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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXXIX



Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard, Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864

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Livre XXXIX.

[1] [1] Tandis que ces événements se passaient à Rome, si toutefois ils ont eu lieu pendant cette année, les deux consuls faisaient la guerre en Ligurie. [2] Les Ligures semblaient être destinés à maintenir la discipline militaire chez les Romains durant les intervalles des grandes guerres; aucun département n'exerçait plus la valeur du soldat. [3] L'Asie, avec les délices de ses villes, l'abondance de ses ressources de terre et de mer, la mollesse de ses défenseurs et les trésors de ses rois, était plus propre à enrichir les armées qu'à les aguerrir. [4] Ce fut surtout sous le commandement de Cn. Manlius que le relâchement et la négligence furent portés à l'excès. Aussi ses troupes, en repassant par la Thrace, trouvèrent la route plus pénible, se virent attaquées par un ennemi plus aguerri et éprouvèrent une sanglante défaite. [5] En Ligurie, tout contribuait à tenir le soldat en haleine: c'était un pays âpre et montagneux, où l'on avait autant de peine à s'emparer des hauteurs qu'à déloger l'ennemi de ses positions; c'étaient des routes escarpées, étroites et remplies d'embuscades; [6] c'était un ennemi alerte et agile, dont les brusques apparitions ne laissaient pas un moment de repos aux Romains, ne leur permettaient pas de se croire en sûreté quelque part; c'étaient des châteaux forts qu'il fallait assiéger en s'exposant à des fatigues et à des périls sans nombre; c'était enfin un sol pauvre qui imposait des privations aux soldats et ne leur offrait qu'un très mince butin. [7] Aussi ne voyait-on pas à la suite de l'armée ce cortège ordinaire de valets et de bêtes de somme qui prolonge les colonnes; il n'y avait que des combattants avec leurs armes, qui étaient leur unique ressource. [8] On ne manquait jamais d'occasion ou de prétexte pour attaquer les Ligures; car la pauvreté de leur pays leur faisait envahir les terres voisines. Toutefois ils évitaient avec soin une action décisive.

[2] [1] Le consul C. Flaminius, après avoir battu dans plusieurs rencontres, et sur leur propre territoire, les Ligures Frignates, reçut la soumission de cette peuplade et lui enleva ses armes. [2] Mais la mauvaise foi avec laquelle ils les avaient livrées attira sur eux toute la sévérité du vainqueur; ils abandonnèrent leurs bourgades et se réfugièrent sur le mont Augin. Flaminius se mit aussitôt à leur poursuite. [3] La plupart d'entre eux se dispersèrent de nouveau, sans armes, et précipitèrent leur fuite à travers des chemins impraticables et des rochers à pic, où les Romains ne pouvaient les suivre. Ils se retirèrent ainsi au-delà de l'Apennin. Ceux qui étaient restés dans leur camp y furent enveloppés et forcés. Les légions passèrent ensuite l'Apennin. [4] Les ennemis qui s'étaient postés sur un sommet assez élevé s'y défendirent quelque temps et firent enfin leur soumission. On s'occupa alors plus activement de rechercher leurs armes qui furent toutes enlevées. [5] Le théâtre de la guerre fut ensuite porté chez les Ligures Apuans, dont les incursions fréquentes sur les terres de Pise et de Bologne avaient empêché les travaux de l'agriculture. [6] Le consul les réduisit aussi et rétablit la paix dans tout le voisinage. Mais, après avoir ainsi rendu le calme à sa province, il ne voulut pas laisser ses soldats dans l'inaction, et leur fit construire une route de Bologne à Arrétium. [7] Son collègue M. Aemilius, voyant que les Ligures s'étaient retirés sur les monts Ballista et Suismontium, porta le fer et la flamme dans leurs champs et dans toutes les bourgades de la plaine ou de la vallée. [8] Puis il attaqua les ennemis dans leurs montagnes„ les harcela par de légères escarmouches, et les contraignit enfin à descendre en rase campagne. Il leur livra bataille et les défit; dans cette journée il voua un temple à Diane. [9] Tous les peuples en deçà de l'Apennin étaient soumis: Aemilius alla attaquer ceux qui habitent au-delà, entre autres les Ligures Frignates chez lesquels C. Flaminius n'avait pas pénétré. Il les soumit tous, les désarma et les fit descendre de leurs montagnes dans la plaine. [10] Après avoir pacifié la Ligurie, il se dirigea vers le territoire gaulois et fit construire par son armée une route de Plaisance à Ariminium pour joindre la voie Flaminia. [11] Dans la dernière bataille rangée qu'il livra aux Ligures, il voua un temple à la déesse Juno Regina. Voilà ce qui se passa cette année en Ligurie.

[3] [1] En Gaule, le préteur M. Furius, qui cherchait un prétexte de guerre au milieu de la paix, avait désarmé les Cénomans, sans avoir aucun grief contre eux. [2] Les Cénomans allèrent s'en plaindre à Rome, et le sénat les renvoya au consul Aemilius, qu'il chargea de l'instruction et du jugement de cette affaire. À la suite de débats fort animés, les Cénomans obtinrent gain de cause; le préteur eut ordre de leur rendre leurs armes et de quitter la province. [3] Le sénat donna ensuite audience aux ambassadeurs des alliés latins, qui s'étaient rendus en foule à Rome de toutes les parties du Latium. Ils se plaignirent qu'un grand nombre de leurs concitoyens étaient venus se fixer à Rome et avaient été compris dans le cens. [5] Le préteur Q. Térentius Culléo fut chargé de faire une enquête à ce sujet, et d'obliger à retourner dans leur patrie tous ceux que les alliés prouveraient avoir été compris dans le cens pendant et depuis la censure de C. Claudius et de M. Livius. La mesure atteignait aussi bien les pères que les enfants. [6] Cette enquête renvoya douze mille Latins dans leurs foyers et déchargea Rome d'une population d'étrangers qui devenait embarrassante.

[4] [1] Avant le retour des consuls, le proconsul M. Fulvius revint d'Étolie. [2] Dans l'audience que le sénat lui donna au temple d'Apollon, il rendit compte de ses exploits en Étolie et dans l'île de Céphallénie, et pria les Pères conscrits de vouloir bien, en considération de ses services et de ses soins, ordonner des sacrifices aux dieux immortels, et lui décerner le triomphe. [3] Un tribun du peuple, M. Aburius, déclara qu'il s'opposerait à toute décision qui pourrait être prise à ce sujet, avant l'arrivée du consul M. Aemilius. [4] « Le consul avait, disait-il, l'intention de combattre la demande, et en partant pour sa province il lui avait recommandé de faire ajourner la discussion jusqu'à son arrivée. Fulvius n'y perdrait qu'un peu de temps; car le sénat pourrait toujours, même en présence du consul, décréter ce qu'il voudrait. [5] - Quand même on ignorerait, répondit Fulvius, la haine personnelle que lui portait M. Aemilius, l'insolence et l'orgueil presque royal avec lequel il poursuivait ses vengeances, [6] ce n'était pas une raison pour qu'on permît à un consul d'entraver par son absence des sacrifices en l'honneur des dieux immortels, de différer un triomphe justement mérité, [7] et de retenir aux portes de Rome, par des retards calculés, un général couvert de gloire et une armée victorieuse, qui attendait avec son butin et ses prisonniers qu'il plût au consul de revenir dans la ville. [8] Mais puisque leurs querelles privées n'étaient que trop connues, il demandait comment on pouvait attendre quelque justice d'un homme qui n'avait pas craint de déposer au trésor un décret arraché par surprise au sénat dans une séance peu nombreuse, [9] pour lui faire déclarer qu'il ne croyait pas à la prise d'Ambracie; tandis qu'il avait fallu employer contre la place les tranchées et les mantelets, relever les ouvrages de siège détruits par l'incendie, combattre pendant quinze jours autour des remparts, en livrant l'assaut ou en creusant la mine, [10] soutenir, même après avoir escaladé les murailles, une lutte indécise depuis le point du jour jusqu'à la nuit, tuer enfin plus de trois mille ennemis. [11] L'accusation même qu'Aemilius avait portée contre lui au tribunal des pontifes, pour avoir dépouillé les temples des dieux immortels après la prise d'Ambracie, n'était-elle pas une indigne calomnie? [12] Pensait-on qu'il eût été permis d'embellir Rome des chefs-d'œuvre enlevés à Syracuse et aux autres villes conquises, et qu'Ambracie fût seule exceptée de ce droit commun de la guerre? [13] Il conjurait donc les Pères conscrits, et demandait au tribun lui-même, de ne pas souffrir qu'il fût le jouet du dédain de son ennemi. »

[5] [1] Tous les sénateurs entourèrent aussitôt Aburius, les uns pour le dissuader, les autres pour blâmer sa conduite. Mais le discours de son collègue Ti. Gracchus fit surtout impression sur lui. [2] « C'était donner un mauvais exemple, dit-il, que d'abuser de ses prérogatives pour satisfaire son ressentiment personnel; mais il était honteux et indigne du caractère et de l'inviolabilité d'un tribun de se faire l'instrument des vengeances d'autrui. [3] C'était d'après ses propres sentiments que chacun devait haïr ou aimer, approuver ou rejeter, sans attendre qu'un autre lui fît un signe de la tête ou des yeux, sans se laisser aller à tous les mouvements des passions d'autrui. Il ne convenait pas à un tribun du peuple de servir aveuglément la colère d'un consul, [4] de se souvenir des instructions particulières que lui avait données M. Aemilius, et d'oublier qu'il tenait du peuple son titre de tribun et qu'on le lui avait conféré pour protéger les citoyens et garantir leur liberté, non pour soutenir la tyrannie des consuls. [5] Il ne songeait donc pas que l'histoire apprendrait un jour à la postérité que dans le même collège de tribuns il s'en était trouvé deux, l'un pour faire à la république le sacrifice de ses ressentiments particuliers, et l'autre pour se mettre au service d'une vengeance étrangère. » [6] Cédant à ces remontrances, Aburius sortit de la curie, et, sur le rapport du préteur Ser. Sulpicius, M. Fulvius obtint les honneurs du triomphe. [7] Ce général remercia les sénateurs, et ajouta que le jour où il avait pris Ambracie, il avait fait voeu d'offrir les grands jeux à Jupiter très bon, et que les Grecs lui avaient pour cela remis cent livres pesant d'or. [8] Il demandait donc qu'on prélevât cette somme sur l'argent qu'il déposerait au trésor, après l'avoir fait porter à son triomphe. [9] Le sénat fit consulter le collège des pontifes, pour savoir s'il était nécessaire de consacrer tout cet or à la célébration des jeux. Les pontifes répondirent qu'aucun intérêt religieux n'était engagé dans la décision qui serait prise à cet égard, [10] et l'on autorisa Fulvius à fixer la somme, sans qu'il pût toutefois dépasser quatre-vingt mille as. [11] Fulvius comptait triompher au mois de janvier, lorsqu'il apprit que le consul M. Aemilius, prévenu par un message d'Aburius du désistement de ce tribun, [12] était parti pour Rome afin de s'opposer personnellement à son triomphe. Craignant que ce triomphe ne lui coûtât plus de combats que la victoire même, il profita de ce qu'une indisposition avait forcé son ennemi de s'arrêter en route, et avança le jour de la cérémonie. [13] Ce fut le dix des calendes de janvier qu'il triompha des Étoliens et de Céphallénie. [14] Il fit porter devant son char cent couronnes d'or, pesant chacune douze livres, mille quatre-vingt-trois livres d'argent, deux cent quarante-trois d'or, cent dix-huit mille tétradrachmes attiques, [15] douze mille quatre cent vingt-deux philippes, deux cent quatre- vingt-cinq statues d'airain, deux cent trente de marbre, une quantité prodigieuse d'armes offensives et défensives, et d'autres dépouilles de l'ennemi, [16] enfin des catapultes, des balistes et des machines de tout genre; vingt-sept généraux Étoliens et Céphalléniens, ou lieutenants laissés en Grèce par Antiochus, formaient le cortège des prisonniers. [17] Le même jour, avant de faire son entrée dans la ville, il distribua dans le cirque de Flaminius des récompenses militaires aux tribuns, aux préfets, aux chevaliers et aux centurions, tant romains qu'alliés. Chaque soldat reçut pour sa part du butin vingt-cinq deniers, chaque centurion le double, chaque chevalier le triple.

[6] [1] Déjà l'époque des comices consulaires approchait: M. Aemilius, que le sort avait désigné pour les présider, ne pouvant se rendre à Rome, C. Flaminius vint le remplacer. Il proclama consuls Sp. Postumius Albinus et Q. Marcius Philippus. [2] On nomma ensuite préteurs T. Maenius, P. Cornélius Sylla, C. Calpurnius Piso, M. Licinius Lucullus, C. Aurélius Scaurus et L. Quinctius Crispinus. [3] Ce fut à la fin de cette année, après la nomination des magistrats, trois jours avant les nones de mars, que Cn. Manlius Vulso triompha des Gaulois d'Asie. [4] Le motif qui lui avait fait différer son triomphe fut la crainte de se voir cité, en vertu de la loi Pétilla, devant le tribunal du préteur Q. Térentius Culléo, et enveloppé dans l'arrêt de proscription qui avait frappé L. Scipion. [5] Il savait que les juges seraient d'autant plus sévères à son égard qu'il avait relâché par tous les excès de la licence les liens de la discipline militaire si rigoureusement maintenue par son prédécesseur. [6] D'ailleurs les désordres commis, disait-on, par ses soldats dans cette province lointaine, n'étaient pas les seuls griefs qu'on eût à lui reprocher; on blâmait encore plus ceux auxquels ils se livraient tous les jours sous les yeux de leurs concitoyens. [7] En effet, le luxe des nations étrangères n'entra dans Rome qu'avec l'armée d'Asie; ce fut elle qui introduisit dans la ville les lits ornés de bronze, les tapis précieux, les voiles et tissus déliés, enfin, ces guéridons et ces buffets, qu'on regardait alors comme une grande élégance dans l'ameublement. [8] Ce fut à cette époque qu'on fit paraître dans les festins des chanteuses, des joueuses de harpe et des baladins pour égayer les convives; [9] que l'on mit plus de recherche et de magnificence dans les apprêts mêmes des festins; que les cuisiniers, qui n'étaient pour nos aïeux que les derniers et les moins utiles de leurs esclaves, commencèrent à devenir très chers, et qu'un vil métier passa pour un art. Et pourtant toutes ces innovations étaient à peine le germe du luxe à venir.

[7] [1] Dans son triomphe, Cn. Manlius étala deux cents couronnes d'or pesant chacune douze livres, deux cent vingt mille livres d'argent, deux mille cent trois d'or, cent vingt-sept mille tétradrachmes attiques, deux cent cinquante mille cistophores, seize mille trois cent vingt philippes d'or, [2] et une grande quantité d'armes et de dépouilles gauloises entassées sur des chariots. Cinquante-deux chefs ennemis marchaient devant le char. Chaque soldat reçut quarante-deux deniers, chaque centurion quatre-vingt quatre; la solde fut doublée pour l'infanterie et triplée pour la cavalerie. [3] Une foule de guerriers de tous grades, ornés de leurs récompenses militaires, venaient à la suite du char, et les chants que faisaient entendre les soldats en l'honneur de leur chef attestaient assez la complaisance calculée du général, et prouvaient que son triomphe était plus agréable à l'armée qu'au peuple. [4] Mais les amis de Manlius vinrent à bout de lui concilier aussi la faveur populaire; [5] sur leurs instances, le sénat décréta qu'on prélèverait, sur l'argent porté à ce triomphe, les sommes nécessaires pour acquitter ce qui n'avait pas encore été remboursé des avances faites par le peuple à la république. Les questeurs de la ville payèrent avec une scrupuleuse fidélité les créanciers de l'état, à raison de vingt-cinq as et demi pour mille. [6]Vers le même temps, deux tribuns militaires arrivèrent des Espagnes avec des dépêches de C. Atinius et de L. Manlius, qui commandaient dans ces deux provinces. [7] Ces dépêches annonçaient que les Celtibères et les Lusitaniens étaient en armes et qu'ils dévastaient les terres des alliés. Le sénat ne voulut pas entamer de délibération à ce sujet et renvoya l'affaire aux nouveaux magistrats. [8] Aux jeux romains, célébrés cette même année par P. Cornélius Céthégus et A. Postumius Albinus, un mât du cirque, qui avait été mal fixé en terre, tomba sur la statue de la déesse Pollentia et la renversa. [9] Les sénateurs, alarmés de cet accident, décidèrent qu'on prolongerait d'un jour la célébration des jeux et qu'on remplacerait la statue par deux statues nouvelles, dont l'une serait dorée. [10] Les édiles C. Sempronius Blaesus et M. Furius Luscus firent aussi représenter deux jours de suite les jeux plébéiens.

[8] [1] L'année suivante, les consuls Sp. Postumius Albinus et Q. Marcius Philippus négligèrent l'organisation de leurs armées, leurs préparatifs de guerre et le gouvernement de leurs provinces pour s'occuper uniquement d'étouffer une conjuration domestique. [2] Les préteurs tirèrent au sort leurs départements. T. Maenius eut la juridiction de la ville; M. Licinius Lucullus celle des étrangers; C. Aurélius Scaurus, la Sardaigne; P. Cornélius Sylla, la Sicile; L. Quinctius Crispinus, l'Espagne citérieure; C. Calpurnius Piso, l'Espagne ultérieure. [3] Les deux consuls furent chargés, par un décret, d'instruire contre les associations secrètes. Un Grec de naissance obscure était venu d'abord en Étrurie; il n'avait aucune de ces connaissances propres à former l'esprit et le corps dont l'admirable civilisation de la Grèce nous a enrichis. Ce n'était qu'une espèce de prêtre et de devin, [4] non point de ceux qui prêchent leur doctrine à découvert et qui, tout en faisant publiquement métier d'instruire le peuple, lui inspirent des craintes superstitieuses, mais un de ces ministres d'une religion mystérieuse, qui s'entoure des ombres de la nuit. [5] Il n'initia d'abord à ses mystères que très peu de personnes; bientôt il y admit indistinctement les hommes et les femmes, et, pour attirer un plus grand nombre de prosélytes, il mêla les plaisirs du vin et de la table à ses pratiques religieuses. [6] Les vapeurs de l'ivresse, l'obscurité de la nuit, le mélange des sexes et des âges eurent bientôt éteint tout sentiment de pudeur, et l'on s'abandonna sans réserve à toutes sortes de débauches; chacun trouvait sous sa main les voluptés qui flattaient le plus les penchants de sa nature. [7] Le commerce infâme des hommes et des femmes n'était pas le seul scandale de ces orgies; c'était comme une sentine impure d'où sortaient de faux témoignages, de fausses signatures, des testaments supposés, de calomnieuses dénonciations, [8] quelquefois même des empoisonnements et des meurtres si secrets, qu'on ne retrouvait pas les corps des victimes pour leur donner la sépulture. Souvent la ruse, plus souvent encore la violence, présidaient à ces attentats. Des hurlements sauvages et le bruit des tambours et des cymbales protégeaient la violence en étouffant les cris de ceux qu'on déshonorait ou qu'on égorgeait.

[9] [1] Cette lèpre hideuse passa, comme par contagion, de l'Étrurie à Rome. L'étendue de la ville, qui lui permettait de receler plus facilement dans son sein de pareils désordres, les déroba d'abord aux regards; mais enfin le consul Postumius fut mis sur la trace des coupables. [2] P. Aebutius, fils d'un chevalier romain, ayant perdu son père, puis ses tuteurs, avait été élevé sons la tutelle de sa mère Duronia et du second mari de cette femme, T. Sempronius Rutilus. [3] Duronia était dévouée à son mari, et Rutilus, qui avait géré la tutelle de manière à ne pouvoir en rendre compte, cherchait à se défaire de son pupille, ou à le tenir sous sa dépendance par quelque lien puissant. Le seul moyen de le corrompre, c'était de l'initier aux Bacchanales. [4] La mère fit venir le jeune homme. « Pendant qu'il était malade, lui dit-elle, elle avait fait voeu de l'initier aux mystères de Bacchus, aussitôt après sa guérison. Puisque les dieux avaient daigné l'exaucer, elle voulait accomplir son voeu. Il fallait pour cela qu'il observât pendant dix jours la plus grande chasteté; au bout de ce temps elle le conduirait au sanctuaire, lorsqu'il aurait soupé et pris un bain pour se purifier. » [5] Il y avait à Rome une courtisane fameuse, l'affranchie Hispala Faecénia: c'était une femme au-dessus du métier auquel elle s'était livrée quand elle était esclave, et que, depuis son affranchissement, elle avait continué par besoin. [6] Le voisinage avait fait naître entre elle et Aebutius des relations qui ne nuisaient ni à la fortune ni à la réputation du jeune homme. C'était elle qui l'avait aimé et recherché la première, et la générosité de la courtisane lui fournissait ce que lui refusait l'avarice de ses parents. [7] Elle avait même fini par s'attacher tellement à Aebutius, qu'après la mort de son patron elle demanda un tuteur aux tribuns et au préteur pour se faire autoriser à contracter, et elle rédigea un testament où elle institua Aebutius son légataire universel.

[10] [1] Après de pareils gages d'amour, ils n'eurent plus de secrets l'un pour l'autre. Un jour, le jeune homme dit en plaisantant à sa maîtresse de ne pas s'étonner si pendant plusieurs nuits elle le voyait découcher. [2] « Un motif religieux l'y obligeait, ajouta-t-il, afin d'acquitter un voeu fait pour sa guérison; il voulait se faire initier aux mystères de Bacchus. - Les dieux vous en préservent! s'écria aussitôt Hispala tout éperdue, plutôt la mort et pour vous et pour moi qu'une pareille extravagance! » Puis elle se répandit en menaces et en imprécations contre ceux qui lui avaient donné ce conseil. [3] Le jeune homme, étonné des paroles et de l'émotion de sa maîtresse, l'engagea à modérer ses transports, puisqu'il ne faisait qu'obéir aux ordres que sa mère lui avait donnés, avec l'aveu de son beau-père. [4] « Votre beau-père, reprit-elle, car je n'oserais accuser votre mère, a donc hâte de vous enlever tout à la fois l'honneur, la réputation, l'avenir et la vie? » [5] Aebutius, de plus en plus étonné, la pressa de s'expliquer. Alors Hispala, demandant aux dieux et aux déesses de pardonner à l'excès de son amour la révélation de ces secrets qu'elle aurait dû taire, lui déclara qu'étant esclave elle était entrée dans ce sanctuaire avec son maître, [6] mais que depuis son affranchissement elle n'y avait jamais mis le pied. « Elle savait, dit-elle, que c'était une école d'abominations de toute sorte, et il était constant que depuis deux années on n'avait initié personne au- dessus de l'âge de vingt ans. [7] Dès qu'on y était introduit, on était livré comme une victime aux mains des prêtres, et ils vous conduisaient en un lieu où des hurlements affreux, le son des instruments, le bruit des cymbales et des tambours étouffaient les cris de la pudeur outragée. » [8] Elle le pria ensuite et le conjura de rompre à tout prix son engagement et de ne pas se précipiter dans un abîme où il aurait d'abord à supporter toutes les infamies, pour les exercer à son tour sur d'autres; [9] enfin elle ne le laissa partir qu'après avoir obtenu sa parole qu'il éviterait cette initiation.

[11] [1] Lorsqu'il fut rentré chez lui, sa mère lui énuméra toutes les formalités qu'il devait remplir le jour même et les jours suivants afin de se préparer à la cérémonie; mais il protesta qu'il n'en ferait rien, et qu'il ne voulait pas se faire initier. [2] Le beau-père était présent. « Quoi! reprit aussitôt Duronia, il ne pouvait se passer pendant dix nuits de sa concubine Hispala; enivré par les caresses empoisonnées de cette vipère, il ne respectait plus ni sa mère, ni son beau-père, ni les dieux mêmes! » Des reproches qu'ils lui adressaient tour à tour, Rutilus et Duronia en vinrent à le chasser de chez eux avec quatre esclaves. [3] Le jeune homme se retira chez Aebutia, sa tante paternelle, et lui raconta pourquoi sa mère l'avait chassé. Le lendemain il alla, d'après les conseils de cette dame, trouver le consul Postumius sans témoins et lui faire sa déposition. [4] Le consul lui dit de revenir au bout de trois jours et le renvoya. Puis il s'informa lui-même auprès de sa belle-mère Sulpicia, qui jouissait d'une grande considération, si elle connaissait une dame âgée, du nom d'Aebutia, demeurant sur l'Aventin. [5] Sulpicia répondit qu'elle la connaissait, et que c'était une femme d'honneur, qui avait conservé toute la pureté des moeurs antiques. « J'ai besoin de la voir, reprit le consul. Envoyez- la prier de venir auprès de vous. » [6] Aebutia se rendit à l'invitation de Sulpicia, et le consul arrivant peu de temps après, comme par hasard, fit tomber la conversation sur Aebutius. [7] À ce nom, la dame se prit à pleurer et à gémir sur le malheur de son neveu, qui, dépouillé de sa fortune par ses protecteurs naturels, avait été chassé par sa mère et réduit à chercher un asile chez elle, parce qu'il refusait, l'honnête jeune homme [que les dieux voulussent bien le protéger!], de se faire initier à des mystères qu'on disait infâmes.

[12] [1] Le consul, jugeant par ces informations qu'Aebutius ne lui en avait pas imposé, congédia Aebulia, et pria sa belle-mère de faire venir chez elle l'affranchie Rispala, qui demeurait aussi sur l'Aventin et qui était bien connue dans le voisinage. Il avait, dit- il, quelques questions à lui adresser également. [2] Le message de Sulpicia troubla d'abord la courtisane, parce qu'elle ignorait le motif qui la faisait mander chez une dame de si haut rang et si respectable: mais lorsqu'elle aperçut dans le vestibule les licteurs, la suite du consul et le consul lui-même, elle faillit s'évanouir. [3] Postumius l'emmena dans un appartement retiré, et là, en présence de sa belle-mère, il lui déclara qu'elle n'avait rien à craindre si elle pouvait se résoudre à dire la vérité; [4] qu'il lui en donnait pour garant sa parole ou celle de Sulpicia, dont elle connaissait la vertu. Il l'engagea à révéler ce qui se passait dans le bois sacré de Stimula, aux mystères nocturnes des Bacchanales. [5] À ces mots, Hispala, saisie de frayeur, fut agitée dans tous ses membres d'un tel tremblement qu'elle resta quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche. [6] Quand elle eut enfin repris courage, elle protesta quelle était fort jeune encore lorsque sa maîtresse l'avait fait initier avec elle, mais que depuis plusieurs années, depuis l'époque de son affranchissement, elle ignorait ce qui se passait dans ces fêtes. [7] Le consul la loua de n'avoir pas nié qu'elle eût été initiée, mais il la pressa de poursuivre ses révélations avec la même franchise. [8] Comme elle persistait dans ses dénégations, il ajouta que, si on parvenait à la convaincre par le témoignage d'un autre, elle n'obtiendrait pas le pardon et l'indulgence que lui mériteraient des aveux volontaires; et qu'il avait tout appris de la bouche de celui à qui elle avait elle-même tout révélé.

[13] [1] Hispala ne doutant plus qu'Aebulius n'eût trahi son secret, comme cela était en effet, se jeta aux pieds de Sulpicia, et la conjura d'abord [2] de ne point faire une affaire sérieuse et même capitale de la conversation d'une affranchie avec son amant; c'était pour l'effrayer, et non parce qu'elle savait quelque chose, qu'elle lui avait fait ce récit. [3] Postumius l'interrompit avec colère. Elle croyait sans doute encore, lui dit-il, plaisanter avec son amant Aebutius, et non s'adresser à un consul, dans la maison d'une dame très respectable; mais Sulpicia vint au secours de sa frayeur, l'encouragea et chercha à calmer son gendre. [4] Hispala se rassura enfin, et, après s'être plaint amèrement de la perfidie d'Aebutius, qui avait si mal reconnu un service de la plus haute importance, [5] elle déclara qu'elle redoutait beaucoup les dieux dont elle révélait les secrets mystères, mais plus encore les hommes, qui se vengeraient de sa révélation en la déchirant de leurs propres mains. [6] Elle conjurait donc et Sulpicia et le consul de lui faire la grâce de la reléguer hors de l'Italie, dans quelque retraite inconnue, où elle pût passer le reste de ses jours en sûreté. [7] Postumius lui dit d'être sans inquiétude, et lui promit de veiller à ce qu'elle pût habiter Rome même sans danger. Hispala reprit alors l'origine des mystères. [8] « Ce sanctuaire, dit-elle, n'avait d'abord été ouvert qu'aux femmes, et on n'y admettait ordinairement aucun homme. Il y avait dans l'année trois jours fixes pour l'initiation, qui se faisait en plein jour. Les dames étaient, chacune à leur tour, investies du sacerdoce. [9] C'était une certaine Paculla Annia, de Campanie, qui, pendant son sacerdoce, avait tout changé, prétendant en avoir reçu l'ordre des dieux. C'était elle qui la première avait initié des hommes, en amenant ses deux fils, Minius et Hérennius Cerrinius, consacré la nuit en place du jour à la cérémonie, et réglé qu'au lieu de trois jours par an, il y en aurait cinq par mois pour les initiations. [10] Depuis l'admission des hommes et le mélange des sexes, depuis qu'on avait fait choix de la nuit, si favorable à la licence, il n'était sorte de forfaits et d'infamies qui n'eussent été accomplis, et les hommes se livraient plus à la débauche entre eux qu'avec les femmes. [11] Ceux qui se prêtaient avec quelque répugnance à ces excès monstrueux, ou qui semblaient peu disposés à les commettre eux- mêmes, étaient immolés comme des victimes. Le comble de la dévotion parmi eux, c'était de ne reculer devant aucun crime. [12] Les hommes paraissaient avoir perdu la raison et prophétisaient l'avenir en se livrant à des contorsions fanatiques; les femmes, vêtues en bacchantes et les cheveux épars, descendaient au Tibre en courant, avec des torches ardentes, qu'elles plongeaient dans l'eau et qu'elles retiraient tout allumées, parce que ces torches renfermaient un mélange de chaux vive et de soufre naturel. [13] Les dieux étaient supposés enlever des malheureux, qu'on attachait à une machine et qu'on faisait disparaître en les précipitant dans de sombres cavernes. On choisissait pour cela ceux qui avaient refusé de se lier par un serment, ou de s'associer aux forfaits, ou de se laisser déshonorer. [14] La secte était déjà si nombreuse qu'elle formait presque un peuple; des hommes et des femmes de nobles familles en faisaient partie. Depuis deux ans il avait été décidé qu'on n'admettrait personne au-dessus de vingt ans; on voulait avoir des initiés dont l'âge se prêtât facilement à la séduction et au déshonneur. »

[14] [1] Après avoir achevé cette déposition, Hispala tomba de nouveau à genoux, et redemanda avec les mêmes instances à être éloignée de l'Italie. [2] Le consul pria sa belle-mère d'abandonner à cette femme un logement dans sa maison, et Sulpicia lui donna une chambre à l'étage le plus élevé; on ferma l'escalier qui conduisait de cette chambre à la rue, et on ouvrit une entrée à l'intérieur de la maison. [3] On y transporta sur-le-champ tous les effets de Faecénia, et on fit venir ses esclaves. Aebutius eut ordre de se retirer chez un des clients du consul. Lorsque Postumius eut ainsi les deux dénonciateurs en sa puissance, il fit son rapport au sénat et lui exposa successivement les révélations qu'il avait reçues et le résultat des informations qu'il avait prises. [4] Les sénateurs conçurent les plus vives alarmes, tant pour la sûreté publique, qui pouvait être compromise par quelque trame perfide élaborée dans ces réunions et assemblées nocturnes, que pour le repos de leurs propres familles, dans lesquelles ils craignaient de trouver quelque coupable. [5] Ils votèrent cependant des remerciements au consul pour avoir conduit cette enquête avec une rare vigilance et le plus profond mystère. [6] Ils chargèrent ensuite les consuls d'entamer une procédure extraordinaire contre les Bacchanales et les sacrifices nocturnes, de veiller sur la personne des dénonciateurs Aebutius et Faecénia, et de provoquer de nouvelles révélations par l'appât des récompenses. [7] On convint en outre de faire rechercher soit à Rome, soit dans tous les villages voisins, les prêtres ou prêtresses qui présidaient à ces sacrifices, pour les mettre à la disposition des consuls, et de faire publier, dans la ville ainsi que dans toute l'Italie, [8] un édit portant défense à tous les initiés aux mystères de Bacchus de se réunir et de se rassembler pour célébrer cette cérémonie ou toute autre semblable. Avant toutes choses, on devait poursuivre ceux qui se réuniraient, ou s'engageraient par des serments pour attenter à l'honneur ou à la vie des citoyens. [9] Telle fut la substance du sénatus-consulte. Les consuls enjoignirent aux édiles curules de rechercher tous les ministres de cette religion, et, lorsqu'ils les auraient arrêtés, de les tenir enfermés où ils le jugeraient à propos, afin qu'on pût les interroger. Les édiles plébéiens eurent ordre de veiller à ce qu'il ne se fît aucune cérémonie secrète. [10] On chargea les triumvirs capitaux d'établir des postes dans tous les quartiers et d'empêcher les réunions nocturnes. Enfin, pour prévenir les incendies, on adjoignit aux triumvirs des quinquévirs, qui devaient surveiller, chacun dans son quartier, les maisons situées en deçà du Tibre.

[15] [1] Après avoir envoyé tous ces magistrats à leurs différents postes, les consuls montèrent à la tribune, et là, en présence de l'assemblée générale du peuple, Postumius, après avoir prononcé la formule solennelle d'invocation, par laquelle les magistrats commencent toujours leurs harangues au peuple, s'exprima en ces termes: [2] « Citoyens, jamais discours ne fut plus à propos, et n'eut plus besoin d'être précédé de cette invocation solennelle, qui vient de vous rappeler quels sont les dieux que vos ancêtres ont toujours honorés de leur adoration, de leurs hommages et de leurs prières, [3] car ils n'ont jamais reconnu ces divinités étrangères, dont le culte infâme aveugle les esprits et les pousse par une sorte de délire fanatique dans un abîme de forfaits et de souillures. [4] Je ne sais en effet ce que je dois vous taire, et jusqu'à quel point je puis parler. Je crains de manquer à mon devoir si je vous laisse ignorer quelque chose, et de vous inspirer une trop grande frayeur si je vous dévoile tout. [5] Quoi que je puisse dire, souvenez-vous que je resterai toujours au-dessous de la vérité dans cette monstrueuse affaire. J'aurai soin cependant d'en dire assez pour que sous soyez désormais sur vos gardes. [6] Vous savez que les Bacchanales se célèbrent depuis longtemps dans toute l'Italie, et maintenant même dans plusieurs quartiers de Rome. À défaut de la renommée qui vous en ait instruits, vous l'auriez appris, j'en suis sûr, par ces sons discordants et ces hurlements qui retentissent la nuit dans toute la ville. Mais vous ignorez en quoi consistent ces mystères. [7] Les uns croient que c'est quelque rite particulier, les autres que ce sont des divertissements et des plaisirs permis, tous que ces réunions, quel qu'en soit l'objet, sont peu nombreuses. [8] À l'égard du nombre, quand je vous dirai qu'on y compte plusieurs milliers d'hommes, vous allez vous effrayer sur-le-champ, si je ne vous les fais connaître. [9] D'abord ce sont en grande partie des femmes, et là fut la source du mal, puis des hommes efféminés, corrompus ou corrupteurs, fanatiques abrutis par les veilles, l'ivresse, le bruit des instruments et les cris nocturnes. [10] C'est une association sans force jusqu'à présent, mais qui menace de devenir très redoutable, parce que de jour en jour elle reçoit de nouveaux adeptes. [11] Vos ancêtres ont cru ne devoir permettre vos assemblées que dans le cas où l'étendard, déployé sur la citadelle, appelait les centuries hors de Rome pour voter aux comices, ou bien lorsque les tribuns convoquaient les tribus, ou encore lorsqu'un magistrat désirait haranguer le peuple. Ils ont voulu aussi que partout où l'assemblée avait lieu, il y eût, pour la diriger, une autorité reconnue par la loi. [12] Quelle idée aurez- vous donc de ces réunions, qui se tiennent la nuit et où les sexes sont confondus? [13] Si vous saviez à quel âge les hommes y sont initiés, vous ne vous borneriez pas à les plaindre, vous rougiriez pour eux. Citoyens, pensez-vous qu'on doive admettre dans vos armées des jeunes gens enrôlés dans cette milice? les tirer de cet infâme repaire pour leur confier des armes? [14] remettre à ces misérables, souillés de prostitutions, dont ils ont été les agents ou les victimes, le soin de combattre pour l'honneur de vos femmes et de vos enfants? »

[16] [1] « Ce ne serait rien encore si leurs débauches n'avaient d'autre effet que de les énerver et de les couvrir d'une honte toute personnelle, si leurs bras restaient étrangers au crime et leur âme à la perfidie. [2] Mais jamais la république ne fut attaquée d'un fléau plus terrible ni plus contagieux. Tous les excès du libertinage, tous les attentats commis dans ces dernières années sont sortis, sachez-le bien, de cet infâme repaire. [3] Et les forfaits dont on a juré l'exécution ne se sont pas encore tous produits au grand jour. Les membres de cette association impie se bornent encore à des crimes particuliers, parce qu'ils ne sont pas assez forts pour écraser la république. Chaque jour le mal s'accroît et s'étend; il a déjà fait trop de progrès pour se renfermer dans le cercle des violences particulières; c'est à l'état tout entier qu'il veut s'attaquer. [4] Si vous n'y prenez garde, citoyens, à cette assemblée qui a lieu en plein jour, et qui a été légalement convoquée par le consul, va bientôt succéder une assemblée de nuit tout aussi nombreuse. Ils vous craignent maintenant, ces coupables, parce qu'ils sont isolés et que vous êtes tous réunis en assemblée; mais à peine vous serez-vous séparés pour retourner dans vos maisons ou dans vos champs, qu'ils se réuniront à leur tour; ils délibéreront sur les moyens d'assurer leur salut et votre perte; alors vous serez seuls et vous devrez les craindre, car ils seront réunis. [5] Chacun de vous doit donc faire des voeux pour que tous les siens se soient préservés de la contagion. S'il en est que le libertinage ou la folie a entraînés dans ce gouffre, il faut les considérer comme appartenant, non plus à sa famille, mais à cette bande de débauchés et d'assassins, à laquelle ils se sont liés par leurs serments. [6] Et que personne ne se fasse ici de vaines illusions; je ne suis pas rassuré sur votre compte. Rien ne contribue mieux à égarer l'homme que la superstition. [7] Lorsque le crime se couvre du manteau de la religion, on craint de porter quelque atteinte aux droits de la divinité en punissant les forfaits des hommes. Que ces scrupules ne vous arrêtent pas; de nombreux décrets des pontifes, des sénatus-consultes et les réponses des haruspices doivent vous en affranchir. [8] Combien de fois nos pères et nos aïeux n'ont-ils pas chargé les magistrats de s'opposer à toute cérémonie d'un culte étranger, d'interdire le Forum, le Cirque et la ville aux prêtres et aux devins, de rechercher et de brûler les livres de prophéties, de proscrire tout rite, tout sacrifice autres que ceux des Romains! [9] Ils pensaient en effet, ces hommes si versés dans la connaissance des lois divines et humaines, que rien ne tendait plus à détruire le culte national que l'introduction des pratiques étrangères. [10] Voilà ce dont j'ai cru devoir vous prévenir, pour éloigner de vos esprits toute crainte superstitieuse, quand vous nous verrez anéantir les Bacchanales et dissoudre ces infâmes réunions. [11] Dans tout cela, nous agirons avec l'aide et la protection des dieux. Ce sont eux qui, indignés de voir le crime et la débauche profaner leur majesté de leurs souillures, les ont fait sortir de l'obscurité où ils se cachaient, et les ont dévoilés au grand jour, non pour les laisser impunis, mais pour les écraser sous le poids d'une éclatante vengeance. [13] Le sénat m'a chargé, ainsi que mon collègue, d'informer extraordinairement sur cette affaire; nous accomplirons avec zèle la mission qui nous est personnellement confiée. Nous avons enjoint aux magistrats inférieurs de veiller la nuit sur la ville. Vous, de votre côté, remplissez les devoirs de votre position; que chacun exécute ponctuellement, dans le poste qui lui sera assigné, les ordres qu'il recevra, et prévienne par sa vigilance les dangers ou les troubles que pourraient faire naître la trahison. »

[17] [1] Les consuls firent ensuite donner lecture des sénatus- consultes, et annoncer des récompenses pour quiconque leur amènerait ou leur découvrirait un coupable. [2] « Si quelque prévenu, dirent- ils, prenait la fuite, ils lui fixeraient un jour pour comparaître, et s'il ne répondait pas à la citation, il serait condamné par contumace. Si parmi les accusés il s'en trouvait qui fussent en ce moment hors de l'Italie, on leur accorderait un plus long délai pour leur donner les moyens de venir plaider leur cause. » [3] Ils défendirent ensuite de rien vendre ou acheter qui pût favoriser la fuite, d'accueillir, de cacher ou d'aider en aucune façon les fugitifs. [4] L'assemblée était à peine congédiée que de vives alarmes se répandirent par toute la ville. Cette frayeur ne se renferma point dans l'enceinte de Rome ni même dans son territoire, mais elle gagna bientôt l'Italie dans tous les sens, lorsqu'on eut reçu les lettres des citoyens qui communiquaient à leurs hôtes des villes le sénatus-consulte, la harangue de Postumius et l'édit des consuls. [5] Pendant la nuit qui suivit le jour où l'affaire fut exposée au peuple, les postes établis aux portes par les triumvlrs arrêtèrent beaucoup de fugitifs et les forcèrent à retourner sur leurs pas; d'autres furent dénoncés, et quelques-uns d'entre eux, hommes et femmes, se donnèrent la mort. [6] On portait le nombre des conjurés à plus de sept mille personnes des deux sexes. On savait que les chefs du complot étaient les plébéiens Marcus et Caius Atinius, le Falisque L. Opicernius et le Campanien Minius Cerrinius. [7] C'étaient eux qui avaient commencé la série des forfaits et des infamies, eux qui étaient les grands-prêtres et les fondateurs de la nouvelle religion. On s'occupa de les saisir au plus tôt. Ils furent amenés devant les consuls, avouèrent tout, et furent exécutés sur- le-champ.

[18] [1] Mais le nombre des fugitifs était si considérable, que, pour épargner une condamnation à plusieurs citoyens qui étaient en procès, les préteurs T. Minius et M. Licinius furent obligés d'accorder un sursis de trente jours, et d'attendre que les consuls eussent achevé leur enquête. [2] Il en fut de même pour les accusés qui ne comparaissaient pas à Rome et qu'on n'y pouvait trouver; leur absence força les consuls à parcourir les bourgs voisins pour y chercher ceux qu'ils poursuivaient et les juger. [3] Ceux qui n'avaient été qu'initiés et qui n'avaient fait que répéter après le prêtre la formule sacramentelle, comprenant l'engagement infâme de se livrer à tous les excès, du crime et du libertinage, mais qui n'avaient souffert ou commis aucune des turpitudes dont leur serment leur faisait une loi, furent laissés en prison. [4] Tous les initiés coupables de prostitution ou de meurtre, de faux témoignages, de fausses signatures, de testaments supposés, ou de toute autre fraude aussi déshonorante, furent condamnés à mort. Leur nombre fut plus grand que celui des prisonniers: on remarqua dans les deux catégories beaucoup d'hommes et de femmes. [6] Les femmes condamnées furent remises entre les mains de leurs parents ou de ceux en puissance de qui elles se trouvaient, pour qu'ils les fissent exécuter en particulier. S'il n'y avait personne qui pût être chargé de leur supplice, on les exécutait publiquement. [7] On enjoignit ensuite aux consuls de s'occuper de détruire les Bacchanales d'abord à Rome, puis dans toute l'Italie, et de ne respecter que les autels ou statues anciennement consacrés à Bacchus. [8] Un sénatus-consulte régla pour l'avenir qu'il n'y aurait plus de Bacchanales à Rome, ni dans l'Italie; que si quelqu'un était convaincu de l'importance et de la nécessité de ces mystères, s'il croyait ne pouvoir se dispenser de les célébrer sans éprouver des scrupules et redouter un malheur, il ferait sa déclaration au préteur, qui en référerait au sénat; [9] et si cent sénateurs au moins lui accordaient l'autorisation, il ne pourrait célébrer la cérémonie qu'en présence de cinq personnes au plus, sans qu'on eût mis de l'argent en commun pour les frais, sans qu'on eût pris un prêtre ou un sacrificateur.

[19] [1] Un second sénatus-consulte, rendu sur la proposition du consul Q. Marcius, suivit de près ce premier; il ajournait après la fin des enquêtes et le retour de Sp. Postumius à Rome, la question des récompenses promises aux dénonciateurs. [2] On fut d'avis d'envoyer le Campanien Minius Cerrinius dans les prisons d'Ardée, et de recommander aux magistrats de cette ville de l'y faire étroitement garder à vue, afin de prévenir son évasion et de l'empêcher de se donner la mort. [3] Peu de temps après Sp. Postumius revint à Rome. Sur sa proposition, le sénat rédigea un décret pour récompenser P. Aebutius et Hispala Faecénia, qui avaient mis l'autorité consulaire sur les traces du complot. [4] « Les questeurs de la ville devaient compter à chacun d'eux cent mille as pris dans le trésor public. Le consul devait s'entendre de son côté avec les tribuns pour qu'ils proposassent au peuple, dans le plus bref délai, une loi qui accordait à P. Aebutius les privilèges de la vétérance et le droit de ne pas servir malgré lui comme fantassin ou comme cavalier. [5] Hispala Faecénia fut autorisée à disposer de ses biens en tout ou en partie, à passer par alliance dans une famille plus noble que la sienne, à se choisir un tuteur, qui serait aussi légitime qu'un tuteur testamentaire, et à épouser un homme de condition libre, sans que ce mariage compromît en rien l'honneur ou la fortune de son époux. [6] Les consuls et les préteurs actuellement en charge aussi bien que leurs successeurs futurs étaient tenus de protéger cette femme contre toute injure, et de veiller à sa sûreté. Telle était la volonté expresse du sénat. » [7] Ce sénatus-consulte fut soumis au peuple qui le sanctionna. Quant aux autres dénonciateurs, on laissa les consuls maîtres de leur faire grâce on de les récompenser.

[20] [1] Q. Marcius, ayant terminé l'enquête dont il était chargé, se disposa à partir pour la Ligurie, sa province; il avait reçu un renfort de trois mille hommes d'infanterie romaine, cinq mille d'infanterie latine et deux cents chevaux. [2] On avait assigné à son collègue le même département et le même nombre de troupes. Ils prirent le commandement des armées qui avaient servi l'année précédente sous les ordres des consuls C. Flaminius et M. Aemilius. [3] Un sénatus-consulte leur enjoignit en outre d'enrôler deux légions nouvelles; ils exigèrent des alliés du nom latin vingt mille hommes d'infanterie et treize cents chevaux, et levèrent parmi les citoyens trois mille fantassins et deux cents cavaliers. [4] Toutes ces forces, à la réserve des deux légions, étaient destinées à renforcer l'armée d'Espagne. Aussi les consuls, dont toute l'attention était tournée vers l'enquête relative aux Bacchanales, avaient-ils chargé T. Maenius de présider aux levées. [5] Après l'enquête, Q. Marcius partit le premier pour marcher contre les Ligures Apuans. [6] Pendant qu'il les poursuivait au fond des forêts, qui leur avaient toujours servi d'asile et de retraite, il s'engagea dans un défilé où l'ennemi l'attendait, et y fut enveloppé dans une position désavantageuse. [7] Il perdit quatre mille hommes; trois enseignes de la seconde légion et onze étendards des alliés tombèrent au pouvoir des Ligures avec une grande quantité d'armes, dont les soldats se débarrassaient en courant, parce qu'elles gênaient leur fuite à travers les sentiers du bois. [8] Les Romains fuyaient encore, que les Ligures avaient déjà suspendu leur poursuite. [9] Le consul, à peine sorti du territoire ennemi, et parvenu en pays allié, licencia ses soldats pour que sa perte parût moins sensible. [10] Mais il ne parvint pas à étouffer le bruit de sa défaite; le défilé d'où les Ligures l'avaient chassé reçut le nom de Marcius.

[21] [1] La nouvelle de cet échec venait d'arriver de la Ligurie à Rome, lorsqu'on reçut d'Espagne une lettre dont la lecture causa autant de tristesse que de joie. [2] C. Atinius, qui depuis deux ans était parti pour cette province en qualité de préteur, avait livré bataille aux Lusitaniens sur le territoire de Hasta, tué près de six mille hommes, mis le reste en fuite et forcé le camp ennemi. [3] Puis il avait mené ses légions au siège de Hasta et s'était emparé de cette place aussi facilement que du camp; mais en s'approchant des murs avec trop peu de précaution, il avait reçu une blessure dont il était mort peu de jours après. [4] Après la lecture de la dépêche qui annonçait la mort du propréteur, le sénat fit partir un courrier chargé d'atteindre le préteur C. Calpurnius au port de Luna et de lui intimer de sa part l'ordre de passer à la hâte en Espagne, afin que cette province ne restât point sans gouverneur. [5] Le courrier arriva le quatrième jour à Luna; mais Calpurnius avait quitté ce port quelques jours auparavant. [6] Dans l'Espagne citérieure aussi, L. Manlius Acidinus, qui avait été investi du commandement en même temps que C. Atinius, en vint aux mains avec les Celtibères. [7] La victoire resta indécise; toutefois les ennemis décampèrent la nuit suivante, et les Romains purent ensevelir leurs morts et recueillir les dépouilles du champ de bataille. [8] Peu de jours après, les Celtibères, qui avaient réuni une armée plus considérable, revinrent présenter la bataille aux Romains près de Calagurris. [9] On ignore pourquoi, malgré la supériorité de leurs forces, ils opposèrent encore moins de résistance; mais ils furent vaincus. Acidinus leur tua près de douze mille hommes, fit plus de deux mille prisonniers, se rendit maître de leur camp, [10] et, si l'arrivée d'un successeur ne l'eût arrêté au milieu de ses progrès, il eût sans doute assujetti les Celtibères. Les deux nouveaux préteurs firent rentrer leurs armées dans les quartiers d'hiver.

[22] [1] Au moment où ces nouvelles arrivèrent d'Espagne, on célébrait pour des motifs religieux les jeux Tauriens, qui durèrent deux jours. Puis M. Fulvius fit représenter, pendant dix autres jours, avec un pompeux appareil, les jeux qu'il avait voués durant la guerre d'Étolie. [2] Grand nombre d'artistes vinrent en cette occasion de la Grèce à Rome. Ce fut aussi la première fois que les Romains jouirent du spectacle d'un combat d'athlètes et d'une chasse de lions et de panthères; la magnificence et la variété de cette fête furent dignes du luxe de l'époque. [3] On offrit ensuite un sacrifice novendial, parce qu'il était tombé pendant trois jours une pluie de pierres dans le Picenum, et qu'on avait vu, disait-on, en plusieurs endroits, apparaître des feux follets, dont la flamme légère avait brûlé les vêtements de diverses personnes. [4] On ajouta à ces cérémonies, en vertu d'un décret des pontifes, un jour de supplications, parce que le temple d'Ops, dans le Capitole, avait été frappé de la foudre. Les consuls immolèrent les grandes victimes pour conjurer ces prodiges, et purifièrent la ville. [5] Vers le même temps on apprit qu'on avait découvert dans l'Ombrie un hermaphrodite d'environ douze ans. Effrayés de ce prodige, les magistrats ordonnèrent de transporter l'enfant hors du territoire romain et de le mettre à mort sur-le-champ. [6] La même année les Gaulois transalpins passèrent en Vénétie, et, sans y exercer aucun ravage, aucun acte d'hostilité, ils choisirent, non loin de l'endroit où se trouve aujourd'hui Aquilée, un emplacement propre à bâtir une ville. [7] Rome envoya des ambassadeurs au-delà des Alpes pour se plaindre de cette invasion; on fit répondre « que cette émigration n'avait pas eu lieu d'après l'assentiment de la nation, et qu'on ignorait ce que les Gaulois faisaient en Italie. » [8] Ce fut alors que L. Scipion célébra pendant dix jours les jeux qu'il disait avoir voués dans la guerre contre Antiochus; il en fit les frais avec l'argent que les rois et les cités de l'Asie lui avaient remis à cet effet. [9] Suivant le récit de Valérius Antias, il fut, après sa condamnation et la vente de ses biens, envoyé comme ambassadeur en Asie pour régler les différends survenus entre les rois Antiochus et Eumène, [10] profita de sa mission pour recueillir ces contributions et rassembler des artistes de toutes les contrées de l'Asie, et fit connaître au sénat, après son retour seulement, son intention d'accomplir un voeu, dont il n'avait pas parlé à la suite de la guerre où il prétendait l'avoir contracté.

[23] [1] L'année touchait à sa fin, et Q. Marcius, qui était absent, allait sortir de charge. Ce fut Sp. Postumius qui, après avoir terminé son enquête avec autant de zèle que de prudence, fut chargé de présider les comices. [2] On créa consuls Ap. Claudius Pulcher et M. Sempronius Tuditanus. Le lendemain on choisit pour préteurs P. Cornélius Céthégus, A. Postumius Albinus, C. Afranius Stellio, C. Atilius Serranus, L. Postumius Tempsanus, et M. Claudius Marcellinus. [3] Le consul Sp. Postumius, en revenant à Rome à la suite de son enquête, avait déclaré que, dans son voyage le long des côtes de l'Italie, il avait trouvé deux colonies désertes, celle de Siponte sur la mer supérieure et celle de Buxente sur la mer inférieure. [4] À la fin de l'année des triumvirs furent chargés par un sénatus-consulte d'y conduire de nouveaux colons, et le préteur urbain T. Ménius désigna pour cet objet L. Scribonius Libo, M. Tuccius et Cn. Baebius Tamphilus. [5] La guerre qui allait éclater entre les Romains et Persée, roi de Macédoine, n'eut point pour cause les motifs qu'on lui donne généralement, et ne fut pas allumée non plus par Persée. Philippe lui-même en avait commencé les préparatifs, et l'aurait faite s'il eût vécu plus longtemps. [6] Parmi les conditions qu'on lui avait imposées après la victoire, ce qui l'avait le plus blessé, c'est que le sénat lui avait ôté le droit de se venger sur ceux des Macédoniens qui l'avaient abandonné pendant la guerre, [7] et cela lorsque, après avoir vu Quinctius ajourner la décision de cet article, il s'était flatté d'obtenir satisfaction sur ce point. [8] Plus tard, après la défaite d'Antiochus aux Thermopyles, l'armée victorieuse s'était partagée en deux corps, et, tandis que le consul Acilius faisait le siège d'Héraclée, Philippe investissait Lamia; [9] mais une fois maître d'Héraclée, le consul lui avait enjoint de s'éloigner des murs de Lamia, et cette place s'était rendue aux Romains. Tout cela l'avait profondément aigri. [10] Cependant Acilius avait un peu adouci son mécontentement, lorsque, pressé de marcher sur Naupacte, où les Étoliens en déroute s'étaient réfugiés, il avait permis à Philippe de porter la guerre dans l'Athamanie contre Amynandre, et d'ajouter à ses états les villes que les Étoliens avaient enlevées aux Thessaliens. [11] Philippe n'avait pas eu beaucoup de peine à chasser Amynandre de l'Athamanie et à reprendre plusieurs villes. [12] Il avait même soumis à son autorité la place forte de Démétrias, qui offrait tant d'avantages sous tous les rapports, et la peuplade des Magnètes. [13] Ensuite il avait profité des troubles que l'abus d'une liberté toute nouvelle et les intrigues de quelques nobles avaient excités dans certaines villes de la Thrace, et, en s'unissant au parti qui succombait dans ces luttes intestines, il était parvenu à les mettre dans sa dépendance.

[24] [1] Ces acquisitions calmèrent pour le moment la colère du roi contre les Romains; mais il ne laissa pas de s'occuper à rassembler ses forces pendant la paix, afin de pouvoir faire la guerre, si l'occasion s'en présentait. [2] Il augmenta les revenus de son royaume, en établissant de nouveaux impôts sur les terres et sur le commerce maritime, et en faisant ouvrir de nouvelles mines en plusieurs endroits ou reprendre l'exploitation des anciennes, qu'on avait abandonnées. [3] Pour rendre à ses états leur ancienne population, décimée par les désastres de la guerre, non seulement il assura la naissance d'une génération nouvelle en forçant ses sujets à se marier et à élever leurs enfants, [4] mais il transplanta en Macédoine une nombreuse colonie de Thraces; enfin il employa tout le temps qu'il fut sans guerre à augmenter ses ressources et sa puissance. [5] Bientôt de nouveaux griefs vinrent ranimer sa haine contre les Romains. [6] Les Thessaliens et les Perrhèbes étaient allés se plaindre au sénat de ce que Philippe s'était emparé de leurs villes, et les ambassadeurs du roi Eumène avaient dénoncé les conquêtes qu'il avait faites en Thrace et l'enlèvement des colons qu'il avait transplantés en Macédoine. La faveur avec laquelle on avait écouté ces plaintes prouvait assez qu'on songeait à y faire droit. [7] Ce qui avait surtout éveillé les inquiétudes du sénat, c'étaient les prétentions de Philippe sur Aenos et Maronée; on s'occupait moins de la Thessalie. [8] Des ambassadeurs athamans étaient venus aussi se plaindre, non pas de ce qu'on avait conquis une de leurs provinces ou envahi leur territoire, mais de ce que l'Athamanie tout entière était tombée sous le joug de Philippe. [9] Des bannis de Maronée, chassés de leur patrie pour avoir voulu défendre leur liberté contre la garnison macédonienne, annonçaient que Maronée et même Aenos étaient au pouvoir du roi. [10] Philippe envoya de son côté des ambassadeurs pour justifier sa conduite et soutenir qu'il n'avait rien fait que de l'aveu des généraux romains. [11] « Les cités de la Thessalie, de la Perrhébie et de la Magnésie, disaient-ils, s'étaient trouvées, ainsi que les Athamas et leur roi Amynandre, dans la même position que les Étoliens. [12] Après la retraite forcée d'Antiochus, le consul, occupé de réduire les places de l'Étolie, avait chargé leur maître de reprendre les autres villes. C'était le droit de conquête qui les avait placées dans sa dépendance. » [13] Le sénat, ne voulant rien décider sans entendre le roi, envoya Q. Caecilius Métellus, M. Baebius Tamphilus et Ti. Sempronius pour débattre cette affaire. [14] Aussitôt après l'arrivée de ces commissaires, toutes les cités, qui étaient en contestation avec Philippe, furent convoquées en assemblée générale à Tempé, en Thessalie.

[25] [1] Quand tout le monde eut pris place, les commissaires romains comme arbitres, les Thessaliens, les Perrhèbes et les Athamans comme accusateurs, et Philippe comme accusé, pour entendre les charges portées contre lui, [2] les chefs des ambassades parlèrent avec plus ou moins d'aigreur, chacun suivant son caractère et sa haine ou son attachement pour Philippe. [3] Les villes en litige étaient Philippopolis,Tricca, Phalorie, Eurymènes, et les autres places du voisinage: [4] devaient-elles appartenir aux Thessaliens, quoiqu'elles eussent été conquises de vive force, et possédées par les Étoliens, à qui Philippe les avait ensuite enlevées, comme on le savait? ou bien fallait-il les considérer comme une ancienne dépendance de l'Étolie? [5] car Acilius ne les avait abandonnées au roi que dans le cas où elles auraient appartenu aux Étoliens, et embrassé leur parti volontairement, sans y être contraintes par la force des armes. [6] La contestation était la même pour les places de la Perrhébie et de la Magnésie; car les Étoliens, en profitant de toutes les occasions de s'agrandir, avaient confondu tous les droits de propriété. [7] À ces questions litigieuses venait s'ajouter l'embarras des plaintes des Thessaliens. « Philippe, disaient-ils, ne leur rendrait leurs villes que dépouillées et désertes, si toutefois il opérait cette restitution. [8] Outre les pertes que leur avait fait éprouver la guerre, ils avaient à regretter cinq cents jeunes gens des premières familles, que ce prince avait emmenés en Macédoine et employés à son service comme des esclaves. Lorsqu'il s'était cru obligé à quelques restitutions, il avait eu soin qu'elles ne pussent profiter aux Thessaliens. [9] Thèbes-Phthie avait été jadis leur seul entrepôt maritime; c'était un port très riche et dont ils tiraient les plus grands avantages. Le roi y avait pris les vaisseaux marchands et les avait dirigés sur le port de Démétrias, où il avait transporté, au préjudice de Thèbes, tout le commerce maritime. [10] Il n'avait pas même respecté, malgré le droit des gens, la personne toujours sacrée des ambassadeurs, et il avait tendu des pièges à ceux qui se rendaient auprès de T. Quinctius. [11] Aussi avait-il inspiré une telle frayeur à tous les Thessaliens, que personne n'osait ouvrir la bouche, ni dans sa propre cité, ni dans les assemblées générales de la nation. Car les libérateurs de la Grèce, les Romains étaient loin, et la Thessalie avait à ses portes un tyran redoutable qui l'empêchait de jouir des bienfaits du peuple romain, Or si leur parole n'était pas libre, quelle liberté avaient-ils? [12] En ce moment même, alors qu'ils étaient rassurés par la présence et la protection des commissaires, ils n'osaient pas encore parler, ils se contentaient de gémir. Si les Romains ne prenaient quelques mesures pour diminuer les craintes des Grecs établis dans le voisinage de la Macédoine, et pour réprimer l'audace de Philippe, c'était vainement qu'ils avaient vaincu ce prince et affranchi la Grèce. [13] Philippe était comme un coursier rétif et indocile, il fallait le dompter en lui serrant la bride. » [14] Telles furent les récriminations de ceux qui parlèrent les derniers, tandis que les autres, prenant un ton modéré, avaient cherché à calmer la colère du roi, le priant [15] d'excuser des hommes qui plaidaient pour leur liberté, de quitter le ton dur et hautain du maître, de s'habituer à être pour eux un ami et un allié, et d'imiter le peuple romain, qui aimait mieux gagner les peuples par l'affection que par la crainte. [16] Après les Thessaliens, les Perrhèbes revendiquèrent, comme une dépendance de leur pays, Gonnocondyle, que Philippe avait nommée Olympiade. Ils élevèrent les mêmes prétentions sur Mallée et Éricinie. [17] Les Athamans réclamaient leur liberté et les forteresses d'Athénée et de Poetnée.

[26] [1] Philippe, voulant prendre le ton d'un accusateur plutôt que d'un accusé, commença aussi par des récriminations. Il se plaignit de ce que les Thessaliens avaient conquis par la force des armes Ménélaïs en Dolopie, ville qui faisait partie de ses domaines; pris, de concert avec les Perrhèbes, Pétra dans la Piérie; [2] fait entrer dans leur confédération Xynias, qui était évidemment une place étolienne, et réduit en leur pouvoir Parachéloïs, sur laquelle ils n'avaient aucun droit, puisqu'elle dépendait de l'Athamanie. [3] « Quant aux reproches qu'on lui adressait, ajouta-t-il, d'avoir tendu des pièges aux ambassadeurs et enrichi un port aux dépens d'un autre, [4] le premier répugnait à son caractère, et pour le second, il était ridicule de lui demander compte de ce que les marchands et les navigateurs fréquentaient tel ou tel port. [5] Depuis tant d'années qu'on ne cessait d'envoyer soit à Rome, soit aux généraux romains, des ambassadeurs pour le calomnier, pouvait-on en citer un seul qu'il eût même injurié? [6] On parlait bien d'une tentative dirigée contre ceux qui se rendaient auprès de L. Quinctius; mais on ne disait pas ce qui leur était arrivé. N'était-ce pas là le langage d'hommes qui, n'ayant aucun reproche fondé à lui faire, cherchaient des griefs imaginaires? [7] Les Thessaliens abusaient étrangement et au-delà de toute mesure de l'indulgence du peuple romain; ils semblaient avoir bu trop avidement à la coupe enivrante de la liberté, comme pour étancher une soif dévorante. [8] Semblables à des esclaves affranchis tout à coup sans s'y attendre, ils s'essayaient à faire un libre usage de leur voix et de leur langue; ils tenaient à honneur de calomnier et d'insulter leurs maîtres. » [9] Puis, se laissant aller aux transports de sa colère, il ajouta que le soleil ne s'était pas couché pour la dernière fois. Cette menace, que les Thessaliens et même les Romains prirent pour eux, [10] excita un violent murmure dans l'assemblée. Quand le bruit eut cessé, il répondit aux ambassadeurs des Perrhèbes et des Athamans, que les villes dont ils parlaient étaient dans le même cas; [11] que le consul Acilius et les Romains les lui avaient données, parce qu'elles appartenaient aux ennemis de Rome. [12] « Si ceux qui l'avaient gratifié de ce don, dit-il, voulaient le lui reprendre, il savait bien qu'il n'avait qu'à céder; mais on ferait une injustice à un bon et fidèle allié en faveur d'alliés inconstants et peu utiles. [13] De tous les bienfaits, la liberté était celui dont on gardait le souvenir le moins longtemps, surtout quand on devait en abuser et en perdre tout le fruit. » [14] Après avoir entendu les parties, les commissaires romains prononcèrent. Ils exigeaient que les garnisons macédoniennes évacuassent ces villes, et que le roi se renfermât dans les anciennes limites de la Macédoine. Quant aux torts qu'on avait à se reprocher de part et d'autre, ils devaient régler une forme de procédure, suivant laquelle Philippe et ses adversaires discuteraient leurs griefs.

[27] [1] Le roi fut très courroucé de cette décision. On partit ensuite pour Thessalonique, où les commissaires se proposaient de statuer sur les villes de la Thrace. [2] Là, les envoyés d'Eumène prirent la parole: « Si Rome, dirent-ils, voulait assurer la liberté d'Aenos et de Maronée, l'honneur leur faisait une loi de ne présenter ici aucune observation; ils l'engageaient seulement à rendre cette liberté réelle et non pas illusoire, et à ne pas permettre qu'on annulât son bienfait. [3] Mais si elle s'intéressait moins aux villes de la Thrace, Eumène avait bien plus de droits que Philippe à obtenir les dépouilles d'Antiochus, [4] comme récompense, ou des services que son père Attale avait rendus aux Romains dans leur guerre contre Philippe, ou des fatigues et des périls qu'il avait personnellement affrontés sur terre et sur mer dans la guerre d'Antiochus. [5] Eumène avait d'ailleurs pour lui une première décision des dix commissaires, qui, en lui donnant la Chersonèse et Lysimachie, avaient certainement voulu y comprendre Aenos et Maronée; car ces deux villes étaient, à raison de leur proximité, comme l'accessoire du don principal. [6] Mais Philippe, à quel titre y avait-il mis garnison? Était-ce pour avoir rendu quelque service au peuple romain, ou en vertu des droits de sa couronne? Ces places n'étaient-elles pas pour cela trop éloignées des frontières de la Macédoine? On n'avait qu'à faire venir les Maronites, on obtiendrait par eux des renseignements exacts sur la situation des deux villes. » [7] Les députés de Maronée furent appelés; ils déclarèrent que la garnison macédonienne n'occupait pas, comme partout ailleurs, un seul quartier, mais qu'elle était répandue sur plusieurs points à la fois et que Maronée était pleine de Macédoniens. [8] « Aussi, dirent- ils, les partisans du roi y étaient maîtres. Seuls ils avaient le droit de parler, soit dans le sénat, soit dans les assemblées du peuple; seuls ils disposaient de tous les honneurs pour eux ou pour leurs créatures. [9] Tous les gens de bien, tous les amis des lois et de la liberté, étaient forcés d'aller vivre dans l'exil, ou de se condamner à l'obscurité et de se soumettre en silence aux intrigants. » Ils ajoutèrent aussi, pour éclaircir la question des limites, ce peu de mots: [10] « Q. Fabius Labéo, lorsqu'il était dans ce pays, avait fixé pour bornes aux états de Philippe l'ancienne voie royale, qui se dirigeait vers la partie montagneuse de la Thrace, sans jamais se rapprocher de la mer. Depuis, Philippe avait tracé une nouvelle voie, qui renfermait les villes et le territoire des Maronites. »

[28] [1] Pour répondre à ces reproches, Philippe suivit un tout autre système que celui qu'il avait adopté à l'égard des Thessaliens et des Perrhèbes. « Ce n'est plus, dit-il, avec les Maronites ou avec Eumène, c'est avec vous, Romains, que je dois discuter; avec vous qui, depuis longtemps, je le vois, refusez de me faire justice. [2] J'avais considéré comme un acte d'équité qu'on me rendît les villes de Macédoine qui avaient abandonné mon parti pendant la trève: non que cette restitution dût beaucoup agrandir mon royaume [ce sont des places peu importantes et situées à l'extrême frontière], mais parce que c'était un exemple nécessaire pour contenir dans le devoir le reste des Macédoniens: on me l'a refusé. [3] Dans la guerre d'Étolie, j'ai reçu du consul M'. Acilius l'ordre d'assiéger Lamia; après de rudes travaux, après des combats meurtriers, j'allais franchir les murs et m'emparer de la place, lorsque le consul m'a rappelé et contraint de m'éloigner avec mes troupes. [4] Pour me consoler de cet affront, on m'a permis de reprendre en Thessalie, en Perrhébie et en Athamanie quelques villes, on plutôt de simples forteresses. Et ces compensations mêmes, vous me les avez enlevées, il y a peu de jours, Q. Cécilius. [5] Tout à l'heure, grands dieux! les envoyés d'Eumène posaient comme un fait incontestable que les dépouilles d'Antiochus appartenaient à leur maître bien plus justement qu'à Philippe. Je suis d'un tout autre avis. Eumène n'aurait pu rester dans ses états, je ne dirai pas si les Romains n'avaient pas été vainqueurs, mais s'ils n'avaient pas fait la guerre. [6] C'est donc lui qui est votre obligé, et non vous qui lui devez de la reconnaissance. Pour moi, loin de voir la moindre partie de mes états menacée, j'ai dédaigné les propositions d'Antiochus, qui m'offrait pour prix de mon alliance trois mille talents, cinquante vaisseaux pontés et la cession de toutes les villes de la Grèce qui avaient été précédemment en mon pouvoir. [7] Je me suis ouvertement déclaré son ennemi, avant même que M'. Acilius fût passé en Grèce avec son armée, et j'ai pris part, de concert avec ce consul, à toutes les opérations qu'il lui a plu de me confier. [8] Lorsque son successeur L. Scipion voulut conduire ses troupes par terre jusqu'à l'Hellespont, je ne me suis pas borné à lui livrer passage par mon royaume: j'ai fait aussi percer des routes, construire des ponts et préparer des convois, [9] non seulement à travers la Macédoine, mais dans la Thrace même, où il fallait, entre autres choses, assurer aussi la marche de l'armée contre les attaques des Barbares. [10] Pour un tel dévouement, je pourrais dire pour de si importants services, deviez-vous, Romains, m'accorder quelques récompenses, agrandir et étendre mon royaume par votre munificence, ou m'enlever, comme vous le faites aujourd'hui, ce que je possédais en vertu de mes droits ou de vos bienfaits? [11] Les villes de Macédoine, que vous reconnaissez vous-mêmes avoir fait partie de mes états, ne me sont pas rendues. Eumène vient pour me dépouiller, comme un autre Antiochus, et il osé, justes dieux! s'autoriser du décret des dix commissaires, de ce décret qui dément si positivement ses impudentes calomnies et qui condamne ses prétentions; [12] car il y est dit de la manière la plus explicite et la plus claire, qu'on donne à Eumène la Chersonèse et Lysimachie. Où trouve-t-il donc les noms d'Aenos, de Maronée et des villes de Thrace? Ce qu'il n'a pas même osé demander à ces dix commissaires, l'obtiendra-t-il de vous, comme s'ils le lui avaient adjugé? Il m'importe de savoir dans quelle situation vous voulez me placer à votre égard. [13] Si votre intention est de me poursuivre comme un ennemi et un rival, continuez d'agir comme vous avez commencé. [14] Si vous avez pour moi quelques-uns des égards dus à un prince qui est votre allié et votre ami, épargnez-moi, je vous en conjure, un affront si peu mérité. » Le discours du roi fit quelque impression sur les commissaires.

[29] [1] Ils ne firent donc qu'une réponse équivoque et qui laissait l'affaire en suspens. « Si les dix commissaires, dirent-ils, avaient adjugé par un décret ces villes à Eumène, ils n'y pouvaient eux-mêmes rien changer; [2] si Philippe les avait conquises pendant la guerre, ils lui laisseraient ce fruit légitime de sa victoire; hors ces deux cas, ils réservaient la décision de cette affaire au sénat, et, pour qu'elle fût parfaitement libre, ils exigeaient qu'on retirât les garnisons qui occupaient les villes contestées. » [3]Telles furent les principales causes qui aigrirent Philippe contre les Romains. Ainsi Persée, sans avoir de nouveaux motifs pour entreprendre la guerre, ne fit que donner suite aux projets que lui légua son père. À Rome, on ne soupçonnait pas encore une rupture avec la Macédoine. [4] Le proconsul L. Manlius était de retour de l'Espagne, et il avait demandé le triomphe au sénat assemblé dans le temple de Bellone; mais si l'importance de ses succès le rendait digne de cet honneur, [5] les précédents étaient contre lui: il était d'usage de ne point accorder le triomphe à un général qui revenait sans son armée, à moins qu'il n'eût remis à son successeur sa province entièrement soumise et pacifiée. On prit un moyen terme, et l'on décerna l'ovation à Manlius. [6] Il fit porter devant lui cinquante-deux couronnes d'or, cent trente-deux livres pesant d'or, [7] et seize mille trois cents d'argent. Il annonça de plus au sénat que son questeur Q. Fabius apportait avec lui dix mille livres d'argent et quatre-vingts d'or, qu'il ferait aussi verser dans le trésor public. [8] Il y eut cette année de grands mouvements parmi les esclaves en Apulie. Le préteur L. Postumius, qui avait le département de Tarente, [9] informa avec beaucoup de rigueur contre les attroupements de pâtres, qui infestaient de leurs brigandages les routes et les pâturages publics. Il condamna près de sept mille hommes; les uns parvinrent à s'échapper, les autres périrent dans les supplices. [10] Les consuls, retenus longtemps à Rome pour faire les enrôlements, partirent enfin pour leurs provinces.

[30] [1] La même année, les préteurs qui commandaient en Espagne, C. Calpurnius et L. Quinctius, sortirent de leurs quartiers dès les premiers jours du printemps, réunirent leurs troupes dans la Béturie, et s'avancèrent dans la Carpétanie, où les ennemis étaient campés. Ils devaient agir toujours de concert et en commun. [2] Non loin des villes de Dipone et de Tolède, une rencontre eut lieu entre les fourrageurs des deux armées, et les renforts qu'on leur envoya de part et d'autre amenèrent peu à peu une action générale. [3] Dans cet engagement imprévu, la connaissance des lieux et la nature du combat donnèrent l'avantage aux ennemis. [4] Mais ils ne profitèrent pas du désordre des Romains, et les préteurs, craignant d'être assiégés le lendemain dans leurs retranchements, profitèrent de l'obscurité de la nuit pour s'éloigner en silence. [5] Au point du jour les Espagnols se mirent en bataille et marchèrent sur le camp romain. Ils ne s'attendaient pas à le trouver abandonné; ils y entrèrent, pillèrent tout ce qu'on y avait laissé dans la confusion d'un départ nocturne, et, retournant dans leurs lignes, ils restèrent quelques jours dans l'inaction. [6] Les Romains et les alliés perdirent, tant dans le combat que dans la fuite, près de cinq mille hommes. Les Barbares s'armèrent de leurs dépouilles, puis ils se portèrent vers le Tage. [7] Cependant les préteurs employèrent tout ce temps à tirer des secours de toutes les villes espagnoles alliées aux Romains, et à relever le courage de leurs soldats abattu par cet échec. [8] Lorsqu'ils se crurent assez forts et qu'ils virent l'armée demander elle-même à marcher contre l'ennemi pour effacer la honte de sa défaite, ils allèrent camper à douze milles du Tage. [9] Ils se remirent en route à la troisième veille, et arrivèrent au point du jour, en bataillon carré, sur les bords du fleuve. [10] Les Espagnols occupaient une hauteur sur l'autre rive. Le Tage offrait deux gués: les deux préteurs se hâtèrent de le traverser, Calpurnius à la tête de l'aile droite, et Quinctius avec la gauche. L'ennemi restait immobile; surpris de l'arrivée soudaine des Romains; il délibérait au lieu de profiter, comme il le pouvait, de la confusion du passage pour jeter le désordre dans les rangs ennemis. [11] Les Romains venaient de passer même avec tous leurs bagages, et de les réunir sur un seul point, lorsqu'ils virent l'ennemi qui commençait à s'ébranler. N'ayant pas le temps de se retrancher, ils se mirent en bataille. [12] La cinquième légion, commandée par Calpurnius, et la huitième, par Quinctius, formèrent le centre: c'était l'élite de toute l'armée. La plaine, qui s'étendait jusqu'au camp de l'ennemi, était nue et découverte, et ne pouvait leur faire craindre aucune embuscade.

[31] [1] Les Espagnols, voyant que les deux divisions de l'armée romaine avaient passé le fleuve, voulurent les surprendre avant qu'elles pussent se réunir et se former; ils se précipitèrent tout à coup hors de leur camp et s'avancèrent au pas de course. [2] D'abord l'action fut vive et sanglante: les Espagnols étaient animés par le sentiment de leur victoire récente, et les Romains par le souvenir d'un affront auquel ils n'étaient pas habitués. [3] Ce furent les deux braves légions du centre qui combattirent avec le plus d'acharnement. Les ennemis, après avoir fait de vains efforts pour les ébranler, se formèrent en coin, grossirent et serrèrent incessamment leurs rangs et pressèrent plus vivement les Romains. [4] Le préteur Calpurnius, qui vit ses soldats sur le point de plier, dépêcha en toute hâte ses lieutenants T. Quintilius Varus et L. Iuventius Talna vers chaque légion pour relever leur courage. [5] Il leur fit dire et rappeler que d'elles seules dépendaient la victoire et la conservation de l'Espagne, et que, si elles lâchaient pied, pas un homme de l'armée ne reverrait l'Italie et ne repasserait même le Tage. [6] Lui-même il se mit à la tête de la cavalerie des deux légions, fit un léger détour et vint prendre en flanc la colonne ennemie qui serrait de près le centre. [7] En même temps, Quinctius, avec ses cavaliers, chargea l'autre flanc. Mais les soldats de Calpurnius et leur commandant surtout combattirent avec plus de vigueur; le préteur fut le premier aux prises avec les Espagnols [8] et pénétra si avant dans la mêlée, qu'on avait peine à reconnaître de quel parti il était. [9] Aussi l'exemple du général enflamma les cavaliers d'une noble ardeur, et l'ardeur des cavaliers se communiqua à l'infanterie. Les premiers centurions se piquèrent d'honneur en voyant le préteur au milieu des rangs ennemis; ils gourmandèrent, chacun à l'envi, les porte-enseignes, leur ordonnèrent de marcher en avant et enjoignirent aux soldats de les suivre. [10] L'armée entière poussa alors un nouveau cri de guerre et s'élança sur les Espagnols comme d'un lieu plus élevé. Semblable à un torrent impétueux, elle renversa et culbuta leurs bataillons effrayés; ils ne purent tenir contre les flots d'assaillants qui se succédaient sans cesse, et s'enfuirent vers leur camp. [11] La cavalerie se mit à leur poursuite, et y entra pêle-mêle avec eux. Là il fallut recommencer la bataille avec ceux qui veillaient à la garde des retranchements, et les cavaliers romains furent obligés de mettre pied à terre. [12] Au fort de l'engagement survint la cinquième légion, suivie bientôt du reste de l'armée, qui accourut graduellement. [13] Le massacre devint alors général dans le camp, et il n'y eut pas plus de quatre mille hommes qui échappèrent. Trois mille d'entre eux ayant conservé leurs armes, allèrent se porter sur une hauteur voisine; les autres, à demi désarmés, se dispersèrent çà et là dans les campagnes. [14] Ce furent là tous les débris d'une armée qui s'élevait à plus de trente-cinq mille combattants. [15] On leur prit cent trente-trois étendards. Les Romains et les alliés perdirent un peu plus de six cents hommes et environ cent cinquante soldats des troupes auxiliaires de la province. [16] La mort de cinq tribuns militaires et de quelques chevaliers romains fit considérer cette victoire comme un succès cruellement acheté. Les préteurs, qui n'avaient pas eu le temps de tracer l'enceinte de leur camp, s'établirent dans celui des Espagnols. [17] Le lendemain, en présence de toute l'armée, C. Calpurnius combla d'éloges ses cavaliers, leur donna de riches caparaçons et déclara que c'était surtout à leur valeur qu'il fallait attribuer la défaite de l'ennemi et la prise de son camp. [18] Quinctius, son collègue, fit aussi don à ses cavaliers de colliers et d'agrafes. Des récompenses militaires furent aussi distribuées à plusieurs centurions des deux armées, et principalement à ceux qui avaient fait partie du centre.

[32] [1] Les consuls, ayant terminé les levées et les autres affaires qui les avaient retenus à Rome, conduisirent leurs armées dans la Ligurie, leur département. Sempronius partit de Pise, s'avança contre les Ligures Apuans, [2] ravagea leur territoire, incendia leurs bourgs et leurs châteaux forts, et s'ouvrit un chemin à travers un défilé jusqu'au fleuve Macra et au port de Luna. [3] Les ennemis se réfugièrent sur une montagne, antique asile de leurs pères; mais le consul parvint à les en déloger, malgré le désavantage de sa position. [4] Ap. Claudius ne fut pas moins heureux que son collègue et ne montra pas moins de bravoure contre les Ligures Ingaunes, qu'il vainquit en plusieurs rencontres. Il emporta aussi d'assaut six de leurs places fortes, fit plusieurs milliers de prisonniers, et livra au bourreau quarante-trois des principaux instigateurs de la révolte. [5] Déjà l'époque des comices approchait. Le sort avait désigné Sempronius pour les présider. Cependant Ap. Claudius revint à Rome avant lui, parce que son frère P. Claudius briguait le consulat. [6] Il avait pour compétiteurs, parmi les patriciens, L. Aemilius, Q. Fabius et Ser. Sulpicius Galba, tous trois anciens candidats, qui, en se remettant sur les rangs après un premier échec, semblaient avoir par cette exclusion même plus de titres pour réussir. [7] D'ailleurs, comme les patriciens ne pouvaient obtenir qu'une des deux places de consuls, la lutte entre les quatre concurrents en était plus vive. [8] Les candidats plébéiens étaient aussi des personnages considérables: c'étaient L. Porcio, Q. Térentius Culléo et Cn. Baebius Tamphilus. Ils avaient aussi échoué précédemment; mais on leur avait laissé l'espoir qu'ils parviendraient un jour enfin à cette dignité. [9] Claudius était donc le seul candidat nouveau. L'opinion générale désignait d'avance Q. Fabius Labéo et L. Porcius Licinius. [10] Mais le consul Claudius ne cessa de courir le Forum sans licteurs, avec son frère, malgré les réclamations de ses adversaires et les reproches de la plupart des sénateurs. [11] En vain l'engageait-on « à se rappeler sa qualité de consul plutôt que celle de frère de P. Claudius, à rester assis sur son tribunal, comme arbitre ou comme spectateur tacite de l'élection »: il n'en continua pas moins ses manoeuvres ostensibles. [12] Les débats soulevés par les tribuns du peuple, qui se déclarèrent pour ou contre le consul, troublèrent aussi plusieurs fois l'assemblée. Enfin Appius l'emporta; Fabius fut écarté et son frère nommé consul. [13] L'élection de P. Claudius Pulcher fut aussi inattendue pour lui-même que pour tout le monde. L. Porcius Licinus obtint sa place; la rivalité toute modérée des candidats plébéiens ne fut point marquée par ces violences dont les Claudius donnaient toujours l'exemple. [14] On tint ensuite les comices prétoriens, où furent nommés préteurs C. Décimius Flavus, P. Sempronius Longus, P. Cornélius Céthégus, Q. Naevius Matho, C. Sempronius Blaesus et A. Térentius Varro. [15] Tels furent les événements civils et militaires du consulat d'Ap. Claudius et de M. Sempronius.

[33] [1] Au commencement de l'année suivante, lorsque P. Claudius et L. Porcius eurent pris possession du consulat, Q. Caecilius, M. Baebius et Ti. Sempronius, qu'on avait envoyés pour régler les différends survenus entre Philippe, Eumène et les villes de Thessalie, rendirent compte de leur mission [2] et présentèrent au sénat les ambassadeurs des deux rois et des cités. Les uns et les autres ne firent que répéter ce qui avait été dit en Grèce devant les commissaires. [3] Les sénateurs décrétèrent ensuite l'envoi en Macédoine et en Grèce d'une commission nouvelle, dont Ap. Claudius fut le chef, et qui devait s'assurer si l'on avait rendu aux Thessaliens et aux Perrhèbes les villes qu'ils réclamaient. [4] On lui recommanda aussi de faire évacuer Aenos et Maronée et d'affranchir toute la côte de la Thrace de la domination macédonienne. [5] Enfin elle avait ordre de se rendre dans le Péloponnèse, que les autres commissaires avaient laissé dans une situation plus incertaine que s'ils n'y eussent point paru; car ils n'avaient pu même se faire donner une réponse, ni obtenir, malgré leurs demandes formelles, une assemblée générale de la ligue achéenne. [6] Q. Caecilius s'en était plaint vivement, et de leur côté les Lacédémoniens déploraient la ruine de leurs murailles, l'enlèvement de leur population transportée et vendue en Achaïe, et l'anéantissement des lois de Lycurgue qui jusqu'alors avaient fait la force de Sparte. [7] Les Achéens justifièrent leur refus par la lecture d'une loi qui défendait de réunir une assemblée générale, à moins qu'il ne fût question de la paix ou de la guerre, et qu'il fallût recevoir des envoyés du sénat, porteurs de lettres ou d'instructions écrites. [8] Pour leur ôter à l'avenir une pareille excuse, le sénat leur déclara qu'ils devaient veiller à ce que les commissaires romains pussent toujours avoir audience de leur assemblée, de même que les Achéens l'obtiendraient du sénat, toutes les fois qu'ils le voudraient.

[34] [1] Ces diverses ambassades furent ensuite congédiées. Philippe, informé par ses envoyés qu'il lui fallait céder les villes contestées et rappeler ses garnisons, entra dans une violente colère, qu'il déchargea sur les Maronites. [2] Il écrivit à Onomaste, qui gouvernait en son nom toute la côte, de mettre à mort les chefs du parti opposé. Ce lieutenant s'entendit avec un certain Casandre, partisan du roi, établi depuis longtemps à Maronée; par son entremise il introduisit de nuit un corps de Thraces dans la ville, et, comme s'il l'avait prise d'assaut, il fit passer les habitants au fil de l'épée. [3] Les commissaires romains se plaignirent de cette cruauté aussi étrange à l'égard des Maronites innocents qu'insultante pour le peuple romain, qui lui faisait massacrer comme des ennemis des hommes à qui le sénat avait décidé de rendre la liberté. Philippe protesta que ni lui ni aucun des siens n'avait pris aucune part à cet événement. [4] « C'était, dit- il, une sédition qui avait éclaté dans la ville et mis aux prises les partisans d'Eumène et les siens. On pourrait facilement s'en convaincre en interrogeant les Maronites eux-mêmes. » [5] Il savait bien que ce massacre tout récent les avait frappés d'une trop grande terreur pour qu'aucun d'eux osât ouvrir la bouche. [6] Appius répondit que le fait était trop évident pour qu'il fût besoin de le vérifier; que si le roi voulait se disculper, il n'avait qu'à envoyer à Rome, afin que le sénat pût les interroger, Onomaste et Casandre, que la voix publique accusait du crime. [7] Cette déclaration troubla d'abord Philippe à tel point qu'il pâlit, et que ses traits s'altérèrent. Mais bientôt il se remit, et annonça qu'il enverrait Casandre, qui s'était trouvé à Maronée, si toutefois on l'exigeait; [8] que pour Onomaste, il était complètement étranger à cette affaire, puisqu'il n'était ni dans la ville, ni même dans le pays. [9] Philippe voulait ménager Onomaste, comme un des principaux seigneurs de sa cour, et surtout comme un complice dont il redoutait l'indiscrétion; car il s'en était ouvert à lui, et souvent il avait employé son ministère dans l'exécution de semblables desseins. [10] On crut même que, pour prévenir toute dénonciation de la part de Casandre, il le fit poursuivre à travers l'Epire jusqu'à la mer par des gens apostés, et se débarrassa de lui par le poison.

[35] [1] Les commissaires et Philippe se séparèrent, les uns sans dissimuler leur mécontentement sur tous les points, [2] l'autre bien persuadé qu'il n'avait plus d'autre ressource que de prendre les armes. Mais comme il n'avait pas encore réuni toutes ses forces, il décida, pour gagner du temps, d'envoyer à Rome son second fils Démétrius, qui devait justifier sa conduite et désarmer tout à la fois la colère du sénat. [3] Il espérait assez de la médiation de ce jeune prince, parce que, étant otage à Rome, il avait donné des preuves de son noble caractère. [4] Cependant, sous prétexte de porter du secours aux Byzantins, mais en réalité dans le but d'effrayer les petits rois de la Thrace, il se mit en marche, anéantit leur puissance dans une seule bataille, fit prisonnier leur chef Amadocus, et rentra en Macédoine après avoir envoyé des émissaires pour exciter les barbares riverains de l'Hister à faire une irruption en Italie. [5] Dans le Péloponnèse aussi l'on attendait l'arrivée des commissaires romains, qui avaient ordre de passer de Macédoine en Achaïe; et, afin qu'on pût s'entendre sur les réponses à faire, le préteur Lycortas convoqua une assemblée générale. [6] Il y soumit l'affaire des Lacédémoniens. « D'ennemis, dit-il, ils étaient devenus accusateurs, et il y avait à craindre qu'ils ne fussent plus redoutables depuis qu'ils étaient vaincus, qu'ils ne l'avaient été les armes à la main. En effet, durant la guerre, les Achéens avaient eu les Romains pour alliés; maintenant ces mêmes Romains se montraient plus favorables aux Lacédémoniens qu'aux Achéens, [7] depuis qu'Aréus et Alcibiade, ces deux bannis qui leur étaient redevables de leur rappel, oubliant toute reconnaissance, s'étaient chargés d'une mission à Rome contre leurs bienfaiteurs, et les avaient attaqués avec tant de passion qu'on eût pu croire qu'ils étaient encore proscrits, et non rappelés de l'exil. » [8] À ces mots il s'éleva un cri général d'indignation, on demanda à voter séparément sur chacun d'eux, et, comme on n'écoutait que la colère et non la raison, ils furent condamnés à mort. Peu de jours après arrivèrent les commissaires romains. On leur donna audience en pleine assemblée à Clitor en Arcadie.

[36] [1] Avant qu'on ouvrît la délibération, les Achéens étaient déjà frappés de terreur; ils sentaient que la discussion prendrait une tournure fâcheuse, [2] parce qu'ils voyaient avec les commissaires Aréus et Alcibiade, condamnés à mort dans leur dernière assemblée. Nul d'entre eux n'osait prendre la parole. [3] Appius déclara que le sénat désapprouvait les violences dont les Lacédémoniens s'étaient plaints à lui, c'est-à-dire le massacre des malheureux que Philopoemen avait mandés pour entendre leur justification; [4] puis, à la suite de cet acte de barbarie exercé sur les hommes, les cruautés commises, pour compléter leur vengeance, contre Sparte elle-même, cette ville fameuse, dont ils avaient détruit les murailles, renversé les antiques lois, et anéanti la célèbre constitution donnée par Lycurgue. [5] Quand Appius eut fini de parler, Lycortas répondit en sa qualité de préteur, et comme l'un des partisans de Plilopoemen, auteur de tout ce qui s'était fait à Lacédémone: [6] « Ap. Claudius, dit-il, notre rôle est plus embarrassant ici, devant vous, qu'il ne le fut naguère à Rome, devant le sénat. [7] Alors en effet nous avions à répondre aux accusations des Lacédémoniens; aujourd'hui c'est vous-même qui nous accusez, et vous qui nous jugerez. [8] Cette position, toute défavorable qu'elle soit, nous l'acceptons pourtant dans l'espoir que vous nous écouterez avec l'impartialité d'un juge, et que vous oublierez l'acharnement que vous venez de montrer contre nous. Pour moi du moins, en répondant aux griefs que les Lacédémoniens ont allégués contre nous, soit ici devant Q. Caecilius, votre prédécesseur, soit à Rome devant le sénat, et que vous venez vous- même de reproduire, c'est à eux et non à vous que je croirai m'adresser. [9] Vous nous objectez le massacre des malheureux que Philopoemen avait mandés pour entendre leur justification. Ce reproche, Romains, vous n'auriez dû ni l'articuler, ni le laisser articuler devant vous. Et pourquoi? Parce qu'une des clauses du traité conclu avec vous interdisait aux Lacédémoniens toute attaque contre les cités maritimes. [10] Au moment où ils prirent les armes et où ils s'emparèrent par surprise, pendant la nuit, des villes qu'ils devaient respecter, si T. Quinctius, si une armée romaine s'étaient trouvés dans le Péloponnèse, comme auparavant, c'est à leur protection sans doute qu'auraient eu recours les victimes de cette violence. [11] Mais puisque vous étiez loin d'eux, à qui ces opprimés pouvaient-ils mieux s'adresser qu'à vos alliés, à ceux qu'ils avaient vus secourir Gythium, et faire, de concert avec vous, et pour les mêmes motifs, le siège de Lacédémone? [12] C'est donc pour vous que nous avons entrepris une guerre légitime et sainte. Tous les peuples de la Grèce nous ont approuvés, et les Lacédémoniens mêmes ont mauvaise grâce à s'en plaindre; car les dieux ont pris soin de nous justifier en nous accordant la victoire. Comment donc peut-on remettre en question des procédés que les lois de la guerre autorisent? Encore sommes-nous entièrement étrangers à la plus grande partie de ce qui a été fait. [13] Ce qui nous appartient, c'est d'avoir fait comparaître devant nous, pour entendre leur justification, ceux qui avaient soulevé la multitude, forcé les villes maritimes, livré tout au pillage et massacré les principaux citoyens. [14] Mais si ces coupables, en arrivant à notre camp, y ont trouvé la mort, c'est à vous qu'il faut l'imputer, Aréus et Alcibiade, à vous seuls, qui venez aujourd'hui, justes dieux! nous en accuser. [15] Ce sont les bannis de Lacédémone, et vous étiez du nombre, qui, se trouvant alors auprès de nous, et se croyant menacés parce qu'ils avaient choisi pour retraite les villes maritimes, se sont jetés sur ceux dont la haine les avait fait chasser de leur patrie et semblait vouloir leur ravir même la consolation de terminer paisiblement leurs jours dans l'exil. [16] Ainsi ce sont les Lacédémoniens et non les Achéens qui ont égorgé les Lacédémoniens; ce meurtre a-t-il été légitime ou illégal? c'est une question oiseuse. »

[37] [1] « Mais, dira-t-on, c'est au moins vous, Achéens, qui avez aboli les lois et l'antique constitution de Lycurgue, qui avez renversé les murailles de Sparte. [2] Comment ce double reproche peut-il nous être adressé par les mêmes personnes? Les murailles de Sparte n'ont pas été construites par Lycurgue; elles l'ont été il y a peu d'années, et dans le but d'anéantir la constitution de Lycurgue. [3] C'est un rempart et une sauvegarde que les tyrans ont fait élever tout récemment, moins pour la sûreté de la ville, que dans leur propre intérêt. Et si Lycurgue sortait aujourd'hui des enfers, il applaudirait à leur ruine; il reconnaîtrait sa patrie, son antique Sparte. [4] Au lieu d'attendre Philopoemen et les Achéens, vous auriez dû vous-mêmes, Lacédémoniens, renverser de vos propres mains et détruire de fond en comble tous ces monuments de la tyrannie. [5] C'étaient comme de honteuses cicatrices qui attestaient votre servitude. Après avoir vécu pendant près de huit cents ans libres et sans murailles, après avoir souvent même commandé à la Grèce, vous vous êtes laissé enfermer dans une enceinte de murailles, comme des esclaves qu'on charge de fers, et vous êtes restés asservis tout un siècle. [6] Quant à la perte de vos lois, ce sont, à mon avis, vos tyrans qui vous en ont dépouillés. Nous, loin d'ôter à Sparte des lois qu'elle n'avait plus, nous lui avons donné les nôtres. [7] Nous n'avons pas travaillé contre ses intérêts, lorsque nous l'avons fait entrer dans notre ligue, lorsque nous avons admis les Lacédémoniens parmi nous, de manière à réunir en un seul corps et en une vaste confédération tous les peuples du Péloponnèse. [8] Ah! si nous vivions nous-mêmes sous l'empire de lois différentes de celles que nous leur avons imposées, je comprendrais qu'ils eussent le droit de se plaindre de notre injustice, et de faire éclater leur indignation. [9] Je sais, Ap. Claudius, que jusqu'à présent j'ai parlé, non comme un allié qui s'adresse à son allié, ni comme le représentant d'un peuple libre, mais comme un esclave qui se justifie devant son maître; [10] mais si la proclamation du héraut qui donna la liberté aux Achéens avant toutes les autres nations de la Grèce ne fut pas un mensonge, si le traité conclu n'est pas un leurre, si l'alliance et l'amitié qui nous lient reposent sur la plus parfaite égalité de droits, ne pourrais-je pas vous demander, Romains, ce que vous avez fait après avoir pris Capoue, comme vous nous demandez compte à nous autres Achéens de notre conduite envers Lacédémone que nous avons vaincue? [11] Il y a eu quelques victimes, supposez que ce soit par notre ordre. Eh quoi! n'avez-vous pas, vous, fait tomber sous la hache la tête des sénateurs de Capoue? [12] Nous avons renversé les murs de Sparte; et vous, n'avez-vous pas ôté aux Campaniens et leurs remparts, et leur ville, et leur territoire? [13] C'est pour la forme, direz-vous, que nous avons traité d'égal à égal avec les Achéens; ils n'ont réellement qu'une liberté précaire, et tout le pouvoir appartient aux Romains. [14] Je le sais, Appius, et quelque injuste que cela soit, je m'y résigne; mais, si grande que soit la différence qui existe entre les Romains et les Achéens, je vous en conjure, ne traitez pas vos ennemis et les nôtres sur le même pied que vous nous traitez, nous vos alliés; que dis-je? ne leur montrez pas plus de faveur. [15] Car nous leur avons assuré les mêmes avantages qu'à nous, en leur donnant nos lois, en les faisant entrer dans la ligue achéenne. Mais ce qui suffit aux vainqueurs est trop peu de chose pour les vaincus; les ennemis demandent plus que n'ont les alliés. [16] Des engagements sacrés, inviolables, confirmés par la foi du serment, que nous avons gravés sur le marbre pour en perpétuer le souvenir, et que nous ne pouvons enfreindre sans parjure, ils veulent les anéantir. [17] Nous vous respectons, Romains, nous vous craignons même, si vous le voulez, mais nous respectons et nous craignons encore plus les dieux immortels. » [18] La plus grande partie de l'assemblée applaudit à ce discours; on trouvait que Lycortas avait parlé avec la dignité qui convenait à sa haute magistrature. Il était facile de voir que les Romains ne pouvaient faiblir sans se compromettre. [19] Aussi Appius répliqua- t-il qu'il conseillait fort aux Achéens de se faire un mérite d'une soumission volontaire, pendant qu'ils le pouvaient, de peur d'y être bientôt forcés et contraints. [20] Ces mots excitèrent un murmure général; mais on n'osa pas se refuser à obéir. [21] On se borna donc à prier les Romains d'ordonner eux-mêmes ce qu'ils jugeraient à propos en faveur des Lacédémoniens, mais de ne pas obliger les Achéens à faire violence à leurs scrupules religieux en annulant des actes dont ils avaient juré le maintien. Appius ne fit que casser la sentence portée naguère contre Aréus et Alcibiade.

[38] [1] À Rome, au commencement de cette année, lorsqu'il avait été question de régler la destination des consuls et des préteurs, on avait assigné la Ligurie aux deux consuls, parce que nulle part ailleurs il n'y avait de guerre. [2] Parmi les préteurs, C. Décimius Flavus obtint du sort la juridiction de la ville, P. Cornélius Céthégus, celle des étrangers; [3] C. Sempronius Blaesus, la Sicile; Q. Naevius Matho, la Sardaigne, avec mission de faire une enquête contre les empoisonneurs; A. Térentius Varro, l'Espagne citérieure; P. Sempronius Longus, l'Espagne ultérieure. [4] Vers le même temps arrivèrent de ces deux dernières provinces les lieutenants L. Juventius Talna et T. Quintilius Varus. [5] Ils rendirent compte au sénat des avantages décisifs obtenus en Espagne, et demandèrent qu'en reconnaissance de ces heureux succès on offrît des prières aux dieux immortels, et qu'on permît aux préteurs de ramener leurs troupes à Rome. [6] Le sénat décréta deux jours de supplications; mais il renvoya l'affaire du rappel des troupes à l'époque où l'on réglerait la répartition des armées consulaires et prétoriennes. [7] Peu de jours après, on assigna aux consuls pour la Ligurie, les deux légions qui avaient été sous les ordres d'Ap. Claudius et de M. Sempronius. [8] La destination des armées d'Espagne occasionna de grands débats entre les nouveaux préteurs et les amis des préteurs absents, Calpurnius et Quinctius. [9] Des deux côtés se trouvaient un consul et des tribuns du peuple. Les uns menaçaient de s'opposer au sénatus-consulte, si l'on décrétait le rappel des armées; les autres annonçaient que, si cette opposition avait lieu, ils ne laisseraient décider rien autre chose. [10] Le parti des absents eut enfin le dessous, et un sénatus-consulte ordonna que les préteurs lèveraient quatre mille hommes d'infanterie romaine et quatre cents chevaux, cinq mille hommes d'infanterie latine et cinq cents chevaux, pour les emmener en Espagne; [11] qu'après avoir incorporé ces recrues dans les quatre légions de la province, ils licencieraient tous les hommes qui, dans chaque légion, excéderaient le nombre de cinq mille fantassins et de trois cents cavaliers, [12] en commençant par ceux qui seraient désignés par Calpurnius et Quinctius, comme s'étant le plus distingués par leur courage.

[39] [1] Cette contestation était à peine terminée qu'il s'en éleva une autre à l'occasion de la mort du préteur C. Décimius. [2] Cn. Sicinius et L. Pupius, édiles de l'année précédente, C. Valérius, flamine de Jupiter et Q. Fulvius Flaccus se mirent sur les rangs pour le remplacer: ce dernier, qui avait été désigné édile curule, ne portait point la robe blanche, mais il était le plus passionné des quatre candidats, [3] et son principal compétiteur était le flamine. La balance, d'abord égale entre eux, ayant paru pencher en sa faveur, une partie des tribuns s'opposa à sa candidature, [4] parce que la loi ne permettait pas à un seul citoyen de briguer ni d'exercer à la fois deux magistratures curules. Les autres furent d'avis de le dispenser des lois, afin de laisser au peuple la faculté de choisir pour préteur qui bon lui semblerait. [5] Le consul L. Porcius était d'abord décidé à ne pas admettre son nom; [6] ensuite voulant s'appuyer de l'autorité du sénat, il convoqua les Pères Conscrits et leur exposa qu'un édite curule, violant toutes les lois, et donnant un exemple funeste pour la liberté, briguait la préture; que pour lui, il était résolu, à moins que les sénateurs n'en décidassent autrement, de tenir les comices conformément à la loi. [7] Le sénat engagea L. Porcius à s'entendre avec Q. Fulvius pour obtenir qu'il n'apportât point quelque irrégularité dans l'élection qui avait pour but de donner un successeur à C. Décimius. [8] Le consul se conforma au décret du sénat, et Flaccus lui répondit qu'il ne ferait rien qui fût indigne de lui. Cette réponse équivoque, interprétée par les sénateurs suivant leurs désirs, leur fit espérer qu'il se soumettrait à leur volonté. [9] Mais aux comices, il montra encore plus d'animosité; il accusa le consul et le sénat de vouloir lui ravir les bienfaits du peuple romain, et de lui prêter l'intention odieuse de cumuler les deux charges, comme s'il n'était pas évident que, du moment où il serait désigné préteur, il renoncerait à l'édilité. [10] Le consul, voyant l'obstination croissante du candidat et les dispositions de plus en plus prononcées du peuple en sa faveur, rompit l'assemblée et convoqua les sénateurs. La plupart furent d'avis qu'on s'entendît avec Flaccus en présence du peuple, puisque l'autorité du sénat n'avait eu aucun empire sur lui. [11] Le consul réunit donc de nouveau les comices, et s'expliqua avec Flaccus; mais ce candidat, loin de se désister de ses prétentions, rendit grâces au peuple de l'empressement avec lequel il l'avait honoré de ses suffrages, toutes les fois qu'il avait été mis en demeure de se prononcer, [12] et il déclara qu'il ne voulait point trahir la confiance de ses concitoyens. Ces paroles, qui montraient toute l'opiniâtreté de son caractère, échauffèrent tellement les esprits en sa faveur, qu'il eût été indubitablement nommé préteur, si le consul eût voulu admettre son nom. [13] Les tribuns eurent entre eux et avec le consul un grand débat à cette occasion. Enfin L. Porcius convoqua le sénat et fit décréter [14] que, puisque l'obstination de Q. Flaccus et l'aveugle partialité de la multitude ne permettaient pas de procéder légalement au remplacement du préteur, on se contenterait des préteurs qu'on avait; [15] que P. Cornélius réunirait les deux juridictions à Rome, et qu'il ferait représenter les jeux d'Apollon.

[40] [1] À ces comices, où la prudence et la fermeté du sénat avaient su triompher de la cabale, en succédèrent d'autres beaucoup plus orageux, et parce qu'il s'agissait d'une magistrature plus élevée, et parce que les compétiteurs étaient plus nombreux et plus puissants. [2] La censure était briguée avec beaucoup d'animosité par les patriciens L. Valérius Flaccus, les deux Scipions, Publius et Lucius, Cn. Manlius Vulso et L. Furius Purpurio [3] et les plébéiens M. Porcius Cato, M. Fulvius Nobilior, les deux Sempronius, Titus et Marcus, surnommés l'un Longus, l'autre Tuditanus. Mais tous les candidats, patriciens ou plébéiens, quelle que fût l'illustration de leurs familles, étaient éclipsés par le seul M. Porcius, [4] Ce célèbre personnage avait une grande force d'âme, une grande énergie de caractère, et dans quelque condition que le sort l'eût fait naître, il devait être lui-même l'artisan de sa fortune. Doué de tous les talents qui honorent le simple citoyen ou qui font l'habile politique, il possédait tout à la fois la science des affaires civiles et l'économie rurale. [5] Les uns se sont élevés au faîte des honneurs par leurs connaissances en droit, les autres par leur éloquence, d'autres enfin par l'éclat de leur gloire militaire. Caton avait un génie souple et flexible; il excellait dans tous les genres au point qu'on l'eût dit exclusivement né pour celui dont il s'occupait. [6] À la guerre, il payait courageusement de sa personne, et il se signala par plusieurs actions brillantes; parvenu au commandement suprême, ce fut un général consommé. En temps de paix, il se montra très habile jurisconsulte et très fameux orateur, [7] non pas de ceux dont le talent brille d'un vif éclat, pendant leur vie, et qui ne laissent après eux aucun monument de leur éloquence. Car la sienne lui a survécu, elle respire encore dans des écrits de tous les genres. [8] Nous avons un grand nombre de plaidoyers qu'il prononça soit pour lui-même, soit pour d'autres, soit contre ses adversaires; car il savait terrasser ses ennemis, non seulement en les accusant, mais en se défendant lui-même. [9] S'il fut en butte à trop de rivalités jalouses, il poursuivit aussi vigoureusement ses rivaux, et il serait difficile de décider si la lutte qu'il soutint contre la noblesse, fut plus fatigante pour elle que pour lui. [10] On peut, il est vrai, lui reprocher la rudesse de son caractère, l'aigreur de son langage et une franchise poussée jusqu'à l'excès; mais il résista victorieusement aux passions, et, dans sa rigide probité, il méprisa toujours l'intrigue et les richesses. [11] Économe, infatigable, intrépide, il avait une âme et un corps de fer. La vieillesse même, qui use tout, ne put le briser; [12] à l'âge de quatre-vingt-six ans il fut appelé en justice, composa et prononça lui-même son plaidoyer; à quatre-vingt-dix ans, il cita Ser. Galba devant le peuple.

[41] [1] Sa candidature fut alors attaquée par la noblesse, comme l'avait été toute sa vie; et tous ses compétiteurs, à l'exception de L. Flaccus, qui avait été son collègue au consulat, s'étaient ligués pour le faire échouer. [2] Non seulement ils aimaient mieux obtenir la censure pour eux-mêmes et ils s'indignaient de voir un homme nouveau promu à cette dignité; mais ils pensaient bien aussi qu'un homme tant de fois offensé par eux aurait à coeur de se venger, et qu'il déploierait dans sa censure une sévérité dangereuse pour la réputation de beaucoup d'entre eux. [3] En effet, c'était la menace à la bouche que Caton sollicitait les suffrages. « Ceux qui combattaient son élection, disait-il, étaient des gens qui redoutaient un censeur intègre et courageux. » En même temps il appuyait la candidature de L. Valérius: [4] « C'était, disait-il encore, le seul collègue avec lequel il pût réprimer la corruption nouvellement introduite à Rome, et faire revivre les moeurs antiques. » Le peuple, enflammé par ces paroles, éleva M. Porcius à la censure, malgré l'opposition de la noblesse, et lui donna même pour collègue L. Valérius Flaccus. [5] Aussitôt après les comices censoriens, les consuls et les préteurs se rendirent dans leurs provinces, à l'exception de Q. Naevius, dont le départ pour la Sardaigne fut retardé de quatre mois environ par les soins de l'enquête contre les empoisonneurs. Ce fut hors de Rome, dans les municipes et conciliabules qu'eurent lieu la plupart des informations; on l'avait jugé plus convenable ainsi. [6] Si l'on en croit Valérius Antias, près de deux mille personnes furent condamnées. De son côté, le préteur L. Postumius, à qui le sort avait assigné le département de Tarente, dissipa de nombreuses coalitions de pâtres, et poursuivit avec une grande activité les débris de la conspiration des Bacchanales. [7] Plusieurs des accusés, qui n'avaient pas comparu en justice, ou qui s'étaient enfui après avoir fourni caution, étaient cachés dans cette contrée de l'Italie. Il condamna les uns et envoya les autres chargés de fer à Rome pour y être jugés par le sénat. P. Cornélius les fit tous jeter en prison.

[42] [1] Il n'y eut aucun mouvement dans l'Espagne ultérieure; les malheurs de la dernière campagne avaient abattu le courage des Lusitaniens. Dans la citérieure, chez les Suessétans, A. Térentius assiéga et prit la ville de Corbion, dont il vendit les prisonniers; le reste de l'hiver s'écoula dès lors aussi paisiblement pour cette province. [2] Les anciens préteurs, C. Calpurnius Piso et L. Quinctius revinrent à Rome, où les sénateurs leur décernèrent à l'unanimité les honneurs du triomphe. [3] C. Calpurnius triompha le premier des Lusitaniens et des Celtibères. Il fit porter devant lui quatre-vingt-trois couronnes d'or et douze mille livres pesant d'argent. [4] Peu de jours après, L. Quinctius Crispinus triompha également des Lusitaniens et des Celtibères, et il étala dans cette pompe nouvelle la même quantité d'or et d'argent. [5] Les censeurs M. Porcius Caton et L. Valérius firent la revue du sénat. Cette opération était vivement attendue et redoutée tout à la fois. Ils exclurent sept membres de la compagnie, parmi lesquels on remarquait un personnage illustre par sa naissance et par les honneurs dont il avait été revêtu, le consulaire T. Quinctius Flamininus. [6] Un antique usage voulait, dit-on, que les censeurs motivassent par une apostille l'exclusion qu'ils prononçaient. Nous avons plusieurs discours assez violents de Caton, contre ceux qu'il dégrada du rang de sénateur ou qu'il priva de leur cheval. [7] Mais aucun sans contredit ne renferme de reproches plus graves que celui qu'il fit contre L. Quinctius. Si Caton eût parlé ainsi comme accusateur, avant d'avoir mis son apostille, et non comme censeur pour la justifier, T. Quinctius lui-même n'aurait pu, en supposant qu'il eût été censeur à ce moment, maintenir son frère Lucius dans le sénat. [8] Entre autres infamies, il lui reprocha d'avoir séduit par de magnifiques promesses et emmené de Rome dans son département de la Gaule, un jeune débauché fort célèbre alors, nommé Philippe le Carthaginois. [9] Ce jeune homme, qui voulait se faire aux yeux de son amant un mérite de sa complaisance, lui reprochait assez ordinairement, par forme de plaisanterie, dans l'intimité de leur commerce, de l'avoir emmené de Rome la veille d'un combat de gladiateurs. [10] Un jour qu'ils étaient tous deux à table, et qu'ils avaient la tête échauffée par le vin, on vint annoncer au consul qu'un noble Boïen s'était présenté au camp comme transfuge avec ses enfants, et qu'il demandait à voir Quinctius pour recevoir de lui personnellement l'assurance de sa protection. [11] Introduit dans la tente, il s'adressa au consul par l'organe d'un interprète. Tout à coup Quinctius l'interrompit: « Veux-tu, dit-il au complice de ses débauches, pour te dédommager du spectacle que je t'ai fait manquer, voir mourir ce Gaulois? » [12] À peine Philippe avait-il fait un signe d'assentiment, sans croire l'offre sérieuse, que pour lui complaire le consul tira du fourreau l'épée qui était suspendue auprès de lui, et en frappa d'abord le Gaulois à la tête pendant qu'il parlait; puis, voyant qu'il fuyait en implorant la protection du peuple romain et de tous ceux qui se trouvaient là, il le poursuivit et lui perça le flanc.

[43] [1] Valérius Antias, qui n'avait point lu le discours de Caton, et qui a simplement ajouté foi à un récit peu authentique, présente le fait d'une autre manière; mais on y retrouve le même raffinement de débauche et de cruauté. [2] Suivant lui, Quinctius étant à Plaisance avait invité à sa table une courtisane fameuse dont il était éperdûment amoureux. Pendant le repas, il se vanta, entre autres choses, devant cette femme, d'avoir instruit avec une excessive rigueur plusieurs affaires dont on l'avait chargé, et de tenir en prison un grand nombre de condamnés à mort, qu'il devait livrer à la hache du bourreau. [3] Alors la courtisane, qui était couchée au-dessous du consul, déclara qu'elle n'avait jamais vu d'exécution et qu'elle avait le plus vif désir d'en voir une. Son amant, jaloux de lui prouver sa complaisance, fit aussitôt amener en sa présence un de ces malheureux et lui trancha la tête. [4] Au reste, quel que soit le véritable récit, celui du censeur ou celui de Valérius, le crime est constant; il n'en est pas de plus atroce et de plus inouï. Au milieu d'un festin, alors qu'on fait ordinairement des libations en l'honneur des dieux et qu'on leur adresse des voeux solennels, un consul a eu l'infamie d'immoler une victime humaine et de faire rejaillir son sang sur la table, pour satisfaire le caprice d'une courtisane mollement étendue dans ses bras! [5] Caton, en finissant son discours, défia Quinctius de nier ce fait ainsi que les autres dont il l'accusait, et lui proposa de fournir caution et de se justifier. « S'il s'avouait coupable, lui dit-il, pouvait-on le plaindre d'avoir été flétri, lorsqu'on savait qu'au milieu d'une orgie, égaré par l'ivresse et la débauche, il s'était fait un jeu de verser le sang d'un homme? »

[44] [1] En faisant la revue des chevaliers, les censeurs privèrent Scipion l'Asiatique de son cheval. Ils ne se montrèrent pas moins sévères ni moins rigoureux à l'égard de tous les ordres pour l'opération du cens. [2] Ils enjoignirent aux citoyens de comprendre dans la déclaration de leurs revenus les bijoux, les parures de femmes et les voitures dont la valeur excéderait la somme de quinze mille as. [3] Ils décidèrent que les esclaves, âgés de moins de vingt ans, qui avaient été vendus depuis le dernier lustre dix mille as au plus, seraient estimés dix fois plus qu'il n'avaient coûté, et frappèrent tous ces objets d'un droit de trois as par mille. [4] Ils supprimèrent toutes les eaux que les particuliers tiraient des aqueducs pour leurs maisons ou leurs champs, et obligèrent tous ceux qui avaient des maisons en saillie sur la voie publique, commencées ou achevées, à les démolir dans l'espace de trente jours. [5] Ils employèrent ensuite à des travaux publics l'argent décrété pour cet objet, firent paver les abreuvoirs et nettoyer les égouts qui en avaient besoin; ils en construisirent aussi de nouveaux sur l'Aventin et dans les autres quartiers qui n'en avaient pas. [6] Ils travaillèrent aussi séparément. Flaccus fit élever, dans l'intérêt du peuple, une chaussée qui conduisait aux eaux de Neptune, et percer un chemin à travers la montagne de Formies. [7] Caton acheta pour l'état deux vestibules, celui de Maenius et celui de Titius, dans les Lautumies, ainsi que quatre boutiques; il en fit la basilique appelée Porcia. Ils affermèrent les impôts à un très haut prix, et les travaux publics au rabais. [8] Mais le sénat, vaincu par les prières et les larmes des publicains, ayant ordonné qu'on procédât à une nouvelle adjudication de la ferme des impôts, les censeurs écartèrent de la concurrence par un édit ceux qui avaient éludé leurs premiers engagements, et firent une nouvelle adjudication avec une légère baisse de prix. [9] Ce fut une censure célèbre que celle de ces deux magistrats; mais elle excita beaucoup de haine contre Caton, à qui l'on attribuait tous les actes de sévérité, et il ne cessa plus d'être en butte aux attaques de ses ennemis. [10] La même année deux colonies furent fondées, l'une à Potentia dans le Picénum, l'autre à Pisaure chez les Gaulois. Chaque colon reçut six arpents; le partage des terres et l'installation des colons dans l'une et l'autre ville furent confiés aux mêmes triumvirs Q. Fabius Labéo, M. Fulvius Flaccus et Q. Fulvius Nobilior. [11] Les consuls de l'année ne firent rien de remarquable, ni au dedans ni au dehors.

[45] [1] Ils désignèrent pour l'année suivante M. Claudius Marcellus et Q. Fabius Labéo. Aux ides de Mars, qui était le jour de leur entrée en charge, les deux nouveaux consuls proposèrent de régler la répartition des provinces consulaires et prétoriennes. [2] Les préteurs nommés étaient C. Valérius, flamine de Jupiter, qui s'était déjà mis sur les rangs l'année précédente, Sp. Postumius Albinus, P. Cornélius Sisenna, L. Pupius, L. Julius et Cn. Sicinius. [3] Les consuls eurent pour département la Ligurie avec les deux armées que P. Claudius et L. Porcius y avaient commandées. [4] Les Espagnes ne furent pas tirées au sort; on les laissa aux préteurs de l'année précédente avec leurs armées. Les préteurs eurent ordre de se partager leurs provinces par la voie du sort, de manière que le flamine de Jupiter eût au moins l'une des deux juridictions de la ville; le sort lui assigna celle des étrangers. [5] Cornélius Sisenna eut celle de Rome, Sp. Postumius la Sicile, L. Pupius l'Apulie, L. Julius la Gaule, Cn. Sicinius la Sardaigne. [6] L. Julius eut ordre de hâter son départ. Les Gaulois transalpins avaient, comme on l'a dit plus haut, pénétré en Italie par des défilés jusqu'alors inconnus, et ils bâtissaient une ville sur le territoire où se trouve aujourd'hui Aquilée. [7] Le préteur devait, autant qu'il le pourrait, s'opposer à cette fondation, sans employer la force des armes; s'il lui fallait recourir à ce moyen, il devait en informer les consuls, et l'on avait décidé que l'un d'eux marcherait avec ses légions contre les Gaulois. [8] À la fin de l'année précédente, les comices avaient été réunis pour nommer un successeur à l'augure Cn. Cornélius, qui était mort; et l'on avait choisit Sp. Postumius Albinus.

[46] [1] Au commencement de cette année mourut le grand pontife P. Licinius Crassus. M. Sempronius Tuditanus fut désigné par ses collègues pour le suppléer dans ses fonctions jusqu'au moment où l'on nomma un autre grand pontife, C. Servilius Géminus. [2] Pour honorer les funérailles de P. Licinius, on fit une distribution de viande au peuple, et on donnna un combat de cent vingt gladiateurs, des jeux funèbres qui durèrent trois jours, et un repas public à la suite des jeux. [3] À cet effet on avait dressé les tables dans toute l'étendue du Forum; mais un violent orage s'éleva tout à coup et força les citoyens à se mettre à l'abri sous des tentes, [4] qu'on enleva dès que le temps fut redevenu serein. Ainsi, disait la foule, avait été accomplie la prédiction faite par les devins qui avaient annoncé qu'on serait un jour forcé de camper au milieu du Forum. [5] Cette frayeur superstitieuse était à peine calmée qu'elle fit place à une autre. Deux jours de suite une pluie de sang était tombée sur la place de Vulcain: les décemvirs ordonnèrent des supplications pour conjurer ce prodige. [6] Les consuls, avant de partir pour leurs provinces, présentèrent au sénat les députations des pays d'outre-mer. Jamais Rome n'avait vu dans ses murs une telle affluence d'étrangers. [7] Depuis que le bruit s'était répandu parmi les nations voisines de la Macédoine que les Romains accueillaient avec faveur les plaintes et les accusations portées contre Philippe, et que plusieurs avaient gagné à se plaindre, [8] les villes, les nations, les particuliers même, qui tous souffraient de ce dangereux voisinage, accoururent en foule à Rome avec l'espoir d'y obtenir le redressement de leurs griefs, on du moins la consolation de le faire connaître. [9] Le roi Eumène envoya aussi une ambassade à la tête de laquelle était son frère Athénée, pour se plaindre et de ce que Philippe n'avait pas encore retiré ses garnisons de la Thràce, et de ce qu'il avait fait passer des secours en Bithynie à Prusias qui lui faisait la guerre.

[47] [1] Démétrius, qui était fort jeune alors, avait à répondre à toutes ces inculpations; il lui était difficile de se rappeler ou les griefs allégués contre son père ou les réfutations qu'il pouvait en faire. Les faits étaient nombreux et l'on était entré dans les plus minutieux détails: [2] c'étaient des discussions de frontières, des enlèvements d'hommes ou de bestiaux, des sentences injustes ou des dénis de justice, des décisions où l'on n'avait consulté que la violence ou la faveur. [3] Démétrius n'était pas en état de donner des explications satisfaisantes. Le sénat voyant qu'il ne pouvait tirer aucune lumière de ce jeune prince, et touché d'ailleurs de son inexpérience et de son embarras, lui fit demander s'il avait reçu de son père quelque mémoire à ce sujet. [4] Sur sa réponse affirmative, on jugea qu'on n'avait rien de mieux à faire que de prendre connaissance de la justification de Philippe lui-même. On exigea donc aussitôt communication du mémoire, et on permit au jeune prince d'en faire la lecture. [5] C'était une apologie succincte de la conduite du roi sur chaque chef d'accusation; il prétendait tantôt n'avoir agi que conformément aux instructions des commissaires, tantôt avoir fait tout ce qui dépendait de lui pour s'y conformer, mais en avoir été empêché par ceux-mêmes qui l'accusaient. [6] À cette défense il avait aussi mêlé des plaintes sur l'injustice des décisions prises par les commissaires, sur la partialité de Caecilius, et sur les outrages que tout le monde lui avait prodigués, quoiqu'il n'eût rien fait pour mériter un si indigne traitement. [7] Ces passages, qui prouvaient toute l'irritation de Philippe furent remarqués par le sénat. Cependant, comme le jeune prince faisait des excuses ou promettait de donner toutes les satisfactions qui seraient exigées, on voulut bien lui répondre [8] que Philippe, quelle que fût sa conduite, n'avait pu prendre un parti plus sage ni plus agréable au sénat que de charger son fils Démétrius de sa justification; [9] que le sénat pouvait dissimuler bien des griefs passés, les oublier, les supporter même, qu'il allait jusqu'à croire à la parole de Démétrius; [10] car il en avait pour garant les sentiments du jeune prince au défaut de sa personne qu'il n'avait plus en otage, et il savait que son attachement pour Rome allait aussi loin que le permettait la piété filiale; [11] que par égard pour lui, on enverrait en Macédoine des commissaires chargés de redresser toutes les irrégularités qui auraient pu être commises, et cela sans exiger aucune réparation de Philippe; enfin qu'on voulait faire sentir au roi qu'il était redevable â son fils Démétrius de sa réconciliation avec le peuple romain.

[48] [1] Tous ces témoignages d'estime prodigués au jeune prince pour augmenter son crédit à la cour de Macédoine, ne servirent qu'à soulever la haine contre lui, et le conduisirent bientôt même à sa perte. [2] On donna ensuite audience aux Lacédémoniens. Ils entrèrent aussi dans une foule de détails fort minutieux; mais la question principale était de savoir si les habitants bannis par les Achéens seraient rétablis ou non dans leur patrie, et si la mort de ceux qu'ils avaient massacrés était juste ou injuste. [3] Il s'agissait encore de décider si Lacédémone continuerait à faire partie de la ligue achéenne, ou si, comme auparavant, elle aurait seule une existence à part et indépendante dans le Péloponnèse. [4] On décréta le rappel des bannis et on annula les condamnations prononcées; mais Lacédémone fut maintenue dans la ligue achéenne, et ce décret dut être transcrit et consigné dans les registres des Lacédémoniens et des Achéens. [5] Q. Marcius fut envoyé en Macédoine, avec ordre de passer aussi dans le Péloponnèse pour y examiner la situation des alliés. Car les anciennes discordes y avaient laissé des germes de troubles, et Messène venait de se séparer de la ligue achéenne. [6] Si je remontais aux causes de cette guerre, et si j'en faisais le récit, je m'écarterais du plan que je me suis tracé, et qui ne me permet de toucher à l'histoire des autres peuples qu'autant qu'elle se lie à celle de la république.

[49] [1] Mais je ne puis passer sous silence l'événement le plus mémorable de cette guerre. Les Achéens avaient eu constamment l'avantage, lorsqu'ils perdirent leur préteur Philopoemen. Ce général, voulant gagner de vitesse les ennemis qui marchaient sur Coronè, fut surpris avec un petit nombre de cavaliers dans une gorge étroite et difficile. [2] Il aurait pu, dit-on, s'échapper avec l'aide des Thraces et des Crétois ses auxiliaires; mais il ne voulut pas se déshonorer en abandonnant ses cavaliers, qui étaient l'élite de la nation, et qu'il avait naguère appelés auprès de lui. [3] Afin d'assurer leur retraite, il se plaça à l'arrière-garde et soutint l'effort des ennemis; mais son cheval s'étant abattu, il tomba lui- même, et la violence de la chute, jointe au poids de l'animal sous lequel il était engagé, faillirent le tuer; [4] il avait alors soixante-dix ans, et il relevait à peine d'une longue maladie qui avait considérablement diminué ses forces. Dès qu'il fut à terre, les ennemis coururent et l'enveloppèrent; [5] mais l'ayant reconnu, ils furent saisis de respect, et, pénétrés du souvenir de ses anciens services, ils s'empressèrent de le relever et de le secourir avec tous les égards qu'ils auraient eus pour leur propre général. Ils le portèrent hors du défilé, sur la grande route, en croyant à peine leurs yeux, dans l'ivresse d'un succès si imprévu. [6] Cependant on détacha des courriers à Messène pour y annoncer la fin de la guerre et l'arrivée de Philopoemen qu'on amenait prisonnier. [7] Cette nouvelle parut d'abord si incroyable, qu'on accusa le messager non seulement de mensonge, mais de folie même; puis, lorsque le témoignage unanime de ceux qui arrivaient successivement eut enfin confirmé le fait, [8] tous les habitants, hommes libres, esclaves, femmes, enfants, sans attendre qu'on eût annoncé positivement l'approche de Philopoemen, se précipitèrent hors de la ville pour jouir de ce spectacle. La porte était donc encombrée de curieux; chacun semblait ne vouloir ajouter foi à ce grand événement qu'autant qu'il s'en serait convaincu par ses propres yeux. [9] Ceux qui amenaient le prisonnier eurent peine à s'ouvrir un passage au milieu de la foule et à franchir la porte; la rue était remplie d'un immense concours de spectateurs. [10] Mais comme une grande partie des citoyens n'avaient pu satisfaire leur curiosité, ils se portèrent tout d'un coup au théâtre, qui n'était pas éloigné, et demandèrent à grands cris qu'on y amenât Philopoemen pour le montrer au peuple. [11] Les magistrats et les principaux de la ville, craignant que la vue d'un si grand homme, la comparaison de sa grandeur passée avec sa fortune actuelle, et le souvenir de ses importants services n'éveillassent dans tous les coeurs un sentiment de pitié, et n'excitassent quelques troubles, ne le présentèrent que de loin aux regards, [12] et se hâtèrent ensuite de le faire disparaître. Dinocrate, préteur des Messéniens, allégua que les magistrats avaient des questions à lui adresser dans l'intérêt du succès de leurs armes. On l'emmena donc au sénat, et la compagnie, convoquée par un ordre exprès, entra en délibération.

[50] [1] Déjà le soir approchait, sans qu'on eût rien décidé; on ne savait même pas où l'on pourrait le déposer en toute sûreté pendant la nuit. [2] L'éclat de sa grandeur passée et de son mérite frappait tous les esprits de stupeur, et personne n'osait ni se charger d'un dépôt si important, ni en confier la garde à un autre. [3] Enfin quelques sénateurs rappelèrent qu'on pouvait disposer du souterrain revêtu de pierres de tailles, où était enfermé le trésor public. Ce fut là qu'on descendit Philopoemen, chargé de fers, et l'on en ferma l'entrée avec une pierre énorme à l'aide d'un levier. [4] Ce cachot était à leurs yeux le plus sûr de tous les gardiens; on attendit donc avec confiance le jour suivant. [5] Le lendemain, le peuple, qui était étranger à toutes les intrigues et qui n'avait pas oublié les services rendus à Messène par le prisonnier, fut d'avis de respecter ses jours et de mettre ses talents à profit pour remédier aux maux présents. [6] Mais les chefs de la révolte, qui avaient le pouvoir entre les mains, tinrent un conseil secret et votèrent tous pour la mort; seulement les uns voulaient en hâter le moment; les autres le différer.[7] Les premiers l'emportèrent, et l'on envoya un esclave présenter le poison à Philopoemen. Celui-ci se contenta, dit-on, de demander en prenant la coupe, si Lycortas [c'était son collègue] et ses cavaliers avaient échappé. [8] On lui répondit qu'ils étaient tous en sûreté. « Bien, » reprit-il, et vidant d'un trait le breuvage mortel, il expira au bout de quelques instants.[9] Les auteurs de sa mort n'eurent pas longtemps à s'applaudir de leur cruauté. Messène vaincue fut forcée de livrer les coupables aux Achéens et de rendre les ossements de Philopoemen. La ligue achéenne tout entière contribua aux frais de ses funérailles. [10] On épuisa pour lui tous les honneurs humains; on lui décerna même ceux qui sont réservés aux dieux.[11] Les historiens grecs et latins font le plus grand éloge de ce héros. Quelques-uns même placent au nombre des événements qui rendirent cette année mémorable la mort de trois illustres capitaines, Philopoemen, Hannibal et P. Scipion; ils mettent ainsi Philopoemen sur le même rang que les deux plus fameux généraux des deux plus puissantes nations de l'univers.

[51] [1] T. Quinctius Flamininus se rendit en ambassade à la cour de Prusias, qui était devenu suspect aux Romains pour avoir accueilli Hannibal depuis la défaite d'Antiochus, et entrepris la guerre contre Eumène. [2] Là sans doute l'ambassadeur reprocha entre autres griefs à Prusias d'avoir donné asile à l'ennemi le plus acharné du peuple romain, à un homme qui avait soulevé sa patrie contre Rome et qui après l'avoir ruinée, avait fait prendre les armes au roi Antiochus. [3] Peut-être aussi que Prusias lui-même, voulant faire sa cour aux Romains et à leur représentant, résolut de mettre à mort un hôte si dangereux ou de le livrer aux ennemis. Du moins aussitôt après l'entrevue du prince et de Flamininus, des soldats eurent ordre d'aller investir la maison d'Hannibal. [4] Ce général avait toujours pensé qu'il finirait ainsi, quand il songeait à la haine implacable que lui portaient les Romains, et au peu de sûreté qu'offre la parole des rois. D'ailleurs il avait éprouvé déjà l'inconstance de Prusias, et il avait appris avec horreur l'arrivée de Flamininus, qu'il croyait devoir lui être fatale. [5] Au milieu des périls dont il était ainsi entouré, il avait voulu se ménager toujours un moyen de fuir, et il avait pratiqué sept issues dans sa maison; quelques-unes étaient secrètes, afin qu'on ne pût y mettre des gardes. [6] Mais la tyrannie soupçonneuse des rois perce tous les mystères qu'il lui importe de connaître. Les soldats enveloppèrent et cernèrent si étroitement toute la maison, qu'il était impossible de s'en évader. [7] À la nouvelle que les satellites du roi étaient parvenus dans le vestibule, Hannibal essaya de fuir par une porte dérobée, qu'il croyait avoir cachée à tous les yeux. [8] Mais voyant qu'elle était aussi gardée, et que toute la maison était entourée de gens armés, il se fit donner le poison qu'il tenait depuis longtemps en réserve pour s'en servir au besoin. [9] « Délivrons, dit-il, le peuple romain de ses longues inquiétudes, puisqu'il n'a pas la patience d'attendre la mort d'un vieillard. [10] Flamininus n'aura guère à s'applaudir et à s'honorer de la victoire qu'il remporte sur un ennemi trahi et désarmé. Ce jour seul suffira pour prouver combien les moeurs des Romains ont changé. [11] Leurs pères, menacés par Pyrrhus, qui avait les armes à la main, qui était à la tête d'une armée en Italie, lui ont fait dire de se mettre en garde contre le poison; eux, ils ont envoyé un consulaire en ambassade pour conseiller à Prusias d'assassiner traîtreusement son hôte. » [12] Puis, après avoir maudit la personne et le trône de Prusias, et appelé sur sa tête le courroux des dieux vengeurs de l'hospitalité trahie, il but le poison. Telle fut la fin d'Hannibal.

[52] [1] Polybe et Rutilius font mourir Scipion aussi cette année. Je ne partage ni leur avis, ni celui de Valérius. Contre l'assertion des premiers, je vois que, pendant la censure de M. Porcius et de L. Valérius, le censeur Valérius lui-même fut nommé prince du sénat, dignité dont l'Africain avait été investi les trois lustres précédents; [2] s'il eût vécu, on ne lui aurait pas désigné un successeur, à moins qu'il n'eût été rayé de la liste des sénateurs; or aucun historien ne parle de cette flétrissure. [3] Quant à Valérius Antias, son opinion est réfutée par le titre même d'une harangue que prononça l'Africain, contre le tribun du peuple M. Naevius. [4] Ce Naevius fut porté sur le rôle des magistrats, comme ayant été tribun sous le consulat de P. Claudius et de L. Porcius; mais il n'entra en charge que sous celui d'Appius Claudius et de M. Sempronius, le quatrième jour des ides de décembre, [5] c'est-à-dire trois mois avant celles de mars, époque où P. Claudius et L. Porcius prirent possession de leur magistrature. [6] Ainsi l'Africain vivait encore pendant le triumvirat de M. Naevius, et il a pu être cité en justice par lui; mais il mourut avant la censure de L. Valérius et de M. Porcius. [7] Toutefois la mort des trois généraux les plus fameux de leur siècle, chacun dans leur patrie, peut se comparer moins à cause de la coïncidence des faits, que parce qu'aucun d'eux n'eut une fin qui répondît à l'éclat de sa vie. [8] D'abord ils sont morts et ont été ensevelis tous trois en terre étrangère. Hannibal et Philopoemen ont péri par le poison, Hannibal en exil et trahi par son hôte, Philopoemen prisonnier au fond d'un cachot et chargé de fers. [9] Scipion ne fut ni condamné ni banni; mais il fut cité en justice pendant son absence, et en refusant de comparaître au jour fixé, il s'imposa pour la vie un exil volontaire qui devait peser même après lui sur sa cendre.

[53] [1] Mais j'interromps cette digression. Pendant que ces événements ont lieu dans le Péloponnèse, le retour de Démétrius et des ambassadeurs en Macédoine avait diversement affecté les esprits. [2] La multitude, qui s'effrayait à l'idée d'une guerre prochaine avec les Romains, accueillit avec une grande faveur le jeune prince qu'elle regardait comme l'auteur de la paix, et le voeu général lui destinait le trône après la mort de son père. [3] « Il était plus jeune que Persée, disait-on; il avait du moins sur lui l'avantage d'une naissance légitime; car la mère de Persée n'était qu'une concubine. Persée, fruit équivoque de la prostitution, n'avait aucun trait de ressemblance avec Philippe, tandis que Démétrius était le portrait vivant de son père. [4] D'ailleurs les Romains placeraient Démétrius sur le trône paternel; mais ils n'avaient pour Persée aucun sentiment de bienveillance. » [5] Tels étaient les discours de la multitude. Aussi Persée commençait-il à craindre que son droit d'aînesse seul ne fût un faible titre contre tous les autres avantages que Démétrius avait sur lui. [6] Philippe lui-même, songeant qu'il ne serait pas maître de disposer de sa succession, redoutait également l'importance beaucoup trop grande à ses yeux du plus jeune de ses fils. [7] Il voyait souvent d'un oeil jaloux l'empressement des Macédoniens pour lui; il était blessé qu'il se formât de son vivant une cour rivale de la sienne. [8] De son côté, le jeune prince était revenu de Rome avec une trop haute idée de lui-même; il était fier des égards que lui avaient témoignés les sénateurs en lui accordant ce qu'ils avaient refusé à son père, [9] et se prévalait à tout propos de cette faveur. Mais si cette circonstance augmentait sa considération dans l'esprit du peuple, elle ne fit qu'accroître la jalousie de Persée et même de Philippe, [10] surtout après l'arrivée de nouveaux ambassadeurs, lorsque le roi se vit forcé d'évacuer la Thrace, de rappeler ses garnisons et de subir d'autres conditions rigoureuses en vertu, soit de la décision des premiers commissaires, soit des nouveaux ordres du sénat. [11] Il était d'autant plus irrité que Démétrius se montrait en quelque sorte plus empressé auprès des ambassadeurs qu'auprès de lui-même. Mais, tout en déplorant cette conduite, tout en gémissant sur son fils, il se soumettait ponctuellement aux exigences des Romains pour ne pas leur fournir un prétexte de lui déclarer la guerre sur-le-champ. [12] Voulant même éloigner tout soupçon sur ses projets, il conduisit son armée au coeur de la Thrace, contre les Odryses, les Dentheletes et les Besses. [13] Il s'empara de la ville de Philippopolis que les habitants avaient abandonnée pour se réfugier avec leurs familles dans les montagnes voisines, et força les barbares de la plaine, en ravageant leur territoire, à faire leur soumission. [14] Laissant ensuite à Philippopolis une garnison, que les Odryses en chassèrent bientôt, il s'occupa de fonder une ville dans la Deuriope, [15] contrée de la Péonie, près du fleuve Érigon, qui prend sa source en lllyrie, traverse la Péonie et va se jeter dans l'Axius. Ce fut non loin de l'ancienne Stobis, qu'il construisit sa ville nouvelle;[16] il lui donna le nom de Perséis en l'honneur de son fils aîné.

[54] [1] Cependant les consuls partirent pour leurs provinces. [2] Marcellus dépêcha en avant un courrier pour porter au proconsul L. Porcius l'ordre de faire marcher ses légions sur la nouvelle ville des Gaulois. [3] Ces barbares se soumirent à l'arrivée du consul; ils étaient au nombre de douze mille, armés pour la plupart de tout ce qu'ils avaient pu enlever dans les campagnes. [4] Ce ne fut pas sans peine qu'on parvint à leur faire livrer ces armes ainsi que tous les autres effets qu'ils s'étaient procurés par le pillage ou qu'ils avaient apportés avec eux. Ils envoyèrent à Rome une députation pour se plaindre de cette violence. [5] Les Gaulois furent présentés au sénat par le préteur C. Valérius. Ils exposèrent que l'excès de la population en Gaule, le manque de terres et la disette les avaient forcés à franchir les Alpes pour chercher ailleurs un établissement; qu'ayant trouvé un lieu désert et inculte, ils s'y étaient fixés sans faire tort à personne; [6] qu'ils avaient même commencé la construction d'une ville, preuve suffisante qu'ils n'avaient aucune intention hostile ni contre les cités, ni contre les terres du voisinage; que tout récemment M. Claudius les avait fait sommer de se rendre, s'ils voulaient éviter la guerre, [7] et que préférant une paix, sinon glorieuse, du moins certaine aux chances incertaines des batailles, ils s'étaient mis sous la protection plutôt que sous la puissance du peuple romain; [8] que peu de jours après, ayant reçu l'ordre d'abandonner leur ville et leur territoire, ils s'étaient résignés à partir sans bruit pour chercher un autre asile; mais qu'alors on leur avait enlevé et leurs armes et tout ce qu'ils emportaient ou emmenaient avec eux. [9] Ils conjuraient donc le sénat et le peuple romain de ne pas traiter plus rigoureusement que leurs ennemis des hommes inoffensifs et soumis. [10] Le sénat leur fit répondre qu'ils avaient eu tort de venir en Italie, et de bâtir une ville sur le terrain d'autrui, sans l'autorisation du magistrat romain qui commandait dans cette province; mais qu'on n'approuvait pas la spoliation dont ils se plaignaient, [11] et qu'on ferait partir avec eux des commissaires, pour enjoindre au consul de leur rendre tout ce qui leur appartenait, à condition qu'ils retourneraient dans leur patrie, et pour aller aussitôt après dans la Gaule transalpine, signifier aux peuples de cette contrée qu'ils eussent à empêcher ces émigrations; [12] car les Alpes s'élevaient entre eux et l'Italie comme une barrière presque insurmontable, et il leur en coûterait aussi cher de les franchir qu'il en avait coûté à ceux qui les premiers avaient osé le faire. [13] Les commissaires désignés furent L. Furius Purpurio, Q. Minucius et L. Manlius Acidinus. Les Gaulois, après avoir obtenu la restitution de tout ce qu'ils possédaient d'une manière légitime, s'éloignèrent de l'Italie.

[55] [1] Les peuples de la Transalpine firent une réponse gracieuse aux ambassadeurs romains. Les anciens blâmèrent même la douceur excessive du sénat [2] envers des misérables, qui, après avoir quitté leur patrie sans autorisation, avaient usurpé des terres dépendantes de l'empire romain et bâti une ville sur le sol d'autrui. [3] « Au lieu de les renvoyer impunis, disaient-ils, on aurait dû leur faire expier sévèrement leur témérité. Mais il était à craindre qu'en poussant l'indulgence jusqu'à leur rendre leurs effets on n'eût encouragé de pareilles entreprises pour l'avenir. » [4] Les Gaulois ne se bornèrent pas à cet accueil; ils comblèrent les envoyés de présents. Le consul M. Claudius, après le départ des Gaulois, avait conçu le projet de porter la guerre en Histrie; il écrivit au sénat pour obtenir la permission d'entrer dans cette province avec ses légions; [5] on ne l'y autorisa pas. Il était question d'établir une colonie dans la ville d'Aquilée; mais on ne savait pas encore si on la composerait de Latins ou de citoyens romains. Les sénateurs se décidèrent enfin pour une colonie latine. [6] On nomma triumvirs à cet effet P. Scipion Nasica, C. Flaminius et M. Manlius Acidinus. [7] La même année, on établit à Mutine et à Parme des colonies de citoyens romains, composées chacune de deux mille hommes; on leur distribua des terres qui avaient appartenu aux Boïens et avant eux aux Étrusques; les colons de Parme eurent chacun huit arpents, ceux de Mutine cinq. [8] Les triumvirs chargés de cet établissement furent M. Aemilius Lépidus, T. Aebutius Carus et L. Quinctius Crispinus. [9] Enfin une autre colonie de citoyens romains fut établie à Saturnie, dans le territoire de Calétra, par les triumvirs Q. Fabius Labéo, C. Afranius Stellio et Ti. Sempronius Gracchus. Chaque colon reçut dix arpents.

[56] [1] La même année, le proconsul A. Térentius remporta plusieurs victoires sur les Celtibères près des rives de l'Èbre, sur le territoire des Ausétans, et leur enleva quelques places fortes. [2] L'Espagne ultérieure fut en paix; le proconsul P. Sempronius était condamné au repos par une longue maladie, et les Lusitaniens, voyant qu'on ne les attaquait pas, restèrent fort heureusement tranquilles. [3] En Ligurie, le consul Q. Fabius ne se signala non plus par aucun exploit. M. Marcellus rappelé d'Histrie, licencia son armée et revint à Rome pour présider les comices. [4] Il proclama consuls Cn. Baebius Tamphilus et L. Aemilius Paulus. Ce dernier avait été édile curule avec M. Aemilius Lépidus, qui était parvenu au consulat cinq ans auparavant, après avoir échoué deux fois dans sa candidature. [5] On choisit ensuite pour préteurs Q. Fulvius Flaccus, M. Valérius Laevinus, P. Manlius pour la seconde fois, M. Ogulnius Gallus, L. Cécilius Denter et C. Térentius Istra. [6] Il y eut à la fin de l'année des supplications à l'occasion de prodiges. On croyait qu'il était tombé pendant deux jours une pluie de sang sur la place de la Concorde, et on avait appris que, non loin de la Sicile, avait surgi de la mer une île nouvelle. [7] C'est à cette année que Valérius Antias rapporte la mort d'Hannibal; suivant lui, les ambassadeurs envoyés à la cour de Prusias pour cet objet furent, indépendamment de T. Quinctius Flamininus, dont l'intervention dans cette affaire est hors de doute, L. Scipion l'Asiatique et P. Scipion Nasica.

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