveraine, qui détourne les maux dont nous sommes menacés, se plaise au sang & au carnage & si quelqu'un osait le dire, il ne trouverait point de créance dans mon esprit.

4. C'est la volonté des hommes, qui se laissant emporter au désir injuste des richesses & des grandeurs, remplit la terre de confusion & de désordre. C’est de cette source que procède la ruine des États & toutes les calamités publiques.

5. C'est aussi de là qu'il arriva que les Goths s'étant séparés après la conclusion de la paix & les uns s'étant re-tirés au delà du Pô dans la Toscane & dans la Ligurie & les autres s'étant dispersés au delà de ce fleuve aux environs de Venise & s'étant logés en différents Bourgs & en divers forts où ils avaient demeuré dès auparavant la guerre, au lieu de garder comme ils devaient le traité solennel qu'ils venaient de faire, au lieu de jouir en repos de ce qu'ils possédaient & de se délasser de leurs fatigues passées, ils firent naître de nouvelles occasions de changement & reprirent les armes. Mais parce qu'ils savaient bien qu'ils étaient trop faibles pour résister seuls à la puissance des Romains, ils implorèrent le secours des Francs, espérant que ce leur serait un grand avantage, de recommencer la guerre dans l'alliance & avec les forces d'un voisin si considérable.

CHAPITRE II.

1. Demeure des Francs. 2. Fondation de Marseille. 3. Mœurs & Religion des Francs.

1. Les Francs sont sur les frontières de l'Italie, qu'on les appelait autrefois Germains. Ils habitent sur le Rhin; & outre les terres qui en sont proches, ils possèdent encore une grande partie des Gaules, qu'ils ont conquises par les armes. Ils sont maîtres de Marseille, Colonie des Ioniens.

2. Les Phocéens chassés de l'Asie par les Mèdes, la bâtirent sous le règne de Darius fils d'Hystaspés & de la Grecque qu'elle était, elle est devenue barbare, ayant quitté la police & les mœurs de ses fondateurs pour suivre celles de ses Conquérants. Ce n'est pas qu'elle ait maintenant moins de dignité qu'elle en avait autrefois sous ses anciens citoyens.

3. Car il est certain que les Francs ne vivent pas dispersés à la campagne à la façon des Barbares, mais qu'ils se gouvernent par des lois & par des coutumes qui sont presque toutes conformes aux Romaines, ils gardent les mêmes solennités dans les contrats, les mêmes cérémonies dans les mariages. Ils font profession de la Religion Chrétienne & tiennent une doctrine orthodoxe. Ils ont de même que nous des fêtes, des Prêtres & des Magistrats. Enfin ils me semblent extrêmement polis & la plus grande différence que je trouve entre eux & nous, est celle de leur vêtement & de leur langue. Parmi les excellentes qualités qui rendent cette Nation re-commandable, j'admire surtout le soin qu'ils ont de conserver entre eux la paix & la justice. Quoi que dans les siècles passés & dans le nôtre leur Royaume ait été plusieurs fois partagé entre trois Princes, ou même entre plus de trois, ils ne se sont jamais souillés d'aucune guerre civile & ils n'ont point appris à tremper leurs mains dans le sang de leurs citoyens. Partout où il y a deux grandes puissances à peu près égales, il y a aussi de la jalousie, de l'ambition, du désir de commander & d'autres passions turbulentes & furieuses qui' remplissent le monde de confusion & de désordre. Cependant il n'arrive rien de semblable parmi ces peuples, quoi que divisés en plusieurs Royaumes. Mais quand il naît quelque différent entre leurs Princes, ils s'assemblent tous comme pour le décider par les armes & lorsque les deux armées sont en présence, ils mettent bas toute sorte d'inimitié, rentrent en bonne intelligence & obligent leurs Chefs ou à régler leurs querelles par les lois, ou au moins à courir seuls le hasard du combat, croyant qu'il serait aussi peu conforme à la raison qu'à la coutume, du pays, d'exposer l'État pour un intérêt particulier, au péril d'une bataille. En même temps ils rompent leurs rangs & quittent leurs armes & sans faire de garde, sans poser de sentinelle, ils passent librement sur les terres les uns des autres ; tant ces peuples ont d'amour pour la justice & pour leur patrie & tant les Princes apportent de condescendance & de douceur dans les occasions où ils le jugent nécessaire. Ainsi ils ont affermi les fondements de leur puissance par l'observation constante & inviolable des mêmes lois & s'étant toujours conservés exempts de pertes, ils ont souvent fait des conquêtes considérables. En effet quand l'équité & la concorde ont une fois jeté de profondes racines dans un Royaume, elles en rendent le gouvernement heureux à ces peuples & la puissance redoutable, à ces ennemis. C'est par ce moyen que les Francs ont maintenu la gloire de leur Empire, auquel les enfants succèdent à leur père par le droit de la naissance. Dans le temps que les Goths leur envoyèrent des Ambassadeurs il y avait trois Rois qui gouvernaient la Nation. Il me semble qu'il ne sera pas hors de propos que je fasse en cet endroit en peu de paroles la généalogie de leurs Ancêtres, que je terminerai à leurs personnes.

CHAPITRE III.

1. Enfants de Clovis. 2. Mort de Clodomir. 3. Longue chevelure des Rois de France. 4. Théodebert succède à son père Théodoric & forme de vastes desseins. 5. Qui sont dissipés par sa mort. 6. Thibaut son fils lui succède.

1. CHILDEBERT, Clotaire, Théodoric & Clodomir étaient quatre frères qui partagèrent le Royaume après la mort de leur père Clovis & comme je crois en quatre parties égales.

2. Peu après Clodomir faisant la guerre aux Bourguignons, qui sont Goths de nation, belliqueux & célèbres par leurs exploits militaires, il fut tué dans la bataille, d'un coup de javelot, qu'il reçut à l'estomac. Les Bourguignons ne reconnurent qu'ils avaient tué le Chef des ennemis, qu'à la longue chevelure qui lui pendait sur les épaules.

3. Car c'est une coutume inviolablement gardée par ses Rois de France, de ne couper jamais leurs cheveux & de les entretenir dès leur plus tendre jeunesse. Les nœuds de ceux de derrière leur battent sur le dos d'une manière fort galante & ceux de devant sont partagés sur le front & rangés des deux cotés avec beaucoup d’adresse. Ils ne les portent pas pleins de crasse, ni liés sans ornement, comme font les Turcs & d'autres peuples barbares mais ils les peignent, les poudrent & les conservent avec un grand soin. C'est une marque d’honneur & d'excellence réservée aux Rois : car les sujets coupent leurs cheveux en rond & n'oseraient les laisser croître fort longs. Les Bourguignons ayant coupé la tête de Clodomir la montrèrent à son armée & par ce triste spectacle, ils remplirent de désordre & de désespoir, de sorte qu'elle n'eut plus de courage pour combattre. Ainsi la paix se fit aux conditions qu'il plût au vainqueur & les Francs qui étaient restés retournèrent en leur pays. Clodomir étant mort de cette sorte sans enfants, son Royaume fut partagé entre les frères.

4. Peu de temps après Théodoric décéda de maladie & laissa aussi le sien à son fils Théodebert avec ses autres biens. Ce jeune Prince n'en eut pas plutôt pris possession, qu'il réduisit sous son obéissance les Allemands & d'autres nations voisines : car il se portait à la guerre avec une ardeur incroyable & avait une étrange passion de s'engager sans nécessité au milieu des plus terribles dangers. Il fit résolution de lever d'excellentes troupes pour passer en Thrace, pour ravager tous ces pays-là & pour attaquer la Capitale de l'Empire, pendant que la guerre s'allumait d'un autre côté entre les Goths & les Romains & que Narsès était occupé avec son armée en Italie. Il avança dans l'exécution de ce dessein, jusqu'à envoyer des Ambassadeurs aux Gépides, aux Lombards & aux autres peuples voisins pour les engager à joindre leurs forces aux siennes & pour leur re-montrer l'intérêt qu'ils avaient de ne pas souffrir que l'Empereur Justinien prît dans ses Édits les titres de Francique, d’Alémanique, de Gépidique, de Lombardique, comme s'il les avait tous subjugués & réduits sous là puissance. Le ressentiment qu'il avait de cette injure était cause qu'il excitait tous ceux qui en partageaient avec lui la honte, de s'unir pour en rechercher la vengeance. Je crois néanmoins que s'il eût voulu exécuter cette entreprise il n'eût pas pu avec tout son courage la faire réussir heureusement & qu'il eût été repoussé par les garnisons Romaines qui gardaient les places de Thrace & d'Illyrie. Cependant la hardiesse du projet peut faire juger de l'étendue de l'ambition & de la fierté du cœur de ce Prince qui avoir été capable de le former & qui était sur le point de l'accomplir, si ses desseins n’eussent été rompus par une mort précipitée.

5. Car étant un jour à la chasse il rencontra un taureau d'une extraordinaire grandeur, non de ceux qui servent au labourage, mais de ceux qui vivent dans les forêts & sur les montagnes & qui renversent de leurs cornes tout ce qu'ils rencontrent. Je pense que ceux de cette espèce sont appelés buffles. Il y en a un grand nombre dans le pays, à cause de la fraîcheur de l'air, de l'épaisseur des bois & de la solitude des montagnes. Lorsque Théodebert le vit sortir du bois avec impétuosité & venir droit à lui, il se tint ferme & présenta l'épieu pour le repousser. Le Taureau courant toujours avec violence & étant déjà fort proche, donna de la tête contre un arbre, qu'il abattit du coup & dont une des branches frappa Théodebert à là tête & lui fit une blessure dangereuse. De sorte qu'il tomba à la renverse & fut reporté par les Gardes dans son Palais, où il mourut le jour-même.

6. Son fils Thibaut lui succéda, suivant la loi du pays, quoi qu'il fut encore en enfance & sous la conduite d'un Gouverneur.

CHAPITRE IV.

1. Les Goths lui envoient une ambassade. 2. Harangue des Ambassadeurs. 3 Leur demande est rejetée par Thibaut & reçue par Leutaris & par Butilin.

1. CE fut au commencement de son règne que Téïas mourut & que les Goths ayant besoin du secours d'une puissance étrangère lui envoyèrent une ambassade solennelle pour lui demander le sien plutôt qu'à Childebert & à Clotaire, ses grands oncles qui commandaient aussi dans la France en ce temps-là mais qui avaient eu en partage des Provinces trop éloignées. Ce ne fut pas néanmoins la nation entière des Goths qui se souleva, il n'y eut que ceux qui habitaient sur le rivage du Pô. Les autres étaient bien aises de la guerre, mais ils ne voulurent pas s'y engager ouvertement craignant l'incertitude de l’événement & l’inconstance de la fortune. Ils le contentèrent d'en attendre le succès & de s'informer avec soin de tout ce qui se faisait, afin de se ranger du coté de ceux qui remporteraient l'avantage. Quand les Ambassadeurs de ceux qui se préparaient à la guerre eurent été introduits devant le Roi & devant les Grands de son Royaume, ils le supplièrent de ne les pas laisse opprimer par les Romains; mais de prendre les armes pour les secourir, eux qui étaient ses voisins & ses alliés & pour les tirer du péril présent & inévitable d'une ruine entière. Ils lui représentèrent l'intérêt qu'il avait de ne pas permettre l'agrandissement de la puissance Romaine, mais de s'y opposer de toutes ses forces.

2. Si nos ennemis, disaient ces Ambassadeurs, nous avaient défaits, à l’instant ils tourneraient leurs armes contre vous & ils renouvelleraient les anciennes guerres. Ils ne manqueront jamais de prétextes spécieux pour couvrir leur ambition & pour donner quelque apparence de justice à leurs entreprises. Ils coûtèrent des Marius, des Camilles & des Césars qui ont porté leurs conquêtes au-delà du Rhin. Ainsi, ils prétendront ne faire aucune usurpation, mais seulement se rétablir dans un pays où leurs ancêtres ont autrefois commandé. Ils forment de semblables accusations contre nous, quand pour avoir une couleur de nous dépouiller de notre bien, de passer nos gens au fil de l’épée, de vendre nos femmes & les jeunes hommes les mieux faits de notre Noblesse, ils disent que ce fut injustement que Théodoric s’empara par le passé de l’Italie. Il est constant toutefois que Théodoric n’usa d'aucune violence pour s’en rendre maître & qu'il la posséda du consentement de l’Empereur Zénon ; qu'il ne l’ôta pas aux Romains, puisqu'ils en avaient été chassés dès auparavant ; mais qu'ayant vaincu Odoacre, usurpateur étranger, il l’acquit par le droit des armes. Pour eux depuis qu'ils ont eu la force en main ils me se sont plus souciés de garder aucune justice. L'aigreur qu'ils avaient conçue contre Théodat, à cause d’Amalasonte, fut le motif de la guerre qu'ils commencèrent. Depuis ils ont toujours continué leurs violences & leurs cruautés. Ils se vantent cependant d'être de sages & de religieux politiques, d’être seuls capables de gouverner les peuples selon l’équité. Il est donc nécessaire de prévenir maintenant leurs efforts, afin de ne pas concevoir à l’avenir un regret inutile de la lâcheté avec laquelle nous aurions souffert leurs outrages. Ne perdons pas, s'il vous plaît, une occasion si importante, levons une armée capable de les défaire & qui soit commandée par un de vos Généraux, qui termine en peu de temps cette guerre, qui chasse les Romains & qui nous rétablisse dans notre pays. Que si vous nous faites cette grâce, toute notre nation dont vous aurez été les libérateurs, vous sera éternellement redevable, vous assurerez votre propre repos, puisque vous n'aurez plus de voisins qui puissent être vos ennemis & vous acquerrez d'immenses richesses ; car outre les dépouilles & le butin que vous remporterez après la victoire, nous vous promettons encore des sommes considérables,

3. Les Ambassadeurs des Goths ayant parlé en ces termes, leur proposition ne fut pas reçue favorablement de Thibaut & il ne put se résoudre à s'exposer à des fatigues pour retirer des étrangers de l'oppression. Car c’était un jeune Prince qui avait peu de générosité de son naturel & peu d’inclination pour les armes & qui d'ailleurs était infirme & d'un tempérament délicat. Mais quoi que cette alliance déplût au Roi, Leutaris & Bu-tilin ne laissèrent pas d'y entrer. Ils étaient frères, Allemands de nation & en grande considération parmi les Francs, dont ils commandaient les armées, ayant été élevés à cette charge éminente par le Roi Théodebert.

CHAPITRE V.

1. Les Allemands obéissent à Théodebert & à Thibaut. 2. Leur Religion. 3. Réflexion de l’Auteur.

1. TOUS les Allemands (s’il faut ajouter foi à Asinius Quadratus, Italien, qui a écrit exactement des affaires d'Allemagne) ils sont mêlés de différentes Nations, comme leur nom même le marque. Ils furent subjugués par Théodoric, Roi des Goths, lorsqu'il s'empara de l'Italie. Mais depuis sa mort, la guerre s'étant échauffée entre ceux de sa nation & l'Empereur Justinien, ils recherchèrent par toutes sortes de moyens l'amitié des Francs, abandonnèrent une grande étendue de pays & laissèrent les Allemands en repos, car pour lors ayant besoin de toutes leurs forces, ils se défaisaient des sujets qui leur étaient inutiles, parce qu'ils ne combattaient plus pour la gloire ni pour l’Empire, mais pour la conservation de l’Italie & de leurs vies. En cela ils s'accommodèrent à la nécessité du temps & prévinrent volontairement l'incertitude de l'avenir. Ainsi les Alamans affranchis de la puissance des Goths devinrent sujets de Théodebert & après sa mort demeurèrent loua l'obéissance de son fils Thibaut.

2. Ils suivent quelques coutumes particulières de leur pays : ils gardent la même forme de gouvernement que les Francs, mais ils ne font pas profession de la même Religion: car ils adorent des fleuves, des montagnes, des bois & des arbres & leur sacrifient des chevaux & d'autres animaux, auxquels ils coupent la tête. Toutefois le voisinage des Francs & le commerce fréquent qu'ils entretiennent avec eux, a déjà fait renoncer les plus éclairés à ces superstitions barbares & il y a apparence que tous les autres suivront bientôt le même exemple.

3. Les opinions extravagantes & ridicules sont reconnues pour telles par ceux-mêmes qui en ont été prévenus, pour peu qu'il leur reste de minière & de jugement & pour lors il ne leur est pas difficile de s'en dépouiller. Ceux qui s’éloignent de la vérité sont plus dignes de pitié que de colère & ils méritent qu'on leur pardonne, parce que leur faute n'est pas volontaire. Ils ont intention de suivre les bons sentiments & ils ne demeurent dans l'erreur, que parce qu'ils le sont trompés dans le choix. Je sais bien que des paroles n'ont pas assez de force pour arrêter les sacrifices inhumains tels que les Barbares faisaient à certains arbres, ou tels que les Grecs offraient autres fois à leurs Dieux. Mais aussi est-il certain que du sang répandu & des animaux égorgés n'ont rien de plaisant ni d'agréable. Une divinité qui y prendrait du plaisirs serait une divinité cruelle semblable à celles que les Poètes ont inventées comme la crainte, la pâleur, la discorde, Bellone, la déesse Aré, qui est celle qui cause les perces, l'Arimane des Perses & ces spectres hideux qui ne se repaissent que de sang & de carnage. Peut-être que quelqu'un jugera que ce discours est éloigné de mon sujet & inutile dans l’histoire que j’écris. Mais je suis bien aise de parler de tout ce qui vient à ma connaissance, afin de louer les bonnes actions, de condamner les mauvaises & de blâmer les inutiles. Si l'histoire n’était qu'une narration toute simple & toute nue & qu'elle ne remarquât rien de ce qui peut servir à régler les mœurs, elle n'aurait aucun avantage (s'il m'est permis de le dire) sur les contes qui se débitent dans les assemblées des femmes. Je laisse toutefois à chacun la liberté de son jugement & je reprends la suite des affaires que j'avais quittées.

CHAPITRE VI.

1. Insolence de Leutaris & de Butilin. 2. Sage conduite de Narsès. 3. Assiette de Cumes. 4. Éloge d’Aligerne 5. Siège de Cumes. 6. Stratagème de Narsès. 7. Sa retraite.

QUAND Leutaris & Butilin eurent entrepris la guerre contre les Romains, ils se remplirent aussitôt l'esprit d'espérances égarées & commencèrent à se regarder comme beaucoup élevés au dessus de leur première fortune. Ils ne s'imaginaient rien de difficile dans la conquête de l'Italie & de la Sicile & ils se vantaient que Narsès ne soutiendrait pas seulement le premier effort de leurs armes. Ils s’étonnaient que les Goths redoutassent un ennemi accoutumé à l'ombre, nourri dans la mollesse & dans les délices & qui n’avait rien de mâle ni de vigoureux : ainsi enflés d'une étrange vanité ils levèrent une armée de soixante quinze mille hommes, tant Allemands que Francs & se préparèrent à faire irruption en Italie & et en Sicile.

2. Narsès n'avait joint encore de nouvelles certaines de tout ce grand appareil : mais comme il avait beaucoup de prévoyance & qu'il tâchait toujours de prévenir les ennemis, il se préparait à attaquer plusieurs petites places que les Goths tenaient en Toscane. La victoire ne l'avait pas rendu insolent & après les fatigues mi-litaires il ne s’était pas abandonné aux plaisirs, comme ont fait de grands Capitaines, mais il menait ses troupes contre Cumes.

3. C'est une place forte & capable de soutenir un long siège. Elle est située sur une colline dont les avenues sont difficiles & d'où on découvre toute la mer Tirène, parce que le roc est avancé dans le rivage, de sorte que les flots s'y viennent rompre. Elle a de bonnes murailles & de bonnes Tours & elle est bien fortifiée. Totila & Téïas, Rois des Goths y avaient enfermé par le passé, comme dans le lieu le plus sûr, tout ce qu'ils avaient de plus précieux & de plus riche. Narsès était donc résolu de l'attaquer pour jouir des richesses qui étaient dedans, pour ôter aux Goths cette retraite, d'où ils faisaient de fréquentes courses en Italie & pour rendre sa victoire pleine & entière.

4. Aligerne, le plus jeune de tous les frères de Téïas, Roi des Goths, était dans la place & y assemblait le plus qu'il pouvait de troupes. Le regret qu'il avait de la mort de son frère & le déplaisir qu'il ressentait du désordre où étaient les affaires de sa Nation, le poussaient à cette guerre avec une ardeur extrême. Bien loin de perdre courage pour toutes les disgrâces qu'il avait reçues, l'assiette de sa place & l'abondance des provisions lui donnaient de la présomption & du mépris pour tous les ennemis qui oseraient l'attaquer.

5. Cependant Narsès fit avancer son armée, qui étant montée sur le roc avec beaucoup de peine & s’étant enfin approchée du Fort, commença à tirer contre ceux qui le défendaient. On entendait un grand bruit, qui était excité par le son des arcs d'où les flèches partaient sans cesse & par les frondes qui couvraient tout l'air de pierres, enfin on remuait toutes les machines qui peuvent servir à un siège. D'autre part les assiégés se défendaient courageusement, les soldats qui bordaient la courtine lançaient continuellement des dards & des javelots, ils jetaient du haut des murailles de grosses pierres, des troncs d'arbres & des haches & employaient tous les instruments dont on peut repousser un ennemi. Il était aisé aux Romains de reconnaître les traits qui partaient du bras d'Aligerne, parce qu'ils étaient poussés avec tant de violence & qu'ils passaient avec tant de vitesse & avec un si horrible sifflement, qu'ils brisaient les pierres les plus dures & qu'ils mettaient en pièce les corps les plus solides. Cet Aligerne ayant aperçu Pallade, un des premiers Chefs de l’armée Romaine, fort estimé & fort chéri de Narsès, qui parce qu'il avait une cuirasse s’approchait de la muraille plus hardiment que les autres, lui tira du haut ou il était une flèche, dont il le perça de part en part avec son bouclier & sa cuirasse: tant il était robuste & tant il avoir de force & de vigueur pour manier l’arc. Plusieurs jours se passèrent en semblables escarmouches, sans que ni l’un ni l'autre des partis remportât aucun avantage considérable. Les Romains avaient honte de lever le siège & les Goths n’étaient pas prêts de se rendre. Narsès avait de l’indignation de consumer tant de temps devant une place si peu importante.

6. Ayant donc roulé divers moyens dans son esprit, il s'avisa de tenter de la surprendre de la manière que je vais dire. Dans un des coudes de la colline qui est à l'Orient, il y avait une caverne couverte de toutes parts, dont l’entrée était facile, quoi qu'elle n'eût été faite que par les mains de la nature. Le fond était d’une vaste étendue. On dit que ce fut autrefois la retraite d'une Sibylle Italienne & le lieu où étant inspirée par les Dieux, elle rendait des oracles à ceux qui la venaient consulter. On croit que ce fut là que le fameux Énée apprit l'histoire de toutes les aventures qui lui dévoient arriver. Narsès avait remarqué qu’une partie des murailles de la Ville était bâtie sur cette caverne, envoya dedans quantité de gens avec des marteaux, des ciseaux & d'autres instruments propres à fendre des pierres & à démolir des bâtiments & leur donna ordre d'abattre peu à peu le haut sur lequel les fortifications étaient fondées. Quand leur travail fut tellement avancé qu'ils commencèrent à découvrir les fondements, ils les étayèrent avec de grandes pièces de bois rangées en ordre, de peur que quelque endroit de la muraille venant à se démentir & à tomber devant les autres, les Goths reconnussent ce qui se passait : car s'ils eussent travaillé dès le commencement à réparer le mal que les nôtres avaient fait, il leur eût été facile de conserver ce côté-là de leur place. Afin donc qu'ils ne s’aperçussent point de ce travail & qu'ils n'entendissent point le bruit que faisaient les coups de marteaux & la chute des pierres, les Romains attaquaient les autres endroits avec plus d'ardeur qu'auparavant, remplissant l'air de cris, frappant sur leurs armes & excitant un tumulte extraordinaire. Quand la muraille fut ruinée de toute la largeur de la caverne & tout à fait suspendue sur les étais, on jeta dessous une grande quantité de feuilles & de bois sec où l'on mit le feu. Peu après la flamme ayant gagné les étais, la muraille tomba, les Tours se détachèrent & furent ensevelies dans les mêmes ruines & la Porte qui était bien fermée, comme elle le devait être durant un siège, chut avec ses gonds & ses jambages sur un rocher qui était au bord du rivage. Il semblait qu'après un effet aussi grand que celui-là, les Romains devaient entrer facilement dans la Ville & mépriser toute la résistance des ennemis : mais leur espérance fut vaine: car les ouvertures & les fondrières tant de la colline que des environs formaient des précipices si profonds que les avenues en étaient encore plus difficiles & plus dangereuses qu'auparavant. Narsès ne laissa pas d'attaquer vigoureusement la place, comme pour l'enlever par assaut. Mais les Goths se défendaient de toutes leurs forces, le repoussèrent & le contraignirent de se retirer.

7. Voyant donc qu'il ne lui était pas possible de prendre la place de force, il ne jugea pas à propos de s’arrêter plus longtemps & il résolut de marcher vers Florence, vers Centcelles, vers d'autres petites Villes de Toscane, afin de mettre ordre à tout ce qui était nécessaire dans ces pays-là et de prévenir l'arrivée des ennemis : car ayant reçu nouvelle, que Leucatis & Butilin, avaient déjà passé le Pô avec leurs troupes, il se hâtait de mener son armée de ce côté-là.

CHAPITRE VII.

1. Fulcaris est envolé pour garder le Pays des Alpes. 2. Cumes demeure investie. 3. Narsès réduit diverses places. 4. La Ville de Lucques promet de se rendre, et manque à sa promesse. 5. Ruse de Narsès. 6. Générosité extraordinaire.

1. COMME Philimuth Chef des Eruliens était mort de maladie & qu'il fallait indispensablement que ces peuples fussent commandés par un de leur nation, Narsès choisit en sa place Fulcaris, neveu de Phanitée & lui donna ordre d'aller avec Jean, neveu de Vitalien, avec Valérien, avec Artabane & quelques autres Officiers, qui conduisaient d'excellentes troupes, s'emparer d'un sommet des Alpes, qui s'élève proche du Pô, entre la Toscane & l'Émilie, de camper en cet endroit-là & de s'assurer des forts qui y sont & d'empêcher autant qu’il leur serait possible, le passage des Francs & des Allemands. Il ajouta que s'il pouvait leur fermer entièrement le partage, ce serait un grand bonheur. Que si au contraire il était forcé par le nombre, il tâchât au moins de les incommoder dans leur marche & de les harceler de loin, afin qu'ils n'eussent pas toute sorte de liberté de ravager le pays, durant que de son côté il donnerait les ordres nécessaires.

2. Pendant que ceux-ci allaient où ils étaient commandés, un nombre considérable était demeuré devant la Ville de Cumes, pour lui faire souffrir les incommodités que souffre nécessairement une place qui est investie & afin d'en tenir les avenues plus étroitement serrées, on avait fait une tranchée, à la faveur de laquelle on prenait ceux qui allaient au fourrage: car les assiégés pouvaient bien manquer de provisions & de vivres, après un siège d'un an.

3. Pour Narsès, il attaquait diverses places & en prenait la plus grande partie sans aucune peine. Les Florentins étant venus au devant de lui & en ayant tiré parole qu'ils ne souffriraient aucun mauvais traitement, ni dans leurs personnes ni dans leurs biens, ils se soumirent à sa puissance. Les habitants de Centcelles, de Vol-terra, de Pise & d'autres Villes voisines de la mer, suivirent le même exemple, tant le succès de ses armes était heureux & tant la fortune se rendait favorable à ses desseins.

4. Il n'y eut que ceux de Lucques qui tâchèrent de gagner du temps & qui différèrent un peu de se rendre. Ils avaient donné des otages & signé une capitulation par laquelle ils promettaient de livrer la place dans trente jours, si dans ce temps-là il ne leur arrivait un secours capable de faire lever le siège & de combattre les Romains, non du haut des murailles & des Tours, mais en rase campagne & en bataille rangée : car ils espéraient que les Francs arriveraient dans peu de jours & c'était sur cette espérance qu'ils avaient fondé leur traité. Cependant le temps porté par la capitulation étant expiré, sans que le secours des Francs eût paru, les assiégés refusèrent de se rendre, comme ils en étaient convenus. Narsès, irrité autant qu'il le devait être d'une telle perfidie, se prépara à l'instant à les forcer. Quelques-uns étaient d'avis de mettre à mort les otages pour punir l'infidélité des assiégés. Mais le Général qui se conduisait toujours avec une grande prudence & qui ne s'abandonnait jamais à la colère, crut qu'il y aurait de l'inhumanité de tuer des innocents, pour la faute des coupables. Il s'avisa donc d'une ruse.

5. Il fit amener les otages, ayant les mains liées derrière le dos & la tête baissée vers la terre. Les ayant montré aux assiégés dans ce triste état, il menaça de les faire mourir s'ils n'accomplissaient à l'instant le traité qu'ils avaient si solennellement juré. Les otages avaient entre les épaules un morceau de bois couvert de drap, afin qu'il ne fut point aperçu par ceux de la place. Narsès ayant donc commandé qu'on leur coupât la tête, les soldats tirèrent leurs épées & frappèrent sur ce morceau de bois qui reçut toute la violence du coup, sans que les otages en ressentissent aucune douleur. Ils se laissèrent toutefois tomber comme il leur avait été ordonné, s'agitèrent & firent semblant de palpiter comme s'ils eussent été prêts d'expirer. Les habitants de Lucques qui ne pouvaient reconnaître, de si loin, la vérité de ce qui se passait & qui croyaient que ce qui leur paraissait était véritable, jetèrent aussitôt de grands cris, pour témoigner le déplaisir & le regret qu'ils ressentaient d'une si funeste disgrâce. Comme les otages étaient des premiers & des plus considérables de la Ville, ils pleuraient la perte qu'ils croyaient en avoir faite, avec des hurlements épouvantables. Des Dames qui étaient ou les mères, ou les femmes de ceux que l'on pensait avoir été tués, accoururent sur les murailles frappant leur estomac, déchirant leurs vêtements, vomissant des injures contre Narsès & l'appelant lâche, inhumain, cruel & impie. Pendant qu'elles criaient de la sorte, il leur répondit: C’est vous qui êtes la cause de la mort de ceux que vous pleurez avec des larmes si amères, puisque vous les avez abandonné en violant ouvertement une capitulation que vous aviez faite avec serment. Cependant si vous voulez prendre maintenant une bonne résolution & exécuter sincèrement ce que vous avez promis vous ne souffrirez aucun préjudice, vos otages vous seront rendus & votre ville sera exempte de pillage, sinon, cessez de répéter en vain la perte de vos gens & vous attendez plutôt à recevoir un pareil traitement.

Quand les Lucquois ouïrent ce discours, ils imaginèrent que Narsès avait dessein de les tromper en leur promettant de faire revivre leurs otages & en effet il y avait dans les paroles quelque chose de captieux. Cela fut cause qu'ils s'engagèrent volontiers par un nouveau serment de se rendre à discrétion, lorsqu'ils verraient leurs otages vivants : car comme ils ne jugeaient pas qu'on pût rendre la vie des hommes à qui on venait de donner la mort, ils se persuadaient que ce leur serait un prétexte honnête pour rejeter le reproche qu'on leur faisait de manquer à leur parole & pour attirer la justice dans leur parti. Alors Narsès commanda que les otages se levassent & il les fit voir dans une entière santé. Les assiégés, frappés d'étonnement à la vue d’un spectacle si peu attendu, résistèrent encore d'exécuter ce qu'ils avaient tant de fois promis : car ils pensèrent qu'en ce cas-là ils n'y étaient plus obligés. Leur douleur se changea en espérance. Le peuple reprit son premier génie & la perfidie, demeura victorieuse.

6. Dans une obstination si aveugle des assiégés, Narsès fit paraître une extraordinaire grandeur de courage, car il renvoya les otages sans rançon. Comme ils s'étonnaient d'une si étrange conduite & qu'ils ne savaient d'où elle pouvait procéder. Je n’ai pas accoutumé, leur dit-il, de flatter des ennemis sur de vaines espérances. Je n’ai pas besoin de vos otages & si vous ne vous rendez de vous-mêmes, celle-ci (en montrant son épée) saura bien vous réduire. Quand les otages seront retournés dans la Ville, ils acquirent une grande réputation à Narsès, par le récit qu'ils firent de la douceur, de sa civilité & de sa justice ; de sorte que cette estime se répandant parmi le peuple, elle y agit avec plus de force & plus de succès que la puissance de ses armes & elle gagna les esprits de ceux qui se portaient auparavant avec plus d'ardeur la guerre.

CHAPITRE VIII.

1. Mauvais succès des armes des Eruliens. 2. Portrait de Fulcaris. 3. Son imprudence.

1. PENDANT que Narsès était occupé au siège de Lucques, les troupes qu'il avait envolées en Émilie souffrirent diverses pertes qui les jetèrent dans la dernière consternation. Elles n'avaient rien exécuté d'abord qu'avec une sage conduite & avec une exacte discipline. Quand elles avaient été piller quelques bourgs, elles avaient marché en bon ordre & sans faire des courses trop éloignées, elles ne s'étaient point débandées dans la retraite, mais elles étaient toujours demeurées en corps d'armée. Elles avaient laissé des gardes & des sentinel-les derrière & avaient mis le butin au milieu pour le garder avec plus de sûreté. Mais ses bons commencements eurent de mauvaises suites & ces gens perdirent en peu de jours tout l'avantage qu'ils avaient remporté en diverses rencontres.

2. Fulcaris Général des Eruliens, était hardi & intrépide dans le danger, mais incapable de commander. Il croyait que le principal devoir d'un Capitaine est non de ranger une armée, mais de courir le premier à la charge, de se jeter avec fureur au milieu des ennemis & de s'engager plus avant que les autres dans la mêlée, c'est de cela qu'il faisait gloire.

3. Étant donc pour lors encore plus emporté que de coutume, il prit dessein d'attaquer Parme, dont les Francs s’étaient déjà emparés. Il avait dû envoyer d'abord des espions pour découvrir l'eut où étaient les ennemis & ensuite marcher en bon ordre, suivant ce qu'il en aurait appris. Il courut avec une impétuosité téméraire & précipitée, traînant des troupes d'Eruliens en grand désordre & quelques Romains qui le suivirent volontairement, ne se figurant pas devoir seulement appréhender la rencontre d'aucun ennemi. Cependant Buti-lin, Général des Francs, en ayant eu avis, choisit les plus aguerris de ses soldats & les mit en embuscade dans un Amphithéâtre, qui était proche de la Ville & d'où le peuple avait accoutumé de voir les combats des Gladiateurs contre les bêtes & là attendit en repos l'occasion de faire quelque exploit mémorable. Quand Fulcaris fut assez avancé avec ses troupes, les Francs sortirent de l'embuscade au signal qui leur fut donné & vinrent fondre sur les ennemis; & les ayant surpris en désordre ils les tuèrent sans résistance. Plusieurs reconnaissant alors l’extrémité du péril, se sauvèrent par une fuite honteuse & tournèrent lâchement le dos & sans se souvenir de cette ancienne valeur avec laquelle ils avaient essuyé tant de dangers. Fulcaris laissé presque seul avec ses Gardes, ne voulut pas s'enfuir comme les autres, mais préférant une mort honorable à une vie infâme, il tint ferme sur une petite hauteur où il y avait des tombeaux & tua plusieurs Francs, tantôt les chargeant avec furie & tantôt se battant en retraite & cédant à leur violence. Dans cet état-là il lui était encore assez facile de se sauver. C’était aussi le parti que ses gens lui conseillaient de choisir ; mais il leur répondit : Comment pourrais-je obtenir la présence de Narsès qui me reprocherait mon imprudence ? Ainsi craignant moins le fer & les épées que ce reproche, il combattit fort longtemps, jusqu'à ce qu'étant enfin accablé par le nombre & blessé de plusieurs coups à l’estomac & à la tête, il tomba sur son bouclier. Tous les siens tombèrent ensuite sur son corps & se donnèrent la mort eux-mêmes, ou la reçurent de la main des ennemis. Ainsi Fulcaris ayant été élu Général des Eruliens, ne tint pas grand avantage de cette charge, puisque n’ayant vécu que peu de temps après y avoir été élevé, il posséda que comme le plaisir d'un songe & perdit par une prompte catastrophe & la puissance & la vie.

CHAPITRE IX.

1. Insolence des Francs. 2. Douleur de Narsès. 3. Son éloge. 4. Discours qu'il fait pour relever le courage de ses soldats.

1. CEPENDANT la défaite enfla merveilleusement le courage des vainqueurs, ceux d'entre les Goths qui habitaient l'Émilie, la Ligurie & les autres pays circonvoisins & qui n'avaient fait qu'une paix forcée avec les Romains & par la seule crainte de leurs armes, la rompirent alors ouvertement & se joignirent à ces Barbares, avec qui ils étaient déjà unis par la conformité de leurs coutumes & de leurs mœurs. Les troupes des Romains qui, comme j'ai déjà dit, étaient commandées par Jean, neveu de Vitalien & par Artabane & ceux des Eruliens, qui s’étaient sauvés de la déroute, se retirèrent ensemble à Faïence : car les Chefs &e jugeaient pas à propos de demeurer plus longtemps proche de Parme où les ennemis se fortifiaient de jour en jour & où ayant remporté un avantage considérable, ils se tenaient fiers & orgueilleux de leur victoire. En effet les Portes de toutes les Villes occupées par les Goths s'ouvraient devant eux & ayant reçu des recrues, il y avait apparence qu'ils viendraient tondre sur les Romains. C’est pourquoi les gens de commandement sachant bien qu’ils n'avaient pas des forces capables de leur résister, étaient d'avis de s'approcher de Ravenne le plus près qu'il serait possible.

2, Quand Narsès reçut ces tristes nouvelles, il eut un extrême déplaisir de l’insolence des Barbares & de la mort de Fulcaris, qui étant illustre par sa naissance, par son courage & par ses victoires, aurait été inviolable s'il eût eu autant de prudence que de valeur.
3. Mais, quelque douleur que Narsès ressentit, il ne s'abandonna jamais au désespoir. Au contraire voyant que le courage de ses soldats était un peu abattu : par ces pertes imprévues, il jugea à propos de le relever par quelque discours. Car il avait une rare prudence dans les affaires & il savait merveilleusement s'accommoder à toutes sortes de temps & d'événements. Il avait peu d'étude & d'éloquence mais une adresse extraordinaire & une assez grande facilité de s'expliquer, ayant été élevé avec toute sorte de politesse dans la Cour des Princes. Il était Eunuque, d'une taille fort petite & fort grêle, mais d'une générosité qui surpasse tout ce qu'on peut s'en imaginer. Ce qui fait connaître que les disgrâces du corps ou de la fortune n'empêchent pas les grandes âmes de s'élever. Cet excellent Chef s'étant avancé au milieu de son armée parla en ces termes.

4. Ceux qui sont accoutumés à la victoire & à une prospérité continuelle perdent toute la joie du passé & toute l’espérance de l’avenir au moment qu'il survient quelque accident qui ne leur est pas favorable. Toutefois la prudence nous oblige de ne nous pas trop élever dans les heureux succès de nos entreprises & de nous tenir toujours préparés aux changements auxquels la condition des hommes est sujette. Ceux qui se sont une fois établis dans cette disposition ressentent une grande joie dans les prospérités & ne ressentent pas une grande tristesse dans les disgrâces. Cependant je vous vois extraordinairement abattus du malheur qui est arrivé, ce qui ne peut procéder que de la fierté que vous inspire la longue possession dans laquelle vous êtes de vaincre. Si vous vous dépouillez de ce sentiment & que vous considériez sans préoccupation ce qui s'est passé, vous reconnaîtrez que le mal n'est pas tout-à-fait si grand qu'il vous paraît. Fulcaris ayant attaqué en désordre & à la façon des Barbares un grand nombre d’ennemi, il ne faut pas s’étonner qu'une entreprise aussi téméraire que la sienne ait réussi comme elle a fait. Nous ne devons pas pour cela perdre courage, ni abandonner nos desseins. Il y aurait de la honte: de nous tenir vaincus pour avoir manqué une fois de vaincre & de perdre par une lâche timidité la gloire de toutes nos belles actions, dans le temps que le peu qui reste de Goths ne perdent pas courage après toutes les pertes qu'ils ont reçues mais qu'ils recherchent l’alliance des Francs pour nous susciter de nouvelles guerres, je crois même qu'il y a sujet de se réjouir de tout ce qui est arrivé, parce qu'il servira à modérer notre trop grande prospérité, qu'il détournera l’envie que la suite continuelle de nos victoires avait attirée sur nous & qu’il excitera dans nos âmes une noble ardeur pour aller cueillir de nouvelles palmes dans le champ qui nous est ouvert. Que si les ennemis se vantent de l’avantage qu'ils ont sur nous par le nombre, nous avons sur eux celui de l’ordre & de la discipline militaires. Ce sont des étrangers qui manquent de toutes les provisions que nous avons en abondance & qui n’ont pas comme nous des villes & des forts qui leur puissent servit de retraite dans le besoin. D'ailleurs il y a apparence que le Ciel favorisera nos armes. Puisque nous ne les employons que pour la conservation légitime de nos terres, ainsi nous sommes en état de tout espérer & de ne rien craindre. Pressons donc le siège de Lucques, sans donner aux assiégés le loisir de respirer & nous préparons à continuer la guerre avec vigueur. Narsès ayant assuré ses soldats par ce discours se mit à poursuivre vivement le siège.

CHAPITRE X.

1. Les Chefs quittent leur poste. 2. Etienne les va trouver pour leur remontrer leur devoir. 3. Narsès presse la ville de Lucques & la prend. 4. Il y met un Gouverneur & se retire à Ravenne.

1. AU reste il était dans une grande colère contre les autres Chefs, de ce qu'ils avaient quitté les postes les plus avantageux & s’étaient retirés vers Faïence, ce qui ruinait tous ses desseins. Car il avait été d'avis qu'ils se tinssent aux environs de Parme & que là ils servissent comme d'un rempart pour arrêter la marche des ennemis pendant que de son côté il travaillerait à établir les affaires de la Toscane, pour aller ensuite les joindre avec les troupes. Mais au lieu de suivre cet ordre, ils s’étaient dispersés en divers endroits de la campagne & l'avaient laissé exposée au premier choc des ennemis. Comme cela lui faisait une extrême peine, il envoya vers les Chefs un très habile homme nommé Etienne, originaire de la Ville de Duras, pour leur reprocher leur lâcheté & pour leur représenter le tort qu'ils feraient aux affaires de l'Empire s'ils ne retournaient s'emparer en diligence des lieux qui leur avaient été marquez.

2. Il partit avec deux cents Cavaliers des plus courageux & des mieux armés & traversa avec une fatigue incroyable toute la campagne, qui était pleine de divers partis de Francs qui fourrageaient les terres, ou qui enlevaient du butin : Ce qui les obligeait de ne marcher que de nuit & en bon ordre, de peur d'être surpris au cas qu'ils fussent attaqués. Cependant ils n'entendaient que les cris des paysans dépouillés de leurs biens & chassés de leurs demeures, le mugissement des bœufs emmenés par les ennemis & le bruit des arbres que l'on abattait. Parmi tant de tristes objets, qui les remplissaient d'horreur, ils arrivèrent enfin à Faïence ou étaient les troupes & où Etienne ayant rencontré les Chefs ; il leur parla de cette sorte.

D'où procède ce désordre où vous êtes tombés, vous qui étiez autrefois si vaillant ? Où est la gloire de tant de rares exploits, où est cette noble fierté que vous inspiraient tant de victoires? Vous donnez passage aux ennemis & vous leur abandonnez la campagne comme si vous étiez d'intelligence avec eux, tandis que Narsès prend Lucques & qu'il réduit tout ce qui est au deçà des Alpes. Pour moi je ne veux user d'aucune parole fâcheuse, un autre appellerait cela une lâcheté & un mépris horrible des intérêts de l’État. Au reste vous n'ayez qu'un seul moyen d’apaiser Narsès, d'empêcher qu'il ne vous rende coupables de tous les avantages que remporteront les ennemis & d'éviter l'indignation de l’Empereur, qui est de retourner promptement vers Parme. Les Chefs ayant ouï ce discours d'Etienne & ne pouvant douter qu'il n'eût été envoyé vers eux par Narsès, ne purent apporter aucune raison pour se purger du reproche qu'il leur faisait ; ils tâchèrent toutefois de s'en excuser sur l'absence d’Antiochus & sur le défaut d'argent & de vivres. Etienne pour faire cesser ce prétexte alla en diligence à Ravenne, d'où il ramena Antiochus & ainsi il fit résoudre les Chefs à retourner vers Parme, d'où il vint aussitôt donner avis à Narsès & l'assurer qu'il aurait le temps d'établir tous les ordres qu'il jugerait nécessaires, durant que les troupes se tenaient dans leurs premiers postes & s'opposaient de tout leur pouvoir aux courses des ennemis.

3. Narsès ennuyé de la longueur du siège & irrité de l'opiniâtreté avec laquelle les Lucquois le défendaient, redouble ses efforts pour les réduire, il emploie toutes sortes de machines contre les murailles & fait jeter quantité de feux d'artifice dans la place. Enfin il fait une brèche raisonnable & réduit la Ville à la dernière ex-trémité. Ce fut en cette occasion que les otages, propre à supporter le travail, parce que leur tempérament est froid, aussi bien que le pays d’où ils tirent la naissance. Narsès était bien aise par cette raison de faire une suspension d’armes durant quelques mois. Il sépara donc son armée & la mit en diverses places avec ordre de n’en sortir qu’au commencement du printemps pour se rendre à Rome. Pour lui, il se retira à Ravenne avec ses Gardes & quelques Officiers & entre autres, ceux qui avaient soin de garder les archives & d’en défendre l’entrée. Le nom que les Romains ont donné à ces Officiers est tiré des barreaux qui servent à arrêter la foule du peuple. Il était encore suivi de Sandalès, Grand Maître de sa Maison & d’une foule de ses eunuques & de ses valets de chambre. Enfin toute sa suite était composée d’environ quatre cents hommes.

CHAPITRE XI.

1. Aligerne prend le parti des Romains. 2. Sindoual est élu Chef des Eruliens. 3. Aligerne se moque des Francs qui lui re-prochent sa perfidie. 4. Narsès traite avec Thibaut.


1. DANS ce tems-là Aligerne, fils de Sédigerne & frère de Téïas, de qui nous avons ci-devant parlé quand nous avons décrit le siège de Cumes, fut le seul qui depuis l'alliance des Francs avec les Goths & depuis leur descente en Italie, jugea sainement de l'état où se trouvaient alors ses affaires & qui pénétra avec quelque lumière dans l'avenir. Car faisant réflexion sur les circonstances de cette guerre, il reconnut clairement que les armées des Francs avaient un autre dessein que celui de secourir des alliés, qui avaient imploré leur protection. Que s'ils avaient l'avantage ils s’empareraient de l'Italie & réduiraient les Goths à la servitude & bien qu'en apparence ils vinssent pour leur rendre la liberté. Qu'ils établiraient dans toutes les places des Gouverneurs de leur Nation & qu'ils ruineraient les lois du pays. Ayant considéré avec attention toutes ces raisons & se sentant d'autre part extrêmement pressé par les assiégeants, il résolut de remettre la Ville entre les mains de Narsès avec toutes les richesses qui y étaient enfermées, de se délivrer de divers dangers, en suivant le parti des Romains & en renonçant à l'alliance & aux coutumes des Barbares. Il crût que puisque les Goths ne pouvaient conserver l'Italie, il était juste d'y rétablir ses anciens maîtres & de n'en pas priver plus longtemps un peuple qui y avait pris sa naissance, qui l’avait cultivée & embellie & qui y avait commandé durant plusieurs siècles. Voulant donc exécuter cette résolution & donner à ceux de son pays ce rare exemple de prudence, il fit dire aux assiégeants qu'il désirait de parler au Général, ce qui lui ayant été accordé, il fut conduit à Classe, où était Narsès (c'est un petit Fort dans le territoire de Ravenne) où l’ayant trouvé il lui présenta les clés & lui promit toute sorte d’obéissance. Narsès le reçut avec beaucoup de civilité & l’assura d'une grande récompense : ensuite il fit entrer dans la Ville une partie des troupes qui avaient servi au siège & donna ordre que le riche butin qui était dedans fut gardé soigneusement. Pour le reste de l'armée il le mit en garnison en d'autres places.

2. Les Eruliens n’ayant plus de Chef de leur nation, il y avait deux hommes très considérables qui prétendaient à cette charge & qui partageaient les sentiments & les affections de l'armée. Une partie avait une haute estime pour Arut & croyait qu'il y aurait un grand avantage à combattre sous sa conduite. L’autre partie avait plus d'inclination pour Sindoual à cause de sa valeur & de sa longue expérience. Narsès se déclara en faveur de ce dernier, lui donna le commandement & lui assigna les meilleurs quartiers d'hiver.

3. A l'égard d'Aligerne il l'envoya dans la Ville de Césène, avec ordre de se montrer sur les murailles, afin que les Francs qui y passeraient voyant qu'il s'était rendu volontairement, perdissent l'espérance de prendre Cumes & déposséder les trésors qui y avaient été déposés & se vissent priver de tout le fruit qu'ils s’étaient promis de cette guerre. Aligerne voyant donc passer des Francs les raillait de ce qu'ils avaient pris inutilement tant de peine, puisqu'ils étaient armés trop tard & qu'ils avaient donné le loisir aux Romains d'entrer dans Cumes & de s'emparer de toutes les richesses & de ces habits précieux que les Rois des Goths portent pour marque de leur dignité. Il ajoutait que ces Princes ne pourraient plus paraître à l'avenir que dans l’équipage de simples particuliers & qu'ils n'auraient plus rien qui put les faire reconnaître & attirer sur eux la vénération des peuples. Les Francs lui reprochaient d'autre part, la perfidie avec laquelle il avait trahi les intérêts de sa nation. Au reste ils délibérèrent, si dans la conjoncture présente ils continueraient la guerre ; & l'avis de ceux-là fut le plus fort qui crurent, qu'il y aurait de la honte d'abandonner une si généreuse entreprise.

4. Cependant après que Narsès eut passé quelques jours à Ravenne, qu'il eut fait la revue de ses troupes & qu’il eut donné tous les ordres nécessaires, il alla avec ceux de sa Cour à la Ville d'Arimini.

Vacare, Varne de nation, homme habile & expérimenté dans l'art de la guerre, étant mort, Thibaut, son fils, lui succéda & vint trouver Narsès pour passer avec lui un traité d'alliance, ce qui fut exécuté par le moyen d'une somme considérable qui lui fut payée.

CHAPITRE XII.

1. Narsès sort sur un parti de Francs qui ravageaient la campagne. 2. Il use de stratagème pour les défaire.

1. PENDANT que Narsès était encore à Arimini, deux mille hommes de Cavalerie & d'Infanterie Francs, envoyés pour ravager le pays, s'approchèrent de la Ville, ruinèrent la campagne et emmenèrent des bestiaux en la présence de Narsès même, qui les regardait du haut d'une galerie, mais comme il jugea que ce serait une lâcheté honteuse de souffrir une telle insulte, il monta sur un excellent cheval, qui était non seulement dressé aux exercices de manège, mais aussi accoutumé à la guerre & au combat & se fit suivre de trois cents hommes qui se trouvèrent capables de porter les armes. Aussitôt que les Francs les aperçurent, ils ne s'arrêtèrent plus au butin ni au pillage; mais s'étant joints tous ensemble, ils formèrent un petit corps, qui quoi qu'il ne fut pas extrêmement serré, ne laissait pas d'être fort & d'être soutenu de deux ailes de Cavalerie. Quand les Romains furent arrivés à la portée du trait, ils recoururent que les ennemis étaient trop bien rangés en bataille pour entreprendre de les rompre. Ils le contentèrent de tirer sur l'avant-garde, mais les Francs se tenaient couverts de leurs boucliers & demeuraient fermes sans quitter leurs rangs. Ils avaient derrière eux une forêt qui leur servait comme de rempart & ils se défendaient courageusement, de sorte que les Romains n'avaient aucun moyen de leur nuire.

2. Cela fut cause que Narsès s'avisa d'un stratagème assez ordinaire parmi les Huns, mais peu usité par les Romains. Pour attirer les Francs dans la Campagne, il commanda à ses gens de prendre la fuite & leur dit qu'il ordonnerait après ce qu'il faudrait faire. Ses gens lui obéirent & firent semblant de fuir. Les Francs trompés par cette retraite & croyant qu'elle procédait de crainte, s'éloignèrent du bois pour les poursuivre. La Cavalerie s'avança la première & fut suivie de quelques hommes d'Infanterie qui se trouvèrent les plus rapides & les plus hardis. Ils ne gardaient plus d'ordre, ni de discipline, transportés qu'ils étaient par l’espérance & par la joie & s'imaginant déjà tenir Narsès & avoir terminé sans peine cette grande guerre. Cependant les Romains couraient à toute bride » & leur déroute était si adroitement contrefaite, qu'il n’était pas possible de l'attribuer à aucune autre cause qu'à la peur. Quand les Barbares furent bien loin de la forêt & entièrement dispersés dans la campagne, les Romains tournèrent tout court au signal qui leur fut donné & les chargèrent furieusement ; de sorte que ceux-mêmes qui peu auparavant avaient pris la fuite, donnaient alors la chasse à leurs ennemis. La Cavalerie évita aisément le danger & gagna le bois où était demeuré le reste de l'armée; mais les gens de pied furent tués sans résistance & n'eurent pas le courage de manier leurs armes pour se défendre dans une surprise imprévue : tellement qu'ils furent misérablement assommés comme des bêtes. Neuf cents demeurèrent sur la place. Les autres se sauvèrent par la fuite. Narsès rentra dans Ravenne après un exploit si remarquable & y ayant établi un fort bon ordre, il retourna à Rome à dessein d'y passer l'hiver.