RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE TITE-LIVE

TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXIII

 

 

 LIVRE 22   LIVRE 24

 

LIVRE VINGT-TROISIÈME.

SOMMAIRE. — Révolte des Campaniens en faveur d'Annibal. --- Envoyé à Carthage pour y porter la nouvelle du triomphe de Cannes, Magon répand au milieu du vestibule du sénat les anneaux d'or arrachés aux doigts des Romains tués dans l'action : il y en avait, dit-on, plus d'un boisseau. -- A cette nouvelle, Hannon, l'un des citoyens les plus distingués de Carthage, conseille au sénat de cette ville de demander la paix aux Romains; mais son avis est rejeté par suite de la vive opposition de la faction barcine. — Le préteur Claudius Marcellus, attaqué dans Nola par Annibal, fait une sortie où il remporte l'avantage. — L'armée carthaginoise, qui a pris ses quartiers d'hiver à Capoue, s'énerve dans les délices, et perd à la fois l'énergie de l'âme et celle du corps. — Castilinum, assiégé par les Carthaginois, et en proie à la famine, est réduit à manger les peaux, les cuirs arrachés aux boucliers, et jusqu'aux rats : des noix, que les Romains ont jetées dans le Vulturne, servent de nourriture aux habitants. -- Le nombre des sénateurs complété par l'admission de cent quatre-vingt dix-sept chevaliers. — Le préteur L. Postumius est vaincu et tué par les Gaulois avec son armée. -- Les deux Scipion, Cneius et Publius, battent Asdrubal en Espagne, et soumettent cette province. — Les soldats, débris de la déroute de Cannes, sont relégués en Sicile, avec ordre d'y servir jusqu'à la fin de la guerre. — Traité d'alliance entre Philippe, roi de Macédoine, et Annibal. — Le consul Sempronius Gracchus taille en pièces les Campaniens. — Heureux succès du préteur T. Manlius, en Sardaigne, contre les Carthaginois et les Sardes. — Asdrubal, général en chef ; Magon et Hannon, faits prisonniers. — Le préteur Claudius Marcellus défait l'armée d'Annibal et la met en fuite près de Nola; le premier il rend quelque espoir aux Romains dans une guerre marquée par tant de désastres.

[23,0] Livre XXIII. [23,1] (1) Hannibal, après la bataille de Cannes, avait pris et pillé le camp des Romains, et s'était porté sans retard de l'Apulie dans le Samnium: il était appelé chez les Hirpiniens par Statius qui lui promettait de lui livrer Compsa. (2) Trébius Statius était un des citoyens les plus distingués de Compsa; mais il était forcé de plier devant la faction des Mopsiens, famille puissante par la faveur des Romains. (3) À la nouvelle de la bataille de Cannes, au bruit de l'arrivée d'Hannibal, que répandait partout Trébius, les Mopsiens étaient sortis de la ville. Compsa se rendit donc sans résistance aux Carthaginois, et reçut une garnison. (4) Hannibal y laisse tout son butin et tous ses bagages, et, divisant son armée en deux corps, il charge Magon de recevoir la soumission de celles des villes de ce pays qui abandonneraient la cause de Rome, et de forcer celles qui s'y refuseraient. (5) Lui-même il traverse le territoire campanien, et se dirige vers la mer inférieure, dans l'intention d'assiéger Naples pour s'assurer d'une ville maritime. (6) Sitôt qu'il eut franchi la frontière napolitaine, il plaça une partie de ses Numides en embuscade aux endroits qui lui semblaient s'y prêter le plus, ce pays étant rempli de chemins creux et de défilés impénétrables. Il ordonne à d'autres de chasser devant eux, avec affectation, les bestiaux qu'ils ont enlevés dans la campagne, et de pousser leurs chevaux jusqu'aux portes de la ville. (7) En les voyant ainsi peu nombreux et tout en désordre, une troupe de cavaliers fait une sortie; les Numides, reculant exprès devant eux, les attirent dans l'embuscade où ils sont entourés; (8) et pas un n'eût échappé, si le voisinage de la mer et de quelques barques, pour la plupart destinées à la pêche, qu'ils apercevaient assez près du rivage, n'eût offert un refuge à ceux qui savaient nager. (9) Quelques jeunes gens de distinction furent faits prisonniers ou tués, entre autres Hégéas, le chef de ces cavaliers, qui périt en poursuivant avec trop d'ardeur les fuyards. (10) Quant au siège de la ville, Hannibal y renonça, à la vue de ces murailles qu'il lui eût été trop difficile d'emporter d'assaut.

[23,2] (1) Il dirigea alors sa marche sur Capoue, ville énervée par une longue prospérité, par les faveurs de la fortune, mais surtout par la licence du peuple, qui, au milieu de la corruption générale, jouissait d'une liberté sans frein. (2) Pacuvius Calavius avait asservi le sénat à ses volontés et à celles du peuple. Noble à la fois et populaire, c'était du reste à de mauvais moyens qu'il devait sa puissance. (3) Or, il se trouvait premier magistrat de la ville, l'année même où les Romains furent vaincus auprès du Trasimène. Il savait bien que le peuple, depuis longtemps déjà ennemi du sénat, saisirait cette occasion de faire une révolution, et que, si Hannibal se présentait à la tête d'une armée victorieuse, il ne reculerait pas devant un grand crime, et massacrerait les sénateurs pour livrer Capoue aux Carthaginois. (4) Pacuvius était un homme méchant, mais non pas complètement perdu de sens; il aimait mieux exercer sa puissance sur Capoue que sur ses ruines, et il savait qu'il n'est pas d'existence possible pour une ville privée d'un conseil public. Il imagina donc un moyen de conserver le sénat et d'en faire en même temps l'esclave de ses volontés et de celles du peuple. (5) Il convoqua les sénateurs, et commença par déclarer qu'une révolte contre Rome n'aurait son approbation qu'autant qu'elle serait nécessaire;

(6) « qu'il avait en effet des enfants de la fille d'Ap. Claudius, et que sa propre fille était mariée à Rome avec Livius; mais qu'un malheur bien autrement terrible les menaçait; (7) que le peuple ne pensait pas à se révolter pour ôter le pouvoir au sénat, mais à le massacrer et à livrer à Hannibal et aux Carthaginois une ville sans gouvernement; (8) qu'il peut cependant les sauver de ce péril s'ils veulent s'abandonner à lui, et, oubliant tout débat politique, ajouter foi à sa parole. »

Vaincus par la crainte, ils consentent tous.

(9) « Je vous enfermerai dans la curie, dit alors Pacuvius, et comme si moi-même je prenais part au complot, en donnant mon approbation à un crime auquel je m'opposerais en vain, je trouverai moyen de vous sauver. Vous recevrez de moi toutes les garanties que vous voudrez »

(10) Ayant ainsi engagé sa parole, il fait fermer la curie, et laisse dans le vestibule une garde qui ne doit laisser entrer ni sortir personne sans un ordre.

[23,3] (1) Il convoque alors une assemblée du peuple.

« Campaniens, dit-il, vous avez souvent désiré de pouvoir punir cet infâme et détestable sénat; (2) vous le pouvez aujourd'hui, sans obstacle ni danger, sans avoir à courir les périls d'une émeute où il vous faudrait emporter d'assaut chacune de leurs maisons, défendues par une garnison de clients et d'esclaves. (3) Je vous les livre tous enfermés dans la curie, seuls, sans armes; et vous n'aurez pas à agir avec précipitation et au hasard. le vous donnerai le droit de prononcer sur le sort de chacun d'eux, afin que chacun subisse le supplice qu'il aura mérité. (4) Mais avant tout, il ne faut satisfaire votre colère qu'à condition de lui préférer votre conservation, votre propre intérêt. Vous détestez ces sénateurs, mais vous ne voulez pas, ce semble, abolir entièrement le sénat; (5) car il vous faut ou un roi, pensée abominable! ou un sénat, seul conseil d'un état libre. Vous avez donc deux choses à faire en même temps: détruire l'ancien. sénat, et en créer un nouveau. (6) Je vais faire appeler l'un après l'autre tous les sénateurs; je vous consulterai sur le sort de chacun, et ce que vous prononcerez sera exécuté. Mais à la place du condamné vous choisirez un nouveau sénateur, un homme de coeur et de bien, avant que le coupable soit livré au supplice. »

 (7) Il s'assied alors, fait jeter les noms dans une urne, et le premier dont le sort amène le nom, il ordonne qu'on l'aille chercher dans la curie et qu'on l'amène devant le peuple. (8) Le nom à peine entendu, tous s'écrient que c'est un méchant, un misérable, digne du supplice. (9) Alors Pacuvius:

« Je vois que vous vous êtes prononcés sur son compte. Maintenant, à la place de ce méchant, de ce misérable, nommez un sénateur, bomme de bien et vertueux. »

 (10) D'abord il y eut un moment de silence; on n'en trouvait pas de meilleur pour le remplacer. Enfin, quelqu'un s'enhardit à prononcer un nom au hasard, et un cri bien plus fort s'éleva aussitôt. (11) Les uns disaient qu'ils ne le connaissaient pas, les autres lui reprochaient ses actions déshonorantes, sa basse condition, sa honteuse pauvreté, son métier, ses gains infâmes. (12) La scène se renouvela avec bien plus de violence quand on eut cité un second et un troisième sénateur; il était bien évident qu'on n'en voulait plus, mais il ne se trouvait personne que l'on pût élire à leur place. (13) On ne pouvait proposer ceux qui déjà n'avaient été nommés que pour s'entendre accabler d'injures, et quant aux autres, ils étaient bien plus méprisables, bien plus obscurs que ceux dont les noms s'étaient présentés les premiers. (14) Le peuple se sépara donc, disant que le mal le mieux connu était le plus supportable, et il ordonna que les sénateurs fussent mis en liberté.

[23,4] (1) En sauvant la vie aux sénateurs, Pacuvius les avait mis dans sa dépendance bien plus que dans celle du peuple. Ainsi, sans violence, et du consentement de tous, il était maître souverain. (2) Dès lors les sénateurs, laissant de côté tout souvenir d'honneur et de liberté, commencèrent à flatter les gens du peuple, (3) à les saluer, à les inviter avec bonté, à leur offrir des festins magnifiques. La cause dont ils se chargeaient, le parti qu'ils favorisaient, la décision à laquelle ils amenaient les juges, était toujours la plus populaire, la plus propre à gagner la bienveillance de la multitude. (4) Au sénat, rien ne se faisait plus qui n'eût été fait en assemblée du peuple. Portée de tout temps à l'extrême mollesse, non seulement par la dépravation des esprits, mais encore par l'affluence de voluptés et l'action énervante des délices que lui offraient la terre et la mer, (5) Capoue alors, grâce à la bassesse complaisante des premiers citoyens, à la licence de la populace, s'abandonnait avec une telle fureur à tous les excès, qu'il n'y avait de bornes ni à ses caprices ni à ses dépenses. (6) À ce mépris des lois, des magistrats, du sénat, ajoutez le mépris où, après la bataille de Cannes, tomba la puissance romaine, seul frein qu'ils eussent respecté jusqu'alors. (7) Il y avait encore un obstacle qui les empêchait de se déclarer sans délai contre Rome: c'est que d'anciennes alliances avaient uni à des familles romaines de nobles et puissantes familles de Capoue; (8) outre le lieu puissant de plusieurs de leurs compatriotes servant dans l'armée romaine et de trois cents cavaliers, les plus nobles de la Campanie, lesquels avaient été, par un choix exprès, envoyés en garnison dans les villes de Sicile.

[23,5] (1) Leurs parents obtinrent, non sans beaucoup de peine, qu'une députation fût envoyée au consul romain. Les députés le trouvèrent à Vénouse, (il n'était pas encore parti pour Canouse), accompagné de quelques soldats à demi armés, dans un état digne de toute la compassion d'alliés fidèles, mais qui ne devaient qu'exciter le mépris d'alliés orgueilleux et perfides couture l'étaient les Campaniens; (2) et ce mépris qu'ils conçurent alors pour sa position et pour lui-même, le consul ne fit qu'y ajouter, en ne dissimulant rien, en confessant au contraire le désastre dans toute son étendue. (3) Lorsque les députés lui dirent combien le sénat et le peuple de Capoue ressentaient vivement le malheur qui accablait les Romains, ajoutant qu'ils subviendraient à tous les besoins de la guerre;

(4) « Campaniens, leur répondit-il, vous venez de parler comme le font des alliés, en nous engageant à vous demander ce qu'il nous fallait pour la guerre; mais ce n'est pas là le langage qui convient dans l'état actuel de nos affaires. (5) Que nous est-il resté à Cannes, pour que nous demandions à nos alliés de nous fournir ce qui nous manque, comme si nous avions encore quelque chose? Vous demanderons-nous de l'infanterie comme s'il nous restait de la cavalerie? Dirons-nous que l'argent nous manque, comme si l'argent seul nous manquait? (6) La fortune ne nous a rien laissé, pas même des cadres à remplir. Légions, cavalerie, armes, enseignes, chevaux et soldats, argent, provisions, nous avons tout perdu dans le combat, ou le lendemain, à la prise des deux camps. (7) Ce qu'il nous faut donc, Campaniens, ce n'est pas que vous nous aidiez dans cette guerre, c'est presque que vous entrepreniez la guerre à notre place. (8) Rappelez-vous comment vos ancêtres, qui jadis, pleins de frayeur derrière leurs murs où ils avaient été repoussés, tremblaient devant les armes, je ne dirai pas des Samnites, mais des Sidiciniens, furent reçus sous notre protection; comment nous les défendîmes à Saticula, entreprenant ainsi pour vous, contre les Samnites, une guerre qui a duré près de cent ans, avec des succès si divers. (9) Bien plus, vous étiez à notre discrétion, et nous vous avons traités en égaux. Vous avez conservé vos lois; et ce qui, avant le désastre de Cannes, était un bienfait plus grand que tout le reste, nous avons accordé le droit de cité romaine à un grand nombre d'entre vous. (10) Considérez donc cette défaite, Campaniens, comme atteignant également les deux peuples; pensez que vous avez à défendre notre commune patrie. (11) Nous n'avons pas affaire aux Samnites et aux Étrusques; l'empire qu'ils pourraient nous enlever resterait du moins en Italie. Le Carthaginois, notre ennemi, traîne à sa suite des soldats, non pas même africains, mais partis des extrémités du monde, de l'Océan et des colonnes d'Hercule, sans lois, sans droits, presque sans langage humain. (12) Ces soldats, naturellement féroces et sauvages, leur chef les a rendus plus sauvages encore, en leur faisant élever des ponts avec des digues de cadavres humains amoncelés, et, ce qu'on ne peut dire sans horreur, en leur apprenant à se repaître de chair humaine. (13) Ces hommes, nourris de mets infâmes, ces hommes qu'on ne pourrait même toucher sans horreur, il faudrait les regarder, les considérer comme nos maîtres! il faudrait demander nos lois à l'Afrique, à Carthage, souffrir que l'Italie fût une province des Numides et des Maures! Est-il un seul Italien qui puisse y penser sans indignation? (14) Il sera beau, Campaniens, que l'empire romain, sur le penchant de sa ruine, ait trouvé son soutien, son salut, dans votre fidélité, dans votre puissance. (15) La Campanie, je pense, peut lever une armée de trente mille fantassins, et de quatre mille cavaliers. L'argent, le blé y sont en abondance. Si votre fidélité est égale à votre fortune, Hannibal ne s'apercevra pas qu'il soit vainqueur, ni les Romains qu'ils aient été vaincus. »

[23,6] (1) Après le discours du consul, les députés se retirent et retournent dans leur patrie. Pendant la route, l'un d'eux, Vibius Virrius, leur déclare

« que le temps est venu pour les Campaniens, non seulement de reprendre possession du territoire que les Romains leur ont autrefois ravi injustement, mais même de se rendre maîtres de toute l'Italie. (2) Qu'en effet ils pourraient traiter avec Hannibal aux conditions qu'ils voudraient. La guerre une fois terminée, Hannibal, vainqueur, se retirerait en Afrique, emmenant avec lui son armée, et les laisserait, sans contestation, maîtres de l'Italie. »

 (3) Tous les députés se rangent à l'avis de Virrius. Ils rendent compte de leur ambassade de manière à faire croire à tous que le nom romain est à jamais anéanti. (4) Aussitôt le peuple et la plus grande partie du sénat ne songent plus qu'à changer de parti. Toutefois, les plus vieux sénateurs obtiennent un délai de quelques jours. (5) Il fut enfin décidé à la majorité que les mêmes députés qui avaient été envoyés au consul romain seraient envoyés à Hannibal. (6) Je lis dans certains auteurs qu'avant le départ de ces députés, et quand il n'était pas arrêté encore que l'on dût abandonner les Romains, une ambassade fut envoyée à Rome pour demander que l'un des deux consuls fût choisi parmi les Campaniens; que les secours de Capoue étaient à ce prix. (7) L'indignation fut générale: ils reçurent ordre de sortir du sénat; un licteur, chargé de les conduire hors de la ville, dut veiller à ce que le même jour ils quittassent le territoire romain. (8) Comme les Latins avaient fait autrefois une demande tout à fait semblable, et que Coelius et d'autres encore n'en ont rien dit, sans doute pour quelque motif, je n'ai pas voulu donner ce fait comme certain.

[23,7] (1) Les ambassadeurs vinrent trouver Hannibal, et conclurent la paix avec lui à ces conditions:

« que nul général ou magistrat carthaginois n'aurait de droit sur un citoyen campanien; qu'aucun citoyen campanien ne serait soumis au service ni à aucune charge; (2) que les Campaniens auraient à part leurs lois et leurs magistrats; que parmi les captifs romains, le général carthaginois en donnerait aux Campaniens trois cents, qu'ils choisiraient eux- mêmes, pour les échanger contre les cavaliers campaniens qui servaient en Sicile. »

 (3) Tel fut le traité. Voici les crimes que les Campaniens y ajoutèrent: les préfets des alliés et les autres citoyens romains, chargés de quelques foncions militaires, ou engagés dans des affaires privées, furent aussitôt saisis par le peuple, qui, sous prétexte de les garder en prison, les fit enfermer dans les bains: étouffés par la vapeur qui les suffoquait, ils y périrent misérablement. (4) À toutes ces horreurs, ainsi qu'au traité avec Hannibal, Décius Magius avait opposé la plus vive résistance. Magius était un homme auquel il n'avait manqué, pour exercer la plus haute autorité sur ses concitoyens, que de trouver en eux des esprits plus sensés. (5) Dès qu'il apprit qu'Hannibal envoyait une garnison, cherchant des exemples dans le passé, il rappela à ses concitoyens l'orgueilleuse domination de Pyrrhus, et le déplorable asservissement des Tarentins; et il s'écria hautement qu'il ne fallait pas recevoir cette garnison. (6) Plus tard, quand elle eut été reçue, il conseilla de la chasser, ou, s'ils voulaient par une action hardie et mémorable expier leur défection impie envers d'anciens alliés, unis à eux par les liens du sang, de mettre à mort les Carthaginois, et de retourner aux Romains. (7) Ces discours qu'il prononçait tout haut furent rapportés à Hannibal. Il envoya d'abord à Magius l'ordre de venir le trouver dans son camp. Magius refusa avec hauteur de s'y rendre, disant qu'Hannibal n'avait aucun droit sur un citoyen campanien. Le Carthaginois, transporté de colère, voulut le faire saisir et traîner devant lui chargé de chaînes. (8) Mais, craignant que cette violence ne causât du tumulte, et que l'agitation des esprits ne fît éclater quelque rixe inattendue, lui-même, après avoir fait prévenir Marius Blossius, le préteur campanien, que le jour suivant il serait à Capoue, il part du camp avec une escorte peu nombreuse. (9) Marius convoque l'assemblée du peuple et ordonne par un édit que les citoyens iraient en foule avec leurs femmes et leurs enfants au-devant d'Hannibal. Le peuple tout entier obéit, et il obéit avec enthousiasme, avec entraînement: on voulait voir ce général, illustré déjà par tant de victoires. (10) Décius Magius ne sortit pas à sa rencontre; bien plus, pour qu'on ne pût pas le soupçonner de quelque sentiment secret de terreur, il ne voulut pas se renfermer chez lui, et se promena tranquillement sur la place publique avec son fils et quelques clients, tandis que la population entière était en mouvement pour recevoir et contempler le général carthaginois. (11) Hannibal, dès qu'il fut entré, demanda que le sénat fût convoqué, puis il céda à la prière des principaux Campaniens, qui le suppliaient de ne pas penser pour l'instant à des affaires sérieuses, et de célébrer lui-même avec bienveillance et bonne grâce ce jour dont son arrivée faisait un jour de fête; (12) et, quoique naturellement porté à satisfaire sans délai sa colère, pour ne pas repousser leur première demande, il passa une grande partie de la journée à visiter la ville.

[23,8] (1) Il s'établit chez deux membres de la famille des Ninnius Celer, Sthenius et Pacuvius, distingués tous deux par leur naissance et par leurs richesses. (2) Pacuvius Calavius, dont nous avons parlé plus haut, le chef de la faction qui avait entraîné le peuple dans le parti d'Hannibal, y amena son jeune fils, qu'il avait arraché des côtés de Décius Magius, (3) avec lequel ce jeune homme s'était prononcé hautement pour l'alliance du Romain contre le Carthaginois. Ni la faveur avec laquelle Capoue avait adopté l'opinion contraire, ni l'autorité paternelle, n'avaient pu l'ébranler. (4) Son père apaisa Hannibal plutôt par des prières que par une justification; et, vaincu par les instances et les larmes de Pacuvius, Hannibal fit inviter le jeune homme avec son père (5) à un repas où il ne devait admettre aucun Campanien que ses hôtes et Vibellius Tauréa, guerrier de la plus haute distinction. (6) On se mit à table de jour. Le festin ne se ressentait nullement de la frugalité carthaginoise, et encore moins de la discipline militaire: il fut digne d'une ville et d'une maison où abondaient toutes les séductions de la volupté. (7) Seul, le fils de Calavius, Pérolla, ne céda ni aux invitations des maîtres de la maison, ni à celles qu'Hannibal y joignait de temps en temps. Lui-même il s'excusait sur sa santé, et son père alléguait le trouble bien naturel où il devait se trouver. (8) Vers le coucher du soleil, Calavius sortit, Pérolla le suivit, et dès qu'ils se trouvèrent sans témoins (c'était dans un jardin sur les derrières de la maison):

(9) « Mon père, dit-il, je suis venu ici avec un dessein qui peut, non pas seulement nous obtenir auprès des Romains le pardon de notre défection, mais même placer Capoue dans un degré de faveur et de dignité bien plus élevé que jamais. »

 (10) Son père, plein d'étonnement, lui demanda quel était ce dessein. Alors Pérolla, rejetant sa toge de dessus son épaule, lui montre une épée qu'il porte à sa ceinture:

(11) « Je vais, dit-il, sceller du sang d'Hannibal notre alliance avec Rome; j'ai voulu t'en avertir pour le cas où tu voudrais être absent pendant que j'exécuterai ce que j'ai résolu »

[23,9] (1) À cette vue, à ces paroles, le vieillard, comme s'il voyait s'accomplir sous ses yeux ce qu'il ne faisait qu'entendre:

(2) « Mon fils, s'écrie-t-il, par tous les droits qui unissent les enfants à leurs parents, je t'en prie, je t'en supplie, ne rends pas ton père témoin de ton crime et de ton supplice. (3) Il y a quelques heures à peine, unissant notre main à celle d'Hannibal, nous lui avons, au nom de tous les dieux, engagé notre foi. Tout à l'heure encore nous nous entretenions avec lui: était ce donc pour que cette main, qu'enchaîne notre serment, s'armât aussitôt contre sa vie? (4) Tu te lèves de la table hospitalière, où seul, avec deux autres Campaniens, tu as été admis par Hannibal, et c'est pour la couvrir du sang de ton hôte? J'ai pu, moi, ton père, obtenir d'Hannibal la grâce de mon fils, et je ne pourrai pas obtenir de mon fils la grâce d'Hannibal? (5) Mais que parlé-je de choses sacrées, d'honneur, de religion, de piété filiale? Ose un crime monstrueux, pourvu que ce crime n'entraîne pas avec lui notre perte. (6) Seul, tu vas attaquer Hannibal? et cette foule d'hommes libres et d'esclaves, et tous ces yeux fixés sur lui seul, et tous ces bras qui sont à lui, ton acte insensé va-t-il les paralyser? (7) Et le regard d'Hannibal lui-même, que des armées ne peuvent soutenir sur le champ de bataille, devant lequel tremble le peuple romain, toi, tu le soutiendras sans crainte? Et quand tout autre secours lui manquerait, oseras-tu me frapper moi-même, moi qui ferai de mon corps un bouclier au corps d'Hannibal? (8) C'est à travers ma poitrine qu'il te faut lui adresser tes coups. Laisse-toi donc détourner ici de ton projet, plutôt que d'y échouer en sa présence. Que mes prières aient auprès de toi quelque puissance, comme aujourd'hui elles en ont eu pour toi-même. »

 (9) Puis, voyant le jeune homme en larmes, il le prend dans ses bras, le couvre de baisers, et ne cesse de le supplier qu'après avoir obtenu qu'il déposera son glaive, et lui donnera sa parole de ne rien tenter de semblable.

(10) « Eh bien! s'écrie alors le jeune homme, cet amour que je dois à mon pays, c'est à mon père que je vais en donner une preuve. Je te plains, car il te faudra soutenir le reproche d'avoir trahi trois fois la patrie; (11) la première en conseillant la révolte contre Rome, la seconde en faisant alliance avec Hannibal, la troisième en m'empêchant aujourd'hui même de rendre Capoue aux Romains. (12) Et toi, ô ma patrie! reçois ce fer dont je m'armai pour toi quand j'entrai dans cette maison, refuge de tes ennemis, reçois-le, puisque mon père l'arrache de mes mains. »

(13) Alors, il jette son épée sur la voie publique par-dessus le mur du jardin, et, pour ne pas exciter de soupçon, il rentre lui-même dans la salle du festin.

[23,10] (1) Le jour suivant, Hannibal fut introduit dans le sénat, devant une assemblée nombreuse. Son discours fut d'abord plein de flatteries et de douces paroles; il rendit grâce aux Campaniens de ce qu'ils avaient préféré son amitié à l'alliance de Rome. (2) Entre autres promesses magnifiques, il jura que bientôt Capoue serait la capitale de toute l'Italie, et que le peuple romain subirait ses lois, ainsi que tous les autres. (3) De cette amitié, de cette alliance entre Capoue et Carthage, un seul homme était excepté, Magius Décius, qui n'était pas Campanien, qui ne devait pas être appelé de ce nom. Il demandait donc que Magius lui fût livré; que devant lui, Hannibal, on délibérât sur son sort, et que le sénat prononçât. (4) Tous se rangèrent à l'avis d'Hannibal; et cependant beaucoup d'entre eux sentaient bien que Décius ne méritait pas un pareil traitement, et que c'était là une grave atteinte portée tout d'abord à leur liberté. (5) En sortant du sénat, le magistrat alla se placer sur son tribunal. Magius, saisi et amené à ses pieds, reçut de lui l'ordre de se défendre. (6) Mais, toujours aussi fier, il protesta contre cette violence que rien, dans le traité, ne pouvait autoriser. On le chargea de chaînes, et on le conduisit, suivi d'un licteur, au camp des Carthaginois. (7) Tant qu'on lui laissa la tête découverte, il marcha, haranguant le peuple qui se pressait de toutes parts, ne cessant de s'écrier:

« Vous en jouissez, Campaniens, de cette liberté tant désirée! Au milieu du forum, en plein jour, à vos yeux, moi, qui ne suis le second de personne à Capoue, je suis chargé de chaînes et traîné à la mort! (8) Qu'auriez-vous de plus odieux à souffrir, si Capoue eût été prise d'assaut? Allez au-devant d'Hannibal, décorez votre ville, consacrez le jour de son arrivée, et venez le voir triomphant d'un de vos concitoyens. »

(9) Comme le peuple semblait s'émouvoir à ses cris, on lui enveloppa la tête, on l'emmena rapidement hors de la ville, et de là au camp. On l'embarqua aussitôt pour Carthage; (10) car Hannibal craignait qu'une violence si révoltante ne soulevât le peuple de Capoue, et que le sénat même se repentant de lui avoir livré l'un des premiers citoyens de la ville, une députation ne fût envoyée pour le réclamer. Il aurait fallu ou qu'il indisposât contre lui de nouveaux alliés en leur refusant leur première demande, ou qu'en y cédant il donnât un chef aux mécontents et aux séditieux de Capoue. (11) La tempête porta le vaisseau à Cyrène, alors sous la domination des rois d'Égypte. Là Magius se réfugia au pied d'une statue du roi Ptolémée. Saisi par des gardes et conduit à Alexandrie devant le roi, (12) il lui apprit qu'Hannibal l'avait chargé de chaînes contre le droit des traités. Ptolémée le fit aussitôt mettre en liberté, et lui donna le choix de retourner à Rome ou à Capoue, selon qu'il l'aimerait le mieux. (13) Magius répondit qu'il ne serait pas en sûreté à Capoue; qu'à Rome, pendant une guerre entre les Romains et les Campaniens, c'était un séjour convenable pour un transfuge plutôt que pour un hôte; qu'il aimait donc mieux vivre auprès du roi, son vengeur et son libérateur.

[23,11] (1) Cependant Q. Fabius Pictor, qui avait été envoyé à Delphes, revint à Rome et lut la réponse écrite de l'oracle. L'oracle disait à quels dieux il fallait adresser des supplications et d'après quels rites. (2) Puis il ajoutait:

« Si vous vous soumettez à ces ordres, Romains, votre position en deviendra meilleure et plus facile; les affaires en iront plus à votre gré, et, dans ce combat entre Hannibal et vous, la victoire restera au peuple romain. (3) Lorsque la république sera hors de tout danger, et dans un état prospère, envoyez à Apollon Pythien une offrande bien méritée; payez-lui un tribut prélevé sur le butin, sur les dépouilles, sur le produit de la vente, et gardez-vous de l'orgueil »

 (4) Fabius ayant lu cet oracle qu'il avait traduit du grec, il ajouta qu'aussitôt après avoir quitté le temple il avait offert des libations d'encens et de vin à tous les dieux, (5) et que la prêtresse d'Apollon lui avait ordonné de monter sur son vaisseau, avec la couronne de laurier qu'il avait en consultant l'oracle et pendant le sacrifice, et de ne pas la déposer avant d'être arrivé à Rome. (6) Qu'il avait exécuté tous ces ordres avec un soin religieux, et déposé la couronne sur l'autel d'Apollon. Le sénat décréta que ces sacrifices et ces supplications seraient accomplis au plus tôt, et avec la plus grande exactitude. (7) Pendant que tout cela se passait à Rome et en Italie, Magon, fils d'Amilcar, avait apporté à Carthage la nouvelle de la victoire de Cannes. Il arrivait, non pas envoyé du champ de bataille même par son frère, mais après avoir été occupé pendant quelques jours à recevoir la soumission des villes du Bruttium, qui abandonnaient le parti des Romains. (8) Introduit au sénat, il raconte tout ce qu'a fait son frère en Italie:

« Il a combattu en bataille rangée avec six généraux en chef, dont quatre consuls, un dictateur et un maître de la cavalerie, avec six armées consulaires. (9) Il a tué plus de deux cent mille hommes à l'ennemi, et lui a fait plus de cinquante mille prisonniers. Des quatre consuls, deux sont morts, un autre a été blessé; le dernier, après avoir perdu toute son armée, a pris la fuite, accompagné à peine de cinquante hommes. (10) Le maître de la cavalerie, dignité égale à celle de consul, a été battu et mis en fuite. Le dictateur, pour ne s'être pas une seule fois hasardé à combattre, passe pour un général unique. (11) Les Bruttiens, les Apuliens, une partie du Samnium et de la Lucanie ont embrassé le parti de Carthage. Capoue, la capitale, non seulement de la Campanie, mais de l'Italie tout entière, depuis que la puissance romaine a péri à Cannes, Capoue s'est donnée à Hannibal. (12) Pour tant et de si grandes victoires, il est juste de rendre aux dieux immortels de solennelles actions de grâces. »

[23,12] (1) Pour preuve de si glorieux triomphes, il fit verser dans le vestibule de la curie un tel monceau d'anneaux d'or, que certains auteurs prétendent qu'on en mesura trois boisseaux et demi. (2) L'opinion qui a prévalu et qui se rapproche le plus de la vérité est qu'il n'y en eut qu'un boisseau. Magon ajouta, pour faire supposer un plus grand désastre, que les chevaliers seuls, et seulement les premiers d'entre eux, portaient ce signe de distinction. (3) Le résumé de son discours fut celui-ci:

« Que plus on était en droit d'espérer la fin de la guerre, plus on devait mettre de zèle à secourir Hannibal; qu'il faisait en effet la guerre loin de sa patrie, au coeur même du pays ennemi; (4) qu'il se consommait beaucoup de vivres, beaucoup d'argent. Que tant de victoires, tout en détruisant les armées romaines, avaient aussi diminué les troupes du vainqueur. (5) Il fallait donc envoyer des recrues, de l'argent pour la solde et du blé à des soldats qui avaient si bien mérité du nom carthaginois. »

 (6) À ce discours de Magon tous firent éclater leur joie, et Himilcon, qui était de la faction Barcine, persuadé que c'était là le moment de poursuivre Hannon de ses railleries:

« Eh bien, Hannon, s'écria-t-il, regrettes-tu encore que l'on ait entrepris cette guerre contre Rome? Dis-nous donc de livrer Hannibal. (7) défends-nous, au milieu de succès si éclatants, de rendre grâces aux dieux immortels. Écoutons donc ce sénateur romain au milieu du sénat de Carthage. »

 (8) Alors Hannon

« J'aurais aujourd'hui gardé le silence, Pères conscrits, dit-il, de peur qu'au milieu de cette joie universelle je n'eusse fait entendre des paroles qui vous déplussent. (9) Mais maintenant qu'un sénateur me demande si je regrette encore qu'on ait entrepris cette guerre contre Rome, si je me taisais, je paraîtrais ou orgueilleux ou abattu. Or l'orgueil ne convient qu'à l'homme qui oublie que les autres sont libres, l'abattement qu'à celui qui oublie qu'il l'est lui-même. (10) Je répondrai donc à Himilcon que je n'ai pas cessé de déplorer cette guerre, et que je ne cesserai d'accuser votre invincible général, que le jour où je la verrai terminée à des conditions supportables. Je regretterai toujours l'ancienne paix jusqu'à ce qu'une paix nouvelle soit conclue. (11) Ainsi donc, ces triomphes dont vient de nous parler Magon, et qui déjà comblent de joie Himilcon et les autres satellites d'Hannibal, peuvent m'être précieux aussi, parce que des succès à la guerre, si nous voulons mettre à profit notre bonheur, nous donneront une paix plus avantageuse. (12) Si nous laissons échapper cet instant, où nous pouvons paraître donner plutôt que recevoir la paix, je crains que toute cette joie ne nous enivre et ne s'évanouisse sans aucun résultat. (13) Et maintenant même qu'est-ce donc que cette victoire? -- j'ai détruit les armées ennemies; envoyez-moi des soldats.-- Que demanderais-tu donc si tu étais vaincu? - (14) J'ai pris les deux camps des ennemis (sans doute remplis de butin et de vivres); -- donnez-moi du blé et de l'argent. -- Que demanderais-tu donc autre chose si tu étais dépouillé de tout, si l'ennemi eût pris ton camp? (15) Et pour ne pas être seul à m'étonner de tout cela (ayant répondu à Himilcon, j'ai bien le droit de lui faire quelques questions), je demande qu'Himilcon, ou Magon me réponde: « La bataille de Cannes a détruit l'empire romain; il est certain que l'Italie entière est soulevée: (16) eh bien, qu'il me dise d'abord quel peuple latin s'est joint à nous? qu'il me dise ensuite quel homme, sur les trente-cinq tribus, est passé au camp d'Hannibal?  »

(17) Magon répondit que rien de tout cela n'avait eu lieu.

« Il nous reste donc encore beaucoup trop d'ennemis, continue Hannon; mais cette multitude, quels sont ses sentiments, ses espérances, je voudrais le savoir. »

[23,13] (1) Magon dit qu'il l'ignorait.

« Cependant rien n'est plus facile à connaître. Les Romains ont-ils envoyé quelques dépêches à Hannibal pour demander la paix? Avez-vous appris qu'il eût été question de paix à Rome? »

 (2) Magon dit encore qu'il n'en savait rien.

« Alors, répondit Hannon, nous avons à soutenir une guerre aussi peu avancée que le jour où Hannibal est passé en Italie. (3) Combien la victoire fut inconstante pendant la première guerre punique, nous pouvons nous le rappeler, nous qui presque tous en avons été témoins. Jamais ni sur terre ni sur mer nous n'avons été dans une situation plus brillante qu'avant le consulat de C. Lutatius et de A. Postumius. (4) Sous leur consulat, nous fûmes battus aux îles Aegates. Que si aujourd'hui encore (puissent les dieux détourner le présage!) la fortune venait à changer, espérerez- vous après la défaite une paix que personne ne nous accorde au milieu de nos victoires? (5) Quant à moi, si l'on agite la question de proposer la paix aux ennemis ou de l'accepter, je sais quel sera mon avis. Si vous délibérez sur ce que demande Magon, je pense qu'il ne faut pas envoyer de secours à Hannibal s'il est victorieux, et bien moins encore s'il nous trompe par de fausses et vaines espérances. »

 (6) Le discours d'Hannon fit peu d'impression; car sa haine pour la famille Barcine lui ôtait beaucoup de son autorité; et les esprits, pleins de joie à cette heure, ne voulaient rien entendre qui affaiblît leurs transports; outre que l'opinion générale était que la guerre serait promptement terminée, si l'on consentait à faire le plus léger effort. (7) Le sénat décréta donc à une grande majorité qu'on enverrait à Hannibal un renfort de quatre mille Numides, quarante éléphants, et une somme d'argent considérable. (8) On envoya aussi en Espagne un dictateur avec Magon, pour y faire une levée de vingt mille fantassins et de quatre mille cavaliers, qui devaient compléter les cadres des armées d'Italie et d'Espagne.

[23,14] (1) Du reste, toutes ces mesures, comme c'est l'ordinaire dans la prospérité, furent exécutées avec négligence et lenteur. Les Romains, au contraire, outre leur activité naturelle, avaient encore la fortune qui leur défendait tout délai. Le consul n'avait manqué à rien de ce que lui imposait sa charge, (2) et, quant au dictateur M. Junius Pera, après avoir accompli les devoirs de la religion, et présenté, selon l'usage, une loi au peuple pour qu'il lui fût permis de monter à cheval, descendant aux ressources dernières d'une république presque à l'agonie, où l'honnête cède à l'utile, outre les deux légions urbaines, formées par les consuls au commencement de l'année, et la levée faite parmi les esclaves, outre les cohortes tirées du Picénum et des Gaules, (3) il avait déclaré par un édit:

« Que si tous ceux qui étaient en prison pour quelque crime capital, ou pour dette, voulaient s'enrôler sous lui, il leur remettrait et leurs crimes et leurs dettes.

(4) Il obtint ainsi un corps de six mille hommes, que l'on arma des dépouilles des Gaulois, apportées après le triomphe de C. Flaminius. Le dictateur partit donc de Rome avec une armée de vingt-cinq mille hommes. (5) Hannibal, une fois maître de Capoue, essaya de nouveau d'ébranler l'esprit des Napolitains, tantôt par l'espoir, tantôt par la crainte; mais ce fut en vain. Il passa alors avec son armée sur le territoire de Nola, (6) non pas comme ennemi d'abord, car il comptait un peu sur une soumission volontaire, mais avec l'intention, s'ils trompaient son espoir, de ne rien négliger de ce qui pourrait les punir ou les effrayer. (7) Les sénateurs, et surtout les premiers d'entre eux, restaient inébranlables dans leur fidélité à l'alliance de Rome; le peuple, comme c'est l'ordinaire, appelait de tous ses voeux une révolution et Hannibal. Il ne pensait qu'à ses champs dévastés, aux maux cruels qu'il lui faudrait souffrir pendant un siège. Et il ne manquait pas de gens pour l'engager à la défection. (8) Les sénateurs craignant donc, s'ils agissaient à découvert, de ne pouvoir résister à la multitude soulevée, entrèrent en apparence dans ses vues, et trouvèrent ainsi moyen de retarder le mal. (9) Ils feignent d'approuver ces projets de défection en faveur d'Hannibal, mais de ne pas être entièrement d'accord avec le peuple sur les conditions de cette nouvelle alliance et de cette amitié nouvelle. (10) Gagnant ainsi du temps, ils envoient en toute hâte une députation au préteur romain, Marcellus Claudius, qui était à Casilinum avec une armée: ils lui représentent dans quel danger se trouve Nola, qu'Hannibal et ses Carthaginois sont maîtres de la campagne, et qu'ils le seront bientôt de la ville, si elle n'est secourue. (11) Qu'en promettant au peuple de passer aux Carthaginois dès qu'il le voudrait, le sénat l'avait empêché de se déclarer sur- le-champ. (12) Marcellus les comble d'éloges, les engage à soutenir ce rôle, et à traîner en longueur jusqu'à son arrivée, tout en cachant cependant avec le plus grand soin ce qui s'était passé entre eux et lui, et l'espoir qu'ils avaient d'un secours de la part de Rome. (13) Lui-même il part de Casilinum et se dirige vers Caiète; et de là passant le Vulturne et traversant le territoire de Saticula et de Trébia au-dessus de Suessula, il arrive à Nola à travers les montagnes.

[23,15] (1). À l'arrivée du préteur romain, le Carthaginois sortit du territoire de Nola, et descendit vers la mer, se dirigeant sur Naples; plein du désir de s'emparer d'une ville maritime, vers laquelle pussent se diriger en sûreté les vaisseaux qui partiraient d'Afrique. (2) Du reste, lorsqu'il apprit qu'un officier romain commandait à Naples (cet officier était M. Junius Silanus, que les Napolitains avaient appelé eux-mêmes), il abandonna Naples comme il avait abandonné Nola, et marchant sur Nucéria, (3) il la tint quelque temps bloquée, employant tantôt la force, tantôt des sollicitations inutiles auprès du peuple comme auprès des grands. Réduite enfin par la famine, Nucéria se rendit aux conditions suivantes: Les habitants devaient sortir sans armes, et avec un seul vêtement. (4) Mais, comme dès le commencement il avait voulu se montrer bienveillant à l'égard de tous les peuples de l'Italie, les Romains exceptés, il offrit des récompenses et des honneurs à ceux qui voudraient rester et prendre du service auprès de lui. (5) Cette offre même ne put retenir personne. Tous, selon que les y déterminaient ou les liaisons d'hospitalité, ou simplement leur volonté du moment, se dispersèrent dans les villes de la Campanie; le plus grand nombre gagna Nola ou Naples. (6) Trente sénateurs environ, et le hasard voulut que ce fussent les plus distingués, se présentèrent à Capoue; mais ils en furent repoussés, parce qu'ils avaient fermé leurs portes à Hannibal, et ils se réfugièrent à Cumes. Le butin fait à Nucéria fut donné aux soldats; puis la ville fut saccagée et brûlée. (7) Marcellus était maître de Nola, grâce à la volonté des principaux citoyens non moins qu'à l'appui de la garnison qu'il y avait mise. Mais le peuple inspirait des craintes, et, plus que tous les autres, L. Bantius, partisan déclaré de la défection projetée, lequel redoutant la vengeance du préteur, était résolu à livrer sa patrie à Hannibal, ou, si la fortune trompait son désir, à passer au camp ennemi. (8) C'était un jeune homme plein de courage, et le cavalier le plus distingué peut-être de toutes les nations alors alliées de Rome. Hannibal l'avait trouvé à Cannes à demi mort, sous un monceau de cadavres; il l'avait fait soigner avec beaucoup de bonté, et l'avait même renvoyé dans sa patrie, comblé de présents. (9) Par reconnaissance, L. Bantius voulait soumettre Nola au pouvoir d'Hannibal; et il tenait le préteur en grand souci de ses projets de changement. (10) Il fallait ou le contenir par un châtiment, ou le gagner par un bienfait. Marcellus aima mieux s'attacher un homme plein de coeur et de résolution, que d'en priver seulement l'ennemi. Il le fait donc appeler auprès de lui, et, lui parlant avec bienveillance, il lui dit: (11)  »Qu'il avait bien des envieux parmi ses concitoyens, qu'il devait donc facilement comprendre que personne à Nola n'eût appris au préteur les nombreux exploits par lesquels il s'était illustré; (12) mais que le courage d'un homme qui avait servi dans les armées romaines ne pouvait rester ignoré; que beaucoup de compagnons d'armes de Bantius avaient dit au préteur quel homme il était, quels dangers il avait tant de fois bravés pour le salut et la gloire du peuple romain, (13) comment à Cannes il n'avait pas cessé de combattre, jusqu'à ce que, presque épuisé de sang, il eût été écrasé sous la masse hommes, des chevaux, des armes qui tombaient sur lui. (14) Courage donc, ajouta Marcellus, tu recevras de moi toute espèce de récompense et d'honneurs, et, quand tu me connaîtras mieux, tu verras que ta gloire et ton intérêt n'en souffriront pas. » (15) Puis il donne en présent au jeune homme, que ces promesses remplissent de joie, un cheval magnifique et cinq cents écus qu'il lui fait compter par le questeur. Enfin il ordonne aux licteurs de le laisser entrer toutes les fois qu'il le désirera.

[23,16] (1) Cette bienveillance de Marcellus toucha tellement l'âme de l'orgueilleux jeune homme, que, dès ce moment, Rome n'eut pas d'allié plus courageux et plus fidèle. (2) Hannibal était aux portes (car Nucéria une fois prise, il était revenu devenu Nola), et le peuple pensait de nouveau à une défection; (3) alors Marcellus, à l'arrivée de l'ennemi, se renferma dans la ville, non qu'il craignît pour son camp, mais pour ne laisser aux nombreux rebelles qui l'épiaient l'occasion de livrer Nola. (4) Bientôt des deux côtés on se rangea en bataille; les Romains, sous les murs de la ville; les Carthaginois, devant leur camp: de sorte qu'entre la ville et le camp, il se livra quelques combats, dont le succès fut très divers. Les deux généraux voulaient bien permettre ces défis particuliers, mais non pas donner le signal d'une bataille générale. (5) Les deux armées restaient ainsi depuis longtemps en présence, lorsque les principaux citoyens de Nola avertissent Marcellus (6) que

« pendant la nuit, des gens du peuple ont des entretiens secrets avec les Carthaginois; qu'il a été résolu que, quand l'armée romaine sortirait de la ville, on pillerait les bagages, on fermerait les portes et l'on s'emparerait des murailles, afin qu'une fois maître absolu de la ville, le peuple pût recevoir les Carthaginois à la place des Romains. »

 (7) Marcellus, à cette nouvelle, comble d'éloges les sénateurs, et, avant qu'un mouvement n'éclate, il se décide à tenter la fortune du combat. (8) Il divise son armée en trois corps, et les place aux trois portes qui regardent l'ennemi: il se fait suivre de ses bagages, et donne ordre que les valets, les vivandiers et les malades portent les palissades. À la porte du milieu, il place l'élite des légions et les cavaliers romains; aux deux autres, les nouvelle levées, les soldats armés à la légère et la cavalerie des alliés. (9) Il défend aux habitants d'approcher des murs et des portes; et, de peur que, les légions une fois engagées, ceux-ci ne tombent sur le bagage, il le fait garder par des troupes réservées dans ce but. Ainsi préparés, les Romains se tenaient en armes en dedans des portes. (10) Hannibal, qui avait passé sous les armes une grande partie de la journée (ce qu'il faisait depuis quelques jours), s'étonna d'abord que l'armée romaine ne sortît pas, et qu'aucun soldat ne parût sur les remparts. (11) Persuadé enfin que ses intelligences avec le peuple avaient été découvertes; et que la crainte arrêtait les Romains, il renvoie au camp une partie de ses troupes, avec ordre d'apporter en toute hâte, sur le front de l'armée, tout ce qu'il faut pour un assaut, assuré que s'il les pressait dans ce moment d'hésitation, il s'élèverait dans la ville quelque mouvement parmi le peuple. (12) Tandis que sur la première ligne chacun se presse d'exécuter les mouvements prescrits par Hannibal, et que l'armée s'avance sous les murs, tout à coup une porte s'ouvre. Marcellus ordonne aux trompettes de sonner, aux troupes de pousser un cri, et aux fantassins, puis à la cavalerie, de charger avec tout l'élan possible. (13) Déjà ils avaient répandu le tumulte et l'effroi au centre de l'armée ennemie, lorsque, des portes voisines, les deux lieutenants, P. Valérius Flaccus et C. Aurélius, s'élancent sur les ailes de l'ennemi. (14) Cette nouvelle attaque est suivie des clameurs des valets, des vivandiers, et aussi de la troupe chargée de garder les bagages; de telle sorte que les Carthaginois, qui méprisaient surtout le petit nombre des Romains, pensèrent avoir affaire à une armée nombreuse. (15) Je n'oserais pas affirmer ce que rapportent quelques auteurs, que les ennemis eurent deux mille huit cents hommes de tués, et que les Romains n'en perdirent que cinq cents. (16) Que cette victoire ait été moindre ou aussi grande, il n'en est pas moins vrai que cette journée fut marquée par un grand succès, je dirai presque par le plus grand succès de toute cette guerre: car il fut plus difficile, ce jour-là, aux vainqueurs d'Hannibal de ne pas être vaincus par lui, qu'il ne le fut par la suite de le vaincre.

[23,17] (1) Hannibal, perdant tout espoir de s'emparer de Nola, se retira sur Acerrae. Marcellus fit aussitôt fermer les portes, plaça des gardes pour que personne ne pût sortir, et, au milieu du forum, il commença une enquête au sujet de ceux qui avaient eu avec l'ennemi de secrètes intelligences. (2) Il y en eut plus de soixante-dix qui furent condamnés comme traîtres et décapités. Leurs biens furent confisqués au profit du peuple romain, (3) Remettant ensuite au sénat le pouvoir suprême, il partit avec toute son armée, et vint camper au dessus de Suessula. (4) Hannibal avait tenté d'abord d'amener Acerrae à une capitulation volontaire; mais trouvant les habitants déterminés à résister, il se prépara à en faire le siège et à l'attaquer de vive force. (5) Les habitants avaient plus de courage que de force; aussi, désespérant de pouvoir défendre la ville, dès qu'ils virent les murs entourés d'une ligne d'ouvrages, ils n'attendirent pas que les travaux des ennemis fussent achevés ils s'échappèrent pendant le silence de la nuit à travers les intervalles des fortifications et les postes mal surveillés, (6) et chacun d'eux chercha, par les routes frayées ou à travers les champs, selon que sa volonté ou le hasard le guidait, un asile dans les villes de la Campanie que l'on savait être restées fidèles. (7) Hannibal, après avoir pillé et brûlé la ville, apprit qu'on rappelait de Casilinum le dictateur et les nouvelles légions: craignant quelque mouvement sur Capoue, dont les Romains allaient être si proches, il conduisit son armée devant Casilinum. (8) Casilinum était alors occupée par cinq cents Prénestins et par quelques soldats romains et latins, que la nouvelle du désastre de Cannes y avait amenés. (9) Comme les enrôlements à Préneste n'avaient pas été achevés au jour fixé, ils en étaient partis plus tard, et, arrivés à Casilinum avant la nouvelle de la défaite, après s'être joints à d'autres soldats romains ou alliés, ils avaient quitté la ville en assez grand nombre. Mais la nouvelle de la déroute de Cannes les fit revenir sur leurs pas. (10) Pendant quelques jours ils étaient restés à Casilinum, suspects aux Campaniens, qu'ils redoutaient de leur côté, et occupés à se prémunir contre leurs surprises, ainsi qu'à leur en préparer eux- mêmes. Bientôt ils apprirent positivement que Capoue traitait avec Hannibal et était prête à le recevoir; alors, pendant la nuit, ils massacrèrent les Casiliniens, et se rendirent maîtres de la partie de la ville qui est en deçà du Vulturne, lequel traverse Casilinum. (11) Telles étaient donc les forces des Romains à Casilinum; il s'y trouvait encore une troupe de Pérusiens de quatre cent soixante hommes, que la même nouvelle y avait amenés peu de jours après les Prénestins. (12) Pour la défense d'une enceinte aussi peu étendue, et que le fleuve couvrait en partie, il y avait une garnison suffisante. Le manque de blé la faisait même trouver trop considérable.

[23,18] (1) Hannibal, lorsqu'il en fut tout proche, détache les Gétules, commandés par Isalcas; lequel le charge, s'il voit quelque moyen d'engager une conférence, d'essayer, par des paroles bienveillantes, d'amener la ville à ouvrir ses portes et à recevoir une garnison: s'ils persistent à se défendre, il devra tenter de pénétrer par quelque côté dans la place. (2) Quand les Gétules furent sous les remparts, le silence qui régnait dans la ville la leur fit supposer déserte, et le Barbare, persuadé que la garnison s'était retirée par crainte, se disposa à attaquer les portes et à forcer les retranchements. (3) Tout à coup les portes s'ouvrent, et deux cohortes, préparées dans la ville à ce mouvement, s'élancent avec un bruit affreux, et font de l'ennemi un grand carnage. (4) Cette première attaque repoussée, Maharbal reçut ordre de marcher avec des forces plus considérables, et ne soutint pas mieux la sortie des cohortes. (5) Enfin, Hannibal vint camper devant les murailles, et se tint prêt à assiéger avec toutes ses forces, toutes ses ressources, une si petite place, défendue par une si faible garnison. Dans une attaque fort vigoureuse où il avait entouré complètement les murailles, il perdit quelques soldats, les plus braves de son armée, que les assiégés frappèrent du haut de leurs tours et de leurs remparts. (6) Ceux-ci, du reste, ayant hasardé une sortie, furent presque coupés par les éléphants qu'il lança contre eux. Ramenés en désordre dans la ville, ils perdirent beaucoup de monde, eu égard à leur petit nombre, et ils en eussent perdu bien plus encore, si la nuit n'eût interrompu le combat. (7) Le lendemain, les assiégeants se portèrent avec ardeur à l'assaut. Une couronne murale en or leur avait. été promise; le général lui-même était là, reprochant à ses soldats que le coeur leur manquât pour enlever une petite place en plaine, à eux, les vainqueurs dé Sagonte; et il rappelait à chacun en particulier, à tous en général, Cannes, Trasimène et la Trébie. (8) Bientôt il employa les mantelets et les mines; mais à ces efforts de tout genre les alliés des Romains opposaient et la force ouverte et les ressources de l'art. (9) Contre les mantelets, ils élevaient des ouvrages de défense; ils traversaient les mines par des mines en sens contraire. Toutes les attaques ouvertes, toutes les surprises étaient repoussées. Enfin, la honte même arrêta Hannibal. Il fortifia son camp, y laissa un détachement peu considérable, pour ne pas paraître renoncer à son entreprise, et alla prendre ses quartiers d'hiver à Capoue. (10) Pendant la plus grande partie de ce temps, il tint logées dans les maisons de la ville ses troupes depuis si longtemps éprouvées et endurcies contre toutes les souffrances, si étrangères et inaccoutumées au bien-être. (11) L'excès des maux les avait trouvés invincibles; ils furent sans force contre les délices de voluptés immodérées, et d'autant plus enivrantes, qu'ils les ignoraient. Aussi s'y précipitèrent-ils avec fureur. (12) Le sommeil, le vin, les festins, les débauches, les bains et le repos, que l'habitude rend de jour en jour plus attrayants, les énervèrent à un tel point, qu'ils se défendirent dans la suite plutôt par leurs victoires passées que par leurs forces présentes. (13) Aux yeux des gens de l'art, cette faute fut regardée comme plus grave encore que celle qu'il avait commise en ne marchant pas sur Rome aussitôt après la bataille de Cannes. Son hésitation, dans cette circonstance, put, en effet, ne paraître qu'un retard apporté à son triomphe; tandis que cette dernière faute lui enleva les forces nécessaires pour vaincre à l'avenir. (14) Aussi, l'on put voir qu'il n'avait plus la même armée, lorsqu'il sortit de Capoue. (15) Les Carthaginois revenaient presque tous embarrassés de femmes de mauvaise vie; et quand ils recommencèrent à habiter sous la tente, qu'ils retrouvèrent des marches et les fatigues de la vie de soldat, semblables à de nouvelles recrues, la force leur manquait aussi bien que le courage. (16) Plus tard, pendant tout l'été, ils s'échappaient en foule, quittant, sans congés, leurs enseignes; et c'était à Capoue que se réfugiaient les déserteurs.

[23,19] (1) Du reste, la saison commençant déjà à s'adoucir, Hannibal fit sortir ses troupes des quartiers d'hiver, et revint devant Casilinum; (2) car, bien que les opérations du siège eussent été suspendues, le blocus avait été continué, et la garnison, ainsi que les habitants, avaient été réduits à la plus extrême disette. (3) L'armée romaine était sous les ordres de Tiberius Sempronius, le dictateur étant allé à Rome reprendre les auspices. (4) Marcellus aussi eût bien désiré porter du secours aux assiégés, mais il en était empêché par le Vulturne, dont les eaux étaient gonflées, et par les prières des habitants de Nola et d'Acerra, qui redoutaient les Campaniens, si l'armée romaine s'éloignait. (5) Gracchus, campé seulement près de Casilinum, ne tentait aucun mouvement, le dictateur lui ayant ordonné de ne rien entreprendre en son absence, et il n'y avait pas de patience si forte qui pût tenir contre les nouvelles reçues de Casilinum. (6) On savait positivement que quelques-uns de ces malheureux, ne pouvant plus supporter la faim, s'étaient précipités du haut des murs; que d'autres se terraient sans armes sur les remparts, offrant ainsi leurs corps tout nus aux traits des ennemis. (7) Gracchus était désespéré de ces malheurs; mais il n'osait engager le combat sans ordre du dictateur, voyant bien cependant qu'il faudrait en venir aux mains, s'il faisait ouvertement passer du blé aux assiégés. Ne pouvant même espérer d'en introduire secrètement, (8) il en fit ramasser dans toute la campagne, en emplit un grand nombre de tonneaux, et fit avertir le magistrat de Casilinum de recevoir au passage les tonneaux qu'apporterait le fleuve. (9) La nuit suivante, toute la garnison, ranimée par l'espoir que lui donnait l'envoyé de Gracchus, avait les yeux fixés sur le fleuve, quand les tonneaux arrivèrent portés par le courant. Le blé fut également partagé entre tous. (10) Le lendemain et les jours suivants la même chose se répéta. C'était la nuit que les tonneaux s'envoyaient et se recevaient; par ce moyen, on trompait la surveillance des postes carthaginois. (11) Mais bientôt des pluies continuelles vinrent ajouter d'une manière inaccoutumée à la force du courant, qui, dans sa violence, jeta de côté les tonneaux sur le rivage qu'occupaient les Carthaginois. Ils les y aperçurent embarrassés dans les saules qui croissaient sur le bord; ce qu'ayant su Hannibal, il prit les précautions les plus rigoureuses pour que rien ne pût échapper de ce que le Vulturne porterait à la ville. (12) Les Romains répandirent sur le fleuve des noix, qui, emportées par le courant à Casilinum, y étaient recueillies à l'aide de claies. (13) Enfin, les assiégés en vinrent à un tel point de détresse, qu'ils arrachaient les courroies et les peaux de leurs boucliers, et les amollissaient dans l'eau bouillante pour essayer de s'en nourrir. Les rats et tous les autres animaux furent dévorés. Ils arrachaient les herbes, les racines de toute espèce qui croissaient au pied des murailles; (14) et comme l'ennemi avait labouré tout ce qu'il y avait de terre végétale hors-du mur, les assiégés y jetèrent de la graine de raves, si bien qu'Hannibal s'écria:

« Est-ce qu'il me faudra rester devant Casilinum jusqu'à ce qu'elles soient poussées? »

 (15) Et lui, qui jusque-là n'avait voulu entendre parler d'aucunes conditions de paix, consentit enfin à traiter du rachat des hommes libres. (16) Le prix pour chacun fut fixé à sept onces d'or. Ces conditions acceptées, ils se rendirent et furent retenus captifs jusqu'à ce que tout l'or eût été payé, puis renvoyés à Cumes, selon les conventions du traité. (17) Ce récit est plus exact que celui d'après lequel, ceux-ci ayant refusé, Hannibal aurait envoyé de la cavalerie pour les massacrer. Ils étaient en grande partie de Préneste: sur cinq cent soixante-dix qui formaient la garnison, plus de la moitié périt par la faim ou par le fer. Les autres rentrèrent sains et saufs à Préneste avec leur préteur M. Anicius, autrefois secrétaire. (18) Il y a un monument qui le prouve, c'est une statue de M. Anicius, qu'on voit à Préneste sur le forum, couverte d'une cuirasse, revêtue de la toge, la tête voilée; il y a aussi trois autres statues, et on lit cette inscription gravée sur une lame d'airain:

« Offrande promise par M. Anicius pour les soldats et la garnison de Casilinum »

. Trois statues, placées dans le temple de la Fortune, portent la même inscription.

[23,20] (1) Casilinum fut rendu aux Campaniens; Hannibal y mit une garnison de sept cents soldats, de peur que les Carthaginois, une fois partis, les Romains n'en tentassent le siège. (2) Le sénat de Rome, par un décret, vota aux soldats de Préneste une solde double et l'exemption du service militaire pendant cinq années. Il leur offrit aussi le droit de cité romaine en récompense de leur courage. Mais ils ne voulurent pas renoncer au nom de Prénestins. (3) Le sort des Pérusiens est moins connu, n'ayant été révélé ni par un monument qu'ils auraient élevé, ni par un décret du sénat. (4) Dans le même temps, les Pétéliens qui, seuls des Bruttiens, étaient restés fidèles à l'alliance de Rome, se voyaient attaqués non seulement par les Carthaginois, alors maîtres du pays, mais aussi par les autres Bruttiens, desquels ils avaient séparé leur cause. (5) Incapables de résister aux maux qui les pressaient, les députés envoyèrent une ambassade pour implorer le secours de Rome. Quand on leur eut déclaré qu'ils eussent à pourvoir eux-mêmes à leur sûreté, ils se répandirent en pleurs et en gémissements devant le vestibule de la curie. À leurs prières, à leurs larmes, le peuple et le sénat s'émurent d'une grande compassion. (6) Le sénat, consulté de nouveau à ce sujet par le préteur M. Émilius, après avoir examiné toutes les forces de l'empire, fut contraint d'avouer que désormais il ne pouvait rien pour la défense d'alliés si éloignés; qu'il leur fallait donc retourner dans leur patrie, et, après avoir jusqu'à la fin persisté dans leur fidélité, aviser eux-mêmes, dans les circonstances présentes, aux moyens d'assurer leur salut à venir. (7) À cette réponse, rapportée par les ambassadeurs, le découragement et la terreur s'emparèrent aussitôt de leur sénat; les uns voulaient que l'on s'enfuît chacun de son côté (8) et qu'on abandonnât la ville; les autres proposaient, puisqu'on se voyait abandonné par d'anciens alliés, de se joindre aux autres Bruttiens, qui régleraient les conditions auxquelles on se soumettrait à Hannibal. (9) Cependant on se rangea à l'avis de ceux qui pensaient qu'il ne fallait rien faire au hasard, ni avec précipitation. L'affaire fut remise au lendemain; (10) et alors, après une délibération plus calme, les citoyens les plus considérables obtinrent que tout ce qui était dans la campagne fût apporté à la ville, et que l'on travaillât à la fortifier.

[32,21] (1) À peu près à cette même époque, on reçut à Rome des lettres de la Sicile et de la Sardaigne. (2) Celles de Sicile furent lues les premières dans le sénat. Titus Otacilius, propréteur de cette province, annonçait que le préteur P. Furius était avec sa flotte à Lilybée, de retour d'Afrique, blessé gravement et en danger de perdre la vie; que les soldats et les équipages n'avaient reçu au jour fixé ni blé ni solde, et qu'on n'avait pas d'argent pour leur en donner. (3) Il priait donc de toutes ses forces le sénat d'en envoyer au plus tôt, et, s'il le croyait convenable, de lui nommer un successeur parmi les nouveaux préteurs. (4) A. Cornélius Mammula, propréteur en Sardaigne, mandait à peu près la même chose au sujet de la paie et de la nourriture de l'armée. On leur répondit à tous deux qu'on n'avait rien à leur envoyer, et on leur enjoignit de pourvoir eux-mêmes à l'entretien des flottes et des troupes. (5) T. Otacilius envoya une députation à Hiéron, unique ressource du peuple romain, et il en reçut assez d'argent pour la solde de l'armée, et du blé pour six mois. En Sardaigne, les villes alliées vinrent généreusement au secours de Cornélius. (6) L'argent manquant aussi à Rome, on créa, d'après la proposition de M. Minucius, tribun du peuple, des triumvirs chargés des opérations des finances. Ces triumvirs furent L. Émilius Papus, qui avait été consul et censeur, M. Atilius Régulus, qui avait été deux fois consul, et L. Scribonius Libo, en ce moment tribun du peuple. (7) On créa aussi duumvirs M. et C. Atilius, qui firent la dédicace du temple de la Concorde, construit d'après le voeu de L. Manlius, lorsqu'il était préteur; puis trois pontifes, Q. Cécilius Métellus, Q. Fabius Maximus, et Q. Fulvius Flaccus, à la place de P. Scantinus, mort à Rome, de L. Émilius Paulus et de Q. Élius Pétus qui avaient succombé à Cannes.

[23,22] (1) Après avoir, autant qu'il est donné à la prudence humaine, réparé les désastres dont la fortune avait de tous côtés accablé l'empire, (2) les sénateurs jetèrent enfin un coup d'oeil sur eux-mêmes, sur ce sénat désert, sur le petit nombre de membres qui composaient le conseil de la nation. (3) En effet, depuis la censure de L. Émilius et de C. Flaminius, on n'avait pas élu de nouveaux sénateurs, quoique, pendant les cinq années qui s'étaient écoulées, les chances malheureuses de la guerre et les accidents ordinaires de la vie en eussent enlevé un grand nombre. (4) Le dictateur étant parti pour l'armée, aussitôt après la prise de Casilinum, M. Émilius, préteur, à la demande générale, fit un rapport à ce sujet. Sp. Carvilius, après avoir déploré, dans un long discours, que le sénat fût si peu nombreux, et qu'il y eût si peu de citoyens parmi lesquels on pût choisir de nouveaux sénateurs, (5) déclara que pour compléter le sénat et unir plus étroitement les peuples latins à Rome, il conseillait de tout son pouvoir de donner, si le sénat le trouvait bon, le droit de cité à deux sénateurs de chacun des peuples du Latium, et de les admettre au sénat à la place de ceux qui avaient péri. (6) Cette proposition fut accueillie avec autant de colère que la demande même qu'en avaient autrefois faite les Latins. (7) Un frémissement d'indignation souleva toute l'assemblée; Manlius surtout se prononça plus haut que tous les autres il s'écria,

« qu'il y avait encore un homme de la même race que le consul qui, au Capitole, menaça autrefois de tuer de sa propre main le premier Latin qu'il verrait introduit dans le sénat. »

 (8) Q. Fabius Maximus dit

« que jamais proposition plus déplacée n'avait été faite au sénat; qu'au milieu des incertitudes, des doutes des alliés, c'était toucher un point qui devait les agiter plus encore; (9) que cette parole insensée d'un seul homme, il fallait l'étouffer dans un silence unanime, et que si jamais, dans le sénat, il y avait eu quelque chose de secret, de sacré à taire, c'était surtout une pareille proposition, qu'on devait cacher, oublier, regarder comme non avenue. »

 Il n'en fut donc fait aucune mention. (10) Il fut décrété que l'on créerait dictateur un homme qui eût été déjà censeur, le plus ancien de tous les censeurs actuellement existants, et qu'il serait chargé de nommer les nouveaux membres du sénat. Le consul C. Térentius fut mandé pour proclamer le dictateur. (11) Il quitta l'Apulie, où il laissa des troupes, et revint à grandes journées à Rome. La nuit suivante, selon l'usage, d'après un sénatus-consulte, il proclama M. Fabius Buteo dictateur pour six mois, sans maître de la cavalerie.

[23,23] (1) Fabius, suivi de ses licteurs, monta alors à la tribune, et déclara qu'il n'approuvait pas qu'il y eût à la fois deux dictateurs, mesure jusque-là sans exemple; (2) ni qu'on l'eût nommé dictateur sans maître de la cavalerie; que l'on n'aurait pas dû confier une puissance, telle que la censure, à un seul homme, et au même homme pour la seconde fois; ni enfin donner au dictateur un pouvoir de six mois, quand il n'était pas nommé pour faire la guerre. (3) Il ajouta qu'il mettrait des bornes à ce que le hasard, les circonstances et la nécessité avaient mis d'exagération dans ces mesures; qu'il ne ferait sortir du sénat aucun de ceux que les censeurs C. Flaminius et L. Émilius avaient nommés; (4) qu'il donnerait seulement l'ordre de transcrire et de proclamer leurs noms, afin qu'un seul homme n'eût pas le pouvoir de juger et de décider arbitrairement de la réputation et des moeurs d'un sénateur; qu'il ferait enfin, pour remplacer les morts, un choix tel, qu'on vît bien qu'il préférait un ordre de citoyens à un autre, et non pas un homme à un autre homme. (5) On lut donc le nom des anciens sénateurs; puis Fabius nomma à la place des morts, chacun à son rang d'ancienneté, ceux d'abord qui, depuis la censure de L. Émilius, et de C. Flaminius, avaient occupé une magistrature curule, et qui ne faisaient pas encore partie du sénat; il appela ensuite ceux qui avaient été édiles, tribuns du peuple, ou questeurs, (6) puis après les magistrats, ceux qui avaient chez eux des dépouilles des ennemis, ou qui avaient reçu une couronne civique. (7) Lorsqu'il eût ainsi créé cent soixante-dix-sept sénateurs, à la grande satisfaction de tous, il se démit aussitôt de la dictature et descendit comme simple particulier de la tribune, ordonnant aux licteurs de se retirer; puis il se mêla à la foule de ceux qui s'occupaient de leurs affaires particulières, (8) ayant soin d'y rester longtemps, pour empêcher que le désir de le reconduire chez lui n'entraînât le peuple hors du forum. Cependant le retard ne ralentit pas le zèle des citoyens, et un cortège nombreux le ramena chez lui. (9) La nuit suivante, le consul repartit pour l'armée sans en rien dire au sénat, afin de n'être pas forcé à rester à Rome pour les comices.

[23,24] (1) Le lendemain, le sénat, consulté par le préteur M. Pomponius, décida qu'on écrirait au dictateur de venir pour nommer les nouveaux consuls, et, s'il le jugeait utile à la république, d'amener avec lui le maître de la cavalerie et le préteur M. Marcellus, (2) afin que l'on pût apprendre d'eux-mêmes où en étaient les affaires de la république, et arrêter les mesures que dicteraient les circonstances. Ils se rendirent tous à cet ordre, et laissèrent à des lieutenants le commandement de l'armée. (3) Le dictateur parla peu de lui-même, et dans des termes très mesurés. Il rapporta au maître de la cavalerie, T. Sempronius Gracchus, une grande partie des succès obtenus; puis il fixa le jour des comices, où furent nommés L. Postumius pour la troisième fois (malgré son absence, car il commandait en Gaule ), et T. Sempronius Gracchus, alors maître de la cavalerie et édile curule. (4) On créa ensuite préteurs M. Valérius Lévinus, Ap. Claudius Pulcher, Q. Fulvius Flaccus, Q. Mucius Scévola. (5) Le dictateur, après les élections, retourna à Téanum, où l'armée était en quartiers d'hiver, laissant à Rome le maître de la cavalerie, qui, devant entrer en charge sous peu de jours, avait besoin de s'entendre avec le sénat au sujet de la levée et de la destination des troupes pour l'année. (6) Au milieu de toutes ces mesures, on apprit une nouvelle défaite. La fortune accumulait tous les désastres sur cette année. L. Postumius, consul désigné, avait péri en Gaule avec toute son armée. (7) Il y avait une vaste forêt, que les Gaulois appellent Litana, et où il allait faire passer son armée. À droite et à gauche de la route, les Gaulois avaient coupé les arbres, de telle sorte que tout en restant debout ils pussent tomber à la plus légère impulsion. (8) Postumius avait deux légions romaines; et du côté de la mer supérieure il avait enrôlé tant d'alliés, qu'une armée de vingt-cinq mille hommes le suivait sur le territoire ennemi. (9) Les Gaulois s'étaient répandus sur la lisière de la forêt, le plus loin possible de la route. Dès que l'armée romaine fut engagée dans cet étroit passage, ils poussèrent les plus éloignés de ces arbres qu'ils avaient coupés par le pied. Les premiers tombant sur les plus proches, si peu stables eux-mêmes et si faciles à renverser, tout fut écrasé par leur chute confuse, armes, hommes, chevaux: il y eut à peine dix soldats qui échappèrent. (10) La plupart avaient péri étouffés sous les troncs et sous les branches brisées des arbres; quant aux autres, troublés par ce coup inattendu, ils furent massacrés par les Gaulois, qui cernaient en armes toute l'étendue du défilé. Sur une armée si considérable, quelques soldats seulement furent faits prisonniers, en cherchant à gagner le pont, où l'ennemi, qui en était déjà maître, les arrêta. (11) Ce fut là que périt Postumius, en faisant les plus héroïques efforts pour ne pas être pris. Ses dépouilles et sa tête, séparée de son corps, furent portées en triomphe par les Boïens dans le temple le plus respecté chez cette nation; (12) puis, la tête fut vidée, et le crâne, selon l'usage de ces peuples, orné d'un cercle d'or ciselé, leur servit de vase sacré pour offrir des libations dans les fêtes solennelles. Ce fut aussi la coupe du grand pontife et des prêtres du temple. (13) Le butin fut pour les Gaulois aussi considérable que l'avait été la victoire; car, bien que les animaux, pour la plupart, eussent été écrasés par la chute de la forêt; n'y ayant pas eu de fuite ni par conséquent de dispersion des bagages, on retrouva tous les objets à terre, le long de la ligne formée par les cadavres.

[23,25] (1) À la nouvelle de ce désastre, la ville fut plusieurs jours plongée dans une consternation profonde. Les boutiques restaient fermées, la ville était déserte comme pendant la nuit. Les édiles, par ordre du sénat, (2) en parcoururent tous les quartiers, firent rouvrir les boutiques et disparaître tous les signes de ce désespoir général. (3) Tibérius Sempronius, dans une assemblée qu'il présida, consola les sénateurs et les exhorta, eux que les désastres de Cannes n'avaient pu abattre, à ne pas se désespérer d'une défaite bien moins importante; (4) qu'en ce qui regardait les Carthaginois et Hannibal, pourvu que les choses fussent aussi prospères qu'il espérait qu'elles allaient l'être, il n'y avait pas de danger à abandonner pour l'instant la guerre des Gaules, et que plus tard les dieux et le peuple romain sauraient bien tirer vengeance d'une telle perfidie. Ce qui devait fixer toute leur attention, ce dont il fallait s'occuper surtout, c'était Hannibal et les armées que l'on emploierait dans la guerre carthaginoise. (5) Lui-même dit le premier ce qu'il y avait, à l'armée du dictateur, d'infanterie et de cavalerie, de citoyens et d'alliés. Ensuite Marcellus donna un aperçu des forces qu'il commandait. (6) On sut par les gens les mieux informés ce qu'il y avait de troupes en Apulie avec le consul C. Térentius. Toutefois on ne voyait aucun moyen de donner aux consuls des armées assez fortes pour soutenir une si grande guerre. Il fut donc résolu, malgré la juste colère dont tous étaient animés contre la Gaule, qu'on ne s'en occuperait pas cette année. Un décret donna au consul le commandement de l'armée du dictateur. (7) Quant à l'armée de Marcellus, un autre décret fit passer en Sicile tous ceux de ses soldats qui avaient fui à Cannes: ils durent y servir tant qu'on aurait la guerre en Italie. (8) On y fit encore passer tous ceux des soldats du dictateur qui étaient trop faibles, mais sans leur imposer l'obligation de servir plus longtemps que ne le prescrivaient les lois. (9) Deux légions urbaines furent mises sous les ordres du consul qui prendrait la place de L. Postumius, et qu'on devait nommer dès que les auspices seraient favorables. (10) On dut rappeler aussi le plus promptement possible deux des légions de Sicile, d'où le consul, qui aurait sous ses ordres les légions urbaines, était autorisé à tirer tous les soldats qui lui seraient nécessaires. (11) Le commandement fut conservé au consul C. Térentius pour une année encore, et il garda toutes les troupes avec lesquelles il défendait l'Apulie.

[23,26] (1) Tous ces événements, tous ces préparatifs qui occupaient l'Italie, ne ralentissaient nullement la guerre d'Espagne; où les Romains jusqu'alors avaient été plus heureux. (2) Les deux Scipions, Publius et Cnéius, s'étaient partagé les troupes. Cnéius commandait l'armée de terre, et Publius la flotte. Asdrubal, le général carthaginois, peu confiant dans ses soldats et dans sa flotte, se tenait loin de l'ennemi, à une distance et dans des positions où il n'avait rien à craindre. Après de longues et pressantes prières, il avait enfin obtenu d'Afrique un renfort de quatre mille fantassins et de cinq cents chevaux. (3) Plein d'espoir alors, il se rapprocha de l'ennemi, et fit lui-même équiper et préparer une flotte pour protéger les îles et les côtes. (4) Mais, au milieu même de cette activité toute nouvelle qu'il imprimait déjà aux opérations, il fut paralysé par la trahison des chefs de ses vaisseaux. Depuis les reproches sévères que leur avait valus leur lâcheté lors de l'abandon de leur flotte auprès de l'Èbre, ils avaient été médiocrement fidèles à leur général, et au parti de Carthage. (5) Ces transfuges avaient tenté de soulever les Tartésiens, et quelques villes avaient été entraînées par eux à la révolte; l'une d'elles fut même prise d'assaut. (6) Il fallut donc quitter les Romains pour porter la guerre chez ce peuple. Asdrubal entra en ennemi sur leur territoire, et résolut d'attaquer Chalbus, chef renommé des Tartésiens, qui, sous les murs de la ville prise par les révoltés quelques jours auparavant, avait campé à la tête d'une armée considérable. (7) D'abord il envoya en avant des soldats armés à la légère, pour attirer l'ennemi au combat, et une partie de son infanterie reçut l'ordre de ravager sur plusieurs points la campagne, et de se saisir de ceux des ennemis qui s'y seraient répandus. (8) La terreur était au camp ennemi, en même temps que la fuite et le carnage dans la campagne. Mais bientôt, par différents chemins, les révoltés regagnèrent le camp, et alors leur frayeur se dissipa si complètement, qu'ils reprirent assez de courage, non seulement pour défendre leurs retranchements, mais même pour attaquer l'ennemi. (9) Ils s'élancent donc en foule hors du camp, bondissant selon leur coutume; leur audace subite frappa de terreur l'ennemi, qui naguère s'était mis à les poursuivre. (10) Asdrubal fit retirer son armée sur une colline assez escarpée, que protégeait encore une rivière qui passait au bas; il rappela ses troupes légères et sa cavalerie, qui s'était dispersée; et, comme si la hauteur de la colline et le fleuve n'eussent pas été une défense assez sûre, il fit fortifier son camp. (11) Dans cette terreur, qui s'empara alternativement des deux partis, il y eut quelques engagements. Le cavalier numide n'y put pas tenir tête au cavalier espagnol, ni le maure, avec ses javelots, au soldat armé de la cétra, aussi léger que lui, mais plus brave et plus vigoureux.

[23,27] (1) Les révoltés, voyant que leurs provocations devant les palissades ne pouvaient attirer les Carthaginois au combat, et que, d'un autre côté, l'attaque du camp n'était pas chose facile, (2) allèrent à Ascua, où Asdrubal, en entrant par le territoire ennemi, avait fait transporter ses grains et tous ses vivres: ils la prennent d'assaut, et se rendent maîtres de la campagne environnante. Dès ce moment, il n'y eut pas de pouvoir capable de les maintenir, soit dans la marche, soit au camp. (3) Asdrubal s'aperçoit de cette négligence, résultat ordinaire d'un succès; il exhorte ses soldats à attaquer les ennemis, ainsi dispersés et sans enseignes pour se rallier; et, descendant de la colline, il marche en bataille sur leur camp. (4) Les sentinelles abandonnent leur poste et viennent en désordre annoncer la présence de l'ennemi. On crie aux armes; (5) chacun, selon qu'il est armé, s'élance au combat, sans attendre ni commandement ni enseignes, sans observer aucun ordre. Déjà les premiers sont engagés, que quelques-uns accourent encore par petites troupes, et que les autres n'ont pas quitté le camp. (6) D'abord leur audace seule épouvanta un instant l'ennemi; mais bientôt, dans cette attaque de quelques individus contre des masses, sentant bien le danger où les met l'infériorité du nombre, ils se regardent entre eux; repoussés de toute part, ils se forment en cercle; (7) ils s'appuient les uns contre les autres, ils entrelacent leurs armes, et alors circonscrits dans un étroit espace, ayant à peine la liberté de mouvoir leurs armes, ils sont enveloppés par les ennemis et massacrés pendant une grande partie du jour. (8) Un petit nombre s'ouvre une issue et gagne les forêts et les montagnes. La terreur était si grande que le camp fut abandonné, et que, le lendemain, la nation entière vint se soumettre. (9) Cette soumission ne fut pas de longue durée; Asdrubal avait reçu, presque aussitôt après, l'ordre de conduire sans délai son armée en Italie. À peine la nouvelle s'en fut-elle répandue en Espagne, que presque tous les esprits se tournèrent vers les Romains. (10) Asdrubal, écrivit aussitôt à Carthage combien avait été funeste le bruit de son départ, et que s'il partait; réellement, il n'aurait pas passé l'Èbre, que l'Espagne serait aux Romains. (11) Qu'en effet, outre qu'il n'avait à laisser à sa place ni soldats ni général, les généraux romains étaient tels, qu'à peine avec des forces égales, on pouvait leur résister; (12) qu'ainsi donc, si l'on attachait quelque importance à la possession de l'Espagne, on lui envoyât un successeur avec une armée considérable; que même au cas où tout réussirait au nouveau général, un pareil commandement ne le laisserait pas oisif.

[23,28] (1) Cette lettre fit d'abord beaucoup d'impression sur le sénat. Toutefois la guerre d'Italie étant d'une bien autre importance, la décision du sénat au sujet d'Asdrubal et de ses troupes fut maintenue. (2) Himilcon, avec une armée suffisante et une flotte renforcée de plusieurs vaisseaux, fut envoyé pour maintenir et défendre l'Espagne sur terre aussi bien que sur mer. (3) Dès qu'il a débarqué son armée et les équipages de la flotte, il fortifie son camp, met à sec ses vaisseaux, les entoure de palissades, et lui-même, à la tête d'une troupe de cavaliers d'élite, il s'avance à marches forcées, non sans la circonspection nécessaire, au milieu de ces populations toutes suspectes ou ennemies; il parvient auprès d'Asdrubal. (4) Il lui fait part du décret et des ordres du sénat, reçoit en retour ses instructions sur la direction de la guerre en Espagne, et revient à son camp. La rapidité de sa marche avait plus que tout le reste assuré sa sécurité; car sur chaque point, il s'était retiré avant que les ennemis eussent pu se concerter contre lui. (5) Asdrubal n'opéra son mouvement qu'après avoir levé une forte contribution en argent dans tous les pays où s'étendait sa domination. (6) Il n'ignorait pas qu'Hannibal avait souvent acheté à prix d'or un passage; qu'il n'avait obtenu les secours des Gaulois qu'en les payant; que s'il eût tenté sans argent un si immense trajet, il serait à peine parvenu au pied des Alpes. Asdrubal recueillit donc à la hâte les impôts, et descendit vers l'Èbre. (7) Dès que l'armée romaine avait eu connaissance des décrets de Carthage et de la marche d'Asdrubal, les généraux n'avaient plus pensé qu'à réunir leurs armées, et ils se préparaient à s'opposer à la marche tentée par Asdrubal, (8) bien persuadés que s'il parvenait avec l'armée d'Espagne à rejoindre Hannibal, à qui, bien que seul, l'Italie pouvait à peine résister, la ruine de l'empire romain serait inévitable. (9) Dominés par cette inquiétude, ils rassemblent leurs troupes sur l'Èbre, puis, passant le fleuve, ils délibèrent s'ils doivent aller camper en face d'Asdrubal, ou se contenter d'attaquer les alliés de Carthage, et de détourner ainsi l'ennemi du chemin qu'il se proposait de prendre. (10) Ils se décident enfin à faire le siège d'Ibera, ville ainsi appelée du fleuve dont elle est voisine, la plus riche alors de toute la contrée. (11) Asdrubal l'apprend, mais au lieu de porter secours à ses alliés, il va lui-même assiéger une ville, qui vient de se soumettre aux Romains. (12) Aussitôt les Romains abandonnent le siège d'Ibera, et tournent toute la guerre contre Asdrubal.

[23,29] (1) Pendant quelques jours les deux armées restèrent en présence à cinq milles l'une de l'autre; il y eut quelques légers engagements, mais pas de bataille rangée. (2) Enfin le même jour, comme de concert, des deux côtés, le signal du combat fut donné, et les deux armées descendirent dans la plaine. (3) L'armée romaine fut formée en trois corps. Une partie des vélites fut mêlée aux soldats du premier rang; le reste se tint derrière les enseignes; la cavalerie garnit les ailes. (4) Les Espagnols formèrent le centre d'Asdrubal; à la droite il plaça les Carthaginois, à la gauche les Africains et les mercenaires. La cavalerie fut distribuée sur les ailes, les Numides avec l'infanterie carthaginoise; les autres cavaliers avec les Africains.(5) Les Numides ne furent pas tous placés à la droite, mais ceux-là seulement qui, comme les sauteurs de profession, ont l'habitude de conduire avec eux deux chevaux au plus fort de la mêlée, et de sauter tout armés du cheval fatigué sur le cheval frais, tant est grande et leur agilité et la docilité de cette race de chevaux. (6) Tel était l'ordre de bataille des deux armées; les généraux de chaque parti étaient également pleins de confiance; ni l'un ni l'autre n'avait de supériorité marquée quant au nombre ou à la bonté des troupes; cependant les dispositions des soldats étaient loin d'être les mêmes dans les deux armées. (7) Quoique les Romains combattissent loin de leur patrie, leurs chefs leur avaient facilement persuadé qu'ils combattaient pour l'Italie et pour Rome. Aussi, comme des hommes dont le retour dans la patrie dépendait du résultat de cette bataille, ils étaient bien résolus de vaincre ou de mourir. (8) Dans l'autre armée il y avait moins de détermination. Les soldats y étaient presque tous Espagnols, et ils aimaient mieux être vaincus en Espagne, que de vaincre pour être traînés en Italie. (9) Aussi, au premier choc, quand à peine les traits furent lancés, le centre d'Asdrubal lâcha pied, et tourna le dos aux Romains qui se portaient vigoureusement en avant. (10) Le combat n'en fut pas moins acharné aux deux ailes. D'un côté les Carthaginois, de l'autre les Africains pressent l'armée romaine, la chargent sur les deux flancs, l'enveloppent dans une double attaque. (11) Mais en se réunissant par masses sur le centre, elle eut assez de force pour rejeter de chaque côté les deux ailes de l'ennemi. Il y avait donc, deux combats (12) dans lesquels les Romains, qui avaient enfin enfoncé le centre, se trouvaient bien supérieurs et en nombre et en forces. Leur victoire ne fut pas douteuse. (13) Il périt dans le combat beaucoup de monde, et si les Espagnols n'eussent pas fui en désordre quand la bataille commençait à peine, de toute l'armée ennemie bien peu eussent survécu. (14) La cavalerie ne fut presque pas engagée; car les Maures et les Numides, dès qu'ils virent le centre ébranlé, s'enfuirent confusément, chassant même les éléphants devant eux, et laissant ainsi les ailes à découvert. (15) Asdrubal resta jusqu'à ce que la déroute fût bien décidée, et il s'échappa avec quelques hommes seulement du milieu du carnage. (16) Les Romains prirent son camp et le pillèrent. Ce combat leur rallia tous ceux qui hésitaient encore en Espagne, et enleva à Asdrubal tout espoir, non seulement de transporter en Italie ses troupes, mais même de rester en sûreté en Espagne. (17) À Rome, où cette nouvelle fut annoncée par des lettres des Scipions, on se réjouit moins de la victoire, que de l'impossibilité où se trouvait désormais Asdrubal d'arriver en Italie.

[23,30] (1) Pendant que ces événements se passaient en Espagne, Pétélia, dans le Bruttium, fut prise d'assaut, après un siège de plusieurs mois, par Himilcon, l'un des lieutenants d'Hannibal. (2) Cette victoire coûta bien du sang et des pertes aux Carthaginois. Ce fut la famine bien plus que la force qui vainquit les assiégés. (3) En effet quand tous leurs aliments eurent été épuisés, soit grains, soit chair de toute espèce d'animaux, ils se nourrirent du cuir de leurs chaussures, d'herbes, de racines, d'écorces tendres, des feuilles dont ils dépouillaient les buissons. (4) La ville ne fut prise que quand ils n'eurent plus assez de force pour se tenir sur les murs et pour porter leurs armes. (5) Pétélia une fois dans ses mains, le Carthaginois conduisit ses troupes devant Consentia: elle fut défendue avec moins de constance, et il s'en rendit maître en peu de jours. (6) À peu près à la même époque une armée de Bruttiens investit Crotone, ville grecque, autrefois puissante à la guerre et populeuse, mais à cette époque accablée par tant et de si grands malheurs, qu'à peine elle renfermait vingt mille citoyens de tout âge. (7) Cette ville, sans défenseurs, tomba bientôt au pouvoir des ennemis. La citadelle seule fut sauvée. Une poignée d'hommes, au milieu du tumulte d'une ville prise d'assaut, parvint à s'y réfugier après avoir échappé au massacre. (8) Les Locriens aussi passèrent aux Bruttiens et aux Carthaginois: les principaux citoyens avaient livré le peuple. (9) Dans toute cette contrée, les Rhégiens seuls restèrent fidèles aux Romains et indépendants. (10) Cette tendance des esprits gagna jusqu'à la Sicile, et la maison même d'Hiéron ne fut pas entièrement pure de trahison. (11) Gélon, l'aîné de la race, méprisant la vieillesse de son père, et, après la défaite de Cannes, l'alliance des Romains, passa aux Carthaginois, (12) et la Sicile se fût révoltée, si une mort, survenue si à propos que son père même ne fut pas à l'abri des soupçons, ne l'eût emporté quand déjà il armait la multitude et qu'il cherchait à soulever les alliés. (13) Tels furent les différents événements qui se passèrent cette année-là en Italie, en Afrique, en Sicile et en Espagne. Sur la fin de l'année, Q. Fabius Maximus demanda au sénat la permission de faire la dédicace du temple de Vénus Érycine, que, dictateur, il avait fait voeu d'élever. (14) Le sénat décréta que Tibérius Sempronius, consul désigné, dès son entrée en charge, proposerait au peuple une loi qui nommerait Fabius duumvir pour faire la dédicace de ce temple. (15) En l'honneur de M. Émilius Lépidus qui avait été deux fois consul et augure, ses trois fils Lucius, Marcus et Quintus donnèrent des jeux funèbres pendant trois jours, et pendant trois jours aussi dans le forum, un combat où parurent vingt-deux paires de gladiateurs. (16) Les édiles curules C. Létorius et Tibérius Sempronius Gracchus, consul désigné, qui pendant son édilité avait été maître de la cavalerie, firent célébrer les jeux romains, qui durèrent trois jours. (17) Les jeux du peuple furent trois fois célébrés par les édiles M. Aurélius Cotta et M. Claudius Marcellus. (18) La troisième année de la guerre punique venait de s'écouler, lorsqu'aux ides de Mars, le consul Tibérius Sempronius entra en fonctions. Quant aux préteurs, Q. Fulvius Flaccus, qui avait été déjà deux fois consul et censeur, il eut en partage la juridiction de la ville, M. Valérius Lévinus celle des étrangers; Ap. Claudius Pulcher la Sicile, Q. Mucius Scévola la Sardaigne. (19) Le peuple voulut que Marcellus eût le pouvoir de proconsul, parce, que seul de tous les généraux romains, depuis la défaite de Cannes, il avait remporté une victoire en Italie.

[23,31] (1) Le sénat, dans la première séance qu'il tint au Capitole, décida que l'impôt serait exigé double cette année, et qu'on en percevrait la moitié sans délai, (2) pour payer à tous les soldats la solde échue, excepté toutefois à ceux qui avaient été à Cannes. (3) Quant aux armées, le décret portait que le consul T. Sempronius fixerait le jour où les deux légions urbaines se réuniraient à Calès; qu'ensuite elles seraient conduites au camp de Claudius au-delà de Suessula; (4) que celles qui l'occupaient actuellement, composées en grande partie de troupes qui s'étaient trouvées à Cannes, seraient emmenées par Ap. Claudius Pulcher en Sicile, d'où l'on rappelait à Rome les troupes qui y servaient. (5) M. Claudius Marcellus fut envoyé à l'armée qui avait dû se rassembler à Calès à un jour fixé, et il reçut ordre de conduire au camp de Claudius les légions urbaines. (6) Ap. Claudius envoya le lieutenant T. Maecilius Croto pour recevoir l'ancienne armée et la conduire en Sicile. (7) On avait d'abord attendu en silence que le consul convoquât les comices pour la nomination de son collègue; mais quand on vit Marcellus éloigné, comme à dessein, lui que la volonté générale appelait au consulat pour cette année, à cause des exploits qui avaient illustré sa préture, tout le sénat frémit d'indignation. (8) Le consul s'en aperçut:

« Pères conscrits, dit-il, il était de l'intérêt de la république que M. Claudius partît pour la Campanie afin d'effectuer le mouvement des armées, et que les comices ne fussent pas convoqués avant qu'il eût rempli sa mission et qu'il fût de retour, pour que vous eussiez au consulat l'homme qu'y appellent et les circonstances et vos voeux les plus ardents. »

 (9) Il ne fut plus question de comices jusqu'au retour de Marcellus. Pendant ce temps-là on créa duumvirs Q. Fabius Maximus, et T. Otacilius Crassus, qui présidèrent à la dédicace, l'un du temple de la Sagesse, l'autre de celui de Vénus Érycine. Ces deux temples sont au Capitole, séparés seulement par un fossé. (10) Les trois cents cavaliers campaniens, après avoir achevé avec honneur leur temps de service en Sicile, étaient arrivés à Rome. Il fut proposé une loi au peuple par laquelle ils étaient déclarés citoyens romains, comme faisant partie du municipe de Cumes, à dater de la veille de la défection de Capoue. (11) Une considération surtout fit proposer cette loi, c'est qu'ils avouaient eux-mêmes ne plus savoir à quelle nation ils appartenaient; ils avaient renoncé à leur ancienne patrie, et ils n'étaient pas encore reconnus par celle où ils étaient rentrés. (12) Marcellus étant revenu de l'armée, les comices sont assemblés pour nommer un consul à la place de L. Postumius. (13) On nomme d'un commun accord Marcellus, qui devait aussitôt entrer en charge. Au moment de son installation le tonnerre gronda; les augures appelés déclarèrent que l'élection paraissait mauvaise, et les patriciens allaient répétant partout que les dieux étaient mécontents de ce que, pour la première fois, deux plébéiens étaient ensemble consuls. (14) Marcellus se retira, et à sa place on nomma Fabius Maximus pour la troisième fois. (15) Cette année-là les eaux de la mer prirent feu. À Sinuessa une génisse mit bas un poulain; à Lanuvium, dans le temple de Junon Sospita, les statues suèrent du sang, et autour du temple il tomba une pluie de pierres. À cause de cette pluie, il y eut, selon l'usage, des prières de neuf jours, et tous les autres prodiges furent expiés avec soin.

[23,32] (1) Les consuls se partagèrent les armées. Fabius eut celle de Téanum qu'avait commandée le dictateur M. Junius; Sempronius dut avoir les esclaves qui s'enrôleraient volontairement, et vingt-cinq mille alliés; (2) le préteur M. Valérius fut chargé du commandement des légions qui reviendraient de Sicile, et Marcus Claudius envoyé comme proconsul à l'armée qui était établie devant Nola, au-dessus de Suessula. Les préteurs partirent pour la Sicile et la Sardaigne.(3) Les consuls, par un édit, ordonnèrent que toutes les fois que le sénat serait convoqué par eux, les sénateurs et ceux qui avaient droit de donner leur avis dans le sénat s'assembleraient à la porte Capène. (4) Les préteurs, chargés de l'administration de la justice, placèrent leurs tribunaux auprès de la piscine publique. Ce fut là que durent être portés les témoignages, et là que pour cette année ils rendirent leurs arrêts. (5) Pendant ce temps, Magon, frère d'Hannibal, allait passer de Carthage en Italie avec douze mille fantassins, quinze cents cavaliers, vingt éléphants et mille talents d'argent, sous l'escorte de soixante vaisseaux longs, (6) lorsque arriva la nouvelle

« qu'on avait été battu en Espagne, et que presque tous les peuples de cette province avaient passé aux Romains. (7) Quelques-uns voulaient que Magon avec sa flotte et son armée se rendît en Espagne sans plus songer à l'Italie, mais tous se laissèrent, disait-on, séduire à l'espoir soudain de recouvrer la Sardaigne. (8) Il ne s'y trouvait qu'une faible armée romaine; l'ancien préteur A. Cornélius, qui connaissait la province, allait la quitter; on en attendait un nouveau. (9) Et puis les Sardes étaient fatigués d'une si longue domination, exercée l'année précédente avec tant de cruauté et d'avarice; ils avaient été accablés d'impôts excessifs et de contributions en blé qui dépassaient leurs ressources. (10) Il ne leur manquait plus qu'un chef auquel ils pussent se rallier. »

 Ces nouvelles, une députation secrète des citoyens les plus considérables de l'île les avaient apportées à Carthage. Le chef de cette conspiration était Hampsicoras; son crédit et ses richesses en faisaient le personnage le plus important du parti. (11) Les deux messages arrivèrent presque à la fois. Troublés par l'un, rassurés par l'autre, les Carthaginois envoient en Espagne Magon avec sa flotte et ses troupes, (12) et, pour diriger l'expédition de Sardaigne ils choisissent Asdrubal, auquel ils donnent une armée presque aussi considérable que celle de Magon. (13) À Rome, les consuls, après avoir terminé ce qu'ils avaient à y faire, se mettaient déjà en mouvement pour commencer les opérations. (14) Tibérius Sempronius fixa aux soldats le jour où ils devaient se trouver à Sinuessa. Q. Fabius, après avoir consulté le sénat, donna ordre que tous les grains des campagnes fussent avant les calendes de juin transportés dans les villes fortes; (15) que si quelqu'un y manquait, il ravagerait ses champs, vendrait ses esclaves aux enchères et brûlerait ses fermes. Les préteurs mêmes, qui avaient été créés pour rendre la justice, furent employés à l'administration de la guerre. (16) Le préteur Valérius dut aller en Apulie pour recevoir l'armée de Térentius, et défendre ce pays avec les légions qui arriveraient de Sicile; l'armée de Térentius devait partir sous les ordres d'un lieutenant. (17) M. Valérius eut le commandement de vingt-cinq vaisseaux, avec lesquels il devait protéger les côtes depuis Brindes jusqu'à Tarente. (18) Q. Fulvius, préteur urbain, fut chargé avec un pareil nombre de vaisseaux de veiller sur les côtes voisines de Rome. (19) Le proconsul C. Térentius reçut ordre de faire une levée dans le Picénum et de protéger tout le pays. (20) T. Otacilius Crassus, après avoir fait la dédicace du temple de la Sagesse au Capitole, fut envoyé en Sicile pour prendre le commandement de la flotte.

[23,33] (1) Sur cette lutte des deux peuples les plus puissants de la terre s'était concentrée l'attention de tous les rois, de tous les peuples, (2) mais celle surtout de Philippe, roi de Macédoine, si voisin de l'Italie, dont la mer Ionienne seule le séparait. (3) Au premier bruit du passage des Alpes par Hannibal, il s'était réjoui de voir la guerre allumée entre les Romains et les Carthaginois; mais tant que le succès fut incertain, il ne savait trop auquel des deux partis il souhaitait la victoire. (4) Cependant, lorsque dans trois combats les Carthaginois eurent été trois fois vainqueurs, il pencha du côté de la fortune et envoya des ambassadeurs à Hannibal. Ces ambassadeurs, évitant le port de Brindes et celui de Tarente, que surveillaient des stations romaines, débarquèrent auprès du temple de Junon Lacinia. (5) De là, se dirigeant vers Capoue, à travers l'Apulie, ils se jetèrent dans une garnison romaine et furent conduits devant le préteur M. Valérius Lévinus, qui avait son camp près de Lucéria. (6) Xénophanes, le chef de l'ambassade, lui déclare, avec le plus grand sang-froid, qu'il est envoyé par le roi Philippe, pour faire amitié et alliance avec Rome; qu'il est chargé des instructions du roi pour les consuls, le sénat et le peuple romain. (7) Au milieu des défections des anciens alliés, Valérius, joyeux de la nouvelle alliance que proposait un roi si renommé, reçoit ces ennemis avec autant de bienveillance que des hôtes; il les fait accompagner par des guides (8) qui doivent leur indiquer avec soin chaque point, chaque défilé occupé par les Romains et par les ennemis. (9) Xénophanes arrive en traversant les garnisons romaines jusque dans la Campanie, et de là par le chemin le plus court au camp d'Hannibal. Il conclut avec lui un traité d'alliance et d'amitié aux conditions suivantes:

(10) « Le roi Philippe, avec le plus de vaisseaux qu'il pourra (on pensait qu'il pouvait en mettre en mer deux cents), devait passer en Italie, ravager les côtes et faire la guerre avec ses propres forces sur terre et sur mer. (11) La guerre terminée, l'Italie tout entière, avec la ville de Rome, devait appartenir aux Carthaginois et à Hannibal. À Hannibal seul était réservé tout le butin. (12) Après la soumission complète de l'Italie, les Carthaginois devaient passer en Grèce et faire la guerre à tous les rois que désignerait Philippe; tous les états du continent et toutes les îles qui entourent la Macédoine appartiendraient à Philippe, et feraient partie de son royaume. »

[23,34] (1) Ce fut à ces conditions à peu près que se conclut le traité entre le général carthaginois et les ambassadeurs macédoniens, (2) lesquels emmenèrent avec eux, pour en avoir la confirmation du roi lui-même, Gisgon, Bostar et Magon. Ils arrivent de nouveau près du temple de Junon Lacinia; où leur navire était caché dans une anse, (3) puis ils mettent à la voile. Déjà ils étaient, en pleine mer lorsqu'ils furent aperçus par la flotte romaine qui surveillait les côtes de Calabre. (4) P. Valérius Flaccus envoie quelques légers bâtiments pour les poursuivre et les ramener. D'abord les Macédoniens essayèrent de fuir; mais, se sentant gagnés de vitesse, ils se rendent aux Romains, et sont conduits devant le commandant de la flotte, (5) qui leur demande qui ils sont, d'où ils viennent, et vers quels lieux ils se dirigent. Xénophanes, qui avait déjà assez bien réussi une fois, invente un nouveau mensonge; il dit qu'envoyé par Philippe vers les Romains, il était parvenu jusqu'à M. Valérius, le seul auprès duquel il ait pu se rendre en sûreté; mais qu'il n'avait pu franchir la Campanie, gardée partout par les garnisons ennemies. (6) Cependant les députés d'Hannibal, par leurs vêtements, leur extérieur carthaginois, font naître quelques soupçons; on les interroge, et leur langage les trahit. (7) On prit à part ceux qui les accompagnaient, et, en les effrayant, on trouva les lettres d'Hannibal à Philippe, et le traité entre le roi macédonien et le général carthaginois. (8) Quand il ne resta plus rien à apprendre, on résolut d'envoyer au plus tôt les captifs et leurs compagnons à Rome, au sénat, ou aux consuls, en quelque endroit qu'ils pussent être. (9) Pour cela, on fit choix de cinq vaisseaux les plus légers de tous. L. Valérius Antias en reçut le commandement; il eut ordre de faire garder les ambassadeurs séparément sur chaque vaisseau, et d'empêcher qu'ils eussent entre eux aucun entretien ni aucun moyen de se concerter. (10) Ce fut à cette époque que A. Cornélius Mammula revint de Sardaigne, où il commandait; il dit à Rome quel était l'état des affaires dans cette île; (11) que l'on n'y pensait qu'à la guerre et à la révolte, que Q. Mucius, son successeur, frappé à son arrivée par l'insalubrité de la température et des eaux, était retenu par une maladie, non pas dangereuse, mais longue, et telle que de longtemps il ne pourrait soutenir le poids de cette guerre; (12) que l'armée, assez forte pour occuper un pays tranquille, était insuffisante pour les besoins de la guerre qui semblait devoir éclater. (13) Le sénat décréta que Q. Fulvius Flaccus enrôlerait cinq mille fantassins et quatre cents cavaliers; qu'il ferait passer au plus tôt en Sardaigne cette légion, (14) dont il donnerait le commandement à un officier de son choix, lequel dirigerait les opérations jusqu'à ce que Mucius fût rétabli. (15) T. Manlius Torquatus, qui avait été deux fois consul et censeur, et qui, pendant son consulat avait soumis les Sardes, fut chargé de cette mission. (16) À peu près à cette époque la flotte envoyée par les Carthaginois en Sardaigne, sous les ordres d'Asdrubal, surnommé le Chauve, fut battue par une horrible tempête qui la repoussa sur les îles Baléares, (17) où il fut obligé de mettre les vaisseaux à sec pour les réparer car ce n'était pas seulement les agrès, mais le corps même des vaisseaux qui avaient été fracassés. Ces travaux retinrent Asdrubal pendant quelques jours.

[23,35] (1) En Italie, après la bataille de Cannes, l'épuisement des forces d'un côté, de l'autre l'amollissement des courages, avaient rendu la guerre plus languissante. (2) Les Campaniens entreprirent à eux seuls de soumettre Cumes à leur domination. D'abord ils employèrent l'intrigue pour la séparer de Rome; mais comme ce fut sans succès, ils essayèrent d'une ruse pour s'en rendre maîtres. (3) Tous les peuples de Campanie célèbrent un sacrifice annuel à Hamae. On fit savoir aux habitants de Cumes que le sénat de Capoue s'y rendrait, et on les pria d'y envoyer aussi leur sénat, afin d'aviser en commun à ce que les deux peuples n'eussent plus que les mêmes alliés et les mêmes ennemis. (4) Les Capouans devaient y rassembler assez de soldats en armes pour qu'il n'y eût aucun danger à craindre de la part des Romains ou des Carthaginois. Les habitants de Cumes, quoique soupçonnant quelque perfidie, acceptent tout, sûrs de cacher ainsi leur propre ruse. (5) Pendant ce temps-là, le consul romain, T. Sempronius, avait trouvé ses troupes à Sinuessa, où il leur avait donné l'ordre de se réunir à un jour fixé. Là, après avoir purifié son armée avec les cérémonies ordinaires, il traversa le Vulturne et vint camper dans les environs de Liternum. (6) Comme l'armée était dans l'inaction, il faisait faire souvent de longues courses à ses soldats pour accoutumer les recrues, la plupart esclaves enrôlés volontairement, à suivre les enseignes et à retrouver leurs rangs sur le champ de bataille. (7) Un soin surtout occupait le général; il avait recommandé aux lieutenants et aux tribuns

« qu'aucun reproche, adressé à qui que ce fût, à propos de son ancienne condition, ne vînt semer la discorde dans les rangs de l'armée; que le vieux soldat se laissât mettre sur le même rang que les nouveaux, l'homme libre que l'enrôlé volontaire; (8) qu'il fallait regarder comme des gens honorables et de bonne naissance tous ceux à qui le peuple romain avait confié ses armes et ses enseignes; que la fortune qui avait forcé à en venir à ces mesures, exigeait qu'elles fussent maintenues.

(9) Ces ordres furent observés avec autant de soin par les soldats que par les chefs, et il régna bientôt dans l'armée un tel accord que l'on avait presque oublié de quelle condition chacun était sorti pour devenir soldat. (10) Dans ces entrefaites, Gracchus apprend, par des députés venus de Cumes, la proposition que leur avaient faite les Campaniens quelques jours auparavant, et ce qu'ils y avaient eux-mêmes répondu. (11) La fête était à trois jours de là, et l'on devait y voir, non seulement le sénat de Capoue, mais un camp et une armée de Campaniens. (12) Gracchus ordonne aux habitants de Cumes de transporter dans la ville tout ce qu'ils ont à la campagne, et de rester eux-mêmes dans leurs murs; et, la veille du jour fixé pour le sacrifice, il vient lui- même camper auprès de Cumes. (13) Hamae en est à trois milles. Déjà les Campaniens, d'après leur plan, s'y étaient réunis en grand nombre; et près de là, s'était mis en embuscade le médix tutique Marius Alfius (tel est le titre du premier magistrat de Capoue), (14) à la tête de quatorze mille soldats, bien plus occupé d'ordonner les préparatifs du sacrifice et d'y ménager la réussite de son complot, que de veiller aux fortifications de son camp ou à tous autres travaux militaires. (15) La célébration du sacrifice à Hamae dura trois jours. La fête avait lieu pendant la nuit, mais seulement dans la première moitié. (16) Gracchus résolut de saisir cet instant; il place des gardes aux portes pour que personne ne puisse divulguer son projet. Dès la dixième heure du jour, il donne ordre aux soldats de prendre de la nourriture et du repos, (17) afin qu'au commencement de la nuit ils puissent se rassembler à un signal donné: vers la première veille, il fait lever les enseignes, (18) part en silence et arrive au milieu de la nuit devant Hamae, au camp des Campaniens, mal gardé, comme cela devait être après une fête nocturne. Il entre par toutes les portes à la fois, et trouve les uns ensevelis dans le sommeil, les autres revenant sans armes après le sacrifice; il les massacre tous. (19) Dans cette surprise de nuit on tua aux Campaniens plus de deux mille hommes, avec leur chef Marius Alfius; on leur prit trente-quatre enseignes.

 [23,36] (1) Gracchus, pour se rendre ainsi maître du camp des ennemis, n'avait pas perdu cent hommes: il se hâta toutefois de se retirer à Cumes; car il redoutait Hannibal qui avait son camp au- delà de Capoue, sur le mont Tifate. (2) Il n'eut pas à se repentir de cette prudente prévision. En effet, aussitôt que cette défaite fut connue à Capoue, Hannibal, sachant que l'armée de Gracchus était composée en grande partie de nouvelles recrues et d'esclaves, s'imagine qu'il allait la trouver à Hamae, enivrée de joie et d'orgueil après un tel succès, et occupée à dépouiller les vaincus et à enlever le butin. (3) Il emmène en toute hâte quelques troupes légères au-delà de Capoue. Bientôt il rencontre les Campaniens en fuite; il leur donne une escorte pour les ramener à Capoue, où il fait transporter les blessés sur des chariots. (4) Arrivé à Hamae, il trouve le camp abandonné par les ennemis; il n'y voit que des traces récentes du carnage, et çà et là les cadavres de ses alliés. (5) Quelques-uns lui conseillaient de marcher aussitôt à Cumes, et d'en faire le siège. (6) Mais, malgré tout son désir de posséder au moins Cumes, ville maritime, au défaut de Naples qui lui avait échappé, les soldats, dans la précipitation du départ, n'ayant emporté avec eux que leurs armes, il lui fallut se retirer à son camp de Tifate. (7) Cependant, fatigué par les prières des Campaniens, il revint le lendemain devant Cumes avec tout un équipage de siège. Il en ravagea les environs, et établit son camp à mille pas de la ville. (8) Gracchus était resté à Cumes, plutôt par honte d'abandonner dans une position aussi fâcheuse des alliés qui imploraient sa protection et celle du peuple romain, que par confiance dans ses troupes. (9) L'autre consul Fabius, qui avait son camp à Calès, n'osait faire franchir le Vulturne à son armée; (10) fort occupé d'abord à reprendre de nouveaux auspices, il avait encore à conjurer les prodiges qu'on lui annonçait coup sur coup par des expiations qui, au dire des auspices, ne rendaient pas les présages plus favorables.

[23,37] (1) Tous ces motifs retenaient Fabius; cependant Sempronius était assiégé, et déjà l'ennemi poussait les travaux d'attaque. (2) À une tour de bois immense qu'ils avaient fait avancer contre les murs, le consul, sur le rempart même, en opposa une autre plus haute encore. Sur ce rempart, déjà fort élevé, il avait fait placer de fortes poutres, dont il s'était servi comme de base pour ses constructions. (3) D'abord, du haut de cette tour, les assiégés défendirent les murs de la ville avec des pierres, des pieux, des armes de jet de toute espèce; (4) puis, quand ils virent que la tour des ennemis s'était approchée du mur et le touchait déjà, lançant des torches enflammées, ils y mirent le feu sur plusieurs points en même temps. (5) À la vue de l'incendie, la multitude des soldats se précipite hors de la tour; en même temps les Romains, faisant une sortie par deux portes à la fois, viennent jeter le trouble parmi les ennemis et les ramener jusque dans leur camp, de telle sorte que ce jour-là on eût dit qu'Hannibal était, non pas assiégeant, mais assiégé. (6) Il y eut treize cents Carthaginois de tués; cinquante- neuf furent faits prisonniers, qui, se tenant avec négligence et sans précautions à leur poste, au pied des murailles, et ne s'attendant à rien moins qu'à une sortie, avaient été pris à l'improviste. (7) Gracchus, avant que les ennemis se fussent remis de leur frayeur subite, fit sonner la retraite, et se retira dans la ville avec ses troupes. (8) Le lendemain, Hannibal, persuadé que le consul, enivré de son succès, ne refuserait pas de combattre en plaine, rangea son armée en bataille entre son camp et la ville. (9) Mais voyant que le général romain s'en tenait aux précautions ordinaires pour la défense de la place, et ne voulait rien donner à de téméraires espérances, Hannibal se retire à son camp de Tifate sans avoir pu réussir. (10) À l'instant même où le siège de Cumes était levé, T. Sempronius, surnommé Longus, obtint aussi un succès près de Grumentum, en Lucanie, sur le Carthaginois Hannon. (11) Il lui tua plus de deux mille hommes, et en perdit lui-même deux cent quatre-vingts; il prit quarante et une enseignes. Chassé de Lucanie, Hannon se retira dans le Bruttium. (12) Trois villes des Hirpiniens, qui avaient quitté le parti des Romains, Vercellium, Vescellium et Sicilinum, furent aussi reprises d'assaut par le préteur M. Valérius. Les auteurs de la défection périrent sous la hache. (13) On vendit plus de mille captifs à l'encan. Le reste du butin fut abandonné au soldat et l'armée ramenée à Lucéria.

[23,38] (1) Tel était l'état des choses en Lucanie et chez les Hirpiniens, lorsque les cinq vaisseaux qui amenaient à Rome les députés captifs de Macédoine et de Carthage, après avoir suivi presque toute la côte de l'Italie, pour entrer de la mer supérieure dans la mer inférieure, (2) passèrent devant Cumes. Gracchus, ne sachant s'ils étaient amis ou ennemis, détacha quelques vaisseaux à leur rencontre. (3) Ceux du convoi, apprenant à leur tour que Gracchus était à Cumes, y vinrent relâcher, et remirent au consul les prisonniers et leurs lettres. (4) Le consul lut toute la correspondance d'Hannibal avec Philippe, apposa son cachet à toutes les pièces, et les envoya par terre au sénat; les ambassadeurs furent transportés par mer à Rome. (5) Ils y arrivèrent à peu près le même jour que les lettres: ils furent interrogés, et leurs réponses s'accordèrent avec les dépêches. D'abord le sénat fut en proie à de cruelles inquiétudes, lorsqu'il vit que Rome, à peine capable de résister aux armes de Carthage, allait avoir encore à soutenir le poids accablant d'une guerre avec la Macédoine. (6) Cependant, loin de se décourager, il s'occupa sur-le-champ de détourner cet ennemi de l'Italie, en l'attaquant le premier. (7) Les captifs furent mis en prison; les gens de leur suite vendus à l'encan. Aux vingt-cinq vaisseaux que commandait Valérius Flaccus, on en ajoute, par un décret, vingt autres tout prêts à tenir la mer. (8) Ces bâtiments équipés et lancés, avec les cinq qui avaient amené les ambassadeurs prisonniers, (9) formaient une flotte de trente voiles, qui partit d'Ostie pour Tarente. P. Valérius Flaccus reçut ordre d'embarquer les soldats de Varron, que commandait à Tarente le lieutenant L. Apustius, et avec ses cinquante-cinq vaisseaux, de ne plus se borner à protéger la côte d'Italie, mais d'essayer de prendre quelques informations sur la guerre de Macédoine; (10) que si les desseins de Philippe s'accordaient avec les lettres et les aveux des ambassadeurs, il écrivît au préteur M. Valérius pour l'en instruire; (11) qu'alors M. Valérius, laissant le commandement de l'armée au lieutenant L. Apustius, rejoignît la flotte à Tarente, et de là, passant en Macédoine, fît tous ses efforts pour contenir Philippe dans son royaume. (12) Afin de subvenir aux besoins de la flotte et aux frais de la guerre de Macédoine, on disposa de l'argent qui avait été envoyé à Ap. Claudius en Sicile, pour être rendu au roi Hiéron. Le lieutenant L. Apustius le fit porter à Tarente; (13) Hiéron envoya en même temps deux cent mille boisseaux de blé et cent mille boisseaux d'orge.

[23,39] (1) Tandis que les Romains sont tout entiers à ces préparatifs, un des vaisseaux qui avaient été pris et envoyés à Rome parvint à s'enfuir et à retourner près de Philippe. Le roi apprit ainsi que ses ambassadeurs avaient été saisis avec leurs lettres. (2) Ne sachant pas ce qui avait été convenu entre eux et Hannibal, ni la réponse que devaient lui rapporter les ambassadeurs carthaginois, il lui adresse une seconde ambassade, chargée des mêmes instructions. (3) Elle était composée d'Héraclitus, surnommé Scotinus, de Crito Boeotus et de Sositheus Magnes. Ils réussirent à porter et à rapporter leurs dépêches; (4) mais l'été se passa avant que le roi pût se mettre en mouvement et tenter quoi que ce fût. Ainsi, la prise d'un seul vaisseau et des ambassadeurs qu'il portait suffit pour retarder la guerre qui menaçait Rome. (5) Fabius avait passé le Vulturne, après avoir enfin expié les prodiges, et les deux consuls agissaient de concert dans les environs de Capoue. (6) Fabius prit d'assaut Combultéria, Trébula et Austicula, qui avaient passé au Carthaginois. Il y fit prisonnières les garnisons qu'y avait mises Hannibal, et avec elles un grand nombre de Campaniens. (7) À Nola, comme l'année précédente, le sénat tenait pour les Romains, le peuple pour Hannibal; et il s'y formait des complots secrets pour massacrer les nobles et livrer la ville. (8) Afin d'en empêcher la suite, Fabius fit passer son armée entre Capoue et le camp qu'Hannibal avait établi sur le mont Tifate, et il vint s'établir lui-même au-dessus du Vésuve, au camp de Claudius, d'où il envoya le proconsul M. Marcellus, avec les troupes qu'il commandait, pour protéger Nola.

[23,40] (1) En Sardaigne, le préteur T. Manlius dirigeait les opérations qui avaient été abandonnées depuis que le préteur Q. Mucius était tombé si sérieusement malade. (2) Manlius avait mis à sec ses vaisseaux longs auprès de Caralès, et en avait armé les équipages pour les employer à terre; en les joignant à l'armée du préteur, dont il prit le commandement, il s'était formé un corps de vingt-deux mille hommes d'infanterie, et de douze cents cavaliers. (3) À la tête de cette armée, il entra sur le territoire ennemi, et établit son camp non loin de celui d'Hampsicoras. Hampsicoras se trouvait alors chez les Sardes Pellites; il tâchait de soulever leur jeunesse afin d'en augmenter ses forces. (4) Son fils Hostus commandait au camp. Plein d'une ardeur naturelle à la jeunesse, Hostus engagea témérairement le combat. Il fut défait et mis en fuite. Il y périt trois mille Sardes environ; huit cents à peu près furent faits prisonniers. (5) Le reste de l'armée, après s'être dispersé dans les champs et dans les forêts, alla se réfugier au lieu où l'on disait que son chef s'était retiré, dans une ville nommée Cornus, capitale de ce pays. (6) Ce combat eût mis fin à la guerre en Sardaigne, si la flotte carthaginoise, que la tempête avait rejetée aux îles Baléares, ne fût venue à temps avec son chef Asdrubal, pour apporter aux Sardes quelque espoir de recommencer la guerre. (7) Manlius, en apprenant que les Carthaginois étaient débarqués, se retira à Caralès, et Hampsicoras saisit cette occasion de se joindre au général carthaginois. (8) Asdrubal débarqua ses troupes, et renvoya la flotte à Carthage; puis, conduit par Hampsicoras, il alla ravager le territoire des alliés du peuple romain, et il aurait poussé jusqu'à Caralès, si la rencontre de l'armée de Manlius ne l'eût arrêté au milieu de ses excès et de ses brigandages. (9) D'abord, les deux camps furent placés à quelque distance l'un de l'autre; bientôt il y eut des escarmouches, de légers engagements, dont le succès était balancé. Enfin, les troupes furent rangées en bataille, les deux armées s'attaquèrent, et pendant quatre heures on combattit avec acharnement. (10) Longtemps les Carthaginois, réduits à eux seuls, les Sardes étant accoutumés à être aisément vaincus, rendirent la victoire indécise; mais quand toute la plaine fut couverte de Sardes fugitifs on massacrés, eux- mêmes furent rompus. (11) Lorsqu'ils commencèrent à tourner le dos, l'armée romaine les cerna du côté où elle avait enfoncé les Sardes; dès cet instant ce fut moins un combat qu'un massacre. (12) Douze mille ennemis, Sardes ou Carthaginois, furent tués; trois mille sept cents à peu près furent pris, ainsi que vingt-sept enseignes.

[23,41] (1) Ce qui, plus que tout le reste, rendit cette bataille illustre et mémorable, ce fut la prise d'Asdrubal, le général ennemi, et celle d'Hannon et de Magon, nobles carthaginois. (2) Magon était de la famille des Barca, et proche parent d'Hannibal. Hannon avait soulevé les Sardes; c'était lui, sans aucun doute, qui les avait poussés à entreprendre cette guerre. (3) Les désastres des généraux sardes ne contribuèrent pas moins à rendre ce combat célèbre. Le fils d'Hampsicoras, Hostus, périt sur le champ de bataille; (4) Hampsicoras lui-même s'enfuit avec quelques cavaliers, et lorsque, pour comble de malheur, il apprit la mort de son fils, la nuit, afin que personne ne s'opposât à son dessein, il se tua. (5) Les autres se réfugièrent encore à Cornus. Manlius, à la tête de son armée victorieuse, vint assiéger cette ville et la prit en peu de jour. (6) D'autres villes, qui avaient embrassé le parti d'Hampsicoras et des Carthaginois, donnèrent alors des otages et se rendirent à discrétion. Manlius, selon les ressources et la faute de chacune, les frappa d'une contribution en argent et en grains, et ramena l'armée à Caralès. (7) Là il remit à la mer ses vaisseaux longs, embarqua les soldats, qu'il avait amenés, et revint à Rome annoncer que la Sardaigne était entièrement soumise; il remit l'argent aux questeurs, les grains aux édiles, les captifs au préteur Q. Fulvius. (8) À la même époque, le préteur Titus Otacilius, qui, avec sa flotte, était passé de Lilybée en Afrique, et y avait ravagé le territoire de Carthage, se dirigeait de là sur la Sardaigne, (9) où l'on disait qu'Asdrubal venait de se rendre en quittant les îles Baléares. Lorsqu'il rencontra la flotte carthaginoise qui retournait en Afrique, un léger engagement eut lieu en pleine mer, et Otacilius prit sept vaisseaux avec les équipages. La crainte, aussi bien que la tempête, dispersa tout le reste. (10) Vers le même temps, Bomilcar, avec des recrues envoyées de Carthage, des éléphants et un convoi, s'approcha de Locres. (11) Ap. Claudius, voulant tomber sur lui à l'improviste, conduit en toute hâte son armée à Messine, comme s'il avait intention de visiter la province; et, secondé par un vent favorable, il passe à Locres. (12) Mais, déjà Bomilcar était parti pour le Bruttium, se rendant auprès d'Hannon, et les Locriens fermèrent leurs portes aux Romains. Appius, après de grands efforts sans résultat, regagna Messine. (13) Dans ce même été, Marcellus, de Nola qu'il occupait, fit de fréquentes incursions contre les Hirpiniens et les Samnites de Caudium; et il désola tellement la contrée par le fer et par le feu, (14) qu'il renouvela pour le Samnium le souvenir de ses anciens désastres.

[28,42] (1) Les deux peuples à la fois envoyèrent à Hannibal des députés qui lui parlèrent en ces termes:

(2) « Hannibal, nous avons d'abord été par nous mêmes ennemis du peuple romain, tant que nos armes, tant que nos forces ont pu nous soutenir. Lorsqu'elles nous trahirent, nous nous fîmes les alliés du roi Pyrrhus; (3) abandonnés par lui, nous acceptâmes une paix devenue nécessaire; nous sommes restés en cet état pendant près de cinquante ans, jusqu'au moment où tu arrivas en Italie. (4) Tu nous séduisis alors par ton courage, ton bonheur, surtout par ta bonté, ta bienveillance particulière envers nos concitoyens captifs que tu nous renvoyas, si bien qu'aussi longtemps qu'Hannibal, notre ami et notre allié, n'aurait point essuyé de revers, nous n'eussions pas redouté, je ne dis point le peuple romain, mais, si j'ose parler ainsi, la colère même des dieux. (5) Aujourd'hui cependant aucun danger ne te menace, toi vainqueur, tu es là auprès de nous (car tu pourrais presque entendre les cris de nos femmes, ceux de nos enfants, et contempler nos toits en proie aux flammes), et pourtant, à voir les ravages dont nous avons été plus d'une fois victimes dans cette campagne, il semble que ce soit Marcellus, et non pas Hannibal, qui a vaincu à Cannes; aussi, les Romains disent-ils avec orgueil que, plein de vigueur pour porter un coup, tu languis après avoir lancé ton aiguillon. (6) Pendant près de cent ans nous avons fait la guerre aux Romains, sans le secours d'aucun général, d'aucune armée étrangère, si ce n'est que pendant deux années Pyrrhus a plutôt augmenté ses forces de nos soldats, que les siens ne nous ont protégés. (7) Je ne veux pas vanter notre fortune, je ne parlerai pas de deux consuls, de deux armées consulaires que nous avons fait passer sous le joug, ni de ce qui a pu nous arriver de succès et de gloire. (8) Quant à ce que nous avons eu à éprouver alors de cruel et de désastreux, le souvenir nous en est plus facile à supporter que les malheurs qui nous écrasent aujourd'hui. (9) En ce temps-là, des dictateurs illustres, avec leurs maîtres de la cavalerie, les deux consuls avec les deux armées consulaires, envahissaient notre territoire; mais ils faisaient d'abord des reconnaissances, ils établissaient des réserves, ils tenaient l'armée entière sous les drapeaux, quand ils venaient ravager nos champs. (10) Maintenant nous sommes la proie d'une petite garnison destinée uniquement à la défense de Nola. Et ce n'est même plus en corps, c'est comme des voleurs qu'ils parcourent notre pays, avec plus de négligence que s'ils se promenaient sur le territoire de Rome. (11) Eh bien! la cause en est à toi, qui ne nous défends pas, et qui retiens sous tes enseignes toute notre jeunesse, qui nous protégerait si elle était ici. (12) Ce serait méconnaître et toi-même et ton armée que de penser qu'il soit difficile à celui qui a, je le sais, défait et mis en fuite tant d'armées romaines, d'écraser ces pillards, errant sans enseignes, et se portant chacun là où les attire l'espoir, quoique déçu, de faire quelque butin. (13) Ils seront la proie de quelques Numides, et tu auras ainsi détruit cette garnison envoyée contre Nola et contre nous, pour peu qu'après nous avoir jugés dignes d'être tes alliés, tu ne nous croies pas indignes d'être protégés par toi, à qui nous nous sommes confiés. »

[23,43] (1) Hannibal répondit que

« les Hirpiniens et les Samnites faisaient toutes les choses à la fois, indiquant leurs pertes, demandant du secours, et se plaignant d'être laissés sans défense et sans protection. (2) Qu'il fallait avertir d'abord, puis demander du secours; et, enfin, si le secours avait été refusé, se plaindre alors de l'avoir imploré en vain. (3) Pour lui, il ne conduirait pas son armée sur le territoire des Hirpiniens, ni sur celui des Samnites, de peur que, lui aussi, il ne leur devînt à charge; mais qu'il camperait aussi près d'eux qu'il le pourrait, sur les terres des alliés de Rome, enrichissant ses soldats par le pillage pendant que, par la terreur, il attirerait l'ennemi loin des Hirpiniens et des Samnites. (4) Quant à la guerre avec Rome, si la victoire du Trasimène avait été plus éclatante que celle de la Trébie, celle de Cannes plus que celle de Trasimène, il saurait par une victoire plus grande, plus illustre encore, effacer le souvenir de Cannes. »

 (5) Il renvoie les députés avec cette réponse et chargés de présents. Lui- même il laisse quelques troupes à son camp sur le Tifate, et, avec le reste de son armée, il se dirige sur Nola. (6) C'est là aussi que vint Hannon, du Bruttium, conduisant des renforts amenés de Carthage, ainsi que ses éléphants. Hannibal s'établit près de la ville, et là, après avoir pris des informations, il apprend tout autre chose que ce que lui a rapporté l'ambassade de ses alliés. (7) Marcellus, en effet, n'agissait nullement de manière à ce qu'on pût l'accuser de se livrer en rien au hasard ou à l'ennemi; il n'allait reconnaître et ravager le pays que sous bonne escorte, et après avoir bien assuré sa retraite. Il avait pourvu à tout et pris toutes ses précautions, comme s'il se fût trouvé en présence d'Hannibal. (8) Dès qu'il fut instruit de l'approche de l'ennemi, il retint ses troupes derrière les murailles, et donna ordre aux sénateurs de Nola de se promener sur les remparts, et d'examiner ce qui se passait dans le camp ennemi. (9) Alors Hannon s'approcha et demanda une conférence à deux d'entre eux, Hérennius Bassus et Hérius Pettius; ils sortirent avec la permission de Marcellus, et Hannon leur parla à l'aide d'un interprète. (10) Il éleva bien haut le courage et la fortune d'Hannibal, et rabaissa la majesté du peuple romain, qui, disait-il, vieillissait ainsi que ses forces. (11) Et quand bien même, ajoutait-il, sa puissance serait aujourd'hui ce qu'elle était autrefois, après avoir éprouvé combien était dure pour les alliés la domination de Rome; combien, au contraire, Hannibal avait montré de bonté même pour tous les captifs italiens, les habitants de Nola devraient préférer l'alliance et l'amitié de Carthage à celle de Rome. (12) Si les deux consuls avec leurs deux armées étaient devant Nola, ils ne résisteraient pas mieux à Hannibal qu'il ne lui avaient résisté à Cannes; un préteur avec quelques jeunes soldats pourra bien moins encore défendre leur ville. (13) Il était bien plus important pour eux que pour Hannibal que Nola se rendît et ne fût pas prise d'assaut. Hannibal, en effet, s'en rendrait le maître comme il avait fait de Capoue et de Nucéria. Mais la différence du sort de ces deux villes, les habitants de Nola, placés pour ainsi dire entre elles deux, devaient bien la connaître. (14) Il ne voulait pas leur prédire les malheurs qui accableraient leur ville prise d'assaut; il aimait mieux leur promettre que s'ils livraient Marcellus avec la garnison et leur ville, personne qu'eux-mêmes ne réglerait les conditions auxquelles ils feraient alliance et traité avec Hannibal.

[23,44] (1) À cela Hérennius Bassus répondit que depuis bien des années, il existait entre le peuple romain et le peuple de Nola une amitié dont jusqu'à ce jour aucun des deux n'avait eu à se repentir; que s'ils avaient voulu changer avec la fortune, il était bien tard aujourd'hui pour le faire; (2) que pour se rendre à Hannibal, ils n'auraient pas demandé une garnison romaine; que tout était commun et le serait jusqu'au dernier instant entre eux et les Romains, venus pour les protéger. (3) Cette conférence enleva à Hannibal tout espoir de s'emparer de Nola par trahison. Il entoura donc la ville avec ses troupes, afin d'attaquer les murailles de tous les côtés à la fois. (4) Dès que Marcellus le vit sous les remparts, il rangea son armée en bataille dans l'intérieur de la ville, puis s'élança hors des portes avec une grande impétuosité. Dans ce premier choc, quelques Carthaginois furent surpris et tués, mais bientôt des deux côtés on se réunit aux combattants; les forces redevinrent égales, et alors la mêlée s'annonça terrible. Sans doute cette bataille eût été comptée dans le petit nombre des plus mémorables, si la pluie, tombant par torrents, ne fût venue séparer les deux armées. (5) Après un combat peu important, qui ne fit qu'animer les courages, les Romains rentrèrent dans la ville, et les Carthaginois dans leur camp. Cependant les Carthaginois, surpris d'abord par cette sortie, avaient perdu trente hommes à peu près, et les Romains pas un seul. (6) La pluie tomba sans interruption toute la nuit, et jusqu'à la troisième heure du jour suivant. Aussi ce jour-là, malgré toute leur envie d'en venir aux mains, les deux partis se tinrent dans leurs retranchements. Le surlendemain, Hannibal envoya des troupes ravager le territoire de Nola. (7) Dès que Marcellus s'en aperçut, il sortit aussitôt en bataille. Hannibal ne recula pas. Un espace d'un mille environ séparait la ville du camp. Ce fut dans cet espace (car tout est plaine autour de Nola), que s'engagea l'action. (8) Les cris poussés de part et d'autre rappelèrent au combat, qui déjà était engagé, les moins éloignées des cohortes, qui étaient allées ravager les campagnes. (9) Les habitants de Nola, à leur tour, se joignirent à l'armée romaine. Marcellus les en loua beaucoup; mais il leur donna l'ordre de rester avec la réserve, d'enlever les blessés, et de ne se mêler à l'action que s'ils en recevaient de lui le signal.

[23,45] (1) L'avantage du combat était balancé; tous déployaient la plus grande énergie, les chefs à exhorter leurs soldats, les soldats à combattre. Marcellus crie aux siens de pousser vivement l'ennemi;

« que ce sont là les mêmes hommes qu'ils ont vaincus il y a trois jours, et qui peu de jours auparavant ont été repoussés de Cumes; que l'année précédente, lui-même, Marcellus, avec une autre armée, les a chassés de devant Nola. (2) Tous ne sont pas présents au combat, dit-il: les fourrageurs courent dans la campagne, et ceux qui combattent sont énervés par les délices de Capoue, par le vin, par les courtisanes, par tout un hiver de débauches. Ils n'ont plus leur vigueur, leur énergie d'autrefois: (3) ils ont perdu cette force de corps, ce courage, qui leur a fait franchir les Pyrénées et les Alpes. Ce ne sont plus que les débris des Carthaginois d'alors, à peine capables aujourd'hui de porter leurs armes et de se porter eux-mêmes. (4) Hannibal a trouvé Cannes dans Capoue. À Capoue ont péri sans retour leur courage, leur discipline, leur vieille gloire, leurs espérances pour l'avenir. »

 (5) Par ces paroles de mépris pour l'ennemi, Marcellus cherchait à encourager les siens. Hannibal adressait aux Carthaginois des reproches bien plus amers encore.

(6) « Il reconnaissait bien, disait-il, les armes, les enseignes qu'il avait vues, qu'il avait dirigées à la Trébie, au Trasimène, et dernièrement à Cannes; mais, à coup sûr, il avait mené en quartiers d'hiver à Capoue une autre armée que celle qu'il venait d'en retirer. (7) C'est un lieutenant romain, une seule légion, une seule aile de cavalerie, dont, avec tous vos efforts, vous soutenez à peine l'attaque, vous à qui n'ont jamais pu résister deux armées consulaires? (8) Voilà donc la seconde fois que Marcellus, avec des recrues et quelques habitants de Nola, nous aura attaqués, sans que nous l'en ayons fait repentir? Où est ce soldat qui arracha le consul C. Flaminius de dessus son cheval, et lui coupa la tête? Où est celui qui tua L. Paullus à Cannes? (9) Vos fers sont-ils donc émoussés? vos mains engourdies? y a-t-il là quelque prodige? Autrefois, inférieurs en nombre, vous étiez accoutumés à vaincre; aujourd'hui, en grand nombre contre une poignée d'hommes, vous pouvez résister à peine? Braves en paroles, vous vous vantiez de prendre Rome d'assaut, si vous trouviez quelqu'un pour vous conduire. (10) Apparemment la chose est plus facile; mais ici je veux éprouver votre force et votre courage. Enlevez Nola, une ville en plaine, sans fleuve, sans mer pour la protéger. Et quand vous serez chargés des dépouilles d'une ville si opulente, alors je vous conduirai, je vous suivrai où vous voudrez. »

[23,46] (1) Ni louanges, ni reproches ne raffermirent leur courage. (2) De toutes parts ils furent repoussés; tandis que les Romains s'animaient aux exhortations de leurs chefs, et aux cris des habitants de Nola eux-mêmes, qui leur témoignaient ainsi leur bon vouloir et réchauffaient leur ardeur pour le combat, les Carthaginois tournèrent le dos, et furent repoussés dans leur camp. (3) Les soldats romains voulaient les y assiéger; mais Marcellus les fit rentrer dans Nola, au milieu des acclamations de joie et des félicitations du peuple même, qui auparavant penchait pour les Carthaginois. (4) Les ennemis perdirent, ce jour-là, cinq mille hommes; on leur en prit six cents, avec dix-neuf enseignes et deux éléphants. Quatre éléphants avaient été tués dans le combat. Les Romains n'eurent pas mille hommes de tués. (5) La journée du lendemain, par une trêve tacite, fut employée à ensevelir les morts de chaque côté. Marcellus brûla les dépouilles des ennemis; c'était un voeu qu'il avait fait à Vulcain. (6) Trois jours après (par mécontentement, je pense, ou dans l'espérance d'une plus haute paye), deux cent soixante-douze cavaliers, Numides et Espagnols, passèrent à Marcellus: les Romains eurent souvent, dans cette guerre, à se louer de leur courage et de leur fidélité. (7) La guerre terminée, les Espagnols en Espagne, les Numides en Afrique, reçurent des terres en récompense de leur bravoure. (8) Hannibal renvoya de Nola Hannon dans le Bruttium, avec les troupes qu'il avait amenées; lui-même il alla prendre en Apulie ses quartiers d'hiver, et s'arrêta près d'Arpi. (9) Dès que Q. Fabius sut qu'Hannibal était parti pour l'Apulie, il fit transporter du blé de Nola et de Naples au camp situé au-dessus de Suessula; il en fortifia les retranchements, et y laissant assez de troupes pour le défendre pendant l'hiver, lui-même il se rapprocha de Capoue, et mit tout à feu et à sang dans la Campanie; (10) si bien que les Campaniens furent obligés, quoiqu'ils n'eussent pas grande confiance en leurs forces, de sortir de la ville et d'établir un camp dans la plaine sous leurs murailles. (11) Ils avaient six mille soldats; leur infanterie était mauvaise, leur cavalerie valait mieux; aussi l'employaient-ils toujours à harceler les Romains. (12) Il y avait à Capoue une foule de cavaliers de grande distinction; mais le plus brave de tous, sans contredit, c'était Cerrinus Vibellius, surnommé Tauréa. Il était aussi citoyen de Capoue. Sa supériorité était telle qu'au temps où il servait dans l'armée romaine, il ne s'y trouvait qu'un seul homme, Claudius Asellus, qui l'égalât comme cavalier. (13) Un jour Tauréa l'avait longtemps cherché des yeux sur le front de la cavalerie ennemie qu'il parcourait à cheval: le silence régnait dans tous les rangs: Tauréa demanda où était Claudius Asellus.

(14) « Après lui avoir si longtemps disputé en paroles la supériorité, que ne venait-il combattre et lui laisser de riches dépouilles s'il était vaincu, ou prendre celle de Tauréa, s'il était vainqueur? »

[23,47] (1) Asellus, qui était au camp, est informé de ce défi; il ne s'arrête que pour demander au consul s'il lui sera permis de combattre hors des rangs l'ennemi qui le provoquait. Il obtient cette permission, prend aussitôt ses armes, (2) s'avance à cheval au-delà des postes, et appelant Tauréa, il lui crie qu'il l'attend pour combattre au lieu qu'il choisirait lui-même. (3) Déjà les Romains étaient sortis en foule pour contempler la lutte, et les retranchements des Campaniens, les murs mêmes de la ville étaient couverts de spectateurs. Ajoutant encore à l'intérêt de ce spectacle par leurs défis orgueilleux,(4) les deux adversaires mirent enfin la lance en arrêt et poussèrent leurs chevaux en avant; mais comme la carrière était libre, ce combat n'était qu'une vaine représentation, qui se prolongeait sans qu'ils pussent se frapper. (5) Alors le Campanien dit au Romain:

« Ce seront les chevaux et non pas les cavaliers qui combattront, si nous ne quittons la plaine. Entrons dans ce chemin creux. Là il n'y aura pas d'espace pour s'esquiver, et nous nous attaquerons de près. »

 (6) À peine a-t-il parlé que Claudius lance son cheval dans le chemin. Mais Tauréa, plus brave en paroles qu'en actions,

« Prends garde, s'écrie-t-il, que j'aille jeter mon cheval dans un fossé! »

Mot devenu proverbial dans les campagnes. (7) Claudius, après avoir parcouru longtemps le chemin dans toute son étendue sans rencontrer son ennemi, revient dans la plaine l'accusant de lâcheté, et rentre vainqueur au camp, au milieu des cris de joie et des félicitations. (8) Quelques récits ajoutent à ce combat des deux cavaliers une circonstance vraisemblable, puisqu'elle est généralement crue, mais qui à coup sûr est merveilleuse: on dit que Claudius, en poursuivant Tauréa, qui fuyait vers la ville, entra par une des portes restée ouverte et sortit par une autre, sans que les ennemis l'eussent touché, tant ils étaient frappés d'étonnement.

[23,48] (1) Depuis lors les deux camps restèrent dans l'inaction: le consul même se reporta en arrière, pour que les Campaniens pussent ensemencer leurs champs, et il ne commit de dégâts sur leur territoire que lorsque les moissons furent déjà assez hautes pour qu'on en fît du fourrage. (2) Ce fourrage fut transporté dans le camp de Claudius au-dessus de Suessula, où il fit construire des baraques pour que l'armée y passât l'hiver. Il donna ordre au proconsul M. Claudius de ne garder à Nola que la garnison nécessaire à la défense de la ville, et de renvoyer le reste de l'armée à Rome, afin d'éviter une charge aux alliés et des dépenses à la république. (3) Ti. Gracchus aussi ramena ses légions de Cumes à Lucéria en Apulie. De là il envoya à Brindes le préteur M. Valérius avec l'armée qu'il commandait alors à Lucéria, et le chargea de protéger les côtes des Sallentins et de pourvoir à tout ce qui regardait Philippe et la guerre de Macédoine. (4) Sur la fin de cet été, pendant lequel se passa tout ce que nous avons raconté, on reçut des deux Scipions, Publius et Cneius, des lettres dans lesquelles ils annonçaient les succès si importants, si heureux, qu'ils avaient obtenus en Espagne. Mais en même temps ils disaient qu'ils n'avaient pas d'argent pour la solde, que l'armée manquait de vêtements et de blé, et les équipages de la flotte de tout ce qui leur était nécessaire. (5) Que quant à la solde, si le trésor était sans ressources, ils trouveraient quelque moyen de tirer de l'argent des Espagnols; mais qu'il fallait envoyer tout le reste de Rome et au plus tôt; que c'était là le seul moyen de conserver et l'armée et la province. (6) Après la lecture de ces lettres, il n'y eut personne qui ne reconnût que tout en était vrai et que toutes ces demandes étaient justes; mais on pensait aussi aux immenses armées de terre et de mer que l'on entretenait, à la nouvelle flotte si considérable qu'il faudrait bientôt équiper si la guerre s'engageait avec la Macédoine. (7) La Sicile et la Sardaigne, qui avant la guerre payaient un tribut, nourrissaient à grande peine les armées qui les occupaient; l'impôt devait suffire à toutes les dépenses, (8) alors précisément que le nombre de ceux qui le payaient était diminué par les pertes énormes qu'avaient faites les armées auprès du lac Trasimène et à Cannes; si le petit nombre de ceux qui avaient survécu était accablé coup sur coup de contributions, ils succomberaient sous ce nouveau fléau. (9) Ainsi c'était le crédit seul qui pouvait soutenir la république, et non pas ses propres ressources. (10) Il fallait donc que le préteur Fulvius se rendît à l'assemblée du peuple, qu'il lui mît sous les yeux les nécessités de l'état, et qu'il engageât ceux des citoyens qui avaient augmenté leur fortune dans le maniement des fonds publics à prêter pour un certain temps de l'argent à l'état qui les avait enrichis, (11) et à fournir à l'armée d'Espagne tout ce qu'il lui fallait, à condition qu'ils seraient payés les premiers, dès qu'il y aurait des fonds dans le trésor. (12) Telle fut la proclamation du préteur au peuple: il indiqua en outre quel jour il adjugerait les fournitures de vêtements et de vivres pour l'armée d'Espagne, et aussi de tout ce qu'exigeraient les équipages et la flotte.

[23,49] (1) Le jour arrivé, il se présenta trois compagnies composées de dix-neuf citoyens qui se chargèrent des fournitures en exigeant deux conditions: (2) l'une qu'ils seraient exempts du service militaire pendant toute la durée de ce service public, l'autre que tout ce qu'ils embarqueraient leur serait garanti par l'état contre l'ennemi ou la tempête. (3) Ces deux conditions leur étant accordées, ils se chargèrent des fournitures, et ce service se fit avec l'argent des particuliers. Ces sentiments, cet amour de la patrie unissaient ainsi d'un lien indissoluble toutes les classes du peuple. (4) Tous avaient été généreusement acceptés; tous furent exécutés avec la fidélité la plus scrupuleuse, de même que si le trésor public les eût comme autrefois soutenus de toute son opulence. (5) Lorsque les convois arrivèrent, Asdrubal, Magon et Hamilcar, fils de Bomilcar, assiégeaient Iliturgi, qui avait passé aux Romains. (6) Les Scipions, après un grand combat dans lequel ils massacrèrent ceux qui s'opposaient à leur passage, parvinrent à travers ces trois camps jusqu'à la ville de leurs alliés, et y firent entrer du blé dont la disette y était grande. (7) Exhortant alors les habitants à défendre leurs murailles, aussi bravement qu'ils avaient vu les Romains combattre pour eux, ils conduisent leur armée au plus grand des trois camps, qui était celui d'Asdrubal. (8) Les deux généraux carthaginois, voyant qu'il s'agissait d'une affaire décisive, vinrent s'y porter avec leurs armées. (9) L'engagement commença dès que les troupes furent sorties du camp. Les ennemis avaient ce jour-là soixante mille hommes en ligne; les Romains à peu près seize mille; (10) et cependant la victoire fut si peu douteuse, que les Romains tuèrent plus d'ennemis qu'ils n'avaient eux-mêmes de combattants. (11) Ils leur prirent plus de trois mille hommes, un peu moins de mille chevaux, cinquante-neuf enseignes et sept éléphants. Ils en avaient tué cinq dans le combat. Les Romains s'emparèrent des trois camps. (12) Le siège d'Iliturgi fut levé, mais les armées carthaginoises vinrent former celui d'Intibili. La province avait rempli les vides de leurs rangs; elle était de toutes la plus avide de guerre, pourvu qu'il y eût à espérer du butin ou une forte solde, et, à cette époque, la population y était très nombreuse. (13) Une seconde rencontre eut lieu entre les deux armées avec même fortune de part et d'autre. Les ennemis perdirent plus de treize mille hommes: on lui en prit plus deux mille avec quarante-deux enseignes et neuf éléphants. (14) Alors presque tous les peuples de l'Espagne passèrent aux Romains. Dans cette campagne, l'Espagne fut le théâtre d'événements bien autrement importants que ceux qui se passèrent en Italie.  


900 partim LIVRE XXIII.

Ne perdant point de vue sos plan, Tite-Live a passé sous silence, comme ne tenant pas essentiellement à l'histoire romaine, tout ce que Polybe avait raconté de la guerre sociale des Achéens, des événements d'Asie et de Syrie, et il a laissé de côté la dissertation de l'historien grec sur la constitution de la république romaine. Aussi n'a-t-il fait aucun usage du quatrième livre de Polybe, ni des suivants, jusqu'au septième. Mais à partir du septième, quoique le malheur survenu à l'ouvrage grec ne permette pas de porter ces investigations sur toutes les parties, néanmoins les débris qui nous restent démontrent que Tite-Live s'est aidé principalement du secours de Polybe. A défaut de ces fragments, il y aurait encore des raisons assez plausibles de supposer qu'il en est ainsi, pour peu qu'on réfléchit au caractère de l'histoire de Polybe, et à la manière dont Tite-Live a coutume de s'en servir.  Il a aussi comparé dans ce livre plusieurs autres écrivains, et quand ils ne s'accordaient pas, il l'a noté. Parfois il admet certains faits racontés par quelques-uns, mais avec des formes dubitatives; d'autres fois il les rejette. (Ch. VI, XII, XVI, XIX, XLVII. )

Au ch. XI le long récit, sur l'ambassade de Fabius Pictor à Delphes, paraît emprunté ans annales de Fabius lui-même; et c'est aussi l'avis de Dirksn (Civilistische Aufs., t. I, p. 11 ).

Les chapitres XX et XXX sont en harmonie avec les fragments de Polybe.

Chap. XXIV, Polybe (III, 118,) place ailleurs la défaite de Postumius, et la raconte plus brièvement. Au chap. XXXIII Tite-Live ne donne qu'en abrégé la formule du traité; Polybe le donne in extenso (VIII, ch. IX et suiv. ).

CHAP. I. — Castris, Annibal post Cannensem pugnam, etc. Presque tous les manuscrits donnent : «  Haec Annibal post Cannensem pugnam capta se direptis,  » un seul : «  Annibal post Cannensem pugnam captis ac direptis.  » Je ne sais ce qui a fait adopter la leçon de cette édition. Elle laisse quelque chose à désirer, dans castris Romanorum ; et elle n'a pas même l'avantage d'être fort près de la lettre des manuscrits, comme celle de Gronove. admise par Drakenborch : Aecis, Annibal post Cannensem pugnam, captis ac direptis. La première lettre du mot Aecis ayant été laissée à l'enluminure, comme le fait observer M. Dubois, ou conçoit facilement que les dernières lettres aient été altérées, lorsqu'on a voulu y voir un mot entier. En outre la manière dont le changement s'est fait, la variante portant sur le commencement ou sur la fin du mot, haec, his, donne à cette leçon toute probabilité extérieure. Quant au sens, c'est la même ville dont il est question au livre XXII, ch. XII, où il faut, avec Polybe, substituer à Arpis le mot Aecis, Ἀντεστρατοπέδευσε τοῖς Καρχηδονίοις περὶ τὰς Αἴακας καλουμένας (Polybe, III, 88). D'ailleurs sa position géographique, sur les confins de l'Apulie et du Samnium, est tout à tait favorable à cette conjecture; et de plus, il est certain qu'elle fut au pouvoir des Carthaginois, puisque Fabius l'assiège et s'en empare ( lib. XXIV, ch. XX. )

M. Dubois traduit le mot Aecls par les Aecae. Selon lui, ce seraient trois villes de la Capitanate, dont les noms modernes sont Foggia, Lucera et Manfredonna. Mais il ne cite pas ses autorités. Aecae est indiqué sur l'Itinéraire d'Antonin et dans l'iter Hieros, comme une ville unique. Siicker, Man. de Géogr. anc., t. I, p. 339, conjecture qu'elle occupait l'emplacement de la moderne Troja.

CHAP. I. — Hirpinos. Peuple du Samnium. Les Grecs écrivent ce mot sans aspiration. Ce nom est dérivé, ἀπὸ τοῦ ἵρπου (Strab., l. V, p. 230 ), du nom Samnite du loup. Festus : «  lrpini adpellati nomine lupi, quem Irpum dicunt Samnites. Eum enim ducem secuti agros occupavere.  »

CHAP. lI. — Pacuvius Calavius. Tout le monde connaît l'élégante imitation en vers de ce passage de Tite-Live, par M. Andrieux. Voyez t. III, p. 194 de ses oeuvres.

CHAP. V. — Per centem prope annos. Ou plus exactement pendant près de soixante dix ans, «  per annos prope septuaginta,  » comme le dit plus lard le député romain dans l'assemblée des étoliens (XXXI. 31 ). En effet cette guerre commença l'an de Rome 412, sous le consulat de M. Valérius et A. Cornelius, et se termina l'an 479, sous les consuls C. Fabricius et C. Claudius.

IBID. — Hos, infandis pastos epulis. Celte croyance populaire, qui faisait des Carthaginois dés anthropophages, avait probablement pris naissance dans ce qu'on rapporte d'Annibal Monomachus; savoir, que, dans une délibération au sujet des approvisionnements si difficiles de l'armée, qu'il fallait faire venir à grands frais de l'Espagne à travers tant de populations barbares, il aurait conseillé d'habituer les soldats à manger de la chair humaine, διδάξαι τὰς δυνάμεις ἀνυρωποφαγεῖν καὶ τούτ[ω ποιῆσαι συνήθεις. Mais, selon Polybe, Annibal aurait repoussé cette proposition avec horreur ( liv. IX, ch . ΧΧΙV, Εxcerpt.) Voyez aussi Porphyr., de Abstin., liv. II, p.288.

Il en est de ce conte ridicule comme du fameux supplice de Régulus, que Tite-Live avait aussi raconté (Epit., XVIII ) et dont les anciens auteurs, contemporains de Régulus, parlaient en tout autres termes. Toutefois Visconti ( lconogr. Rom., p. 38) pense que Tite-Live n'a pas dû donner ce récit, comme incontesté, parce que dans le discours de Manlius ( liv. XXII, 39) l'exemple de Régulus n'est pas cité. Sur le peu de foi qu'il faut ajouter à tous ces récits de la cruauté carthaginoise, on peut consulter la seconde dissertation de Lachmann, de Fontibus Libris, § 3.

CHAP. VII. — Praefectos sociorum. Selon Crévier, les praefecti sociorum étaient Romains. Tous ceux que mentionne Tite-Live portent en effet des noms romains, L. Arrennius et M. Anius (XXVII. 26) ; P. Claudius (ch. XLI). Ils avaient dans les troupes alliées le même rang et le même pouvoir que les tribuns militaires dans la légion.

IBID. Decius Magius. Velléius Paterculus (II, 18) parle de ce Déchu Magius, qu'il appelle Campanorum princeps celeberrimus et fidelissimus vir, et dont le petit-fils, Manatius Magius d'Asculanum, était un de ses aïeux. — Sigonius voudrait lire Decimus Magius, parce que Decius et Magius, étant deux noms de famille, ne pouvaient se trouver réunis. Mais Voss prétend que les nobles italiens avaient quelquefois deus noms de familles. 901 On sait d'ailleurs que les noms et prénoms ne se portaient pas dans le reste de l'Italie de la même façon qu'à Rome.

CHAP. IX. — Atqui per meum pectus petendus ille tibi. Racine, Iphigénie, acte IV :

Pour aller jusqu'au coeur que vous voulez percer.
Voilà par quels chemins vos coupe doivent passer,

CHAP. X. — In templo magistratuum. La traduction suit une leçon toute différente, in templo magistratus consedit. C'est la plus généralement adoptée. D'après la traduction et la meilleure leçon, c'est le magistrat, probablement le préteur Marius. Blosius (ch. VIII ), qui s'assied sur son tribunal et ordonne à Decius Magius de comparaître devant lui. Suivant le texte, ce serait Annibal.

M. Dubois (éd. Panck.) traduit in templo, «  dans le temple.  » C'est le tribunal qui est désigné ici. Templum se dit non seulement d'un temple, mais de tout espace consacré, comme l'était probablement le tribunal, de même qu'à Rome les curies et les rostres qui, souvent pour cette raison, sont appelés templa. ( Voyez la note sur le chap. XIV du livre VIII, le chap. XXXV du même livre, et XXVII, 38. Cic., in Vatin., X : ln Rostris, in illo, inquam, inaugurato TEMPLO.) Toutefois il faut dire qu'on ne voit nulle part de tribunal consacré. Peut-être faut-il se contenter d'entendre templum de tout lieu élevé, avec Graevius, qui corrige ainsi un passage de Florus (II, XII, 2) : quum in conspectum venisset hostis, in templum recepit.

IBID. — Quae tum in ditione regum erant. Juste-Lipse pense qu'il faut restituer après regum le mot Aegypti, parce que la Cyrénaïque resta sous la domination des rois d'Égypte jusqu'à ce qu'elle eût été réunie par les Romains à la province d'Afrique. Mais Gronove fait observer que Cyrène eut aussi parfois ses rois particuliers, Magas, Physcon, Apion. Voy. Spanhem., ad Callimach. hymnn. in Apoll., v. 68. Il faut dire cependant que ces rois étaient eu en même temps rois d'Égypte, ou sous la dépendance de ceux-ci.

CHAP. XI. Q. Fabius Pictor. C'est l'historien de la deuxième guerre punique. Voyez p. 768.

IBID. Vestrae res meliores facilioresque erunt. Cic., Epist. fam., VI, 5 : «  Res et fortunae tuae mihi maximae  cuare sunt, quae quidem quotidie faciliores mihi et meliores videntur.  » Tacite (Agric., III) : «  Augeatque quotidie facilitatem imperii Nerva Trajanus.  » Plaute, Curcul., V, II, 6 :

Nugas garris (Curc) Soleo, nam propter eas vivo facilius.

Epidic., II, II, 59 :

Quam facile et quam fortunate evenit illi, obsecro mulieri.

Térence, Adelph., Ill, IV, 56 :

Quam vos facillime agitis, quam estis maxime
Potentes, dites, fortunati, nobiles.

IBID. — Lucris meritis donum mittitote. «  Envoyez à Apollon Pythien une offrande bien méritée.  » Une offrande méritée ne peut se dire que de celui qui la reçoit, ce qui ne signifie rien ici et est certainement contraire au texte, quelque obscur qu'il soit. Le sens paraît cependant indiqué par ce qui suit, et il faut probablement entendre ainsi ces mots lucris meritis :  » Avec les gains légitimes de cette guerre, avec ce que vous aurez acquis par votre courage et avec l'assentiment des dieux, vous enverrez une offrande à Apollon. «  Plus bas (XLV, 59) : Victor in Capitolio, triumsphans ad eosdem deos, quibus vota nuncuparit merita dona traducit.

CHAP. XI. -- Deque praeda, manubiis, spoliisque, etc. Ces trois mots ont un sens distinct, quoiqu'ils soient quelquefois confondus. Voir, pour cette distinction, Aulu-Gelle, XIII, 21. Spolium est tout ce qu'on enlève à l'ennemi; praeda, est le corps même du butin, la chose enlevée; manubiae, l'argent provenant de la vente du butin, confiée d'ordinaire aux questeurs, ou plutôt aux prafecti œrarii, qui leur étaient subordonnés.

IBID. — Sicut coronatus laurea corona. Cet usage n'était pas particulier au temple de Delphes, il était général dans tout le culte grec; et il s'observait non seulement quand on venait consulter l'oracle, mais encore dans toute espèce de sacrifice, comme le prouvent ces paroles du scholiaste de Sophocle (Oedipe roi, v. 82, ) : Οἱ ἐπί τινι αἰσίῳ παραγενόμενοι ἐκ Δέλφων ἐστεμμένοι ἐπανῄεσαν. Et ce passage du scholiaste d'Euripide ( Hippolyte, v. 792) : Ἔθος γὰρ εἶχον οἱ ἀρχαῖοι τοῦτο, ὅτε ἤρχοντο ἀπὸ μαντείας ἐστεφαωωμένοι ἤρχοντο, καὶ πάντες τοῦ οἴκου προσεκύνουν αὐτούς. Voir aussi Schol. Aristoph., Plut. v. 21. La couronne était prise d'ordinaire de l'arbre consacré au dieu que l'on venait consulter, ou honorer d'un sacrifice. Lorsqu'on avait obtenu de l'oracle une réponse favorable, on s'en retournait la couronne sur la tète; giton la déposait dans le cas contraire, ou lorsque le retour était marqué par quelque sinistre accident.

Les paroles de Fabius semblent faire croire que cette coutume, générale en Grèce, était une prescription particulière, à lui faite par le prêtre d'Apollon. Mais on peut se l'expliquer en pensant que cet usage était alors ignoré à Rome, et que Fabius voulait prévenir ainsi l'étonnement qu'il dut faire naître en paraissant couronné de lauriers.

IBID. — Cum sex imperatoribus, quorum quatuor consules. C'est-à-dire sept généraux, dont cinq consuls. Tite-Live oublie T. Sempronius, vaincu par Annibal à la Trébie : car il désigne plus loin, dans son énumération, le dictateur et le mettre de la cavalerie, Q. Fabius et M. Minucius; deux consuls tués, C. Flaminius et Aemilius Paulus; deux autres consuls, dont l'un fut blessé, P. Cornélius Scipion, et dont l'autre s'échappa avec cinquante cavaliers seulement, C. Térentius Varron. Cette erreur ne saurait être attribuée aux copistes.

IBID. — Verum esse, grates deis, etc. Verum a ici le sens d'aequum. Tite-Live l'emploie encore dans ce sens : «  caeterum et socium audiri postulata verum esse.  » ( XXXII, 35 ). Cicéron, pro Murena, XIV : «  Cato negat verum esse, allici benevolentiam cibo. Horace, Epistol., I, VIII, 98. Metiri se quemque, suo modulo ac pede verum est.  »

CHAP. XIII. — Priore punico bello. Gronove voudrati supprimer le mot punico, ridicule dans la bouche d'un Carthaginois. Mais Tite-Live n'est pas assez scrupuleux sur ce point pour qu'on voie là une faute de copiste. Plus haut, ch. XI, il était déjà tombé dans la même faute : Bruttios Apulosque, partim Samnitum ac Lucanorum defecisse ad Poenos. Cela prouve seulement que Tite-Live a beaucoup de peine à s'oublier lui-même, quand il fait parler les autres.

IBID. — Nam et simultas cum familia Barcina. Sur les véritable motifs de la conduite d'Hannon, consultez Heeren ( Polit, et Comm., t. IV, p. 513 et suiv. de la tr. fr.). Au fond de cette opposition, si obstinée à tous les projets d'Annibal, il y avait certainement autre chose qu'une simple rivalité de famille. Montesquieu l'a bien 902 fait sentir. «  Dans quel danger, dit-il, n'eût pas été la république de Carthage, si Annibal avait pris Rome? Que n'eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui causa tant de révolutions après sa défaite.

«  Hannon n'aurait jamais pu persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal, s'i n'avait fait parler que sa jalousie. Ce sénat, qu'Aristote nous dit avoir été  sage (chose que le prospérité de cette république nous prouve si bien) ne pouvait être déterminé que par des raisons sensées. Il aurait fallu être trop stupide pour ne pas voir qu'une armée, à trois cents lieues de là, faisait des pertes nécessaires, qui devaient être réparées.

«  Le parti d'Hannon voulait qu'on livrât Annibal aux Romains. On ne pouvait pour lors craindre les Romains ; on craignait donc Annibal.

«  On ne pouvait croire, dit-on, les succès d'Annibal; mais comment en douter? Les Carthaginois, répandus par toute la terre, ignoraient-ils ce qui passait en Italie? C'est parce qu'ils ne l'ignoraient pas, qu'on ne voulait pas envoyer de secours à Annibal.

«  Hannon devient plus ferme après Trébies, après Trasimène, après Cannes : ce n'est point son incrédulité qui augmente, c'est la crainte.  » ( Esprit des lois, X, 6. )

CGAP. XIV. -- Latoque, ut solet, ad populum, ut equum, etc. Quelle était cette loi qui interdisait au dictateur de monter à cheval? Plutarque (Fabius, ch. IV) : πρῶτον μὲν ᾐτήσατο τὴν σύγκλητον ἵππῳ χρῆσθαι παρὰ τὰς στρατείας. οὐ γὰρ ἐξῆν, ἀλλ´ ἀπηγόρευτο κατὰ δή τινα νόμον παλαιόν, εἴτε τῆς ἀλκῆς τὸ πλεῖστον ἐν τῷ πεζῷ τιθεμένων καὶ διὰ τοῦτο τὸν στρατηγὸν οἰομένων δεῖν παραμένειν τῇ φάλαγγι καὶ μὴ προλείπειν, εἴθ´, ὅτι τυραννικὸν εἰς ἅπαντα τἆλλα καὶ μέγα τὸ τῆς ἀρχῆς κράτος ἐστίν, ἔν γε τούτῳ βουλομένων τὸν δικτάτορα τοῦ δήμου φαίνεσθαι δεόμενον. Ce passage a donné lieu à un erreur assez grave. On a cru, en se fondant sur le mot πρῶτον, que ce fut Fabius qui le premier obtint la permission de monter à cheval, chose interdite avant lui au dictateur. S'il en é ait ainsi, Plutarque n'aurait pas dit πρῶτον, mais πρῶτος; et se qui prouve d'ailleurs que πρῶτον signifie ici d'abord, c'est qu'il amène après lui, quelques lignes plus loin, le mot μετὰ ταῦτα, ensuite. Maintenant Plutarque semble en contradiction avec Tite-Live. Selon lui c'est au sénat que Fabius adresse sa demande; selon Tite-Live c'est le peuple qui vote la loi. mais on peut les concilier tous deux en disant qu'ici, comme en beaucoup d'autres occasions, le loi fut votée par le peuple d'après un sénatus-consulte. Cette apparente contradiction expliquée, reste quelque chose de plus important. Plutarque va plus loin que Tite-Live : il dit que Fabius demanda à se servir d'un cheval pendent la guerre, παρὰ τὰς στρατείας, ce qui était interdit au dictateur par une loi ancienne, παλαιὸν νόμον. Tite-Live dit simplement que le dictateur, M. Junius Pera, présenta, selon l'usage, une loi au peuple pour qu'il lui fût permis de monter à cheval; et il ne désigne pas de moment ni de lieu. Cette interdiction faite au dictateur de monter à cheval, même quand il commandait l'armée, peut difficilement se soutenir. La première raison qu'en donne Plutarque, savoir, que l'infanterie étant la principale force de l'armée romaine, on voulait que le dictateur restât au milieu d'elle, sans la quitter; celte raison et tout à fait vaine. Car le même motif d'interdiction ne subsistait-il pas également pour les consuls et les autres commandants d'armée, qui cependant montaient à cheval ? Et pourquoi ce qui était permis à ceux-ci aurait-il été interdit au dictateur? Car le cheval était moins un insigne, en honneur, qu'une nécessité du commandement en chef. On sait d'ailleurs qu'au moins, dans les premiers temps de la dictature, les dictateurs étaient à cheval à l'armée. Cela résulte clairement de plusieurs passages de Denys d'Halicarnasse et de Tite-Live, II, 19 : in Postumium.... Tarquinius Superbus... equum infestum admisit, etc : et ch. XX : Tum ad equites dictator advolens. Denys (VIII, 11 et 12) rapporte aussi qu'au combat du lac Régille, le dictateur L. Postumlus combattait à cheval au milieu des cavaliers ; au livre I, 24, il rapporte encore que les députés, envoyés à Q. Cincinnatus pour loi offrir la dictature, amenaient avec eux des chevaux magnifiquement caparaçonnés.

Quelle était donc cette loi, peur quelle raison, à quelle époque fut-elle portée, et pour quel lieu établissait-elle cette interdiction? On ne peut guère se livrer qu'à des conjectures sur cette disposition législative, dont nous voyons ici le première mention, et qui a laissé si peu de traces dans l'histoire. Voici cependant le plus vraisemblable. Au moment de l'institution de la dictature,des droits de la puissance suprême du dictateur était de paraître à cheval dans la ville. Bientôt ce droit sembla τυραννικώτερον; ii rappelait trop vivement le souvenir de la royauté. Une loi intervint dons, qui interdit au dictateur de monter à cheval hors du temps des expéditions, et avant de sortir de la ville. Plus tard on le lui permit de nouveau, mais il fallait pour cela une loi expresse du peuple; et à ce qu'il semble résulter de cette expression de Tite-Live, ut solet, cette loi ne fut plus ensuite qu'une simple formalité, qui servait à modérer la puissance illimitée du dictateur, en lui rappelant que pour l'exercer il avait besoin de recourir à l'autorité du peuple.

Il est difficile d'établir quelque chose de plus précis, cause du peu de données que fournit l'histoire. On peut toutefois appuyer cette conjecture d'un passage de Zonaras ( VII, 13 ), où il dit que la dictature ne différait de la royauté, qu'en ce qu'il n'était permis au dictateur de monter à cheval qu'au moment de partir pour la guerre, πλὴν ὅτι μὴ ἐφ' ἵππῳ ἀναβῆναι ὁ δικτάτωρ ἠδύνατο, εἰ μὴ ἐκστρατεύεσθαι ἔμελλε.

Et ce qui montre encore que la loi dont il est ici question n'avait poeur objet que de permettre an dictateur de monter à cheval dans la ville, c'est qu'il y est un intervalle entre le vote de la loi et le départ du dictateur M. Juinius Para. Car, après avoir parlé du vote de la loi, Tite-Live mentionne plusieurs actes accomplis à Rome par le dictateur, et qui exigèrent sans aucun doute plus d'un jour. On peut donc conclure, avec assez de certitude, qu'il n'était interdit au dictateur de monter à cheval que dans la ville seulement, mais qu'à l'armée il pouvait le faire du droit commun de tous les commandants, consuls ou autres.

CHAP. XVI. — Bigatoque quingentos, 410 fr. de notre monnaie.  Voyez la note sur le chap. LII du livre XXII. Plutarque (Marcell., ch. VIII) δραχμὰς ἀργυρίῳ πεντακοσίας. Si Plutarque compte en drachmes grecque. à 69 c., les cinq cents ne vaudraient que 510 fr.

IBID — Duo millia et octingentos hostium., etc. Selon Plutarque ( Marcel., ch. XI) il y en eut cinq mille tués, parmi lesquels cinq cents Romains. Il dit aussi que ce nombre n'est pas approuvé par Tite-Live : λέγονται γὰρ ὑπὲρ πεντακισχιλίους ἀποθανεῖν, ἀποκτεῖναι δὲ Ῥωμαίων οὐ πλείονας ἢ πεντακοσίους. ὁ δὲ Λίβιος οὕτω μὲν οὐ διαβεβαιοῦται γενέσθαι μεγάλην ἧτταν, οὐδὲ πεσεῖν νεκροὺς τοσούτους τῶν πολεμίων.

903 CHAP. XVIII. — Majusque id peccatum ducis, etc. « On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s'amollit; mais l'on ne considère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'avaient-ils pas trouvé partout Capoue? Alexandre, qui commandait à ses propres sujets. prit, dans une occasion pareille, un expédient qu'Annibal, qui n'avait que des troupes mercenaires, ne pouvait pas prendre : il fit mettre le feu au bagage de ses soldats et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Kouli-Kan, après la conquêtes des Indes, ne laissa à abaque soldat que cent roupies d'argent.  »

«  Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n'avait pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage; il recevait très peu de secours, soit par la jalousie d'un parti, soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il resta avec son armée ensemble, il battit les Romains; mais, lorsqu'il fallut qu'il mit des garnisons dans toutes les villes, qu'il défendit ses alliés, qu'il assiégent les places ou qu'il les empêchât d'être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites, et il perdit en détail une grande partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire. parce qu'on les fait avec toutes ses forces; elles sont difficiles à conserver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.  » MONTESQUIEU, Grandeur et Decadence, ch. IV à la fin.

CHAP. XIX. Nolenorum atque ACERRANORUM. Cependant la ville d'Acerra avait été prise, pillée et brûlée par Annibal (ch XVII ), et ses habitants s'étaient dispersés dans les villes de la Campanie, demeurées fidèles aux Romains. On a proposé Abellanoram ; Justin, XX, I : «  Jam Falisci, Nolani, Abellani nonne Chalcidensium coloni sunt?  » Silius Italicus, VIII, 515: «  Surrentum et pauper sulci cerealis Abella.  » Mais tous les manuscrits s'accordent pour donner Acerranorum. et peut-être est-il question des habitants d'Acerra, réfugiés à Nola.

IBID.— Intentiore custodia, etc. Selon Frontin (Strat., III. 14), ce fut en tendant une chaîne dans toute la largeur du fleuve.

IBID. -- Nuces Inde fusa, etc. D'où les Prénestins furent appelés ensuite Naculae. Festus : «  Praenestinos Nuculas dictos esse, quod inclusi a Poenis Casilini fameme a nucibus sustentarint.  »

IBID. — Nec muribus aliove animali, etc. C'est au siége de Casilinum qu'il faut rapporter l'histoire de cet avare, qui vendit cent ou deux cents deniers un rat qu'il avait pris. Lui-même mourut de faim et l'acheteur survécut. Frontin, Stratag., IV, 5, 20; Val.-Max., Vll, 6, 5 et Strabon, V, 4, 10, p. 249, en admettant la correction de μυός, au lieu de μεδίμνου· διακοσίων δραχμῶν πραυέντος μυός.

IBID. — Septunces auri. La livre d'or, sous la république romaine, valant, suivant les calculs de M. Saigey, 916 fr. 60 c., les sept onces équivalaient 551 fr. 60 c.

IBID. — Tum remissi Cumas cum fide. Tite-Live n'a pas parlé de Cumes précédemment ; et il n'en parle pas non plus dans la suite. Comment se fait-il que ces hommes soient envoyés dans cette ville, puisque la plupart sont des Prénestins, Praenestini maxima pars fuere ? En outre, si l'on admet qu'ils soient envoyés à Cumes, il faudrait, ce me semble, demsissi on emissi, comme au livre XXIV, ch. XLVII: Emissique cum fide incolumes ad Annibalem Salepiam venerunt. Peut-être doit-on lire, tum remissi summa cum fide. Mais comme tous les manuscrits s'accordent sur le mot Cumas, il serait téméraire de recevoir cette leçon dans le texte.

CHAP. XX. — Petelinos qui uni ex Bruttiis. Tite-Live se trompe. Petilie n'était pas la seule ville du Bruttium qui n'eût pas abandonné le parti des Romains ; il y avait encore Consentie et Rhegium. Nous voyons plus loin, ch. XXX, Annibal assiéger Consentia, et en forcer les habitants à se rendre. Rhegium ne tomba pas au pouvoir ces Carthaginois, et resta fidèle aux Romains jusqu'à la fin. Il est même plus que probable que d'autres villes de l'Ombrie, dont Consentia était la capitale, comme nous l'apprend Strabon, avaient suivi l'exemple de celle-ci.

CHAP. XXI. — P. Furium praetorem, etc. Dans tout ce qui précède, il n'a pas été question de cette expédition de P. Furius en Afrique. Ce qui s'y passa, quel en fut le résultat, dans quel combat fut blessé P. Furius, Tite-Live ne nous apprend rien de plus.

IBID. — Neque frumentum neque stipendium ad diem dari. Sur le dies stipendii et frumenti voyez Schol., ad Polyb., ch. VI et VII.

IBID. — Triumviri mensarii. Voyez Budé, de Asse, lib. V, p. 173; et Saumaise, de Usur., p. 310.

IBID. — M. Atilius Regulus, qui bis consul fuerat. Il fut consul la première fois avec P. Vaiérius Flaccus, et la seconde fois avec Cn. Servilius Géminus, en remplacement de C. Flaminius, tué à la bataille de Trasimène.

CHAP. XXII. — Et praecipue Manlius. Probablement T. Manlius Torquatus, cet homme priscae ac durae severitatis (XXII, 60 ) qui s'opposa dans le sénat au rachat des prisonniers de la bataille de Cannes.

IBID. — M. Fabium Buteonem. Ce M. Fabius Buteo fut censeur, l'an 512 de Rome, avec C. C. Aurdlius Cotta. Il avait été consul l'an 507.

CHAP. XXIII. -- Neque duos dictatores tempore uno. L'autre dictateur était M. Junius Pera, créé rei gerendae causa, tandis que celui-ci n'était créé que pour nommer les sécateurs, qui senatum legeret. (Voyez Plutarque, Fabius, ch, IX. )

IBID. — Nec censoriam vim uni perrnissam. Il y avait dans cette nomination deux irrégularités. La première, c'est que la loi voulait qu'il y eût toujours deus censeurs ; la seconde, qu'il n'était pas permis de nommer le même homme deux fois censeur. Cela avait été décidé par une loi votée, l'an 488, sur la proposition de C. Martius Rutilus, qui reçut le surnom de Censorinus, pour avoir refusé d'être censeur une seconde fois (Val.-Max., IV, 1).

CHAP. XXIV. — L. Postumius tertium. Il avait été consul, une première fois l'an 518, et de nouveau l'an 528.

IBID. — Nova clades nuntiata. Polybe fait aussi mention de cette défaite (III, 118 ). Sur la forêt Litans, Voy. Frontin, Stratag., I, 6 Tenoul., ad Front., ibid.; Cluvier, Ital. ant., XXVIII, p. 294.

CHAP. XXV. — De exercitu Marcelli. On s'est étonné de voir nommer ici l'armée de Marcellus, lorsque la plupart des fugitifs de Cannes devaient se trouver dans l'armée de Térentius Varron, auprès duquel ils s'étaient réfugiés après le désastre. Mais on a oublié que, lorsque Térentius Varron fut rappelé à Rome pour nommer le dictateur (XXII, 57), il laissa en partant son armée  à 904 Marcellus; et c'est pour cela que plus loin ( XXIII, 51) Tite-Live dit que les légions, qui occupaient le camp de Claudius, Claudiana castra, au-dessus de Suessula, étaient en grande partie composées de soldats échappés à la défaite de Cannes. Térentius Varron fut ensuite chargé de protéger l'Apulie, mais avec une autre armée.

CHAP. XXX. — Ludos funebres et gladiatorum paria. -- Ces jeux funèbres étaient empruntés aux Étrusques. On peut aussi en voir l'origine dans l'antique usage d'immoler des esclaves ou des captifs sur le bûcher de ceux dont on voulait apaiser les mânes. Voyez Valère-Maxime, II, 4, 7; Lipse, Saturn.; 1, 8. K. O.; Muller, Die Etrusker, t. II, p. 221 suiv.

CHAP. XXXI. — In castra Claudiana. C'était le camp établi et fortifié par Claudius Marcellus, au-dessus de Suessula, et qui avait reçu son nom. Ch. XVII : «  Summa rerum senatui tradita, cum exercit omni profectus, supra Suesolam castris positis concedit.  »

CHAP. XXXII. — Volones qui fierent. Festus : «  Volones dicti sunt milites, qui post Cannensem cladem usque ad octo milia, quum essent servi, voluntarie se ad militlam obtulerunt.  »

IBID. — Ad Piscinam publicam. Festus : «  Piscinae publicae hodie nomen manet, ipso non extat : ad quam et natatum et exercitationis alioqui causa veniebat populos.  » Conf. Donat., de Urb. Rom., III, 13, et Nardin, Rom. vet., VII, 6.

IBID. — Tib. Sempronius militibus, etc. Le même Tib. Sempronius avait précédemment (ch. XXXI) donné jour aux soldats pour se rendre à Calès, mais c'était aux deux légions urbaines qui furent confiées ensuite à Marcellus. Maintenant il donne rendez-vous, à Suessula, aux volones, esclaves armés et aux dix mille alliés qui lui étaient échus dans le partage des troupes entre les consuls.

IBID. — Terentianum mitti cum aliquo legatorum. Où cette armée était-elle envoyée? Ce ne peut être en Sicile, comme le texte semble le faire entendre. Car nous voyons dans les chapitres précédents, que le sénat avait décidé que les soldats échappés au désastre de Cannes, alors dans le camp claudien, iraient combattre en Sicle sous le préteur App. Claudius Pulcher, qui envoya, pour les prendre, son lieutenant T. Métilius Croto. Térentius Varron conservait son commandement pour une année encore, et devait continuer à défendre l'Apulie avec l'armée qu'il y avait déjà auparavant. Maintenant Tite-Live nous dit que le préteur Valérius est chargé de la défense de l'Apulie avec l'armée qui arrivait de Sicile où elle était remplacée par les légions claudiennes; que Térentius Varron devait défendre le Picénum avec les nouvelles levées qu'il y ferait, tandis que son armée, celle qu'il avait en Apulie, était envoyée avec un lieutenant, en quel lieu ? peut-être à Tarente, comme te soupçonne Duker, qui pense que le mot Tarentum, venant à le suite de Terentianum, aura disparu à cause du voisinage et de la ressemblance des deux noms. Et il appuie sa conjecture sur le passage suivant qui la rend assez vraisemblable : «  Jussusque P. Valerius militibus Varronianis, quibus L. Apustius legatus Tarenti praeerat, in naves impositis  » (ch. XXXVIII ).

IBID. — Naves M. Falerio datae. Le M. Valerio manque dans presque tous les manuscrits et est à bon droit suspect. Car si c'est le même M. Valérius Lévinus, nommé quelques lignes plus haut Valérius praetorem il faut qu'outre le soin de défendre l'Apulie, il ait encore en le commandement de la flotte chargée de protéger la Calabre. Mais on voit, ch. XXXIV et XXXVIII, que cette flotte était sous le commandement de P. Valérius Flaccus. Il est certain que celui-ci était lieutenant cette année ( voyez ch. XVI. ) On peut donc croire que c'est lui qui est désigné par ces mots aliquo legatorum, qui se rapporteraient alors à viginti quinque naves, aussi bien qu'à exercitum Terentianum; de telle sorte que ce serait au même, au lieutenant P. Valérius Flaccus, qu'auraient été confiés l'armée de Varron et les vingt-cinq vaisseaux. D'où Tite-Live a pu dire, ch. XXXVIII: P. Valerius militibus Varronianis... in naves impositis. Quant aux mots M. Valerio, ils ont fort bien pu passer dans le texte de la marge où ils auront été écrits, comme explication, au lieu de P. Valerio.

CHAP. XXIII. — In hanc dimicationem duorum opulentissimorum... omnes reges gentesque animos intenderant. Quoi qu'en dise Tite-Live de la grandeur de cette lutte qui tenait tous les peuples de la terre attentifs, il n'en est pas moins surprenant, comme le remarque Montesquieu après l'historien Josèphe, qu'Hérodote ni Thucydide n'aient jamais parlé des Romains. C'est que, comme dit Montesquieu, «  il y avait dans ces temps-là deux mondes séparés. Dans l'un combattaient les Carthaginois et les Romains; l'autre était agité par des querelles qui duraient depuis la mort d'Alexandre : on n'y pensait point à ce qui se passait en Occident; car, quoique Philippe, roi de Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il n'eut presque point de suite; et ce prince, qui n'accorda aux Carthaginois que de très faibles secours, ne fit que témoigner aux Romains une mauvaise volonté inutile.  » (Grand. et Décad., ch. v. )

IBID. — Inter quos Philippus.... fluctuatus animo fuerat. «  Lorsqu'on voit deux grands peuples se faire une guerre longue et opiniâtre, c'est souvent tue mauvaise politique que de penser qu'on peut demeurer spectateur tranquille ; car celui des deux peuples qui est le vainqueur entreprend d'abord de nouvelles guerres, et une nation de soldats va combattre des peuples qui ne sont que citoyens. Ceci parut bien clairement dans ces temps-là ; car les Romains eurent à peine dompté les Carthaginois qu'ils attaquèrent de nouveaux peuples, et parurent dans toute la terre pour tout envahir.  » Montesquieu, ibid.

CHAP. XXXIII. — Foedusque cum eo. Le traité se trouve tout entier dans Polybe ( Vii, 9 ). Nous mettons sous les yeux des lecteurs ce précieux monument de la diplomatie antique.

« Traité d'alliance arrêté par serment entre Annibal, général, Magon, Myrcal, Barmocar et tous les sénateurs de Carthage qui se sont trouvés avec lui, et tous les Car0thaginois qui servent sous lui, d'une part; de l'autre, entre Xénophane, Athénien, fils de Cléomaque, lequel nous e été envoyé, en qualité d'ambassadeur, par le roi Philippe, fils de Démétrius, tant en son nom qu'au nom des Macédoniens et des alliés de sa couronne.

En présence de Jupiter, de Junon. et d'Apollon; en présence de la divinité tutélaire des Carthaginois, et d'Hercule et d'Iolaüs ; en présence de Mars, de Triton, de Neptune ; en présence des dieux qui accompagnent notre expédition, et du soleil, de la lune et de la terre; en présence des fleuves, et des prés et des eaux; en présence de tous les dieux que Carthage reconnaît pour ses maîtres; en présence de tous les dieux qui sont les maîtres de la Macédoine, et de tout le reste de la 905 Grèse; en présence de tous les dieux qui président à la guerre et qui sont présents à ce traité, Annibal, général, et tous les sénateurs de Carthage qui l'accompagnent, et tous les soldats de son armée ont dit :

Sous votre bon plaisir et le nôtre, il y aura un traité d'amitié et d'alliance entre vous et nous, comme amis, alliés et frères, à condition que le roi Philippe et les Macédoniens, et tout ce qu'ils ont d'alliés parmi les autres Grecs, conserveront et défendront les seigneurs carthaginois et Annibal leur général, et les soldats qu'il commande, et les gouverneurs des provinces dépendantes de Carthage, et les habitants d'Utique, et toutes les villes et nations soumises aux Carthaginois, et tous les soldats et alliés, et tant villes que nations qui nous sont unies dans l'Italie, dans la Gaule, dans la Ligurie, et quiconque, dans cette région, fera amitié et alliance avec nous. Pareillement les armées carthaginoises, et les habitants d'Utique, et tontes les villes et nations soumises à Carthage, et les soldats et les alliés, et toutes les villes et nations avec lesquelles nous avons amitié et alliance dans l'Italie, dans la Gaule dans la Ligurie, et avec lesquelles sous pouvons contracter amitié et alliance dans cette région, conserveront et. défendront le roi Philippe et les Macédoniens, et tous leurs alliés d'entre les autres Grecs. Nous ne chercherons point à nous surprendre les uns les autres, nous ne nous tendrons point de piéges. Nous, Macédoniens, nous nous déclarerons de bon coeur, avec affection, sans fraude. sans dessein de tromper. ennemis de tous ceux qui le seront des Carthaginois, excepté les villes, les ports et les rois avec qui nous sommes liés par des traités de paix et d'alliance. Et nous aussi, Carthaginois, nous nous déclarerons ennemis de tous ceux qui le seront du roi Philippe, excepté les rois, les villes, les nations avec qui nous sommes liés par des traités de paix et d'alliance.

Vous entrerez, vous, Macédoniens, dans la guerre que nous avons contre les Romains, jusqu'à ce qu'il plaise aux dieux de donner à nos armes et aux vôtres un heureux succès. Vous nous aiderez de tout ce qui sera nécessaire, selon que nous en serons convenus. Si les dieux ne nous donnent point la victoire dans la guerre contre les Romains et leurs alliés, et que nous traitions de paix avec eux, nous en traiterons de telle sorte que vous soyez compris dans le traité, et aux conditions qu'il ne leur sera pas permis de vous déclarer la guerre; qu'ils ne seront mitres ni des Corcyréens, ni des Apolloniates, ni des Epidamniens, ni de Phare, ni de Dimale, ni des Parthios, ni de l'Atintanie, et qu'ils rendront à Démétrius de Pharos, ses parents, qu'ils retiennent dans leurs états. Si les Romains vous déclarent la guerre, ou à nous, alors nous nous secourrons les uns les autres, selon le besoin; nous en userons de même si quelque autre nous fait la guerre, excepté à l'égard des rois, des villes, des nations dont nous serons amis et alliés. Si nous jugeons à propos d'ajouter quelque chose à ce traité, ou d'en retrancher, nous ne le ferons que du consentement des deux parties.  »

CHAP. XXXIV. — Subegeratque in consulatu Sardos. C'est dans son premier consulat, l'an 517, où il eut pour collègue Attilius Bulbus. Il fut ensuite consul, pour la seconde fois, l'an 528, avec Q. Fulvius Flaccus, qu'il eut aussi pour collègue dans la censure.

CHAP. XXXV. — Marius Alfius medixturcicus. Medixtuticus était le titre du premier magistrat de Capoue. Voyez XXIV,19 et XXVI, 6. Dans la langue osque ou campanienne medix ou meddix signifie magistrat, et tuticus, suprême; ce qui résulte des paroles d'Ennius, citées par Paul Diacre : Summus ibi capitur medix, occiditur alter. Selon Juste-Lipse (Epist. I. I ; Quaest., 19) il faut écrire medixtutichus.

CHAP. XXXV. -- Ut in pervigilio neglecta. On ne sait en l'honneur de quel dieu ou de quelle déesse se célébrait cette fête ou ce sacrifice nocturne. Voy. Juste-Llpse, Elect., liv. I, ch. v.

CHAP. XXXVII. — Tib. Sempronius cui Longo cognemen erat. Son surnom fait voir que c'est le même Sempronius qui fut consul, avec P. Scipion, au commencement de cette guerre. Selon Pighius, il était proconsul cette année, et avait extraordinairement pour province la Lucanie. Il ne put l'avoir que de cette façon. Cependant Tite-Live n'en parle pas aux endroits où il énumère les divers commandements et les provinces attribuées à chacun d'eux. Il en est de même, dans le chapitre suivant, de la flotte du consul Gracchus.

CHAP. XXXVIII. — Ad naves viginti quinque, quibus P. Valerius prafectus praerat, VIGINTI parandas alias. C'est la leçon des manuscrits que conserve le texte de cette édition, malgré l'arithmétique, assez exigeante cependant pour qu'on y ait égard. Je ne parle ici que du texte et non de la traduction, qui a raison de corriger le texte, mais qui bientôt, dans cette même phrase, aura tort à son tour de ne pas se corriger d'après le teste.

Voici en quoi cette leçon ne peut s'accorder avec l'arithmétique. D'abord c'est que 25 et 20 font 45, et non 50, comme cela devrait être d'après ce qui suit : quinguaginta nevium classe : car les cinq vaisseaux dont il est parlé ensuite, et qui devraient compléter le nombre de 50, sont compris dans les 23 premiers. Ensuite les 20 vaisseaux du second membre de phrase, réunis à 5 autres, en font 50 dans la phrase suivante. Ce qui n'est pas très logique. Le mal constaté, deux remèdes se présentent. Ou il faut transporter, avec Gronove, le quinque du premier viginti, et le reporter à la suite du second; de manière à avoir 20 dans le premier membre de phrase, et 23 dans le second; ou bien il faut, avec Perizonius, ajouter seulement quinque au second viginti, de manière à avoir 25 des deux côtés. Ainsi, d'après Gronove, les 25 vaisseau: qui étaient primitivement sous le commandement de Valérius Flaccus, se trouvent réduits à 20, à cause des cinq envoyés à Rome pour conduire les Macédoniens prisonniers. A ces 20 vaisseaux on en ajoute, par un décret, 25 autres. Ces 25 lui sont envoyés d'Ostie avec les 5 vaisseaux qu'il avait détachés de sa flotte; ce qui compose alors, comme il est dit, une nouvelle flotte de 50 vaisseaux, triginta naves ab Ostia. Et les deux flottes réunies forment un total de 50 vaisseaux, quinquaginta omnium classe. La correction est simple, et le calcul facile, plus facile, du moins en apparence, que celui de Perizonius, qui conduit au même résultat. mais d'une manière qui semble moins nette et plus détournée. Aussi, an premier abord, je penchais pour la transposition de Gronove, avec Duker et Drakenborcb, qui la préfèrent, sans exclure cependant la leçon de Perizonius. Mais en y réfléchissant, et surtout en examinant mieux le texte, je suis resté convaincu que celle-ci devait prévaloir, malgré toute autorité contraire. Car la difficulté apparente de calcul n'est pas fondée, et les raisons de décider en sa faveur me paraissent bien plus fortes que celles qu'on lui oppose.

On objecte d'abord qu'on ne peut dire que les cinq vaisseaux envoya à Rome soient toujours sous le com- 906 mandement de Valerius Flaccus. Mais pourquoi non? Il est très régulier. au contraire, que ces vaisseaux, faisant partie d'une flotte attribuée, par un décret du sénat, à Valérius Flaccus, restent toujours sons ses ordres, sinon immédiatement, du moins par ses subordonnés; car ils ne sont distraits du reste de la flotte que momentanément et par son ordre, et avec une mission particulière qu'il confie à un de ses officiers. Et de ce qu'ils partent d'Ostie avec les 25 nouveaux, on n'en peut conclure rien d'autre, sinon qu'ils lui sont renvoyés par la même occasion, sans qu'on puisse dire qu'ils soient compris dans cette nouvelle escadre.

On objecte encore, et sans plus de raison, que si on laisse subsister le premier viginti  quique. les cinq vaisseaux mentionnés plus loin paraîtront entrer deux fois dans le calcul, puisqu'ils seront compris déjà dans ce nombre; et, qu'à moins d'une grande attention, on comptera 55 vaisseaux. L'objection ne porte donc pas sur le fond, puisque, en résumé, le résultat est le même. Reste donc la difficulté apparente. Mais elle est tout à fait nulle : c'est qu'on veut absolument voir entre les deux phrases une relation directe qui n'existe pas. Tite-Live dit qu'aux vingt-cinq vaisseaux de Valérius, parmi lesquels on se distingue pas ceux qui sont actuellement et immédiatement sous ses ordres, et ceux qui ont pu être employés à quelque mission, un décret en adjoint 25 autres; autrement, qu'on élève le nombre de ses vaisseaux de 25 à 30. Et maintenant, sans autre liaison que la suite naturelle des faits, Tite-Live ajoute que ces vaisseaux décrétés, on les équipe; qu'une fois équipés, on les envoie. Et comme 5 vaisseau: de le flotte de Valérius, envoyés par lui à Rome pour conduire les Macédoniens prisonniers, s'y trouvent encore, ou les lui renvoie en même temps, de sorte que la flotte qui sort d'Ostie se compose de trente voiles. Ce nombre trente est tout à fait indépendant de cents de la première phrase. Il n'y a là aucune difficulté, et il n'est pas besoin de grande attention pour n'en compter 53.

Il est facile de montrer maintenant que pour la correction matérielle, celle qui porte sur la lettre même du texte, tout l'avantage est en faveur de Périsonius. D'abord on conçoit plus licitement qu'un mot comme quinque échappe du txste, qu'on ne conçoit une transposition à cinq ou six mots de distance. En outre la restitution de quinque au second vlginti est fournie par le texte lui-même, puisque ce viginti, augmenté de 5, devient 50 dans la phrase suivante. Mais il n'en est pas de même de la suppression de quinque au premier membre de phrase; elle ne résulte pas nécessairement du texte ; et il faut toujours avoir la main plus légère pour supprimer que pour 'ajouter. Car il est de principe qu'on ne doit supprimer on mot, que lorsqu'il ne peut être conservé. Et puisqu'il suffit d'une restitution exigée par le texte même, il faut se garder d'une suppression que rien ne nécessite absolument. Je croyais que la traduction avait adopté la correction de Gronove, mais je m'aperçois qu'elle supprime le premier quinque, mais qu'elle ne le reporte pas à la suite du second viginti. Aux 20 vaisseaux de Valérius Flaccus on en ajoute encore 20. Je voudrais savoir comment on arrivera ainsi à 50.

Dans la même phrase le texte porte parandas alias, et la traduction admet l'autre leçon paratas alias, «  tout prêts à tenir à la mer.» Mais s'ils sont tout prêts, pourquoi les préparer comme il est dit ensuite, his comparatis?

CHAP. XXXVIII. — Per L. Apustium legatum. L. Apustius commandait à Tarente ramée de Varron, quibus L. Apustius legatus Tarenti praeerat : comment pouvait-il amener de l'argent de Sicile à Tarente? Il faut probablement lire, avec plusieurs manuscrits. L. Antistius, qui était peut-être lieutenant d'Appius Claudius en Sicile.

Case. XXXIX. — Captia navis una ex iis. «  Un des vaisseaux qui avaient été pris et envoyés à Rome.  » Ce n'est pas le sens. Un seul navire avait été pris, ch. XXXIV ; Ubi navis occulta in statione erat... Ad pesequendam retrahendamque navem. Et un peu plus loin, ch. XXXIX, tantum navis una capta cum legatis momenti fecit. La phrase n'est pas très nette; et cependant il n'y a pas d'autre moyen de l'expliquer qu'en interprétant ainsi : «  Le navire prisonnier qui était un de ceux envoyés à  Rome ; c'est-à-dire, qui étaient venus à Rome avec les cinq vaisseaux chargés de le conduire.  »

IBID. — Et Crito BEROCAECS. Quoi qu'il y ait une bue de variantes sur ce mot, il n'est nulle part écrit ainsi. C'est peut-être une faute d'impression, au lieu dit Beraeus, de la ville de Béroea, comme écrivent les meilleures éditions. La traduction donne aussi Berocaeus.

CHAP. XL. — In Pellitos Sardos. Les anciennes éditions portaient Pellidos Sardos ; mais les meilleurs manuscrits donnent Pellitos. lis étaient appelés ainsi à cause des peaux de bête ( mastruca ) dont ils se revêtaient. Cicéron appelle les Sardes « Pelliti testes ( Fragm. orat. pro Scauro ), et ailleurs (de Provinc. cons., VII), mastrucati latrunculi. Et il faut probablement restituer ainsi un passage de Pline, XXXIII, 12 : Paternaque gente Pellitum, au lieu de paterne que gente appellatum.

CHAP. XLII. — Nunc propraetoris unius. Cet une correction de Walch, au lieu de prope unius, leçon des anciennes éditions, conservée par Cuvier, on de proprii unius, donné par les meilleurs manuscrits et adopté par Gronove et Drakenborcb. Mais cette correction admise dans le texte devrait se retrouver dans la traduction, oh on n'en voit nulle trace.

IBID. -- Praesidiumque missum nobis et Nolae ademerit. «  Et tu auras ainsi détruit cette garnison envoyée contre Nola et contre nous.  »

Ce passage est fort controversé. Mais quelle que soit la leçon suivie par cette traduction, et ce n'est pas celle de son texte ; elle présente un contresens formel. Car on ne peut pas dire, «  cette garnison envoyée contre Nola  » puisqu'il s'agit précisément de la garnison même de Nola, des troupes chargées de défendre cette ville, parvi ad tuendam Nolam prcasidii praeda sumus. Le sens le plus net est celui qui résulte de la leçon de Drakenborch, admise dans le texte de cette édition. «  Ils seront la proie de quelques Numides, qui serviront ainsi et à nous défendre et à priver Nola de ses défenseurs;  » ou plus littéralement, «  ce secours que tu nous enverras, détruira en même temps le secours de Nola, ou la garnison de Nola,  » comme s'il y avait praesidIumque missum nobis et ( pour etiam) Nolae (praesidium) ademerit.

CHAP. XLVIII. — Minime sis. inquit, cantherium in fossa. Cantherius est un cheval hongre, du grec κανθήλιος, âne, mulet. C'est aussi un échalas, un pieu enfoncé en terre pour soutenir la vigne. On a donné plusieurs explications de cette phrase passée en proverbe, in rusticum proverbium inde prodita. Mais aucune ne semble bien satisfaisante, sans excepter celle de Crévier, qui voudrait y voir un jeu de mot, une allusion au nom patronymique 907 de Claudius Asellus; mais cantherius signifie-t-il un âne, comme κανθήλιος en grec ? il n'y en a pas d'exemple.

CHAP XLVII. — Qui REDEMTURIS auxissent patrimonia. Redimere a plusieurs sens en latin. Il signifie acheter; Cicér., qui merces redimunt, ut sautim vendant — Racheter, acheter de nouveau. Cicer., Philirpp., XIII, v : Pompeio sua domus potebit, eamque non minoris quam emit Antonius, redimet. — Délivrer, racheter, dans le même sens qu'en français, racheter un peuple de la servitude. Cicer., Offic., II, 16, redimere captos a servitute. - Il signifie encore, gagner, corrompre, redimere delatorem pecunia, redimere sententiam, judices, litem. D'où redemptor litis, celui qui se charge d'un procès en toute responsabilité, moyennant certaine somme. Ce sens nous conduit facilement à celui-ci : entreprendre quelque chose à certain prix, à certaines conditions. Et de même que les mots locare et conducere ayant un sens bien distinct, celui de donner en location et de prendre en location, sont cependant confondus quelquefois et pris l'un pour l'autre; de même aussi redimere e signifié non seulement recevoir un certain prix pour se charger d'une chose, mais encore payer un certain prix pour être chargé d'une chose. Ainsi on a dit redimere vectigalia, prendre les impôts à ferme; d'où redemptor portus, redemptor salinarum, metallorum, fodinarum, etc. Les publicains, qui avaient la ferme des revenus publics, étaient appelés redemptores. Mais ce mot désignait proprement tous ceux qui se chargeaient de travaux publics, moyennant une certaine somme. Festus : « Redemptores proprie et antiqua consuetudine dicebantur, qui cum aliquid ad faciendum aut praebendum conduxerant effecerantque, tum demum pecunias accipiebant.  »

Redemptura, c'étaient les baux, les fermes, les concessions, adjudications de travaux, ou opérations publiques quelconques, moyennant certaines sommes à recevoir, ou certaines redevances à payer.

CHAP. XLIX. — Velut tenore uno pertinebat. Cicéron emploie le mot pertinere dans le même sens, de Nat. Deor.,I, 14 : «  Ratio quidam pertinens per omnem rerum naturam.  »

 

 LIVRE 22   LIVRE 24