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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXX



 

 

 

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137 LIVRE TRENTIÈME.

SOMMAIRE. — Succès de Scipion en Afrique. Ce général, avec le secours de Masinissa, remporte plusieurs victoires sur Syphax et les Numides. Il force deux camps ennemis; quarante mille hommes y périssent par le fer et le feu. —Syphax est fait prisonnier par Lélius et Masinissa. —Sophonisbe, fille d'Asdrubal et femme du roi numide, tombe au pouvoir de Masinissa, qu'une passion violente porte à l'épouser. — Scipion blâme cet hymen précipité. — Masinissa envoie du poison à son épouse, qui se donne la mort. — Les victoires de Scipion forcent les Carthaginois, réduits au désespoir, à rappeler Annibal d'Italie.— Il en sort après seize ans de possession, repasse en Afrique; et, dans une conférence avec Scipion, tente en vain de l'engager à la paix; on ne peut s'accorder sur les conditions; il livre une bataille où il est vaincu. — Gisgon s'oppose à la paix. — Annibal l'arrache de la tribune, s'excuse de cette violence sur l'intérêt qu'il prend aux malheurs de sa patrie, et détermine ses compatriotes à demander la paix; elle leur est accordée. — Magon, blessé dans un combat contre les Romains, sur les terres des Insubriens, meurt de sa blessure en retournant en Afrique, où il était rappelé. — Masinissa rentre en possession de ses états. — Retour et triomphe mémorable de Scipion. — Q. Térentius Culéo suit à pied son char dans le costume d'affranchi. — Scipion doit le surnom d'Africain à l'enthousiasme de ses soldats et à la faveur du peuple. — Il est le premier général romain qui prenne son surnom d'une nation vaincue.

I. Cn. Servilius Cépion et C. Servius Géminius, promus au consulat, la seizième année de la guerre punique, consultèrent le sénat sur les affaires publiques, la guerre et le partage des provinces. On fut d'avis que les consuls s'entendraient ou tireraient au sort, pour savoir lequel irait chez les Bruttiens tenir tête à Annibal, lequel aurait l'Étrurie et les Liguriens: celui qui serait désigné pour le Bruttium devait prendre l'armée de P. Sempronius. Sempronius, continué pour un an dans son commandement proconsulaire, remplacerait Licinius, lequel reviendrait à Rome. Licinius s'était montré habile général, indépendamment de toutes les autres qualités qui le plaçaient au-dessus de tous ses concitoyens; la nature et la fortune l'avaient comblé de leurs dons. Noble et riche tout à la fois, il était d'une force et d'une beauté remarquables; il passait pour très éloquent, soit qu'il fallût plaider une cause, soit qu'il fallût soutenir ou combattre un avis dans le sénat et devant le peuple; il connaissait à fond le droit pontifical. À tant de gloire l'exercice du consulat vint ajouter la gloire militaire. Les dispositions prises pour le Bruttium furent appliquées à l'Étrurie et aux Liguriens. M. Cornélius eut ordre de remettre son armée au nouveau consul: continué lui-même dans son commandement, il occuperait la province de Gaule avec les légions qui avaient, l'année précédente, obéi au préteur L. Scribonius. Puis on tira au sort les provinces: Cépion eut le Bruttium; Servilius Géminus l'Étrurie. Les provinces des préteurs furent également soumises au tirage, et le sort donna la juridiction de la ville à Pétus Élius, la Sardaigne à 138 P. Lentulus, la Sicile à P. Villius, Ariminum et les deux légions de Lucrétius Spurius à Quinctilius Varus. Lucrétius fut également continué dans son commandement, avec la mission de rebâtir Gênes, détruite par le Carthaginois Magon. Scipion fut prorogé, sans qu'on fixât d'autre terme à son commandement que l'achèvement de son œuvre, c'est-à-dire la fin de la guerre d'Afrique. On décréta une supplication à l'occasion de son passage en Afrique, afin que son entreprise tournât à l'avantage du peuple romain, du général et de son armée.

II. On fit, pour la Sicile, une levée de trois mille hommes; l'élite des troupes de cette province avait été transportée en Afrique. Dans la crainte qu'une flotte carthaginoise ne vînt y faire une descente, on avait affecté quarante vaisseaux à la garde de ses côtes. Treize vaisseaux neufs y furent conduits par Villius; les autres, qui étaient vieux, furent radoubés dans le pays. Cette flotte fut mise sous les ordres de M. Pomponius, préteur de l'année précédente qui fut continué dans son commandement; il embarqua les recrues arrivées d'Italie. Pareil nombre de vaisseaux fut confié, par décret du sénat, à Cn. Octavius, qui était aussi préteur de l'année précédente, et qui fut investi des mêmes pouvoirs: on le chargea de défendre les côtes de Sardaigne. Le préteur Lentulus eut ordre de lui fournir deux mille hommes d'embarcation. Pour la côte d'Italie, comme on ne savait sur quel point les Carthaginois dirigeraient leur flotte, et qu'on était porté à craindre pour tous les points qui resteraient dégarnis de troupes, ou désigna Cn. Marcius, préteur de l'année précédente, pour la protéger avec le même nombre de vaisseaux. D'après un décret du sénat, les consuls levèrent trois mille hommes pour l'armement de cette flotte, et deux légions urbaines pour les cas imprévus. Les Espagnes furent conservées avec les mêmes armées et le même commandement aux anciens généraux, L. Lentulus et L. Manlius Acidinus. Ainsi vingt légions et cent soixante vaisseaux longs formèrent cette année le montant des forces romaines. Les préteurs reçurent l'ordre de se rendre dans leurs provinces. On enjoignit aux consuls de faire célébrer, avant leur départ de la ville, les grands jeux dont T. Manlius Torquatus, pendant sa dictature, avait voué la célébration au bout de cinq ans, si la république se maintenait dans le même état. On était tourmenté de nouveaux scrupules religieux à l'occasion de prodiges arrivés en divers lieux. On prétendait que, dans le Capitole, des corbeaux avaient non seulement déchiré de leur bec, mais mangé de l'or; à Antium, des rats avaient rongé une couronne d'or; aux environs de Capoue, une nuée de sauterelles s'était abattue sur la campagne sans qu'on pût déterminer d'où elles étaient venues; à Réate, il était né un poulain avec cinq jambes; à Anagnie, on avait vu dans le ciel des feux d'abord épars qui s'étaient réunis ensuite en un météore immense; à Frusinone, ce fut d'abord un arc qui avait décrit autour du soleil un cercle peu étendu, puis ce cercle lui-même avait été enfermé dans l'orbe agrandi de cet astre; à Arpinum, la terre s'était affaissée au milieu d'une plaine et avait ouvert un vaste gouffre. L'un 139 des deux consuls, à la première victime qu'il avait immolée, avait trouvé un foie sans tête. Pour expier ces prodiges on sacrifia les grandes victimes: le collège des pontifes désigna les dieux auxquels on les devait offrir.

III. Toutes ces mesures arrêtées, les consuls et les préteurs partirent pour leurs provinces: tous néanmoins s'occupaient de l'Afrique, comme si elle eût été leur partage, soit parce qu'ils voyaient les intérêts publics et la guerre se concentrer sur ce point, soit pour faire leur cour à Scipion, sur qui tous les regards étaient alors tournés. Ainsi ce n'était pas uniquement de Sardaigne, comme on l'a déjà dit, mais de Sicile aussi et d'Espagne qu'on lui expédiait des habillements, des grains (des armes même lui furent envoyées de Sicile), enfin des approvisionnements de toute espèce. Scipion, de son côté, n'avait pas interrompu un seul instant pendant l'hiver les opérations militaires qu'il avait commencées sur plusieurs points à la fois autour de lui. Il assiégeait Utique; il avait devant lui le camp d'Asdrubal. Les Carthaginois avaient mis leurs vaisseaux en mer; leur flotte était tout équipée, toute préparée pour intercepter ses convois. Au milieu de ces embarras, il n'avait pas renoncé à l'espoir de regagner l'amitié de Syphax, si toutefois une longue possession l'avait blasé sur la tendresse qu'il portait à sa femme. Syphax offrait sa médiation pour la paix, en prenant pour base l'évacuation de l'Afrique par les Romains, de l'Italie par les Carthaginois; mais on ne pouvait compter sur sa défection en cas de guerre. Je serais disposé à croire que cette intrigue fut menée par correspondance (et c'est le sentiment de la plupart des auteurs), au lieu d'admettre, avec Valérius d'Antium, que Syphax se soit rendu de sa personne au camp romain pour une entrevue. D'abord, le général romain voulut à peine entendre l'exposé de ces conditions. Ensuite, pour ménager à ses soldats un prétexte plausible de communication avec le camp des Carthaginois, il se montra moins intraitable, et laissa entrevoir l'espérance qu'après bien des démarches de part et d'autre on finirait par s'entendre. Les quartiers d'hiver des Carthaginois, construits de matériaux ramassés sans choix dans les campagnes, étaient presque entièrement en bois. Les Numides surtout, sans autre abri, pour la plupart, que des cabanes de jonc et de nattes, s'étaient logés çà et là en désordre, quelques-uns même en dehors du fossé et du retranchement, comme s'ils n'avaient reçu aucun ordre pour le choix des lieux. Scipion, informé de ces circonstances, avait conçu l'espoir d'incendier à la première occasion les quartiers de l'ennemi.

IV. Avec les agents qu'il dépêchait à Syphax, Scipion envoyait aussi, comme gens à la suite, et sous le déguisement d'esclaves, ceux de ses principaux officiers dont il connaissait la valeur et la prudence; ils profitaient du temps de l'entrevue pour se répandre dans le camp de côté et d'autre et pour examiner les entrées et les issues, l'assiette et la configuration du camp dans ses détails aussi bien que dans son ensemble, les quartiers des Carthaginois et ceux des Numides, l'intervalle qui séparait le camp d'Hasdrubal de celui du roi, la manière d'être des postes et des sentinelles, pour s'assurer enfin si la nuit ou le jour serait plus convenable pour une surprise. Grâce à la fréquence des entrevues, c'était, à dessein, tantôt l'un, tan- 140 tôt l'autre qu'il envoyait, afin de donner à un plus de nombre de Romains la connaissance de tous ces détails. Quand, après bien des pourparlers, Syphax et, par son entremise, les Carthaginois eurent été amenés à croire de plus en plus à la paix, les envoyés romains déclarent

« qu'ils ont ordre de ne revenir auprès de leur général qu'avec une réponse définitive. Soit donc que le roi eût pris son parti, soit qu'il eût encore à consulter Hasdrubal et les Carthaginois, il fallait se hâter. Le temps était venu, ou de conclure la paix, ou de continuer la guerre à outrance. »

Tandis que Syphax consultait Hasdrubal et Hasdrubal les Carthaginois, les espions eurent le temps de tout voir, et Scipion de faire tous les préparatifs que ses projets exigeaient. D'ailleurs on parlait tant de la paix et on l'espérait si bien, que les Carthaginois et le Numide négligeaient toute précaution contre les entreprises de l'ennemi. Enfin la réponse arriva; mais, comme on croyait le général romain très impatient d'obtenir la paix, on y avait introduit des clauses rigoureuses, qui vinrent fort à propos fournir à Scipion le prétexte qu'il cherchait pour rompre la trêve. Il fit savoir à l'envoyé du roi qu'il en référerait au conseil, et le lendemain il lui répondit

« que lui seul avait été pour la paix, et que, malgré ses efforts, tous les autres l'avaient repoussée. L'envoyé pouvait donc annoncer qu'il n'y avait de paix à, espérer pour Syphax avec les Romains que s'il se séparait des Carthaginois. »

Il rompit ainsi la trêve, afin de pouvoir sans scrupule poursuivre l'exécution de ses projets. Le printemps commençant, il remit ses vaisseaux à flot, embarqua ses machines et ses équipages de siège, comme s'il allait donner l'assaut à Utique du côté de la mer, et envoya deux mille hommes s'emparer d'une hauteur qui dominait la place, et qu'il avait déjà occupée: il voulait, d'une part, détourner, en la portant ailleurs, l'attention de l'ennemi de l'opération qu'il méditait, et, d'autre part, prévenir toute sortie, toute attaque qui pourrait, pendant sa marche contre Syphax et Hasdrubal, être dirigée de la ville sur son camp dont il laissait la garde à un faible corps de troupes.

V. Ces mesures prises, Scipion assembla son conseil, recueillit les renseignements des éclaireurs et ceux de Masinissa, qui connaissait le fort et le faible des ennemis, puis il annonça lui-même son dessein pour la nuit suivante. Les tribuns devaient, au premier signal donné à l'issue du conseil, faire sortir les légions du camp. Conformément à cet ordre, on commença, vers le coucher du soleil, à lever les enseignes; vers la première veille, les colonnes étaient déployées; on arriva vers minuit au camp ennemi, sans avoir forcé la marche, car on n'avait que sept milles à faire. Scipion plaça sous les ordres de Lélius une partie des troupes et Masinissa avec ses Numides, et leur enjoignit d'assaillir le camp de Syphax et d'y mettre le feu. Puis, prenant à part Lélius et Masinissa, chacun séparément, il les conjura

« de suppléer par leur zèle et leur activité aux mesures de prudence que la nuit rendait impossibles. Il se chargeait, lui, d'attaquer Hasdrubal et le camp des Carthaginois. Mais il ne commencerait que quand il aurait vu celui du 141 roi en feu. »

Il n'attendit pas longtemps: à peine la flamme eut-elle pris aux premières cabanes, qu'elle gagna bientôt les suivantes, et, se communiquant de proche en proche, étendit ses ravages dans tout le camp. Ce fut une alarme telle que devait la produire un incendie nocturne se répandant sur un si vaste espace; les barbares crurent qu'il était l'effet du hasard et non d'une attaque de l'ennemi; ils sortirent sans armes pour l'éteindre, et se trouvèrent en face d'ennemis armés, surtout des Numides que Masinissa, grâce à la connaissance qu'il avait des lieux, avait postés habilement aux issues des chemins. Les uns, surpris dans leurs lits au milieu de leur sommeil, furent dévorés par les flammes; les autres, dans la précipitation de la fuite, tombèrent les uns sur les autres au passage trop étroit des portes et y furent écrasés.

VI. À l'aspect de la flamme qui brillait, les sentinelles carthaginoises d'abord, puis leurs compagnons, réveillés par cette alerte nocturne, partagèrent l'erreur des Numides et crurent que le feu avait pris de lui-même. Les cris que poussaient les blessés et. les mourants avaient-ils pour cause un assaut de nuit: on l'ignorait, et cette incertitude empêchait de s'assurer de la vérité. Les Carthaginois se précipitèrent donc sans armes, ne songeant pas à rencontrer l'ennemi et sortirent chacun de son côté par la porte la plus voisine, n'emportant que les objets propres à éteindre un incendie; ils vinrent se heurter contre les troupes romaines. On les tua tous par haine nationale, et plus encore par crainte de laisser échapper quelqu'un qui répandît l'alarme. Scipion se rendit aussitôt maître des portes, qui n'étaient point gardées, tant le découragement avait été grand, et fit mettre le feu aux cabanes les plus rapprochées. La flamme dispersée, d'abord, brilla çà et là sur plusieurs points; puis elle s'étendit de cabane en cabane, et bientôt tout le camp devint la proie d'un seul et vaste incendie. Les hommes, les animaux à demi brûlés s'enfuirent pêle-mêle, et leurs cadavres entassés encombrèrent les portes. Ceux que le feu n'avait pas consumés tombèrent sous le fer, et le même désastre anéantit les deux camps. Cependant les deux chefs parvinrent à s'échapper, n'ayant plus avec eux, de tant de milliers de combattants, que deux mille hommes d'infanterie et cinq cents de cavalerie, presque désarmés et pour la plupart blessés et mutilés par la flamme. Quarante mille hommes furent massacrés ou brûlés; plus de cinq mille faits prisonniers; de ce nombre furent plusieurs nobles Carthaginois et onze sénateurs; cent soixante-quatorze étendards, plus de deux mille sept cents chevaux numides et six éléphants furent pris; huit furent tués ou brûlés; une grande quantité d'armes tombèrent en possession des vainqueurs. Le général en fit une offrande à Vulcain et les brûla toutes.

VII. Hasdrubal, fuyant avec une poignée d'Africains, avait gagné la ville la plus voisine, et tous les débris de son armée, suivant les traces de leur général, l'y avaient rejoint; mais la crainte que la ville ne fût livrée à Scipion le détermina à en sortir. Aussitôt les portes s'ouvrirent, les  142 Romains furent reçus par les habitants, et ne les traitèrent pas en ennemis, la soumission ayant été volontaire. Deux autres villes furent ensuite prises et pillées; on en abandonna le butin aux soldats avec celui qu'on avait sauvé de l'embrasement des deux camps. Syphax trouva à huit milles de là un fort où il s'enferma. Hasdrubal se rendit à Carthage, afin d'empêcher que l'effroi de ce récent désastre ne fît prendre que des mesures peu énergiques. La consternation y fut en effet si grande d'abord, qu'on se persuada que Scipion laisserait Utique pour venir sur-le-champ mettre le siège devant Carthage. Le sénat fut convoqué par les suffètes, qui avaient à Carthage la même autorité que nos consuls. Trois avis y furent ouverts: l'un proposait une ambassade à Scipion pour traiter de la paix; l'autre rappelait Annibal pour sauver la patrie de cette guerre d'extermination; le troisième, digne de la constance de Rome dans l'adversité, voulait qu'on formât une nouvelle armée et qu'on pressât Syphax de ne point renoncer à combattre. Grâce à la présence d'Hasdrubal et à la préférence de toute la faction Barcine pour la guerre, ce fut ce dernier avis qui l'emporta. On commença donc des levées dans la ville et dans la campagne, et on envoya des députés à Syphax, qui faisait lui-même les plus actives dispositions pour recommencer la guerre. Sa femme l'avait gagné, non plus seulement par des caresses, armes déjà si puissantes sur le cœur d'un époux passionné, mais en le suppliant et en excitant sa pitié. Elle l'avait conjuré, les yeux pleins de larmes, de ne pas trahir son père et sa patrie, et de ne point souffrir que les flammes, qui avaient dévoré son camp, anéantissent aussi Carthage. Les envoyés firent aussi valoir un secours que la fortune leur offrait à propos: ils avaient rencontré près de la ville d'Abba quatre mille Celtibériens, soudoyés en Espagne par leurs recruteurs, et qui étaient d'excellentes troupes; au premier jour, ajoutaient-ils, Asdrubal lui-même allait arriver avec des forces assez imposantes. Syphax ne se borna point à recevoir les envoyés avec bienveillance: il leur montra une multitude de paysans numides, auxquels il avait donné naguère des armes et des chevaux, et il leur assura qu'il mettrait sur pied toute la jeunesse de son royaume.

« C'était au feu et non à l'ennemi qu'ils devaient leur désastre: on n'avait le dessous à la guerre que quand on était vaincu en combattant. »

Telle fut sa réponse aux envoyés. Peu de jours après, Hasdrubal et Syphax firent leur jonction: ils eurent ainsi une armée d'environ trente mille hommes.

VIII. Scipion, qui croyait en avoir fini avec Syphax et les Carthaginois, s'occupait du siège d'Utique, et approchait déjà les machines des murs, lorsqu'il en fut détourné par la nouvelle que la guerre recommençait. Il laissa donc quelques troupes pour continuer seulement les apparences d'un siège sur terre et sur mer, et marcha lui-même contre les ennemis avec l'élite de son armée. Il prit d'abord position sur une hauteur à quatre milles environ du camp de Syphax; le lendemain, il descendit, avec sa cavalerie, dans les grandes plaines (c'est ainsi qu'on nomme la campagne située au pied de cette éminence), et il passa la journée à courir jusqu'aux postes des 143 ennemis, et à le provoquer par ses escarmouches. Les deux jours suivants on se chargea de part et d'autre, sans que ces mêlées produisissent rien de remarquable; le quatrième jour, les deux armées se présentèrent en bataille. Le général romain plaça les princes derrière les hastats, qui formaient le premier rang, et les triaires à la réserve: il mit la cavalerie italienne à l'aile droite, à la gauche Masinissa et ses Numides. Syphax et Hasdrubal opposèrent leurs Numides à la cavalerie italienne, les Carthaginois à Masinissa, et ils appelèrent les Celtibériens au centre, vis-à-vis des légions. Ce fut dans cet ordre qu'ils en vinrent aux mains. Le premier choc suffit pour mettre en déroute les deux ailes de l'ennemi, Numides et Carthaginois; ces Numides, pour la plupart tirés de la charrue, ne purent résister à la cavalerie romaine, ni les Carthaginois, tout nouvellement enrôlés aussi, à Masinissa, que le souvenir de sa récente victoire rendait encore plus terrible. Restait, mais dégarnie de ses deux ailes, la colonne celtibérienne: la fuite ne leur offrait aucune chance de salut dans ce pays qu'ils ne connaissaient pas; et ils n'avaient pas de grâce à espérer de Scipion, l'ayant si mal récompensé de ses bienfaits envers eux et leur nation, en venant, à titre de mercenaires, l'attaquer en Afrique. Enveloppés de tous côtés par l'ennemi, ils tombèrent les uns sur les autres et se firent tuer tous à leur poste. En attirant ainsi sur eux les efforts de toute l'armée, ils assurèrent la fuite de Syphax et d'Hasdrubal, et leur donnèrent le temps de prendre l'avance. Les vainqueurs étaient plus las de tuer que de se battre, quand la nuit les surprit.

IX. Le lendemain Scipion envoya Lélius et Masinissa, avec toute la cavalerie romaine et numide et les troupes légères, à la poursuite de Syphax et d'Hasdrubal. Lui-même, avec le gros de l'armée, se présenta devant les villes voisines qui obéissaient toutes aux Carthaginois, et les soumit, soit par des promesses, soit par la crainte, soit enfin par la force. Carthage était en proie à de vives terreurs; cette promenade triomphante de Scipion et la soumission rapide de tout le pays d'alentour faisaient croire qu'il paraîtrait tout à coup devant Carthage elle-même. On répara donc ses murs, on y ajouta des fortifications, et chacun à l'envi fit venir des champs les provisions nécessaires pour soutenir un long siège. Rarement on parlait de la paix, souvent il était question d'envoyer une ambassade pour rappeler Annibal. La plupart voulaient que la flotte, armée dans le but d'intercepter les convois, fût envoyée pour surprendre l'escadre qui stationnait à Utique et n'était point sur ses gardes; peut-être même détruirait-on le camp naval, où l'on n'avait laissé qu'un petit nombre de défenseurs. Ce fut le parti qu'on adopta de préférence; mais on décida aussi d'envoyer une ambassade à Annibal. Car la flotte, eût-elle le plus beau succès, ne pourrait que faire lever en partie le siège d'Utique; pour la défense de Carthage elle-même, il ne restait plus d'autre capitaine qu'Annibal, d'autre armée que celle d'Annibal. Le lendemain donc, on mit les vaisseaux à flot, et les envoyés partirent pour 144 l'Italie; la situation critique où l'on se trouvait faisait agir avec précipitation, et chaque citoyen croyait, par la moindre lenteur, compromettre le salut de la patrie. Scipion, qui traînait une armée déjà embarrassée des dépouilles de plusieurs villes, envoya les prisonniers et le reste du butin à son ancien camp d'Utique, et tournant toutes ses vues sur Carthage, se rendit maître de Tunis, dont la garnison avait pris la fuite. C'est une place, à quinze milles environ de Carthage, que les travaux de l'homme et la main de la nature ont également fortifiée; on la voit de Carthage, et de ses remparts on aperçoit aussi Carthage et toute la mer qui l'environne.

X. Ce fut de là que les Romains, au moment où ils établissaient leurs retranchements, aperçurent la flotte ennemie qui se dirigeait de Carthage sur Utique. Aussitôt le travail fut interrompu, l'ordre fut donné de se mettre en marche, et l'on enleva les enseignes à la hâte: les vaisseaux tournés du côté de terre et occupés du siège, tout à fait impropres, d'ailleurs, à un combat naval, pouvaient être anéantis. Comment, en effet, eût-on résisté à une flotte agile, pourvue de tous ses agrès et armée en guerre, avec des vaisseaux chargés de machines et de catapultes, ou transformés en bâtiments de transport, ou bien mouillés assez près des murs pour servir de ponts et de chaussée en cas d'escalade? Scipion dérogea donc à l'usage adopté pour les combats de mer; les vaisseaux éperonnés, qui pouvaient protéger les autres, furent placés à l'arrière-garde près de terre; les vaisseaux de charge sur quatre rangs formèrent un rempart en face de l'ennemi; et, pour qu'au milieu de la mêlée leur ordre de bataille ne fût point rompu, il les unit au moyen de mâts et de vergues qui traversaient de l'un à l'autre, et de gros câbles qui en formaient comme un tout indissoluble. Puis il les couvrit d'un plancher, afin d'établir les communications sur toute la ligne; sous ces ponts il ménagea des intervalles pour permettre aux barques d'éclaireurs de s'avancer vers l'ennemi et pour assurer leur retraite. Ces dispositions faites à la hâte, comme la circonstance l'exigeait, il choisit environ mille hommes qu'il fit transporter sur les bâtiments de transport; on entassa à bord des armes, surtout des projectiles, en quantité suffisante pour qu'on n'en manquât point, quelle que fût la durée du combat. Ainsi préparés et sur leurs gardes, les Romains attendirent l'arrivée de l'ennemi. Les Carthaginois, en usant de célérité, auraient pu surprendre la flotte romaine dans le désordre et la confusion et l'écraser du premier choc; mais, tout effrayés encore de leurs défaites sur terre, ils avaient même perdu toute leur confiance dans leur marine, qui faisait leur force; ils perdirent un jour entier par la lenteur de leur mouvement, et n'abordèrent que vers le coucher du soleil au port appelé Ruscinon par les Africains. Le lendemain, au lever du soleil, ils allèrent se mettre en bataille en pleine mer, comme s'ils s'attendaient à soutenir un combat en règle et à voir les Romains s'avancer à leur rencontre. Après avoir longtemps conservé leur position, voyant que l'ennemi ne faisait aucun mouvement, ils se déci- 145 dèrent à attaquer les bâtiments de transport. Ce ne fut pas comme un combat naval; on eût dit plutôt un assaut livré à des murs par une flotte. Les bâtiments de transport étaient un peu plus élevés que les vaisseaux éperonnés des Carthaginois; ceux-ci visaient de haut en bas, et la plupart de leurs traits ne pouvaient atteindre au-dessus d'eux; ceux des Romains, lancés du haut de leurs bâtiments de transport, tombaient plus lourdement et avaient, par leur poids même, plus de force. Cependant les barques d'éclaireurs et les esquifs légers qui s'échappaient par les intervalles ménagés sous les ponts, furent d'abord écrasés par le choc seul et la vaste dimension des navires éperonnés; ils gênèrent même les soldats romains et les obligèrent souvent, en se mêlant aux vaisseaux ennemis, à retenir leurs coups, dans la crainte de frapper leurs compagnons au lieu des Carthaginois. Enfin ceux-ci lancèrent de leurs vaisseaux sur ceux des Romains des madriers garnis de crochets en fer qu'on appelle harpons. Comme les Romains ne pouvaient couper les harpons ni les chaînes auxquelles on les avait suspendus pour les lancer, on voyait chaque navire éperonné, qui s'accrochait par l'arrière à un bâtiment de transport, l'entraîner à la remorque et, rompant les liens qui les unissaient entre eux, emporter en même temps une file de plusieurs vaisseaux. Par ce moyen tous les ponts furent mis en pièces, et les soldats eurent à peine le temps de sauter sur le second rang de navires. Six bâtiments de transport à peu près furent remorqués jusqu'à Carthage. Cette capture y causa plus de joie qu'elle ne méritait; mais on y fut d'autant plus sensible, qu'au milieu d'une continuité d'échecs et de désastres, c'était la seule lueur inespérée de bonheur qu'on eût vu briller. Cet événement prouvait d'ailleurs que la flotte romaine aurait pu être détruite, si les amiraux de Carthage n'avaient pas montré trop de lenteur, et que Scipion n'eût pas à temps secouru sa flotte.

XI. Vers le même temps, Lélius et Masinissa étant arrivés en Numidie après environ quinze jours de marche; les Massyliens, sujets naturels de Masinissa, rentrèrent avec joie sous l'obéissance d'un roi qu'ils avaient longtemps regretté. Syphax, dont les lieutenants et les garnisons furent chassés, se renferma dans ses anciens états, non toutefois, pour s'y tenir en repos. Sa femme et son beau-père l'excitaient en s'adressant à son amour: il avait d'ailleurs tant d'hommes et de chevaux, que le tableau de cette puissance si longtemps florissante eût inspiré de la confiance à un prince moins barbare et moins présomptueux. Il rassembla donc tout ce qu'il avait d'hommes propres au service, leur distribua des chevaux, des armes, des traits, partagea sa cavalerie en escadrons, son infanterie en cohortes, comme le lui avaient appris autrefois des centurions romains. Avec cette armée, aussi nombreuse que celle qu'il avait eue précédemment, mais presque tout entière neuve et indisciplinée, il marcha aux ennemis et alla camper tout près d'eux. Il y eut d'abord quelques cavaliers qui s'avancèrent hors des lignes avec précaution pour faire une reconnaissance. Repoussés à coups de flèches, ils se replièrent vers leurs compagnons; puis les sorties eurent lieu des deux côtés. Ceux qui avaient le dessous 146 sentaient l'indignation s'allumer en eux et revenaient plus nombreux. C'est là ce qui rend les combats de cavalerie si animés: l'espérance grossit le nombre des vainqueurs et le ressentiment celui des vaincus. Une poignée d'hommes avait commencé l'action; bientôt toute la cavalerie des deux armées se trouva à la fois emportée par son ardeur. Tant que ce fut une simple mêlée de cavalerie, cette multitude de Massésyliens, que Syphax faisait avancer par masses, fut presque irrésistible. Mais quand l'infanterie romaine, accourant tout à coup par les passages que lui ménageaient les escadrons, eut rétabli le combat et repoussé l'ennemi qui chargeait en désordre, les Barbares hésitèrent à lancer leurs chevaux; puis ils s'arrêtèrent, déconcertés par cette tactique nouvelle pour eux; enfin ils plièrent devant l'infanterie, et ne tinrent même pas devant la cavalerie, que l'appui des fantassins enhardissait. Déjà s'approchaient les enseignes des légions; les Massésyliens ne purent soutenir ni le premier choc, ni même la simple vue des enseignes et des armes romaines: tant le souvenir de leurs précédentes défaites ou leur frayeur présente faisaient impression sur leur esprit!

XII. Syphax courut alors sur les escadrons ennemis, dans l'espoir que la honte ou son propre danger arrêterait la fuite; mais son cheval fut grièvement blessé et le jeta à terre. On entoura le roi, on se rendit maître de sa personne et on le conduisit vivant à Lélius: spectacle plus doux pour Masinissa que pour tout autre. Cirta était la capitale des états de Syphax: ce fut là que se réunirent un grand nombre de ses soldats. Dans ce combat, le carnage ne répondit pas à la victoire, parce que la cavalerie seule avait donné; il n'y eut pas plus de cinq mille hommes tués; et l'on ne porte pas à la moitié de ce nombre celui des prisonniers faits à l'attaque du camp, où les vaincus s'étaient jetés en foule, dans l'effroi que causait la perte du roi. Masinissa déclara

« qu'il n'y aurait en ce moment rien de plus beau pour lui que de revoir en vainqueur ses états héréditaires qu'il venait de recouvrer après un si long exil; mais que la bonne comme la mauvaise fortune ne permettait point de perdre un seul instant. Il pouvait, si Lélius lui laissait prendre les devants avec sa cavalerie, et Syphax chargé de fers, surprendre Cirta et l'écraser dans son trouble et son désordre. Lélius le suivrait avec son infanterie à petites journées. »

Lélius y consentit; et Masinissa, ayant paru sous les murs de Cirta, fit demander une entrevue aux principaux habitants. Ils ignoraient le sort du roi; aussi le récit de ce qui s'était passé, les menaces, la persuasion, tout fut sans effet, jusqu'au moment où on amena devant eux le roi chargé de chaînes. À cet affreux spectacle, des pleurs coulèrent de tous les yeux, et, tandis que les uns désertaient la place dans leur frayeur, les autres, avec cet empressement unanime de gens qui cherchent à fléchir leur vainqueur, se hâtèrent d'ouvrir les portes. Masinissa envoya des détachements aux portes et sur les points importants des remparts, pour fermer toute issue à ceux qui voudraient fuir, et courut au galop de son cheval s'emparer du palais. Comme il entrait sous le vestibule, il rencontra 147 sur le seuil même Sophonisbe, femme de Syphax et fille du Carthaginois Hasdrubal. Quand elle aperçut au milieu de l'escorte Masinissa, qu'il était facile de reconnaître, soit à son armure, soit à l'ensemble de son extérieur, présumant avec raison que c'était le roi, elle se jeta à ses genoux:

« Nous sommes, lui dit-elle, entièrement à votre discrétion; les Dieux, votre valeur et votre heureuse fortune en ont ainsi décidé. Mais s'il est permis à une captive d'élever une voix suppliante devant celui qui peut lui donner la vie ou la mort, s'il lui est permis d'embrasser ses genoux et de toucher sa main victorieuse, je vous prie et vous conjure au nom de cette majesté royale qui naguère nous entourait aussi, au nom de ce titre de Numide que vous partagez avec Syphax, au nom des dieux de ce palais, dont je souhaite que la protection ne vous manque pas en y entrant comme elle a manqué à Syphax lorsqu'il s'en est éloigné; accordez à mes supplications la grâce de décider vous-même du sort de votre captive, selon les inspirations de votre âme, et de m'épargner les superbes et cruels dédains d'un maître romain. Quand je ne serais que la femme de Syphax, c'en serait assez pour que j'aimasse mieux m'abandonner à la discrétion d'un Numide, d'un prince africain comme moi, qu'à celle d'un étranger et d'un inconnu. Mais que ne doit pas craindre d'un Romain une femme carthaginoise, la fille d'Hasdrubal? Vous le savez. Si vous n'avez pas en votre pouvoir d'autre moyen que la mort pour me soustraire à la dépendance des Romains, tuez-moi, je vous en supplie et vous en conjure. »

Sophonisbe était d'une rare beauté; elle avait tout l'éclat de la jeunesse. Elle baisait la main du roi, et en lui demandant sa parole qu'il ne la livrerait pas à un Romain, son langage ressemblait plus à des caresses qu'à des prières. Aussi l'âme du prince se laissa-t-elle aller à un autre sentiment que la compassion: avec cet emportement de la passion naturel aux Numides, le vainqueur s'éprit d'amour pour sa captive, lui donna sa main comme gage de la promesse qu'elle réclamait de lui, et entra dans le palais. Resté seul avec lui-même, il s'occupa des moyens de tenir sa parole, et, ne sachant décider, il n'écouta que son amour et prit une résolution aussi téméraire qu'imprudente. Il ordonna sur-le-champ de faire les préparatifs de son mariage pour le jour même, afin de ne laisser ni à Lélius ni à Scipion le droit de traiter comme captive une princesse qui serait l'épouse de Masinissa. Le mariage était accompli lorsque Lélius arriva. Loin de lui dissimuler son mécontentement, Lélius voulut d'abord arracher Sophonisbe du lit nuptial, pour l'envoyer à Scipion avec Syphax, et les autres prisonniers; puis il se laissa fléchir par les prières de Masinissa, qui le conjurait de ne pas décider quel serait celui des deux rois dont Sophonisbe suivrait la fortune, et d'en faire Scipion arbitre. II fit donc partir Syphax et les prisonniers, et, secondé par Masinissa, il reprit les autres villes de Numidie occupées encore par les garnisons de Syphax.

XIII. À la nouvelle qu'on amenait Syphax au camp, les soldats sortirent tous en foule, comme s'ils allaient assister à une pompe triomphale. C'était lui qui marchait en tête, chargé de fers; il était suivi de la troupe des nobles numides. 148 Alors ce fut à qui grandirait le plus la puissance de Syphax et la renommée de son peuple, pour relever l'importance de la victoire:

« C'était là le roi dont la majesté avait paru si imposante aux deux peuples les plus puissants du monde, aux Romains et aux Carthaginois, que le général romain, Scipion, avait quitté sa province d'Espagne et son armée, pour aller solliciter son amitié, et s'était transporté en Afrique avec deux quinquérèmes, tandis qu'Hasdrubal, général des Carthaginois, ne s'était pas contenté d'aller le trouver dans ses états, et lui avait donné sa fille en mariage: il avait eu à la fois en son pouvoir les deux généraux, celui de Carthage et celui de Rome. Si les deux partis avaient, en immolant des victimes, cherché à obtenir la protection des dieux immortels, tous deux avaient également cherché à obtenir l'amitié de Syphax. Telle avait été sa puissance que Masinissa, chassé de son royaume, s'était vu réduit à semer le bruit de sa mort et à se cacher pour sauver ses jours, vivant, comme les bêtes, dans les profondeurs des bois, du fruit de ses rapines. »

Ce fut au milieu de ces pompeux éloges de la foule que le roi fut amené au prétoire devant Scipion. Ce ne fut pas non plus sans émotion que Scipion compara la fortune, naguère brillante, de ce prince à sa fortune présente, et qu'il se rappela son hospitalité, la foi qu'ils s'étaient donnée, l'alliance publique et privée qui les avait unis. Les mêmes souvenirs donnèrent du courage à Syphax pour adresser la parole à son vainqueur. Scipion lui demandait

« quels motifs l'avaient déterminé à repousser l'alliance de Rome et même à lui déclarer la guerre sans avoir été provoqué. »

Syphax avouait qu'il avait fait une faute et commis un acte de démence, mais que ce n'avait pas été en prenant les armes contre Rome: c'était là le terme et non le début de sa folie. Son égarement, son oubli de toutes les lois de l'hospitalité, de tous les traités d'alliance, avaient commencé le jour où il avait introduit dans son palais une femme de Carthage. Le flambeau de cet hymen avait embrasé sa cour; c'était là cette furie, ce démon fatal, dont les charmes avaient séduit son cœur et perverti sa raison; cette femme n'avait eu de repos que lorsqu'elle avait mis elle-même entre les mains de son époux des armes criminelles pour attaquer un hôte et un ami. Dans sa détresse, dans cet abîme de malheurs où il était plongé, il avait au moins la consolation de voir son plus cruel ennemi introduire au sein de sa demeure et de ses pénates ce même démon, cette même furie. Masinissa ne serait pas plus sage ni plus fidèle que Syphax; sa jeunesse le rendait même plus imprudent. Il y avait, à coup sûr, plus d'irréflexion et de folie dans la manière dont il avait épousé Sophonisbe. »

XIV. Ce discours où perçait non seulement la haine d'un ennemi, mais la jalousie d'un amant qui voit sa maîtresse au pouvoir de son rival, fit une grande impression sur l'esprit de Scipion. Ce qui donnait du poids aux accusations de Syphax, c'était ce mariage conclu à la hâte et pour ainsi dire au milieu des combats, sans qu'on eût consulté ni attendu Lélius; cet empressement précipité d'un homme qui, le jour même où il avait vu son ennemie entre ses mains, s'unissait à elle par 149 les nœuds de l'hymen et célébrait les fêtes nuptiales devant les pénates d'un rival. Cette conduite paraissait d'autant plus coupable à Scipion, que lui-même, jeune encore, en Espagne, s'était montré insensible aux charmes de toutes ses captives. Ces pensées l'occupaient, lorsque Lélius et Masinissa arrivèrent en sa présence. Après les avoir reçus tous deux pareillement avec les mêmes démonstrations d'amitié et les avoir comblés d'éloges en plein prétoire, il tira Masinissa à l'écart et lui dit:

« C'est sans doute parce que vous m'avez reconnu quelques qualités, Masinissa, que vous êtes venu d'abord en Espagne rechercher mon amitié, et que vous avez ensuite, en Afrique, confié et votre personne et toutes vos espérances à ma loyauté. Eh! bien, de toutes les vertus qui vous ont fait attacher du prix à mon amitié, la continence et la retenue sont celles dont je m'honore le plus. Ce sont aussi celles que je voudrais vous voir ajouter à toutes vos autres excellentes qualités, Masinissa. Non, croyez-moi, non, nous n'avons pas tant à redouter à notre âge un ennemi armé que les voluptés qui nous assiègent de toutes parts. Quand on sait mettre un frein à ses passions et les dompter par sa tempérance, on se fait plus d'honneur, on remporte une plus belle victoire que celle qui nous a livré la personne de Syphax. L'activité et la valeur que vous avez déployées loin de mes regards, je les ai citées, je me les rappelle avec plaisir; quant à vos autres actions, je les livre à vos réflexions particulières et je vous épargne une explication qui vous ferait rougir. Syphax a été vaincu et fait prisonnier sous les auspices du peuple romain. Ainsi sa personne, sa femme, ses états, ses places, leur population, enfin tout ce qui était à Syphax, est devenu la proie du peuple romain. Le roi et sa femme, ne fût-elle pas Carthaginoise et fille du général que nous voyons à la tête des ennemis, devraient être envoyés à Rome pour que le sénat et le peuple décidassent et prononçassent sur le sort d'une femme qui passe pour avoir détaché un roi de notre alliance et l'avoir poussé à la guerre tête baissée. Faites taire votre passion; n'allez pas souiller tant de vertus par un seul vice, ni perdre le mérite de tant de services par une faute plus grave encore que le motif qui vous l'a fait commettre. »

XV. Masinissa, en écoutant ce discours, sentait la rougeur lui monter au front, et même les larmes s'échapper de ses yeux:

« il se mettait, dit-il, à la discrétion du général; il le priait d'avoir égard, autant que le permettait la circonstance, à l'engagement téméraire qu'il avait contracté, lui, Masinissa, en promettant à la captive de ne la livrer à qui que ce fût; »

et, sortant du prétoire, il se retira tout confus dans sa tente. Là, sans témoin, il poussa pendant quelque temps des soupirs et des gémissements qu'il était facile d'entendre en dehors de sa tente; enfin un dernier sanglot lui échappant et comme un cri de douleur, il appela son esclave affidé, chargé de la garde du poison que les rois barbares ont l'usage de se réserver en cas de malheur, et lui ordonna d'en préparer une coupe, de la porter à Sophonisbe et de lui dire:

« que Masinissa aurait voulu remplir ses premiers engagements, comme une femme a droit de l'attendre 150 d'un époux. Mais dépouillé par une autorité supérieure du droit de disposer de son sort, il lui tenait sa seconde parole et lui épargnait le malheur de tomber vivante au pouvoir des Romains. Elle saurait en pensant au général son père, à sa patrie, aux deux rois qu'elle avait épousés, prendre une noble résolution. »

Sophonisbe écouta ce message et prit le poison des mains de l'esclave:

« J'accepte, dit-elle, ce présent de noces; et je l'accepte avec reconnaissance, si c'est là tout ce que mon époux peut faire pour sa femme. Dis-lui pourtant que la mort m'eût été plus douce, si le jour de mon hymen n'avait pas été le jour de mes funérailles. »

La fierté de ce langage ne fut pas démentie par la fermeté avec laquelle elle prit la coupe fatale et la vida sans donner aucun signe d'effroi. Quand Scipion l'apprit, il craignit que le jeune et fier Masinissa, égaré par son désespoir, ne se portât à quelque résolution violente; il le fit venir sur-le-champ et le consola; mais en même temps il lui reprocha avec douceur d'avoir réparé une imprudence par une autre imprudence et donné à cette affaire un dénouement tragique que rien ne nécessitait. Le lendemain, pour distraire l'âme du prince des émotions qui la préoccupaient, il monta sur son tribunal et fit convoquer l'assemblée. Là il donna pour la première fois à Masinissa le nom de roi, le combla d'éloges, et lui fit présent d'une couronne et d'une coupe d'or, d'une chaise curule, d'un bâton d'ivoire, d'une toge brodée et d'une tunique à palmes. Pour rehausser l'éclat de ces dons, il ajouta:

« que les Romains n'avaient point d'honneur plus grand que le triomphe, ni les triomphateurs d'ornements plus beaux que ceux dont Masinissa seul parmi tous les étrangers avait été jugé digne par le peuple romain.

Il paya ensuite un tribut d'éloges à Lélius et lui donna aussi une couronne d'or; il récompensa enfin d'autres officiers, chacun selon son mérite. Ces honneurs calmèrent l'irritation du roi et firent naître dans son cœur l'espoir prochain de s'élever sur les ruines de Syphax et de commander à toute la Numidie.

XVI. Scipion envoya Lélius à Rome avec Syphax et les autres prisonniers et fit partir en même temps les députés de Masinissa; puis il revint camper devant Tunis, et acheva les fortifications qu'il avait commencées. Les Carthaginois avaient eu un moment de fausse joie en apprenant le succès passager de leur attaque contre la flotte romaine. À la nouvelle de la prise de Syphax, sur qui ils fondaient plus d'espoir, pour ainsi dire, que sur Hasdrubal et sur leur armée, ils furent frappés de terreur; et, sans écouter davantage ceux qui conseillaient la guerre, ils envoyèrent pour demander la paix une ambassade composée des trente principaux vieillards. C'était le plus révéré de leurs conseils, et son influence était grande sur la direction du sénat lui-même. Arrivés au camp romain et au prétoire, ces députés, par manière de flatterie, et pour se conformer sans doute aux usages de leur mère patrie, se prosternèrent à terre. Leurs paroles furent aussi humbles que leur hommage était servile; ils ne se justifiaient pas; ils rejetaient les premiers torts sur Annibal et sur les partisans de cet ambitieux capitaine. Ils 151 demandaient grâce pour leur cité, que la témérité de ses habitants avaient déjà deux fois conduite à sa perte, et qui devrait son salut à la générosité de ses ennemis. 

 « Le peuple romain voulait commander à ses ennemis vaincus, et non les anéantir. Ils étaient prêts à obéir en esclaves: Scipion n'avait qu'à leur faire connaître ses ordres. »

Scipion leur répondit

« qu'il était venu en Afrique avec l'espoir de vaincre, et que ses succès lui donnaient presque la certitude de rapporter à Rome la victoire, et non la paix. Cependant, quoiqu'il eût pour ainsi dire la victoire entre les mains, il ne repoussait pas la paix; il voulait faire savoir à toutes les nations que le peuple romain n'entreprenait la guerre qu'avec justice et la terminait toujours de même. Il exigeait pour condition de paix que Carthage restituât les prisonniers, les transfuges et les déserteurs; qu'elle retirât ses armées de l'Italie et de la Gaule; qu'elle renonçât à l'Espagne; qu'elle évacuât toutes les îles qui sont entre l'Italie et l'Afrique; qu'elle livrât tous ses vaisseaux longs, à l'exception de vingt; plus cinq cent mille boisseaux de blé et trois cents mille d'orge. »

Quant à la contribution en argent qu'il imposa aux vaincus, on n'est pas d'accord sur ce point; je trouve chez quelques historiens cinq mille talents, chez d'autres cinq mille livres pesant d'argent, chez d'autres enfin une double paie pour les soldats de Scipion.

« Voilà, mes conditions, dit-il; décidez si vous voulez de la paix à ce prix; je vous accorde trois jours pour délibérer. Si vous acceptez, faites avec moi une trêve, et envoyez à Rome une ambassade pour le sénat. »

Les députés furent ainsi congédiés. À Carthage on fut d'avis de ne refuser aucune des conditions de la paix. On cherchait à gagner du temps pour qu'Annibal pût repasser en Afrique. On envoya donc une nouvelle ambassade à Scipion pour conclure la trêve, et une autre à Rome pour demander la paix: celle-ci menait avec elle, pour la forme, un petit nombre de prisonniers, de transfuges et de déserteurs, afin d'avoir moins de peine à obtenir la paix.

XVII. Plusieurs jours auparavant, Lélius arriva à Rome avec Syphax et les principaux des prisonniers numides; il rendit aux sénateurs un compte détaillé de tout ce qui s'était fait en Afrique; et son récit fut un grand sujet de joie pour le présent et d'espoir pour l'avenir. Après en avoir délibéré, les sénateurs furent d'avis d'envoyer le roi dans la prison d'Albe, et de retenir Lélius jusqu'à l'arrivée des envoyés de Carthage. On décréta quatre jours de supplications. Le préteur P. Élius congédia le sénat, réunit l'assemblée du peuple, et monta aux Rostres avec Lélius. Quand on apprit que les armées de Carthage avaient été mises en déroute, qu'un roi d'illustre nom avait été vaincu et fait prisonnier, que la Numidie tout entière avait été parcourue comme en triomphe, la multitude ne put contenir la joie secrète qui l'enivrait; elle en fit éclater les transports par des cris et par toutes les autres démonstrations de l'allégresse populaire. Aussi le préteur ordonna-t-il sur-le-champ

« que les gardiens des temples les ouvriraient tous dans toute la ville, afin que pendant la journée entière le peuple fût maître de les visiter, d'honorer les dieux et de leur rendre des actions de grâces. »

Le lendemain il introduisit les députés 152 de Masinissa dans le sénat. Ils commencèrent par féliciter l'assemblée des succès de Scipion en Afrique. Puis ils témoignèrent leur reconnaissance de ce que le général avait donné à Masinissa le titre et le pouvoir de roi, en le rétablissant sur le trône de ses pères;

« la ruine de Syphax permettrait à leur maître, sauf le bon plaisir du sénat, de régner sans crainte et sans contestations. »

Ils remercièrent ensuite les sénateurs des éloges publics et des magnifiques récompenses décernées aussi par Scipion à Masinissa.

« Ce prince avait mis tous ses soins et les mettrait encore à n'en pas être indigne. Il demandait que le titre de roi et les autres récompenses et bienfaits de Scipion lui fussent confirmés par un décret du sénat; il osait en outre, si toutefois sa prière n'était pas indiscrète, solliciter le renvoi des Numides qu'on gardait prisonniers à Rome; cette faveur lui servirait utilement dans l'esprit de ses concitoyens. »

On répondit aux députés que

« le roi devait avoir sa part dans les félicitations que méritaient les succès obtenus en Afrique; que Scipion n'avait pas outrepassé ses pouvoirs en lui décernant le titre de roi; que tout ce qu'il avait fait pour être agréable à Masinissa avait l'approbation et l'assentiment du sénat. »

On régla ensuite les présents que les députés emporteraient pour le roi. C'étaient deux saies de pourpre avec une agrafe d'or et des tuniques à laticlave, deux chevaux caparaçonnés, deux armures de cavalier avec cuirasses, des tentes et l'équipage militaire qu'il est d'usage de fournir aux consuls. Ce fut le préteur qu'on chargea de les envoyer au roi. On donna aux députés environ cinq mille as par tête, et mille aux gens de leur suite; plus deux habillements complets par député, et un à chacun des gens de leur suite et des Numides qu'on mettait en liberté pour les renvoyer au roi. Le même décret accordait aux députés des places d'honneur et tous les privilèges d'une généreuse hospitalité.

XVIII. Dans la même campagne où ces décrets furent rendus à Rome et ces succès obtenus en Afrique, le préteur Quinctilius Varus et le proconsul M. Cornélius livrèrent bataille au Carthaginois Magon, sur le territoire des Gaulois Insubriens. Les légions du préteur formaient la première ligne; Cornélius laissa les siennes à la réserve, et s'avança lui-même à cheval jusqu'aux premiers rangs. À la tête des deux ailes, le préteur et le proconsul exhortèrent leurs soldats à attaquer vigoureusement les Carthaginois. Comme les ennemis ne s'ébranlaient pas, Quinctilius dit à Cornélius:

« Le combat languit, comme vous le voyez; les ennemis qui tremblaient d'abord se sont enhardis par une résistance inespérée, et je crains que leur confiance ne se change en audace. Il faut que notre cavalerie tombe sur eux comme une tempête, si nous voulons porter le trouble et le désordre dans leurs rangs. Soutenez donc le combat en tête des premières lignes, et j'amènerai, moi, la cavalerie sur le terrain, ou bien je me chargerai de combattre ici au premier rang et vous ferez avancer contre l'ennemi la cavalerie des quatre légions. »

Le proconsul accepta le rôle que lui laisserait le choix du préteur: alors Quinctilius, avec son fils, nommé Marcus, jeune homme plein  153 d'ardeur, se porta vers les cavaliers, leur ordonna de monter à cheval, et les lança tout à coup sur l'ennemi. Au désordre produit par cette charge s'ajouta le cri formidable des légions: l'armée ennemie n'aurait pu tenir; si, au premier mouvement de la cavalerie, Magon, qui avait ses éléphants tout prêts, ne les eût fait avancer. Leurs cris aigus, leur odeur, leur aspect effarouchèrent les chevaux et rendirent vaine cette charge de cavalerie: et si, dans la mêlée, les cavaliers romains avaient l'avantage lorsqu'ils combattaient de près et pouvaient faire usage de la pique et de l'épée, en ce moment emportés bien loin par leurs chevaux qui étaient épouvantés, ils se trouvaient par leur éloignement plus exposés aux traits des Numides. Cependant l'infanterie de la douzième légion, massacrée presque tout entière, gardait ses rangs par pudeur plus que par le sentiment de ses forces; mais elle n'aurait pas tenu plus longtemps si la treizième légion ne se fût avancée de la réserve au front de la bataille et n'eût rétabli le combat qui devenait douteux. À cette légion toute fraîche, Magon opposa aussi des Gaulois de sa réserve. Ceux-ci furent culbutés sans peine par les hastats de la onzième légion, qui se formèrent ensuite en colonnes serrées, et attaquèrent les éléphants qui portaient déjà le désordre dans les rangs de l'infanterie. Comme ces animaux étaient pressés les uns contre les autres, les traits lancés par les Romains portèrent presque tous, et les forcèrent à se replier sur l'armée carthaginoise; quatre d'entre eux tombèrent percés de coups. Alors la première ligne des ennemis s'ébranla; bientôt l'infanterie se débanda tout entière, quand elle vit les éléphants qui tournaient le dos, et augmenta ainsi la frayeur et le désordre. Mais, tant que Magon se tint à la tête de ses soldats, ils ne reculèrent que pas à pas en conservant toujours leurs rangs: dès qu'ils virent que leur général, blessé à la cuisse, tombait à terre et qu'on l'emportait presque sans vie hors du champ de bataille, ils se mirent tous aussitôt à fuir. Ce jour-là les ennemis perdirent près de cinq mille hommes; on leur prit vingt-deux enseignes. La victoire coûta aussi du sang aux Romains: l'armée du préteur perdit deux mille trois cents hommes, et ce fut la douzième légion qui souffrit le plus; elle eut à regretter aussi deux tribuns militaires, M. Cosconius et M. Ménius; la treizième légion, qui avait donné vers la fin de l'action, vit tomber le tribun militaire Cn. Helvius au moment où il cherchait à rétablir le combat: environ vingt-deux chevaliers des plus illustres furent écrasés par les éléphants et périrent avec quelques centurions; encore la lutte se serait-elle prolongée, si la blessure du général ennemi n'eût livré la victoire.

XIX. Magon partit à la faveur de la nuit suivante, allongeant sa marche autant que sa blessure lui permettait de supporter la fatigue; il arriva au bord de la mer chez les Liguriens Ingaunes. II y reçut une députation de Carthage, qui avait abordé peu de jours auparavant dans le golfe de Gaule, et qui lui apportait l'ordre de passer au plus tôt en Afrique.

« Son frère Annibal, lui dit-on, devait en faire autant; des députés étaient allés aussi lui en porter l'ordre. La situation des 154 affaires de Carthage ne leur permettait plus l'occupation armée de la Gaule et de l'Italie.

Magon, alarmé des ordres du sénat et du péril de sa patrie, craignait d'ailleurs de voir, s'il tardait, l'ennemi vainqueur s'acharner à sa poursuite, et les Liguriens, quand ils sauraient que les Carthaginois abandonnaient l'Italie, se soumettre à ceux qui devaient bientôt être leurs maîtres; il espérait que le mouvement de la traversée serait moins douloureux pour sa blessure que celui d'un voyage par terre, et qu'il aurait plus de commodités de toute espèce pour sa guérison. Il embarqua donc ses troupes et partit; mais à peine avait-il dépassé la Sardaigne qu'il mourut des suites de sa blessure; quelques vaisseaux carthaginois, dispersés en pleine mer, furent pris par la flotte romaine qui croisait sur les côtes de Sardaigne. Tels furent les événements qui s'accomplirent sur terre et sur mer dans la partie de l'Italie située au pied des Alpes. Le consul C. Servilius ne se signala par aucun exploit dans sa province d'Étrurie ni dans la Gaule, car il avait poussé jusque-là, mais il se fit rendre, après seize ans de servitude, son père C. Servilius et C. Lutatius, qui avaient été pris par les Boïens au bourg de Tanetum; il rentra à Rome ayant d'un côté son père, et de l'autre Catulus, trophée plus cher à sa famille qu'au pays. On proposa au peuple de ne pas faire un crime à C. Servilius, fils d'un citoyen qui avait exercé des magistratures curules, d'avoir accepté du vivant de son père, qu'il croyait mort, les fonctions de tribun du peuple et d'édile plébéien, ce qui était contraire aux lois. Cette proposition adoptée, Servilius retourna dans sa province. Le consul Cn. Servilius, qui était dans le Bruttium, traita avec ceux de Consentia, d'Aufugum, de Berges, de Bésidies, d'Ocriculum, de Lymphée, d'Argentanum, de Clampétie, et avec beaucoup d'autres peuples obscurs, qui, voyant les Carthaginois ne plus agir qu'avec mollesse, passèrent aux Romains. Le même consul livra bataille à Annibal sur le territoire de Crotone. On n'a que des détails insuffisants sur cette journée. Valérius d'Antium parle de cinq mille hommes tués: ce chiffre est tellement élevé qu'il a été impudemment inventé ou qu'il a dû échapper à la négligence de l'historien. Ce qui est sûr c'est qu'Annibal ne fit désormais plus rien en Italie; car le hasard voulut que les envoyés de Carthage chargés de le rappeler en Afrique arrivassent auprès de lui vers le même jour que l'ambassade destinée à Magon.

XX. Ce fut, dit-on, avec des frémissements de rage, avec de profonds soupirs et les yeux pleins de larmes qu'Annibal entendit les paroles des envoyés:

« Ce n'est plus par des moyens indirects, mais bien ouvertement qu'on me rappelle, après avoir depuis si longtemps voulu m'arracher à l'Italie, en me refusant des armes et des subsides. Voilà donc Annibal vaincu, non par le peuple romain, qu'il a tant de fois taillé en pièces et mis en fuite, mais par le sénat de Carthage, instrument de la calomnie et de l'envie. La honte de mon retour donnera moins de joie et d'orgueil a Scipion,` qu'à cet Hannon, qui pour abattre notre famille, n'a pas craint, à défaut d'autre vengeance, de sacrifier Carthage. »

Annibal avait dès longtemps prévu ce rappel et ses vaisseaux étaient prêts: laissant donc tout ce qu'il avait de troupes inu-155 tiles dans le Bruttium pour garder le petit nombre des places de cette province qui lui restaient fidèles, plus par crainte que par attachement, il embarqua pour l'Afrique l'élite de son armée. Beaucoup d'entre eux, Italiens de naissance, refusèrent de le suivre en Afrique, et cherchèrent un asile dans le temple de Junon Lacinienne, demeuré jusqu'alors inviolable: il les fit impitoyablement massacrer dans le sanctuaire même. Jamais, dit-on, un exilé forcé de quitter sa patrie ne s'éloigna avec plus de douleur qu'Annibal n'en éprouvait à évacuer le sol ennemi. Il se retourna souvent vers les côtes de l'Italie, accusant les dieux et les hommes et se chargeant lui-même d'imprécations pour n'avoir pas mené droit à Rome ses soldats encore tout couverts du sang des Romains tués à Cannes. Scipion avait bien osé marcher sur Carthage, bien que pendant son consulat il n'eût pas même vu les Carthaginois en Italie. Et lui, Annibal, qui avait tué cent mille hommes à Trasimène et à Cannes, il avait perdu toute sa vigueur à Casilinum, à Cumes, à Nole. Ce fut au milieu de ces plaintes et de ces regrets qu'il fut arraché de l'Italie, dont il était depuis longtemps en possession.

XXI. Rome apprit en même temps le départ de Magon et celui d'Annibal. C'était un double sujet de joie; mais on se félicita moins en pensant que les généraux avaient montré, pour les retenir, suivant les instructions du sénat, trop peu de courage, ou n'avaient pas eu assez de forces. D'ailleurs on était inquiet du résultat d'une guerre qui allait retomber de tout son poids sur un seul général et sur une seule armée. À la même époque arrivèrent des députés de Sagonte: ils amenaient des Carthaginois qu'ils avaient saisis avec des sommes d'argent, et qui étaient passés eu Espagne pour y soudoyer des auxiliaires. Ils déposèrent deux cent cinquante livres d'or et huit cents d'argent dans le vestibule de la curie. On reçut leurs captifs et on les mit en prison; on rendit l'or et l'argent, puis on adressa des remerciements aux députés; on leur fit des présents et on leur donna des vaisseaux pour retourner en Espagne. Les vieux sénateurs rappelèrent ensuite

« qu'on était plus indifférent au bien qu'au mal. Quelle terreur, quelle épouvante avaient produit le passage d'Annibal en Italie? Ils ne l'avaient pas oublié. Depuis, quels désastres, quelles calamités ils avaient soufferts! On avait vu le camp ennemi des remparts de la ville. Que de vœux formés alors par chacun en particulier et par tout le peuple! Que de fois dans les assemblées, on avait entendu des citoyens s'écrier en levant les mains au ciel: Viendrait-il enfin le jour où l'on verrait l'Italie délivrée de ses ennemis fleurir au sein d'une heureuse paix? Les dieux l'avaient accordé au bout de seize ans, et personne ne proposait de leur rendre des actions de grâces: tant il était vrai que, loin d'être reconnaissant des bienfaits passés, on recevait avec indifférence même la faveur présente! »

Ce ne fut alors qu'un cri de toutes les parties du sénat pour que le préteur P. Élius fît une motion à ce sujet. On décréta cinq jours de supplications à tous les autels, et un sacrifice de cent vingt grandes victimes. On avait déjà congédié Lélius et les envoyés de Masinissa, lorsqu'on apprit que les députés de Carthage, qui venaient pour traiter de la paix avec le sénat, avaient été vus à Putéoles et qu'ils feraient le reste du voyage par terre. On arrêta que Lélius serait rappelé, pour assister à la discussion. Q. Fulvius Gillo, lieutenant de Scipion, amena les Carthaginois à Rome; on leur défendit d'entrer dans la ville et on leur assigna un logement dans une villa de l'état; le sénat leur donna audience dans le temple de Bellone.

XXII Ils tinrent à peu près le même langage qu'en présence de Scipion, rejetant au nom de la nation toute la responsabilité de la guerre sur Annibal.

« C'était lui qui, sans l'ordre du sénat, avait passé les Alpes, et même l'Èbre; qui de son autorité privée avait déclaré la guerre aux Romains, et avant eux aux Sagontins. Le sénat et le peuple carthaginois n'avaient pas encore, à vrai dire, enfreint leur traité d'alliance avec Rome. L'ambassade n'avait donc pour mission que de demander le maintien de la paix qui avait été conclue en dernier lieu avec le consul Lutatius. »

Conformément aux usages, le préteur ayant autorisé les sénateurs à adresser aux députés les questions qu'ils jugeraient à propos, les plus vieux de l'assemblée, qui avaient assisté aux négociations, les interrogèrent sur divers points. Mais les députés, pour la plupart jeunes encore, répondirent que leur âge ne leur permettait point de s'en souvenir: alors de tous les côtés de la curie ce ne fut qu'un cri:

« c'était un trait de foi punique, que d'avoir choisi pour réclamer une paix ancienne des hommes qui ne s'en rappelaient pas les conditions. »

XXIII. On fit ensuite retirer les députés et l'on alla aux voix. M. Livius était d'avis de mander le consul C. Servilius, qui était le plus voisin de Rome, pour le faire assister à la délibération.

« On ne saurait, disait-il, discuter une affaire plus importante que celle dont il était question; il ne croyait pas qu'on pût s'en occuper en l'absence de l'un des consuls, ou de tous les deux, sans compromettre la dignité du peuple romain. »

Métellus qui, trois ans auparavant, avait été consul et dictateur, rappelait

« que c'était P. Scipion qui, par la destruction des armées ennemies et la dévastation du territoire, avait réduit les Carthaginois à demander la paix en suppliants; et que personne n'était plus en état d'apprécier avec justesse l'intention qui dictait cette demande que celui qui faisait la guerre aux portes de Carthage; il voulait donc que ce fût Scipion, et nul autre, qui décidât s'il fallait accorder ou refuser la paix. »

M. Valérius Lévinus, qui avait été deux fois consul,

« voyait dans ces hommes des espions et non des députés; il fallait leur intimer l'ordre de quitter l'Italie, les faire escorter jusqu'à leurs vaisseaux et écrire à Scipion de continuer la guerre sans relâche. »

Lélius et Fulvius ajoutèrent

« que Scipion faisait reposer toutes les espérances de paix sur la supposition qu'Annibal et Magon ne seraient pas rappelés d'Italie; que les Carthaginois mettraient en jeu toutes les manœuvres possibles, tant qu'ils attendraient ces généraux et leurs armées; qu'ensuite, sans s'inquiéter des traités, même les plus récents, ni des dieux qui en sont garants, ils feraient la guerre. »

Ce fut un motif de 157 plus pour adopter la proposition de Lévinus. On congédia les députés sans leur accorder la paix et presque sans leur donner de réponse.

XXIV. Vers le même temps, le consul Cn. Servilius, persuadé que la gloire d'avoir pacifié l'Italie lui appartenait, se mit à la poursuite d'Annibal, comme si c'était lui qui l'eût chassé, et passa en Sicile, pour de là se transporter ensuite en Afrique. Quand la nouvelle en arriva à Rome, les sénateurs décidèrent d'abord que le préteur écrirait au consul pour lui ordonner de la part du sénat de revenir en Italie; mais sur l'observation du préteur que le consul ne tiendrait pas compte de sa dépêche, on créa tout exprès dictateur P. Sulpicius, qui, en vertu de son pouvoir supérieur, rappela le consul en Italie. Il passa le reste de l'année, avec M. Servilius son maître de la cavalerie, à visiter les villes d'Italie que la guerre avait détachées de Rome, et à régler le sort de chacune d'elles. Pendant la trêve, la Sardaigne vit aussi partir sous les ordres du préteur Lentulus cent vaisseaux de charge, avec des provisions et une escorte de vingt navires à éperons, qui abordèrent en Afrique sans avoir rencontré d'ennemis ni éprouvé de tempêtes. Cn. Octavius qui avec deux cents vaisseaux de charge et trente vaisseaux longs fit voile de la Sicile, n'eut pas le même bonheur. Sa traversée avait été heureuse jusqu'à ce qu'il fût à peu près en vue de l'Afrique: là, le vent tomba d'abord; puis il tourna et, soufflant de terre, il bouleversa et dispersa la flotte. Le commandant avec ses vaisseaux de guerre lutta à force de rames contre la violence des flots, et aborda au promontoire d'Apollon. Les bâtiments de transport furent poussés les uns sur l'île d'Égimure, qui ferme du côté de la pleine mer le golfe de Carthage, à trente milles environ de la ville; les autres en face même de la ville à la hauteur des Eaux Chaudes. On voyait tout cela de Carthage: aussi courut-on en foule de toute la ville à la place publique. Les magistrats convoquèrent le sénat et l'on entendait dans le vestibule de la curie le peuple qui demandait d'un ton menaçant qu'on ne laissât pas échapper cette proie si belle qu'on avait sous les yeux et presque entre les mains. Vainement les uns objectaient la paix qu'on sollicitait, et d'autres la trêve, dont le terme n'était pas encore expiré. Le sénat et le peuple, pour ainsi dire confondus, décidèrent qu'Hasdrubal passerait dans l'île d'Égimure avec une flotte de cinquante vaisseaux, et que de là il parcourrait les côtes et les ports pour recueillir les navires romains dispersés par la tempête. Abandonnés par leurs équipages, qui avaient pris la fuite, les bâtiments de transport furent remorqués d'Égimure d'abord, puis des Eaux à Carthage.

XXV. Les députés n'étaient pas encore revenus de Rome, et l'on ignorait le parti qu'avait pris le sénat romain, sur la question de la guerre ou de la paix; la trêve n'était pas d'ailleurs expirée: aussi P. Scipion n'en fut-il que plus indigné contre ces perfides, qui avaient demandé la paix et une trêve et qui détruisaient eux-mêmes leurs espérances en violant leur parole; il envoya sur-le-champ comme ambassadeurs à Carthage L. Baebius, L. Sergius et L. Fabius. Comme la multitude ameutée les avait presque insultés, ils craignirent que leur retour ne fût pas assuré, et  158 demandèrent aux magistrats, dont l'intervention les avait sauvés de toute violence, d'envoyer des vaisseaux pour les escorter. On leur donna deux trirèmes, qui, parvenues à l'embouchure du Bagrada, d'où l'on apercevait le camp romain, revinrent à Carthage. La flotte carthaginoise était mouillée devant Utique: trois quadrirèmes s'en détachèrent, soit qu'un courrier de Carthage leur en eût secrètement porté l'ordre, soit qu'Hasdrubal, qui commandait la flotte, eût agi sans consulter la nation, et au moment où la quinquérème romaine doublait le cap, elles l'attaquèrent à l'improviste; mais les Carthaginois ne purent atteindre de leurs éperons la galère qui fuyait rapidement, ni sauter à l'abordage, parce que leurs bâtiments étaient moins élevés. Les Romains se défendirent avec vigueur tant qu'ils eurent des traits à bord; cette ressource épuisée, il n'y avait plus que le voisinage de la terre et la foule accourue du camp sur le rivage, qui pût les protéger. En faisant force de rames, ils allèrent s'échouer à terre; le vaisseau seul périt; pour eux, ils échappèrent sains et saufs. Ces deux attentats, qui avaient eu lieu coup sur coup, avaient évidemment rompu la trêve, lorsque Lélius et Fulvius arrivèrent de Rome avec les députés carthaginois. Scipion leur déclara que

« malgré la perfidie des Carthaginois, qui avaient violé la sainteté de la trêve et le droit des gens dans la personne de ses députés, il ne leur ferait souffrir aucun traitement qui fût contraire aux usages du peuple romain et à son propre caractère. »

Puis il congédia les députés et se disposa pour la guerre. Cependant Annibal approchait de la côte; il enjoignit à l'un de ses matelots de monter au haut du mât pour examiner dans quels parages il était; mais apprenant que la proue était tournée vers un tombeau en ruines, il eut horreur de ce présage, ordonna au pilote de passer outre, et aborda à Leptis, où il débarqua ses troupes.

XXVI. Voilà ce qui se passa cette année en Afrique. Les opérations ultérieures tombèrent sur l'année où M. Servilius Géminus; qui était alors maître de la cavalerie, et Tib. Claudius Néron furent nommés consuls. À la fin de l'année précédente, une ambassade des villes alliées de la Grèce était venue se plaindre des dévastations commises par les troupes de Philippe et du refus qu'avait fait ce roi de donner audience aux députés chargés de lui demander une réparation; elle avait annoncé aussi que quatre mille hommes, sous la conduite de Sopater, étaient, disait-on, passés en Afrique pour aller au secours de Carthage, et qu'on y avait envoyé en même temps des sommes assez considérables. Le sénat fut d'avis de députer vers le roi, pour lui faire savoir qu'on regardait ces actes comme contraires aux traités. On choisit pour cette mission C. Térentius Varro, C. Mamilius, M. Aurélius: on leur donna trois quinquérèmes. Cette année fut signalée par un vaste incendie qui dévora jusqu'aux fondements tous les édifices de la colline Publicienne; il y eut aussi un débordement du fleuve; les grains furent néanmoins à bas prix: outre que la paix avait ouvert tous les ports de l'Italie, une grande quantité de blé avait été expédiée d'Espagne, et les édiles 159 M. Valérius Falto ainsi que M. Fabius Butéo, le distribuèrent par quartiers au peuple, à raison de quatre as la mesure. La même année mourut Q. Fabius Maximus; il était fort âgé, s'il est vrai qu'il avait été soixante-deux ans augure, comme l'assurent certains auteurs. C'était un homme bien digne du surnom qu'il portait, quand même il en eût été le premier honoré. Il avait été dans la carrière des honneurs plus loin que son père, aussi loin que son aïeul. Les victoires de son aïeul Rullus étaient plus nombreuses, les batailles qu'il avait livrées plus importantes; mais la lutte soutenue contre Annibal valait à elle seule tous ces exploits. On a plus vanté toutefois sa prudence que son activité; on ne saurait décider s'il fut temporisateur par caractère, ou si c'était un système qui convenait particulièrement à la guerre dont il était chargé; mais ce qu'il y a de certain c'est qu'il fut le seul général qui eût rétabli nos affaires en temporisant, comme l'a dit Ennius. Il fut remplacé dans ses fonctions d'augure par Q. Fabius Maximus, son fils; Ser. Sulpicius Galba lui succéda comme pontife, car il cumulait deux sacerdoces. Les jeux Romains furent célébrés pendant un jour, et les jeux Plébéiens pendant trois jours par les soins des édiles M. Sextius Sabinus et Cn. Trémellius Flaccus: ces deux magistrats furent nommés préteurs, avec C. Livius Salinator et C. Aurélius Cotta. On ne sait pas si les comices de cette année furent tenus par le consul C. Servilius, ou bien, si retenu en Étrurie, où il informait en vertu d'un sénatus-consulte sur les complots des principaux citoyens, il nomma dictateur pour les présider P. Sulpicius; c'est un point sur lequel les auteurs sont partagés.

XXVII. Au commencement de l'année suivante M. Servilius et Tib. Claudius convoquèrent le sénat au Capitole et lui soumirent la question des provinces. Ils voulaient qu'on tirât au sort l'Asie et l'Afrique, dans le désir qu'ils avaient tous deux d'obtenir l'Afrique. Mais grâce aux efforts de Métellus, ce département ne leur fut ni donné ni refusé. On les chargea de s'entendre avec les tribuns, pour que ces magistrats proposassent au peuple, s'ils le jugeaient à propos, de désigner le général à qui il voulait confier la guerre d'Afrique. Toutes les tribus nommèrent Scipion. Néanmoins les consuls, avec l'autorisation du sénat, tirèrent au sort la province d'Afrique. Ce fut à Tib. Claudius qu'elle échut: il devait y conduire une flotte de cinquante galères, toutes à cinq rangs de rames, et partager le commandement avec Scipion. M. Servilius eut l'Étrurie; C. Servilius fut aussi laissé dans cette province avec une prorogation de pouvoirs, pour le cas où le sénat jugerait à propos de garder le consul à Rome. Parmi les préteurs, M. Sextius fut désigné pour la Gaule, que devait lui remettre, avec deux légions, P. Quinctilius Varus; C. Livius obtint le Bruttium et les deux légions qu'avait commandées l'année précédente le proconsul P. Sempronius; Cn. Tremellius la Sicile, qu'il recevrait avec deux légions des mains de P. Villius Tappulus, le préteur de l'année précédente. Villius, nommé propréteur, devait avec vingt vais- 160 seaux longs et mille soldats protéger les côtes de la province; M. Pomponius y prendrait les vingt vaisseaux restants et quinze cents hommes pour les ramener à Rome. C. Aurélius Cotta eut la juridiction de la ville. Tous les autres magistrats furent prorogés dans le commandement des provinces et des armées qu'ils avaient. Seize légions seulement veillèrent cette année à la défense de l'empire. Pour se concilier les dieux avant de rien faire, de rien entreprendre, on décida que les consuls ne partiraient pour la guerre, qu'après avoir célébré les jeux et immolé les grandes victimes que, sous le consulat de M. Claudius Marcellus et de T. Quinctius, avait voués T. Manlius, alors dictateur, si pendant cinq années la république se maintenait dans la même situation. Les jeux eurent lieu dans le cirque durant quatre jours, et les sacrifices furent offerts aux dieux à qui ils avaient été promis.

XXVIII. Cependant les espérances et les inquiétudes devenaient de jour en jour plus vives: on ne savait trop s'il fallait se réjouir qu'Annibal, évacuant l'Italie après seize années, en eût laissé la possession tranquille au peuple romain, ou plutôt s'alarmer qu'il fût passé en Afrique sans avoir perdu un seul homme.

« Le théâtre de la guerre était seul changé; le péril était le même. Q. Fabius, l'oracle de cette lutte horrible, qui venait de mourir, n'avait pas eu tort de prédire qu'Annibal serait un ennemi plus redoutable dans sa patrie qu'il ne l'avait été sur le sol étranger; Scipion aurait à combattre non plus Syphax, roi barbare et grossier, qui plaçait à la tête de ses troupes un Statorius, un valet d'armée; on bien le beau-père de Syphax, Hasdrubal, le plus lâche des généraux; ou, enfin, des armées improvisées et formées à la hâte d'un ramas de paysans mal armés; mais Annibal, né pour ainsi dire dans la tente d'Hamilcar, ce capitaine si renommé; Annibal nourri, élevé au milieu des armes, soldat dès l'enfance, général presque dès sa jeunesse, vieilli au sein de la victoire; Annibal, qui avait rempli les Espagnes, les Gaules, l'Italie, depuis les Alpes jusqu'au détroit, des monuments de ses exploits. Il avait sous ses ordres une armée qui comptait autant de campagnes que son général, qui s'était endurcie par l'habitude des souffrances de tout genre, dont le récit paraîtrait fabuleux; qui s'était couverte mille fois du sang romain, et qui portait les dépouilles des soldats comme celles des généraux. Scipion trouverait devant lui, sur le champ de bataille, un grand nombre d'ennemis qui avaient tué de leurs propres mains des préteurs, des généraux, des consuls romains; qui avaient mérité des couronnes murales et vallaires; qui avaient parcouru des camps romains, des villes romaines forcées par leurs armes. Les magistrats romains n'avaient pas autant de faisceaux aujourd'hui qu'Annibal en avait conquis sur des généraux tués dans les combats et qu'il pouvait en faire porter devant lui. »

L'esprit agité de ces alarmes, ils sentaient encore leurs inquiétudes et leurs craintes s'accroître, en raison de ce que, habitués depuis plusieurs années à faire la guerre en Italie, sur un point ou sur un autre, à la voir traîner en longueur sans espérer 161 que le terme en fût rapproché, leur intérêt était puissamment excité par le spectacle de ces deux rivaux, Annibal et Scipion, appareillés l'un et l'autre comme pour une dernière et décisive bataille. Ceux mêmes qui ne mettaient pas de bornes à leur confiance en Scipion et qui comptaient sur la victoire éprouvaient, à mesure qu'ils voyaient le moment arriver, une anxiété de plus en plus vive. Les mêmes préoccupations se manifestaient chez les Carthaginois: tantôt ils se repentaient d'avoir demandé la paix, en songeant à leur Annibal, à la gloire de ses hauts faits; puis, lorsque, portant leurs regards en arrière, ils se rappelaient qu'ils avaient été deux fois vaincus en bataille rangée, que Syphax était prisonnier, qu'ils avaient été chassés de l'Espagne, chassés de l'Italie, et que tous ces désastres étaient l'œuvre d'un seul homme, du brave et sage Scipion, Annibal n'était plus pour eux qu'un général prédestiné à les perdre, et ils le maudissaient.

XXIX. Déjà Annibal était à Hadrumète, il n'accorda que peu de jours à ses soldats pour se remettre des fatigues de la traversée. Les nouvelles alarmantes qu'on lui apportait sur l'occupation de tous les alentours de Carthage par l'armée ennemie le décidèrent à se porter rapidement vers Zama. Cette ville est à cinq journées de Carthage. Les éclaireurs qu'il envoya de là reconnaître le pays furent pris par les avant-postes romains et conduits à Scipion. Celui-ci les confia aux tribuns des soldats, les engagea à tout visiter sans crainte et les fit promener dans le camp partout où ils voulaient. Puis, après s'être informé s'ils avaient tout observé à leur aise, il leur donna une escorte et les fit reconduire vers Annibal. Tous les renseignements que reçut le Carthaginois n'étaient pas faits pour le rassurer; il venait d'apprendre aussi que Masinissa était arrivé le jour même avec six mille hommes d'infanterie et quatre mille chevaux; la confiance de l'ennemi, qui ne lui paraissait que trop fondée, le frappait surtout. Aussi, bien qu'il fût lui-même cause de cette guerre, bien que son arrivée eût rompu la trêve et détruit tout espoir de traiter, il pensa qu'en demandant la paix, lorsque ses forces étaient encore intactes et qu'il n'avait pas été vaincu, il pourrait obtenir de meilleures conditions. Il envoya donc un messager à Scipion, pour solliciter une entrevue. Je n'ai aucune raison pour avancer s'il fit la chose de son propre mouvement, ou si l'ordre lui en fut donné par les magistrats de Carthage. Valérius d'Antium rapporte que, vaincu par Scipion dans un premier combat, où il eut douze mille hommes tués et mille sept cents faits prisonniers, il se rendit comme ambassadeur, avec dix autres personnages, au camp de Scipion. Au reste, Scipion consentit à l'entrevue; et les deux généraux, de concert, rapprochèrent leurs camps, afin de s'aboucher plus facilement. Scipion prit aux environs de la ville de Naraggara une position d'ailleurs avantageuse et qui présentait des facilités pour faire de l'eau en deçà de la portée du trait. Annibal s'établit à quatre milles de là sur une hauteur, également sûre et avantageuse, sinon qu'elle était éloignée de l'eau. On choisit entre les deux camps un endroit qui se voyait de partout, afin de rendre toute surprise impossible.

162 XXX. Laissant chacun leur escorte à pareille distance, et ne gardant que leur interprète, les deux généraux entrèrent en conférence. C'étaient les premiers capitaines non seulement de leur siècle, mais aussi de tous les temps; ils pouvaient être comparés aux plus grands rois, aux plus grands généraux de toutes les nations. Lorsqu'ils furent en présence l'un de l'autre, ils restèrent un instant comme interdits par l'admiration mutuelle qu'ils s'inspiraient, et gardèrent le silence. Annibal le premier prit la parole:

« Puisque les destins ont voulu qu'Annibal, après avoir commencé les hostilités contre le peuple romain, après avoir eu tant de fois la victoire entre les mains, se décidât à venir demander la paix, je m'applaudis du hasard qui m'adresse à vous plutôt qu'à un autre. Vous aussi, parmi tous vos titres de gloire, vous pourrez compter comme un des principaux d'avoir vu Annibal, à qui les dieux ont donné de vaincre tant de généraux romains, reculer devant vous seul, et d'avoir terminé cette guerre signalée par vos défaites avant de l'être par les nôtres. Encore un des caprices les plus bizarres de la fortune! Votre père était consul quand je pris les armes; c'est le premier général romain avec lequel j'en sois venu aux mains; et c'est à son fils que je viens, désarmé, demander la paix. Il eût été à souhaiter que les dieux eussent inspiré à nos pères assez de modération pour se contenter, les vôtres, de l'empire de l'Italie, les nôtres, de celui de l'Afrique. La Sicile et la Sardaigne valent-elles pour vous toutes ces flottes, toutes ces armées, tous ces généraux illustres qu'elles vous ont coûtés? Mais oublions le passé; on peut le blâmer plutôt que le refaire. À force de convoiter le bien d'autrui, nous avons mis nos propres possessions en péril, et nous avons eu la guerre, vous, en Italie, nous, en Afrique: mais vous avez vu, vous, presque à vos portes et sur vos remparts, les enseignes et les armes des ennemis; nous, nous entendons de Carthage le bruit du camp romain. L'objet de nos plus cruelles alarmes, celui de vos plus ardents désirs, est atteint: c'est de votre côté qu'est la fortune au moment où la paix se traite; et nous qui traitons, nous avons le plus grand intérêt à la conclure, et nous sommes assurés que tous nos actes seront ratifiés par nos républiques. Il ne nous faut qu'un esprit assez calme pour ne pas repousser des dispositions pacifiques. Pour moi, qui rentre vieillard dans cette patrie que j'ai quittée enfant, à mon âge, mes succès, mes revers m'ont appris à préférer les calculs de la raison aux inspirations de la fortune. Mais votre jeunesse et le bonheur qui n'a cessé de vous accompagner me font craindre que vous ne soyez trop fier pour adopter des résolutions pacifiques. On ne songe pas volontiers à l'inconstance de la fortune, quand on n'a jamais été trompé par elle. Ce que j'étais à Trasimène, à Cannes, vous l'êtes aujourd'hui. Élevé au commandement quand vous aviez à peine l'âge de service, vous avez tout commencé avec une rare audace: la fortune ne l'a pas trahie un seul instant. En vengeant la mort d'un père et d'un oncle, vous avez trouvé, dans les désastres mêmes de votre famille, l'occasion de faire briller d'un vif éclat votre valeur et votre piété filiale. L'Espagne était perdue: vous l'avez reconquise en chassant 163 de cette province quatre armées carthaginoises. Créé consul dans un moment où tous les Romains découragés renonçaient à défendre l'Italie, vous êtes passé en Afrique: là vous avez détruit deux armées, vous avez pris à la même heure et brûlé deux camps; vous avez fait prisonnier Syphax, ce roi si puissant; vous avez enlevé nombre de villes à sa domination et à notre empire; enfin, lorsque après seize ans je me croyais sûr de la possession de l'Italie, vous m'en avez arraché. Par goût, vous pouvez préférer la victoire à la paix. Je connais ces caractères qui tiennent plus à l'honneur qu'à l'intérêt; et moi aussi j'ai eu autrefois les mêmes illusions. Que si les dieux, avec la bonne fortune, nous donnaient aussi la sagesse, nous songerions à la fois, et aux événements accomplis, et aux événements possibles. Vous avez en moi, sans parler des autres, un exemple frappant des vicissitudes humaines. Vous m'avez vu naguère campé entre l'Anio et votre ville porter mes étendards jusqu'au pied des remparts de Rome; aujourd'hui vous me voyez, pleurant la mort de mes deux frères, ces guerriers aussi intrépides qu'illustres capitaines, arrêté sous les murs de ma patrie presque assiégée, vous conjurer d'épargner à ma ville la terreur que j'ai portée dans la vôtre. Plus la fortune vous élève, moins vous devez vous y fier. En nous donnant la paix au milieu du cours de vos prospérités et quand nous avons tout à craindre, vous vous montrez généreux, vous vous honorez; nous qui la demandons, nous subissons une nécessité. Une paix certaine est meilleure et plus sûre qu'une victoire qu'on espère: l'une est entre vos mains, l'autre au pouvoir des dieux. Ne livrez pas aux chances d'une heure de combat un bonheur de tant d'années. Si vous pensez à vos forces, n'oubliez pas non plus la puissance de la fortune et les chances de la guerre. Des deux côtés il y aura du fer et des bras; les événements ne sont jamais moins sûrs que dans une bataille. Ce qu'un succès ajouterait de gloire à celle que vous pouvez dès à présent vous assurer en accordant la paix ne vaut pas ce que vous en ôterait un revers. Les trophées que vous avez conquis, ceux que vous espérez, peuvent être renversés par le hasard d'un moment. En faisant la paix, vous êtes maître de votre destinée, P. Cornélius: autrement il faudra accepter le sort que les dieux vous donneront. M. Atilius aurait été cité comme un exemple bien rare de bonheur et de vaillance sur cette terre, s'il eût voulu, après la victoire, accorder la paix à la demande de nos pères. Il ne sut pas mettre des bornes à sa prospérité, ni retenir l'essor de sa fortune, et plus son élévation avait été glorieuse, plus sa chute fut humiliante. Sans doute c'est à celui qui donne la paix, et non à celui qui la demande, d'en régler les conditions; mais peut-être ne sommes-nous pas indignes de prononcer nous-mêmes sur notre châtiment. Nous ne nous refusons pas à ce que tous les pays qui ont été cause de la guerre restent sous votre domination, c'est-à-dire la Sicile, la Sardaigne et toutes les îles de la mer qui séparent l'Afrique de l'Italie. Nous autres Carthaginois, nous nous renfermerons dans les limites de l'Afrique; nous vous verrons, puisque telle est la volonté 164 des dieux, gouverner sur terre et sur mer les pays mêmes encore indépendants de vos lois. J'avoue que le peu de sincérité que nous avons mis à demander naguère ou à attendre la paix doit vous rendre suspecte la foi punique. Mais le nom de ceux qui demandent la paix, Scipion, doit être une garantie de l'observation fidèle du traité. Votre sénat lui-même, à ce que j'ai ouï dire, n'a pas eu d'autre raison pour nous la refuser que le peu de dignité de notre ambassade. Aujourd'hui c'est Annibal, c'est moi qui la demande; je ne la demanderais pas si je ne la croyais utile, et je la maintiendrai par les mêmes motifs d'intérêt qui me la font demander. Après avoir commencé cette guerre, je n'ai rien négligé pour qu'on n'en eût pas de regret, du moins tant que les dieux ne m'ont pas retiré leur protection. Eh bien! je ferai mes efforts pour que la paix que j'aurai procurée ne laisse non plus de regret à personne ».

XXXI. À ce discours le général répondit à peu près en ces termes:

« Je n'ignorais pas, Annibal, que l'espérance de vous voir arriver avait seule poussé les Carthaginois à rompre et la trêve qu'ils avaient jurée et la paix qui se préparait. Vous ne cherchez pas vous-même à le dissimuler, quand des conditions précédemment établies pour la paix vous retranchez tout, excepté ce qui est depuis longtemps en notre pouvoir. Au reste, autant vous avez à cœur de faire sentir à vos concitoyens combien votre arrivée les soulage, autant je dois veiller à ce que la suppression des articles qu'ils ont consentis précédemment ne devienne pas aujourd'hui le prix de leur perfidie. Vous ne les méritez seulement pas, ces premières conditions; et vous voudriez encore tirer parti de votre mauvaise foi! Ce n'est pas pour la Sicile que nos pères ont fait la première guerre, ni pour l'Espagne que nous avons fait la seconde. Alors c'était le péril des Mamertins nos alliés; aujourd'hui c'est la ruine de Sagonte; c'est toujours une cause juste et sacrée qui nous met les armes à la main. Vous avez été les agresseurs, vous l'avouez, Annibal, et les dieux m'en sont témoins, les dieux qui, dans la première guerre, ont fait triompher le bon droit et la justice, comme ils les font et les feront triompher encore cette fois. Pour ce qui me concerne, je connais la faiblesse de l'homme, je songe à la puissance de la fortune, et je sais que toutes nos actions sont subordonnées à mille chances diverses. Au reste, j'aurais pu m'avouer coupable de présomption et de violence, si, avant de passer en Afrique, vous voyant quitter volontairement l'Italie et venir à moi, vos troupes déjà embarquées; pour demander la paix, j'eusse repoussé vos offres; mais aujourd'hui que la bataille est déjà presque engagée, que, malgré vos résistances et vos tergiversations, je vous ai attiré en Afrique, je ne vous dois aucun ménagement. Ainsi donc, si aux conventions qui semblaient devoir servir de base à la paix vous ajoutez une réparation convenable pour l'attaque de nos vaisseaux et de nos convois, et pour l'attentat commis sur nos députés en pleine trêve, j'en pourrai référer au conseil. Si vous trouvez ces premières clauses mêmes trop onéreuses, préparez-vous à la guerre, puisque vous n'avez pu supporter la paix. »

La paix ne se fit pas; la conférence fut rompue, et les deux généraux retournèrent vers leur escorte, 165 annonçant que le pourparler n'avait eu aucun résultat; qu'il fallait décider la querelle par les armes, et attendre son sort de la volonté des dieux.

XXXII. Rentrés dans leur camp, tous deux ordonnèrent à leurs soldats de préparer leurs armes et leur courage pour une dernière bataille. S'ils avaient le bonheur de triompher, leur victoire ne serait pas éphémère, mais définitive. Ils sauraient avant la nuit du lendemain si ce serait Rome ou Carthage qui ferait la loi au monde. Ce n'était plus l'Afrique ou l'Italie, c'était l'univers entier qui allait devenir la récompense du vainqueur; et le péril serait aussi grand que la récompense pour celui contre qui tourneraient les chances du combat. » Pour les Romains, en effet, point d'asile sur cette terre étrangère et inconnue; pour Carthage, lorsque cette dernière ressource serait épuisée, nulle autre perspective qu'une ruine imminente. C'était pour décider de cette grande question que s'avançaient sur le champ de bataille les deux peuples les plus puissants de la terre, représentés chacun par le plus grand de leurs généraux, par la plus brave de leurs armées, et prêts à couronner par un nouveau succès l'édifice de leur gloire ou à le renverser. Les esprits flottaient donc incertains entre l'espérance et la crainte; chacun, considérant tantôt ses forces, tantôt celles de l'ennemi, les appréciait à l'œil plutôt que par le calcul et se laissait aller en même temps à la joie et à la tristesse. Les réflexions que les soldats ne se faisaient pas d'eux-mêmes leur étaient suggérées, par les conseils et les exhortations de leurs généraux. Le Carthaginois rappelait aux siens leurs seize années d'exploits en Italie, tous les généraux romains, toutes les armées qu'ils avaient taillés en pièces; quand il arrivait devant un soldat qui s'était distingué par quelque action d'éclat, il lui remettait ses hauts faits en mémoire. Scipion parlait des Espagnes et des combats livrés naguère en Afrique, et de la faiblesse avouée de son ennemi, qui ne pouvait ni s'empêcher de demander la paix, tant il avait peur, ni la garder fidèlement, tant la mauvaise foi était innée en lui. Il parlait aussi de son entrevue avec Annibal, dont le mystère laissait le champ libre aux suppositions. Il augurait bien de ce que les mêmes auspices qui s'étaient manifestés à leurs pères avant la bataille des îles Égates venaient de leur apparaître aussi au moment où ils sortaient pour le combat.

« Ils touchaient, leur dit-il, au terme de la guerre et de leurs fatigues. Il dépendait d'eux de s'assurer les dépouilles de Carthage et un glorieux retour dans leur patrie, auprès de leurs parents; de leurs enfants, de leurs femmes et de leurs dieux pénates. »

Tout cela, Scipion le leur disait la tête haute et la joie dans les yeux, si bien qu'on eût pu le croire déjà vainqueur. Il mit ensuite ses troupes en bataille: en tête les hastats, derrière eux les princes, au dernier rang les triaires.

XXXIII. Il ne forma point sa ligne par cohortes serrées et disposées chacune en avant de ses enseignes; mais il ménagea entre les manipules de faibles intervalles, de manière à ce que les éléphants de l'ennemi pussent entrer dans les rangs sans y porter le désordre. Létius, qui avait été son lieutenant, qui était cette année attaché à sa personne comme questeur extraordinaire en vertu d'un sénatus-consulte, fut placé à l'aile gauche 166 avec la cavalerie italienne; Masinissa et ses Numides à la droite. Pour remplir les vides ménagés entre les manipules des « antesignani », il se servit des vélites qui composaient alors les troupes légères: ils avaient ordre, dès que les éléphants donneraient, ou de se retirer derrière les lignes régulières, ou de s'éparpiller à droite ou à gauche et de se ranger contre les « antesignani », afin d'ouvrir aux animaux un passage où ils viendraient tomber sous les coups de mille traits croisés. Annibal plaça, comme moyen de terreur, ses éléphants en première ligne: il en avait quatre-vingts, nombre qu'il n'avait jamais réuni dans aucune bataille; puis venaient ses auxiliaires liguriens et gaulois, entremêlés de Baléariens et de Maures; à la seconde ligne, les Carthaginois, les Africains et la légion macédonienne; puis, à un faible intervalle, sa réserve composée d'Italiens. C'étaient, pour la plupart, des Bruttiens, qui, par contrainte et par force, plutôt que de bonne volonté, l'avaient suivi lorsqu'il évacuait l'Italie. Sa cavalerie garnissait aussi les ailes; les Carthaginois à la droite, et les Numides à la gauche. Annibal essaya de toute sorte d'encouragements pour animer ce mélange confus d'hommes qui n'avaient rien de commun, ni la langue, ni les usages, ni les lois, ni les armes, ni les vêtements, ni l'extérieur, ni les intérêts. Aux auxiliaires il fit voir une riche solde pour le moment et de plus riches dépouilles dans le partage du butin. Parlant aux Gaulois, il attisa dans leur âme le feu de cette haine nationale et naturelle qu'ils nourrissaient contre Rome. Aux yeux des Liguriens il fit briller l'espoir de quitter leurs âpres montagnes pour les plaines fertiles de l'Italie. Il épouvanta les Maures et les Numides par le tableau du despotisme cruel sous lequel Masinissa les écraserait. En s'adressant à d'autres, c'étaient d'autres espérances, d'autres craintes qu'il remuait au fond de leur cœur. Il parla aux Carthaginois des remparts de la patrie, des dieux pénates, des sépultures de leurs pères, de leurs enfants et de leurs parents, de leurs femmes éperdues; il leur montra la ruine et l'esclavage d'une part, de l'autre l'empire du monde, alternative terrible qui ne laissait pas de milieu entre la crainte et l'espérance. Tandis que le général s'adressait ainsi à ses Carthaginois, et que les chefs des nations diverses de son armée haranguaient leurs concitoyens et, par la bouche d'interprètes, les étrangers mêlés à leurs bandes, les Romains sonnèrent tout à coup de la trompette et du clairon, et poussèrent un cri si formidable que les éléphants se rejetèrent sur leur armée, et surtout à leur gauche, sur les Maures et les Numides. Masinissa qui vit l'effroi des ennemis, augmenta sans peine leur confusion, et les priva sur ce point du secours de leur cavalerie. Néanmoins quelques éléphants, plus intrépides que les autres, fondirent sur les Romains et causèrent un grand ravage parmi les vélites, non sans être eux-mêmes criblés de blessures: car les vélites, se repliant sur les manipules, ouvrirent un passage aux éléphants pour n'être pas écrasés par eux, et quand ils virent, au milieu des rangs, ces animaux qui prêtaient le flanc des deux côtés, ils les accablèrent d'une grêle de traits; en même temps les « antesignani » ne cessaient de lancer sur eux leurs javelots. Chassés enfin des lignes romaines par ces traits 167 qui pleuvaient sur eux de toutes parts, ces éléphants se rejetèrent comme les autres contre la cavalerie carthaginoise, à l'aile droite, et la mirent en déroute. Dès que Lélius vit les ennemis en désordre, il profita de leur effroi et augmenta leur confusion.

XXXIV. L'armée carthaginoise était privée de sa cavalerie aux deux ailes, quand les deux infanteries s'ébranlèrent; mais déjà leurs forces et leurs espérances n'étaient plus égales. Joignez à cela une circonstance, fort légère en elle-même, mais qui eut une grande importance dans cette affaire; le cri des Romains était plus uniforme et par là plus nourri, plus terrible, tandis que de l'autre côté c'étaient des sons discordants, c'était un mélange confus d'idiomes divers. L'armée romaine se tenait ferme et compacte par sa propre masse autant que par le poids de ses armes, dont elle écrasait l'ennemi. Les Carthaginois ne faisaient que voltiger et déployaient plus d'agilité que de force. Aussi, dès le premier choc, les Romains ébranlèrent l'ennemi; ils le poussèrent alors à l'aide des bras et du bouclier, et, avançant à mesure qu'il reculait, ils gagnèrent ainsi du terrain sans éprouver presque de résistance. Les derniers rangs pressèrent les premiers dès qu'ils s'aperçurent que la ligne était en mouvement, et cette manœuvre leur donna une grande force d'impulsion. Du côté des ennemis, la seconde ligne, composée d'Africains et de Carthaginois, au lieu de soutenir les auxiliaires qui pliaient, craignit que les Romains, après avoir écrasé les premiers rangs qui résistaient avec acharnement, n'arrivassent jusqu'à elle, et lâcha pied. Alors les auxiliaires tournèrent brusquement le dos et se rejetèrent vers leurs amis: les uns purent se réfugier dans les rangs de la seconde ligne; les autres, se voyant repoussés, massacrèrent pour se venger ceux qui naguère avaient refusé de les secourir et qui maintenant refusaient de les recevoir. C'était donc un double combat, pour ainsi dire, que soutenaient les Carthaginois aux prises tout à la fois avec leurs ennemis et avec leurs auxiliaires. Cependant, dans l'état d'effroi et d'exaspération où ils voyaient ces derniers, ils ne leur ouvrirent pas leurs rangs; ils se serrèrent les uns contre les autres et les rejetèrent aux ailes et dans la plaine d'alentour hors de la mêlée, afin d'éviter que ces étrangers en désordre et couverts de blessures n'allassent porter le trouble dans un corps de soldats carthaginois qui n'était pas encore entamé. Au reste, il y avait un tel encombrement de cadavres et d'armes sur la place qu'avaient naguère occupée les auxiliaires, que les Romains avaient, pour ainsi dire, plus de peine à s'y frayer un passage qu'ils n'en auraient eu pour passer à travers les rangs serrés de l'ennemi. Aussi les hastats qui étaient en fête, poursuivant les fuyards, chacun comme il le pouvait, à travers ces monceaux de cadavres et d'armes et ces mares de sang, confondirent leurs enseignes et leurs rangs. La même fluctuation se fit bientôt remarquer aussi dans les rangs des princes, qui voyaient la première ligne en désordre. Quand Scipion s'en aperçut, il ordonna aussitôt aux hastats de battre en retraite, envoya les blessés à l'arrière-garde, et fit avancer sur les ailes les princes et les triaires, pour donner plus d'assiette et de solidité au corps des hastats, qui formait ainsi le centre. Un nouveau combat fut donc engagé; les Romains se trouvaient 168 en face de leurs véritables ennemis; c'étaient de part et d'autre les mêmes armes, la même expérience, la même gloire militaire, les mêmes espérances ambitieuses, les mêmes dangers à courir; tout était égal. Mais les Romains avaient l'avantage du nombre et du courage; ils avaient déjà mis en déroute la cavalerie et les éléphants; déjà vainqueurs de la première ligne, ils venaient combattre la seconde.

XXXV. Lélius et Masinissa, qui avaient poursuivi assez loin la cavalerie en fuite, revinrent à temps attaquer par derrière la ligne ennemie; cette charge de cavalerie mit enfin les Carthaginois en déroute. Les uns furent enveloppés et massacrés avant d'avoir quitté leurs rangs; les autres, qui fuyaient dispersés dans la plaine ouverte autour d'eux, rencontrèrent la cavalerie romaine qui battait tout le pays et qui les tailla en pièces. Les Carthaginois et leurs alliés laissèrent sur la place plus de vingt mille morts; ils perdirent à peu près autant de prisonniers, cent trente enseignes et onze éléphants. Les vainqueurs eurent à regretter environ deux mille hommes. Annibal s'échappa au milieu du désordre avec un petit nombre de cavaliers, et se réfugia dans Adrumète. Pendant le combat comme avant l'action, et jusqu'au moment où il quitta le champ de bataille, il avait déployé toutes les ressources de l'art militaire; et, de l'aveu même de Scipion, ainsi que des plus habiles hommes de guerre, on lui doit cet éloge, il avait disposé ce jour-là son armée avec un rare talent. Les éléphants étaient en première ligne, pour que leur choc imprévu, leur charge irrésistible, empêchassent les Romains de suivre leurs enseignes et de garder leurs rangs, tactique dont ils attendaient tout. Puis venaient les auxiliaires devant la ligne des Carthaginois, en sorte que ce ramas d'aventuriers de toutes les nations, dont la foi n'avait d'autre lien que l'intérêt, n'était pas libre de prendre la fuite. Annibal avait calculé aussi qu'en recevant le premier choc des Romains ils amortiraient leur ardeur et serviraient, à défaut d'autre service, à émousser par leurs blessures le fer ennemi. À la réserve il avait placé le corps sur lequel reposait tout son espoir, les Carthaginois et les Africains; il comptait que toutes choses égales d'ailleurs, ces soldats venant combattre, tout frais encore, des hommes fatigués et blessés, auraient nécessairement l'avantage. Quant aux Italiens, ne sachant s'il devait voir en eux des alliés ou des ennemis, il les avait éloignés du corps de bataille et relégué à l'arrière-garde. Après avoir donné cette dernière preuve de ses talents, Annibal, qui s'était réfugié dans Hadrumète, retourna à Carthage où il était mandé: il y avait trente-six ans qu'il en était parti enfant. Devant le sénat il déclara qu'il s'avouait vaincu non seulement dans cette bataille, mais aussi dans la guerre, et qu'on n'avait d'espoir de salut qu'en obtenant la paix.

 XXXVI. Aussitôt après le combat, Scipion força le camp ennemi, le pilla et retourna vers la côte, à ses vaisseaux, avec un immense butin. Il y apprit que Lentulus avait abordé à Utique avec cinquante vaisseaux à éperons et cent bâtiments de transport, chargés de provisions de toute espèce. Pensant qu'il fallait profiter de l'abattement de Carthage pour la frapper d'une terreur nouvelle,169  il envoya Lélius porter à Rome la nouvelle de sa victoire, chargea Cn. Octavius de conduire par terre les légions sur Carthage; et lui-même, après avoir réuni à son ancienne flotte la nouvelle escadre de Lentulus, il fit voile d'Utique pour le port de Carthage. Il en était peu éloigné, lorsqu'il vit un vaisseau carthaginois qui venait à sa rencontre, orné de bandelettes et de rameaux d'olivier. Il portait dix ambassadeurs, des premiers de la ville, qu'on envoyait d'après le conseil d'Annibal pour demander la paix. Quand ils furent auprès du vaisseau amiral, ils présentèrent à Scipion les voiles des suppliants, lui demandèrent grâce et implorèrent sa clémence et sa pitié. Pour toute réponse, le général leur ordonna de se rendre à Tunis, où il allait transporter son camp. Puis, après avoir contemplé la situation de Carthage, moins pour en faire alors la reconnaissance que pour humilier l'ennemi, il rappela Octavius à Utique et y retourna lui-même. De là il se rendit à Tunis. Sur sa route on vint lui annoncer que Vermina, fils de Syphax, à la tête d'un corps d'armée plus fort en cavalerie qu'en infanterie, s'avançait au secours des Carthaginois. Une portion de l'armée, toute la cavalerie comprise, attaqua les Numides le premier jour des Saturnales, et les mit en déroute après un engagement peu sérieux. La cavalerie romaine cerna les vaincus de toute part et leur ferma toutes les issues; il y eut quinze mille hommes tués et douze cents prisonniers: on s'empara de quinze cents chevaux numides et de soixante-douze enseignes militaires. Le jeune prince parvint à s'échapper au milieu du désordre avec une poignée d'hommes. Alors Scipion établit son camp à Tunis, dans la position qu'il avait déjà occupée, et il y reçut les députés de Carthage au nombre de trente. Ils prirent un ton beaucoup plus humble que la précédente ambassade; la fortune leur imposait plus que jamais cette dure nécessité; mais le souvenir tout récent de leur perfidie les fit écouter avec moins de compassion. Le conseil, animé d'un juste ressentiment, conclut d'abord à la destruction de Carthage; mais quand on réfléchit à la grandeur de l'entreprise et au temps qu'exigerait le siège d'une place si forte et si bien défendue; lorsque Scipion lui-même songea qu'un successeur allait venir profiter de ses fatigues et de ses dangers et lui ravir la gloire de terminer la guerre, tous les avis tournèrent à la paix.

XXXVII. Le lendemain il rappela les députés, leur adressa des reproches sévères sur leur mauvaise foi, et les engagea à profiter de la leçon que leur donnaient tant de défaites, et à reconnaître enfin l'existence des dieux, la sainteté des serments; puis il leur dicta les conditions de la paix:

« Ils vivraient en liberté sous l'empire des lois; les villes, les territoires, les frontières qu'ils avaient possédés avant la guerre, ils les conservaient, et dès ce jour les Romains cesseraient leurs dévastations. Ils rendraient aux Romains tous les transfuges, déserteurs et prisonniers; ils livreraient tous les vaisseaux de guerre, à l'exception de dix trirèmes et les éléphants domptés qu'ils avaient; ils ne pourraient en dompter d'autres. Il leur était défendu de faire la guerre, soit en Afrique, 170 soit hors de l'Afrique, sans la permission du peuple romain. Ils donneraient satisfaction à Masinissa et concluraient une alliance avec lui. Ils fourniraient des vivres et paieraient la solde aux auxiliaires, jusqu'à ce que leurs députés fussent revenus de Rome. Ils acquitteraient en cinquante ans un tribut de dix mille talents d'argent partagé par sommes égales. Ils remettraient au choix de Scipion cent otages de quatorze ans au moins et de trente ans au plus. Ils obtiendraient une trêve de lui, si les bâtiments de transport capturés pendant la première trêve et leurs cargaisons étaient restitués: sans quoi point de trêve, point de paix à espérer. »

Telles furent les conditions que les députés eurent ordre de reporter à Carthage. Ils venaient de les exposer dans l'assemblée, et Gisgon, qui s'était levé pour parler contre la paix, se faisait écouter de la multitude, aussi turbulente que lâche, lorsque Annibal, indigné que, dans un pareil moment, de telles paroles fussent prononcées et écoutées, saisit Gisgon par le bras et l'arracha de la tribune. Cette violence toute nouvelle dans une république excita les murmures du peuple, et le guerrier, déconcerté par cette manifestation à laquelle la vie des camps ne l'avait point habitué:

« J'avais neuf ans, dit-il, quand je vous ai quittés, et c'est après une absence de trente-six années que je reviens parmi vous. Les pratiques de la guerre, je les ai apprises dès l'enfance, en combattant soit pour mon propre compte, soit au service de l'état, et je crois les connaître assez bien; quant aux lois, aux usages et coutumes de la ville et de la place publique, c'est à vous de me les apprendre. »

Après avoir ainsi excusé sa précipitation, il parla longuement sur la paix pour montrer qu'elle n'était pas trop désavantageuse et qu'il y avait nécessité de l'accepter. Ce qui causait le plus grand embarras, c'était que des vaisseaux capturés pendant la trêve on ne retrouvait que les bâtiments eux-mêmes; une enquête n'était pas facile, les coupables présumés étant dans le parti qui ne voulait pas de la paix. On convint de rendre les navires et de se mettre ensuite à la recherche des équipages. Pour ce qui manquerait des cargaisons, on s'en rapporterait à l'estimation de Scipion, et les Carthaginois en paieraient ainsi la valeur. Quelques historiens prétendent qu'Annibal courut du champ de bataille à la mer, s'embarqua sur un vaisseau préparé d'avance et se rendit près d'Antiochus; que Scipion ayant demandé avant tout qu'on lui remit Annibal, on lui répondit que ce général n'était plus en Afrique.

XXXVIII. Quand les députés furent revenus auprès de Scipion, on chargea les questeurs d'établir, d'après les registres publics, le compte de ce qui avait appartenu à l'état sur les navires, et les propriétaires particuliers de déclarer la valeur de ce qu'ils avaient perdu. La somme totale s'éleva à vingt-cinq mille livres pesant d'argent, qu'on exigea comptant; puis on accorda trois mois de trêve aux Carthaginois. Il leur fut fait défense d'envoyer pendant la durée de cette trêve des députés ailleurs qu'à Rome, et de laisser partir ceux qui pourraient se présenter à Carthage avant d'avoir fait connaître au général romain d'où ils venaient et ce qu'ils demandaient. Les députés de Carthage furent envoyés à Rome avec L. Véturius Philo, 171 M. Marcius Balla, et L. Scipio, frère du général. Vers ce temps, des convois arrivés de Sicile et de Sardaigne produisirent une si grande baisse dans le prix des blés, que le marchand abandonnait les grains aux équipages pour payer le fret. À Rome, la première nouvelle de la rupture de la trêve par les Carthaginois avait causé quelque alarme; et Ti. Claudius avait reçu l'ordre de partir en toute hâte avec sa flotte pour la Sicile, et de passer de là en Afrique; l'autre consul M. Servilius devait rester aux portes de la ville, jusqu'à ce que l'on connût l'état des affaires en Afrique. Ti. Claudius mit beaucoup de lenteur dans ses préparatifs de départ, parce que le sénat avait laissé Scipion, plutôt que le consul, arbitre des conditions auxquelles on accorderait la paix. L'annonce de quelques prodiges avait concouru avec la nouvelle de la rupture des traités à augmenter l'effroi. À Cumes, le disque du soleil avait paru se rétrécir et il était tombé une pluie de pierres; près de Véliterne, la terre s'était entrouverte et avait formé de vastes abîmes dont les profondeurs engloutirent des arbres entiers. Dans la ville d'Aricie, le forum et les boutiques qui l'entouraient; à Frusinone, quelques endroits de la muraille et l'une des portes avaient été frappés de la foudre; sur le mont Palatin il était tombé une pluie de pierres. Pour expier ce dernier prodige, on offrit, selon l'antique usage, un sacrifice novendial; pour les autres, on immola les grandes victimes. Au milieu de ces expiations, une crue d'eau extraordinaire vint ajouter aux terreurs religieuses. Le débordement du Tibre fut tel, que le cirque fut inondé, et qu'il fallut célébrer les jeux Apollinaires en dehors de la porte Colline, près du temple de Vénus Érycine. Au reste, le jour même des jeux, le beau temps reparut tout à coup, et le cortège sacré, qui avait pris le chemin de la porte Colline, fut rappelé et ramené au cirque, sur la nouvelle que l'eau s'en était retirée: l'allégresse du peuple et l'affluence des spectateurs aux jeux redoublèrent, quand on vit cet emplacement rendu à la fête dont il était le théâtre ordinaire.

XXXIX. Le consul Claudius partit enfin de Rome; mais entre le port de Cosa et celui de Laurète il fut assailli d'une violente tempête, qui le jeta dans les plus vives alarmes. Arrivé à Populonia, il s'y arrêta jusqu'à ce que la tempête eût épuisé ses fureurs, et passa dans l'île d'Elbe, puis de l'île d'Elbe dans celle de Corse, enfin de Corse en Sardaigne. Là, comme il doublait les Monts Insensés, un ouragan beaucoup plus terrible le surprit dans ces parages très dangereux et dispersa sa flotte. Beaucoup de vaisseaux furent avariés et dépouillés de leurs agrès; il y en eut quelques-uns de brisés. La flotte ainsi maltraitée et mise en pièces gagna Caralès: on tira les vaisseaux à terre, et pendant qu'on les radoubait, l'hiver survint: l'année fut bientôt révolue, et T. Claudius, n'ayant point obtenu de prorogation pour son commandement, retourna avec sa flotte à Rome comme simple particulier. M. Servilius, ne voulant pas être rappelé pour les comices, nomma dictateur C. Servilius Géminus, et partit pour sa province. Le dictateur prit pour maître de la cavalerie P. Élius Pétus. Mais toutes les fois 171 que les comices devaient avoir lieu, des orages empêchèrent de les tenir. Aussi, la veille des ides de Mars, les anciens magistrats étant sortis de charge sans qu'il y en eût d'autres pour les remplacer, la république se trouva n'avoir point de magistrats curules. Le pontife T. Manlius Torquatus mourut cette année et C. Sulpicius Galba lui succéda. L. Licinius Lucullus et Q. Fulvius, édiles curules, firent représenter pendant trois jours les jeux Romains. Les greffiers et les viateurs des édiles, accusés et convaincus d'avoir soustrait frauduleusement de l'argent du trésor, furent condamnés, et leur flétrissure rejaillit jusque sur l'édile Lucullus. Les édiles plébéiens P. Élius Tubéron et L. Létorius, dont l'élection était vicieuse, se démirent de leur charge; ils avaient cependant déjà célébré les jeux, donné à cette occasion le festin d'usage dans le temple de Jupiter, et placé dans le Capitole trois statues d'argent faites avec les produits des amendes. Le dictateur et le maître de la cavalerie furent chargés par un sénatus-consulte de célébrer la fête et les jeux de Cérès.

XL. Les députés envoyés d'Afrique, Romains et Carthaginois étaient arrivés à Rome; le sénat s'assembla dans le temple de Bellone. L. Véturius Philo en déposant que la bataille perdue par Annibal avait décidé du sort de Carthage et mis fin à une guerre désastreuse, excita des transports de joie dans l'assemblée; puis il annonça la défaite de Vermina, fils de Syphax; ce qui n'était qu'un léger surcroît de bonheur. Il reçut ensuite l'ordre de se rendre devant le peuple, et de lui faire part de ces heureuses nouvelles. Quand on se fut bien félicité, on ouvrit tous les temples de la ville, et l'on décréta trois jours de supplications. Les députés de Carthage et ceux de Philippe, qui venaient aussi d'arriver, demandèrent une audience du sénat; mais le dictateur leur répondit au nom des Pères conscrits que ce seraient les nouveaux consuls qui la leur accorderaient. Puis on tint les comices: on choisit pour consuls Cn. Cornélius Lentulus et P. Élius Pétus; pour préteurs M. Junius Pennus, qui eut la juridiction de la ville, M. Valérius Falto, qui reçut le Bruttium, M. Fabius Butéo, la Sardaigne, et P. Élius Tubéro, la Sicile. On convint de ne régler les provinces des consuls qu'après avoir donné audience aux députés du roi Philippe et à ceux des Carthaginois. On prévoyait que si une guerre allait finir, une autre allait commencer. Le consul Cn. Lentulus brûlait d'obtenir le département de l'Afrique; si la guerre continuait, la victoire était facile; si elle touchait à son terme, il ambitionnait la gloire de la voir finir sous son consulat. Il se refusait donc, disait-il, à ce qu'on traitât toute autre question, avant de lui avoir décerné le commandement de l'Afrique, que son collègue consentait à lui abandonner. Pétus était un esprit sage et modéré, qui regardait cette rivalité de gloire avec Scipion comme injuste et impossible à soutenir. Q. Minucius Thermus et Manius Acilius Glabrio, tribuns du peuple, disaient

« que Cn. Cornélius ne faisait que renouveler une tentative déjà faite inutilement l'année précédente par Tib. Claudius; que le sénat avait déféré au peuple le droit de désigner un général pour le commandement de l'Afrique et que 173 les trente-cinq tribus s'étaient toutes prononcées en faveur de Scipion. »

Après de longues contestations dans le sénat et devant le peuple, on finit par remettre au sénat la décision de l'affaire. Les sénateurs, après avoir prêté serment, ainsi qu'on en était convenu, arrêtèrent que les consuls s'entendraient sur le partage des provinces ou tireraient au sort pour savoir qui des deux aurait l'Italie, et qui se mettrait à la tête d'une flotte de cinquante vaisseaux. Celui qui aurait la flotte devait se rendre en Sicile; si la paix n'était pas conclue avec les Carthaginois, il passerait en Afrique. Le consul commanderait sur mer, et Scipion sur terre avec le même titre et les mêmes pouvoirs qu'il avait eus jusqu'alors. Si l'on tombait d'accord sur les conditions de la paix, les tribuns du peuple proposeraient au peuple de décider si ce serait le consul ou P. Scipion qui ferait le traité, et qui ramènerait d'Afrique l'armée victorieuse, si on jugeait à propos de la rappeler. Si le peuple voulait que ces deux commissions fussent données à Scipion, le consul ne passerait pas de Sicile en Afrique. L'autre consul, chargé de l'Italie, recevrait deux légions du préteur M. Sextius.

XLI. P. Scipion garda ses armées et fut prorogé dans le commandement de la province d'Afrique. Le préteur M. Valérius Falto reçut les deux légions du Bruttium qui avaient obéi à C. Livius l'année précédente. Le préteur P. Élius devait prendre des mains de Cn. Trémellius le commandement des deux légions de Sicile. On donna à Fabius, pour la Sardaigne, la légion qui avait servi sous le propréteur P. Lentulus. M. Servilius, consul de l'année précédente, fut maintenu à la tête de ses deux légions et de celles d'Étrurie. Quant aux Espagnes, il y avait déjà plusieurs années que L. Cornélius Lentulus et L. Manlius Acidinus y commandaient; on chargea donc les consuls de s'entendre, s'ils le trouvaient bon, avec les tribuns pour proposer au peuple de décider à qui on donnerait ce département. Le magistrat désigné formerait avec les deux armées d'Espagne une légion de soldats romains, une légion et quinze cohortes d'alliés du nom latin à la tête desquelles il occuperait la province; les anciens soldats seraient ramenés en Italie par L. Cornélius et L. Manlius. On décréta pour le consul Cornélius la formation d'une flotte de cinquante vaisseaux choisis dans la flotte qui était en Afrique sous les ordres de Cn. Octavius, et dans celle de P. Villius, qui croisait sur les côtes de Sicile; le consul devait désigner les bâtiments qu'il voulait, P. Scipion garderait les quarante vaisseaux longs qu'il avait; s'il désirait en laisser le commandement à Cn. Octavius, cet officier serait prorogé pour un an avec le titre de propréteur; s'il prenait Lélius pour amiral, Octavius reviendrait à Rome, et y ramènerait les vaisseaux dont le consul n'aurait pas besoin. M. Fabius reçut aussi dix vaisseaux longs pour défendre la Sardaigne; de plus les consuls eurent ordre de lever deux légions urbaines. Ainsi la république mit sur pied cette année quatorze légions et cent vaisseaux longs.

XLII. Ce fut alors qu'on s'occupa des députés de Philippe et de ceux des Carthaginois. On con- 174 vint de recevoir d'abord les Macédoniens: leur discours fut un mélange d'excuses, d'accusations et de demandes de réparation, en réponse aux plaintes qu'avaient formées les députés envoyés de Rome à Philippe sur le ravage des pays alliés; d'accusations contre les alliés du peuple romain, mais surtout contre M. Aurélius, l'un des trois députés romains, auquel ils reprochaient avec beaucoup d'amertume de n'avoir pas quitté la Macédoine après la levée des contingents, d'avoir attaqué le roi contrairement au traité, et d'avoir souvent combattu ses lieutenants, enseignes déployées; en fin de demande, pour obtenir la liberté des Macédoniens et de leur chef Sopater, qui avaient servi comme mercenaires sous Annibal, et qu'on avait faits prisonniers et jetés en prison. À ces assertions M. Furius, envoyé exprès de Macédoine par Aurélius, répliqua

« qu'Aurélius avait été laissé dans le pays pour empêcher les alliés du peuple romain de se donner au roi dans l'excès de leurs maux et de leurs souffrances, et que jamais il n'avait franchi les frontières des alliés; qu'il avait mis tous ses soins à ne pas laisser ravager impunément leur territoire; que Sopater était un des courtisans et des parents du roi; qu'il avait été récemment envoyé avec quatre mille hommes et de l'argent en Afrique, au secours d'Annibal et des Carthaginois. »

Interrogés sur ces deux points, les Macédoniens ne firent que des réponses évasives; alors on leur déclara en face:

« que le roi cherchait évidemment la guerre, et que, s'il continuait, il l'aurait bientôt. Qu'il avait doublement violé le traité: d'abord, en accablant de vexations les alliés du peuple romain et en désolant leurs terres par ses hostilités; puis en fournissant aux ennemis des secours et des subsides; que Scipion n'avait fait et ne faisait rien que de juste et de légitime en traitant comme ennemis et chargeant de fers ceux qui avaient été pris les armes à la main et en guerre contre Rome; qu'enfin M. Aurélius agissait dans l'intérêt de la république et méritait la reconnaissance du sénat en employant les armes, puisque la foi des traités était impuissante pour protéger les alliés du peuple romain. »

Après avoir congédié les Macédoniens avec cette réponse sévère, on fit entrer les Carthaginois: c'étaient les premiers citoyens de la république. En voyant leur âge et leur dignité, chacun se dit que les vaincus songeaient sérieusement à traiter. Mais le personnage le plus considérable de l'ambassade était Asdrubal, surnommé le Chevreau par ses concitoyens; Hasdrubal qui avait toujours conseillé la paix, et toujours lutté contre la faction Barcine: il n'en fut que mieux écouté en cette circonstance, lorsque, pour disculper sa patrie, il rejeta toute la responsabilité de la guerre sur l'ambition de quelques hommes. Il prononça un discours adroit où il prenait le ton de la justification: tantôt il faisait des aveux, pour ne pas rendre le pardon trop difficile en niant avec impudence des faits avérés; tantôt il engageait le sénat à user de ses avantages avec réserve et modération:

« Si les Carthaginois, disait-il, eussent voulu l'écouter, lui et Hannon, et profiter des circonstances, ils auraient dicté les conditions qu'ils demandaient en ce moment. Il était rare que les dieux donnassent à la fois aux hommes le bonheur et la sagesse. Le peuple romain était invincible, parce qu'au 175 sein de la prospérité il savait suivre les conseils de la raison. Il serait étonnant à coup sûr qu'il en fût autrement. Le défaut d'habitude produisait, chez ceux pour qui le succès était nouveau, des transports qui tenaient du délire. Le peuple romain était fait aux joies de la victoire; il en était rassasié, et sa clémence envers les vaincus avait peut-être plus contribué que ses conquêtes à étendre son empire. »

Les autres orateurs cherchèrent à inspirer plus de pitié en rappelant

« de quel faîte de grandeur Carthage était tombée et dans quel abîme de maux: eux qui naguère avaient soumis à leurs armes victorieuses presque tout l'univers ne possédaient plus que les murs de Carthage. Resserrés dans son enceinte, ils ne voyaient plus ni sur terre ni sur mer rien qui reconnût leurs lois. Leur ville même et leurs pénates ne leur étaient assurés que si le peuple romain ne leur ôtait pas dans sa colère cet asile au-delà duquel ils n'avaient plus rien. »

L'émotion des sénateurs était visible; on dit pourtant que l'un d'eux, qui ne pouvait oublier la perfidie des Carthaginois, s'écria:

« Au nom de quels dieux veulent-ils donc conclure la paix, après avoir trompé ceux qui furent les garants de leurs premiers serments? - Au nom des dieux, dit Asdrubal, qui punissent si cruellement les transgresseurs des traités. »

XLIII. Tous les esprits penchaient vers la paix, lorsque le consul Cn. Lentulus, qui avait le commandement de la flotte, mit opposition au sénatus-consulte. Alors les tribuns Manius Acilius et Q. Minucius proposèrent au peuple

« de déclarer qu'il autorisait le sénat à faire la paix avec les Carthaginois, et de désigner celui qui devait la conclure et celui qui ramènerait l'armée d'Afrique. »

Les tribus consultées furent unanimes sur la question de la paix; elles chargèrent Scipion de la conclure et de ramener l'armée. En vertu de cette décision le sénat décréta que P. Scipion, après avoir pris l'avis de dix commissaires, ferait la paix avec le peuple carthaginois aux conditions qu'il jugerait convenables. Les Carthaginois firent ensuite leurs remerciements au sénat; ils demandèrent la permission d'entrer à Rome et d'avoir une entrevue avec leurs compatriotes détenus dans les prisons publiques.

« Les uns, disaient-ils, étaient leurs parents et leurs amis, des hommes du premier rang; ils avaient pour les autres des commissions particulières de leurs familles. »

Quand ils les eurent visités, ils sollicitèrent aussi la faveur d'en racheter un certain nombre: on leur demanda de dire les noms; ils en nommèrent environ deux cents; alors un sénatus-consulte ordonna

que les commissaires romains prendraient deux cents prisonniers au choix des Carthaginois, les conduiraient en Afrique à P. Cornélius Scipion, et lui recommanderaient de les rendre sans rançon aux Carthaginois lorsque la paix serait conclue. »

Les féciaux désignés pour aller en Afrique sanctionner le traité obtinrent, sur leur demande, un sénatus-consulte rédigé en ces termes:

« Les féciaux prendront avec eux les cailloux sacrés et les verveines sacrées; le préteur romain leur ordonnera de sanctionner le traité, et ils demanderont 176 de leur côté au préteur la plante mystérieuse. »

C'est une espèce de plante qu'on prend au Capitole pour la donner aux féciaux. C'est ainsi que furent congédiés de Rome les députés de Carthage. Lorsqu'ils se furent rendus en Afrique auprès de Scipion, ils firent la paix aux conditions précédemment énoncées. Ils livrèrent leurs vaisseaux longs, leurs éléphants, les transfuges, les déserteurs et quatre mille prisonniers, au nombre desquels était le sénateur Q. Terentius Culléo. Scipion fit conduire les vaisseaux en pleine mer, où on les brûla; il y avait, dit-on, cinq cents bâtiments à rames de toute espèce: l'aspect de cet embrasement soudain accabla les Carthaginois d'une douleur aussi profonde que l'aurait fait l'incendie de Carthage même. Les transfuges furent traités plus sévèrement que les déserteurs: ceux du nom latin furent frappés de la hache et les Romains mis en croix.

 XLIV. Il y avait quarante ans qu'avait été conclue la dernière paix avec les Carthaginois, sous le consulat de Q. Lutatius et d'A. Manlius. La guerre avait recommencé vingt-trois ans après, sous le consulat de P. Cornélius et de Tib. Sempronius. Elle fut terminée la dix-septième année, sous celui de M. Cornélius et d'Élius Pétus. Dans la suite Scipion répéta souvent, dit-on, que l'ambition de Tib. Claudius, d'abord, et puis celle de Cn. Cornélius l'avaient empêché de terminer cette guerre par la ruine de Carthage. À Carthage, au milieu des embarras que faisait naître, pour le premier paiement du tribut, la pénurie du trésor épuisé par une si longue guerre, au milieu du deuil et de la désolation du sénat, on vit, dit-on, Annibal qui se prenait à rire. Hasdrubal le Chevreau lui ayant reproché d'insulter ainsi à la douleur publique, dont il était la première cause, il répondit:

« Si les yeux qui distinguent les mouvements du visage pouvaient lire aussi au fond de l'âme, il vous serait facile de reconnaître que cette gaieté qui vous choque sort d'un cœur moins ivre de joie qu'égaré par la douleur. Toutefois elle n'est pas aussi déplacée que vos larmes inutiles et hors de saison. Il fallait pleurer alors qu'on nous ôtait nos armes, qu'on brûlait nos vaisseaux, qu'on nous interdisait toute guerre extérieure car c'est là le coup qui nous a tués. Et ce n'est point parce qu'ils redoutent votre haine que les Romains ont pris cette résolution contre vous, croyez-le bien. Ils savent qu'un grand état ne peut rester longtemps en repos, et que s'il n'a point d'ennemis au dehors, il en trouve à l'intérieur; pareil à ces corps vigoureux qui semblent à l'abri de tout péril extérieur, mais qui succombent sous le poids de leurs propres forces. Nous ne sommes sensibles aux maux publics qu'autant qu'ils touchent à nos intérêts privés; et parmi ces maux il n'en est pas de plus poignant pour nous que la perte de notre argent. Aussi quand on a dépouillé Carthage vaincue de toutes ses richesses, quand vous l'avez vue désarmée et sans défense au milieu de toute l'Afrique en armes, pas un de vous n'a gémi! Aujourd'hui que chacun doit payer de ses deniers sa part du tribut, on croirait que vous pleurez la ruine de la patrie. Peut-être, je le crains, sentirez-vous bientôt que c'est le moindre 177 de vos maux qui vous coûte aujourd'hui tant de larmes. »

Tel fut le discours d'Annibal aux Carthaginois. Cependant Scipion rassembla son armée, et, en sa présence, il fit don à Masinissa du royaume de ses pères, en y ajoutant la place forte de Cirta et les autres villes et territoires détachés des états de Syphax et tombés au pouvoir des Romains. Il envoya Cn. Octavius avec sa flotte en Sicile pour la remettre au consul Cn. Cornélius; il ordonna aux députés de Carthage de partir pour Rome, afin d'y faire ratifier par un sénatus-consulte et un plébiscite tout ce qu'avait fait Scipion, d'après l'avis des deux commissaires.

XLV. La paix était conclue sur terre et sur mer; il embarqua son armée et retourna en Sicile à Lilybée. De là il renvoya par mer une grande partie de ses troupes; quant à lui, traversant l'Italie, heureuse de la paix autant que de la victoire, il vit partout sur son passage des flots de population qui sortaient des villes pour l'entourer de leurs hommages; la foule même des gens de la campagne encombrait les routes. Ce fut ainsi qu'il arriva jusqu'à Rome. Le plus beau triomphe qu'on eût jamais vu signala son entrée dans la ville. II porta au trésor cent vingt-trois mille livres pesant d'argent; chaque soldat eut, sur le butin, une gratification de quatre cents as. La mort déroba Syphax à la curiosité du public, sans rien ôter à la gloire du triomphateur; il était mort peu de temps auparavant à Tibur, où on l'avait transporté de la ville d'Albe. Cependant la fin de ce prince fournit un autre spectacle aux Romains: on lui fit des funérailles publiques. Polybe, dont le témoignage a quelque poids, dit que Syphax fut mené en triomphe. Dans le cortège qui suivait le char triomphal, on remarqua Q. Térentius Culléo, avec le bonnet d'affranchi sur la tête; pendant tout le reste de sa vie, il montra sa reconnaissance à Scipion, en l'honorant comme son libérateur. Quant au surnom d'Africain, je ne saurais dire s'il le dut à l'affection de ses soldats ou à l'enthousiasme du peuple; ou bien si ce fut d'abord une flatterie de ses amis, comme, du temps de nos pères, on a donné le surnom d'Heureux à Sylla, et celui de Grand à Pompée. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il fut le premier général immortalisé par le nom de la nation, qu'il avait vaincue. À son exemple, dans la suite, d'autres généraux, qui n'avaient pas remporté d'aussi belles victoires, ont décoré leurs images de titres glorieux et transmis des surnoms illustres à leur famille.


NOTES SUR LE 784 LIVRE XXX.

CHAP. III et suiv., Tite-Live a pris pour guide Polybe (XIV, 1, sq.), et il le cite encore ch. XLV, quoiqu'il ait aussi comparé plusieurs auteurs sur les points douteux. Ch. III, il dit : major pars auctorum, et il en parle encore ch. XIX. Au ch. XVI, il se sert de ces mots : alii, alii, et au ch. XXVI de ceux-ci: quidam auctores. Il cite Valérius Abtias, ch. III et XXIX, mais avec quelque hésitation. Jusqu'au ch. X, où finit l'extrait de Polybe, tout est extrait de cet auteur (XIV), et presque traduit. Au ch XI, il est d'accord avec les fragments du Spicilegium, p. 40; liv. XIV, ch. X, 12, éd. Didot. Ch. XIII, sur le cheval de Syphax blessé, et sur l'auteur de cette blessure, Coelius (cité par Nonn., ch. II, n. 156, col. 553) s'était exprimé avec beaucoup plus d'exactitude; cf. Nauta, p. 45. Au ch. XXVIII, ces paroles : «  Non esse hodie tot fasces magistratibus populi Romani, quot captos e caede imperatorum praeferre posset Annibal, » sont parfaitement d'accord arec celles de Coelius (cité par Nonn., X, n. 35, col. 770) : «  Duos et septuaginta lictores domum reportavisse fasces, qui ductoribus hostium ante soluerint ferri. »

Les exploits de Philippe contre les Clanes, les Thasiens (cf. aussi XXXI, 51), et les événements d'Égypte, relatés par Polybe, XV, 20-56, ont été passés sous silence par Tite-Live. Les ch. XXIV et suiv. sont d'accord avec Polybe, XV, I et suiv.; mais il y a plus de développements dans l'écrivain grec. Tite-Live a pris aussi dans Polybe (XV, 9 et suiv.) la description de la bataille de Zama. Le fond des discours se trouve en partie dans Polybe. Ch. XXXII,Tite-Live a ajouté quelques détails, pour plus de clarté. Ch. XXXIII, dans la description de l'ordre de bataille, il traduit Polybe (ch. IX), et c'est à lui qu'il doit encore et la narration du combat, et le nombre des morts, indiqué au ch. XXXV, où il a ajouté vers la fin quelques détails qu'Il doit à d'autres écrivains. Les conditions de la paix (ch. XXXVII) sont tirées aussi de Polybe (ch. XVIII), et ce qu'il raconte encore dans le même chapitre est tiré également de Polybe, ch. XXIX. La fin du ch. XXXVII, Sunt qui Annibalem..., a été empruntée à d'autres historiens. Au reste, un savant a prouvé formellement que Tite-Live avait omis dans ce livre plusieurs faits, et qu'il en avait raconté inexactement quelques autres. C'est U. Becker dans l'ouvrage intitulé: «  Ueber Livius XXX, ch. XXV et XXIX, oder Entwickelung der Begebenheiten welche zwischeu Hanaibalis Rückkehr nach Africa und der Schlacht bei Zama liegen » et dans son histoire de la deuxième guerre punique, p. 172, 184. Il n'est pas douteux que Tite-Live n'ait presque toujours suivi, les yeux fermés, Polybe, dont, cette fois, il n'avait pas à suspecter le zèle, souvent assez partial, pour les Scipions ; mais peut-être l'exemplaire de Polybe, dont Tite-Live se servait, était-il tronqué ou mutilé. Ce qui est certain, c'est que, plus tard, ce livre XIV était peu complet, et que l'Abréviateur, publié par Valois (Schweighwuser, t.1I1, p. 488) et celui du Vatican (éd. Mai, p.406) s'en plaignent. Enfin il faut noter, dans les apophtegmes de Plutarque (Srip. maj., V), un passage qui rend douteux le fait que les Carthaginois avaient insulté les vaisseaux romains, pendant la trêve, comme Tite-Live le raconte au ch. XXIV. Sur ce point, l'auteur latin diffère de Polybe lui-même, lorsqu'il dit au commencement du livre XXV : «  Les envoyés n'étaient pas encore revenus de Rome, neque sciebatur quae senauis R. de bello ac pace sententia esset; ». tandis que Polybe, XV, 1, dit que la lettre, tou- 785 chant l'acceptation de la paix avait été remise à Scipion, et que les envoyés l'avaient annoncé aux Carthaginois. Tite-Live a également omis la harangue des députés.

CHAP. II. — Ludos magnos. Voyez livre XXVII, ch. XXXIII. Cependant ces jeux ne furent célébrés que par les consuls de l'année suivante, comme on le voit plus bas, ch. XXVII, peut-être à cause des terreurs inspirées par les prodiges.

CHAP. V. — Ut proximis casis. Comparez Fénelon, Télémaque, livre VII et Silius Italicus, XVII, 83 et suiv.

CHAP. VII. — Afrorum urbem. Appien nomme cette ville Anda (Pun., XXIV).

CHAP. IX. — Tuneta. Polybe, XIV, 10; Strabon, livre dernier, p. 834. Carthage était au nord-est.

CHAP. X. —On n'est pas d'accord sur le nom Ruscinona. D'autres lisent Rusucmona. Rusimona, etc. Cf. Holstenius (ad libr. de Patriarch. rom.), p. 91, et Hardouin sur Pline, V, 2 ou 1.

CHAP. XI. — Les Massyliens habitaient, au pied du mont Atlas, la partie orientale de la Numidie, et les Massésyliens que l'auteur désigne par ces mots : regno vetere, en occupaient le côté occidental. Voyez la note sur le ch. XLVIII du livre XXiV.

CHAP. XII. — Genus Numidarum in Venerem praeceps. La même observation s'est déjà présentée au ch. XXIII du livre XXIX, et exprimée presque dans les mémes termes : «  Ante omnes Numidae Barbaros effusi in Venerem. » Corneille l'a traduite littéralement dans sa tragédie de Sophonisbe, acte V, sc. II

... Je sais qu'il est Numide;
Toute sa nation est sujette à l'amour.

IBID. — Victor captus. Ou retrouve la même antithèse dans Horace, Ep. II, t, 156.

Græcia capta ferum victorem cepit.

Tite-Live parle ici d'une particularité que mentionnent d'autres historiens et, parmi rus, Appien. c'est-à-dire que Masinissa avait été fiancé avec Sophonisbe avant qu'Asdrubal l'emmenât en Espagne. Plus tard les Carthaginois l'avaient donnée en mariage à Syphax, suivant en cela la règle ordinaire de leur politique qui consistait à se ménager, par des mariages, l'alliance des chefs des tribus voisines.

CHAP. XIV. — Quo die captum hostem vidisset. Cette pensée est rendue avec beaucoup d'énergie dans ce vers :

Massinisse en un jour voit, aime et se marie.

Sophonisbe de Mairet, 1633.

IBID. — Ipsum juvenem nullius forma pepulerat captivæ. Voltaire, dans sa Sophonisbe, fait dire à Scipion:

Mais jeune comme vous, et dans un rang suprême,
Vous savez si mon coeur a jamais succombé
A ce piége fatal où voua êtes tombé.

CHAP XV. — Accipio nuptiale munus neque ingratum.

... Dites, Micas. au roi qui me l'envoie,
Que de tous les présents que m'a faits sa bonté
Je reçois le plus cher et le plus souhaité, etc.

Racine, Mithrtd., v. 2.

On remarque avec intérêt que l'art tragique a commencé par une Sophonisbe, en Italie comme en France. Ainsi, ce sujet fut adopté d'abord en 1514 par Trissino, qui le premier appliqua rigoureusement à la tragédie la règle des trois unités. En 1633, quelques années avant l'apparition du Cid, Mairet le transporta sur la scène française, et sa Sophonisbe, qui an milieu d'un style ampoulé ou bassement familier, offre quelques lueurs de génie, fut la première pièce régulière jouée devant Louis XIII.

Corneille et Voltaire ont composé chacun une Sophonisbe sans réussir à l'élever au niveau des chefs-d'oeuvre qu'ils nous ont laissés. Observons, du reste, que le caractère de Masinissa a paru à ce dernier avoir si peu de noblesse que, contrairement à la vérité historique, il représente ce roi se poignardant sur le corps de son épouse.

CHAP XVI. — Bis jam eversa. Plusieurs éditions portent bis jam ante eversa: mais celle leçon n'est justifiée, ni par le sens, ni par les meilleurs manuscrits. Eversa signifie non pas renversée, mais seulement ébranlée, comme dans Virgile : eversum saeculum (Georg., I, 500). Il y a ici allusion à la défaite des Carthaginois aux îles Ægates.

CHAP. XVII. — Aedes liberæ. On peut entendre par là une maison réservée pour les ambassadeurs seuls, en prenant liberæ comme synonyme de vacuae. Voy. XXLV. 7. Mais il vaut peut-être mieux considérer ces mots comme désignant une maison louée aux frais de l'état, ce qui était de la part du sénat une grande marque de bienveillance (XLV, 44; XXV, 23, etc.). Les ambassadeurs des nations ennemies étaient logés hors de la ville (XXX, 21).

IBID. — Loca sont des places réservées, au théâtre, aux comices ou dans le sénat. ()(XIX, 16; XLII, 14, etc.)

IBID. — Lautia. Voyez la note sur le ch. XXXIX du livre XXVIII.

CHAP. XIX. — Lutatio. Des éditions ajoutent patruo, mais contrairement aux meilleurs manuscrits.

IBID. — Ad vicum Tanetum. Voyez XXI, 25, et XXVII, 21.

IBID. — Cansentia et Clampetia. Ces villes s'étaient déjà soumises l'année précédente. Cf. XXIX, 38.

CHAP, XX.— Quod non cruentum, etc. Tite-Live en revient toujours à cette accusation banale contre Annibal. de n'avoir pas attaqué Rome aussitôt après la bataille de Cannes.

CHAP. XXII. — Culpam omnem in Annibalem vertentes. Les partis qui divisaient Carthage étaient donc bien nettement tranchés, ces dissensions étaient bien profondes, puisqu'une faction peut ait ainsi rejeter sur le chef de la faction adverse la responsabilité entière de ce qui avait été fait.

CHAP. XXIV. — Cneio Octavio ex Sicilio trajicieniti. Nous retrouvons encore ici un de ces oublis assez fréquents dans Tite-Live. Comment Octavius pouvait-il venir de Sicile, puisque, comme il est dit au ch. I et II de ce livre, il était chargé de défendre les côtes de la Sardaigne; qu'en Sicile commandait P. Villius, et sur la flotte M. Pomponius ? Il y avait déjà eu une erreur sur ce même Octavius au ch, II de ce livre, où il est appelé : prioris anni praetor, tandis qu'il n'avait été que propréteur.

IBID. — Apollinis promontorium. Ce cap, aujourd'hui nommé Zebibi ou Zibeeb, forme avec le promontorium hermaum ( cap bon ), le golfe au fond duquel était Carthage.

IBID. — Ad Agimurum, aujourd'hui Zowamoore ou Zimbra. Cette île répond sans doute aux arae de Virgile (Aen. I, 159). Comp. Ptolémée et Strabon, XVII.

786 CHAP. XXIV. — Ad Calidas aquas. Strabon, livre dernier, p. 837 Pline, V, 7; Voyages de Shaw, p. 198 et suiv.

CHAP. XXV. — Ad Bagradam. Ce fleuve, maintenant appelé Majiarda, se jetait entre Utique et Carthage, dans la Méditerranée, après avoir traversé la Zeugitane. Polybe le nomme Macra: Ἐὰν παραλλάξωσι τὸν Μάκραν ποταμὸν, XV, 2. — Le changement du B en M est très fréquent; en lisant donc Βάκραν, nous auront le même fleuve sous deux noms peu différents. Comp. Strabon, liv. dernier; Pline, V, 4.

IBID. — Superantem promontorium. Le cap d'Apollon d'après Appien.

IBID. — Leptim. Il y avait deux Leptis. Voy. Ptolémée et Pline, V, 4. La grande (maintenant Lebida) était sur la côte, dans la région syrtique; la petite (Lempta) était dans la Bysacène, à quelque distance de la précédente. C'est de la petite qu'il est ici question, puisqu'elle était la plus rapprochée d'Adrumète où Annibal arrive au ch. XXIX.

CHAP. XXVI. — Ad res repetendas. Formule consacrée pour les réclamations des ambassadeurs. Cf. X, 4.

IBID. — Q. Fabius Maximus moritur. Il avait près de cent ans, suivant Valère-Maxime, VIII, 14. Le peuple romain fournit aux frais de ses funérailles, et s'imposa à une drachme par tête.

IBID. — Superavit paternos honores. Son père, Fabius Gorgés, fut cousu! trois fois ( livre X), et Fabius Cauctalor cinq fois.

lIDID. — Avus Rullus. Peut-être ce Rullus ou Rullianus était-il non l'aïeul mais le bisaïeul du grand Fabius; car Plutarque rapporte que celui-ci fut le quatrième du surnom de Maximus, et l'on sait que Rullus reçut du peuple ce glorieux surnom pour avoir diminué la puissance du sénat, et le transmit comme un héritage à ses descendants. Il défit les Étrusques, les Samnites et les Gaulois.

IBID. — Cunctando rem restituisse. Cf. Cic., Off., I, 27.

IBID. — Q. Fabius Maximus, filius. Il avait eu un autre fils (cf. XXIV, 43) ; mais il lui avait survécu. Cicéron dit dans son traité de Senectute, IV : «  Nihil est admirabilius quam quomodo Ille (Q. Fabius Maximus) mortem filii tulit clari viri et consularis. »

CHAP. XXVIII. — Statorius Semilixa. Voyez XXIV, 48, et XXVIII, 28; Oudead. sur Frontin,I, 1, 5, et Gronove, Observ. IV, 7.

IBID. —Senex factus. Il avait quarante-six ans. Comp. ch. XXXVII.

IBID. — Pulsos de Hispania. Les Carthaginois avaient toujours regardé comme un avantage capital la possession de l'Espagne, dont les mines précieuses étaient, pour leur trésor, une source inépuisable de richesses.

CHAP. XXIX. — Adrumetum. Cette ville était au sud de Carthage.

IBID.— Zama quinque dierum iter. Plutarque ne dit rien d'une distance si forte, et comme Adrumète elle-même était à peine à cinq jours de marche de Carthage, Adrumète d'où Annibal arrive à Zama, magnis itineribus, il y a lieu de croire que Tite-Live s'est trompé.

IBID. — Navaggara urbe. Dans Polybe, XV, 5, on lit : Μάργαραν, dans Ptolémée, Ναργάραν, et dans Appien, Κῖλα (Pun., XL ).

CHAP. XXX. — Tunc Annibal prior. Tite-Live, qui a suivi presque pas à pas Polybe dans tout ce livre, l'imite encore pour ce discours d'Annibal; seulement, dans ce dernier historien, l'exorde commence à ces mots: «  Optimum quidem fuerat, » etc.

IBID. — Signa inferenlem ad moenia. Telle est la leçon de la plupart des manuscrits. D'autres éditions portent : Positis, ac jam prope scandentem moenia.

IBID. — Duobus fratribus. Annibal avait trois frères Asdrubal (XXXII, 49), Magon (XXX, 19), Hannon (XXIX, 59). Peut-être ignorait-il encore la mort de Magon.

CHAP. XXXI. — Neque patres nostri priores de Sicilia. Ce langage ne parait pas sincère. Les Mamertins et les Sagontins ne firent que fournir un prétexte spécieux aux hostilités.

IBID. — Pia  ac justa arma. Ces deux qualificatifs étaient toujours employés pour signifier nue guerre légitimement entreprise. Cf. I, 52, et IX, 1.

CHAP XXXII. -- Ubi ad insignem militem venerat, etc. Silius, dans son XVIIe livre, développe fort longuement cette pensée, et son style est plein de mouvement et d'énergie.

Tu mihi Flaminli portae rorantia caesi
Ora ducis. nosco dextram, etc.

IBID.— Celsus haec corpore. Voyez Silius, XVII, 128. Comp. Polybe, XV, 10 et 11.

CHAP. XXXIII. — Non confertas autem cohortes. On remarque quelquefois de la confusion et de l'obscurité dans les expressions de Tite-Live, lorsqu'il fait des récits militaires, et qu'il décrit les mouvements d'une armée. Pour l'entendre, il faut alors recourir aux sources qu'il a consultées, et surtout à Polybe. Ordinairement, les troupes étaient disposées en échiquier; mais ici le général romain suivit un autre ordre pour rendre plus aisé le passage des éléphants. Les manipules des hastats, à la première ligue, reçurent leurs intervalles ordinaires; mais au lieu de mettre les manipules des princes à la deuxième ligne, vis-à-vis de ces intervalles, il les plaça à quelque distance derrière les manipules des hastats, de même que, dans la troisième ligne, il mit ceux des triaires derrière; les manipules des princes et les intervalles des trois lignes se correspondaient ainsi entre eux. Voyez les Histoires militaires de Guischart, 1, ch. XII.

IBID. — Velitibus. La place des vélites était généralement devant le front de l'infanterie. Scipion les distribua dans les espaces de la première ligne comme pour cacher à l'ennemi ses dispositions.

IBID. — Applicantes se antesignanis. L'auteur se fût expliqué plus clairement en disant qu'ils devaient se sauver à droite ou à gauche par les espaces qui étaient entre les manipules d'une ligne et ceux de l'autre. Comp. Polybe, loc. cit.

IBID. — Ligurum, Gallorumque. Annibal eut pour auxiliaires des Liguriens dès le commencement de la guerre avec les Romains. Quant aux Gaulois, il y en eut à la solde de Carthage bien avant les guerres puniques. Ils venaient probablement des pays circonvoisins de la Méditerranée. C'étaient des hordes barbares et féroces qui combattaient à moitié nues. On cite des Celtes parmi les alliés de Carthage dans le traité d'Annibal avec Philippe de Macédoine.

787 CHAP. XXXiII. — Baliaribus. Les frondeurs et les archers des îles Baléares (de βάλειν?) formaient un corps redoutable, ordinairement composé de mille hommes.

IBID. — Modico intervallo. D'après Polybe, cette distance était d'un stade.

IBID. — Brutti plerique erant. Les Bruttiens étaient méprisés par tout le reste de l'Italie, surtout depuis qu'ils s'étaient laissé soumettre si facilement par Annibal. On prétendait qu'ils tiraient leur nom de leur stupidité et de leur lâcheté. Justin, XXIII, I, 2 et 9.

IBID. — Equitatum. La cavalerie légère, que fournissaient les tribus nomades, faisait la principale force de l'armée carthaginoise; elle était montée sur de petits chevaux non sellés.

IBID. — Quibus non lingua, non mos, etc.

Tot dissona lingua
Agmina, barbarica tot discordantia ritu
Corda virum.

Silius, XVI, 19.

IBID. — Auxiliaribus, etc. Comparez dans Justin, XI. 9, le discours d'Alexandre à son armée : «  Singulas gentes diversa oratione alloquitur : Illyrios et Thraces opum ac divitiarurn ostentatioe, » etc.

CHAP. XXXV. Singulari arts aciem eo die instruxisse. Polybe accorde une admiration égale aux deux généraux, et attribue la victoire surtout à la discipline de l'armée romaine et à la prudence de Scipion, qui fut assez sage pour rappeler ses hastats aussitôt qu'il vit plier les troupes ennemies, pour former sa ligne pleine au lieu de poursuivre les fuyards. Sans cela, Annibal eût peut-être vaincu, malgré le désastre de sa cavalerie et de ses auxiliaires et la lâcheté de ses compatriotes de la deuxième ligue, qui était malheureusement composée en grande partie de nouvelles levées. La troisième ligne, composée de ces vieilles cohortes si souvent victorieuses sous ses ordres, faisait seule sa véritable armée. C'était une espèce de légion sacrée. Du reste, les grandes armées carthaginoises renfermaient toujours beaucoup moins d'indigènes que de combattants mercenaires, et ces troupes étrangères, qui n'avaient ni discipline ni force morale, étaient souvent un élément de défaite.

IBID. — Incertos socii an hostes essent. Il y avait incertitude, non pas dans les Italiens, mais dans Annibal. Tite-Live donne quelquefois ce sens passif à l'adjectif incertus. Cf. XXVII, 57 : «  Is quoque incertus mas an femina esset, natus erat; » et XXXI, 12 : «  In Sabinis incetlus infans natus masculus an femina esset. »

CHAP. XXXVII. — Conditiones pacis dictae. Voyez Polybe, XV, 18.

IBID. — Bellum neve in Africa neve extra Africam: jugum populi Romani gererent. Voici le texte de Polybe : Πόλεμον μηδενὶ τῶν ἔξω τῆς Λιβύης ἐπιφέρειν καθόλου μηδὲ τῶν ἐν τῇ Λιβύῃ χωρὶς τῆς Ῥωμαίων γνώμης. Tite-Live a donc mal traduit ce passage, duquel il résulte qu'il y avait défense absolue de faire la guerre au dehors de l'Afrique, et que la permission du peuple romain était exigée pour la faire au dedans.

CHAP. XXXVII. — Obsides centum. Cependant Tite-Live parle plus loin d'un nombre plus considérable (XXXII, 2) : Centum obsides redditi : de caeteris, si in fide remanerent, spes facta. «  D'ailleurs, Appien dit que Scipion exigea cent cinquante otages.

IBID. -- Sunt qui tradant... postulanti ante omnia Scipioni ut Annibal sibi traderetur, etc. Tite-Live ne citant pas les autorités sur lesquelles ce fait s'appuie, nous nous plaisons à douter de sou authenticité.

CHAP. XXXIX. — Inter portus Casanum, Lauretanumque. Cosa et Laurete, villes d'Étrurie.

IBID. — Populonia, ville et promontoire de la même contrée, vis-à-vis de l'île d'Elbe.

IBID. — Insanos montes. Florus dit au livre Il, ch. VI: «  Gracchus Sardiniam arripuit. Nihil illi gentium feritas, Insanorum (nam sic vocantur) immanitas montium profuere. »

IBID. — Scribae viatoresque. Les scribes, dont la charge était plus considérée en Grèce qu'à Rome, transcrivaient les actes publics, les lois, etc. Les viateurs étaient des officiers subalternes qui avertissaient les magistrats et les sécateurs quand il y avait des assemblées, et qui conduisaient les condamnés eu prison. Voyez la noie sur le ch. LVI du livre II, tome 1, p. 802.

IBID. — Cerealia ludos. Les dames se préparaient à ces jeux par l'abstinence et les célébraient dans le cirque au mois d'avril (voyez la note du ch. LVI, liv. XXII). Quelques éditions ont cereales. mais notre leçon est d'accord avec les manuscrits et avec l'habitude de Tite-Live, qui s'exprime souvent ainsi. Conf. XXXIV, 54 : «  Megalesia ludos scenicos; » XXXIX, 22 : «  Ludi Taurilia. »

CHAP. XLII. — Haedum populares appellabant. Il n'y avait pas de noms propres chez les Carthaginois, mais seulement des surnoms empruntés à certaines qualités ou à une ressemblance avec certains animaux. Ainsi le nom de Barca signifiait foudre, et était un surnom personnel d'Hamilcar. Voyez Heeren, Commerce et politique des nations anciennes, 4e vol.

CHAP. XLIII. — Privos lapides silices, privasque verbenas. Privos répond à singuli singulos. Ces cailloux sacrés étaient aigus et servaient, en guise de couteaux, à couper les victimes.

IBID. — Inter quos Q. Terentius Culleo. Plutarque rapporte dans ses Apophtegmes que Scipion déclara qu'il n'écouterait les députés de Carthage qu'après la délivrance de Térentius.

IBID. — Tam lugubre fuisse Poenis, etc. On comprend bien quelle importance Carthage dut toujours attacher à sa marine. Diodore rapporte que la défaite d'une flotte y entraînait un deuil général, qu'on tendait alors les mâts en noir, et qu'on déroulait sur les proues des navires des peaux de moutons noirs.

IBID. — De perfugis gravius quam de fugitivis consulatum. Quelques commentateurs ont pensé a tort qu'il s'agissait ici d'esclaves fugitifs. Les esclaves étant des propriétés particulières ne pouvaient être l'objet d'un traité public. Les perfugae étaient des transfuges passés à l'ennemi. Les fugitivi des déserteurs arrêtés par les Carthaginois.

CHAP. XLV. — Tibure haud ita multo ante mortuus. D'autres historiens, et entre autres Polybe, XVI, 12, disent que Syphax assista au triomphe de Scipion, et se laissa en-suite mourir de faim dans sa prison.

IBID. — Polybius, haudquaquans spernendus auctor. Par cette expression négative, notre historien n'a certainement pas voulu rabaisser le mérite de celui dans les I écrits duquel il a si souvent puisé. Il faut remarquer que cette tournure est fréquente dans Tite-Live. Ainsi il dit 788 de même, livre XXXIII, 10: «  Nos Polybium secuti sumus, non incertum auctorem cum omnium romanarum rerum, tum praecipue in Graecia gestarum. » Voyez encore, IV, 15 : «  Laudibus haud immeritis, » et IV, 20: «  Haud spernendos testes. »

CHAP. XLV. — Secutus Scipionem triumphantem est pileo capiti imposito Q. T. Culleo. Il suivit aussi les funérailles de Scipion. toujours portant le pileus.