RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE TITE-LIVE

 

TITE-LIVE

Titus Livius, Ab Urbe Condita, Livre II 

Oeuvres de Tite-Live (Histoire romaine) avec la traduction en français publiée sous la direction de M. Nisard, Tome I, Paris, 1864, p. 55-109. La traduction de M. Nisard a toutefois été légèrement modifiée. On a notamment modernisé l'orthographe, adapté les noms propres aux usages actuels, introduit les divisions modernes en paragraphes et ajouté des intertitres généralement repris à A. Flobert, Tite-Live. Histoire romaine. Livres I à V. Traduction nouvelle, Paris, 1995, 642 p. (Garnier- Flammarion - GF 840). 


Pour le texte latin seul

 

 

55 LIVRE DEUX.

SOMMAIRE. — Brutus fait jurer au peuple qu'il ne souffrira plus de roi dans Rome; il force Tarquin Collatin, son collègue, devenu suspect comme parent des Tarquins, à abdiquer le consulat et à sortir de la ville; il livre au pillage les biens de la famille royale, consacre à Mars le terrain appelé depuis Champ-de-Mars; fait frapper de la hache de jeunes patriciens, ses fils mêmes et ceux de son frère, qui avaient conspiré pour rétablir les Tarquins; il donne la liberté à leur dénonciateur, l'esclave Vindicius, et de là vient le mot de vindicte. Il conduit l'armée contre les princes, qui venaient faire la guerre à Rome avec les troupes réunies de Veies et de Tarquines; il périt dans le combat avec Aruns, fils de Tarquin-le-Superbe. Les dames romaines portent son deuil pendant un an. — Le consul Valerius fait passer une loi qui consacre le droit d'appel au peuple. — Dédicace du Capitole. — Porsenna, roi de Clusium, s'arme en faveur des Tarquins, et s'avance jusqu'au Janicule; mais la bravoure d'Horatius Codés l'empêche de traverser le Tibre : Horatius, pendant qu'on coupe derrière lui le pont de bois, soutient seul le choc des Étrusques, et quand le pont est rompu se jette tout arme dans le lieuse et rejoint les siens à la nage. — Un autre exemple de courage est donné par Mucius; il pénètre dans le camp ennemi pour tuer Porsenna, assassine un secrétaire qu'il prend pour le roi; est arrêté; pose sa main sur l'autel où l'on venait de sacrifier, la laisse brûler et déclare que trois cents Romains ont comme lui juré la mort du roi. — Vaincu par l'admiration que lui inspirent ces actes énergiques, Porsenna accepte des conditions de paix, renonce à la guerre et reçoit des otages, parmi lesquels se troue une jeune fille, Clélie, qui trompe la vigilance des sentinelles et retourne auprès des siens en traversant le Tibre à la nage. On la rend à Porsenna qui la renvoie honorablement. Ap. Claudius quitte le pays des Sabins pour venir s'établir à Rome, ce qui donne lieu à la formation de la tribu Claudia. Le nombre des tribus est augmenté et porté à vingt et une. Tarquin-le-Superbe revient attaquer Rome à la tète d'une armée de Latins .— Victoire du dictateur A. Postumus près du lac Régille. — Le peuple, à l'occasion des prisonniers pour dettes, se retire sur le mont Sacré: Menenius Agrippa, par ses sages conseils, arrête la sédition. Il meurt, et sa pauvreté est si grande qu'il est enseveli aux frais de l'état.— Création de cinq tribuns du peuple. — Prise de Corioles, ville des Volsques; elle est due au courage et à l'activité de C. Marcius, que cette circonstance fait surnommer Coriolan. T. Atinius, plébéien, reçoit, dans une vision, l'ordre de communiquer au sénat certains faits qui intéressent la religion; il néglige de le faire, perd son fils et est lui-même frappé de paralysie. Porté en litière au sénat, il s'acquitte de sa mission, recouvre l'usage de ses jambes et s'en retourne à pied chez lui. — C. Marcius Coriolan, condamné à l'exil, devient général des Volsques et conduit une armée devant Rome. Les députés, puis les prêtres qu'on lui envoie le conjurent vainement de ne point faire la guerre à sa patrie; Véturie sa mère et Volumnie son épouse obtiennent qu'il se retire. — Première loi agraire. — Sp. Cassius, personnage consulaire, accusé d'aspirer à la royauté, est condamné et mis à mort. — La vestale Oppia, convaincue d'un inceste, est enterrée vivante. — Les Veien profitent de leur voisinage pour attaquer Rome; leurs hostilités sont plus incommodes que dangereuses. La famille des Fabius demande à être chargée du soin de cette guerre; elle marche contre les ennemis au nombre de trois cent six combattants qui sont tous taillés en pièces près de la Crémère: il ne reste de cette famille qu'un enfant en bas âge laissé à Rome. — Le consul Appius Claudius, à la suite d'un échec qu'il éprouve contre les Volsques par l'insubordination de son armée, décime ses soldats, et fait périr sous le bâton ceux que le sort désigne. — Expéditions contre les Volsques, les Èques et les Veiens. — Dissensions entre le sénat et le peuple.

[1] Je vais raconter maintenant ce que le peuple romain, désormais libre, fit tant dans la paix que dans la guerre; je dirai l'établissement de ses magistrats annuels, et l'empire des lois, plus puissant que celui des hommes. [2] Si la liberté fut accueillie avec joie, l'orgueil du dernier roi en avait été la cause, car ses prédécesseurs avaient régné de telle sorte, que dans la suite on les regarda tous, avec justice, comme les fondateurs de ces parties de la ville qu'ils assignèrent pour demeure à la multitude, augmentée sous leur règne; [3] et l'on ne saurait douter que ce même Brutus, qui méri- 56 ta tant de gloire, par l'expulsion de Tarquin le Superbe, n'eut fait le plus grand tort à l'état, si, dans le désir d'une liberté prématurée, il eût arraché le sceptre à l'un des rois précédents. [4] En effet, que serait-il arrivé, si ce rassemblement de bergers et d'hommes de toutes les contrées, fuyant leur patrie, et ayant obtenu, sous la protection d'un temple inviolable, sinon la liberté, du moins l'impunité, une fois délivré de la crainte du pouvoir royal, eût commencé à être agité par les tempêtes tribunitiennes; [5] et si, dans une ville qui lui était encore étrangère, il eût engagé la lutte contre les patriciens, avant que les liens du mariage, de la paternité, et l'amour du sol même, auquel le temps seul nous attache, n'eussent réuni tous les esprits par des intérêts communs. [6] L'état encore sans vigueur eût été anéanti par la discorde; tandis que l'influence tranquille d'un pouvoir modéré développa tellement ses forces, que, parvenue à la maturité, cette plante féconde put porter les fruits généreux de la liberté. [7] Au reste, si l'on doit faire dater de cette époque l'ère de la liberté, c'est plutôt parce que la durée de l'autorité consulaire fut fixée à un an, qu'à cause de la diminution que put éprouver la puissance royale; [8] car les premiers consuls en conservèrent tous les droits et tous les insignes. Seulement, pour ne pas paraître avoir doublé la terreur qu'inspire le pouvoir suprême, on se garda bien d'accorder les faisceaux aux deux consuls à la fois. Brutus les eut le premier, et les dut à la déférence de son collègue; Brutus, qui n'avait pas montré plus d'ardeur pour conquérir la liberté, qu'il n'en montra depuis pour la conserver. [9] Avant tout, profitant de l'enthousiasme du peuple pour la liberté naissante, et craignant que plus tard il ne se laissât séduire par les prières ou par les présents du roi, il lui fit prêter le serment solennel de ne plus souffrir que personne régnât dans Rome. [10] Ensuite, afin que le sénat reçût une nouvelle force du nombre de ses membres, que la cruauté du dernier roi avait considérablement réduit, il le porta à trois cents, et le compléta en choisissant les personnages les plus distingués de l'ordre équestre. [11] De là vient qu'on distingua, parmi les sénateurs, les pères et les conscrits; or, on nommait conscrits ceux qui avaient été appelés à faire partie du nouveau sénat. On ne saurait croire combien cette mesure contribua à maintenir la concorde dans l'état, et à attacher le peuple aux sénateurs. 

II. [1] On s'occupa ensuite de la religion; et comme les rois avaient eu le privilège d'offrir eux-mêmes certains sacrifices publics, on fit disparaître tout prétexte de les regretter en créant un roi des sacrifices. [2] Ce sacerdoce fut soumis au souverain pontife, de peur que si l'on ajoutait quelque prérogative à ce nom, on ne portât préjudice à la liberté, qui était alors l'objet de tous les soins; et je ne sais s'ils n'outrepassèrent pas les bornes, en prenant pour la fortifier les précautions les plus minutieuses. [3] En effet, lorsqu'il ne resta plus rien qui pût leur porter ombrage, le nom du second consul devint pour eux un sujet d'inquiétude. « On disait que les Tarquins étaient trop accoutumés à la royauté; que le pouvoir royal avait commencé pour eux dans la personne de Tarquin l'Ancien; qu'à la vérité Servius Tullius avait régné ensuite; mais que, malgré cette interruption, 57 Tarquin le Superbe n'avait pas renoncé à la couronne; et que, bien loin de la regarder comme lui étant étrangère, il s'en était emparé par la violence et par le crime, ne voyant en elle qu'un patrimoine de sa famille; qu'après l'expulsion de ce dernier, le pouvoir était passé entre les mains de Tarquin Collatin; que les Tarquins ne pouvaient pas vivre dans une condition privée, que leur nom seul déplaisait; qu'il était dangereux pour la liberté. » [4] Ces discours, destinés à sonder les esprits, se répandent peu à peu dans toute la Ville, et éveillent les soupçons du peuple, dont Brutus convoque l'assemblée. Là, il prononce la formule du serment, [5] par lequel tous les Romains s'étaient engagés à ne jamais souffrir dans Rome ni roi, ni quiconque pourrait mettre la liberté en danger. Il ajoute ensuite que c'est là le but auquel on doit tendre, et qu'il ne faut rien négliger de ce qui peut y conduire; qu'il faisait cette proposition à regret, en pensant au personnage qui y donnait lieu, et qu'il ne l'eût point faite si l'amour de la république ne l'emportait chez lui sur toute autre affection; [6] que le peuple romain ne croit pas avoir recouvré la liberté entière; que la race des rois, le nom des rois existe encore dans Rome; qu'elle occupe la magistrature suprême; que cela nuit, que cela met obstacle à la liberté. [7] « O Lucius Tarquin Collatin ! s'écrie-t-il, délivre-nous volontairement de cette crainte; nous nous en souvenons, nous aimons à le reconnaître, tu as chassé les rois; achève cette tâche généreuse: emporte loin d'ici un nom odieux. Tes concitoyens, j'en suis garant, te rendront tous tes biens, et même, au besoin, leur munificence les augmentera encore. Va donc ! Pars l'ami du peuple romain ! Délivre la république d'une crainte, peut-être mal fondée; mais tous les esprits sont persuadés que la royauté ne peut disparaître de Rome qu'avec la famille des Tarquins. » [8] L'étonnement qu'excita chez le consul Collatin une démarche si inattendue et si subite lui ôta d'abord l'usage de la parole. Lorsque ensuite il voulut répondre, les premiers citoyens de Rome l'entourèrent et lui réitérèrent, avec instance, les mêmes prières. [9] Cependant, on ne pouvait rien gagner sur lui; mais lorsque Spurius Lucrétius, usant de l'autorité que lui donnaient son âge, sa dignité personnelle et son titre de beau-père et recourant à tous les moyens de persuasion, l'eut prié, lui eut conseillé tour à tour de céder au voeu unanime de ses concitoyens, [10] le consul, craignant que lorsqu'il serait redevenu simple particulier on exigeât de lui le même sacrifice, et qu'on y ajoutât la confiscation de ses biens, et d'autres mesures ignominieuses, abdiqua enfin le consulat; puis, ayant fait transporter sa fortune à Lavinium, il sortit de Rome. [11] Brutus, en vertu d'un sénatus-consulte, fit prononcer par le peuple le bannissement de tous les membres de la famille des Tarquins. Ensuite, ayant rassemblé les comices par centuries, il se donna pour collègue Publius Valérius, qui l'avait aidé à chasser les rois. 

III. [1] Personne ne doutait à Rome qu'on n'eût bientôt une guerre à soutenir contre les Tarquins, et pourtant elle eut lieu plus tard qu'on ne s'y attendait. Mais, ce qu'on était bien loin de craindre, la liberté fut sur le point d'être détruite par la perfidie et la trahison. [2] Il y avait dans Rome quelques jeunes gens d'une naissance distinguée, qui, sous la royauté, s'abandonnaient librement à leurs passions. Ils étaient du même âge que les jeunes Tarquins, compagnons de leurs plaisirs, accoutumés à la vie des cours; [3] aussi, depuis que 58 tous les droits étaient devenus égaux, ils regrettaient leurs privilèges, et se plaignaient entre eux de ce que la liberté des autres s'était tournée pour eux en esclavage. « Un roi, se disaient-ils, est un homme dont on peut tout obtenir, qu'on ait des droits ou non; un homme auprès duquel le champ est ouvert à la faveur, ouvert aux bienfaits, qui peut punir et pardonner, et qui sait mettre une différence entre un ami et un ennemi. [4] Les lois, au contraire, sourdes, inexorables, sont plus favorables, plus utiles au pauvre qu'à l'homme puissant. Point d'indulgence, point de pitié pour quiconque a osé les enfreindre. N'est-il pas dangereux, au milieu de tant d'erreurs où la faiblesse humaine entraîne, de n'avoir d'autre appui que son innocence ? » [5] Les esprits s'étaient ainsi exaspérés lorsque des envoyés de la famille royale arrivèrent à Rome; ils venaient réclamer les biens des Tarquins, sans faire mention de leur retour. Le sénat leur donna audience, et délibéra pendant plusieurs jours sur l'objet de leur mission. Refuser, c'était donner un prétexte pour déclarer la guerre; rendre, c'était fournir des secours et des ressources pour la faire. [6] Cependant les envoyés faisaient, chacun de son côté, diverses tentatives; ils parlaient ouvertement de la restitution des biens, et préparaient secrètement les moyens de recouvrer le trône. Feignant de chercher à faire réussir l'affaire qui paraissait les avoir amenés, ils circonvenaient les jeunes patriciens et sondaient leurs dispositions. [7] À ceux qui accueillent leurs ouvertures, ils remettent des lettres des Tarquins, et s'entendent avec eux pour les introduire de nuit et en secret dans la ville. 

IV.  [1] Ce projet fut d'abord communiqué aux frères Vitellius et Aquilius. Une soeur des Vitellius avait épousé le consul Brutus, et de ce mariage étaient nés deux fils, Titus et Tibérius, déjà dans l'adolescence. [2] Leurs oncles les admettent dans la conspiration, et s'adjoignent encore comme complices quelques jeunes nobles, dont le temps a fait oublier les noms. [3] Cependant, l'opinion de ceux qui voulaient qu'on rendît les biens avait prévalu dans le sénat; alors, les envoyés, prenant pour prétexte de la prolongation de leur séjour le délai qu'ils avaient obtenu des consuls, afin de rassembler les voitures nécessaires pour enlever ce qui appartenait à la famille royale, employèrent tout ce temps à se concerter avec les conjurés, et obtinrent d'eux, à force d'instances, une lettre pour les Tarquins; [4] car, sans cela, comment pourraient-ils s'empêcher de croire que tous les rapports de leurs envoyés, sur un sujet aussi important, ne sont que de vaines illusions ? Cette lettre, remise par les conjurés, comme un gage de leur sincérité, servit à constater leur crime. [5] En effet, la veille de leur départ, les envoyés soupant par hasard chez les Vitellius; et là, les conjurés, après avoir écarté tous les témoins, s'étant, comme cela arrive trop souvent, entretenus longuement de leurs nouveaux projets, un de leurs esclaves, qui s'était déjà aperçu de ce qui se passait, recueillit leurs discours, [6] mais attendit le moment où la lettre fut remise, afin que la saisie de cette pièce ne laissât aucun doute sur la trahison. Dès qu'il fut convaincu que les envoyés l'avaient entre les mains, il alla tout révéler aux consuls. [7] Ceux-ci vinrent aussitôt arrêter les ambassadeurs et les conjurés, et étouffèrent la conspiration sans 59 aucun éclat. Leur premier soin fut de s'assurer de la correspondance; les traîtres furent sur-le-champ jetés dans les fers; mais on hésita un instant au sujet des envoyés de Tarquin; et, quoiqu'ils parussent s'être exposés à être regardés comme ennemis, le respect pour le droit des gens prévalut. 

V. [1] Quant aux biens du roi, dont la restitution avait été d'abord décrétée, la chose fut remise en délibération dans le sénat, qui, cédant à son ressentiment, refusa de les rendre, et refusa même de les réunir au domaine public. [2] On en abandonna le pillage au peuple, afin qu'ayant une fois porté la main sur les dépouilles royales, il perdît pour toujours l'espoir de faire la paix avec les rois. Les champs des Tarquins, situés entre la ville et le Tibre, furent consacrés au dieu Mars, et ce fut depuis le Champ de Mars. [3] Il s'y trouvait alors du blé prêt à être moissonné, et comme on se faisait un scrupule religieux de consommer la récolte de ce champ, on envoya une grande quantité de citoyens, qui coupèrent les épis avec la paille, et les ayant déposés dans des corbeilles, les jetèrent tout à la fois dans le Tibre, dont les eaux étaient basses, comme elles le sont toujours dans les grandes chaleurs. On prétend que ce blé s'arrêta par monceaux sur les bas-fonds du fleuve, en se couvrant de limon; [4] et que peu à peu, tout ce que le Tibre emportait dans son cours s'étant accumulé sur ce point, il s'y forma enfin une île. J'imagine que dans la suite on y rapporta des terres, et que la main des hommes contribua à rendre ce terrain assez élevé et assez solide pour porter des temples et des portiques. [5] Après le pillage des biens de la famille royale, on condamna les traîtres au supplice; et ce supplice fut d'autant plus remarquable que le consulat imposa à un père l'obligation de faire donner la mort à ses propres enfants, et que le sort choisit précisément pour assister à l'exécution celui qui aurait dû être éloigné d'un pareil spectacle. [6] On voyait attachés au poteau des jeunes gens de la plus haute noblesse; mais les regards se détournaient de tous les autres, comme s'ils eussent été des êtres inconnus, pour se fixer uniquement sur les fils du consul; et l'on déplorait peut-être moins leur supplice que le crime qui l'avait mérité. [7] Comment concevoir que ces jeunes gens aient pu, dans cette même année, former le dessein de trahir la patrie à peine délivrée, leur père, son libérateur, le consulat qui a pris naissance dans leur famille, le sénat, le peuple, tous les dieux et tous les citoyens de Rome, pour les livrer à un scélérat qui, jadis tyran orgueilleux, ose maintenant les menacer du lieu de son exil ? [8] Les consuls viennent s'asseoir sur leurs chaises curules, et ordonnent aux licteurs de commencer l'exécution. Aussitôt ceux-ci dépouillent les coupables de leurs vêtements, les frappent de verges, et leur tranchent la tête. Pendant tout ce temps, les regards des spectateurs étaient fixés sur le père; on observait le mouvement de ses traits, l'expression de son visage, et l'on put voir percer les sentiments paternels au milieu de l'accomplissement de la vengeance publique. [9] Après la punition des coupables, les Romains voulant, par un autre exemple, également remarquable, éloigner de semblables crimes, accordèrent pour récompense au dénonciateur une somme d'argent prélevée sur le trésor, et de plus la liberté et les droits de citoyen. [10] Ce fut, dit-on, le premier esclave mis en liberté par la vindicte; quelques-uns même pensent que le nom donné à cette baguette vient de cet homme, et qu'il s'appelait Vindicius. Depuis 60 on se fit une règle constante de regarder comme jouissant du droit de cité tout esclave affranchi de cette manière. 

VI. [1] Au récit de ces événements, Tarquin, désespéré de voir d'aussi belles espérances déçues, s'abandonna à la haine et à la fureur. Convaincu que toutes les voies étaient fermées à la ruse, et que désormais il devait faire ouvertement la guerre, il parcourt en suppliant toutes les villes de l'Étrurie, [2] et implore surtout les Véiens et les Tarquiniens. « Il les conjure de ne pas souffrir qu'un prince issu de leur sang, banni, dépouillé d'un si puissant royaume, périsse sous leurs yeux, avec ses fils encore dans l'adolescence; que d'autres rois avaient été appelés d'un pays étranger pour régner à Rome, et que lui, déjà roi, alors qu'il agrandissait l'empire romain par la force de ses armes, avait été chassé par la criminelle conjuration de ses proches; [3] que personne, parmi eux, n'ayant été trouvé digne de régner, ils s'étaient partagé le royaume et avaient abandonné au peuple le pillage de ses biens, afin que toute la nation eût part au crime. C'est sa patrie, c'est son royaume qu'il veut reconquérir; ce sont des sujets ingrats qu'il veut punir. Qu'ils viennent donc à son secours; qu'ils le secondent; qu'ils vengent leurs anciennes offenses, leurs légions si souvent taillées en pièces, et l'usurpation de leur territoire. » [4] Ces paroles émurent les Véiens, et chacun d'eux répète en frémissant et d'une voix menaçante, que maintenant du moins, puisqu'un Romain s'offre à eux pour général, ils doivent effacer leur honte et reprendre ce que la guerre leur a enlevé. La conformité du nom et les liens de la parenté décidèrent les Tarquiniens. Ils trouvaient honorable pour eux que des princes de leur sang régnassent à Rome. [5] Deux armées envoyées par ces deux villes suivent Tarquin pour lui rendre son royaume et faire une guerre acharnée aux Romains. Dès que l'ennemi fut arrivé sur le territoire de Rome, les consuls marchèrent à sa rencontre. [6] Valérius commandait l'infanterie rangée en bataillon carré, et Brutus prit les devants avec la cavalerie, pour aller reconnaître l'ennemi qui avait adopté le même ordre; sa cavalerie marchait aussi la première, sous la conduite d'Arruns Tarquin, fils du roi; puis venait le roi lui-même, à la tête des légions. [7] Arruns, de loin, reconnaît le consul à ses licteurs. Il s'approche, et n'en peut plus douter, ce sont les traits de Brutus. À cette vue, enflammé de colère : « Le voilà donc cet homme qui nous a chassés de notre patrie, le voilà qui s'avance orgueilleusement, décoré des marques de notre pouvoir ! Dieux vengeurs des rois, soyez-moi propices. » [8] En disant ces mots, il pique des deux et se précipite sur le consul la lance en avant. Brutus voit qu'il vient à lui; et, comme, à cette époque, il était honorable pour les généraux de porter les premiers coups, il se présente au combat avec ardeur. [9] Ils se précipitèrent l'un sur l'autre avec tant de fureur que chacun d'eux, songeant seulement à frapper son adversaire et nullement à défendre son propre corps, ils se percèrent en même temps d'un coup qui traversa leurs boucliers, et tous deux renversés de cheval, périrent attachés l'un à l'autre par leurs deux lances. [10] Aussitôt toute la cavalerie engagea le combat, et peu de temps après l'infanterie survint. La victoire 61 fut indécise, et l'on combattit de part et d'autre avec un égal avantage. Dans les deux armées, l'aile droite fut victorieuse et la gauche battue. [11] Les Véiens, habitués à être vaincus par les soldats romains, furent rompus et mis en déroute; les Tarquiniens, au contraire, ennemis nouveaux, tinrent ferme et repoussèrent même les Romains qu'ils avaient en tête. 

VII. [1] À la suite d'un pareil combat, Tarquin et les Étrusques furent saisis d'une telle frayeur, que les deux armées, celle des Tarquiniens et celle des Véiens abandonnant leur entreprise, s'en retournèrent de nuit dans leurs foyers. [2] On ajoute quelques circonstances miraculeuses. Pendant le silence de la nuit qui suivit la bataille, une voix formidable sortit de la forêt Arsia; on crut que c'était celle du dieu Silvain. Elle fit entendre ces paroles : « Les Étrusques ont perdu un homme de plus; les Romains sont vainqueurs. » [3] Ce qu'il y a de certain, c'est que les Romains se retirèrent en vainqueurs, et les Étrusques en vaincus. Dès que le jour parut et qu'on ne vit point d'ennemis en présence, le consul Publius Valérius fit ramasser les dépouilles, et revint triomphant à Rome. [4] Il y célébra les funérailles de son collègue, avec toute la pompe possible à cette époque; mais la distinction la plus honorable pour le mort, ce fut la tristesse publique, dont le trait le plus digne de remarque fut la résolution que prirent les dames romaines, de porter, pendant un an, comme pour un père, le deuil de cet ardent vengeur de la pudeur outragée. [5] Ensuite [tant les affections de la multitude sont variables !] le consul qui avait survécu, après avoir joui de la plus grande faveur, devint un objet de haine, et se vit même en butte aux soupçons et à des accusations odieuses. [6] On prétendit qu'il voulait s'emparer de la royauté parce qu'il ne s'était pas donné de collègue après la mort de Brutus, et faisait bâtir une maison au sommet de la Vélia, sur un emplacement fortifié par son élévation, et qui deviendrait un jour une citadelle inexpugnable. [7] L'indignité de cette accusation répandue partout et partout accueillie blessa vivement le consul. Il convoque l'assemblée du peuple; puis ayant fait abaisser les faisceaux, il monte à la tribune. Ce fut un spectacle bien doux pour la multitude, que de voir les insignes du pouvoir souverain abaissés devant elle, puisque c'était avouer que la majesté et la puissance du peuple étaient supérieures à celles du consul. [8] Quand Valérius eut commandé le silence, il commença par vanter le bonheur de son collègue, « qui, après avoir délivré sa patrie, et revêtu de la magistrature suprême, était mort en combattant pour la république dans toute la maturité de sa gloire, avant qu'elle fût flétrie par la haine; tandis que lui, qui survivait à la sienne, il n'avait conservé l'existence que pour se voir en butte aux accusations de l'envie; libérateur de sa patrie, on le confondait avec les Vitellius et les Aquilius. [9] -- Eh quoi ! s'écria-t-il, n'y aura-t-il jamais à vos yeux de vertu assez éprouvée pour n'être pas souillée par le soupçon ! Moi, l'ennemi le plus implacable des rois, devais-je m'attendre à me voir accuser d'aspirer à la royauté ? [10] Eh ! quand j'habiterais au Capitole, dans la citadelle même, devrais-je penser que je serais un objet de crainte pour mes concitoyens ? Ma réputation parmi vous a-t-elle donc d'aussi frêles appuis ? Votre confiance en moi repose-t-elle donc sur des fondements assez peu so- 62 lides, pour qu'il vous importe plus de savoir où je suis, que de considérer qui je suis ? [11] Non, l'habitation de Publius Valérius ne sera point un obstacle à votre liberté. La Vélia ne vous inspirera plus de crainte. Je transporterai ma demeure dans la plaine; je la placerai au pied même de la colline, afin que vous habitiez au-dessus de moi, au-dessus de ce citoyen devenu suspect. Que ceux-la bâtissent sur la Vélia, à qui votre liberté peut être plus sûrement confiée qu'à Publius Valérius. » [12] Il fit transporter aussitôt tous les matériaux au pied de la colline, et fit construire sa maison dans le lieu le plus bas, là où est maintenant le temple de la Vica Pota. 

VIII.[1] Les lois qu'il proposa ensuite effacèrent les soupçons formés contre lui, et produisirent même un effet opposé : elles le rendirent populaire, et c'est à elles qu'il dut son surnom de Publicola. [2] Celles, entre autres, qui autorisaient les citoyens à en appeler au peuple de la sentence d'un magistrat, qui dévouaient aux dieux infernaux la tête et les biens de quiconque formerait le projet de se faire roi, furent particulièrement agréables à la multitude. [3] Après avoir, seul, fait passer ces lois, afin d'en avoir seul le mérite, il assembla les comices pour le remplacement de son collègue. [4] On nomma consul Spurius Lucrétius; mais sa vieillesse avancée ne lui laissait pas assez de forces pour remplir les fonctions consulaires, et il mourut peu de jours après. Marcus Horatius Pulvillus le remplaça. [5] Je ne trouve aucune mention de Lucrétius dans quelques anciens historiens qui font immédiatement succéder Horatius à Brutus. Sans doute que Lucrétius ne signala son consulat par aucune action remarquable, et que, pour ce motif, son nom est tombé dans l'oubli. [6] On n'avait pas encore fait la dédicace du temple élevé à Jupiter sur le Capitole. Les consuls Valérius et Horatius tirèrent au sort à qui aurait cet honneur. Il échut à Horatius, et Publicola partit pour aller faire la guerre aux Véiens. [7] Les amis de Valérius virent, avec un mécontentement peu convenable, que le soin de consacrer un temple si fameux fût réservé à Horatius. Ils tentèrent tous les moyens possibles pour empêcher cette cérémonie, et, voyant que tous leurs efforts étaient inutiles, ils firent annoncer au consul, qui tenait déjà le jambage de la porte et adressait ses prières aux dieux, une nouvelle sinistre, la mort de son fils; ils ajoutent que les malheurs qui frappent sa famille ne permettent pas qu'il consacre le temple. [8] S'il ne crut pas à cette nouvelle, ou s'il eut assez d'empire sur lui-même pour surmonter sa douleur, c'est ce qui n'est point attesté et ce qu'on ne saurait décider facilement; mais, sans interrompre la dédicace, il se contente d'ordonner à l'envoyé de faire ensevelir son fils, et tenant toujours le jambage, il continue sa prière, et achève la cérémonie. [9] Tels sont les événements civils et militaires de la première année qui suivit l'expulsion des rois. L'année suivante, Publius Valérius fut nommé consul pour la seconde fois, et on lui donna pour collègue Titus Lucrétius. 

IX. [1] Cependant les Tarquins s'étaient réfugiés chez le Lar Porsenna, roi de Clusium. Là, mêlant le conseil à la prière, ils le suppliaient de ne pas souffrir que des princes originaires d'Étrurie, du même sang et du même nom que lui, vécussent dans l'exil et dans la misère. [2] Ils lui représentaient qu'il ne fallait pas laisser impunie cette coutume 65 naissante de chasser les rois; que la liberté avait assez d'attraits par elle-même; [3] que si les rois ne défendaient pas leurs trônes avec autant d'ardeur que les peuples en mettaient à conquérir la liberté, tous les rangs seraient bientôt confondus, il n'y aurait plus dans les gouvernements ni distinctions, ni suprématie; que c'en était fait de la royauté, cet admirable intermédiaire entre les hommes et les dieux. [4] Porsenna, persuadé qu'il serait avantageux pour les Étrusques qu'il y eût un roi à Rome et un roi de la race des Étrusques, marcha contre cette ville, à la tête d'une armée formidable. [5] Jamais, jusqu'alors, une si grande terreur ne s'était emparée du sénat, tant était redoutable, à cette époque la puissance de Clusium, tant était grand le nom de Porsenna. On ne craignait pas seulement les ennemis, mais les citoyens de Rome eux-mêmes : car le peuple effrayé pouvait recevoir les rois dans la ville, et acheter la paix au prix même de sa liberté. [6] Aussi, tant que dura cette crise, le sénat employa auprès du peuple tous les moyens de séduction. Avant tout, l'on s'occupa de lui procurer des vivres, et l'on envoya chez les Volsques, et même à Cumes, pour acheter du blé. Le monopole du sel, qu'on vendait à un taux excessif, fut retiré aux particuliers et réservé à l'état. On affranchit le peuple des droits d'entrée, et en général de tout impôt. Aux riches seuls fut laissé le soin de contribuer aux besoins de l'état, puisqu'ils pouvaient supporter ce fardeau; tandis que les pauvres lui payaient un tribut assez fort en élevant leurs enfants. [7] Cette condescendance du sénat conserva si bien la concorde parmi les citoyens, même pendant les horreurs du siège et de la famine, que les derniers des citoyens comme les premiers montrèrent une égale haine pour le nom de roi, et [8] que jamais, dans la suite, personne ne put, par des moyens illicites, se rendre aussi populaire que le fut alors tout le sénat, par une sage administration. 

X. [1] À l'approche des ennemis, les habitants de la campagne se réfugient dans la ville. L'enceinte de Rome est garnie de postes nombreux. Elle paraissait bien défendue d'un côté par ses murailles, et de l'autre par le Tibre qui se trouvait entre elle et l'ennemi; [2] cependant un pont de bois allait donner passage à l'ennemi, sans un seul homme, Horatius Coclès, qui, dans ce jour, fut l'unique rempart de la fortune de Rome. [3] Il se trouvait par hasard chargé de la garde du pont; lorsqu'il s'aperçoit que le Janicule avait été emporté par surprise, que les ennemis accouraient à pas précipités, et que ses compagnons effrayés quittaient leurs rangs et leurs armes, il en arrête quelques-uns, s'oppose à leur retraite, et, attestant les dieux et les hommes, leur représente [4] que « c'est en vain qu'ils abandonnent leur poste; que la fuite ne peut les sauver; s'ils laissent derrière eux le passage du pont libre, ils verront bientôt plus d'ennemis sur le Palatin et sur le Capitole qu'il n'y en a sur le Janicule. Qu'il leur recommande donc, qu'il leur ordonne de mettre en usage le fer, le feu et tous les moyens possibles pour couper le pont. Quant à lui, autant que peut le faire un seul homme, il soutiendra le choc des ennemis.  » [5] Il s'élance aussitôt à la tête du pont, et d'autant plus remarquable qu'on le voyait, au milieu des siens qui tournaient le dos et abandonnaient le combat, se 64 présenter, les armes en avant, pour résister aux Étrusques, il frappe les ennemis de stupeur par ce prodige d'audace. [6] Cependant l'honneur avait retenu près de lui Spurius Larcius et Titus Herminius, tous deux distingués par leur naissance et par leur courage. [7] Il soutint d'abord avec eux le premier choc et la première fureur des assaillants; mais bientôt ceux qui rompaient le pont les ayant rappelés, il force ses deux compagnons de se retirer par un étroit passage qu'on avait conservé à dessein. [8] Ensuite, jetant sur les chefs des Étrusques des regards menaçants et terribles, tantôt il les provoque l'un après l'autre, tantôt il les accuse tous ensemble de lâcheté, leur reprochant « d'être les esclaves d'orgueilleux tyrans, et d'oublier le soin de leur propre liberté pour venir attaquer la liberté d'autrui. » [9] Ils hésitent quelque temps, se regardant les uns les autres, comme pour voir qui commencerait le combat; mais enfin la honte s'empare de la troupe entière; ils poussent un grand cri et font pleuvoir sur un seul homme une nuée de javelots : tous les traits demeurent attachés au bouclier dont il se couvre. [10] Quand ils voient qu'inébranlable dans ses résolutions et ferme dans sa résistance, il demeure maître du pont qu'il parcourt à grands pas, les ennemis cherchent, en se jetant sur lui, à le précipiter dans le fleuve; mais tout à coup le fracas du pont qui se brise, et les cris que poussent les Romains, joyeux du succès de leurs efforts, les glacent d'épouvante, et arrêtent leur impétuosité. [11] Alors Coclès : « Dieu du Tibre, s'écrie-t-il, père de Rome, je t'implore. Reçois avec bonté dans tes flots ces armes et ce soldat. » Il dit, se précipite tout armé dans le fleuve, et, le traversant à la nage, au milieu d'une grêle de flèches qu'on lui lance de l'autre rive sans pouvoir l'atteindre, il rejoint ses concitoyens, après avoir osé un exploit qui trouvera dans la postérité plus d'admiration que de croyance. [12] Rome se montra reconnaissante d'une aussi haute valeur. Elle lui fit ériger une statue sur le Comitium, et on lui donna autant de terres que put en renfermer un cercle tracé par une charrue dans l'espace d'un jour. [13] À ces honneurs publics les particuliers voulurent ajouter un témoignage de leur gratitude, et, dans la disette générale, chacun retrancha sur sa propre nourriture, pour contribuer, en proportion de ses ressources, à la subsistance de ce héros. 

XI. [1] Porsenna, repoussé dans cette première attaque, et renonçant au dessein de prendre la ville d'assaut, convertit le siège en blocus, laissa un corps d'observation sur le Janicule, et vint camper dans la plaine aux bords du Tibre. [2] Puis il rassemble des barques de tous côtés pour s'opposer à ce qu'on introduise du blé dans la ville, et se ménager la possibilité de faire, sur différents points, passer ses troupes de l'une à l'autre rive, toutes les fois qu'il s'offrirait une occasion favorable pour le pillage. [3] Bientôt il rendit les environs de Rome si peu sûrs, que les habitants ne se bornèrent pas à transporter dans la ville tous leurs effets, ils y firent aussi entrer leurs troupeaux, et personne n'osa plus les envoyer hors des portes. [4] Au reste, cette grande liberté que les Romains laissaient aux Étrusques était moins l'effet de la peur que de la ruse; le consul Valérius, qui épiait l'instant de les attaquer à l'improviste lorsqu'ils seraient dispersés en nombreux détachements, laissait impunis les pillages de peu d'importance, réservant tout le poids de sa vengeance pour des 63 occasions plus sérieuses. [5] Dans l'intention d'attirer les pillards, il ordonne aux Romains de sortir en grand nombre, le jour suivant, par la porte Esquiline, la plus éloignée de l'ennemi, et de chasser devant eux leurs troupeaux; persuadé que les ennemis en seraient instruits par les esclaves infidèles que le siège et la famine faisaient passer dans leur camp. [6] Les Étrusques en furent effectivement informés par un transfuge, et traversèrent le fleuve en plus grand nombre que de coutume, espérant s'emparer de tout ce butin. [7] Cependant Publius Valérius envoie Titus Herminius avec quelques troupes s'embusquer à deux milles de Rome sur la route de Gabies, et ordonne à Spurius Larcius de se tenir à la porte Colline avec ce qu'il y avait de plus agile dans la jeunesse, d'y rester jusqu'à ce que les ennemis aient passé outre, et de se jeter ensuite entre lui et le fleuve pour leur fermer la retraite. [8] L'autre consul, Titus Lucrétius, sort par la porte Naevia avec quelques manipules de légionnaires, tandis que Valérius lui-même descend le mont Caelius avec des cohortes d'élite. Ce fut ce corps qui, le premier, se présenta à l'ennemi. [9] Herminius, dès qu'il entend le bruit de l'engagement, accourt de son embuscade, prend en queue les Étrusques qui résistaient à Valérius, et en fait un grand carnage. Dans le même temps, à droite et à gauche du côté de la porte Colline et du côté de la porte Naevia, on répond à ses cris. [10] Ainsi enveloppés, les pillards, qui n'étaient pas égaux en force, et à qui tout moyen de fuir était enlevé, furent taillés en pièces par les Romains. Cette affaire mit fin aux incursions des Étrusques. 

XII. [1] Cependant le blocus continuait toujours, et la cherté des grains augmentait la disette. Porsenna se flattait de prendre la ville sans quitter ses positions, [2] lorsque Gaius Mucius, jeune patricien, indigné de voir que le peuple romain, alors qu'il était esclave et sous des rois, n'avait jamais été, dans aucune guerre, assiégé par aucun ennemi, tandis qu'à présent qu'il était libre, il était bloqué par ces mêmes Étrusques dont il avait si souvent mis les armées en déroute, [3] entreprit de venger, par une action grande et audacieuse, la honte de ses concitoyens. D'abord il voulait, de son propre mouvement, pénétrer dans le camp des ennemis; [4] mais, craignant que, s'il sortait sans l'ordre des consuls et sans que personne en eût connaissance, il ne fût arrêté par les sentinelles romaines et ramené dans la ville comme un transfuge, accusation que le sort de Rome ne rendait que trop vraisemblable, il se rendit au sénat, [5] et là : « Pères conscrits, dit-il, je veux traverser le Tibre et entrer, si je le puis, dans le camp des ennemis, non pour y faire du butin et tirer vengeance de leurs pillages; j'ai, si les dieux me secondent, un plus noble dessein. » Autorisé par le sénat, il cache un poignard sous ses vêtements, et part. [6] Dès qu'il est arrivé, il se jette dans le plus épais de la foule qui se tenait près du tribunal de Porsenna. [7] On distribuait alors la solde aux troupes; un secrétaire était assis près du roi, vêtu à peu près de la même manière, et, comme il expédiait beaucoup d'affaires, que c'était à lui que les soldats s'adressaient, Mucius, craignant que s'il demandait qui des deux était Porsenna, il ne se fît découvrir en laissant voir son ignorance, s'abandonna au caprice de la fortune, et tua le secrétaire au lieu du prince. [8] Il se retirait au milieu de la foule effrayée, s'ouvrant un chemin avec 66 son fer ensanglanté, lorsque, au cri qui s'éleva au moment du meurtre, les gardes du roi accoururent, le saisirent, et le menèrent devant le tribunal. Là, sans défense et au milieu des plus terribles menaces du destin, bien loin d'être intimidé, il était encore un objet de terreur. [9] « Je suis un citoyen romain, dit-il; on m'appelle Gaius Mucius. Ennemi, j'ai voulu tuer un ennemi, et je ne suis pas moins prêt à recevoir la mort que je ne l'étais à la donner. Agir et souffrir en homme de coeur est le propre d'un Romain. [10] Et je ne suis pas le seul que ces sentiments animent. Beaucoup d'autres, après moi, aspirent au même honneur. Apprête-toi donc, si tu crois devoir le faire, à combattre pour ta vie à chaque heure du jour. Tu rencontreras un poignard et un ennemi jusque sous le vestibule de ton palais. [11] Cette guerre, c'est la jeunesse de Rome, c'est nous qui te la déclarons. Tu n'as à craindre aucun combat, aucune bataille. Tout se passera de toi à chacun de nous. » [12] Alors le roi, tout à la fois enflammé de colère et épouvanté du danger qu'il court, ordonne que Mucius soit environné de flammes, et le menace de l'y faire périr s'il ne se hâte de lui découvrir le complot mystérieux dont il cherche à l'effrayer. [13] « Vois, lui répliqua Mucius, vois combien le corps est peu de chose pour ceux qui n'ont en vue que la gloire. » Et en même temps il pose sa main sur un brasier allumé pour le sacrifice, et la laisse brûler comme s'il eût été insensible à la douleur. Étonné de ce prodige de courage, le roi s'élance de son trône, et, ordonnant qu'on éloigne Mucius de l'autel : [14] « Pars, lui dit-il, toi qui ne crains pas de te montrer encore plus ton ennemi que le mien. J'applaudirais à ton courage s'il était destiné à servir ma patrie. Va, je n'userai point des droits que me donne la guerre : je te renvoie libre, ta personne est désormais inviolable. » [15] Alors Mucius, comme pour reconnaître tant de générosité : « Puisque tu sais, dit-il, honorer le courage, tu obtiendras de moi, par tes bienfaits, ce que tu n'as pu obtenir par tes menaces. Nous sommes trois cents, l'élite de la jeunesse romaine, qui avons juré ta mort. [16] Le sort m'a désigné le premier; les autres viendront à leur tour, et tu les verras tous successivement, jusqu'à ce que l'un d'eux ait trouvé l'occasion favorable. » 

XIII. [1] En renvoyant Mucius, à qui la perte de sa main droite fit donner, dans la suite, le nom de Scaevola, Porsenna ordonne à des ambassadeurs de le suivre à Rome. [2] Le danger qu'il venait de courir, et dont la méprise de son meurtrier l'avait seule préservé, et plus encore ce combat qu'il aurait à soutenir tant qu'il resterait un seul des conjurés, l'avaient tellement ému qu'il fit, de son propre mouvement, des propositions de paix aux Romains. [3] Il chercha vainement à mettre au nombre des conditions le rétablissement de la famille royale, et, s'il le fit, ce fut plutôt parce qu'il ne pouvait refuser cette démarche aux Tarquins, que dans la conviction qu'il n'éprouverait point un refus. [4] La restitution du territoire de Véies fut consentie, et les Romains se virent obligés de livrer des otages pour obtenir l'évacuation du Janicule. La paix conclue à ces conditions, Porsenna retira ses troupes de ce poste, et sortit du territoire de Rome. [5] Le sénat, pour récompenser l'héroïsme de Gaius Mucius, lui donna, au-delà du Tibre, des terres qui, 67 depuis, ont été appelées de son nom, Prés de Mucius. [6] Cet honneur, accordé au courage, excita les femmes à mériter aussi les distinctions publiques. Comme le camp des Étrusques n'était pas très éloigné des bords du Tibre, Clélie, l'une des jeunes Romaines livrées en otage, trompe les sentinelles, et, se mettant à la tête de ses compagnes, traverse le fleuve au milieu des traits ennemis, et, sans qu'aucune d'elles eût été blessée, elle les ramène à Rome, et les rend à leurs familles. [7] À la nouvelle de cette évasion, le roi, indigné, envoie à Rome pour réclamer Clélie, sans paraître tenir beaucoup aux autres; [8] mais bientôt, passant de la colère à l'admiration, et mettant ce trait d'audace au-dessus des actions des Coclès et des Mucius, il déclare que si on ne lui rend pas son otage, il regardera le traité comme rompu; mais que si on la remet en son pouvoir, il la renverra à ses concitoyens sans lui faire essuyer aucun mauvais traitement. [9] On tint parole de part et d'autre : les Romains, conformément au traité, rendirent à Porsenna les gages de la paix; et de son côté, le roi des Étrusques voulut que non seulement la vertu fût en sûreté auprès de lui, mais qu'elle y fût même honorée. Après avoir donné des éloges à Clélie, il lui fit présent d'une partie des otages, et lui en abandonna le choix. [10] Lorsqu'on les eut tous amenés en sa présence, elle choisit, dit-on, les plus jeunes, croyant, par respect pour la pudeur, [et elle obtint, à cet égard, l'entier consentement des otages eux-mêmes] devoir soustraire avant tout aux ennemis celles que leur âge exposait le plus aux outrages. [11] La paix rétablie, les Romains récompensèrent, par un genre d'honneur extraordinaire, un courage aussi extraordinaire dans une femme; on lui décerna une statue équestre; et l'on plaça au haut de la voie sacrée l'image de Clélie à cheval. 

XIV. [1] On ne saurait concilier, avec cette retraite si pacifique du roi des Étrusques, un ancien usage qui s'est conservé jusqu'à nos jours, et qui consiste à proclamer la vente des biens du roi Porsenna, toutes les fois qu'on met des biens à l'encan. [2] Il faut ou que cette coutume se soit établie pendant la guerre, et qu'ensuite elle se soit perpétuée après la paix, ou qu'elle doive son origine à des sentiments plus pacifiques que ne semble l'indiquer cette formule de vente si hostile. [3] La conjecture la plus vraisemblable qui nous ait été transmise, c'est que Porsenna, lorsqu'il évacua le Janicule, avait un camp abondamment pourvu de vivres, tirés des campagnes fertiles de l'Étrurie, peu distantes de Rome, et qu'il fit don de tous ces approvisionnements aux Romains, qu'un long siège avait réduits à la disette; [4] que ces vivres, afin d'éviter que le peuple ne les pillât si on les lui abandonnait, furent vendus et appelés 'biens du roi Porsenna', et que cette formule exprimait plutôt la reconnaissance d'un bienfait, qu'un acte d'autorité exercé sur des propriétés royales qui n'étaient pas au pouvoir du peuple romain. [5] Ayant renoncé à la guerre contre Rome, Porsenna, pour ne pas paraître avoir inutilement amené son armée sur ce point, envoya son fils Arruns, avec une partie de ses troupes, faire le siège d'Aricie. [6] Les habitants de cette ville furent d'abord consternés d'une attaque aussi imprévue. Mais les secours qu'ils obtinrent des peuples la- 68 tins et de Cumes leur rendirent tant de confiance, qu'ils osèrent livrer une bataille. Dès que l'on en vint aux mains, les Étrusques se précipitèrent avec une telle impétuosité que leur choc suffit pour disperser les Ariciniens. [7] Les cohortes de Cumes opposant l'habileté à la force firent un mouvement oblique, puis changeant de front tout à coup, tombèrent sur les derrières de l'ennemi, que l'ardeur de la poursuite avaient emporté et mis en désordre. Grâce à cette manoeuvre, les Étrusques, au moment d'être victorieux, furent enveloppés et taillés en pièces. [8] Le peu qui s'échappa, ayant perdu leur chef, et ne voyant pas de refuge plus proche, se retirèrent, sans armes, à Rome, où ils se présentèrent dans l'attitude de suppliants. Ils y furent accueillis avec bienveillance; chacun s'empressa de leur donner l'hospitalité. [9] Leurs blessures guéries, les uns retournèrent dans leur patrie, où ils vantèrent l'hospitalité et les bienfaits qu'ils avaient reçus, beaucoup d'autres furent retenus à Rome par l'attachement qu'ils portaient à la ville et à leurs hôtes. On leur assigna pour demeure le terrain qui, dans la suite, s'est appelé de leur nom, 'Quartier des Étrusques'. 

XV. [1] Spurius Larcius et Titus Herminius, puis Publius Lucrétius et Publius Valérius Publicola sont ensuite nommés consuls. Ce fut dans le cours de cette année que, pour la dernière fois, des ambassadeurs de Porsenna vinrent à Rome demander le rétablissement des Tarquins. On leur répondit que le sénat enverrait de son côté auprès du roi, et l'on fit partir sur-le-champ les plus distingués d'entre les sénateurs, avec ordre de lui dire : [2] « Que sans doute on aurait pu déclarer brièvement qu'on se refusait au retour des rois; mais que si l'on avait préféré députer auprès de lui les principaux du sénat, plutôt que de faire à Rome même cette réponse à ses ambassadeurs, c'était pour que, désormais, il ne fût plus mention de cette affaire qui, après tant de bons rapports, ne pouvait qu'irriter, de part et d'autre, les esprits; que la demande du roi était contraire à la liberté du peuple romain, et que les Romains, à moins de consentir aveuglément à leur perte, se voyaient dans la nécessité de répondre par nu refus à un prince auquel ils ne voudraient rien refuser; [3] que Rome n'était plus une monarchie, mais un état libre, et qu'elle était fermement résolue à ouvrir ses portes plutôt à ses ennemis qu'à ses rois; que telle est la volonté de tous : le dernier jour de la liberté sera celui de Rome. [4] Que si donc il veut que Rome existe, ils le conjurent de souffrir qu'elle soit libre. » [5] Le roi, honteux de sa démarche, répondit : « Puisque c'est une résolution irrévocablement prise. Je ne vous fatiguerai plus d'inutiles importunités; mais je n'abuserai plus les Tarquins par l'espoir d'un secours qu'ils ne peuvent attendre de moi. Que, s'ils songent à la guerre, ou au repos, ils devront chercher ailleurs un lieu d'exil; rien ne doit plus troubler la paix que j'ai faite avec vous. » [6] Sa conduite, plus encore que ses paroles, prouva ses intentions amicales; il rendit ce qui lui restait d'otages, et restitua le territoire de Véies que le traité du Janicule avait enlevé aux Romains. [7] Tarquin, voyant tout espoir de retour perdu pour lui, s'exila à Tusculum, auprès de son gendre Mamilius Octavius. Une paix durable s'établit ainsi entre les Romains et Porsenna. 

XVI. [1] Les consuls suivants furent Marcus Valérius 69 et Publius Postumius. Cette année-là on combattit avec succès contre les Sabins, et les consuls obtinrent les honneurs du triomphe. Les Sabins ne s'en préparèrent qu'avec plus d'ardeur à recommencer la guerre. [2] Pour leur tenir tête, et pour prévenir une attaque soudaine du côté de Tusculum, qui, sans avoir déclaré la guerre, était soupçonnée de dispositions hostiles, on créa consuls Publius Valérius pour la quatrième fois, et Titus Lucrétius pour la seconde. [3] Des dissensions qui éclatèrent chez les Sabins, entre les partisans de la guerre et ceux de la paix, vinrent donner de nouvelles forces aux Romains. [4] En effet, Attus Clausus, qui depuis fut appelé à Rome Appius Claudius, se voyant, comme chef du parti de la paix, opprimé par ceux qui excitaient à la guerre, et incapable de résister à leur faction, s'enfuit de Régille, suivi d'une foule nombreuse de clients, et vint se réfugier à Rome. [5] On leur donna le droit de cité et des terres au-delà de l'Anio. Ils formèrent la tribu appelée l'ancienne Claudia, dans laquelle on incorpora tous les nouveaux citoyens venus du même lieu. Appius fut admis dans le sénat et ne tarda pas à s'y faire distinguer. [6] Cependant les consuls envahirent, à la tête de leur armée, le territoire sabin, qu'ils ravagèrent, et après avoir fait essuyer aux ennemis une si terrible défaite que de longtemps on n'eut pas à craindre de voir ce peuple reprendre les armes, ils rentrèrent à Rome en triomphe. [7] Publius Valerius, qui de l'aveu de tous tenait le premier rang, soit comme capitaine, soit comme homme d'état, mourut l'année suivante, sous le consulat d'Agrippa Ménénius et de Publius Postumius, riche de gloire, sans doute, mais laissant une fortune si modique qu'elle ne put suffire aux frais de ses funérailles. Elles furent faites aux dépens de l'État, et les dames romaines prirent le deuil pour lui comme pour Brutus. [8] Cette même année, deux colonies latines, Pométia et Cora, se réunirent aux Aurunces, ce qui donna lieu à une guerre avec ce peuple. Une armée nombreuse, qui vint fièrement s'opposer aux consuls, sur la frontière, fut mise en déroute, et le fort de la guerre se concentra sur Pométia. [9] Le sang ne coula pas moins après le combat que pendant le combat même; le nombre des tués surpassa celui des prisonniers, et les prisonniers eux-mêmes furent massacrés sur différents points. Le vainqueur, dans sa colère, n'épargna même pas les otages, qui étaient au nombre de trois cents. Et cette année Rome vit encore un triomphe. 

XVII. [1] Les consuls nommés l'année suivante furent Opiter Verginius et Spurius Cassius. Ils tentèrent d'enlever Pométia d'assaut et recoururent ensuite aux mantelets et à d'autres ouvrages. [2] Les Aurunces, poussés par une haine implacable plutôt que par l'espoir ou par l'occasion, s'élancèrent sur les travailleurs, armés de torches bien plus encore que d'épées, et mirent tout à feu et à sang. [3] Ils incendièrent les mantelets, blessèrent et tuèrent un grand nombre d'ennemis, et peu s'en fallut qu'ils n'ôtassent la vie à l'un des deux consuls [les historiens ne le nomment pas], qui, gravement blessé, était tombé de cheval. [4] Après cet échec, l'armée rentra dans Rome, laissant dans le camp beaucoup de blessés, et entre autres le consul, qu'on espérait peu de sauver. Après un court espace de temps, qui avait suffi pour guérir 70 les blessures et recruter l'armée, on revint, avec une nouvelle ardeur et de nouvelles forces, assiéger Pométia. [5] Les mantelets et les autres ouvrages réparés, le soldat était au moment d'escalader les murs, quand la ville se rendit. [6] Malgré cette capitulation, elle ne fut pas moins rigoureusement traitée que si elle eût été prise d'assaut : les principaux Aurunces furent, sans distinction, frappés de la hache, les autres habitants vendus à l'encan, ainsi que le territoire, et la place fut rasée. [7] Les consuls durent les honneurs du triomphe plutôt à la rigueur de la vengeance qu'ils venaient d'exercer, qu'à l'importance de la guerre à laquelle ils avaient mis fin. 

XVIII. [1] L'année suivante eut pour consuls Postumus Cominius et Titus Largius. [2] Cette même année, à Rome, durant la célébration des jeux, de jeunes Sabins, dans un moment d'effervescence, enlevèrent quelques courtisanes, et occasionnèrent un attroupement qui fut suivi d'une rixe et faillit amener un combat. On craignit que cet incident frivole ne fit éclater une nouvelle insurrection des Sabins. [3] On n'avait pas seulement à craindre une guerre contre les Latins : trente peuples, excités par Octavius Mamilius, s'étaient ligués contre Rome : on n'en pouvait douter. [4] Dans l'inquiétude que causait l'attente d'aussi grands événements, on parla pour la première fois de créer un dictateur. Mais en quelle année et à quels consuls donna-t-on cette marque de défiance, parce que, suivant la tradition, ils étaient de la faction des Tarquins ? quel fut le premier Romain créé dictateur ? ce sont autant de points sur lesquels on n'est pas d'accord. [5] Je trouve cependant chez les plus anciens auteurs que Titus Largius fut le premier élevé à la dictature, et que Spurius Cassius fut nommé général de la cavalerie. L'élection fut faite par les consulaires, ainsi que le voulait la loi relative à la création d'un dictateur; [6] ce qui me porterait encore à croire que Largius, consulaire, fut préféré à Manius Valérius, fils de Marcus et petit-fils de Volésus, qui n'avait pas encore été consul, puisqu'il s'agissait de donner aux consuls un chef qui pût les diriger. [7] Si l'on eût tenu à choisir un dictateur dans la famille Valéria, on eût élu de préférence à son fils, Marcus Valérius, homme d'un mérite reconnu et personnage consulaire. [8] Après l'élection du premier dictateur, quand on vit à Rome les haches portées devant lui, une grande terreur s'empara du peuple et le disposa à plus d'obéissance. On ne pouvait plus, comme avec les consuls, dont le pouvoir était égal, chercher un recours auprès de l'un contre l'autre, ou en appeler au peuple; il ne restait d'autre ressource qu'une prompte obéissance. [9] Les Sabins aussi tremblèrent à la nouvelle de la création d'un dictateur à Rome, d'autant qu'ils croyaient cette mesure dirigée contre eux. Ils envoient donc des ambassadeurs pour demander la paix. [10] Ceux-ci conjurent le dictateur et le sénat d'excuser chez des jeunes gens un moment d'erreur; on leur répondit qu'on pouvait pardonner à des jeunes gens, mais non pas à des vieillards qui faisaient sans cesse naître la guerre de la guerre. [11] Cependant on traita de la paix, et les Sabins l'eussent obtenue, s'ils avaient, comme on le demandait, consenti à payer les frais des préparatifs. La guerre fut donc déclarée; mais une trêve 71 tacite maintint la tranquillité durant cette année. 

XIX. [1] Le consulat de Servius Sulpicius et de Manius Tullius n'offre rien de mémorable. [2] Le suivant, celui de Titus Aebutius et de Gaius Vétusius, fut signalé par le siège de Fidènes, la prise de Crustumérie, et la défection de Préneste, qui abandonna les Latins pour Rome. La guerre contre le Latium qui fomentait sourdement depuis quelques années ne fut pas différée plus longtemps. [2] Aulus Postumius, dictateur, et Titus Aebutius, maître de cavalerie, partirent à la tête d'une infanterie et d'une cavalerie nombreuse, et rencontrèrent l'ennemi près du lac Régille sur le territoire de Tusculum. [4] Quand les Romains apprirent que les Tarquins étaient dans l'armée latine, leur colère fut si violente, qu'ils en vinrent aux mains sans plus tarder. [5] Aussi, cette bataille fut-elle la plus importante et la plus acharnée qu'ils eussent livrée jusque-là. En effet, les généraux eux-mêmes, non contents de diriger les mouvements, s'attaquèrent et se mesurèrent corps à corps, et, si l'on excepte le dictateur romain, il n'y eut presque aucun des chefs, dans l'une et l'autre armée, qui sortît du combat sans blessures. [6] Postumius était sur le front de la première ligne, occupé à ranger ses troupes et à les exhorter, quand Tarquin le Superbe, oubliant son âge et sa faiblesse pour ne songer qu'à sa haine, lance son cheval contre lui; blessé au flanc, le vieux roi est aussitôt entouré par les siens qui le mettent en sûreté. [7] À l'autre aile, Aebutius, maître de cavalerie, allait se précipiter sur Octavius Mamilius; le chef tusculan le voit venir et pousse son coursier contre lui. [8] Leurs lances se croisent, ils se rencontrent, et leur choc est si violent, qu'Aebutius a le bras traversé, et que Mamilius est frappé à la poitrine. [9] Les Latins l'entraînent aussitôt dans leur seconde ligne. Pour Aebutius, qui de son bras blessé ne pouvait plus tenir son arme, il quitte le champ de bataille. [10] Le général latin, sans faire attention à sa blessure, ranime le combat, et, voyant ses soldats atterrés, il fait avancer la cohorte des exilés romains, commandés par le fils de Lucius Tarquin. Ces derniers, irrités par la colère d'avoir perdu leurs biens et leur patrie, montrent plus de courage et rétablissent un peu le combat. 

XX. [1] Les Romains commençaient à lâcher pied sur ce point, quand Marcus Valérius, frère de Publicola, aperçoit le jeune Tarquin qui se montrait plein de fierté à la tête des transfuges. Exalté par la gloire de sa maison et [2] voulant que la même famille qui avait eu l'honneur d'expulser les rois eût aussi celui de les tuer, il enfonce les éperons dans le flanc de son cheval, et fond sur Tarquin, la lance en arrêt. [3] Tarquin, pour se dérober à la fureur de son ennemi, se réfugie dans les rangs des siens. Valérius, emporté par son ardeur inconsidérée, vient heurter le front des exilés, et reçoit dans le flanc un coup qui le perce de part en part. Sa blessure ne ralentit pas la fougue de son cheval; mais le cavalier expirant tombe à terre et ses armes tombent sur lui. [4] Le dictateur Postumius, en voyant un si brave guerrier frappé à mort, les exilés pleins d'arrogance s'avancer au pas de course, et les siens, dans leur effroi, commencer à plier, [5] donne à sa cohorte, troupe d'élite qu'il gardait auprès de 72 lui pour sa défense, l'ordre de traiter en ennemi tout Romain qu'ils verront fuir. Ainsi placés entre deux craintes, les Romains ne songent plus à la fuite et reprennent leurs rangs. [6] La cohorte du dictateur donne alors pour la première fois, et ce corps, dont les forces et le courage sont intacts, taille en pièces les exilés épuisés de fatigue. [7] Alors un nouveau combat s'engage entre les chefs. Le général latin, voyant la cohorte des exilés presque enveloppée par le dictateur, tire de sa réserve quelques manipules qu'il conduit vivement sur sa première ligne. [8] Le lieutenant Titus Herminius voit cette troupe qui s'avance en bon ordre, et, reconnaissant au milieu d'elle Mamilius à ses vêtements et à ses armes, il l'attaque avec plus de fureur encore que ne venait de le faire le maître de cavalerie, [9] et, du premier coup, lui perce le flanc d'outre en outre, et le renverse mort. Mais lui-même, pendant qu'il dépouille le corps de son ennemi, est frappé d'un dard, et ramené vainqueur dans le camp, il expire aux premiers soins qu'on lui donne. [10] Aussitôt le dictateur court à sa cavalerie, la conjure, maintenant que l'infanterie est fatiguée, de mettre pied à terre et de ranimer le combat. Ils obéissent, sautent à bas de cheval, volent sur le front de l'armée, et remplaçant le premier rang, opposent à l'ennemi leurs petits boucliers, [11] L'infanterie reprend sur-le-champ courage quand elle voit cette élite de la jeunesse se mettre ainsi de niveau avec elle, et prendre sa part des dangers. Alors enfin, l'armée latine est ébranlée et commence à plier. [12] Les cavaliers se font ramener leurs chevaux, afin de pouvoir poursuivre l'ennemi, et l'infanterie marche sur leurs traces. Dans cette circonstance, le dictateur, n'oubliant aucune des ressources que pouvaient lui offrir les dieux et les hommes, voua, dit-on, un temple à Castor, et proclama des prix pour le premier et le second soldat qui entreraient dans le camp des Latins. [13] L'ardeur fut telle, que, du même élan qui dispersa l'ennemi, les Romains s'emparèrent de son camp. Telle fut la bataille du lac Régille. Le dictateur et le maître de cavalerie rentrèrent triomphants à Rome. 

XXI. [1] Durant les trois années suivantes, il n'y eut ni paix ni guerre réelles. Les consuls furent Quintus Clélius et Titus Larcius; puis Aulus Sempronius et Marcus Minucius, [2] sous lesquels eut lieu la dédicace du temple de Saturne et l'institution de la fête des Saturnales. Ils eurent pour successeurs Aulus Postumius et Titus Verginius. [3] Je trouve dans quelques auteurs, que ce fut cette année seulement qu'eut lieu la bataille du lac Régille; que Aulus Postumius, se défiant de son collègue, abdiqua le consulat et fut créé dictateur. [4] La diversité des traditions sur la succession des magistrats expose à tant d'erreurs chronologiques qu'on ne peut, à une si grande distance des événements et des historiens, déterminer avec certitude les consuls et les faits de chaque année. [5] À Aulus Postumius et à Titus Verginius succédèrent Appius Claudius et Publius Servilius. L'événement le plus remarquable de cette année fut la mort de Tarquin, arrivée à Cumes où, après la défaite des Latins, il s'était retiré près du tyran Aristodème. [6] Cette nouvelle transporta de joie et le sénat et le peuple; mais cette joie, chez les patriciens, ne 73 connut pas de bornes; et le peuple, qu'on avait jusqu'alors ménagé avec le plus grand soin, se vit, dès ce moment, en butte à l'oppression des grands. [7] Cette même année on conduisit à Signia une nouvelle colonie, qui compléta celle que le roi Tarquin y avait établie. On forma à Rome vingt et une tribus. La dédicace du temple de Mercure eut lieu aux ides de mai. 

XXII. [1] Pendant la guerre du Latium, on n'avait été ni en paix ni en guerre avec les Volsques. Ils avaient levé des troupes qu'ils devaient envoyer aux Latins; mais le dictateur romain les avait prévenus, afin de n'avoir pas à lutter tout à la fois contre les Latins et contre les Volsques. [2] Pour les en punir, les consuls conduisirent les légions sur leur territoire. Les Volsques, qui ne s'attendaient pas à être punis d'un simple projet, furent effrayés de cette menace soudaine, et, sans songer à prendre les armes, ils livrent, comme otages, trois cents enfants des premières familles de Cora et de Pométia. Ainsi, les légions revinrent sans avoir combattu. [3] Peu de temps après, les Volsques, délivrés de cette crainte, reprennent leur caractère. Ils se préparent secrètement à la guerre, et associent les Herniques à leurs projets. [4] En même temps ils envoient de tous côtés pour soulever le Latium. Mais la défaite récente que les Latins avaient essuyée près du lac Régille leur avait inspiré tant de colère et de haine contre tous ceux qui leur conseilleraient la guerre, qu'ils ne respectèrent pas même le caractère des députés. Ils les arrêtent et les conduisent à Rome; là ils les livrent aux consuls, et annoncent que les Volsques et les Herniques se préparent à faire la guerre aux Romains. [5] L'affaire fut soumise au sénat. Il fut tellement satisfait de cette conduite, qu'il rendit aux Latins mille prisonniers, et, reprenant le projet d'une alliance qui semblait avoir été refusée pour toujours, en renvoya la solution aux prochains consuls. [6] Ce fut alors que les Latins purent se réjouir de leur démarche, et que les partisans de la paix furent chez eux en grand honneur. Ils envoyèrent une couronne d'or à Jupiter Capitolin; et les députés, chargés de porter cette offrande, furent accompagnés par la foule nombreuse des prisonniers rendus à leurs familles. [7] À leur arrivée, ils se dispersent dans les maisons où ils avaient été esclaves, remercient leurs anciens maîtres des bons traitements et des soins dont ils ont été l'objet dans leur infortune, et s'unissent à eux par les liens de l'hospitalité. Jamais, jusqu'alors, union plus étroite des particuliers et des états n'avait existé entre la confédération latine et l'empire romain. 

XXIII. [1] Cependant la guerre avec les Volsques était imminente, et la république en proie à la discorde, fruit des haines intestines qui s'étaient allumées entre les patriciens et le peuple, surtout à l'occasion des détenus pour dettes. [2] « Eh quoi ! disaient-ils dans leur indignation, nous qui combattons au-dehors pour la liberté et pour l'empire, nous ne trouvons au-dedans que captivité et oppression; la liberté du peuple romain est moins en danger durant la guerre que durant la paix, au milieu des ennemis que parmi des concitoyens. » Le mécontentement ne fermentait que trop de lui-même, quand la vue du malheur d'une de ces tristes victimes fit éclater l'incendie. [3] Un vieillard se précipite dans le forum tout couvert des 74 marques de ses nombreuses souffrances; ses vêtements sales et en lambeaux offraient un aspect moins hideux que sa pâleur, et l'extrême maigreur de son corps exténué; [4] une longue barbe, des cheveux en désordre, donnaient une expression farouche à ses traits. On le reconnaissait cependant tout défiguré qu'il était; on disait qu'il avait été centurion : tous, en plaignant son sort, rappelaient ses autres récompenses militaires; lui-même montrait sa poitrine couverte de nobles cicatrices qui témoignaient de sa valeur en plus d'une rencontre. [5] On lui demandait pourquoi cet extérieur ? pourquoi ces traits ainsi défigurés ? et, comme la foule qui se pressait autour de lui était presque aussi nombreuse qu'une assemblée du peuple, il prit la parole : « Pendant qu'il servait contre les Sabins dit-il, sa récolte avait été détruite par les dévastations de l'ennemi; bien plus, sa ferme avait été brûlée, ses effets pillés, ses troupeaux enlevés. Obligé de payer l'impôt dans une détresse aussi grande, il s'était vu contraint d'emprunter; [6] ses dettes, grossies par les intérêts, l'avaient dépouillé d'abord du champ qu'il tenait de son père et de son aïeul, puis de tout ce qu'il possédait encore : bientôt, s'étendant comme un mal rongeur, elles avaient atteint sa personne elle-même. Saisi par son créancier il avait trouvé en lui non un maître, mais un geôlier et un bourreau. » [7] Là-dessus il montre ses épaules toutes meurtries des coups qu'il vient de recevoir. À cette vue, à ces paroles, un grand cri s'élève; le tumulte ne se borne plus au forum, il se répand dans toute la ville. [8] Les débiteurs esclaves en ce moment, et ceux qui sont libérés s'élancent de toute part dans la place publique; tous implorent l'appui de leurs concitoyens. Partout la sédition rencontre des soutiens; les rues sont remplies de troupes nombreuses qui se rendent, en poussant des cris, au forum. [9] Les sénateurs qui s'y trouvèrent coururent un grand danger au milieu de cette multitude. [10] On ne les aurait point épargnés si les consuls Publius Servilius et Appius Claudius ne fussent intervenus pour comprimer la sédition. La multitude se tourne aussitôt vers eux; elle leur montre ses chaînes et tout ce qui atteste ses souffrances : [11] était-ce donc là ce qu'ils avaient mérité après avoir tant de fois combattu pour la république; ils demandent avec menaces plutôt qu'avec prières que le sénat soit convoqué par les consuls; puis ils entourent la curie pour influencer et diriger les délibérations. [12] Un petit nombre de sénateurs, présents par hasard, se réunissent autour des consuls; la crainte empêche les autres de se rendre à la curie et même au forum. On ne peut donc rien faire, puisque le sénat n'est pas en nombre. [13] La multitude croit alors qu'on la joue, qu'on veut traîner les choses en longueur; elle prétend que les sénateurs absents ne sont retenus ni par un accident ni par la crainte, mais par la volonté d'entraver toute mesure; elle accuse les consuls de tergiverser, de se faire, on n'en saurait douter, un jeu de sa misère. [14] Déjà la majesté du consulat allait être impuissante pour retenir la colère de ces malheureux, lorsque les sénateurs, ne sachant si par leur absence ils ne s'exposaient pas à plus de danger que par leur présence, se rendent enfin au sénat. L'assemblée était en nombre; mais, sénateurs et consuls, personne n'était d'accord. [15] 75 Appius, homme d'un caractère violent, voulait faire agir l'autorité consulaire : qu'on en saisit un ou deux, et le reste, disait-il, se calmerait bien vite. Servilius, porté à employer des remèdes plus doux, pensait qu'il était plus sûr et plus facile d'adoucir que d'abattre des esprits irrités. 

XXIV. [1] Au milieu de ces débats, survient un plus grave sujet de terreur. Des cavaliers latins accourent avec des nouvelles menaçantes : une armée formidable de Volsques vient assiéger Rome. Cette nouvelle [tant la discorde avait partagé Rome en deux villes] affecta bien différemment les patriciens et le peuple. [2] Le peuple, dans l'exaltation de sa joie, s'écriait que les dieux allaient tirer vengeance de l'insolence patricienne. Les citoyens s'exhortaient les uns les autres à ne point se faire inscrire : « il valait mieux périr tous ensemble que périr seuls. C'était aux patriciens de se charger du service militaire, c'était aux patriciens de prendre les armes; les dangers de la guerre seraient alors pour ceux qui en recueillaient tout le fruit. » [3] Mais le sénat, triste et abattu, en proie à la double crainte que lui inspiraient le peuple et l'ennemi, conjure le consul Servilius, dont l'esprit était plus populaire, de délivrer la patrie des terreurs qui l'assiègent de toute part. [4] Alors le consul lève la séance et se rend à l'assemblée du peuple : là il représente que le sénat est tout occupé des intérêts du peuple; mais que la délibération relative à cette grande partie de l'état, qui pourtant n'en est qu'une partie, a été interrompue par le danger que court la république tout entière; [5] qu'il est impossible, quand l'ennemi est presque aux portes de Rome, de se proposer un autre objet que la guerre. Lors même que le danger serait moins pressant, il ne serait ni honorable pour le peuple de n'avoir pris les armes pour défendre la patrie qu'après avoir reçu sa récompense; ni de la dignité du sénat de paraître avoir soulagé l'infortune de ses concitoyens plutôt par crainte que par bon vouloir, comme il pourrait le faire ultérieurement. [6] Et, pour que l'assemblée ajoutât foi à ses paroles, il publia un édit qui défendait « de retenir dans les fers ou en prison aucun citoyen romain, et de l'empêcher ainsi de se faire inscrire devant les consuls; de saisir ou de vendre les biens d'un soldat tant qu'il serait à l'armée; enfin, d'arrêter ses enfants ou ses petits-enfants. » [7] Aussitôt qu'il a publié cet édit, tous les détenus qui étaient présents s'enrôlent, et les autres, comme leurs créanciers n'ont plus de droits sur eux, s'échappent des maisons où ils étaient gardés et accourent en foule de toutes les parties de la ville au forum pour prêter le serment militaire. [8] Ils formèrent un corps considérable, et ce fut celui qui, dans la guerre coutre les Volsques, se distingua le plus par son ardeur et son énergie. Le consul marcha aussitôt contre les ennemis, et il vint établir son camp près du leur. 

XXV. [1] Dès la nuit suivante, les Volsques, comptant sur les dissensions des Romains, s'approchent du camp, espérant provoquer ainsi quelque désertion nocturne ou quelque trahison. Les sentinelles s'en aperçoivent et donnent le signal. En un instant toute l'armée est sur pied, et court aux armes. Ainsi la tentative des Volsques échoua. [2] Le reste de la nuit fut, de part et d'autre, consacré au repos. Le lendemain, dès la pointe du jour, 76 les Volsques comblent les fossés et attaquent les retranchements. [3] Déjà les palissades étaient arrachées de tous côtés, et vainement l'armée tout entière, les débiteurs surtout, demandaient à grands cris le signal du combat. Le consul différait d'en venir aux mains, afin de s'assurer de leurs dispositions. Dès qu'il ne peut plus douter de leur ardeur, il donne le signal de l'attaque, et lance contre l'ennemi ses soldats avides de combattre. [4] Dès le premier choc les Volsques sont repoussés; ils prennent la fuite, et l'infanterie les taille en pièces aussi loin qu'elle peut les atteindre. La cavalerie les poursuit frappés d'épouvante, jusqu'à leur camp : bientôt le camp lui-même est entouré par les légions; et comme déjà la peur en avait chassé les Volsques, il est pris et livré au pillage. [5] Le lendemain l'armée est conduite devant Suessa Pométia où s'était réfugié l'ennemi. En peu de jours la ville est prise et saccagée; ce fut une ressource pour le soldat nécessiteux. [6] Le consul, couvert de gloire, ramena son armée à Rome. Dans sa marche il reçut une députation des Volsques d'Écétra, que la prise de Pométia faisait trembler pour eux-mêmes. Un sénatus-consulte leur accorda la paix; mais en les dépouillant de leur territoire. 

XXVI. [1] Aussitôt après, les Sabins jetèrent l'alarme dans Rome : ce fut plutôt une alerte qu'une guerre. On vint, de nuit, annoncer dans la ville que l'armée sabine s'était avancée jusqu'aux bords de l'Anio, ravageant tout sur son passage; que, parvenue là, elle pillait et brûlait les métairies du voisinage. [2] On envoya sur-le-champ contre eux, avec toute la cavalerie, Aulus Postumius, qui avait été dictateur dans la guerre contre les Latins, et il fut suivi bientôt par le consul Servilius à la tête d'une infanterie d'élite. [3] Les ennemis, errant sans ordre, furent enveloppés par la cavalerie; et quand arriva l'infanterie, la légion sabine ne put lui résister. Fatigués de la marche, des dévastations de la nuit, la plupart répandus dans les métairies, gorgés de vin et de nourriture, trouvèrent à peine assez de force pour fuir. [4] Une seule nuit avait appris et terminé la guerre contre les Sabins. Le jour suivant, chacun se flattait déjà qu'on avait conquis la paix, quand une députation des Aurunces se présenta dans le sénat : « Si les Romains dans le même moment n'évacuent le territoire des Volsques, ils leur déclarent la guerre. » [5] Dans le même moment où partaient les députés, l'armée des Aurunces s'était mise en campagne. Quand on apprit qu'elle s'était montrée non loin d'Aricie, cette nouvelle excita une telle agitation parmi les Romains, que le sénat ne put délibérer dans les formes, ni faire une réponse mesurée aux agresseurs, obligé qu'il était lui-même de prendre les armes. [6] On se porte à marche forcée sur Aricie, et non loin de là, on en vient aux mains avec les Aurunces : une seule action termina la guerre. 

XXVII. [1] Après la défaite des Aurunces, les Romains, tant de fois vainqueurs en si peu de jours, attendaient l'effet des promesses de Servilius et des engagements pris par le sénat. Mais Appius, ne prenant conseil que de la dureté naturelle de son caractère, et du désir qu'il avait de diminuer le crédit de son collègue, déploya la plus grande rigueur dans le jugement des débiteurs. Il faisait livrer aux créanciers ceux qui avaient été détenus 77 précédemment, et leur en abandonnait d'autres encore. [2] Quand ces arrêts tombaient sur un soldat, il en appelait au collègue d'Appius. On courait en foule auprès de Servilius, on faisait valoir ses promesses, et tous lui rappelaient leurs services et leurs blessures, comme pour lui reprocher son manque de foi. Ils demandaient ou qu'il soumît l'affaire au sénat, ou qu'il protégeât ses concitoyens, comme consul; ses soldats, comme général. [3] Ces discours ébranlaient Servilius, mais les circonstances l'obligeaient de tergiverser. Ce n'était pas seulement son collègue, c'était toute la faction des nobles qui s'était précipitée avec ardeur dans le parti opposé. Aussi, en restant neutre, il ne put ni éviter la haine du peuple, ni se concilier la faveur du sénat. [4] Les patriciens voyaient en lui un consul sans énergie, et un ambitieux; le peuple, un homme sans parole : et l'on put bientôt se convaincre qu'il était aussi odieux qu'Appius. [5] Les deux consuls se disputaient l'honneur de faire la dédicace du temple de Mercure. Le sénat renvoya au peuple la décision de cette affaire, en ordonnant que celui des deux que le peuple aurait chargé de la consécration serait chargé de la surintendance des vivres, établirait le collège des marchands, et célébrerait les solennités religieuses au lieu et place du pontife. [6] Le peuple confia la dédicace du temple à Marcus Laetorius, centurion primipile. Il était facile de reconnaître qu'il en avait agi ainsi, moins pour honorer Laetorius, en lui décernant une mission au-dessus de son rang, que pour faire un affront aux consuls. [7] Dès ce moment, Appius et les patriciens s'abandonnèrent à leur fureur; mais le peuple, dont le courage s'était accru, s'engageait dans une voie toute différente de celle qu'il avait suivie d'abord. [8] Désespérant d'obtenir aucun secours du sénat et des consuls, dès qu'il voyait traîner en justice un débiteur, il accourait de toutes parts; le bruit et les clameurs empêchaient d'entendre l'arrêt du consul; et quand il était prononcé, personne n'obéissait; on recourait à la violence. [9] La terreur et le danger de perdre la liberté passa des débiteurs aux créanciers, quand ceux-ci virent que, sous les yeux même du consul, la multitude osait les maltraiter l'un après l'autre. [10] La crainte d'une guerre avec les Sabins vint encore aggraver la situation. On ordonna une levée de troupes : personne ne répondit à l'appel. Appius, furieux, s'en prenait à la lâche condescendance de son collègue, qui, par son silence populaire, trahissait la république, et qui, non content de ne pas juger les débiteurs, ne faisait pas la levée ordonnée par le sénat. [11] « Toutefois, ajoutait-il, la république n'est pas entièrement abandonnée, l'autorité consulaire livrée au mépris. Quoique seul, je saurai venger la majesté du sénat et la mienne. » [12] Et, comme devenue plus hardie par l'impunité, la multitude entourait chaque jour son tribunal, il fait arrêter l'un des instigateurs de la sédition. Celui-ci, entraîné par les licteurs, en appelle au peuple de la sentence du consul. Appius, certain d'avance de la décision du peuple, n'aurait pas fait droit à l'appel, si les conseils et l'autorité des principaux sénateurs, plus encore que les cris de la multitude, n'eussent, et cela non sans peine, triomphé de son opiniâtre résistance; tant il était fermement résolu à braver la haine de ses ennemis. [13] Cepen- 78 dant le mal croissait de jour en jour : ce n'étaient plus seulement des clameurs, mais, chose plus pernicieuse encore, on s'attroupait à l'écart, on tenait des conférences secrètes. Enfin les deux consuls, odieux au peuple, sortirent de charge, Servilius détesté des deux partis, Appius chéri des patriciens. 

XXVIII. [1] Aulus Verginius et Titus Vétusius leur succédèrent dans le consulat. Cependant le peuple, incertain des dispositions qu'il rencontrerait dans les nouveaux consuls, tenait des assemblées nocturnes aux Esquilies et sur l'Aventin. Il voulait éviter, dans le Forum, l'agitation des résolutions soudaines, et ne plus agir aveuglément et au hasard. [2] Les consuls virent bien à quel point cette conduite était dangereuse : ils firent leur rapport au sénat; mais il leur fut impossible d'obtenir une délibération régulière. Ils furent accueillis par les clameurs tumultueuses et par l'indignation générale des sénateurs, qui ne pouvaient concevoir que des consuls, quand ils devaient agir de leur propre autorité, voulussent faire retomber sur le sénat l'odieux de leurs mesures. [3] « Assurément si Rome avait des magistrats, on n'y tiendrait que des assemblées publiques. Mais aujourd'hui tous ces conciliabules, qui se réunissent les uns aux Esquilies, les autres sur l'Aventin, divisent et morcellent la république en mille sénats, en mille comices. [4] Oui, par Hercule, un seul homme [car l'homme fait plus que le consul], un seul homme, tel qu'Appius Claudius, eût, en moins d'un instant dissipé tous ces rassemblements. » [5] À ces reproches, les consuls répondirent en demandant ce qu'on voulait qu'ils fissent, assurant qu'ils apporteraient dans leur conduite toute l'activité, toute l'énergie que le sénat pourrait exiger. On leur enjoint de presser l'enrôlement avec la plus grande vigueur; la licence du peuple vient de son désoeuvrement. [6] La séance levée, les consuls montent sur leur tribunal; ils citent par leur nom tous les jeunes gens; mais personne ne répond, et la foule qui les entoure, aussi nombreuse que dans une assemblée générale, déclare « qu'il n'est plus possible de tromper le peuple; [7] qu'on n'aura pas un soldat avant d'avoir rempli des engagements contractés solennellement; qu'il fallait rendre la liberté au peuple avant de lui donner des armes; qu'ils veulent combattre pour une patrie, pour des concitoyens, et non pour des tyrans. » [8] Les consuls n'oubliaient pas ce que le sénat leur avait prescrit; mais de tous ceux qui avaient parlé si haut dans l'enceinte de la curie, aucun ne se présentait pour partager avec eux la haine du peuple, et la lutte paraissait devoir être opiniâtre. [9] Avant donc que d'en venir aux dernières extrémités, ils jugèrent à propos de consulter de nouveau le sénat; mais alors tous les jeunes patriciens s'élancent vers leurs sièges consulaires, et leur ordonnent d'abdiquer le consulat, de quitter une dignité qu'ils n'ont pas le courage de défendre. 

XXIX. [1] Après cette triste expérience des dispositions de l'un et l'autre parti, les consuls prennent enfin la parole : « Vous ne nous reprocherez pas, Pères conscrits, de ne pas vous l'avoir prédit : une terrible sédition nous menace. Nous demandons que ceux-là qui nous accusent de lâcheté se tiennent à nos côtés lorsque nous procéderons à l'enrôlement. Puisqu'on le veut ainsi, nous conduirons cette af- 79 faire au gré des esprits les plus fougueux. » [2] Ils retournent à leur tribunal et font à dessein citer de préférence un des citoyens qui étaient sous leurs yeux. Comme il restait à sa place sans répondre, et que déjà la foule se pressait autour de lui pour empêcher qu'on lui fit violence, les consuls envoient, pour le saisir, un licteur, [3] qui est repoussé; alors ceux des sénateurs qui se tenaient auprès des consuls s'écrient que c'est un indigne attentat, et ils s'élancent du tribunal pour prêter main-forte au licteur. [4] Le peuple aussitôt abandonne le licteur qu'il avait seulement empêché d'arrêter le citoyen, et veut se jeter sur les sénateurs; mais les consuls interviennent et apaisent la rixe, où toutefois l'on n'en était venu ni aux pierres ni aux traits, et où l'on avait eu recours aux cris et à la colère bien plus qu'à la violence. [5] Le sénat, rassemblé tumultueusement, délibère plus tumultueusement encore. Les sénateurs qui venaient d'être maltraités demandent une enquête; les plus emportés les appuient moins de leur opinion que de leurs vociférations et de leur bruit. [6] Enfin, lorsque cet emportement se fut calmé à la voix des consuls, qui se plaignent de ne pas trouver plus de sagesse au sénat qu'au forum, la délibération devint plus régulière. [7] Trois avis furent proposés. Publius Verginius demandait que la mesure ne fût pas générale, et qu'elle s'étendit seulement à ceux qui, se fiant à la bonne foi du consul Publius Servilius, avaient porté les armes contre les Volsques, les Aurunces et les Sabins. [8] Titus Largius disait que ce n'était point le moment de ne payer que les services rendus; que tout le peuple étant noyé de dettes, on ne pouvait arrêter le mal qu'en prenant une décision qui s'étendît à tous; que faire des distinctions entre les débiteurs, c'était plutôt allumer la discorde que l'éteindre. [9] Appius Claudius, dont la dureté naturelle était encore exaspérée par la haine du peuple et par les louanges des sénateurs, s'écria que c'était moins la misère que la licence qui avait donné lieu à tous ces désordres; qu'il y avait dans le peuple plus d'insolence que de désespoir, [10] et que tous ces maux venaient du droit d'appel. Qu'il ne restait aux consuls que des menaces et non du pouvoir, depuis qu'il était permis aux coupables d'en appeler à leurs complices. [11] « Croyez-moi, ajouta-t-il, créons un dictateur dont les jugements soient sans appel; et cette fureur, qui menace de tout embraser, vous la verrez s'éteindre à l'instant même. [12] Oseront-ils repousser un licteur lorsqu'ils sauront que le droit de faire frapper de verges le coupable et de lui ôter la vie appartient exclusivement au magistrat dont on aura outragé la majesté ? »

XXX. [1] La plupart trouvaient l'avis d'Appius ce qu'il était en effet, d'une rigueur atroce. D'un autre côté, ceux de Verginius et de Largius étaient d'un dangereux exemple; et celui de Largius surtout était de nature à ruiner tout crédit. L'opinion de Verginius paraissait sagement modérée et également éloignée des deux excès. [2] Mais l'esprit de parti et les considérations personnelles, ces ennemis constants du bien public, fient triompher Appius; peu s'en fallut même qu'il ne fût nommé dictateur, [3] ce qui eût pour jamais aliéné le peuple dans une circonstance critique où le hasard voulut que les Volsques, les Èques et les Sabins prissent tous à la fois les armes; [4] mais les consuls et les plus 80 âgés des sénateurs eurent soin de confier une magistrature violente par elle-même, à un homme d'un caractère conciliant : [5] on créa dictateur Manius Valérius, fils de Volésus. Le peuple voyait bien que c'était contre lui qu'on avait créé un dictateur; mais, comme la loi sur l'appel avait été portée par le frère de Valérius, il ne croyait avoir à redouter de cette famille aucun acte de colère ou d'orgueil. [6] L'édit publié sur-le-champ par le dictateur rassura les esprits : il était presque semblable à celui du consul Servilius; mais, comme on avait plus de confiance dans l'homme et dans son autorité, on se fit inscrire sans résistance. [7] Jamais armée n'avait été aussi nombreuse : on put former dix légions. On en donna trois à chacun des consuls, le dictateur se réserva les quatre autres. [8] On ne pouvait différer plus longtemps la guerre. Les Èques avaient envahi le Latium; des orateurs, députés par les Latins, venaient demander au sénat ou de leur envoyer du secours, ou de leur permettre au moins de prendre les armes pour la défense de leurs frontières. [9] Il parut plus prudent de défendre les Latins désarmés, que de leur remettre les armes à la main. Le départ du consul Vétusius fit cesser les ravages. Les Èques se retirèrent de la plaine, et se fiant à de fortes positions bien plus qu'à leurs armes, ils cherchèrent leur sûreté sur le sommet des montagnes. [10] L'autre consul, parti contre les Volsques, se mit, pour ne pas perdre de temps, à ravager le territoire ennemi, puis les força de rapprocher leur camp du sien, et d'en venir à une bataille rangée. [11] Une plaine séparait les deux camps : les deux armées s'y développèrent devant leurs retranchements. Les Volsques l'emportaient un peu par le nombre; [12] fiers de cet avantage, ils marchèrent les premiers au combat, en désordre et avec une sorte de mépris. Le consul ne fit point avancer son armée; il défendit à ses soldats de crier, leur ordonnant de rester en place, le javelot en terre, et de ne s'élancer que lorsqu'ils seraient à portée; mais alors de les attaquer vivement et de terminer l'affaire à coups d'épée. [13] Les Volsques, fatigués de courir et de crier, arrivent en face des Romains, dont ils prennent l'immobilité pour l'étonnement de la frayeur. Mais, quand ils les voient se mettre en mouvement, quand ils voient les épées briller à leurs yeux, ils se troublent et s'enfuient comme s'ils étaient tombés dans une embuscade; et comme ils avaient chargé au pas de course, il ne leur reste pas même assez de forces pour fuir. [14] Les Romains, au contraire, s'étant tenus tranquilles au commencement du combat, pleins de vigueur, atteignirent sans peine un ennemi fatigué, emportèrent son camp d'assaut et le poursuivirent jusqu'à Vélitres. Vainqueurs et vaincus se précipitèrent pêle-mêle dans la ville, [15] et là, dans le massacre de tous les citoyens, sans distinction, on répandit plus de sang que dans le combat. On n'épargna qu'un petit nombre d'habitants qui vinrent désarmés se rendre à discrétion.

XXXI. [1] Pendant cette expédition chez les Volsques, le dictateur combat les Sabins, où était le plus fort de la guerre, les défait, les met en fuite et s'empare de leur camp. [2] Par une charge de sa cavalerie il avait jeté la confusion dans le centre de leur armée, dont ils avaient inhabilement diminué la profondeur, pour donner plus de développement à 81 ses ailes. L'infanterie se précipita sur les ennemis en désordre. Du même effort, on emporta le camp, et l'on mit fin à la guerre. [3] Après la bataille du lac Régille, il n'y eut point, dans cette période, de combat plus mémorable. Le dictateur rentra dans Rome en triomphe. Indépendamment des honneurs accoutumés, on lui accorda, pour lui et ses descendants, une place particulière dans le Cirque pour assister au spectacle, et l'on y fit poser une chaise curule. [4] Les Volsques vaincus se virent enlever le territoire de Vélitres, que l'on repeupla en y envoyant une colonie romaine. Quelque temps après on en vint aux mains avec les Èques : ce fut, il est vrai, contre l'avis du consul, qui trouvait la position défavorable pour attaquer l'ennemi; [5] mais, accusé par ses soldats de traîner les choses en longueur pour laisser le dictateur sortir de charge avant leur retour dans la ville, et rendre par là ses promesses aussi vaines que l'avaient déjà été celles du consul, il se décida, peut-être imprudemment, à gravir les montagnes qu'il avait devant lui. [6] Cette téméraire entreprise eut un heureux succès, grâce à la lâcheté des ennemis, qui, sans attendre qu'on fût à la portée du trait, effrayés de l'audace des Romains, abandonnèrent leur camp que fortifiait la position la plus avantageuse, et se précipitèrent dans la vallée opposée. Le butin fut considérable, et la victoire ne coûta point de sang. [7] Malgré le triple succès obtenu dans la guerre, les patriciens et le peuple n'avaient point cessé de songer à l'issue des affaires intérieures. Les créanciers avaient employé tout leur crédit et tout leur art pour frustrer, non seulement le peuple, mais le dictateur lui-même. [8] Valérius, après le retour du consul Vétusius, voulut que le sénat s'occupât, avant toutes choses, du sort de ce peuple victorieux, et fit un rapport sur le parti qu'on devait prendre à l'égard des débiteurs insolvables. [9] Voyant sa proposition rejetée, « Je vous déplais, dit-il, parce que je conseille la concorde. Vous désirerez bientôt, j'en atteste le dieu de la bonne foi, que les patrons du peuple me ressemblent. Pour moi, je ne veux point tromper plus longtemps mes concitoyens, et garder une magistrature inutile. [10] Les discordes civiles, les guerres étrangères ont forcé la république à recourir à la dictature. La paix est assurée au-dehors, elle trouve des obstacles au-dedans. J'aime mieux être témoin de la sédition comme citoyen que comme dictateur. » À ces mots il sortit du sénat, et abdiqua la dictature. [11] Les plébéiens virent dans l'indignation que lui inspirait leur sort le motif de son abdication. Aussi, l'ayant en quelque sorte dégagé de sa parole, puisqu'il n'avait pas été en son pouvoir de la remplir, ils le conduisirent à sa maison au milieu des éloges et des applaudissements. 

XXXII. [1] Les patriciens craignirent alors que si on licenciait l'armée, il ne se formât de nouveau des conciliabules et des conjurations. Aussi, quoique ce fût le dictateur qui eût levé l'armée, comme les troupes avaient prêté serment entre les mains des consuls, le sénat, persuadé que les soldats étaient liés par leur serment, prétendit que les Èques avaient recommencé la guerre, et, sur ce prétexte, ordonna aux légions de sortir de la ville; cette mesure hâta la sédition. [2] Et d'abord il fut, à ce qu'on dit, question de massacrer les consuls, 82 afin de se dégager du serment; mais, comme on leur représenta que le crime ne saurait relever d'un engagement sacré, les soldats, d'après l'avis d'un certain Sicinius, et sans l'ordre des consuls, se retirèrent sur le mont Sacré, au-delà du fleuve Anio, à trois milles de Rome. [3] Cette tradition est plus répandue que celle de Pison, qui prétend que la retraite eut lieu sur le mont Aventin. [4] Là, sans aucun chef, ils restèrent tranquilles durant quelques jours dans un camp fortifié par un retranchement et par un fossé, ne prenant que ce qui était nécessaire pour leur subsistance, n'étant point attaqués et n'attaquant point. [5] L'effroi était au comble dans la ville; une défiance mutuelle tenait tout en suspens. La portion du peuple abandonnée par l'autre craignait la violence des patriciens; les patriciens craignaient le peuple qui restait dans la ville, et ne savaient que souhaiter de son séjour ou de son départ. [6] Combien de temps la multitude retirée sur le mont Sacré se tiendrait-elle tranquille ? Qu'arriverait-il si quelque guerre étrangère survenait dans l'intervalle ? [7] Il n'y avait plus d'espoir que dans la concorde des citoyens; il fallait l'obtenir à quelque condition que ce fût. [8] On se détermina donc à députer vers le peuple Ménénius Agrippa, homme éloquent et cher au peuple, comme issu d'une famille plébéienne. Introduit dans le camp, Ménénius, dans le langage inculte de cette époque, ne fit, dit-on, que raconter cet apologue : [9] Dans le temps où l'harmonie ne régnait pas encore comme aujourd'hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps s'indignèrent de ce que l'estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur ministère, tandis que, tranquille au milieu d'elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu'elles lui procuraient. [10] Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier tombèrent dans une extrême langueur. [11] Ils virent alors que l'estomac ne restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l'avoir élaboré par la digestion des aliments. [12] La comparaison de cette sédition intestine du corps avec la colère du peuple contre le sénat, apaisa, dit-on, les esprits. 

XXXIII. [1] On s'occupa ensuite des moyens de réconciliation; et les conditions auxquelles on s'arrêta furent que le peuple aurait ses magistrats à lui; que ces magistrats seraient inviolables; qu'ils le défendraient coutre les consuls, et que nul patricien ne pourrait obtenir cette magistrature. [2] On créa donc deux tribuns du peuple, Gaius Licinius et Lucius Albinus; ils se donnèrent trois collègues, parmi lesquels se trouvait Sicinius, le chef de la sédition; ou n'est pas d'accord sur le nom des deux autres. [3] Quelques auteurs prétendent qu'on ne créa que deux tribuns sur le mont Sacré, et que c'est là aussi que fut portée la loi Sacrée. Pendant la retraite du peuple, les consuls Spurius Cassius et Postumus Cominius entrèrent en charge. [4] Sous leur consulat, un traité fut fait avec les peuples Latins; 83 pour le conclure, l'un d'eux resta à Rome; l'autre, envoyé contre les Volsques, bat et met en fuite les Volsques d'Antium, les chasse, les poursuit jusque dans la ville de Longula et s'empare de leurs murs. [5] Il prend ensuite Polusca, autre ville des Volsques; puis il attaque Corioles avec une grande vigueur. Il y avait alors à l'armée un jeune patricien, Gnaeus Marcius, homme de conseil et d'action, qui depuis fut nommé Coriolan. [6] Tandis que l'armée romaine assiégeait Corioles et portait toute son attention sur les habitants qu'elle tenait renfermés dans la ville, sans craindre aucune attaque extérieure, les légions Volsques, parties d'Antium, vinrent tout à coup fondre sur elle, et dans le même temps les ennemis firent une sortie de la place. Par hasard, Marcius était de garde. [7] À la tête d'une troupe d'élite, il repousse l'attaque de l'ennemi sorti de ses murs, et, par la porte, qui est restée ouverte, s'élance impétueusement dans la ville. Là il fait un affreux carnage dans le quartier le plus voisin de la porte, et trouvant du feu sous sa main, il incendie les maisons qui dominent le rempart. [8] Les cris que la frayeur arrache aussitôt aux assiégés, se mêlant aux lamentations des femmes et des enfants, augmentent le courage des Romains et jettent le trouble dans l'armée des Volsques, qui voient au pouvoir de l'ennemi la ville qu'ils étaient venus secourir. [9] C'est ainsi que les Volsques d'Antium furent battus et que la ville de Corioles fut prise. La gloire de Marcius éclipsa tellement celle du consul, que si la colonne d'airain sur laquelle est gravé le traité conclu avec les Latins ne nous apprenait que ce traité ne fut signé que par un seul consul, Spurius Cassius, en l'absence de son collègue, on aurait oublié que Postumus Cominius a fait la guerre aux Volsques. [10] Cette même année mourut Ménénius Agrippa, homme également cher pendant toute sa vie aux patriciens et au peuple, et devenu plus cher aux plébéiens depuis leur retraite sur le mont Sacré. [11] L'arbitre et le pacificateur des citoyens, l'ambassadeur du sénat auprès du peuple, celui enfin qui avait ramené le peuple dans Rome, ne laissa pas de quoi payer ses funérailles : les plébéiens en firent les frais, au moyen d'une contribution d'un sextant par tête.

XXXIV. [1] Les consuls suivants furent Titus Géganius et Publius Minucius. Cette année, alors qu'on était entièrement rassuré contre la guerre du dehors, que les dissensions intérieures étaient apaisées, un autre fléau bien plus redoutable fondit sur Rome : [2] les terres étant demeurées incultes pendant la retraite du peuple sur le mont Sacré, les grains renchérirent et il s'ensuivit une famine, telle qu'en éprouvent des assiégés. [3] Les esclaves et le peuple seraient morts de misère si les consuls, par une sage prévoyance, n'eussent envoyé en différents endroits faire des achats de blé, à la droite d'Ostie, sur les côtes de l'Étrurie; et à gauche, tout le long de la mer, à travers le pays des Volsques, jusqu'à Cumes. On alla même jusqu'en Sicile : tant la haine des peuples voisins forçait de recourir à des ressources lointaines. [4] À Cumes le blé était déjà acheté, quand le tyran Aristodème retint les vaisseaux, pour s'indemniser des biens des Tarquins, dont il était l'héritier. Chez les Volsques et dans le pays Pontin, 84 on ne put faire aucune acquisition, et les commissaires eux-mêmes coururent risque de leur vie. [5] Le blé des Étrusques nous arriva par le Tibre, et servit à sustenter le peuple. Dans cet affreux dénuement, la guerre fut au moment de mettre le comble à nos maux; mais les Volsques, qui prenaient déjà les armes, furent attaqués par une peste horrible. [6] Ce fléau jeta la consternation dans leur esprit, et, afin de pouvoir les contenir encore par quelque autre moyen, au moment où le fléau cesserait, les Romains renforcèrent leur colonie de Vélitres, et en établirent une nouvelle à Norba dans les montagnes, afin de dominer de là tout le pays Pontin. [7] L'année suivante, sous le consulat de Marcus Minucius et d'Aulus Sempronius, une grande quantité de blé arriva de Sicile, et on délibéra dans le sénat sur le prix auquel on le livrerait au peuple. [8] Plusieurs sénateurs pensaient que l'occasion était venue d'abaisser le peuple et de ressaisir les droits qu'il avait arrachés aux patriciens par sa retraite et par la violence. À leur tête était Marcius Coriolan, ennemi déclaré de la puissance tribunitienne : [9] « S'ils veulent les grains à l'ancien prix, dit-il, qu'ils rendent au sénat ses anciens droits; pourquoi vois-je ici des magistrats plébéiens, un Sicinius tout puissant ? M'a-t-on fait passer sous le joug ? Ai-je été forcé de racheter ma vie à des brigands ? [10] Et je souffrirais ces indignités plus longtemps que la nécessité ne l'exige ! Moi qui n'ai pas voulu souffrir Tarquin pour roi, je souffrirais un Sicinius ! Eh bien ! qu'il se retire encore une fois, qu'il entraîne le peuple; le chemin du mont Sacré ou des autres collines lui est ouvert; qu'ils viennent enlever le blé de nos campagnes, comme ils l'ont fait il y a trois ans; [11] qu'ils jouissent des ressources qu'ils doivent à leurs fureurs. J'ose vous répondre que, domptés par l'excès du mal, ils iront d'eux-mêmes labourer nos terres, bien loin d'en empêcher la culture par une scission à main armée. » [12] Je ne saurais décider ce qu'il eût convenu de faire; mais je pense qu'il n'eût pas été difficile aux patriciens, en baissant le prix du blé, de se délivrer du pouvoir des tribuns et des autres innovations qu'on leur avait arrachées. 

XXXV. [1] Le sénat trouva l'avis trop violent, et la multitude, dans sa colère, fut au moment de courir aux armes : « On les attaquait maintenant par la famine, comme des ennemis; on leur enlevait la subsistance et la nourriture. Le blé étranger, seule ressource qu'ils devaient à une faveur inespérée de la fortune, on le leur arrachait de la bouche, s'ils ne consentaient à livrer leurs tribuns pieds et mains liés à Gnaeus Marcius, si le peuple romain ne présentait lui-même son dos aux verges du licteur. Marcius était pour eux un bourreau qui ne leur laissait le choix que de la mort ou de l'esclavage. » [2] Ils se seraient jetés sur lui à la sortie du sénat, si les tribuns ne l'eussent, fort à propos, cité à comparaître devant le peuple. Cette mesure calma leur fureur; ils devenaient ainsi les juges et les arbitres de la vie et de la mort de leur ennemi. [3] D'abord Marcius n'écouta qu'avec mépris les menaces des tribuns : « Leur autorité, disait-il, se bornait à protéger, et ne s'étendait pas à punir; ils étaient tribuns du peuple, et non pas du sénat. » Mais le peuple soulevé montrait des dispositions si hostiles, que les patriciens ne purent se soustraire à ce danger qu'en sacrifiant un des membres de leur ordre. [4] Cependant ils luttèrent 85 contre ce débordement de haine, et employèrent, suivant l'occurrence, leur crédit personnel et l'influence de l'ordre entier; d'abord ils essayèrent, en disséminant de tous côtés leurs clients, d'éloigner chacun en particulier des conciliabules et des rassemblements, et de détourner ainsi l'orage; [5] ensuite ils s'avancèrent tous en corps, comme s'il y avait autant d'accusés que de sénateurs, et pressèrent le peuple de leurs prières. « Ils ne demandaient que la grâce d'un seul citoyen, d'un seul sénateur. Si on refusait de l'absoudre comme innocent, que du moins, à leur prière, on lui pardonnât comme coupable. » [6] Coriolan n'ayant point comparu au jour prescrit, le peuple fut inflexible. Il fut condamné par contumace, et se retira en exil chez les Volsques, menaçant sa patrie, et formant, dès lors, contre elle, des projets de vengeance. Les Volsques l'accueillirent avec bienveillance; et cette bienveillance devint chaque jour plus vive, à mesure que sa haine contre les Romains éclatait avec plus de violence et s'exhalait tantôt en plaintes et tantôt en menaces. [7] Il recevait l'hospitalité chez Attius Tullius, personnage le plus considérable de la confédération volsque, et de tout temps l'ennemi implacable des Romains. Poussés, l'un par une vieille haine, l'autre par courroux récent, ils se concertèrent sur les moyens de susciter une guerre aux Romains. [8] Ils ne croyaient pas facile de décider les Volsques à reprendre les armes, si souvent malheureuses; après tant de pertes faites dans tant de guerres, et le fléau récent qui avait frappé leur jeunesse, leur courage était abattu; il fallait user de ruse et ranimer, par quelque nouveau motif de ressentiment, une haine que le temps avait éteinte. 

XXXVI. [1] On préparait alors à Rome une nouvelle célébration des Grands Jeux; voici quel en était le motif : Le matin des jeux, un père de famille, avant le commencement du spectacle, avait poursuivi jusqu'au milieu du Cirque, en le battant de verges, un esclave, la fourche au cou. On commença ensuite les jeux comme si cette circonstance ne devait inspirer aucun scrupule religieux. [2] Peu de jours après, un plébéien, Titus Latinius eut un songe. Jupiter lui apparut et lui dit « Que la danse qui avait préludé aux jeux lui avait déplu; que si on ne célébrait de nouveau ces jeux avec magnificence, la ville courait de grand dangers; qu'il allât porter cet avertissement aux consuls. » [3] Quoique l'esprit de cet homme fût loin d'être dégagé de toute crainte religieuse, son respect pour la dignité des magistrats l'emporta sur sa frayeur; il craignit de devenir la risée publique. [4] Cette hésitation lui coûta cher; il perdit son fils au bout de quelques jours; et, pour qu'il n'eût aucun doute sur la cause de cette perte soudaine, le malheureux, accablé par sa douleur, revit en songe cette même figure qui s'était déjà présentée à lui. Elle lui demandait : « S'il n'était pas assez payé de son mépris pour les ordres des dieux ? Un châtiment plus grand le menaçait, s'il n'allait promptement tout annoncer aux consuls. » [5] Le danger devenait plus pressant; mais, comme Latinius hésitait encore, et différait de jour en jour, il fut atteint d'une maladie grave qui paralysa ses membres. [6] Ce fut pour lui un avertissement de la colère des dieux. Fatigué de ses maux passés et de ceux qui le menacent, il réunit ses parents, 86 leur raconte ce qu'il a vu et entendu, les apparitions fréquentes de Jupiter pendant son sommeil, les menaces et la colère du ciel, prouvées par ses malheurs. L'avis des assistants est unanime; on le porte sur une litière au Forum, devant les consuls, [7] qui ordonnent de le transporter au sénat. Le récit de ses visions remplit d'étonnement tous les esprits, mais un nouveau miracle s'opère : [8] suivant la tradition, ce même homme, qu'on avait porté dans le sénat, perclus de tous ses membres, lorsqu'il eut accompli sa mission, put retourner à pied dans sa demeure.

XXXVII. [1] Le sénat décrète que des jeux seront célébrés avec la plus grande magnificence. Persuadés par Attius Tullius, un grand nombre de Volsques vinrent à Rome pour y assister. [2] Avant le commencement du spectacle, Tullius, suivant le plan arrêté avec Coriolan, se rend auprès des consuls, et leur dit qu'il veut leur faire part d'un secret qui intéresse la république. [3] Lorsqu'ils furent seuls, « C'est malgré moi, dit-il, que je viens parler contre mes concitoyens. Ce n'est pas que je les accuse de quelque crime, mais je veux les empêcher de devenir coupables. [4] Les Volsques ont l'esprit beaucoup plus mobile que je ne le voudrais. [5] Nos nombreuses défaites ne nous en ont que trop convaincus; et si nous vivons encore, ce n'est pas à notre conduite, mais à votre clémence que nous le devons. Il y a, en ce moment, à Rome, un grand nombre de Volsques, des jeux se préparent, et la ville entière ne sera occupée que de ce spectacle. [6] Je n'ai pas oublié les excès commis ici par la jeunesse sabine, dans une circonstance semblable, et je tremble de voir renouveler cette tentative imprudente et téméraire. C'est dans votre intérêt, c'est dans le nôtre, consuls, que je me suis décidé à vous communiquer mes craintes. [7] Pour moi, je suis résolu à retourner sur-le-champ dans mes foyers. Je ne veux pas que ma présence me fasse soupçonner d'être le complice d'actions ou de paroles criminelles. » Cela dit, il se retire. [8] Les consuls font leur rapport au sénat sur ce danger, qui ne leur parait pas certain, bien que la dénonciation soit claire et précise; et suivant l'usage, l'autorité du dénonciateur, bien plus que l'importance de l'affaire, fait prendre aux sénateurs des précautions, même superflues. Un sénatus-consulte enjoint à tous les Volsques de sortir de la ville; des hérauts sont envoyés pour leur signifier l'ordre de partir tous avant la nuit. [9] Saisis d'abord d'une grande frayeur, ils courent de côté et d'autre pour reprendre leur bagage chez leurs hôtes. Mais, dès qu'ils se mettent en route, l'indignation succède à la crainte : « Se voir chassés des jeux, un jour de fête, repoussés pour ainsi dire de la société des hommes et des dieux ! Sont-ils donc des scélérats, souillés de quelque crime ? » 

XXXVIII.  [1] Comme ils formaient dans leur marche une file presque continue, Tullius, qui les a devancés près de la source Férentine, s'adresse, à mesure qu'ils arrivent, aux plus distingués d'entre eux, s'associe à leurs plaintes et à leur indignation; et voyant qu'ils écoutent avec empressement ses paroles, qui flattent leur colère, il les entraîne, et par eux le reste de la multitude, dans un champ au-dessous de la route. [2] Là, il prend la parole et leur adresse une sorte de harangue : « Les anciennes injustices du peuple romain, les défaites 87 de la nation des Volsques, et tant d'autres griefs, quand vous les oublieriez, l'affront d'aujourd'hui, comment pourrez-vous le supporter ? C'est par notre honte qu'ils ont préludé à leurs jeux. [3] N'avez-vous pas senti qu'en ce jour on a vraiment triomphé de vous; qu'en vous retirant, vous avez servi de spectacle à tous, aux citoyens, aux étrangers, et à tant de peuples voisins; que vos femmes, que vos enfants ont défilé honteusement sous leurs yeux ? [4] Et ceux qui ont entendu la voix du héraut, et ceux qui vous ont vu partir ? et ceux qui ont rencontré votre honteux cortège ? qu'ont-ils pensé selon vous, sinon que nous sommes souillés de quelque crime, d'un crime si horrible, que notre présence aux jeux eût été un sacrilège qui les eût profanés, et qui aurait exigé une expiation; que c'est ce motif qui nous exclut de la demeure des hommes vertueux, de leur société, de leurs réunions. [5] Eh quoi ! ne voyez-vous pas que nous ne devons la vie qu'à la précipitation de notre départ ? si toutefois c'est un départ et non pas une fuite. Et vous ne regardez pas comme une ville d'ennemis, celle où nous aurions tous péri, si nous eussions tardé un seul jour ! On vous a déclaré la guerre; malheur à ceux qui vous l'ont déclarée, si vous êtes vraiment des hommes. » [6] Déjà tout pleins de leur propre colère, ils sont encore animés par ce discours, ils se retirent ensuite dans leurs différentes villes; chacun d'eux excite ses concitoyens, et toute la nation des Volsques se soulève contre Rome. 

XXXIX. [1] Les généraux chargés de la guerre, d'après le consentement de toute la nation, furent Attius Tullius et Gnaeus Marcius, l'exilé romain, sur lequel on fondait le plus d'espoir. [2] Cet espoir, il ne le trompa nullement, et l'on put facilement se convaincre que Rome devait sa force, plus à ses généraux qu'à ses soldats. Il se dirige d'abord sur Circeii, en chasse les colons romains, et livre aux Volsques la ville devenue libre. [3] Ensuite il enlève Satricum, Longula, Polusca, Corioles, [Mugilla], conquêtes récentes des Romains. [4] Puis il reprend Lanuvium. Alors, gagnant la voie Latine par des chemins de traverse, il se rend maître de Vétélia, Trébium, Labici, Pédum; [5] enfin, il dirige son armée de Pédum sur Rome, et va camper près du fossé de Cluilius, à cinq milles de la ville, dont il ravage le territoire. Parmi les pillards, il envoie des surveillants qui doivent préserver de tout dégât les terres des patriciens, soit qu'il fût surtout irrité contre les plébéiens, soit qu'il voulût par là exciter la discorde entre le sénat et le peuple; [7] et certes il y serait parvenu, tant les accusations des tribuns animaient contre les grands la multitude déjà trop exaltée; mais la crainte de l'étranger, ce lien le plus puissant de la concorde, réunissait tous les esprits, malgré leur défiance et leur haine mutuelles. [8] Le seul point sur lequel ils différassent, c'est que le sénat et les consuls ne voyaient d'espoir que dans les armes; tandis que le peuple préférait tout à la guerre. [9] Spurius Nautius et Sextus Furius étaient alors consuls. Pendant qu'ils passaient en revue les légions, et qu'ils distribuaient des corps armés le long des murs et dans d'autres lieux où ils avaient jugé utile de placer des postes et des sentinelles, une foule nombreuse de gens, qui demandaient la paix, vint les effrayer par des cris séditieux; ensuite, elle les 88  obligea de convoquer le sénat, et de proposer l'envoi d'une députation vers Gnaeus Marcius. [10] Les sénateurs acceptèrent la proposition, quand ils eurent vu le courage du peuple chanceler. Les députés envoyés à Marcius pour traiter de la paix rapportèrent cette dure réponse : [11] « Si l'on rend aux Volsques leur territoire, on pourra traiter de la paix. Mais si les Romains voulaient jouir de leurs conquêtes au sein du repos, lui qui n'a oublié ni l'injustice de ses concitoyens, ni les bienfaits de ses hôtes, il s'efforcera de faire voir que l'exil a stimulé et non abattu son courage. » [12] Envoyés une seconde fois, les mêmes députés ne sont pas admis dans le camp. Suivant la tradition, les prêtres aussi, couverts de leurs ornements sacrés, se présentèrent, en suppliants, aux portes du camp ennemi; ils ne parvinrent pas plus que les députés à fléchir le courroux de Coriolan. 

XL. [1] Alors, les dames romaines se rendent en foule auprès de Véturie, mère de Coriolan, et de Volumnie sa femme. Cette démarche fut-elle le résultat d'une délibération publique, ou l'effet d'une crainte naturelle à ce sexe ? je ne saurais le décider. [2] Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elles obtinrent que Véturie, malgré son grand âge, et Volumnie, portant dans ses bras deux fils qu'elle avait eus de Marcius, viendraient avec elles dans le camp des ennemis, et que, femmes, elles défendissent, par les larmes et les prières, cette ville que les hommes ne pouvaient défendre par les armes. [3] Dès qu'elles furent arrivées devant le camp, et qu'on eut annoncé à Coriolan qu'une troupe nombreuse de femmes se présente; lui que, ni la majesté de la république, dans la personne de ses ambassadeurs, ni l'appareil touchant et sacré de la religion, dans la personne de ses prêtres, n'avait pu émouvoir, se promettait d'être plus insensible encore à des larmes féminines. [4] Mais, quelqu'un de sa suite ayant reconnu, dans la foule, Véturie, remarquable par l'excès de sa douleur, debout au milieu de sa bru et de ses petits-enfants, vint lui dire : « Si mes yeux ne me trompent, ta mère, ta femme et tes enfants sont ici. » [5] Coriolan, éperdu et comme hors de lui-même, s'élance de son siège, et court au-devant de sa mère pour l'embrasser; mais elle, passant tout à coup des prières à l'indignation : « Arrête, lui dit-elle, avant de recevoir tes embrassements, que je sache si je viens auprès d'un ennemi ou d'un fils; et si dans ton camp je suis ta captive ou ta mère ? [6] N'ai-je donc tant vécu, ne suis-je parvenue à cette déplorable vieillesse, que pour te voir exilé, puis armé contre ta patrie ? As-tu bien pu ravager cette terre qui t'a donné le jour, et qui t'a nourri ? [7] Malgré ton ressentiment et tes menaces, ton courroux, en franchissant nos frontières, ne s'est pas apaisé à la vue de Rome; tu ne t'es pas dit : derrière ces murailles sont ma maison, mes pénates, ma mère, ma femme et mes enfants ? [8] Ainsi donc, si je n'avais point été mère, Rome ne serait point assiégée; si je n'avais point de fils, je mourrais libre dans une patrie libre. Pour moi, désormais, je n'ai plus rien à craindre qui ne soit plus honteux pour toi, que malheureux pour ta mère, et quelque malheureuse que je sois, je ne le serai pas longtemps. [9] Mais, ces enfants, songe à eux : si tu persistes, une mort prématurée les attend ou une longue servitude. » À ces mots, l'épouse et les enfants de Coriolan l'embrassent; 89 les larmes que versent toutes ces femmes, leurs gémissements sur leur sort et sur celui de la patrie, brisent enfin ce cœur inflexible; [10] après avoir serré sa famille dans ses bras, il la congédie, et va camper à une plus grande distance de Rome; ensuite, il fit sortir les légions du territoire romain, et périt, dit-on, victime de la haine qu'il venait d'encourir. D'autres historiens rapportent sa mort d'une manière différente. Je lis dans Fabius, le plus ancien de tous, qu'il vécut jusqu'à un âge avancé; [11] du moins, il rapporte que souvent il répétait, à la fin de sa vie : « L'exil est bien plus pénible pour un vieillard. » Les Romains n'envièrent point aux femmes la gloire qu'elles venaient d'acquérir; tant l'on connaissait peu alors l'envie qui rabaisse le mérite d'autrui. [12] Pour perpétuer le souvenir de cet événement, un temple fut élevé, et on le consacra à la fortune des femmes. Ensuite les Volsques, secondés par les Èques, reparurent sur le territoire romain; mais les Èques ne voulurent pas obéir plus longtemps à Attius Tullius. [13] Alors, les deux peuples se disputèrent pour savoir qui, des Volsques ou des Èques, donnerait un général à l'armée confédérée; il s'ensuivit une sédition qui se termina par un sanglant combat. Dans cette lutte, aussi désastreuse qu'opiniâtre, la fortune du peuple romain détruisit les deux armées des ennemis. [14] L'année suivante, Titus Sicinius et Gaius Aquilius furent créés consuls. Sicinius fut chargé de combattre les Volsques; Aquilius, les Herniques, qui avaient pris aussi les armes. Cette année, les Herniques furent vaincus; dans la guerre contre les Volsques, les avantages furent balancés. 

XLI. [1] Les consuls suivants furent Spurius Cassius et Proculus Verginius. On conclut avec les Herniques un traité qui leur enleva les deux tiers de leur territoire. Cassius se proposait d'en donner la moitié aux Latins, et l'autre moitié au peuple. [2] Il voulait ajouter à ce présent quelques portions de territoire, qu'il accusait des particuliers d'avoir usurpées sur l'état. Un grand nombre de patriciens étaient alarmés du danger qui menaçait leurs intérêts et leurs propres possessions; mais le sénat tout entier tremblait pour la république, en voyant un consul se ménager, par ses largesses, un crédit dangereux pour la liberté. [3] Ce fut alors, pour la première fois, que fut promulguée la loi agraire, qui, depuis cette époque jusqu'à la nôtre, n'a jamais été mise en question sans exciter de violentes commotions. [4] L'autre consul s'opposait au partage, soutenu par les sénateurs, et n'ayant pas même à lutter contre tout le peuple, dont une partie commençait à se dégoûter d'un présent qu'on enlevait aux citoyens pour le leur faire partager avec les alliés; [5] d'ailleurs, il entendait souvent le consul Verginius répéter dans les assemblées, comme s'il obéissait à une inspiration prophétique, « que les faveurs de son collègue étaient empoisonnées; que ces terres deviendraient, pour leurs nouveaux possesseurs, un instrument de servitude; qu'on se frayait le chemin de la royauté. [6] Pourquoi donc accueillir ainsi les alliés et les Latins ? Pourquoi rendre aux Herniques, naguère les ennemis de Rome, le tiers du territoire conquis sur eux, si ce n'est pour que ces peuples mettent à leur tête Cassius, au lieu de Coriolan ? » [7] L'adversaire de la loi 90 agraire commençait, malgré son opposition, à gagner de la popularité. Bientôt, l'un et l'autre consul flattèrent le peuple à l'envi. Verginius déclarait qu'il consentirait au partage des terres, pourvu qu'on n'en disposât qu'en faveur des citoyens romains. [8] Cassius, que sa condescendance intéressée pour les alliés, dans la distribution des terres, avait rendu méprisable aux yeux des citoyens, voulait, pour se réconcilier les esprits par un nouveau bienfait, qu'on fît remise au peuple de l'argent reçu pour le blé de Sicile. [9] Mais le peuple rejeta dédaigneusement ce don, comme s'il y voyait le prix de la royauté. Ainsi ce soupçon, une fois enraciné dans les esprits, faisait mépriser, comme au sein de l'abondance, les présents que leur faisait le consul. [10] À peine sorti de charge, il fut condamné et mis à mort; voilà ce qui est certain. Quelques auteurs prétendent que son père ordonna lui-même son supplice; qu'ayant instruit dans sa maison le procès de son fils, il le fit battre de verges et mettre à mort, et consacra son pécule à Cérès. On en fit une statue avec cette inscription : « Donné par la famille Cassia ». [11] Je trouve dans quelques historiens, et ce récit me paraît plus vraisemblable, qu'il fut accusé de haute trahison par les questeurs Gaius Fabius et Lucius Valérius, et condamné par un jugement du peuple, qui ordonna aussi que sa maison fût rasée; c'est la place qu'on voit devant le temple de la Terre. [12] Au reste, que son arrêt ait été prononcé par son père ou par le peuple, il fut condamné sous le consulat de Servius Cornélius et de Quintus Fabius.

XLII. [1] Le courroux du peuple contre Cassius ne fut pas de longue durée, et la loi agraire, quand on en eut fait disparaître l'auteur, offrait par elle-même un grand charme à tous les esprits; cette cupidité du peuple fut encore enflammée par l'avarice des patriciens, qui, après une victoire remportée cette année sur les Volsques et les Èques, frustrèrent le soldat du butin. [2] Tout ce qu'on avait pris sur l'ennemi fut vendu par le consul Fabius, et le prix en fut porté dans le trésor. La conduite du dernier consul avait rendu le nom de Fabius odieux au peuple. Cependant les patriciens parvinrent à faire nommer Caeso Fabius consul avec Lucius Aemilius; [3] la fureur du peuple s'en accrut, et les troubles civils attirèrent une guerre étrangère; et la guerre, à son tour, suspendit les troubles civils. Les patriciens et le peuple, d'un mouvement unanime, marchèrent contre les Volsques et les Èques qui avaient repris les armes, et, sous les ordres d'Aemilius, remportèrent une grande victoire. [4] Toutefois la déroute coûta la vie à plus d'ennemis que le combat, tant les cavaliers s'acharnèrent à la poursuite des fuyards. [5] Cette même année, aux ides de Quinctilis, eut lieu la dédicace du temple de Castor. C'était un voeu que le dictateur Postumius avait fait dans la guerre contre les Latins; son fils, nommé duumvir à cet effet, présida à la cérémonie. [6] L'appât de la loi fut encore mis en avant cette année pour séduire les esprits du peuple. Les tribuns relevaient l'importance de leur populaire magistrature par cette loi populaire. Les patriciens, jugeant que la multitude n'était par elle-même que trop portée à la violence, redoutaient ces largesses comme autant d'encouragements à l'audace. Ils trouvèrent dans les deux consuls des chefs qui dirigèrent la résistance avec vigueur. [7] Cet ordre l'emporta donc cette année et assura sa victoire pour l'année suivante, en donnant le consulat à Marcus Fabius, frère de 91 Caeso, et à Lucius Valérius, encore plus odieux aux plébéiens, pour avoir accusé Spurius Cassius. [8] La lutte continua cette année contre les tribuns. La loi fut présentée vainement, et ses défenseurs virent s'émousser dans leurs mains cette arme vaine. Le nom de Fabius devint considérable, après trois consulats consécutifs, qui furent presque une guerre continuelle contre le tribunat; aussi cette dignité resta-t-elle quelque temps dans cette famille, comme ne pouvant être mieux placée. [9] Bientôt commença la guerre contre les Véiens, et une nouvelle rébellion des Volsques. Mais Rome semblait avoir des forces surabondantes contre l'ennemi étranger; elle en usait l'excès dans des luttes intestines. [10] À cette funeste disposition des esprits, se joignirent des prodiges célestes qui, presque chaque jour, à la ville et dans la campagne, annonçaient de nouvelles menaces. Les devins, que consultent et l'état et les particuliers, sur les entrailles des victimes et sur le vol des oiseaux, déclarent que la colère des dieux n'a d'autre cause que l'inexactitude apportée dans l'accomplissement des rites sacrés. [11] Ces terreurs eurent cependant pour résultat la condamnation de la Vestale Oppia, qui paya de sa mort la violation du voeu de chasteté. 

XLIII. [1] Quintus Fabius et Caius Julius sont ensuite nommés consuls. Cette année, les discordes intérieures ne s'apaisèrent pas et la guerre extérieure fut plus terrible encore : les Èques prirent les armes; les Véiens vinrent ravager le territoire de Rome. Ces guerres inspirant une inquiétude toujours croissante, on nomme consuls Caeso Fabius et Spurius Furius. [2] Les Èques faisaient le siège d'Ortona, ville des Latins; les Véiens, rassasiés de pillage, menaçaient déjà d'assiéger Rome elle-même. [3] Ces craintes, qui auraient dû calmer la fureur du peuple, ne faisaient que l'irriter. Il en revenait à l'habitude de se refuser au service militaire. Ce n'était pas, il est vrai, de son propre mouvement; c'était le tribun Spurius Licinius qui, croyant le moment favorable et l'extrémité où l'on se trouvait assez pressante pour imposer la loi agraire aux patriciens, avait entrepris de s'opposer aux enrôlements. [4] Du reste toute la haine qu'inspirait le tribunat se tourna contre lui, et ses propres collègues furent pour lui des adversaires non moins violents que les consuls qui, avec leur secours, parvinrent à effectuer les levées. [5] Deux armées sont formées pour les deux guerres qu'on avait tout à la fois. L'une, conduite par Fabius, marche contre les Èques; l'autre, sous Furius, va combattre les Véiens. La guerre contre les Véiens n'offrit rien de remarquable; [6] quant à Fabius, il eut plus à faire avec ses soldats qu'avec l'ennemi. Ce grand homme, ce consul soutint seul la république, que son armée, en haine du consul, trahissait autant qu'il était en elle. [7] En effet, indépendamment des autres preuves qu'il donna de ses talents militaires, soit dans les préparatifs, soit dans les opérations de la guerre, il avait si bien disposé ses troupes, qu'une charge de la cavalerie suffit seule pour enfoncer les ennemis; mais l'infanterie refusa de poursuivre les fuyards; [8] insensibles, non pas seulement aux exhortations d'un chef odieux, mais même à leur propre déshonneur, à la honte qui, pour le moment présent, allait rejaillir sur la république, et aux dangers qui les menaçaient 92 eux-mêmes dans l'avenir, si les ennemis reprenaient courage, ils s'obstinèrent à ne point avancer d'un pas, et ne voulurent même point rester en bataille. [9] Sans en avoir reçu l'ordre, ils quittent leurs rangs, et tristes [on dirait presque vaincus], maudissant tantôt le consul, tantôt le dévouement de la cavalerie, ils rentrent dans le camp. [10] Le général ne trouva aucun remède contre la contagion d'un tel exemple; tant il est vrai que les plus grands hommes trouvent plus facilement le secret de vaincre l'ennemi que celui de conduire les citoyens. [11] Le consul revint à Rome, ayant moins ajouté à sa gloire qu'irrité et exaspéré la haine des soldats contre lui. Les patriciens eurent cependant assez d'influence pour maintenir le consulat dans la maison des Fabius. Ils nomment consul Marcus Fabius, auquel on donne pour collègue Gnaeus Manlius. 

XLIV. [1] Cette année, un nouveau tribun se présenta pour soutenir la loi agraire; ce fut Tibérius Pontificius. Suivant la même marche que Spurius Licinius, comme si elle eût réussi, il arrêta quelque temps les levées. [2] Les sénateurs s'en troublèrent de nouveau; mais Appius Claudius leur dit : « Que la puissance tribunitienne avait été vaincue l'année précédente, qu'elle l'était dans le présent par le fait même, et pour l'avenir par l'exemple, puisqu'on avait découvert qu'elle pouvait se dissoudre par ses propres forces; [3] qu'il se trouverait toujours quelque tribun disposé pour lui-même à remporter la victoire sur son collègue, et dans l'intérêt public à se concilier la faveur du premier ordre de l'État. Que si plusieurs étaient nécessaires, plusieurs seraient prêts à soutenir les consuls : mais qu'il n'était besoin que d'un seul contre tous les autres. [4] Que c'était aux consuls et aux patriciens les plus influents à gagner, sinon tous les tribuns, au moins quelques-uns d'entre eux, à la cause de la république et du sénat. » [5] Les patriciens suivirent le conseil d'Appius, tous parlaient aux tribuns avec douceur et bienveillance; les consulaires, selon qu'ils avaient plus ou moins de droits sur chacun d'eux en particulier, obtinrent, les uns par affection, les autres par autorité, qu'ils n'emploieraient les forces du tribunat que dans l'intérêt de la république. [6] Secondés par quatre tribuns contre le seul qui entravait le service public, les consuls parviennent à faire les levées. [7] Ensuite ils marchent contre les Véiens, auxquels l'Étrurie avait de toute part envoyé des secours, moins à cause de l'intérêt qu'ils inspiraient, que dans l'espérance de voir Rome se détruire elle-même par ses discordes intestines. [8] Dans toutes les assemblées, les chefs de l'Étrurie répétaient : « Que la puissance de Rome serait éternelle, sans les séditions où les Romains se déchiraient les uns les autres. C'était là, suivant eux, le seul poison, le seul principe de mort qui pût amener la ruine des États puissants. [9] Ce fléau, longtemps comprimé par la sagesse du sénat et la patience du peuple, avait atteint sa dernière période. D'une cité, la discorde en avait fait deux, dont chacune avait ses magistrats et ses lois. [10] D'abord c'est à l'occasion des levées, que s'est déchaînée leur fureur; mais une fois en campagne, ils obéissaient encore à la voix du général. Aussi, quelque eût été l'état intérieur de la ville, elle avait pu conserver sa puissance, parce que la discipline militaire s'était 93 maintenue; mais aujourd'hui, le soldat romain prenait au camp même l'habitude de désobéir à ses magistrats. [11] Dans la dernière guerre, sur le champ de bataille, au moment même du combat, l'armée, d'un accord unanime, avait livré volontairement la victoire aux Èques déjà vaincus. Elle avait déserté ses drapeaux, abandonné son général pendant l'action, et était rentrée dans le camp sans attendre aucun ordre. [12] Certes, pour peu qu'on fît d'efforts, Rome serait vaincue par ses propres soldats; il suffirait de lui déclarer, de lui montrer la guerre : les destins et les dieux feraient d'eux-mêmes le reste. » Ces espérances avaient armé les Étrusques, après tant d'alternatives de défaites et de succès. 

XLV. [1] Les consuls, de leur côté, ne redoutaient rien tant que leurs forces, que leur armée. Le souvenir du funeste exemple donné pendant la dernière guerre les détournait de s'engager assez pour avoir à craindre deux armées à la fois. [2] Aussi, renfermés dans leur camp, ils évitaient le combat, dans la crainte d'un double péril : « Le temps, et peut-être même une occasion fortuite, calmerait les ressentiments, et guérirait les esprits malades. » [3] Mais cette conduite ne fit qu'accroître la présomption des Véiens et des Étrusques; ils défiaient les Romains au combat; et d'abord, pour les provoquer, ils vinrent caracoler le long du camp; puis, voyant qu'ils n'obtenaient rien, ils accablaient de railleries insultantes l'armée et les consuls eux-mêmes. [4] « Ils feignaient, disaient-ils, pour pallier leur terreur, d'être en proie aux discordes intestines, et les consuls se défiaient du courage de leurs troupes bien plutôt que de leur obéissance. Étrange sédition, sans doute, que le silence et l'inaction chez des hommes qui ont les armes à la main ! » Puis c'étaient des saillies, fondées ou non sur l'origine récente des Romains, et sur l'obscurité de leur race. [5] Ces insultes, qui viennent retentir jusqu'au pied même des retranchements et jusqu'aux portes du camp, les consuls les supportent avec une joie secrète. Mais la multitude, qui ne peut s'expliquer cette impassibilité de ses chefs, se sent agitée par l'indignation et par la honte, et peu à peu oublie les querelles intestines. Ils ne veulent pas laisser impunie l'insolence des Étrusques; ils ne veulent pas non plus assurer le triomphe des patriciens, des consuls; la haine de l'étranger et la haine des ennemis domestiques combattent dans leurs coeurs; [6] enfin, la haine de l'étranger l'emporte, tant l'ennemi montrait d'orgueil et d'insolence dans ses sarcasmes. Les Romains entourent en foule le prétoire; ils demandent le combat, ils veulent qu'on en donne le signal. [7] Les consuls, sous le prétexte de délibérer, se retirent à l'écart et prolongent la conférence. Ils désiraient combattre; mais il leur fallait réprimer et cacher ce désir pour que leur résistance et leurs délais donnassent un nouvel élan au courage déjà si excité des soldats. [8] Ils répondent enfin que la demande est prématurée; qu'il n'est pas encore temps de combattre; qu'il faut se tenir renfermés dans le camp. Puis un édit formel défend le combat : quiconque combattra, sans en attendre l'ordre, sera traité en ennemi. [9] Ainsi congédiés, les soldats, qui sont convaincus de la répugnance des consuls pour le combat, n'en ressentent que plus d'ardeur guerrière. D'un autre côté, les ennemis s'approchent avec encore plus d'arrogance, dès qu'ils apprennent la défense 94 des consuls. [10] Leurs insultes seraient désormais impunies; on n'osait plus confier des armes au soldat; tout finirait bientôt par la plus violente explosion, et la puissance romaine touchait à son terme. Forts de cet espoir, ils courent aux portes, ils accablent l'armée d'invectives; ils ne se défendent qu'avec peine d'attaquer le camp. [11] Les Romains ne pouvaient plus longtemps supporter ces affronts. De toutes les parties du camp on accourt auprès des consuls. Ce n'est plus, comme la première fois, avec des ménagements et par l'entremise des principaux centurions qu'ils présentent leur demande; tous à la fois réclament à grands cris. Le moment était venu; toutefois les consuls tergiversent encore. [12] Fabius, enfin, voyant le tumulte s'accroître, et son collègue près de céder dans la crainte d'une sédition, ordonne aux trompettes de sonner le silence : « Je sais, Gnaeus Manlius, dit-il à son collègue, que ces soldats peuvent vaincre; mais j'ignore s'ils le veulent; et eux-mêmes en sont la cause. [13] Aussi ai-je pris la ferme résolution de ne point donner le signal du combat, qu'ils n'aient juré de revenir vainqueurs. Le soldat a pu tromper une fois son général sur le champ de bataille; il ne saurait tromper les dieux. » Alors un centurion, Marcus Flavoleius, l'un des plus ardents à demander le combat, s'écrie : [14] « Marcus Fabius, je reviendrai vainqueur. » S'il manque à sa parole, il appelle sur lui la colère de Jupiter, de Mars, père des combats, et de tous les autres dieux. L'armée entière répète après lui le même serment et les mêmes imprécations. On donne alors le signal : tous prennent leurs armes et volent au combat, pleins de courroux et d'espérance. [15] Que maintenant les Étrusques leur lancent des injures; que cet ennemi, si hardi en paroles, vienne les affronter, maintenant qu'ils ont des armes ! [16] Tous, en ce jour, plébéiens et patriciens, firent des prodiges de valeur. Mais les Fabius se distinguèrent entre tous : les luttes intestines leur avaient aliéné l'affection du peuple, ils veulent la reconquérir dans ce combat. L'armée se range en bataille : les Véiens et les Étrusques ne refusent point l'engagement.

XLVI. [1] Ils se tenaient presque assurés que les Romains ne se battraient pas plus contre eux que contre les Èques; ils croyaient même pouvoir compter sur quelque résolution plus éclatante dans l'état d'irritation où se trouvaient les esprits, dans une occasion doublement avantageuse. [2] L'événement trompa leur attente : jamais, dans aucune guerre, les Romains n'avaient engagé l'action avec plus d'acharnement, tant les insultes de l'ennemi et les retards des consuls les avaient exaspérés. [3] À peine les Étrusques eurent-ils le temps de se déployer, à peine, dans le premier trouble, eurent-ils jeté au hasard plutôt que lancé leurs javelots, que déjà on en était venu aux mains, que déjà on se frappait de l'épée, celui de tous les genres de combats où Mars déchaîne le plus ses fureurs. [4] Aux premiers rangs, les Fabius donnaient un beau spectacle, un bel exemple à leurs concitoyens. L'un d'eux, Quintus Fabius, consul trois ans auparavant, s'avançait le premier contre les rangs serrés des Véiens, lorsqu'un soldat étrusque, fier de sa force et de son adresse, le surprend au milieu d'un gros d'ennemis et lui perce le sein de son épée : Fabius arrache le fer de sa blessure, et tombe. [5] La chute d'un seul homme se fit sentir dans les deux armées. Déjà même les Romains lâchaient 95 pied, lorsque le consul Marcus Fabius s'élance en avant du corps de son parent, et présentant son bouclier à l'ennemi : « Soldats, s'écrie-il, avez-vous juré de rentrer en fuyards dans votre camp ? Vous craignez donc plus de lâches ennemis que Mars et Jupiter, par qui vous avez juré. [6] Pour moi, qui n'ai pas fait de serment, je retournerai vainqueur ou je tomberai en combattant près de toi, Quintus Fabius. Alors Caeso Fabius, consul de l'année précédente, s'adressant à Marcus :  »Est-ce par des paroles, mon frère, que tu crois obtenir d'eux qu'ils combattent ? Les dieux seuls l'obtiendront, les dieux témoins de leurs serments. [7] Pour nous, comme il convient aux premiers de l'état, comme il est digne du nom des Fabius, sachons par notre exemple, plutôt que par nos exhortations, enflammer le courage de nos soldats.«  Aussitôt les deux Fabius volent au premier rang la lance en arrêt, et entraînent avec eux toute l'armée.

XLVII. [1] C'est ainsi que le combat s'était rétabli de ce côté. Dans le même temps le consul Gnaeus Manlius luttait avec non moins de vigueur à l'autre aile où la fortune se montra presque la même. [2] En effet, tant que Manlius, de même que sur l'autre point Quintus Fabius, avait poussé l'épée dans les reins l'ennemi déjà presque en déroute, ses soldats l'avaient suivi pleins d'ardeur, mais, lorsqu'une grave blessure l'eût forcé de quitter le champ de bataille, persuadés qu'il était mort, ils commencèrent à lâcher pied, [3] et ils auraient même pris la fuite, si l'autre consul, accourant ventre à terre sur ce point, avec quelques escadrons de cavalerie, et criant que son collègue vivait encore, et que lui-même, victorieux à l'autre aile, venait les soutenir, n'eût, par sa présence, arrêté la déroute. [4] Manlius aussi vient s'offrir à leurs yeux, pour rétablir le combat. La vue des deux consuls, qu'ils connaissent bien, enflamme le courage des soldats : déjà, d'ailleurs, la ligne des ennemis avait perdu de sa profondeur; car, se fiant sur la supériorité de leur nombre, ils avaient détaché leur réserve, pour l'envoyer assiéger le camp. [5] Elle l'emporte d'assaut, sans beaucoup de résistance; mais tandis qu'elle oublie le combat, pour ne songer qu'au butin, les triaires romains, qui n'avaient pu supporter le premier choc, font donner avis aux consuls de l'état où en sont les choses; puis, se ralliant autour du prétoire, ils retournent d'eux-mêmes à l'attaque. [6] Pendant ce temps, le consul Manlius revient au camp, place des soldats à toutes les portes, et ferme à l'ennemi toute issue. Le désespoir enflamme les Étrusques, non pas tant d'audace que de rage. Après avoir, à plusieurs reprises, tenté inutilement de s'échapper par les points où l'espoir leur montrait une issue, un peloton de jeunes guerriers se jette sur le consul lui-même, qu'ils reconnaissent à son armure. [7] Les premiers traits furent parés par ceux qui l'entouraient; mais bientôt ils ne purent résister à un choc si violent : le consul, blessé à mort, tombe, et tout se dissipe. [8] L'audace des Étrusques redouble; les Romains, poursuivis par la terreur, courent, dans leur effroi, d'un bout du camp à l'autre, et le mal allait être sans remède, si les lieutenants, après avoir fait enlever le corps du consul, n'eussent ouvert une porte pour donner passage à l'ennemi. [9] II se précipite par cette issue; mais cette 96 troupe en désordre rencontre dans sa fuite l'autre consul victorieux, qui la taille en pièces et la met en déroute. La victoire était glorieuse, mais attristée par ces deux grands trépas. [10] Aussi, le consul, quand le sénat lui décerna le triomphe, répondit,  »Que si l'armée pouvait triompher sans le général, il y consentirait volontiers, en considération de sa brillante conduite dans cette guerre; mais que pour lui, quand sa famille était frappée par la mort de son frère Quintus Fabius, quand la république était orpheline de l'un de ses consuls, il n'accepterait pas un laurier flétri par le deuil public et par celui de sa famille.  » [11] Ce triomphe refusé fut plus glorieux pour lui que tout l'éclat d'une pompe triomphale, tant il est vrai que la gloire refusée à propos revient parfois plus éclatante et plus belle. Fabius célébra ensuite les funérailles de son collègue et celles de son frère. Chargé de prononcer l'éloge funèbre de l'un et de l'autre, il leur accorda les louanges qu'ils avaient méritées, et dont la plus grande part lui revenait. [12] Toujours occupé du projet qu'il avait conçu dès son entrée au consulat, de reconquérir l'affection du peuple, il répartit le soin des soldats blessés entre les familles patriciennes. Ce fut aux Fabius qu'il en donna le plus, et nulle part ils ne furent mieux traités. Dès lors cette famille devint chère au peuple, et cet amour elle ne le dut qu'à des moyens salutaires pour la république. 

XLVIII. [1] Aussi, Caeso Fabius, que les suffrages du peuple, non moins que ceux des sénateurs, avaient porté au consulat avec Titus Verginius, résolut de ne s'occuper ni de guerres ni d'enrôlements, ni d'aucun autre soin, qu'il n'eût, avant tout, comme il était permis d'en concevoir l'espérance, rétabli la concorde et réconcilié le peuple avec les patriciens. [2] Dans cette intention, il proposa, dès le commencement de l'année, au sénat, de ne pas attendre qu'un tribun eût mis en avant une loi agraire; mais de prendre les devants et de partager au peuple, le plus également qu'il se pourrait, les terres prises sur l'ennemi. « Il est juste, disait-il, que ceux-là les possèdent qui les ont acquises par leurs sueurs et par leur sang. » [3] Les sénateurs rejetèrent cet avis avec dédain : quelques-uns même se plaignirent de voir que le caractère autrefois si énergique de Caeso s'était amolli et affaissé sous le poids de sa gloire. Toutefois il n'y eut pendant cette année aucuns troubles civils. [4] Les Latins étaient fatigués par les incursions des Èques; Caeso, qu'on envoie à leur secours avec une armée, pénètre à son tour sur le territoire des Èques, qu'il ravage. Alors ils se renferment dans leur ville et se tiennent cachés derrière leurs murailles, en sorte qu'il n'y eut aucun engagement remarquable. [5] Mais du côté des Véiens on essuya un grand échec par la témérité de l'autre consul, et c'en était fait de l'armée, si Caeso Fabius n'était venu à temps la secourir. Depuis ce moment on ne fut avec les Véiens ni en paix ni en guerre, et les hostilités s'étaient pour ainsi dire transformées en brigandages. [6] Apprenaient-ils que les légions romaines s'étaient mises en campagne, ils se retiraient dans leurs villes : à peine les savaient-ils éloignées, ils recommençaient leurs incursions, opposant tour à tour l'inaction à la guerre, la guerre à l'inaction. Ainsi il était impossible d'abandonner cette lutte, impossible de lui donner 97 une fin. On avait d'ailleurs à s'occuper d'autres guerres; car les Èques et les Volsques, qui ne restaient jamais en repos que le temps nécessaire pour oublier leur dernière défaite, étaient déjà en armes; et d'un autre côté on pouvait prévoir que les Sabins, toujours ennemis de Rome, allaient bientôt se mettre en mouvement, ainsi que toute l'Étrurie. [7] Les Véiens, ennemis plus importuns que redoutables, plus insolents que dangereux, inquiétaient cependant les esprits, car on ne pouvait en aucun temps les perdre de vue, et ils ne permettaient pas qu'on portât son attention ailleurs. [8] Dans cette conjoncture, la famille des Fabius se présente au sénat, et le consul parle au nom de sa famille : « Vous le savez, Pères conscrits, la guerre contre Véies demande plutôt des forces toujours actives que des forces considérables. Occupez-vous des autres guerres, et opposez les Fabius aux Véiens. Nous nous faisons fort que de ce côté la majesté du nom romain n'aura rien à souffrir. [9] Cette guerre, qui sera pour nous comme une affaire de famille, nous voulons la soutenir à nos propres frais. Que la république porte ailleurs et son argent et ses soldats. » On leur fait de grands remerciements. [10] Le consul, au sortir du sénat, retourne chez lui, accompagné de toute la troupe des Fabius qui était restée sous le vestibule de la curie, attendant le sénatus-consulte. Après avoir reçu l'ordre de se trouver, le lendemain en armes à la porte du consul, ils se retirent chez eux. 

XLIX. [1] Cette nouvelle se répand dans toute la ville; on élève aux nues les Fabius : « Une seule famille avait pris sur soi un fardeau qui pesait sur toute la république ! La guerre de Véies devenue une affaire, une querelle privée ! [2] Ah ! s'il existait dans Rome deux familles pareilles, et que l'une réclamât pour elle les Volsques, l'autre les Èques, Rome, sans sortir d'une paix profonde, verrait bientôt tous les peuples voisins soumis. » Le lendemain, les Fabius prennent leurs armes; ils se réunissent au lieu prescrit. [3] Le consul, revêtu de la chlamyde de général, sort, et trouve sous le vestibule sa famille entière rangée en bataille. Il se place au centre et fait lever les enseignes. Jamais on ne vit défiler dans Rome une armée si petite par le nombre et si grande par sa renommée et par l'admiration publique. [4] Trois cent six guerriers, tous patriciens, tous d'une même famille, dont pas un n'eût été jugé indigne de présider le sénat dans ses plus beaux jours, s'avançaient contre un peuple tout entier, menaçant de l'anéantir avec les forces d'une seule famille. [5] Derrière eux, marchait la troupe de leurs parents et de leurs amis, qui ne roulaient dans leur esprit rien de médiocre, mais dont les espérances comme les craintes ne connaissaient point de bornes. Puis venait la foule du peuple, qui, dans son vif intérêt et son admiration pour eux, était comme frappé de stupeur : [6] « Qu'ils partent pleins de courage, qu'ils parlent sous d'heureux auspices, et que le succès soit digne de leur entreprise; qu'ils comptent à leur retour sur les consulats, les triomphes, toutes les récompenses et tous les honneurs. » [7] En passant devant le Capitole, la citadelle et les autres temples, ils implorent toutes les divinités qui s'offrent à leurs yeux, ou à leur esprit; ils les conjurent de veiller sur cette noble troupe, et de la rendre bientôt saine et sauve à sa patrie, à sa famille. [8] Inutiles prières ! Route malheureuse ! les Fabius passent par l'arcade de droite de la porte Carmentale, et arrivent sur les rives du Crémère; cette position leur paraît avantageuse et ils la fortifient. [9] Dans l'intervalle, Lucius Aemilius et Gaius Servilius sont nommés consuls. Tant que la guerre se borna au ravage des campagnes, les Fabius suffirent à la défense de leur position; ils purent même, franchissant la frontière qui sépare les Étrusques des Romains, mettre à couvert le territoire de Rome et porter la terreur chez les ennemis. [10] Cependant ces dévastations furent pour quelque temps suspendues; car les Véiens ayant appelé des troupes de l'Étrurie, viennent attaquer le fort de Crémère. Aussitôt le consul Lucius Aemilius amène les légions romaines et engage le combat avec les Étrusques, si toutefois on peut donner le nom de combat à un engagement où les Véiens eurent à peine le temps de se ranger en bataille; [11] car au milieu du désordre des premiers mouvements, tandis qu'ils se placent derrière les enseignes, et que leur corps de réserve prend position, la cavalerie romaine fait sur leurs flancs une charge si soudaine, qu'elle ne leur laisse le temps ni d'en venir aux mains, ni même de se former : [12] ainsi poursuivis jusqu'aux Rochers-Rouges, où ils avaient leur camp, ils demandent humblement la paix; mais à peine l'eurent-ils obtenue que, cédant à leur légèreté naturelle, ils s'en repentirent, avant même que les Romains eussent abandonné le poste de Crémère. 

 

L.

 

 

[1] La lutte se trouvait de nouveau engagée entre les Fabius et le peuple véien, sans que Rome mît en campagne de plus grandes forces, et ce n'étaient plus seulement des incursions sur le territoire ennemi, des escarmouches entre des partis qui se rencontraient, mais quelquefois aussi des affaires sérieuses, des combats dans les formes, [2] et souvent une seule famille romaine remporta la victoire sur l'une des cités les plus puissantes alors de l'Étrurie. [3] Les Véiens trouvèrent d'abord ces défaites dures et humiliantes; puis la circonstance même leur suggéra le dessein d'attirer dans une embuscade leur fougueux ennemi. Ils se réjouissaient de voir que des succès multipliés avaient accru l'audace des Fabius. [4] Aussi ces derniers, dans leurs excursions, rencontraient-ils souvent des troupeaux qui semblaient se trouver là par hasard, mais qu'on leur livrait à dessein; d'un autre côté, la fuite des laboureurs laissait les campagnes désertes, et des corps de troupes, envoyées pour repousser les pillards, lâchaient pied avec une frayeur plus souvent simulée que réelle. [5] Bientôt les Fabius en vinrent à mépriser tellement leur ennemi, qu'ils se crurent invincibles et se persuadèrent que dans aucun temps et dans aucun lieu on n'oserait leur résister. Cette confiance devint telle qu'apercevant un jour des troupeaux à une grande distance de Crémère, et sans s'inquiéter de quelques soldats ennemis qui se montraient épars dans la plaine, ils quittent leur position, [6] et, dans leur imprévoyance, s'élancent en désordre au-delà de l'embuscade placée dans le voisinage du chemin; puis se répandent dans la campagne pour rassembler le bétail que la frayeur a, comme d'ordinaire, dispersé çà et là. Tout à coup les troupes embusquées s'élancent. Devant, derrière, de tous côtés sont les ennemis. [7] D'abord, des cris 99 s'élèvent autour des Fabius et les épouvantent, bientôt les traits pleuvent de toutes parts. Les Étrusques serrent leurs rangs, et les Fabius se voient entourés d'un mur épais de soldats : plus l'ennemi se rapproche, plus l'espace se rétrécissant, ils sont eux-mêmes forcés de se ramasser. [8] Cette manoeuvre fait ressortir et leur petit nombre, et la multitude des Étrusques, dont les rangs se redoublent sur un terrain trop étroit. [9] Renonçant alors à faire face de tous côtés, comme ils l'avaient essayé d'abord, ils se portent, tous à la fois, sur un seul point, puis, concentrant là tous leurs efforts, ils se forment en coin, et s'ouvrent un passage. [10] Ils arrivèrent ainsi à une colline d'une pente douce où ils s'arrêtèrent. Bientôt, dès que l'avantage du lieu leur eut donné le temps de respirer et de se remettre d'un si grand effroi, ils repoussèrent les assaillants; et, forts de leur position ils allaient être vainqueurs malgré leur petit nombre, si un corps de Véiens, qui parvint à la tourner, ne se fût montré au sommet de la colline : [11] l'ennemi alors regagne sa supériorité. Tous les Fabius, sans exception, furent taillés en pièces, et leur fort tomba au pouvoir de l'ennemi. Il en périt trois cent six; c'est un fait avéré. Un seul, près d'entrer dans l'âge de puberté, et qui, pour ce motif, avait été laissé à Rome, devint la souche des Fabius, et c'est à lui que, dans les temps difficiles, le peuple romain, en paix comme en guerre, devra ses plus fermes soutiens. 

LI. [1] Au moment où ce désastre vint frapper Rome, Gaius Horatius et Titus Ménénius étaient déjà consuls. Ménénius fut sur-le-champ envoyé contre les Étrusques enorgueillis de leur victoire, [2] mais le sort des armes lui fut contraire, et les ennemis vinrent occuper le Janicule. Rome eut à en supporter un siège; et la famine se serait jointe à la guerre pour l'accabler [car les Étrusques avaient passé le Tibre], si le consul Horatius n'eût été rappelé du pays des Volsques. Ce qui prouve que cette guerre eut lieu sous les murs de Rome, c'est qu'un premier combat, qui laissa la victoire indécise, se livra près du temple de l'Espérance, un second à la porte Colline. [3] Dans ce dernier, quelque faible qu'eût été l'avantage des Romains, l'armée, en recouvrant son ancien courage, put espérer de plus brillants succès pour les combats à venir. [4] Aulus Verginius et Spurius Servilius sont nommés consuls. Depuis l'échec essuyé dans ta dernière affaire, les Véiens évitaient les batailles rangées : ils se contentaient de ravager les campagnes; et, du haut du Janicule, comme d'une citadelle, ils se précipitaient de tous côtés sur le territoire de Rome. Plus de sûreté nulle part, ni pour les troupeaux, ni pour les gens de la campagne. [5] Enfin ils furent pris dans le même piège où ils avaient fait tomber les Fabius. En poursuivant les troupeaux qu'à dessein on avait disséminés çà et là pour les attirer, ils donnèrent tête baissée dans une embuscade, et, comme ils étaient plus nombreux, on en fit aussi un plus grand carnage. [6] Le vif ressentiment de cet échec fut pour eux la cause et le prélude d'un échec plus terrible encore. En effet, ayant, de nuit, passé le Tibre, ils tentent de forcer le camp de Servilius; mais, repoussés avec une grande perte, ils eurent beaucoup de peine à se retirer sur le Janicule. [7] Sans perdre de temps, le consul, à son tour, traverse le Tibre, et vient camper au pied du Janicule. Le lendemain, au point du jour, enorgueilli par le succès de la veille, 100 mais poussé surtout par la disette aux résolutions les plus décisives, fussent-elles même dangereuses, il gravit témérairement le Janicule pour s'emparer du camp ennemi. [8] Mais, repoussé plus honteusement qu'il n'avait repoussé l'ennemi la veille, il ne dut son salut et celui de ses troupes qu'à l'arrivée de son collègue. [9] Pris entre deux armées, et fuyant tour à tour l'une et l'autre, les Étrusques furent taillés en pièces. C'est ainsi qu'une heureuse témérité mit fin à la guerre contre Véies. 

LII. [1] Rome, avec la paix, vit aussi diminuer le prix des vivres; car on fit venir des blés de la Campanie, et, quand la crainte de la famine fut dissipée, ceux qu'on avait tenus cachés reparurent. [2] Mais l'abondance et l'oisiveté portèrent de nouveau les esprits à la licence; et, dans l'absence des maux qui venaient autrefois du dehors, on en chercha dans Rome même. Les tribuns enivrent le peuple avec leur poison habituel, la loi agraire. Ils l'animent contre les patriciens qui leur résistent, et non pas seulement contre tous, mais contre chacun en particulier. [3] Quintus Considius et Titus Génucius, qui avaient proposé la loi agraire, assignent devant le peuple Titus Ménénius. Ils lui font un crime d'avoir laissé enlever le fort de Crémère, dont son camp n'était pas éloigné. [4] Il succomba. Mais les efforts du sénat, qui le défendit avec autant de chaleur que Coriolan, et la popularité de son père Agrippa, dont le souvenir n'était pas encore effacé, adoucirent l'arrêt des tribuns. [5] Après avoir demandé une condamnation capitale, ils réduisirent la peine à une amende de deux mille as. C'était encore un arrêt de mort : on prétend qu'il ne put supporter le chagrin de cette ignominie, et qu'une maladie l'emporta. [6] Bientôt, sous le consulat de Gaius Nautius et de Publius Valérius, on vit comparaître un nouvel accusé; c'était Spurius Servilius. À peine sorti de charge, il fut, dès le commencement de l'année, assigné par les tribuns Lucius Caedicius et Titus Statius. Mais ce ne fut point, comme l'avait fait Ménénius, avec ses prières ou celles des patriciens, mais bien avec la confiance que lui inspirait son innocence et son crédit, qu'il soutint les attaques des tribuns. [7] Son crime à lui, c'était ce combat qu'il avait livré aux Étrusques près du Janicule; mais, aussi intrépide dans ses propres dangers que dans ceux de la république, il réfuta par un discours énergique et les tribuns et le peuple. Il fit plus, il reprocha au peuple la condamnation et la mort de Titus Ménénius, dont le père lui avait rendu ses droits, donné ces magistratures et ces lois, dont il faisait aujourd'hui les instruments de ses faveurs. Tant d'audace écarta le danger. [8] Il fut aidé aussi par son collègue Verginius, qui, appelé en témoignage, lui fit partager sa gloire. Mais, ce qui le servit encore mieux, ce fut la condamnation de Ménénius, tant les esprits étaient changés. 

LIII. [1] Les luttes intestines avaient cessé : la guerre recommença contre les Véiens, auxquels les Sabins avaient uni leurs forces. Le consul Publius Valérius, quand on eut fait venir les troupes auxiliaires des Latins et des Herniques, fut envoyé coutre Véies avec son armée, et attaqua aussitôt le camp des Sabins, qui s'étaient établis devant les murs de leurs alliés. L'alarme qu'il répandit fut extrême, et tandis que les ennemis en 101 désordre s'élancent par manipules épars pour repousser le choc des assaillants, il s'empare de la première porte sur laquelle il avait dirigé d'abord son attaque. [2] Une fois les retranchements forcés, ce n'est plus un combat, mais un carnage. Du camp le tumulte se répand dans la ville; on eût dit que Véies était prise, à voir les habitants effrayés courir aux armes. Les uns volent au secours des Sabins; les autres se jettent sur les Romains que l'assaut du camp occupe tout entiers. [3] Cette attaque les arrête et les trouble un moment; mais bientôt ils font face des deux côtés, et la cavalerie, lancée par le consul, enfonce et met en déroute les Étrusques; ainsi, à la même heure, furent vaincues deux armées et deux nations les plus puissantes et les plus grandes des nations voisines de Rome. [4] Tandis que ces événements se passent devant Véies, les Volsques et les Èques étaient venus camper sur le territoire latin, et ravageaient les frontières. Les Latins, qui n'ont reçu de Rome ni un général, ni des secours, vont d'eux-mêmes, soutenus par les Herniques, enlever le camp ennemi; [5] ils y reprirent tout ce qu'on leur avait enlevé, et firent, en outre, un riche butin. Cependant on envoya de Rome contre les Volsques le consul Gaius Nautius. On trouvait mauvais, je pense, que des alliés prissent l'habitude de faire ainsi la guerre de leur propre mouvement et avec leurs propres forces sans qu'on leur envoyât de Rome un chef et une armée. [6] Il n'est sorte d'hostilités et d'outrages qu'on ne fit essuyer aux Volsques, et cependant on ne put les amener à livrer une bataille. 

LIV. [1] Lucius Furius et Gaius Manlius sont nommés consuls. La guerre contre Véies échut à Manlius; mais elle n'eut pas lieu. Les Véiens demandèrent une trêve de quarante ans, et on la leur accorda, moyennant un subside en argent et en blé. [2] À la paix extérieure succèdent immédiatement les discordes civiles : la loi agraire était toujours l'aiguillon dont les tribuns stimulaient la fureur du peuple. Les consuls, que n'effrayent ni la condamnation de Ménénius, ni le danger de Servilius, opposent une résistance énergique; mais, au sortir de charge, ils sont accusés par le tribun Gnaeus Génucius. [3] Lucius Aemilius et Opiter Verginius obtiennent le consulat. Je trouve dans quelques annales Vopiscus Julius à la place de Verginius. Au reste, cette année, quels qu'en aient été les consuls, Furius et Manlius, mis en jugement, prennent des habits de deuil, et s'adressent moins encore au peuple qu'aux jeunes patriciens : [4] ils les exhortent, ils les engagent « à renoncer aux honneurs et au gouvernement de la république; à ne plus regarder les faisceaux consulaires, la prétexte et la chaise curule, que comme les ornements d'une pompe funèbre; tous ces brillants insignes sont comme les bandelettes dont on pare la victime pour la conduire à la mort. [5] Si le consulat a pour eux tant de charme, qu'ils se persuadent bien que cette magistrature est désormais asservie et opprimée par la puissance tribunitienne. Que le consul, devenu l'appariteur des tribuns, doit attendre, pour agir, un signe, Un ordre de ses chefs. [6] Pour peu qu'il fasse un mouvement et tourne ses regards vers le sénat, pour peu qu'il pense que dans la république il y a un autre élément que la plèbe, l'exil de Coriolan, la condamnation et la mort de Ménénius, doivent s'offrir aussitôt à ses yeux. » [7] Animés par ce discours, les patriciens tiennent, non plus en public, mais en 102 secret, des assemblées où ils n'admettent qu'un petit nombre d'amis. Là, comme il n'était question que de sauver les accusés par des voies justes ou injustes, les avis les plus violents étaient ceux qu'on goûtait le plus, et il ne manquait pas de bras prêts à exécuter les projets les plus hardis. [8] Aussi, le jour du jugement arrivé, le peuple, qui se tenait sur le forum dans une attente pleine d'impatience, s'étonne d'abord de ne pas voir le tribun descendre dans le forum. Ensuite, ce long délai commence à paraître suspect; on croit que, gagné par les grands, il s'est désisté de son accusation; et l'on se plaint qu'il ait abandonné et trahi la cause publique. [9] Enfin, ceux qui se trouvaient devant le vestibule du tribun viennent annoncer qu'on l'a trouvé mort chez lui. À peine ce bruit s'est-il répandu dans l'assemblée, que, semblables à une armée qui a perdu son général, tous se dispersent de côté et d'autre. Les plus effrayés étaient les tribuns, qui apprennent, par la mort de leur collègue, à quel point les Lois Sacrées sont pour eux un faible secours. [10] Les patriciens, de leur côté, ne savent pas assez modérer l'expression de leur joie; on se repentait si peu de ce crime, que ceux-là mêmes qui en étaient innocents voulaient en paraître complices, et l'on disait hautement qu'il n'y avait que la violence qui pût dompter la puissance tribunitienne. 

LV. [1] Aussitôt après cette victoire, d'un si pernicieux exemple, paraît l'édit qui ordonne les enrôlements. Les tribuns épouvantés ne font aucune opposition, et les consuls procèdent librement à la levée des troupes. [2] Le peuple alors s'irrite plus encore du silence des tribuns que de la rigueur des consuls. « C'en était fait, disaient-ils, de leur liberté; on en revenait à l'ancien état de choses : avec Génucius était morte et descendue dans le tombeau la puissance tribunitienne : il fallait recourir, aviser à d'autres moyens de résister aux patriciens; [3] la seule ressource qui restât au peuple, puisqu'il n'avait plus aucun appui, c'était de se défendre lui-même. Les consuls avaient autour d'eux vingt-quatre licteurs; mais ces licteurs étaient eux-mêmes des hommes du peuple; rien n'était plus méprisable, plus faible que cette barrière, si l'on osait la mépriser; tout cela n'était imposant et terrible que par l'idée qu'on s'en faisait. [4] Tandis qu'ils s'animent ainsi l'un l'autre, un licteur vient, par ordre des consuls, saisir Publilius Voléron, homme du peuple, qui, ayant été centurion, refusait de servir comme soldat. Voléron en appelle aux tribuns : [5] et aucun d'eux ne venant à son secours, les consuls ordonnent qu'on le dépouille de ses vêtements, et qu'on prépare les verges :  »J'en appelle au peuple, s'écrie Voléron, puisque les tribuns aiment mieux voir un citoyen romain frappé de verges sous leurs yeux, que de s'exposer à être égorgés par vous dans leur lit.«  Plus ses cris étaient violents, plus le licteur mettait d'acharnement à déchirer ses habits et à le dépouiller. [6] Alors, Voléron, doué d'une grande vigueur par lui-même, et soutenu, d'ailleurs, par ses partisans, repousse le licteur, et, se retirant au plus épais de la foule, là où les citoyens indignés faisaient entendre les clameurs les plus violentes en sa faveur : [7] « J'en appelle au peuple, s'écrie-t-il, j'implore son appui ! À moi, citoyens ! à moi, camarades ! vous n'avez rien à 103 attendre des tribuns, qui, eux-mêmes, ont besoin de votre secours. » [8] Ainsi excitée, toute cette multitude se prépare comme pour un combat; on n'en pouvait douter : la crise était menaçante; aucune considération, soit publique, soit privée, ne pourrait les retenir. [9] Les consuls, qui voulurent résister à cette violente tempête, éprouvèrent bientôt que la majesté du pouvoir est un appui peu sûr sans la force. On maltraite les licteurs, on brise leurs faisceaux, et les consuls sont repoussés du forum dans la curie, sans savoir jusqu'où Voléron pousserait sa victoire. [10] Enfin, quand le tumulte commence à s'apaiser, ils convoquent le sénat, se plaignent de leurs injures, de la violence du peuple, de l'audace de Voléron. [11] Après plusieurs avis, dictés par la violence, celui des anciens l'emporta : il fut décidé que le courroux des patriciens ne lutterait pas contre l'emportement du peuple. 

LVI. [1] Voléron devint l'objet de la faveur du peuple; et, aux comices suivants, il fut nommé tribun pour l'année où les consuls Lucius Pinarius et Publius Furius entrèrent en charge. [2] Contre l'opinion générale qui s'attendait à le voir user de la puissance tribunitienne pour inquiéter les consuls de l'année précédente, Voléron, sacrifiant à l'intérêt général ses ressentiments personnels, et sans même leur adresser une parole outrageante, propose au peuple un projet de loi pour qu'à l'avenir les magistrats plébéiens fussent élus dans les comices par tribus. [3] Elle n'était pas sans importance, cette loi qui, à la première vue, se présentait sous un titre peu alarmant; elle enlevait aux patriciens la possibilité d'appeler au tribunat, par les suffrages de leurs clients, les hommes qu'ils avaient choisis. [4] Cette proposition, si agréable au peuple, les patriciens la combattirent de toutes leurs forces; et, bien que leur seul moyen de résistance leur eût manqué, le crédit des consuls et des principaux sénateurs n'ayant pu déterminer aucun membre du collège des tribuns à former opposition, cependant une question si importante par elle-même donna lieu à des débats qui conduisirent jusqu'à l'année suivante. [5] Voléron fut renommé tribun. Le sénat, voyant que cette affaire se terminerait par un combat à outrance, créa consul Appius Claudius, fils d'Appius, qui, depuis les démêlés de son père, était odieux et hostile au peuple. Il lui adjoignit pour collègue Titus Quinctius. [6] Dès le commencement de cette année, on ne s'occupa que de la loi. Elle n'était pas seulement appuyée par Voléron, dont elle était l'ouvrage; Laetorius, collègue de ce tribun, montrait, pour la soutenir, un zèle d'autant plus vif qu'il s'en était plus récemment constitué le défenseur; [7] son audace était excitée par l'éclat de sa gloire miliaire; car c'était l'homme le plus intrépide de son siècle. Voyant que Voléron se bornait à la défense de la loi, et s'abstenait de toute invective contre les consuls, Laetorius débute par accuser Appius et toute cette famille si orgueilleuse et si cruelle envers le peuple; [8] il prétend que les patriciens ont créé, non pas un consul, mais un bourreau pour tourmenter et torturer le peuple. Mais, chez ce soldat, peu accoutumé à la parole, la langue ne secondait pas la liberté et le courage, [9] et l'expression venant à lui manquer : « Romains, dit-il, puisque je parle moins facilement que je ne sais agir, trouv- 104 ez-vous ici demain : Je mourrai sous vos yeux, ou j'emporterai la loi. » [10] Le lendemain, les tribuns s'emparent de la tribune aux harangues; les consuls et la noblesse s'établissent dans l'assemblée pour s'opposer à la loi. Laetorius commande d'écarter tous ceux qui n'ont pas droit de voler. [11] Il se trouvait là quelques jeunes nobles qui refusaient d'obéir à l'huissier. Laetorius ordonne qu'on en arrête quelques-uns; le consul Appius s'y oppose, et prétend que le tribun n'a de droit que sur les plébéiens, [11] qu'il est le magistrat, non du peuple, mais de la plèbe; que lui-même, consul, ne pouvait, en vertu de son autorité, faire retirer un citoyen; que cela était contraire aux usages antiques, puisque la formule est ainsi conçue : « Retirez-vous, citoyens, s'il vous plaît. » Il était facile d'embarrasser Laetorius sur des questions de droit, même en les traitant légèrement. [12] Transporté de colère, le tribun ordonne à l'huissier de saisir le consul, et le consul à son licteur de s'emparer du tribun, en s'écriant qu'il n'est qu'un simple particulier, sans pouvoir, sans magistrature. [14] La personne du tribun n'eût pas été respectée, si toute l'assemblée ne se fût soulevée avec violence contre le consul, en faveur du tribun, et si, en même temps, une foule de citoyens, accourant de tous les quartiers de la ville, ne se fût précipitée dans le forum. Néanmoins, Appius résistait à cette tempête avec l'opiniâtreté de son caractère, [15] et il y aurait eu du sang répandu, si Quinctius, son collègue, n'eût chargé les consulaires d'employer la force, à défaut de tout autre moyen, pour enlever Appius du forum, tandis que lui-même, par ses prières, s'efforçait d'apaiser la fureur du peuple, et conjurait les tribuns de congédier l'assemblée. [16] Il les prie « de laisser aux passions le temps de se calmer. Un délai, loin d'ôter rien à leur puissance, ajouterait la prudence à la force; le sénat pourrait montrer de la déférence pour le peuple, et le consul pour le sénat. » 

LVII.[1] Quinctius eut beaucoup de peine à calmer le peuple; les patriciens en eurent plus encore à calmer l'autre consul. [2] Enfin, l'assemblée est dissoute, et les consuls convoquent le sénat. D'abord la crainte et la colère firent émettre tour à tour des avis très différents; mais à mesure que le temps s'écoule, et que l'emportement fait place à la réflexion, tous les esprits renoncent à l'idée d'une lutte violente, et l'on en vint à rendre des actions de grâce à Quinctius, pour avoir, par ses soins, apaisé les discordes civiles. [3] On conjure Appius « de consentir à ce que la majesté consulaire n'ait que le degré de puissance compatible avec la concorde. Tandis que les consuls et les tribuns tirent chacun de leur côté, le corps de l'état reste sans force : on s'arrache la république; on la déchire; chaque parti songe moins à la conserver intacte qu'à décider entre quelles mains elle restera. » [4] Appius, de son côté, prenait à témoin les hommes et les dieux « Qu'on trahissait, qu'on abandonnait lâchement la république; que ce n'était pas le consul qui manquait au sénat, mais le sénat au consul; qu'on subissait des lois plus dures que celles du mont Sacré. » Vaincu toutefois par l'opposition unanime des sénateurs, il se tait, et la loi passe sans opposition.

105 LVIII. [1] Alors, pour la première fois, les comices, par tribus, nommèrent des tribuns. S'il faut en croire Pison, ce fut dans cette circonstance que leur nombre fut augmenté de deux, comme si jusque-là ils n'avaient été que deux. [2] Il donne même leurs noms. C'étaient : Gnaeus Siccius, Lucius Numitorius, Marcus Duilius, Spurius Icilius, Lucius Mécilius. [3] La guerre des Volsques et des Èques s'était rallumée pendant les dissensions de Rome. Ils avaient ravagé la campagne, afin d'offrir un asile au peuple, s'il venait à quitter encore une fois la ville. Ces troubles une fois apaisés, ils se retirèrent. [4] Appius fut envoyé contre les Volsques; le sort assigna les Èques à Quinctius. La dureté qu'Appius avait montrée à Rome, il la déploya plus librement à l'armée, n'étant plus retenu par les entraves du tribunat. [5] Lui, qui haïssait le peuple d'une haine plus violente que celle de son père, avoir été vaincu par le peuple ! Sous le consulat du seul homme qu'on pût opposer à la puissance tribunitienne, on avait fait passer la loi; tandis qu'avec moins d'efforts, et alors que les patriciens concevaient moins d'espérance, les consuls précédents l'avaient arrêtée. [6] Ces sentiments de colère et d'indignation portaient ce caractère violent à tourmenter son armée par toutes les rigueurs du commandement. Mais elle était indomptable; tant l'esprit de résistance avait fait de progrès. [7] Tout se faisait avec lenteur, avec paresse, avec négligence, avec un dédain qui tenait de la révolte. Ni l'honneur ni la crainte n'avaient action sur eux. Appius voulait-il accélérer la marche, on affectait de la ralentir; venait-il encourager les travaux, tous spontanément interrompaient leur ouvrage. [8] En sa présence, ils baissaient la tête, et sur son passage ils murmuraient des imprécations; en sorte que cette âme endurcie contre la haine du peuple en était quelquefois émue. [9] Quand il eut épuisé, sans succès, tous les moyens de rigueur, il finit par n'avoir plus de rapports avec ses soldats. Il disait que les centurions avaient corrompu son armée, aussi les appelait-il quelquefois pour les railler, des tribuns du peuple, des Volérons. 

LIX. [1] Rien de tout cela n'était ignoré des Volsques, qui en pressaient d'autant plus vivement l'armée romaine, dans l'espoir qu'elle opposerait à Appius l'esprit de résistance qu'elle avait déjà déployé contre le consul Fabius. [2] La révolte contre Appius fut encore plus violente. L'armée de Fabius s'était bornée à refuser de vaincre, celle d'Appius voulut être vaincue. À peine rangée en bataille, elle prend honteusement la fuite et regagne le camp. Elle ne s'arrêta qu'en voyant les Volsques se diriger contre les retranchements, après avoir fait un horrible massacre de l'arrière-garde. [3] Alors ils se font une loi de combattre pour repousser l'ennemi hors des palissades; mais il était évident qu'ils n'avaient voulu qu'empêcher la prise du camp. Du reste, ils se réjouissent de leur défaite et de leur déshonneur. [4] L'âme altière du consul n'en fut pas ébranlée : il voulait déployer plus de sévérité encore, et assemble l'armée; mais les lieutenants et les tribuns accourent auprès de lui; ils lui conseillent « de ne pas mettre plus longtemps à l'épreuve une autorité qui tire toute sa force du consentement de ceux qui obéissent; [5] les soldats, disaient-ils, refusent générale- 106 ment de se rendre à l'assemblée; on entend même des voix demander qu'on lève le camp et qu'on sorte du territoire des Volsques; on venait de voir l'ennemi vainqueur s'avancer jusqu'aux portes et jusqu'aux retranchements. On n'en était pas aux simples soupçons du mal, on en avait les preuves certaines sous les yeux. » [6] Le consul cède enfin, puisque aussi bien les coupables n'y gagneront autre chose qu'un sursis; il révoque l'ordre de s'assembler, et fait annoncer le départ pour le lendemain. Dès la pointe du jour, les trompettes donnèrent le signal. [7] Au moment où l'armée se déployait hors du camp, les Volsques, comme appelés par le même signal, viennent tomber sur l'arrière-garde. Le désordre gagne les têtes de colonne; les rangs, les corps, tout se confond; on n'entend plus les commandements, on ne peut se former en bataille. Chacun ne songe qu'à fuir; [8] toute l'armée débandée s'échappe à travers des monceaux d'armes et de cadavres : et tel est son effroi, que l'ennemi se lassa de poursuivre avant qu'on cessât de fuir. [9] Enfin, le consul parvient à réunir les débris épars de ses troupes qu'il a vainement poursuivies pour les arrêter dans leur fuite, et va camper hors du territoire ennemi. Là, il assemble l'armée, s'emporte avec raison contre une armée qui a lâchement trahi la discipline militaire, abandonné les aigles, [10] et demande à chaque soldat désarmé ce qu'il a fait de ses armes, à chaque porte-enseigne ce qu'il a fait de son étendard. [11] Bien plus, les centurions et les duplicaires qui ont quitté les rangs sont battus de verges et frappés de la hache; le reste de l'armée est décimé, et le sort désigne les victimes. 

LX. [1] Dans l'autre armée, au contraire, le consul et le soldat luttaient de bienveillance et de bons procédés. Quinctius, il est vrai, était naturellement plus doux qu'Appius; et le malheureux effet des rigueurs de son collègue l'avait encore porté à suivre ses penchants. [2] Aussi les Èques, instruits de la bonne intelligence qui régnait entre le général et ses troupes, n'osèrent point se présenter au combat, et laissèrent l'ennemi parcourir et dévaster impunément leur territoire. Jamais, dans aucune guerre, le pillage ne s'était étendu plus loin. Tout le butin fut abandonné aux troupes, [3] et le consul y joignit des éloges non moins chers au soldat que les récompenses. L'armée revint à Rome mieux disposée pour son général, et, à cause de son général, pour l'ordre entier des patriciens. Elle disait que le sénat lui avait donné un père, tandis que l'autre armée n'en avait reçu qu'un maître. [4] Cette alternative de revers et de succès, les dissensions cruelles qui éclatèrent tant à Rome que dans les camps, et bien plus, l'établissement des comices par tribus, rendent cette année particulièrement remarquable. Du reste, la victoire du peuple dans la lutte où il s'était engagé donne à cette innovation plus d'importance que les avantages qui en résultèrent pour lui; [5] car, en écartant les patriciens de ces assemblées, on enleva aux comices une partie de leur dignité, sans fortifier beaucoup le parti populaire ou affaiblir celui du sénat. 

LXI. [1] Aussi, l'année suivante, qui eut pour consuls Lucius Valérius et Titus Aemilius, fut-elle plus orageuse encore, tant à cause des contestations sur la loi agraire entre les deux ordres, qu'à cause du jugement d'Appius Claudius. [2] Comme ce re 107 doutable adversaire de la loi défendait la cause des possesseurs de terres conquises avec autant d'arrogance que s'il eût été un troisième consul, Marcus Duilius et Gnaeus Siccius l'appelèrent en justice. [3] Jamais accusé plus odieux aux plébéiens n'avait comparu devant le tribunal du peuple; à la haine qu'il inspirait, se joignait encore celle qui avait pesé sur son père. [4] Jamais aussi les patriciens ne firent pour un autre d'aussi puissants efforts. Le défenseur du sénat, le vengeur de sa majesté, toujours prêt à lutter contre les factions tribunitiennes et populaires, se voyait, sans autre tort que d'avoir dépassé la mesure dans la discussion, exposé au ressentiment des plébéiens. [5] Seul d'entre les patriciens, Appius Claudius comptait pour rien les tribuns, le peuple et son jugement. Ni les menaces de la multitude, ni les prières du sénat ne purent le déterminer à changer de vêtement, à recourir aux supplications, pas même à tempérer, à adoucir, quand il plaiderait devant le peuple, l'âpreté ordinaire de son langage. [6] Ce fut toujours la même contenance, la même expression de fierté sur son visage, la même rudesse dans ses discours; si bien qu'une grande partie du peuple ne tremblait pas moins devant Appius accusé que devant Appius consul. [7] Il prit une seule fois la parole pour se défendre, et avec ce ton accusateur qu'il avait en toute circonstance; sa fermeté frappa les tribuns et le peuple d'une telle stupeur, qu'ils lui accordèrent d'eux-mêmes un sursis, et laissèrent ensuite traîner l'affaire. [8] Du reste, ce ne fut pas pour longtemps; car avant le jour fixé, Appius mourut de maladie. [9] Un tribun tenta d'empêcher qu'on prononçât son oraison funèbre; mais le peuple ne voulut point qu'un si grand homme fût à son dernier jour privé de cet honneur suprême; et, après sa mort, il écouta son éloge d'une oreille aussi favorable qu'il avait écouté son accusation durant sa vie. Bien, plus, il se porta en foule à ses funérailles. 

LXII.[1] La même année, le consul Valérius marcha avec une armée contre les Èques; et ne pouvant les amener à une bataille, il essaya de forcer leur camp. Mais il fut arrêté par une horrible tempête, accompagnée de grêle et de tonnerre. [2] Son étonnement redoubla, quand on vit, aussitôt après le signal de la retraite, l'air redevenir calme et serein. Il se fit dès lors un scrupule religieux d'attaquer une seconde fois un camp qu'une divinité semblait prendre sous sa protection. Toute la fureur de la guerre fut reportée sur les campagnes qu'on ravagea. [3] L'autre consul, Aemilius, avait été envoyé contre les Sabins; mais comme ils se tenaient aussi renfermés dans leurs murs, il dévasta leur territoire. [4] Enfin, l'incendie des fermes et même des nombreux bourgs qui couvraient le pays détermina les Sabins à sortir de leurs villes pour marcher au-devant des dévastateurs. L'issue du combat fut douteuse; mais le lendemain ils reportèrent leur camp dans une position plus sûre. [5] Cela suffit au consul pour regarder l'ennemi comme vaincu, et se retirer, à son tour, sans avoir terminé la guerre. 

LXIII.[1] Au milieu de ces guerres et de la discorde qui ne cessait pas d'agiter Rome, Titus Numicius Priscus et Aulus Verginius sont créés consuls. [2] Le peuple paraissait disposé à ne pas souffrir qu'on différât plus longtemps l'exécution de la loi agraire, 108 et l'on allait en venir aux dernières violences, quand l'arrivée des Volsques fut annoncée au loin par l'incendie des fermes, et la fuite des habitants de la campagne. Cet événement arrêta la sédition déjà mûre et sur le point d'éclater. [3] Les consuls, forcés aussitôt par le sénat de repousser l'attaque, emmènent de Rome la jeunesse, et laissent le reste du peuple plus tranquille [4] L'ennemi, satisfait de la vaine terreur qui a mis les Romains en campagne, se retire précipitamment. [4] Numicius marche contre les Volsques et se dirige vers Antium; Verginius se porte contre les Èques. Ce dernier tomba dans des embûches, et il allait essuyer une grande défaite, si les soldats, par leur valeur, ne se fussent tirés du danger où les avait jetés la négligence du consul. [6] L'armée envoyée contre les Volsques fut plus habilement conduite. Les ennemis, dispersés dans une première rencontre, se réfugièrent dans Antium, ville très considérable pour cette époque. Le consul, n'osant en faire le siège, se contenta d'enlever aux Antiates la place de Cénon, beaucoup moins importante. [7] Pendant que les Èques et les Volsques occupaient ainsi les armées romaines, les Sabins vinrent exercer leurs ravages jusqu'aux portes de Rome. Mais, peu de jours après, ils virent arriver sur leur propre territoire les deux armées romaines que l'indignation des consuls y amenait, et on leur fit plus de mal qu'ils n'en avaient causé. 

LXIV. [1] Vers la fin de l'année on eut quelques instants de paix, mais d'une paix troublée, comme à l'ordinaire, par la lutte des patriciens et du peuple. Le peuple irrité ne voulut pas prendre part aux comices consulaires : [2] ce furent les patriciens et leurs clients qui nommèrent les consuls Titus Quinctius et Quintus Servilius. L'année de leur magistrature ressemble à la précédente : des séditions la commencent, puis la guerre étrangère vient tout calmer. [3] Les Sabins, traversant précipitamment le territoire de Crustumérie, portèrent le fer et la flamme sur les bords de l'Anio, et ils étaient presque arrivés à la porte Colline et sous les murs de Rome, quand on les repoussa. Toutefois ils se retirèrent avec un immense butin tant en hommes qu'en troupeaux. [4] Le consul Servilius les poursuivit à la tête d'une armée qui ne respirait que la vengeance, et, ne pouvant les atteindre en rase campagne, il porta si loin ses ravages, qu'il ne laissa partout que des ruines, et revint à Rome chargé de dépouilles de tout genre. [5] Contre les Volsques on obtint d'éclatants succès, dus au général et non moins aux soldats. Un premier combat fut livré en rase campagne, et des deux côtés il y eut beaucoup de morts, encore plus de blessés : [6] les Romains, dont le petit nombre rendait la perte plus sensible, étaient prêts à lâcher pied, quand le consul, par un heureux mensonge, ranima leur courage en s'écriant que les Volsques fuyaient à l'autre aile. Ils fondent sur l'ennemi, et, se croyant vainqueurs, ils sont vainqueurs en effet. [7] Le consul, craignant qu'une poursuite trop vive ne renouvelât le combat, fit donner le signal de la retraite. [8] Plusieurs jours s'écoulèrent durant lesquels les deux armées se reposèrent comme par suite d'une trêve tacite; dans cet intervalle, de nombreux renforts arrivèrent au camp ennemi de tous les cantons des Èques et des Volsques. Ne doutant pas que les Romains, 109 s'ils venaient à l'apprendre, ne se retirassent à la faveur de la nuit, [9] l'ennemi vient attaquer leur camp vers la troisième veille. [10] Quinctius, après avoir apaisé le tumulte causé par cette alarme subite, ordonne aux soldats de rester tranquilles sous leurs tentes, et place en observation devant le camp la cohorte des Herniques. En même temps il fait monter à cheval les cors et les trompettes, avec ordre de sonner devant les retranchements et de tenir l'ennemi en échec jusqu'au jour. [11] Le reste de la nuit, tout fut si tranquille dans le camp que les Romains purent même se livrer au sommeil. Quant aux Volsques, à la vue de cette infanterie, qu'ils croyaient plus nombreuse et qu'ils prennent pour les Romains, au bruit des trépignements et des hennissements des chevaux qu'effarouchent le poids d'un cavalier inconnu et le bruit qui retentit à leurs oreilles, ils restent sur leurs gardes, comme si l'ennemi allait attaquer. 

LXV. [1] Au point du jour, le Romain, plein de vigueur, et rafraîchi par un long sommeil, s'avance contre le Volsque, harassé d'être resté debout sous les armes, et d'avoir veillé toute la nuit. Dès le premier choc il le repousse. [2] Cependant ce fut plutôt une retraite qu'une déroute; car derrière eux s'élevaient des collines où leurs lignes, encore intactes [la première seule avait été rompue], trouvèrent un refuge assuré. Le consul, arrivé devant cette position désavantageuse, arrête l'armée : le soldat s'indigne d'être retenu; il crie, il demande à poursuivre sa victoire. [3] La cavalerie se montre encore plus impatiente; elle entoure le général et déclare à grands cris qu'elle va commencer l'attaque. Le consul hésitait. Sûr du courage des soldats, il se défie du terrain. Alors ils s'écrient qu'ils vont marcher, et l'effet suit les paroles. Ils fichent leurs javelots en terre, pour gravir plus lestement la colline, et s'élancent au pas de course. [4] Le Volsque épuise ses armes de trait pour repousser cette première attaque; ensuite, soulevant les quartiers de roc qu'il trouve à ses pieds, il les fait rouler sur les assaillants. Les rangs se débandent sous les coups redoublés d'un ennemi qui les accable du haut de sa position. L'aile gauche est presque écrasée; et ils allaient fuir, si le consul, leur reprochant une conduite tout à la fois imprudente et lâche, n'eût chassé la crainte en réveillant l'honneur. [5] Ils s'arrêtèrent d'abord, déterminés à ne pas reculer; puis, comme ils conservent leur position, ils sentent renaître leurs forces, et osent s'élancer en avant. Alors poussant de nouveau le cri de guerre, toute l'armée s'ébranle; on reprend son élan, on redouble d'efforts, et l'on gravit la pente la plus escarpée. [6] Déjà ils allaient atteindre le sommet de la colline, quand les ennemis prirent la fuite. Vainqueurs et vaincus, confondus dans une course rapide et ne formant plus pour ainsi dire qu'une seule armée, pénètrent ensemble dans le camp. Les Romains, à la faveur de ce désordre, s'en emparent. Ceux des Volsques qui peuvent échapper gagnent Antium. [7] Mais Antium voit arriver l'armée romaine, et se rend après un siège de quelques jours; non que les assaillants eussent fait un nouvel effort; mais l'issue malheureuse du combat et la perte du camp avaient abattu le courage des Volsques.

 


 

COMMENTAIRES

 


LIVRE II.

Tite-Live a également pour ce second livre consulte plusieurs auteurs. C'est ce que prouvent les nombreux passages où il rapporte des faits racontés par certains écrivains (ch. XLI, LIV, etc.), ou d'autres sur lesquels on n'est pas d'accord (voy. ch.. XVIII, XXI, XLI et XVII, où il dit que dans ses sources le nom d'un consul est omis). Or il affirme plus d'une fois qu'il a suivi les auteurs les plus anciens (ch. VIII, XVIII, et XXXIII, et paraît avoir eu souvent Fabius sous les yeux, bien qu'il ne le nomme expressément que lorsqu'il diffère des autres (ch. XL ). Il n'a pas non plus néglige Pison, qu'il nomme au ch. XXXIII; toutefois dans ce passage il lui préfère la tradition la plus généralement admise (cf  Sallust. fr. hist. I, ap. Augustin. de Civ.. Dei, II, 18; Jugurth.. 51. Cic., de Leg. III, 8, et le Pseudo-Messala, ch. XX. Il paraît que Pison avait transporte à la première sédition ce qui s'était passe dans la deuxième). Tite-Live le cite encore, ch. XXXIII et ch. XXXVII, où par les mots sont qui il paraît, à en juger par le chap. LVIII, où son nom se trouve, vouloir désigner cet historien, avec le récit duquel s'accorde Laurentius Lydus (de Magistr., p. 65 et 75 ).

Il ne cite nulle part les historiens plus récents, et c'est sans doute pour cela que sa narration a presque partout une couleur antique. Et en admettant mémo qu'il ait consulte Valerius Antias, et d'autres encore moins anciens, il ne paraît pas les avoir pris souvent pour guides. On peut à cet égard comparer la description de la bataille du lac Regille (ch. XIX et suiv.) avec celle de Denys d'Halicarnasse (VI, II et suiv.), qui dans cet endroit suit Gellius et Licinius Macer (cf. Florus I, I I ), et le passage de Licinius rapporté par Denys d'Halicarnasse (V, 47 ) et par Pline (H. N., XV, 29) avec le récit de Tite-Live (II, 16). De la différence qui existe entre notre historien et Polybe (III, 22), relativement aux consuls de la première année, différence parfaitement expliquée par Perizonius (de Rep. Rom., p. 697 et suiv.), on ne peut conclure que Tite-Live se soit dans ce passage servi d'historiens récents.

CHAP. II.— Quum nihil aliud offenderit, nomen invisum civitati fuit. Tite-Live dans un autre passage (IV 15 ) donne le même motif à l'abdication de Collatin : « Nominis odio abdicari jussum. » A en juger par le témoignage d'Aulu-Gelle (XV, 29 ), Pison, qui comme Tite-Live commençait son second livre par l'expulsion des rois, attribuait aussi à une trop grande sollicitude pour la liberté la haine dont le nom du collègue de Brutus était devenu l'objet. Suivant d'autres, comme Denys d'Halicarnasse (V, 9 et suiv.), Plutarque (Public., ch. VIII); et Zonaras (VII, 12), Collatin reste à Rome, et ayant pris la défense de ses parents devenus les ennemis de la république, il est mis eu accusation, et banni.

IBID. — Jusjurandum populi recitat. — Celle formule était vraisemblablement beaucoup moins emphatique que le serment mis par Voltaire dans la bouche de Brutus ;

Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître
Qui regrettât les rois et qui voulût un maître,
Que le perfide meure au milieu des tourments;
Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents.
Ne laisse ici qu'un nom plus odieux encore
Que le nom des tyrans que Rome entière abhorre.

VOLTAIRE, Brutus, act. I, sc. II.

CHAP. III. — Libertatem aliorum in suam vertisse servitutem. Justin, V, 10: « Quasi vero aliorum libertas, sua servitus esset. »

Est-il donc entre nous rien de plus despotique
Que l'esprit d'un état qui passe en république?
Vos lois sont vos tyrans: leur barbare rigueur
Devient sourde au mérite, au sang, à la faveur;
Le sénat vous opprime, et le peuple vous brave;
Il faut s eu Litre craindre, ou ramper leur esclave.
............................
Je sais bien que la cour, Seigneur, a ses naufrages;
Mais ses jours sont plus beaux, son ciel a moins d'orages.
Souvent la liberté dont on se vante ailleurs
Étale auprès d'un roi ses dons les plus flatteurs.
Il récompense, il aime, il prévient les services ;
La gloire auprès de lui ne fuit point les délices.
Aimé dlu souverain, de ses rayons couvert
Vous ne servez qu'un maître et le reste vous sert
........................
Nous ne redoutons rien d'un sénat trop jaloux,
Et les sévères lois se taisent devant nous.

VOLTAIRE, Butus, act. II, sc. Il.

CHAP. V. — Insulam deinde paulatim... factam. C'est l'île qu'on voit aujourd'hui dans la partie du Tibre qui se détourne vers l'Orient, entre le Champ de Mars et le Janicule. Elle fut consacrée à Esculape, qui y avait un temple célèbre, sur l'emplacement duquel s'élève aujourd'hui l'église de Saint-Barthélemy.

IBID. — Eminente animo patrio. etc. Plutarque (Vie de Publicola, c. VI) et Denys d'Hal., V, 8, racontent que les traits de Brutus restèrent immobiles pendant l'exécution de ses fils. La tradition suivie par Tite-Live est évidemment plus honorable pour le fondateur de la liberté romaine.

IBID.—Vindicta liberatus. La vindicte était une baguette que le licteur, ou plutôt le prêteur plaçait trois ou quatre fois sur la tête de l'esclave qui devait être affranchi, en prononçant ces paroles : « Je dis que cet homme est libre et citoyen romain. ». Cet affranchissement, par la vindicte, donnait non seulement la liberté, mais aussi le droit de cité.

CHAP. VI. — Ne se ortum ejusdem sanguinis, etc. On ne peut se le dissimuler, les raisons mises en avant par Tarquin sont assez peu persuasives. Denys d'Halic., V, i, lui prête un langage beaucoup plis habile. Voyez Heyne, Opusc. Acad., t. IV, p. 291 et suiv.

CHAP. VII. — Ex silva Arsia. Valère-Maxime, I, VIII, 5, a suivi celte tradition; mais suivant Plutarque, Vie de Publicola, ch. IX, la bataille fut livrée  ἐν χωρίοις ἱεροῖς, ὧν τὸ μὲν Οὖρσον ἅλσος, τὸ δὲ Αἰσούειον λειμῶνα προσαγορεύουσιν. Ces deux noms paraissent corrompus. Peut-être au lieu d'Οὖρσον faut-il lire Ἄρσιον. Quant à la prairie Esuvienne, c'est sans doute la même que la prairie Julienne, où Denys d'Italie., l,, 3, place le lieu du combat, près d'un bois consacre au heros Horatus. Voy. Cluver., Ital. Ant., III, 2, p. 868.

IBID. — Collegae funus, quarto tum potuit apparratu fecit. Plutarque, Vie de Publicola, ch. X, dit que Valérius prononça, dans cette circonstance, l'oraison funèbre de son collègue, et que de là date l'usage de louer publiquement les grands hommes après leur mort. « Les Grecs, dit Rollin, n'accordaient l'honneur de ce panégyrique qu'aux guerriers morts pour la défense de la patrie. Quelque estime que les Romains fissent de la valeur, ce n'était pas le seul genre de mérite qu'ils jugeassent dignes de leurs éloges. Tous les grands hommes qui s'étaient distingués ou par leur habileté dans la conduite des armées, ou par leur prudence dans les conseils, on par leur vigilance dans les fonctions de la magistrature, ou par d'autres services rendus à la république, recevaient après leur mort le tribut qui leur était dû, soit qu'ils fussent morts en combattant peur la patrie, soit qu'une fin naturelle et paisible eût terminé leur vie. »

CHAP. VII. — In summa Velia. Vélia était une colline dans le voisinage du mont Palatin, et qui dominait le forum. Voy. Donat., Vet. Rom., II, 16; Nardini, V, 4, 5 et Adler's Beschreibung Roms, p. 215. Denys d'Hal, I, 3, fait dériver ce mot du grec ἕλος marais, et dit qu'en vieux langage on appelait hélies ou vélies les endroits marécageux. Mais cette étymologie ne saurait convenir, puisqu'il s'agit d'un lieu élevé. Varron, de Ling. lat., IV, 8, en donne une autre qui ne paraît guère plus vraisemblable. Suivant lui, le mot Vélie vient de ce qu'avant l'usage de tondre les troupeaux, les bergers conduisaient leurs moutons sur cette éminence pour leur arracher (vellere) la laine (vellus). — sous verrons plus bas, liv. VI, ch. XX, que Manlius fut surtout soupçonné d'aspirer à la tyrannie pour avoir bâti sa maison sur le mont Capitolin.

Plutarque, Vie de Publicola, ch. x, dit qu'il fit enlever les haches des faisceaux de ses licteurs, et que dans les assemblées il faisait déposer ces mêmes faisceaux aux pieds du peuple. Cet usage était encore observé par les consuls a l'époque où Plutarque écrivait.

IBID. — Ubi nunc Vicaepotae est. Sciicet aedes; ellipse dont Horace nous offre aussi un exemple Ventum erat ad Vestae (Serm., I, IX, 35). La victoire était appelée Vicapota a vincendo et potiundo. Voy. Cic. de Leg. II,  11, et Senec., Apocol.

CHAP. VIII. — Postem jam tenenti. « Postem teneri in dedicatione opportere videor audisse templi : ibi enim postis es ubi templiaditus et valvae. ». Cic., pro Domo, 46.

IBID.  —  Efferri juberet. Efferre et en grec ἀναιρεῖσθαι souvent d'une manière spéciale l'action d'enlever les morts pour leur donner la sépulture. On dit dans le même sens en grec ἐκφέρειν, et en latin exportare. Voyez les notes de M. Boussonade sur les Héroïques de Philostrate, p. 431, 432 : M. Longueville sur le Panégyrique d'Isocrate, p. 112, et le Nouveau Trésor de la langue grecque, vol. III, p. 623. C.

CHAP. IX. Salis quoque vendendi arbitrium. Ce fait et celui qui précède devaient avoir été empruntes aux annales, dans lesquelles de pareils documents trouvaient particulièrement leur place, ainsi que nous l'apprend Caton (Origin., IV ; apud A. Gell., II, 28 : « non lubet scribere, quod in tabula apud pontificem maximum est, quotiens annona cara, quotiens lunae aut solis lumini caligo aut quid obstiterit. » Le sel dont il s'agit provenait des salines qu'Ancus Martius avait établies à Ostie (I, 33).

CHAP. X. — lncolumis ad suos tranavit. Polybe (VI, 55) on racontant ce fait, pour prouver jusqu'à quel point les Romains portaient le dévouement à la patrie, semble faire mourir Horatius Coclès :   κατὰ προαίρεσιν μετήλλαξε τὸν βίον,. Niebuhr en conclut que tout ce récit n'a aucun fondement historique et n'est autre chose qu'un épisode de ces prétendus poèmes dont il fait l'unique source de l'histoire romaine. Mais de bonne foi peut-on tirer une pareille déduction de cette divergence, qui vient peut-être de ce que Polybe, pour donner plus de force à l'exemple qu'il citait, altérait avec intention l'acte de dévouement du héros romain, et ne croyait pas nécessaire d'ajouter ce qu'il était devenu, puisque c'eût été diminuer l'embua qu'il voulait produire? D'ailleurs, des termes employés par Polybe, il ne résulte pas rigoureusement qu'Horatius trouva la mort dans le Tibre; car, comme l'a fort bien remarqué Schweighœuser κατὰ προαίρεσιν μετήλλαξε τὸν βίον peut se dire également et de celui qui periculo sponte suscepta succumbit, et de celui qui quum morti  se destinasset, incolumis tamen evadit.

Tite-Live semble avoir prévu les doutes que provoquerait cet acte héroïque quand ajoute : « Rem plus famae habituram ad posteros quam fidei. »Tel est au si le sentiment de Florus, qui étend cette réflexion aux épisodes de Mucius Scévola et de Clélie : «Tum illa romana prodigia atque miracula, Horatius, Mucius, Cloelia : quae nisi in annalibus forent, hodie fabulae viderentur. » N'est-il pas évident que par ces mots, in annalibus, il s'agit des grandes annales? car la mention de ces trois personnages dans les annales des historiens postérieurs ne serait pas aux yeux de Florus une preuve d'authenticité suffisante.

On s'étonne que d'une pareille variante et de quelques autres qui n'ont pas plus d'importance, en ce qu'elles ne touchent pas au fond du récit, ou tire cette conséquence, que toute l'histoire de la guerre de Porsenna offre le caractère d'une épopée, ou a d'abord eu cette forme, et que par conséquent tous les acteurs du drame sont imaginaires. Mais alors comment expliquer la statue élevée à Horatius Coclès dans le Comice, puis transportée plus tard dans le Vulcanal (A. Gel!., IV, 5. Plut. Publ. XVI, et Aur. Victor de Vir. Illustr. ch. XI), et qu'on voyait encore à Rome du temps de Pline (XXXV, 5 ou 13),? Serait-ce aussi une fiction poétique?

IBID. - Agri qua tum uno die circumaravit, datum. Niebuhr fait remarquer qu'on aurait rendu Horatius bien riche, puisqu'on lui aurait donné environ une lieue carrée, et qu'alors la république n'avait ni la possibilité, ni même la volonté de faire de pareilles donations. Quelques interprètes, frappés de cette considération, ont entendu circumaravit des détours que fait la charrue pour tracer les sillons. Mais cette interprétation est évidemment forcée, et on répond avec raison que la récompense nationale se serait bornée a un arpent de terre « jugum vocabatur quod uno jugo boum in die exarari posse. » ( Pline, Hist. Nat, XVIII, 3.) Mais faut-il donc prétendre trouver dans des traditions de ce genre une exactitude bien rigoureuse? Quelle qui ait été l'étendue de terrain accordée à Horatius Coclès, il est constant que son action, attestée par un monument public, méritait une récompense nationale, et que l'usage de déterminer par le sillon d'une charrue, par la course d'un cheval, d'un âne, etc., les limites des concessions de ce genre se rencontre en Asie du temps d'Hérodote (IV, 7 : δίδοσθαι δέ οἱ διὰ τοῦτο, ὅσα ἂν ἵππῳ ἐν ἡμέρῃ μιῇ περιελάσῃ αὐτός.); en France sous les rois Francs et sous Charlemagne ; dans les mythes scandinaves, dans les romances turques, etc. Voyez Jacob) Grimm, Deutsche Rechts Alterthinner, p. 86 e t suiv.; M. Michelet, Origines die droit français, p. 77 et suiv.; Niebuhr, Hist. rom., t. I, p. 603. C'est le même procédé qu'on employait pour tracer les limites des villes (Verrus, Flaccus sub voc. Primigenius sulcus, p. 93, Egger, Varron, L. L., V, 143, Egger). C'est ainsi que Romulus, d'ans la tradition, trace le pomaerium ( Plutarque, Rom., ch. xi.)

CHAP. XI. - Finisque illa tam effuse evagandi Etruscis fuit « Les poètes, dit Niebuhr (t. 1, p. 605; t. II, p. 552 de la tr. fr.), n'avaient pas fait attention à ce qu'il était impossible que Rome ait pu être réduite à la famine par un ennemi qui n'était campé que sur le Janicule, lors même qu'il eût été maître du fleuve. Aussi les annalistes imaginèrent-ils des excursions sur la rive gauche, et pour obvier à l'inconvénient qui résultait de l' absence des faits, en même temps que pour honorer leurs ancêtres, ils inventèrent un stratagème des consuls pour attirer les Étrusques et leur faire éprouver une grande perte. » Qu'on relise attentivement le chapitre XI et l'un se convaincra jusqu'à quel point cette critique est peu fondée. Où Niebuhr voit-il que Porsenna n'était campé que sur le Jauicule? Tite-Live dit précisément le contraire : « Praesidio in Jauiculo Iocato, ipse in plano ripisque Tiberis castra posuit. » Dominant Rome du Janicule, établi dans la plaine et sur l'une et l'autre rive, Porsenna était maître de la campagne et du flanc; il pouvait donc facilement affamer la ville. Il faut vraiment un besoin impérieux de destruction pour voir une création poétique dans tout cela.

CHAP. Xll.- Quum C. Mucius adolescens nobilis, etc. La famille Mucia était plébéienne, puisqu'au 4e siècle sut P. Mucius est tribun du peuple; or, C. Mucius Scaevola est patricien dans le récit de Denys d'Halicarnasse, noble dans celui de Tite-Live : donc toute cette histoire est une pure invention des poètes romains. Tel est le raisonnement de Niebuhr, et après lui de M. Michelet. Mais qui prouve que a famille Mucia ait toujours été plébéienne? Niebuhr lui-même reconnaît dans un autre passage de son livre ( t. II, p. 56 de Id trad. fr.) qu'il y eut à Rome des familles qui renoncèrent librement au patriciat et qui devinrent plébéiennes. Pourquoi les Mucii n'auraient-ils pas été dans ce cas ?

IBID - Trecenti conjuravimus principes juventutis. Niebuhr est encore arrête par ce nombre de trois cents qui, dit-il, revient toujours partout où se retrouvent les anciens poèmes. M. Michelet, sans doute pour justifier cette observation de son devancier, fait remarquer que Mucius commence par confier son secret au sénat, c'est-à-dire à dire à trois centss personnes. Ce nombre est sans doute aux yeux des critiques un nombre purement symbolique. Soit ; mais qu'on en tire cette conséquence que partout où on le rencontre on doit reconnaître les traces d'un poème, c'est ce qu'on ne peut admettre. En raisonnant ainsi, il faudra éliminer de l'histoire grecque l'épisode de Léonidas a cause des trois cents Spartiates, effacer des annales de Thèbes toute la période d'Épaminondas parce que le bataillon sacré se composait de trois cents hommes. Conjecture pour conjecture, j'aimerai, mieux croire que quelque temps avant l'expulsion des Tarquins, il s'était organise à Rome une hétairie, à l'exemple de l'hétairie pythagoricienne, alors dans toute sa force, et que cette société secrète, dont les dangers de la patrie entretenaient la ferveur, avait confié à Scevola la mission dont il s'acquitta avec tant de dévouement et de courage. Si cette conjecture est fondée, comme je suis porté à le croire, on s'expliquerait sans peine que le roi étrusque, qui peut-être déjà à cette époque avait imposé à Rome le traité onéreux dont parlent Pline et Tacite, et sur lequel Tite-Live, faute d'avoir connu ce monument, ou dans l'aveuglement de son patriotisme, garde un silence absolu, ait cédé à la crainte d'un danger qui menaçait sa vie à tous les instants, et préféré avoir, dans un peuple aussi jaloux de son indépendance, plutôt des amis que des sujets. Ce serait encore une preuve en faveur de l'authenticité de cette époque de l'histoire romarne. Ce qu'il y a de constant, c'est que l'influence de la société pythagoricienne se répandit et se maintint longtemps en Italie, en Grèce et même en Asie-Mineure. On peut a cet égard lire ma dissertation sur une Inscription de Délos. (Exped. de Morée, t. Ill, p. 24 et suiv., et t. II, p. 110 et suiv. du tirage à part.)

CHAP. XIII. - Cognomen inditum. De σκαιος, d'où Scaevus avec l'insertion du digamma. L'étymologie du mot Scaevola, donnée par Varron (LL,, VII 93, p. 113, Egger) ne se rapporte pas, comme paraît le penser Niebuhr, au surnom des Mucius, mais est présentes par le savant Romain à l'occasion du mot obscenus, qu'il rapproche, on ne sait trop pourquoi, de scaevus et scaevola, sorte d'amulette obscène qu'on suspendait au cou des enfants pour détourner les maléfices.

IBID. - Ut pacis conditiones ultro ferret. Tite-Live paraît avoir ignoré complètement que le traité en question avait été Imposé à Rome par Porsenna, à la suite d'une victoire qui avait rendu les Étrusques maîtres de Rome, fait important sur lequel ne peuvent laisser aucun doute les deux passages suivants que Beaufort a cités le premier.

«  In foedere, quod expulsis regibus populo Romano dedit Porsina nominatim comprehensum inuenimus, ne ferro nisi in agri cultu uteretur. et tum stilo osseo scribere institutum uetustissimi auctores prodiderunt.  » Pline. H. N. XXXIV, 59.

« Sede Josis optimi maximi quam non Porsenna, dedita urbe, neque Galli capta temerare potuissent. »Tacite, Hist., III, 72.

Est-il vrai, comme l'a prétendu Beaufort, et, comme l'ont répéte aptes lui, MM. Micali, Wachsmuth et d'autres, que le traité dont parle Pline existait encore du temps de cet auteur? Le passage même que nous venons de citer permet d'élever des doutes à cet égard. En effet, Pline ne parait y faire allusion que sur la foi de très anciens auteurs, uetustissimi auctores prodiderunt.; d'où l'on peut conclure qu'Il n'avait pas le monument lui-même sous les yeux. Cela posé, on peut se demander quels étaient les auteurs qui lui avaient fourni un renseignement anse curieux. Ce n'était certes ni Fabius, ni Pison, que Tite-Live a consultés en cet endroit, ni Hemina, dont le récit s'accordait avec celui de Tite-Live (voy. le fragment sur Scaevola dans Nonius, au mot censere, et que Pline (XI II, 13 ; XXIX, 1 ) qualifie d'auteur très ancien, bien qu'il fût postérieur à Fabius et à Pison. Peut-être était-ce Cincius et Acilius, Cincius surtout, qui poussait si loin l'exactitude et qui avait eu recours aux anciens traités pour la rédaction de son histoire (voy. p. 769, col. I). Quoi qu il en soit, il est évident que si la vérité a été altérée en cet endroit, ce n'est pas à notre auteur qu il faut s'en prendre, mais à ses devanciers.

D'ailleurs le passage de Pline et celui de Tacite ne sont pas complètement d'accord. Suivant l'un, Rome aurait essuyé une défaite qui lui aurait fait perdre l'autonomie; suivant l'autre, elle aurait bien été obligée de se rendre, mais le Capitole, c'est-à-dire la citadelle, serait, comme à l'époque des Gaulois, restée au pouvoir des Romains; car, malgré toutes les subtilités de Niebuhr pour modifier le sens du passage de Tacite, on ne peut en admettre aucune autre interprétation.

Ainsi le fait lui-même de la prise de Rome par les Étrusques pourrait, d'après les principes de Niebuhr, laisser des doutes, puisque les textes qui le constatent présentent des contradictions. Mais, en admettant qu'il soit incontestable, et pour ma part je le regarde comme tel, il n'est pas impossible de le concilier aies la tradition suivie par Tite-Live, ou plutôt de reconstituer l'histoire de cette époque à l'aide de ces données en apparence si opposées l'une à l'autre. Essayons de le faire.

Rome expulse les Tarquins. Porsenna prend en main leur défense, et vient avec une armée nombreuse tenter de les rétablir. Il occupe Ie Janicule, position importante d'où il domine tous les mouvements de ses ennemis, et. maigre le dévouement d'Horatius Coclès, malgré le succès peut-être exagéré des consuls Herminius et Valérius, il parvient à pénétrer dans Rome et à s'en rendre maître, sans toutefois pouvoir s'emparer de la citadelle, qu'il doit se contenter de tenir bloquée. Dans cette circonstance, il oblige tous les habitants de la ville à lui livrer leurs armes, comme on peut le conjecturer d'après un passage de Denys d'Halicarnasse (διδόντες καὶ ἀγορὰν καὶ ὅπλα καὶ τἆλλα, ὅσων ἐδέοντο Τυρρηνοὶ παρασχεῖν ἐπὶ τῇ καταλύσει τοῦ πολέμου. (V, 65, p. 329, C.). Il devient même dangereux de conserver le stylet dont on faisait usage pour écrire. En signe de soumission, le sénat lui envoie un trône d'ivoire et les insignes de la dignité royale (Den. dHal., V, 33, p. 33 D).. Toutefois, le roi étrusque ne croit pas devoir s'établir dans Rome, dont le séjour est dangereux pour lui tant que le Capitole n'est pas en son pouvoir. Il reste dans son camp de l'autre côté du Tibre, et, pour s'assurer de la tranquillité des Romains, il se fait donner des otages.

Du reste, Porsenna oublie complètement le motif qui lui a fait commencer la guerre : il ne rétablit pas les Tarquins et ne songe qu'à accroître sa puissance au moyen de territoires qu'Il se fait céder. Son fils Aruns est même chargé par lui d'aller soumettre Aricie qui, par sa position inexpugnable, était alors, comme le remarque judicieusemen Niebuhr, la principale ville du Latium, et que pour ce motif il veut ajouter à ses états.

Mais Aruns échoue dans cette tentative, l'armée étrusque est battue. A cette nouvelle, dont Rome doit peut-être la connaissance à la courageuse fuite de Clélie, I'un des otages livrés à Porsenna, une société secrète, formée pendant les dernières annexe de la tyrannie, et dont les dangers public ont resserré les liens, se réunit maigré la surveillance des vainqueurs. C. Mucius, l'un de ses membres, est désigné pour sauver la patrie. Il échoue; mais sa fermeté héroïque, ses révélations effrayantes changent les sentiments de Porenna, qui ne peut envisager sans terreur le duel opiniâtre dont il est menacé. D'ailleurs, son armée est affaiblie par la défaite d'Arums; le Capitole résiste toujours, et s'opiniâtrer à asservir un peuple si jaloux de sa liberté, un peuple où les femmes elles-mêmes montrent tant de courage et de patriotisme, c'est peut-être vouloir préparer sa ruine. Il se retire donc, se contentant des territoires dont il avait précédemment obtenu l'abandon, et, par là, le traité dont parle Pline se trouve aboli.

Ces conjectures, comme on le voit, s'écartent peu du récit de Tite-Live et changent seulement l'ordre de quelques faits. Elles expliquent comment l'orgueil national a pu passer sous silence, sans trop altérer la vérité historique, une occupation qui ne fut pas complète, et un traité qui ne dut recevoir qu'une exécution momentanée ; elles font comprendre enfin comment Rome se vit affranchie de la domination étrangère sans recourir, ainsi que le suppose Niebuhr, à une insurrection sur laquelle les historiens se seraient tus, on ne voit trop pour quel motif, puisqu'elle eût été un titre de gloire.

Quelques écrivains, pour expliquer le silence de Tite-Live sur le traite Imposé à Rome par Porsenna, ont supposé qu'il avait été trouvé postérieurement à Clusium. Mais cette supposition parait purement gratuite.

CHAP. XIII. - Quum postea sunt Mucia prata appellata. Suivant une autre tradition rapportée par Denys d'Halicarnasse (V, 35, p. 503, D.), on lui aurait accorde au delà du Tibre, la même étendue de terrain qu'à Horatius Coclès. Le récit de Tite-Live n'offre ici aucun caractère d'exagération.

IBID. - Feminoe quoque ad publica decora excitatae. Il est difficile d'admettre que la fuite de Clélie ait eu un pareil motif. La conjecture que j'ai proposée plus haut, bien qu'elle intervertisse l'ordre des faits, est, je crois, plus vraisemblable. Il parat d'ailleurs que les historiens romains n'étaient pas d'accord sur cet épisode. Tite Live a suivi la tradition la plus généralement reçue, et qu'il avait retrouvée dans Pison, avec lequel il diffère seulement en ce point que ce dernier faisait élever une statue à Clelie par les otages eux-mêmes (Plin., H. N.. XXX1V, 13). Un autre récit qu'avait suivi Annius Fetialis (Plin., ibid.), et que Plutarque reproduit (de mul. Virt.. XI ), faisait surprendre les otages par Tarquin, au moment où on les amenait dans le camp étrusque, et tous étaient tués, à l'exception de Valéria, fille du consul Publicola, qui regagnait Rome. Pour concilier cette tradition avec la première, il faut supposer que, parmi les otages qui accompagnèrent Clélie, se trouvait une Valeria, qui devint dans les mémoires de sa famille l'héroïne de l'aventure; mais cette substitution de noms, qui trouva peut-être quelque créance chez certains historiens, amis des Valerii, beaucoup plus puissants que les Cluilii, ne put prévaloir sur la véritable tradition, et la gloire d'un généreux dévouement resta à Clélie. J'insiste sur ce point, parce qu'on en peut déduire cette conséquence, que les falsifications historiques dont se rendaient coupables les familles avaient peut-être moins d'inconvénient qu'on ne l'a prétendu ; en effet, il était bien difficile qu'elles n'eussent pas lieu au préjudice de quelque autre race illustre, dont l'énergique protestation éclairait l'opinion et rétablissait la vérité.

CHAP. XIV.- Proximum vero est ex iis, quae traduntur. Il est à regretter que Tite-Live ne nous ait pas fait connaître toutes les traditions qui existaient de son temps sur l'usage symbolique de vendre les biens du roi Porsenna toutes les fois qu'on mettait des biens à l'encan; car on ne saurait se contenter de l'explication qu'il donne comme la plus vraisemblable. Niebuhr, comme nous l'avons déjà vu, tranche la difficulté en supposant une insurrection qui affranchit Rome de la domination étrangère. Mais cette supposition est purement arbitraire. Pour moi, je serais porté à croire que toutes les conditions imposées par Porsenna aux Romains n'avaient pas été remplies; qu'une partie des contributions d'objets de toute espèce, frappées par lui sur les vaincus, n'avait pu être fournie et livrée immédiatement, et que, se trouvant disponible au moment où le roi étrusque se décida brusquement à la retraite, on prit le parti d'en faire la vente pour éviter un pillage. Quant à la persistance de cet usage, elle s'explique par le désir bien naturel d'effacer le souvenir d'une défaite, en ne rappelant que la dernière scène d'un drame qui en définitive s'était dénoué à la honte du vainqueur.

IBID. - Tuscum vicum appellarunt. Varron (L. L., V, 46) et Tacite (Ann., IV, 65) font remonter l'origine de ce nom à l'établissement de Caelius Vibenna. Voyez la note de M. Bournouf sur Tacite (loc. cit.).

CHAP. XV. - P. Lucretius inde et P. Valerius Publicola consules facti. Tite-Live paraît s'être trompé D'après les fastes consulaires (Denys d'Hal., V, 21; Casssiodore, etc.), les deux consuls de cette année furent M. Horatius Pulvillus, pour la seconde fois, et P. Valerius Publicola.

IBID. - Agrum Veientem restituit. Niebuhr ne croit pas à cette restitution, « parce que, dit-il, au temps des decemvirs on était si loin d'avoir récupéré les cantons étrusques que le Tibre était la limite du territoire romain. »

CHAP. XVI. - Consules M. Valerius, P. Postumius. Tite-Live omet ici les consuls de l'an de Rome 248 (av. J.-C. 505 ). Ce furent Sp. Lartius et T. Herminius.

IBID. - Attus Clausus cui postea Ap. Claudio fuit Romae nomen. L'empereur Claude prétendait descendre de cet Attus Clausus. « Majores mei, quorum antiquissimus Clausus, origine sabina, simul in civitatem romanam et in familias patriciorum ascitus, hortantur. » Tac., Ann., XI, 24.

Virgile (Aen.. VII, 706) fait remonter l'origine de cette famille puissante jusqu'au temps de l'arrivée d'Énée en Italie :

Ecce Sabinorum prisco de sanguine magnum
Agmen agens Clausus, magnique ipse agminis instar,
Claudia nunc a quo diffunditur et tribus et gens
Per Latium, postquam in partem data Roma Sabinis.

CHAP. XVII. - Sub corona venierunt. Cette Iocution vient, suivant les uns, de ce que les prisonniers de guerre, au moment de la vente, portaient une couronne sur la tête; suivant d'autres, les soldats préposes à leur garde les entouraient comme d'une couronne. Aulu Gelle, qui rapporte ces deux explications (VII, 41 ), regarde la première comme la seule admissible.

IBID. - Oppidum dirutum. Denys d'Halicarnasse ne fait pas mention de cette guerre, qu'il remplace par une victoire de Cassius sur les Sabins et par d'autres événements que Tite-Live passe sous silence; et comme d'ailleurs il est encore question au chapitre XXII, comme au chapitre XVI, de trois cents otages livres par Cora et Pomeria; au chapitre XXV, de la prise de cette dernière ville, qui certes n'avait pu relever ses murailles en aussi peu de temps, et enfin, au chapitre XXVI, d'une guerre contre les Aurunces, terminée par un seul combat; Drakenborch, dont Niebuhr exploite les idées sans le nommer, conjecture avec beaucoup de probabilité que Tite-Live fait deux guerres de ce qui n'en était qu'une seule, placée, il est vrai, à des dates différentes dans différents historiens. Voyez M. Lachman, de Fontibus Titi Livii, § 47. Du reste, en disposant dans un ordre différent, comme j'ai essayé de le faire plus haut (p. 791, col. 2), les traits rapportés par Tite Lite, on trouvera qu'il est d'accord avec Denys. Cf. de la Curne de Sainte-Palaye, Mem. de l'Acad. des inscr., t. VIll, p. 565 et suiv.

CHAP. XVIII. - Dictatoris primum creandi mentio orta. « Quelques auteurs ont blâmé les Romains d'avoir créé la dictature. Ils ont prétendu que cette magistrature avait jeté dans Rome les fondements de la tyrannie, puisque le premier qui la subjugua se servit du titre de dictateur, et que, sans ce titre fatal, César n'aurait pu trouver aucun nom honnête pour couvrir son usurpation. Cette opinion, avancée sans examen, a été reçue sans raison. Ce ne fut ni le nom ni le pouvoir du dictateur qui mirent Rome aux fers : ce fut l'autorité usurpée par quelques citoyens pour se perpétuer dans le commandement, et, à défaut du titre de dictateur, leur ambition en eût pris tout autre : car c'est la force qui donne les titres, et non les titres qui donnent la force.

« En effet, la dictature produisit toujours les plus grands biens, tant qu'obtenue par les voies ordinaires, elle ne fut point la proie des particuliers qui osèrent l'envahir. Les magistratures dangereuses dans un état, et l'autorité destructive ne sont pas celles qui s'acquièrent par des moyens ordinaires, mais celles qui s'obtiennent par des votes illégitimes. Cet ordre de chose, fut constant à Rome, où, pendant un temps considérable, on ne vit pas un dictateur qui ne rendit les plus grands services. Les raisons en sont évidentes.

« Pour qu'un citoyen soit en état de nuire et de s'emparer d'un pouvoir extraordinaire, il a besoin d'un concours de qualités qui ne se rencontrent pas dans une république non encore corrompue. Il doit être fort riche, et disposer d'une puissante faction ; mais il n'y a point de l'action lorsque les lois sont en vigueur. Quand il y en aurait une, des hommes de cette nature paraissent si dangereux à tout le monde, qu'ils ne pensent jamais espérer de réunir des suffrages libres. D'ailleurs le dictateur n'était qu'à temps, et sa commission finissait avec l'affaire pour laquelle on l'avait créé. S'il avait le pouvoir de prendre seul les mesures qui lui paraissaient le plus convenables pour écarter le danger présent; s'il ordonnait sans prendre conseil, et s'il punissait sans appel, tout ce qui pouvait nuire véritablement à l'état, comme de diminuer l'autorité du sénat ou celle du peuple, de changer l'ancienne constitution ou d'en établir une nouvelle, tout cela passait son pouvoir. Le peu de durée de sa commission, les bornes circonscrites à son autorité, et plus que tout cela, l'empire des moeurs, le mettaient dans l'heureuse impuissance de s'écarter de son devoir et de porter atteinte à la liberté. L'expérience fait voir qu'au contraire elle en tira les plus grands secours.

« Et certes, parmi les établissements de la sagesse romaine, la dictature doit être regardée comme un de ceux qui contribuèrent le plus a l'élévation de ce grand empire. Sans un établi serrent de cette nature, un état ne peut résister à des secousses imprévues. Car un seul homme, un seul magistrat ne peut pas tout faire dans une république; et, tandis qu'on s'empresse de réunir tant de volontés différentes, tandis que chacun se sent arrêté par le besoin qu'il a des autres, le temps se perd, la lenteur des mouvements ordinaires empêche le secours d'arriver à temps, et ces remèdes tardifs sont très dangereux pour un mal qui en demandait de plus prompts.

« Il suit de là que tous les états doivent avoir un pareil établissement. La république de Venise, estimée sage entre les républiques modernes, a réservé à un petit nombre de citoyens un pouvoir qui, dans les besoins pressants, les autorise à s'accorder promptement ensemble; car, sans un pouvoir de cette nature, il faut perdre l'état en suivant les voies ordinaires, ou s'en écarter pour le saurer. Mais, dans une république bien constituée, il ne doit subvenir aucun accident auquel on ne puisse remédier que par des moyens extraordinaires. Les moyens extraordinaires pensent opérer le bien pour le moment; mais le mauvais exempte laisse un mal réel, et l'habitude que l'on prend de s'écarter des voies ordinaires pour le bien autorise dans la suite à s'en écarter pour le mal. Une république est donc imparfaite lorsque les lois n'ont pas tout prévu, prépare tous les remèdes, donne la manière de les appliquer. Et je conclus que les républiques qui, dans les périls pressants ne pensent recourir à un dictateur, ou à tel semblable magistrat, doivent périr infailliblement.

« Il est bon de remarquer avec quelle sagesse les Romains procédaient à la nomination d'un dictateur. Comme cette nomination avait quelque chose de désagréable pour les consuls, qui, de chefs de l'état, rentraient tout d'un coup dans l'obéissance comme les autres citoyens, on sentit que ce déplaisir pouvait indigner leur orgueil; Rome voulut, pour les consoler, qu'ils nommassent eux-mêmes le dictateur, persuadée que, dans le péril, quand on serait obligé de recourir a cette puissance royale, ils auraient moins de répugnance à s'y déterminer. Le mal qu'on se fait à soi-même volontairement et par choix est infiniment moins douloureux que celui qu'on reçoit des autres. Encore dans les derniers temps, les Romains, au lieu de nommer un dictateur, en confièrent toute l'autorité à l'un des consuls; ce que le sénat faisait en ces termes : « Que le consul prenne garde que la république ne souffre aucun dommage. » MACHIAVEL, ouvr. cit., livre I, ch. XXIV, t. I, p. 289 et suiv.

CHAP. XVIII. - Nec quis primum dictator creatus sit, satis constat. Suivant les auteurs les plus anciens, comme nous l'apprend Tite-Live, le premier dictateur avait été T. Lartius, nomme l'an de Rome 253; tandis que d'autres, plaçant dans la même année la création de cette magistrature, prétendaient qu'elle avait eté confiée à Valérius (cf. Festus s. v. optima lex;  Hieronym. chron., p. 31, Scal. et Paul. Diac., I, 16; ce dernier désigne aussi Sp. Cassius comme général de la cavalerie). Cependant, quelques lignes plus bas, Tite-Live qualifie Lartius de consulaire, titre qu'il ne devait porter que dans les historiens qui plaçaient sa dictature en 256 (voyez Denys d'Halicarnasse, V, 71 et suiv., et comparez le passage de Varron, cité par Macrobe, Sat. I, 8, avec le ch. XXI de Tite-Live). Peut-être faut-il voir encore là une preuve de ces confusions de dates, auxquelles notre auteur s'est laissé entraîner par des autorités contradictoires, dont il a accepte indifféremment les témoignages, sans cher cher à les concilier.

IBID. - Consulares legere. Drakenborch a pris à tout consulares comme sujet, et non comme complément du verbe legere. MM. Dureau de la Malle et Liez ont partagé cette erreur, que l'auteur de ces notes n'a pas évitée dans sa traduction de ce livre, mais qu'il reconnaît maintenant. C'étaient, comme ou l'a prouvé, les consuls en charge, et non tous les personnages consulaires, qui nommaient le dictateur. Leur choix devait porter sur des personnages consulaires, ainsi qu'il résulte du rapprochement de ces deux passages de Tite-Live: Consulares legere; ita lex iubebat de dictatore creando lata. Eo magis adducor (et non pas abducor) ut credam Lartium, qui consularis erat, potius quam M". Valerium.... qui nondum consul fuerat, moderatorem et magistrum consulibus appositum; . Niebuhr (t. 1, p. 627-630); t. Il, p. 361 et suiv. de la tr. fr.) a prétendu que le dictateur était nomme par le sénat et confirmé par le populus, c'est-à-dire, suivant lui, par les patriciens; mais M. Poirson, dans une savante dissertation (voyez Revue française, t. II, 2e livraison), a, par le rapprochement et l'examen approlondi de tous les textes relatifs à cette in portante question, prouve que cette assertion était complètement erronée. Nous croyons devoir reproduire ici les résultats de cette intéressante discussion parce qu'elle a jeté un jour nouveau sur un point de l'organisation romaine, qui jusqu'à présent n'avait pas été complètement éclairci.

« 1° Il ne dépendait pas des consuls qu'un dictateur fût créé. S'il eu eût été ainsi, les consuls auraient pu imposer à Rome un magistrat suprême, malgré elle. Toute création de dictateur était donc nécessairement précédée d'un senatus-consulte portant ordre aux consuls de nommer un dictateur.

« 2° Ordinairement les consuls se concertaient entre eux et avec le sénat sur le choix d'un dictateur, et, par suite, le sénat influait sur ce choix ; mais la chose était de convenance et non de droit. Le droit attribuait le choix et la nomination du dictateur exclusivement à l'un des consuls, sous la condition toutefois de ne porter son suffrage que sur un citoyen réunissant les qualités d'éligible.

« 3° Deux de ces qualités étaient d'avoir rempli une charge curule et de demeurer en Italie.

« 4° Si le consul électeur violait la loi à cet égard, comme le fit Claudius Pulcher en nommant Glycia, ou se préparait à l'enfreindre, comme Laevinus, le sénat pouvait casser la nomination ou recourir au peuple pour la prévenir.

« 5° Quant à la nomination d'un citoyen revêtu de la puissance dictatoriale par l'un des deux ordres, on ne trouve dans toute l'histoire romaine que celle de Fabius. Cette exception unique, formellement indiquée par la substitution du titre de prodictateur à celui de dictateur, prouve et confirme la règle générale. »

CHAP. XIX. - Nihil dignum memoria actum. C'est à celte année que Denys d Halicarnasse (VI, 1) rapporte le sénatus-consulte ordonnant que toutes les femmes latines mariées à des Romains, et toutes les Romaines mariées à des Latins étaient libres de rester auprès de leurs époux ou de retourner dans leur patrie. Denys ajoute que toutes les Romaines revinrent à Rome et que toutes les femmes latines, à l'exception de deux, préférèrent leurs maris à leur patrie. On conçoit difficilement que Tite-Live ait passé sous silence, comme peu digue d'être rapporté, ce fait curieux qui devait au plus haut degré flatter l'orgueil national des Romains. On serait donc tenté d'admettre que ce sénatus-consulte a été inventé par Denys dans un but d'adulation, s'il n'était plus naturel de penser que les historiens suivis dans cet endroit par Tite-Live n'avaient trouvé dans les annales que les noms seuls des consuls de cette année, et que Denys avait puisé le document qu'il nous fournit a une source différente de celle qu'avait consultée Tite-Live, peut-être dans les archives publiques (voyez p. 762), ou dans quelque historien du droit romain. Niebuhr (t. Il, p. 348 de la tr. fr.) tranche la difficulté en considérant le fait rapporté par Denys connue un débris de l'ancienne épopée romaine.

Un manuscrit, au lieu d'actum, lit egere, et je préférerais cette variante si elle avait pour elle des autorités plus nombreuses; car elle expliquerait jusqu'à un certain point l'omission faite par Tite-Live, qui s'occupe beaucoup plus des guerres que des événements intérieurs.

IBID. - Ad lacum Regillum. Tite-Live place à l'an 255 la bataille du lac Régille, bien qu'il prenne pour guide dans tout ce qui suit les historiens qui, comme Denys, la reportaient à l'année 258, ce que la loi sur les consulaires rend beaucoup plus vraisemblable. D'ailleurs, au commencement du chapitre XXIII, où sont contenus les événements de l'année 259, l'historien représente les Romains comme irrités contre les Volsques qui avaient levé des troupes pour secourir les Latins. Or, cette assertion s'accordait bien avec le récit de ceux qui plaçaient le combat en 258, mais non pas avec les auteurs qui, comme Tite-Live, supposaient entre le combat et l'année 259 un intervalle de trois ans. Enfin, dans le même chapitre, quand il parle de la défaite des Latins au lac Régille comme récente, recens ad Regillum accepta clades. il est évidemment guidé par ceux qui n'admettaient qu'un an entre les deux guerres.

«  La bataille du lac Regille, telle que la dépeint Tite-Live, n'est pas, dit I\iebuhr, un choc de deus armées, c'est un combat héroïque, comme dans l'Iliade. Tous les chefs se rencontrent en combat singulier, et font pencher la victoire tantôt d un côte, tantôt de l'autre, tandis que les masses luttent sans résultat. Le dictateur Postumius blesse le roi Tarquin, qui s'oppose à lui dès le commencement de la bataille. T. Aebutius, le général de la cavalerie, blesse le dictateur latin; mais lui-même, blessé dangereusement, est obligé de quitter la mêlée. Mamilius, simplement provoqué par sa blessure, conduit à la charge la cohorte des émigrés romains, et rompt les premiers rangs des ennemis : la fiction romaine ne pouvait concéder cet honneur qu'à des concitoyens, sous quelques drapeaux qu ils combattissent. M. Valerius, surnommé Maximus, tombe en arrêtant leurs succès; Publius et Marcus, les fils de Publicola, trouvent la mort en voulant sauver le corps de leur oncle. Mais avec sa cohorte le dictateur les venge tous : il bat et poursuit les émigrés. En vain Manilius cherche à rétablir le combat ; T. Herminius est percé d'un javelot pendant qu'il dépouille le général des Latins. Enfin, les chevaliers romains, combattant à pied devant leurs enseignes, décident la victoire, puis ils montent à cheval et dispersent l'ennemi. Pendant la bataille le dictateur avait voué un temple aux Dioscures : on vit combattre aux premiers rangs deux jeunes guerriers a la taille gigantesque et montés sur des chevaux blancs. Et comme, immédiatement après la mention du voeu, on rapporte que le dictateur avait promis des récompenses aux deux premiers qui escaladeraient les remparts du camp ennemi, je soupçonne que le poème disait que personne n'avait réclamé ce prix, parce que ce furent les Tyndarides qui ouvrirent le passage aux légions. La poursuite n'était pas encore achevée que déjà les héros, couverts de poussière et de sang, apparurent à Rome; ils se lavèrent eux et leurs armes a la fontaine de Juturna, près du temple de Vesta, et ils annoncèrent au peuple assemblé dans le Comitium l'événement de la journée. Le temple promis par le dictateur fut élevé de l'autre côté de la source, et sur le champ de bataille, un pied de cheval imprime dans le basalte attesta la présence de ces guerriers surnaturels.

« Ceci, sans doute, est riche de beautés épiques, et, néanmoins, nos historiens ne connaissaient probablement plus l'ancienne forme de ce récit dans toute sa pureté. Ce combat de géants, dans lequel les dieux apparaissent, termine le chant des Tarquins, et je suis convaincu que je devine juste en avançant que le vieux poème faisait périr dans cette mort des héros toute la génération qui était en guerre depuis le crime de Sextus, lequel, selon le récit de Denys, y périt aussi. Si dans cette narration le roi Tarquin quitte le champ de bataille après avoir été blessé, c'est que l'on a voulu la concilier avec la notion historique qui le fait mourir à Cumes. Mamilius est tué, Marcus Valérius Maxi.mus est tue, sans préjudice des traditions historiques qui le font encore dictateur plusieurs années après; et P. Valérius, qui trouve aussi la mort, n'est pas, à coup sûr, le fils de Publicola, mais Publicola lui-même. Herminius ne manque point; bien certainement on n'avait pas oublié non plus Lartius, l'autre compagnon de Coclès, et qui certainement n'était pas différent du premier dictateur; seulement il est caché, parce que le poème a mis un autre a la tète de l'armée. Ainsi les mânes de Lucrèce sont apaisées, et les hommes des temps héroïques ont disparu du monde, avant que dans l'état qu'ils ont affranchi, l'injustice règne et donne naissance a l'insurrection. » Niebuhr, t. II, p. 549 de la tr. fr.

Présentée de cette manière, la bataille du lac Régille a effectivement quelque chose de poétique qui la rapproche des grandes épopées. Mais Niebuhr est-il de bonne foi quand il prétend que Tite-Live la raconte avec toutes ces circonstances? Ne lui prête-t-il pas certains détails qui ne se retrouvent que dans son auteur favori, le rhéteur Denys d'Halicarnasse? N'est-ce pas chez cet écrivain seulement ( VI, 12) que Publius et Marcus, fils de Publicola, trouvent la mort en voulant sauver le corps de leur oncle? N'est-ce pas lui seul qui fait intervenir Castor et Pollux dans la bataille, qui les présente portant à Rome la nouvelle de la victoire? N'est-ce pas lui seul enfin qui fait mourir dans le combat Sextus Tarquin, déjà mort depuis longtemps à Gabies? Aucun de ces ornements, aucune de ces traditions fabuleuses ne dépare le récit de Tite-Live; Il eut été juste d'en convenir. Mais il fallait à toute force retrouver les traces d'un poème, et l'on a jugé plus commode de prêter à un historien judicieux les mensonges d'un grec qui sacrifie sans cesse la vérité à l'utile plaisir de flatter ses maîtres. Libre d'ailleurs à Niebuhr de renchérir sur le rhéteur grec, et de supposer que Lartius, l'un des deux compagnons d'Horatius Coclès, n'avait pas été oublie dans le poème, parce que l'autre, T. Herminius, est l'un des héros du combat. Quand on s'avance aussi librement dans le champ des conjectures, ou ne doit pas connaître de limites.

En défendant Tite-Live contre les attaques de la critique allemande, je ne prétends pas affirmer que le récit de l'historien romain soit exact en tout point et n'ait pas reçu quelques embellissement.; mais là s'arrêtent mes concessions. Un combat aussi décisif, puisqu'il mit la confédération latine sous la dépendance de Rome, devait avoir laisse un profond souvenir chez les deux peuples et dans les familles qui s'étaient distinguées. Il avait rendu populaires les noms d'Aebutius, de Postumius et d'Hermtenius, et le temple des Dioscures, élevé près de la fontaine de Juturna, en avait éternisé la mémoire. Bien plus, l'utile secours de la cavalerie dans cette journée célèbre était rappelé chaque année par une fête qui avait lieu aux Ides de Quintilis, date de la bataille, et dans laquelle les chevaliers, après un sacrifice solennel, offert par les principaux membres de I'ordre équestre, couronnes d olivier, vêtus de la trabea, divisés par tribus et par centuries, montés sur leurs chevaux et rangés comme s'ils revenaient du combat, partaient du temple de Mars, situé hors des murs, parcouraient le ville, et, traversant le Forum, tenaient defiler devant le temple de Castor et Pollux, portant tous les insignes qu'ils avaient reçus de leurs généraux comme récompense de leur valeur. Cette imposante procession, où figuraient souvent jusqu'à cinq mille chevaliers, avait lieu encore du temps de Denys d 'Halicarnasse (VI, 15), qui juge ce spectacle digne de la grandeur de l'empire:

ἄξια τοῦ μεγέθους τῆς ἡγεμονίας.

CHAP. XX - Cohorti suae. il s agit de la cohorte prétorienne, dont l'organisation ne date, à proprement parler, que de Scipion le Numantin. Voyez Lipse, Milit. rom., t, I.

CHAP. XXI. - His consulibus aedes Saturno dedicata, etc. Cette énumération sommaire des événements paraît avoir été directement empruntés aux annales.

IBID. - Tanti errores implicant temporum, etc. Ce passage est l'un de ceux sur lesquels les adversaires du Tite-Live ont le plus insisté. Il prouve sans doute que la chronologie romaine, par suite des lacunes que présentaient certains documents, et qui devaient avoir donné lieu à la différence des ères, n'était pas, au temps de Tite-Live, fixée dune manière certaine et incontestable; mais on n'en peut tirer aucune conséquence contre la véracité de l'historien. La franchise avec laquelle il convient de cette difficulté prouve au contraire qu'il ne se fait pas illusion et qu'il ne cherche pas à tromper ses lecteurs. On ne saurait non plus admettre que, d'une différence de trois années dans la date d'un événement, il résulte de toute nécessite que le récit de cet événement est purement poétique. On en peut uniquement tirer cette conséquence que les documents chronologiques sont insuffisants ou inexacts. Plusieurs dates des époques ont le caractère positif de l'histoire n'est l'objet d'aucun doute sont encore aujourd'hui soumises à la discussion; s'en suit-il que les faits auxquelles elles se rapportent doivent être regardes comme faux? Et pour ne citer qu'un seul exemple, la chronologie de Guillaume de Tyr est souvent fautive ; en conclurons-nous que l'histoire des Croisades, ou d'ailleurs les combats singuliers et les grands coups de lance abondent, n'est autre chose qu'une réunion indigeste de débris poétiques?

CHAP. XXIV. - Liberos nepotesve ejus moraretur. Suivant les lois romaines, les pères avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants ; ils pouvaient donc les vendre ou les engager. Les aïeux avaient le même droit sur leurs petits-enfants; par conséquent les créanciers pouvaient les retenir comme gage de leur créance.

CHAP XXVI. - Tumultus fuit verius quam bellum. Le mot alerte, employé dans la traduction pour rendre tumultus n'est pas suffisamment exact. Cic. Phil., VIII, 1 (cf. V, 12-19) : « Potest enim esse bellum, ut tumultus non sit, tumultus esse sine bello non potest. Quid est enim aliud tumultus nisi perturbatio tanta, ut maior timor oriatur? (Ieg tumor, cf  Gerh. Joan. Vossius ad h. I. ) Unde etiam nomen ductum est tumultus. Itaque maiores nostri tumultum Italicum, quod erat domesticus, tumultum Gallicum, quod erat Italiae finitimus, praeterea nullum nominabant. Gravius autem tumultus esse quam bellum hinc intellegi potest, quod bello vacationes valent, tumultu non valent. » Les soldats levés dans les cas de tumulte étaient appelés tumultarii milites. Cf. Festus ad h. v. - Tite-Live, au chap. XVI du livre XXI, reproduit la même pensée, mais en des termes plus énergiques : « Cum Gallis tumultuatum magis, quam belli geratum est. »

IBID - Audito perfectoque bello Sabino. Licinius Macer (Denys d'Hal., V, 47; Pline, XV, 29) donnait beaucoup plus d'importance a la guerre contre les Sabins, où les Roumains s'emparèrent de dix mille arpents de terre (Denys d'Ha ., V, 49 ).

CHAP. XXVII. - Uter dedicaret Mercurii aedem. Tite-Live a déjà fait mention au chap XXI de la dédicace du temple de Mercure; il est probable qu'en répétant ainsi un même fait il a suivi deux autorités différentes. En effet, au chapitre XXI, il se borne à l'énonciation du fait, tandis qu'ici il l'accompagne de circonstances détaillées.

CHAP. XXVII. - Primiipili centurioni. « Cet officier commandait la première centurie du premier manipule des Triaires, appelés aussi pilani, parce que leur arme était le dard, pilon. C'était le plus considérable de tous les centurions d'une même légion; il avait place au conseil de guerre avec le consul et les autres officiers-généraux. Il avait en garde l'aigle romaine, la déposait dans le camp, et l'enlevait quand il fallait marcher, pour la remettre ensuite au vexillaire ou porte-enseigne. » CHEVIER.

CHAP. XXIX. - P. Virginius rem non vulgabat. Comme P. Virginius à cette époque n'était pas encore parvenu aux honneurs, et que le droit de donner son avis dans le sénat n'appartenait, à en juger par les temps postérieurs, qu'aux sénateurs les plus éminents en dignité, Duker a propose de lire Titus au lieu de Publius, T. Virginius étant alors consulaire (voyez ch. XXI), comme Lartius et Ap. Claudius.

CHAP. XXX. - Sed fractione, etc. La même pensée se retrouve dans Diodore de Sicile, livre XVI, p. 527.

IBID. - Manium Valerium dictatorem, etc. Il était frère de Publicola et de Marcus Valerius, tué à la bataille du lac Régille. Les plus anciennes éditions portaient Marcum Valerium, et l'on s'était demandé comment il était possible que Marcus, tué en 235 on 259, fût devenu dictateur en 260. Denys d'Halicarnasse, livre VI, 390, p. 371, et les fastes capitolins ont levé la difficulté en prouvant qu'il fallait lire M'. et non M. (que j'invite à corriger dans le texte), c'est-à-dire Manium et non Marcum. Niebuhr, comme nous l'avons vu plus haut, n'a tenu aucun compte de cette correction due à Pighi (Ann. Rom., ad ann. CCLIX),e t se fait une arme de ce passage pour prouver que le récit de la bataille du lac Régille est purement poétique et partant inadmissible. Et cependant, il faut le reconnaître, le récit de Tite-Live, tout en offrant ce caractère héroïque propre aux époques de lutte opiniâtre, ne peut donner lieu à aucune objection sérieuse et ne choque en rien la vraisemblance historique.

CHAP. XXXI. - Medius Fidius. Ce serment s'écrit aussi eu un seul mot, Mediusfidius; mais il vaut mieux le résoudre en trois mots : Me Dius fidius, sous-entendu juvet ou amet. Car je ne partage pas l'opinion de ceux qui voient dans μὰ Δία l'équivalent de la particule grecque μὰ dans μὰ Δία, particule qui, si je ne lue trompe, n'a dû être autre chose, dans l'origine, que le nom de la grande déesse, de la mère des dieux, qui était appelée Μᾶ en Lydie. Voy. Stephan. Byz. de Urb. s. v. Μασταυρα; le Corpus inscr. gr. de M. Boeckh, n. 2309, et M. Ch. Lenormant, Nouvelles annales de l'Inst. arch., t. 1, p. 223 et suiv.

Les Romains n'étaient pas d'accord sur l'étymologie de la formule me Dius fidius. Varron, L. L. V. 66 « Aelius Dium fidium dicebat Jovis filium, ut Graeci Διοσκορον Castorem, et putabat hunc esse Sancum ab Sabina lingua et Herculem a Graeca. » Paul Diac. s. v. : Medius Fidius compositum videtur et significare Jovis filium, id est Herculem, quod Jovem Graeci Δία, et nos Jovem; ac fidium pro filio quod sape antea pro L littera D utebantur. Quidam existimant jusjuraudum esse per divi fidem, quidam per diurni temporis, id est diei idem. » Les Grecs, de leur côté, toutes les fois qu'ils rencontrent ce serment dans les historiens latins traduisent Dius fidius par Ζεὺς Πιστιος. Ainsi me Dius fidius, signifiait ou par le fils de Jupiter, c'est-à-dire par Hercule ou Saucus, ou par la foi de Jupiter, ou par la foi du jour, ou enfin par Jupiter protecteur de la bonne foi. Au milieu de cette diversité d'opinions, il est bien difficile de se prononcer. Je crois néanmoins que Dius fidus n'a jamais été l'équivalent de Jovis filius, que fidius est un adjectif en rapport avec fides comme Πίστιος avec Πίστις, et que Dius est l'équivalent de Deus, qui le remplace quelquefois. Voyez Plaut., Asin, I, 1, 8; Varr.. apud  Non., VIII, 93. Quant à l'identité de Dius fidius et de Saucus, le passage suivant d'Ovide ne permet pas de la révoquer en doute :

Quaerebam Nonas Sanco, Fidiove referrem:
An tibi, Semo pater; cum mihi Sancuss ait :
Cuicumque ex illis dederis, ego munus habebo.
Nomina trina fero: sic voluere Cures.

Fast., VI, 213.

Maintenant Sancus est-il le même qu'hercule, c'est ce qu'on croyait certainement à Rome du temps de Festus. Cf. Propert., IV, 9, 74; Silius Ital., VIII, 421; Lactant., I, 15, 8; d'un autre côte, les Grecs ne se sont-ils pas mépris en traduisant Dius par Ζεὺς, et peut-on admettre que Hercule était considéré à certains égards comme la même divinité que Jupiter? J'avoue que les raisons avancées par M. Hartung (Relig. des Rom., t. II, p. 44 et suiv.) à l'appui de cette opinion, offrent beaucoup de vraisemblance, et je crois devoir y envoyer le lecteur.

Ce serment, suivant Charisius (l, 185 ), était particulier aux hommes. On ne pouvait le proférer qu'en plein air. Plut. Quaest. rom., ch. XXV ut ; Varr., L. L., V, 66.

CHAP. XXXII. - In consulum verba jurassent. Quand la levée des troupes était achevée, un tribun des soldats prononçait la formule du serment imposée par le consul, et tout le reste de l'armée jurait après lui. Chacun en défilant devant le général, disait idem in me. Paul. Diac., s. v. Praejurationes. « Praejurationes facere dicuntur ii, qui ante alios conceptis verbis jurant, post quos in eadem verba jurantes tantum modo dicunt: Idem in me. » Voy. ch. XLV, III, 20; XXII, 58; Polybe, VI, 22; XI, 50; cf. Lips. Milit. rom., I, 6; Nast's roem. Kriegsalt.,  p. 38 et suiv.; et Laehr, Kriegswesen der Gr. und Roem., p. 8 et suiv.

IBID. - In sacrum montem. « Ce nom ne fut donné qu'après coup, soit parce que le lieu où le peuple s'était retiré fut consacré lors de son retour à Rome, soit parce qu'on y porta la loi sacrée. » Voyez ch. XXXIII. CHEVIER. Festus « Sacer mons appellatur trans Anienem, paulo ultra tertium milliarum ; quod eum plebes, cura secessisset a patribus, creatis triibunis plebes, qui sibi essent auxilio, discedentes Jovi consecraverunt. »

IBID. - In  Aventinum secessionem factum esse. Suivant Cicéron (Rép., Il, 53 ), les plébéiens s'emparèrent d'abord du mont Sacré, puis du mont Aventin. Salluste (Fragm. I, hist., p.246) fait entendre que les deux montagnes furent occupées simultanément, et ce doit être ainsi qu'eut lieu l'événement.  « Il n'est pas supposable, dit Niebuhr (t. II, p. 414 de la tr. fr.), que la commune n'ait point fait occuper par des hommes armés ses quartiers fortifiés dans la ville ; puisque, autrement, il aurait fallu que les femmes et ceux qui étaient sans défense prissent la fuite ou servissent d'otages contre elle. »

IBID. - Ad plebem mitti Menennium Agrippa. « Cicéron, qui suivait en tout des annales entièrement différentes de celles de Tite-Live, parle (Brut., 14 al. 54) des négociations du dictateur M' Valerius avec les émigrés comme d'un fait Indubitable, et lui attribue la gloire d'avoir rétabli la paix, à raison de quoi, et non pour des victoires, le surnom de Mavimus lui serait échu en partage. » Niebuhr, t. Il, p. 413 de la tr. fr. - Je ne pense pars qu'iI faille voir ici, comme le pense le critique allemand, une inconciliable contradiction. Si, comme tout porte à le croire, l'armée occupa le mont Sacré, tandis que le peuple se fortifiait sur le mont Aventin, le sénat dut se trouver dans l'obligation d'entamer une double négociation. Dix ambassadeurs, suivant Denys d'Halicarnasse (VI, 42 et suiv., 49 et suiv., 68-70, 81-87 ), furent envoyés au peuple, et parmi eux il cite M' Valerius et Menenius Agrippa. On peut supposer qu'ils se partagèrent une tâche aussi difficile; que M' Valerius se chargea de l'Aventin et Menenius du mont Sacré. Le titre de dictateur, que lui donne Cicéron ne peut prouver, surtout dans un auteur qui sans doute citait de mémoire, qu'il fût encore revêtu de cette dignité.

IBID. - Quod inde oriundus erat, plebi carum. Crevier conjecture qu'il était du nombre de ceux que Brutus avait pris dans l'ordre des chevaliers pour compléter le sénat. Cette opinion est partagée par Duker. Du reste, Menenius était alors patricien et avait déjà été consul en 231. Voyez ch. XVI. La même dignité fut accordée à son fils et à son petit-fils. Voyez ch. LI et IV, 13.

CHAP. XXXIII. - Ut plebi sui magistratus essent sacrosancti. « Si Rome n'eut point un législateur tel que Lycurgue, qui lui assurât, dès sa naissance, une longue suite de siècles de vigueur et de liberté, la désunion du sénat et du peuple produisit des événements si extraordinaires, que le hasard fit en sa faveur ce que la loi n'avait point fait. Les lois qu'elle eut d'abord, quoique défectueuses, étaient cependant dans les principes qui pouvaient les conduire à sa perfection ; Romulus et les autres rois lui en donnèrent un assez bon nombre de très convenables à un peuple libre. Mais comme l'intention de ces princes était de fonder une monarchie et non pas une république, Rome, devenue libre, manquait encore des établissements les plus nécessaires à la liberté; établissements que les rois s'étaient bien gardés de former. Lorsque ceux-ci furent chassés, de la manière que l'on sait, le nom de la royauté fut aboli, mais la puissance royale resta toute entière sous le non de consulat. Le gouvernement, composé des consuls et du sénat, devint un mélange de monarchie et d'aristocratie; il ne lui manquait pour être parfait que d'emprunter quelque chose de l'état démocratique. L'insolence des nobles souleva bientôt le peuple. Pour ne pas perdre toute leur puissance, ils furent contraints de lui en céder une partie. Mais le sénat et les consuls en conservèrent toujours assez pour tenir leur rang dans l'état.

« C'est à cette époque, c'est-à-dire à la création des tribuns du peuple, que la constitution de la république, réunissant les trois formes du gouvernement, prit une assiette plus assurée. Admirez le bonheur qui la conduisit dans ces différents changements ; l'établissement du pouvoir des grands ne détruisit point la royauté, l'autorité de la multitude ne détruisit point l'aristocratie. La constitution, en un mot, se perfectionna par la combinaison des trois puissances.

« Les querelles du peuple et du sénat furent le principe de cette perfection.

« Quiconque veut fonder une république doit supposer les hommes méchants et toujours prêts a déployer leur méchanceté des que l'occasion s'en présentera. C'est une vérité démontrée par tous les politiques et attestée par toute l'histoire. Cette méchanceté peut rester cachée par des causes inconnues; on ne la connaît pas, parce qu'elle n'a pas eu occasion de se montrer: mais le temps, qui est le père de la vérité, la met ensuite dans le plus grand jour.

« L'expulsion des Tarquins laissait en apparence le sénat et le peuple dans la plus parfaite union. La fierté des grands semblait avoir fait place à un esprit populaire, et que même les plus petits pouvaient aisément supporter. Celte fausse apparence trompa tout le monde. Tant que les Tarquins virent la lumière, leur nom servit toujours à épouvanter la nation; et la crainte qu'elle conçut que le peuple maltraité ne se rangeât de leur parti l'obligea de mettre dans ses manières toute la douceur imaginable. Quand la mort des Tarquins eut délivré les nobles de cette crainte, cette fierté longtemps contenue rompit promptement ses digues et se répandit en mille outrages. Preuve certaine de la maxime que les hommes ne font le bien que forcement, mais que d'abord que leurs passion, ont la liberté de se déborder, elles portent partout le désordre et la confusion.

« C'est ce qui a fait dire que la pauvreté ouvrait aux hommes l'intelligence, et que les bonnes lois les rendaient honnêtes. Si d'heureuses circonstances produisent le bien sans effort, on peut se passer de la loi ; mais leur influence vient-elle à cesser, le frein de la loi devient nécessaire. Ainsi la fierté des grands n'ayant plus, après la mort des Tarquins, de barrière capable de la retenir, il fallut trouver des moyens dont l'action fût aussi puissante que ne l'avait été la peur des tyrans. Après bien des troubles, des tumultes, des périls occasionnés par les excès où le sénat et le peuple se portèrent, on établit les tribuns pour la sûreté du peuple. On leur accorda tant de prérogatives, on rendit leur personne si sacrée, qu'ils furent en état de tenir la balance entre les deux ordres, et d'opposer les plus fortes barrières à l'insolence de la noblesse.

« Je me garderai bien de passer sous silence les troubles excités à Rome depuis les Tarquins jusqu'a la création des tribuns du peuple. Je veux réfuter ceux qui prétendent que la république romane fut toujours le théâtre de la confusion et du désordre, et que sans le bonheur et la discipline militaire qui corrigeaient ce défaut, elle n'aurait mérité que le dernier rang parmi les autres républiques.

« L'empire romain, j'en conviens, fut l'ouvrage du bonheur et de la discipline ; mais on ne voit pas que la discipline suppose l'ordre, et qu'il n'est pas possible que le bonheur ne marche ordinairement à sa suite. Entrons cependant dans les détails : je soutiens à ceux qui blâment les querelles du peuple et de la noblesse, qu ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté; et que, trop frappés des cris et du bruit dont ces querelles firent retentir la place publique, ils ne voient pas les bons effets qui en résultèrent.

« Il y a toujours deux partis dans une république, celui des grands et celui du peuple; et du choc de ces deux partis naissent les lois les plus favorables à la liberté. Il est aisé de s'en convaincre par rapport à Rome. Il est prouvé que dans l'espace de trois cents ans, depuis les Tarquins jusqu'aux Gracques, les troubles de Rome n'occasionnèrent que fort peu d'exils, et qu'ils coûtèrent encore moins de sang. Mais peut-on regarder comme nuisibles les troubles d'une république qui, durant le cours de tant d'années, soit a peine exiler huit ou dix de ses citoyens, n'en fait mourir qu'un très petit nombre et prononce m^me rarement des condamnations pécuniaires. Peut-on lui reprocher le défaut de lois lorsqu'on y voit éclater tant de vertus? L'éducation fait éclore les vertus; les bonnes lois règlent l'éducation; elles sont elles-mêmes l'ouvrage des troubles que l'on condamne si légèrement; car on peut se convaincre, comme le l'ai dit, que, loin d'occasionner aucun exil, aucune violence contraire au bien public, ils donnèrent naissance à quantité d'établissements et de lois favorables à la liberté.

« Mais, dira-t-on, quels étranges moyens! quelle férocité! Entendre sans cesse un sénat déclamant contre le peuple, un peuple déclamant contre le sénat! voir des citoyens courant en tumulte dans les rues, des boutiques se fermer, un peuple tout entier sortir de Rome! Le récit seul de ces emportements est capable d'épouvanter. Je repends que chaque ville doit avoir des moyens que l'ambition du peuple puisse employer, et qu'il en faut surtout dans une république qui veut un peuple en état de seconder par son courage les grands projets du gouvernement. Or, tels étaient les moyens employés à Rome.

« Lorsque le peuple voulait obtenir une loi, il se portait à I'une des extrémités que l'on vient de voir, ou il refusait de s'enrôler; de manière qu'enfin le sénat était obligé de le satisfaire.

« Et que peut-on craindre pour la liberté des désirs d'un peuple libre? Ils naissent ou de l'oppression ou de la crainte d'être opprimé. Si les alarmes ne sont point fondées, on a le secours des assemblées, où la seule éloquence d'un homme de bien lui fait sentir qu'il se trompe. Le peuple, dit Cicéron, est capable, malgré son ignorance, de concevoir la vérité; il se rend aisément à un homme de bien qui la lui présente avec candeur.

« On doit donc se montrer plus réservé à blâmer la constitution de la république romaine, et considérer que tout le bien que l'on est forcé d'y admirer ne peut partir que d'un bon principe. Que dis-je ! louons hautement les troubles de Rome, puisqu'ils ont été la cause de la création des tribuns du peuple. Ajoutons que le tribunat ne se borna point à régler les droits du peuple, mais qu'il devint le gardien le plus assure de la liberté. » Machiavel, ouvr. cité, livre I, ch, III et IV, t. I, p. 146 et suiv. de la tr. fr.

IBID. - Sunt qui duos tantum in Sacro monte creatos tribunos esse dicant. Ceux qui partageaient cette opinion prétendaient que c'était seulement l'an de Rome 283, en vertu de la loi Publilia, que trois nouveaux tribuns avaient été ajoutés aux deux premiers voyez ch. LVIII, Cic., Or. Cornel., 1er fragm., et Plut., Coriol., ch. VII ), et qu'une addition de cinq autres avait été autorisée l'an de Rome 297, ce qui avait porté le nombre de ces magistrats à dix, deux de chaque classe, la sixième étant comptée pour rien. Voyez Ill, 30, et Denys d'Hal., X, 30. Sur le mode d'élection des tribuns du peuple, leurs attributions, leur autorité, voyez les Antiquités romaines d'Adam, t. I, p. 211 et suiv. de la tr. fr., 2e edit. Cf. Niebuhr, t. II, p. 428 et suiv. de la tr. fr.

IBID. - Sacratam legem. Les lois sacrées engageraient en vertu d'un serment, et prononçaient les plus effrayantes imprécations contre les transgresseurs . « Sacratae leges sunt, dit Festus, quibus sancitum est, qui quid advenus eas fecerit, sacer alicui deorum sit cum familia pecuniaque. » Il est mention d'autres lois sacrées dans Tite-Live même, III, 32 et VII, 41. On en trouve di' exemples chez d'autres nations, par exemple, chez les Èques et chez les Volsques (Tite-Live, IV, 26 ).

Mais celle qui avait décrété l'Inviolabilité des tribuns étant la plus célèbre et la plus chère au peuple, s'est appelée la loi sacrée par excellence. Denys d'Halicarnasse (VI, 89) nous en a conserve la formule.

CHAP. XXXIII. - Forte in statione Marcius fuit. Les anciens historiens n'entraient dans aucun de ces détails; ils se bornaient à dire que dans la guerre contre les Vosques, la prise de Corioles avait été due à Marcius. Cet important service leur avait fait oublier le nom du consul Cominius, qui commandait le siège, et ce nom n'avait échappé à l'oubli que grâce à la colonne d'airain sur laquelle avait été gravé le traité conclu avec les Latins, monument dont les devanciers de Tite-Live avaient fait usage. Niebuhr suppose fort gratuitement que Marcius devait son surnom à une ville latine dont il était originaire, et non pas à l'action d'éclat que toute l'antiquité s'accorde pour lui attribuer. De son autorité privée il retranche encore de l'histoire cet épisode dans lequel il voit la pensée d'un poème épique.

CHAP. XXXIV. - Et Velitris auxere numerum colonorum Romani, etc. Le récit de Tite-Live est évidement tronqué dans cet endroit. Il ne dit pas qu'à la suite des troubles qui éclatèrent à l'occasion de ces mesures, le peuple conquit le droit des plébiscites, comme nous l'apprend Denys d'Ha.icaruasse (VII, 16). On ne peut croire que l'origine de cette conquête lui ait paru douteuse, car, dans ce cas, suivant son usage, il eût rapporté et discuté les opinions différentes. D'ailleurs, au chapitre LV du livre III, il en parle comme d'une institution déjà existante.

IBID. - Ex incultis per secessionem plebis agris. L'éloignement du peuple avait dure plus de trois mois.

IBID. - Magna vis frumenti ex Sicilia advecta. Tite-Live, en suivant les auteurs les plus anciens (voy. Denys, VII, 1 ), a évité l'inconvénient dans lequel sont tombés Licinius et Cn. Gellius, qui supposaient que le blé en question avait été donné par Denys, et transportaient ainsi à l'année 263 un fait qui se rapportait à l'année 344 ( voy. IV, 52 ). Les anciens historiens se bornaient à dire que l'envoi de grains avait été fait par les tyrans de la Sicile.

CHAP. XXXVI. - Ludi forte ex instauratione magni Romae parabantur. Si l'on peut s'en rapporter à Cicéron (de Divinat., I. 26 ), Tite-Live n'est pas ici d'accord avec Fabius, Gellius et Coelius, suivant lesquels les jeux avaient été célébrés de nouveau, parce que la guerre contre les Latins était venue interrompre les précédents. Ces mêmes historiens plaçaient a la suite de cette seconde solennité le prodige qui, dans le récit de Tite-Live, donne lieu à une nouvelle célébration des jeux. Du reste, dans tous les autres points il est entièrement d'accord avec eux. Fabius, que Denys (VII, 71, cite dans la description de ces jeux, plaçait aussi ces événements à la suite des troubles occasionnés par Coriolan, auxquels il les rattachait, et il les racontait de la même manière que Tite-Live. Le seul point sur lequel il différait, c'était, comme nous l'apprend Tite-Live lui-même, le genre de mort de l'exilé romain.

IBID. - Sub furca caesum. Chez les Romains, les maîtres avaient un pouvoir illimité sur leurs esclaves. Ils pouvaient à leur gré les condamner au fouet ou à la mort. Voyez Juvénal, VI, 219. On usait de ce droit avec tant de cruauté, surtout dans les temps de la corruption de la république, que l'on rendit plusieurs lois pour le restreindre. Le fouet était la punition la plus ordinaire. Pour certains crimes, on marquait les esclaves au font avec un fer chaud; quelquefois on les obligeait à porter au cou un morceau de bois, furca. L'esclave soumis à ce genre de punition gardait la dénomination de furcifer, que les maîtres adressaient aussi dans l'emportement à tout esclave qui excitait leur courroux. ici le mot furca désigne un genre de supplice particulièrement réservé aux esclaves, et auquel Néron fut condamné par le sénat (Suétone, Vie de Néron). On liait les mains du criminel, on insérait sa tête dans la fourche en sorte qu'il ne pouvait remuer, et on le fouettait jusqu'à ce qu'il mourût sous les coups. Il existait encore un autre genre de supplice, désigné par le nom de furca, et qui parait n'avoir été autre chose que la potence. Voyez M. Hase sur Va!ère Maxime, I, VII, 4.

IBID. - Ti. Atinio. Le même fait est, comme nous venons de le voir, rapporté dans Cicéron (de Divin., I, 26 ; on le retrouve aussi dans Denys d'Halicarnasse (VII, 68 ), dans Plutarque ( Coriol., ch. XXIV), dans Valère Maxime I, VII, 4 ), dans Macrobe (Sat. I, 11 ), et dans Lactance (II, 8) ; mais le nom du personnage eu question varie dans les différents auteurs. Denys et Plutarque l'appellent T. Latinus, leçon que présentent plusieurs manuscrits de Tite-Live; Macrobe, Annius; Gruter a le premier avec raison préféré la leçon Ti ATinius donnée par Lactance. La famille Atinia était une ancienne famille plébéienne.

CHAP. XXXVIII. - Ad caput Ferentinum. Voyez I, 50 et 51.

IBID. - Querendo. Telle est la leçon de beaucoup de manuscrits et des plus anciennes éditions. La leçon quaerendo, que donne Alde, mais qu'il corrige dans son errata, est passée de son texte dans plusieurs éditions. M. Noël la préfère et en donne les raisons suivantes, qui me paraissant plus ingénieuses que fondées. « Il me semble, dit-il, qu'il y a plus de finesse dans le quœrendo du texte. Attius Tullus a quitté Rome avant ses compatriotes; il n'est pas supposé connaître la cause d'un si brusque départ; il s'étonne, il questionne et son indignation n'est que le résultat des réponses qu'il reçoit. » Les verbes queri et queaeere sont souvent confondus. Voyez Nic. Hensius sur Ovid, Met., II, 239.

CHAP. XXXIX. - Novella haec Romanis oppida ademit. Les Romains en avaient fait la conquête trois ans auparavant. Cette explication du mot novella adoptée par Sigonius et d'autres critiques n'a pas satisfait tous les savants Comme plusieurs manuscrits donnent la leçon Novellam, on a pensé que ce mot était l'altération d'un nom de ville; et comme on ne connaît pas de ville du nom do Novella, on a propose de lire Bovillas, Mugullam ou Maegillam. Crevier remarque que les quatre villes dont il est ici question sont en deçà de la voie latine et il a peine à concevoir comment Coriolan put prendre cette route avant de s'être rendu maître de ces villes. Niebuhr de son côté (t. III, p. 130, note 190 de la tr. fr., indépendamment des raisons indiquées plus haut, rejette toute cette histoire, à cause des différences que présentent Tite-Live et Denys au sujet du nom des villes prises par Coriolan, et de l'ordre dans lequel elles furent prises. Mais des variantes dans les noms propres sont chose si commune dans les manuscrits, qu on court souvent le risque d'adresser aux auteurs des reproches qui n'appartiennent qu'aux copistes, et quant à l'ordre des noms, on peut dire que celui qu'a suubi Tite-Live est plus vraisemblable que celui de Denys. Du reste, l'objection de Crevier paraît plus fondée, et il serait possible que le texte fut altéré en cet endroit. Autrement on peut conjecturer que Coriolan crut devoir avant tout occuper la route qui conduisait de Rome chez les Volsques, et que, maître de ce point, il s'assura d'abord de sa gauche, puis de sa droite et vint enfin camper sous les murs de Rome.

CHAP. XXXIX. - Sp. Nautius jam, et Sex. Furius consules erant. Tite-Live omet ici deux consulats qu'indique Denys d'Halic. (VII, 68 et VIII, I), celui de Q. Sulpicius Camerinus avec Sp. Lartius Flavus, pour l'année 264, et celui de C. Julius avec P. Pinarius Rufus, pour l'an 265.

CHAP. XL. - Tum matrones. Tite-Live n'adopte pas le récit de Valérius Antias et des autres historiens qui attribuaient l'honneur de cette résolution à la gens Valeria (voy. Denys, VIII, 39 ; Plut., Coriol., ch. XXXIII ; Appian., Ital., ch. III . C'est sans doute à ces sources récentes qu'Il fait allusion quand il dit parum invenio, membre de phrase qui ne me paraît pas suffisamment rendu par je ne saurais le décider. Tite-Live me semble plutôt vouloir dire : je trouve trop peu d'autorités pour me décider à cet égard.

IBID. - Ad Veturiam matrem Coriolani, Volumniamque uxorem. Plut. (loc. cit.) désigne la mère de Coriolan par le nom de Volumnia, et sa femme par celui de Vergilia.

IBID. - Multo miserius seni exsilium esse. Niebuhr rapproche de cette pensée les vers si connus du Dante :

 Tu proverai si come sa di sale
Lo pane altrui, e come è duro calle
Lo scendere e 'l salir per l’altrui scale
Parad., XVII, 58.

« Coriolan, dit Rollin, était contemporain de Thémistocle, qui eut à peu près le même sort que lui. « Uterque quum civis egregius fuisset, populi ingrati pulsus injuria, se ad hostes tulit, conatumque iracundiae suae morte sedavit. »,Cic., Brut., 42.) Niebuhr s'est emparé de ce rapprochement oratoire pour prétendre qu'on avait transporte sur Coriolan le récit de la mort volontaire de Thémistocle. Mais du passage de Cicéron on ne peut rien conclure autre chose si ce n'est que Coriolan paya de sa vie sa tentative coupable contre la patrie, ce qui prouverait que Cicéron n'avait pas adopté la version de Fabius.

IBID. - Templum fortunae muliebri aedificatum dedicatum est. Un pareil monument dut graver pour toujours dans la mémoire du peuple le souvenir d'un événement aussi mémorable. Comment dès lors admettre avec Niebubr que tout ce récit doit demeurer en dehors de l'histoire? Comment préférer à une tradition, qui n'a d'autre tort que d'avoir été trop embellie par les rhéteurs et par le plus audacieux de tous, Denys d'Halicarnasse, une conjecture qui ne repose sur aucune donnée historique. Suivant le critique allemand, « Rome était menacée d'un malheur tel que la république ne pouvait sans honte se mettre aux pieds d'un fils ennemi pour le supplier de le lui épargner. Soit à dessein, soit par hasard, l'histoire a gardé le silence sur ce fait; après la prise de vive force, le plus grand des maux pour une ville libre, c'était le retour victorieux de bannis, qui pouvaient reprendre leurs biens vendus et réclamer la vengeance comme un droit. La plupart, après une longue misère, étaient devenus de véritables bandits. Ce mot même a été créé pour une classe semblable d'individus ; on ne savait plus la cause de leur expulsion, le Gibelin et le Rianco étaient sous les mêmes drapeaux ; ni le débiteur ni le criminel fugitif n'étaient dédaignés, pourvu qu'ils fussent robustes. L'aventure d'Ap. Herdonius prouve qu'alors Rome comptait beaucoup de bannis; les fils des compagnons des Tarquins, des patriciens et des plébéiens, formaient un mélange bizarre d'hommes pervers. Coriolan demandait leur rétablissement, cela est aussi avéré que si cela était soutenu par tous les témoignages possibles. C'était la une terrible prétention pour tous ceux de Rome qui ne voulaient point que tout fût bouleversé sans distinction de parti. De chauds partisans, qui lui eussent volontiers confier le pouvoir royal, si le sénat et les curies eussent été maintenues dans toute leur considération, et si l'on eût anéanti la liberté plébéienne, tremblaient néanmoins de le voir rentrer comme chef d'une bande qui regardait avec le même dédain la bourgeoisie et la commune; et qui, s'il l'eût voulu, se serait livré aux forfaits que plus tard Rome eut a souffrir des hordes de Marius et Cinna. Ces hommes cependant étaient devenus son peuple; comment pouvait-il s'en séparer?  » En prenant ainsi ses coudées franches, il est facile de refaire l'histoire. Ainsi Coriolan ne nous offre plus un de ces exemples si communs dans l'antiquité, d'un grand homme mécontent qui va mettre ses talents au service de l'étranger, c'est un noble patricien qui ne dédaigne pas de se faire chef de brigands. Où est le roman? je le demande.

CHAP. XLI. - Verberasse ac necasse. Quand un fils était nommé à quelque emploi public, sa promotion suspendait l'exercice de l'autorité paternelle, mais elle ne reteignait pas, car elle continuait non seulement pendant la vie du fils, mais encore sur sa postérité.

IBID. - Peculiumque filii Cereri consecravisse. Un enfant ne pouvait acquérir aucune propriété sans le consentement de son père, et son acquisition s'appelait peculum.

IBID. - A quaestoribus. Tite-Live fait ici mention des questeurs sans avoir indiqué l'époque où fut établie cette magistrature. Les questeurs étaient chargés de la garde du trésor et de la perception des revenus, ainsi que l'indique leur nom (quaestor a quaerendo). Deux questeurs urbains avaient été institués par les rois. Leur nomination après l'expulsion des Tarquins avait été confiée aux consuls, puis au peuple, qui les élisait dans les comices par curies. L'an de Rome 334 on créa deux tribuns militaires pour suivre les consuls à la guerre. Vers l'an 488 on en ajouta quatre autres chargés d'administrer les provinces questoriales. Sylla en porta le nombre à vingt et César à quarante. Du reste, avant les lois annales, on n'avait égard, dans la recherche des honneurs, ni à l'âge ni à l'importance des magistratures, et voila pourquoi l'an de Rome 296, Quintius fut créé questeur après avoir été trois fois consul. Plus tard, la questure devint le premier degré des honneurs. A l'époque où nous sommes parvenus, ils étaient chargés d'assigner à comparaître devant le peuple ceux qui s'étaient rendus coupables de quelque grand crime. Voyez lII, 24 et 25.

IBID. LXII. - Dulcedo agrariae legis ipsa per se.. subibat animos. La proposition de la loi agraire fut l'arme qui, entre les mains des tribuns,devait offrir le plus de dangers pour les patriciens. En effet, le résultat d une telle loi n'aurait pas été de donner quelque chose a ceux qui n'avaient rien. Proposer, comme fit plus tard Licinius Solon, le partage égal des terres, c'est-à-dire des fortunes, puisqu'il n'y avait point à Rome d'autre richesse que la terre, c'était demander indirectement l'égalité des droits politiques; car, ainsi que nous l'avons dit, par les lois de Servius, les droits politiques avaient été répartis selon les fortunes. Voila pourquoi la loi agraire reparut à toutes les époques de la république, pourquoi aussi le sénat la combattit sans cesse de toutes ses forces; voila pourquoi enfin elle disparut sous les empereurs, parce que l'empire amena l'égalité de tout sous un maître.

CHAP. LXII. - Duumvir ad id ipsum creatus, dedicavit. La dédicace des temples était accompagnée de cérémonies religieuses auxquelles présidait soit le général qui avait fait voeu d'élever l'édifice sacré, soit l'un des deus consuls que le sort désignait (voyez ch. VIII et IV, 29), soit des duumvirs créés à cet effet, soit les duumvirs chargés des sacrifices (duumviri sacris faciundis, voyez VI, 5; Vll, 28, XXII, 33; XXIII, 21; XXXIV, 53 ; XXXV, 41). Quelquefois cependant, le peuple, pour témoigner sa haine aux consuls, ou pour être agréable à quelqu'un de ses favoris, confiait cette mission à des citoyens qui n'et tient revêtus d'aucune des dignités énoncées plus haut. Ainsi, au ch. XXVII, nous avons vu la dédicace du temple de Mercure faite par le centurion du premier manipule des Triaires. Mais, dans ce cas, il fallait un ordre du sénat ou une décision de la majorité des tribuns du peuple. Cf. IX, 46. Sur les rites usités en pareille circonstance, voyez Cicéron, pro Domo, 45-54.

IBID. - Oppia virgo vestalis, damnata incesti poenas dederit. Cette vestale est appelée Pompila dans la chronique d'Eusèbe, p. 167; Popilia dans Orose, Il, 8; et Opimia dans Denys d'Halicarnasse, VIII, 89 et 90. Ce dernier raconte qu'elle fut ensevelie vivante dans le champ du crime, près la porte Colline, et que ses deux complices subirent le supplice de la furca ( voyez plus haut la note du ch. XXXVI.) Telles étaient, en effet, les peines infligées aux vestales et à leurs corrupteurs, cf. VIII, 15; XXII, 57 ; Denys, II, 65; Plutarque, Vie de Numa, ch. X et Quaest. rom., ch. XXV; Lips,, de Vesta, ch. XIII.

CHAP. XLIII. Ortonam. Ville latine, située au delà de l'Algide, non loin de Corbion. Voyez sur cette ville Tite-Live, III, 30. 11 existait une autre ville du même nom dans le pays des Frentans avec un port de mer sur l'Adriatique; Strabon (V, p. 167) appelle cette dernière Ὄρτων.

IBID. - Sp. Licinius, tribunus plebis. Dans Denys d'Halicarnasse (IX, p. 559) il est appelé Σπόριος Σικίλιος (Σικίνιος dans un manuscrit de Rome), et Sigonius propose avec assez de raison de lire Sp. Icilius. En effet, à cette époque la famille Icilia donna au peuple un assez grand nombre de tribuns, ennemis acharnés des patriciens. Voyez ch. tLVIII, III, 44 et suiv.; IV, 52 et surtout 54.

IBID. - Instare instructos. Muret a proposé de lire stare instructos, qui, en effet, paraît préférable. Cependant, instare se prend quelquefois dans le sens de stare, comme dans Suétone, Vie de Tibère, ch. LXXII : « Nec abstiuuit consuetudine, quia tunc quoque instans in medio triclinio, adstante lictore, singulos valere discentes appellaret. »

CHAP. XLIV. - Ut ne magna imperia mortalia essent. Un traducteur de Tite-Live, Guerin, remarque que l'historien semble oublier ici que la république romaine n'était point encore un grand empire, mais M. Dureau de la Malle lui repend avec raison que les idées de puissance et de faiblesse sont relatives, et que Rome pouvait des lors paraître puissante aux peuplades qui l'environnaient.

CHAP. XLV. - Capita conferunt. - Id est Consulteat occulte. Voyez Cic., In Verrem, Act. II, 53. Les Allemands disent de même : die Koepfe zusammert srecken.

IBID. - Fabium nomen, Fabia gens. Schæfer considère avec raison les mots Fabia gens comme une glose passée dans le texte.

IBID. - At ego injuratus. Suivant Denys, IX, p. 567, les consuls avaient aussi juré de revenir vainqueurs.

CHAP. XLVII. - Triarii. C'était le nom qu'on donnait aux soldats de la troisième ligne ou du corps de réserve. Voyez VIII, 8.

IBID. - Ad praetorium. Le prétoire était l'endroit du camp où le général avait sa tente, le quartier général.

Case. XLVIII. - Et pecunia vacet. Denys d'Halicarnasse (IX, 15) explique mieux que ne le fait Tite-Live l'offre de la famille Fabia. Le sénat avait arrêté de tenir un corps d armée stationnaire sur les frontières du territoire romain. Mais deux obstacles s'opposaient à l'exécution de cette mesure : d'une part, le défaut d'argent, parce que les guerres précédentes avaient épuisé le trésor, et de l'autre, le danger et la fatigue d'un pareil service qui effrayaient tellement les citoyens qu'il s'en présentait peu pour s'enrôler. S'il faut en croire Niebuhr. le départ des Fabius n'est pas inspiré par le dévouement, c'est une de ces déterminations qui, chez les Grecs, donnèrent naissance aux plus florissantes cités : « Ils voulurent, avec leurs clients et leurs partisans, quitter un lieu où l'en ne pouvait plus vivre en paix, et fonder un établissement qui fût cependant de quelque utilité pour le peuple, auquel les attachait la naissance et le sang. » Suivant lui, les Fabius, qui n'avaient pris cette résolution désespérée qu'après avoir vainement tenté de rapprocher les partis, allèrent construire un fort dans le pays des Véiens et s'y établirent avec femmes et enfants. Ainsi cette émigration patricienne serait la contre-partie de la retraite du peuple sur le mont Sacré; mais l'ai bien peur que ce ne soit encore là un rêve de l'audacieux restaurateur des annales romaines.

CHAP. XLIX. - Unius familiae viribus. Denys d'Halicarnasse (IX, 15) raconte le fait d'une manière beaucoup plus vraisemblable. Suivant lui, un corps d'environ quatre mille hommes, amis ou clients des Fabius, aurait marché contre l'ennemi sous la conduite de cette famille cf. Ovid., Fast., II, 195-212). Cette assertion semble confirmée par ce passage d'Aulu-Gelle (XV1I, 21) : « Sex et trecenti Fabii cum familiis suis... circumventi perierunt. » Passage dont Niebuhr s'est autorisé pour prouver que les Fabius avaient emmené avec eux femmes et enfants. Ce qu'il y a de certain, c'est que, comme le remarque ce critique, il eût été impossible à une poignée de trois cents hommes de se maintenir dans le pays des Étrusques et d'y devenir redoutables à Véies.

IBID. - Dextro Jano. Toutes les portes de Rome avaient deux arches désignées par le nom de Janus. Cic., Nat. Deor., II, 27 :  « Principem in sacrificando Janum esse voluerunt : quod ab eundo nomen est ductum; ex quo transitiones perviae Jani. » L'une de ces deux arches était pour les partants, l'autre pour les arrivants, et chacun prenait la droite. Encore au siècle d'Auguste aucun Romain, pour peut qu'il fuit attaché aux croyances religieuses de ses pères, ne sortait de la ville par cette porte, et, quelque voisin qu'il en fût, il faisait un détour pour en prendre une autre. C'est ce que prouvent ces vers d'Ovide ( Fast., II, 201) :

Carmentis portae dextro via proxima Jano est :
Ire per hanc noli, quisquis es : omen habet.

CHAP. XLIX. - Ad Saxa rubra. Petite ville, non loin du fleuve Cremère, à neuf milles de Rome, sur la voie Flaminienne.

CHAP. L. - Caesi ad unum omnes. Niebuhr voit encore dans le récit de Tite-Live les traces d'une épopée, et pour mieux appuyer cette opinion, il suppose bien gratuitement que notre historien les fait mourir accablé sous des projectiles et des pierres. Mais s'il n'eût fait dire à Tite-Live tout autre chose que ce qu'il dit en effet, comment aurait-il pu terminer par cette comparaison : « Les héros furent enterres comme Genée sous des rocs entassés. »

IBID. - Relictum stirpem genti Fabiae. Perizonius a le premier, je crois, fait observer combien il était peu vraisemblable que dans une famille assez nombreuse pour fournir trois cent sis combattants, il n'y ait eu qu'un seul enfant hors d'état de porter les armes, et il conjecture que la garnison de Cremère, composée en tout de trois cent six soldats, n'en comprenait qu'un petit nombre appartenant a la famille Fabia, et que le reste se composait de leurs clients ; que peut-être plusieurs enfants restèrent à Rome, mais qu'un seul parvint à l'âge viril, L. Fabius Vibulanus, qui fut trois fois consul et dictateur. Il est constant, par les fastes, que de ce Fabius descendaient tous les Fabius qui paraissent ultérieurement dans l'histoire. On s'est aussi fort étonné de voir que dix ans plus tard ce même personnage ait été consul (voyez Ill, I).Mais il serait possible que les leges annales n'eussent pas été encore portées à cette époque, ou que Fabius eût été, comme d'autres le furent plus tard, jugé digue d'une dispense d'âge (voy. XXV, 2).

IBID. - Satis convenit. Tite-Live suit, touchant la défaite des Fabius auprès de la Cremère, la tradition la plus ancienne et en mène temps la plus etonnante (voy. Denys, IX, XIX). Pour tout le reste, partout ou il est d'accord avec Denys, il est probable que les historiens n'offraient pas de variantes.

CHAP. LI. - Major caedes fuit. « Comme ils étaient en plus grand nombre que n'avaient été les Fabius, lors de leur désastre, leur perte fut plus considérable. » CHEVIER.

CHAP. LII. - Cum multa fiducia innocentiae gratiaeque. Crevier propose de lire causaeque, « plein de confiance dans son innocence et dans la bonté de sa cause. » Il remarque judicieusement qu'il est peu vraisemblable qu'un homme qui, en paix, s'était montré constamment l'ennemi de la loi agraire et dont la témérité venait d'exposer l'armée a une entière défaite, pût compter sur une grande faveur, gratia.

CHAP. LIV. - Vopiscum Julium pro Virginio in quibusdam annalibus consulem invenio. C'est aussi ce nom qu'on trouve dans les Fastes capitolins, dans Denys d'Halicarnasse (IX, p. 594 ; cf. Pigh. Ann., ad ann. 288).

IBID. - Claris insignibus velut infulis, velatos ad mortem destinari. On sait que les cornes des victimes destinées à la mort étaient entourées de voiles de laine attachés avec des bandelettes blanches. Vouez Vossius, ad Virg., Georg., III, 487.- Dans les sacrifices humains on ceignait aussi de bandelettes la tête de la victime. Lucrèce (de Nat. rer., 1, 87 ), en parlant d'Iphigénie, au moment où elle va être immolée, nous fournit un argument en faveur de cet usage :

Cui simul infula virgineos circumdata comptus,
Ex utraque pari malarum parte profusa est.

Dans Virgile (Aen., Il, 133 ), Sinon, au moment d'être immolé, volt se préparer les bandelettes fatales :

Jamque dies infanda aderat : mihi sacra parari,
Et salsae fruges et circum tempora vittae.

CHAP. LIV. - Domi mortuum esse inventum. Denys d'Halicarnasse (IX, XXXVIII) ajoute qu'il ne parut sur son corps aucune trace de mort violente. Ce détail a tout l'air d'erre de son invention.

CHAP. LVI. - Haud parva res. Il paraît difficile de concilier ce que dit ici Tite-Live avec sa remarque du chap. LX, que l'absence des patriciens ôta plus de dignité aux comices qu'elle ne donna de puissance réelle au peuple, ou qu'elle n'enleva d'autorité aux sénateurs.

IBID. - Occupant tribuni templum. Nous avons vu plus haut, dans la note sur le chap. VI du livre I, qu'on donnait le nom de templum à tout emplacement consacré par les augures. Il signifiait aussi la tribune aux harangues. C'est ce dernier sens qu'il a ici et dans plusieurs autres passages, par exemple, III, 17; VIII, 14 et 55.

IBID. - Nihil cedentes viatori. Les viateurs étaient chargés dans le principe de convoquer les sénateurs qui demeuraient à la campagne. Plus tard, ils furent spécialement attachés comme appariteurs à la personne des tribuns du peuple et des édiles. On en trouve cependant aussi auprès des autres magistrats. Voyez Creuzer, Abriss. der Roem. antiq., § 174, 256 de la 2e éd.

IBID. - Et contentptim de jure disserendo. La traduction de ce passage ne rend peut-être pas suffisamment le sens de contemptim. Laetorius, vieux soldat et plébéien, n'entendait rien au droit dont les patriciens s'étaient fait un privilège. Appius même, en traitant la question superficiellement et comme s'il dédaignait de l'approfondir, devait sans peine jeter le trouble dans l'esprit du tribun, en même temps que son ton dédaigneux devait blesser et exaspérer ce violent adversaire.

IBID. - Sine magistratu. « Pourquoi, dit Plutarque (Quaest. Rom, ch. LXXXII ), les tribuns sont-ils les seuls magistrats qui ne portent point la prétexte ? Est-ce parce que le tribun du peuple n'est pas réellement magistrat? En effet, ils ne siégent point sur un tribunal pour rendre la justice ; ils ne prennent point possession de leur charge au commencement de l'année, avec les formalités observées par les autres magistrats; la création d'un dictateur n'entraîne point l'abdication de leur pouvoir, qu'ils continuent d'exercer pendant la durée de la dictature. Le tribunat est plutôt une entrave perpétuelle aux magistratures qu'une magistrature réelle. » Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les tribuns étaient nommés sans qu'on prit les auspices et sans qu'on observât aucune des formalités en usage pour l'élection des autres magistrats.

CHAP. LIX. - Duplicariosque. On appelait ainsi ceux des soldats qui, en récompense de leur valeur, recevaient une double ration. Voyez VII, 57; Varron, de L. L, IV, 16; Végèce, II, 7; cf. Lipsius, Mil. Rom., V, 16; et Schel., sur Polybe, ch. VII.

CHAP. LX. - Quam virium aut plebi additum est aut demptum patribus. Quoi qu'en dise Tite-Live, qui est ici en contradiction avec lui-même ( voyez ch. LVI ), l'établissement des comices par tribus augmenta bien réellement le pouvoir du peuple et diminua celui du sénat. Dans les comices par centuries, les suffrages appartenaient de fait aux patriciens, tandis que dans les comices par tribus, tenues par les tribuns sans qu'on pût les dissoudre en alléguant les auspices, c'était bien réellement le peuple qui décidait. C'éltit enlever aux patriciens la possibilité de porter leurs créatures au tribunat, par les suffrages de leurs clients. Du reste, la résistance d'Appius prouve à quel point cette loi blessait les prétentions du premier ordre de I'état.

CHAP. LXI. - Ut vestem mutaret. Les accusés et les suppliants, pour exciter la commisération des citoyens, étaient dans l'usage de se présenter en public couverts de vêtements d'une couleur sombre et eu désordre. Leurs parents et leurs amis, souvent même une grande partie du sénat et du peuple imitaient leur exemple. Voyez ch. LIV; III, 58; IV, 42; VI, 16, 20; XLIII, 15.

CHAP. LXII. - Vicorum quibus frequenter habitabatur. On voit par ce passage et par d'autres encore (XIX, 15; Polybe, II, 17) que les premiers peuples de l'Italie et des autres contrées habitaient des bourgs isolés, vicatim, κατὰ κωμας, κωμηδόν. Plutarque (Vie de Rom., ch. XVI ) dit expressément que les Sabins tenaient de leurs ancêtres, les Lacédémoniens, l'usage de vivre disperses dans des bourgades et non réunis dans des villes. C'est sans doute, comme on l'a déjà remarqué, à cette dispersion qu'il faut attribuer leur rusticité (Virg., Georg., II, 532; et Horace, Ep., II, 1, 25), et peut-être aussi leur conquête par les Romains.

CHAP. LXIII.- Cenonem. Cénon, aujourd'hui Nettuno, était une petite ville voisine d'Antium dont elle était le port et à laquelle elle servait de marché. Voyez Denys d'Halicarnasse, livre IX, p. 612.

CHAP. LXIV. - Tertia fere vigilia. Le temps de la nuit, depuis six heures du soir jusqu'à six heures du matin, était divisé en quatre veilles de trois heures chacune. La troisième allait donc de minuit à trois heures. A chaque veille on sonnait la trompette pour relever les sentinelles.

IBID. - In stationem educit. Le mot statio désigne proprement un poste avancé, un avant-poste. Voyez VII, 26, 37 ; XXII, 12; XXXV, 59, etc.

IBID. - Fremitus hinnitusque equorum. « Ita Ovidius, Metam.,III, 704 :

Ut fremit acer equus, quanti bellicus aere canoro
Signa dedut tnbicen.

Horat., IV, Od. XIV, 25 :

Frementem
Mittere equum medios per ignes.

Alibi tamen fremitus hominum et hinnitus equorum distinguuntur, ut apud Curtium, IV, 12 : « Nihil aliud quam fremitum hominum, hinnitumque equorum exaudisse nuntiat; » et cap. 13 : « Fremitus hominum; equorum hinuitus. » LEMAIRE.

Cam. LXV. - Post principia. Ces mots n'ont pas été traduits. Lisez : « Où leurs lignes encore intactes (la première seule avait été rompue) trouvèrent derrière la réserve un refuge assuré. Principia ne signifie pas toujours la première ligne d'une armes, mais quelquefois aussi, comme dans ce passage, les corps d'élite placés en réserve. Voyez Saumaise, de Mil. Rom., ch. IV; Térence, Eunuque, IV, VII, 11 :

THRASO : Tu hosce instrue hic ego ero post principia :
inde omnibus signum dabo.
GNATO : Illuc est sapere I ut hosce instruxit, ipsus sibi cavit Ioco.

Donat sur ce passage s'exprime en ces termes : « Militare dictum est. Et ambigunt multi, an in extremo agmine sit hic locus, an in medio. » Le passage suivant de Varron (R. R. III, 4 ne peut laisser d'incertitude : « Unde velis me incipere, Axi, die. Ille, Ego vero, inquit ut aiunt, post principia in castris, id est ab his potius temporibus, quam posterioribus. »

CAP. LXV. - Nulla oppugnantium nova vi. Crévier propose un sens qui s'écarte de celui qui a été suivi par la plupart des interprètes et que nous avons adopté. Ces mots, d'après lui, signifieraient : « sans augmenter les forces que les Romains avaient sur pied l'année précédente, et qui ne leur tiraient pas paru suffisantes pour former le siège d'Antium. » La phrase qui suit et le génie même de la langue s'opposent évidemment à cette interprétation, d'ailleurs fort ingénieuse.