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Textes de Tite-Live

livre 4 - livre 9 - livre 10

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periochae 10 - 22

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 livre 21

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livre 22

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traduction de Eugène LASSERRE, Garnier, 1937

TABLE DES CHAPITRES

LIVRE DIXIÈME

I. - Expédition contre des brigands en Ombrie. - Les Èques attaquent la colonie d'Albe. - C. Junius Bubulcus, dictateur, les bat, en triomphe et dédie le temple de Salus.
II
. - La flotte grecque du Spartiate Cléonyme fait un débarquement d'abord chez les Sallentins, puis sur la côte vénète, où les Padouans la détruisent presque complètement.
III
. - Campagne contre les Èques et contre les Étrusques.
IV
. - Ruse des Étrusques.
V
. - Le dictateur Marcus Valerius bat les Étrusques et arrange les dissensions d'Arretium.
VI
. - Les tribuns Q. et Cn. Ogulnius proposent une loi ouvrant aux plébéiens les sacerdoces.
VII
. - Discours de Decius Mus.
VIII
. - Fin du discours de Decius Mus.
IX
.  Vote de la loi. Nouvelle loi Valeria sur l'appel au peuple. - Campagne contre les Èques et en Ombrie. - Création des tribus
Aniensis et Teretina.
X
. - Prise de Nequinum en Ombrie. - Les Étrusques essaient d'amener les Gaulois à marcher avec eux contre Rome. Traité avec les Picentins. 
XI
. - Le consul T. Manlius meurt en Étrurie d'une chute de cheval ; il est remplacé par M. Valerius. - Bruits de guerre avec les
Samnites. - Par des mesures énergiques, Fabius Maximus évite une disette. - Les Lucaniens demandent du secours contre les Samnites. 
XII. Scipion ravage l'Étrurie et le territoire falisque, Cn. Fulvius bat les Samnites à Bovianum et prend Aufidena.
XIII. - Menaces de guerre avec les Étrusques et les Samnites. - Le vieux Quintus Fabius est nommé consul avec P. Decius.
XIV. - Q. Fabius bat les Samnites à Tifernum. 
XV. - Decius, vainqueur des Apuliens, vient rejoindre Fabius; tous deux ravagent le Samnium; puis Fabius va à Rome présider
les élections, et, refusant d'être réélu, fait nommer avec Appius Claudius le plébéien L. Volumnius. 
XVI. - Decius, nommé proconsul, chasse l'armée samnite de son propre pays. Elle se réfugie chez les Étrusques qu'elle essaie d'entraîner contre Rome. 
XVII. - Decius enlève les villes samnites de Murgantia, Romulea et Ferentirium.
XVIII. - Le Samnite Gellius Egnatius soulève l'Étrurie. Appius Claudius, malheureux dans ses opérations, est rejoint par son collègue Volumnius, que Claudius nie avoir fait venir du Samnium.
XIX. - L'armée retient Volumnius déjà prêt à repartir; les ennemis sont battus et leur camp pris.
XX. - Volunmius surprend et bat une colonne samnite qui revient de piller la Campanie. 
XXI. - Fondation des colonies de Minturnes et Sinuessa en Campanie. - Menaces de guerre en Étrurie. - Volumnius presse le peuple d'élire consul Q. Fabius. 
XXII. - Q. Fabius et P. Decius sont nommés consuls, Volumnius proconsul, Appius Claudius préteur
XXIII. - La patricienne Virginie, femme du consul plébéien Volumnius, institue le culte de la Pudeur plébéienne. - Des amendes infligées à des usuriers permettent diverses offrandes et divers travaux.
XXIV. - La "province" d'Étrurie est attribuée d'office à Fabius, malgré les protestations de Decius.
XXV. - Fabius rejoint, avec une armée nouvelle, le camp du préteur Appius, qui rentre à Rome. - Au début du printemps, il y va
lui-même.
XXVI. - Fabius repart pour l'Étrurie avec son collègue Decius. - En leur absence, une légion romaine, laissée à Clusium, est détruite par les Gaulois Sénons.
XXVII. - Fabius et Decius trouvent l'armée coalisée des Samnites, Étrusques, Gaulois et Ombriens près de Sentinum. - Le ravage de l'Étrurie par des troupes romaines fait rentrer chez eux les étrusques.
XXVIII. - On livre bataille; l'aile commandée par Decius fuyant devant les Gaulois, Decius se dévoue pour l'armée.
XXIX. - Victoire des Romains.
XXX. - Autres victoires en Étrurie et dans le Samnium. - Fabius célèbre son triomphe. 
XXXI. - Nouvelles victoires en Étrurie et dans le Samnium. - Prodiges, construction d'un temple de Vénus.
XXXII. - A la faveur du brouillard, les Samnites attaquent le camp du consul Atilius dans le Samnium.
XXXIII. - Le consul Lucius Postumius le rejoint.
XXXIV. - Postumius prend Milionia, puis entre dans Feritrum abandonné par ses habitants.
XXXV. - En marchant sur Luceria, Atilius livre aux Samnites une bataille incertaine. 
XXXVI. - Victoire des Romains dans une seconde affaire.
XXXVII. - Succès de Postumius en Étrurie. - Volsinii, Pérouse et Arretium obtiennent une trêve de quarante ans. - Postumius triomphe sans décision du sénat ni du peuple. 
XXXVIII. - Les Samnites lèvent une nouvelle armée et font prêter à ses principaux membres un serment terrible et secret. 
XXXIX. - Les consuls Carvilius et Papirius arrivent l'un à Cominium, l'autre à Aquilonia. - Discours de Papirius à ses soldats.
XL. - Préparatifs de bataille à Aquilonia. 
XLI. - Victoire des Romains.
XLII. - Prise d'Aquilonia. 
XLIII. - Carvilius prend Cominium. 
XLIV. - Les deux villes sont incendiées.
XLV. - Carvilius passe en Étrurie pour combattre une révolte des Étrusques et des Falisques. - Papirius enlève Saepinum.
XLVI. - Papirius célèbre son triomphe. - Carvilius prend Troilum, puis va aussi triompher à Rome. 
XLVII. - Recensement. - Elections consulaires. - Épidémie

I. - Sous le consulat de Lucius Genucius et de Servius Cornelius, du côté des guerres extérieures, on fut à peu près tranquille. A Sora et à Albe on conduisit des colonies. Pour Albe, chez les Èques, on enrôla six mille colons. Sora avait fait partie du territoire volsque, mais les Samnites l'avaient possédée ; on y envoya quatre mille personnes. La même année, on donna le droit de cité aux Arpinates et aux Trébulani. Les Frusinates furent condamnés à perdre le tiers de leur territoire, parce qu'on reconnut qu'ils avaient poussé les Herniques à se soulever, et les chefs de cette conjuration, après une enquête menée par les consuls en vertu d'un sénatus-consulte, furent battus de verges et frappés de la hache. Toutefois, pour que l'année ne se passât pas sans aucune guerre, on fit une petite expédition en Ombrie, d'où l'on annonçait que, partant de certaine caverne, des hommes armés venaient courir la campagne. On pénétra dans cette caverne avec les enseignes, et de cet endroit obscur les soldats reçurent mainte blessure, surtout à coups de pierres, jusqu'à ce que, l'autre issue de cette grotte (elle était ouverte aux deux extrémités) ayant été trouvée, on eut entassé dans ces deux goulets du bois qu'on enflamma. Ainsi, à l'intérieur de la caverne, la fumée et les gaz firent périr environ deux mille hommes armés, qui finirent mie par se jeter dans les flammes en cherchant à s'échapper. Sous le consulat de Marcus Livius Denter et de Marcus Aemilius, la guerre avec les Èques recommença. Ayant peine à souffrir une colonie placée comme une citadelle sur leur propre territoire, ils entreprennent avec la plus grande vigueur de l'emporter d'assaut, mais sont repoussés par les colons eux-mêmes. Toutefois leur attaque causa à Rome un si grand effroi car l'on avait peine à croire que, dans une situation si amoindrie, les Èques, seuls, d'eux-mêmes, se fussent levés pour combattre - qu'en vue du soulèvement redouté, on nomma un dictateur, Caius Junius Bubulcus. Celui-ci, parti avec Marcus Titinius, maître de la cavalerie, à la première rencontre soumit les Èques ; sept jours après, il rentra en triomphe à Rome ; et le temple de la déesse Salus, qu'il avait voué comme consul, et adjugé aux entrepreneurs comme censeur, il le dédia comme dictateur.

II. - La même année, une flotte grecque, que commandait le Lacédémonien Cléonyme, ayant abordé en Italie, prit la ville de Thuriae, chez les Sallentins. Envoyé contre ces ennemis, le consul Aemilius n'eut besoin que d'une bataille pour les mettre en fuite et les rejeter dans leurs navires. Thuriae fut rendue à ses anciens habitants, et la paix acquise au territoire sallentin. Ce fut Junius Bubulcus, dictateur, qui fut envoyé chez les Sallentins, à ce que je vois dans certaines annales, et Cléonyme, avant d'être obligé de lutter avec les Romains, quitta l'Italie. De là, tournant le cap de Brindes, et emporté par les vents au milieu du golfe Adriatique, comme, à gauche, la côte sans ports de l'Italie, à droite les Illyriens, les Liburnes et les Istriens, nations sauvages et décriées, en grande partie pour leur piraterie, l'effrayaient, il s'enfonça dans le golfe et arriva à la côte vénète. Il y débarqua quelques hommes pour reconnaître les lieux ; et, ayant appris que la côte qui s'étendait devant lui n'était qu'une bande de terre ; qu'en la traversant, on trouvait derrière des lagunes entretenues par les marées ; que, non loin, on distinguait des champs, d'abord en plaine ; qu'au delà, on voyait des collines ; qu'il y avait là l'embouchure d'un fleuve très profond, par où les éclaireurs avaient vu des navires conduits par un détour à un mouillage sûr (c'était le Meduacus), Cléonymé ordonna à sa flotte de s'y diriger, et de remonter ce fleuve. Mais les navires les plus lourds n'y trouvèrent pas des fonds suffisants. Passée sur des bâtiments plus légers, une foule de soldats parvint à des territoires peuplés, trois bourgades maritimes de Padouans occupant cette côte. Là les Grecs débarquent, en laissant quelques hommes pour garder les bateaux, prennent d'assaut les villages, brûlent les maisons, emmènent hommes et troupeaux comme butin, et, dans la joie du pillage, s'avancent trop loin de leurs navires. A cette nouvelle, à Padoue, où le voisinage des Gaulois tenait toujours les habitants sous les armes, on divise la jeunesse en deux corps : l'un est mené vers la région que les ennemis dispersés ravageaient, disait-on ; l'autre, pour ne pas rencontrer de pillards, va par une route opposée vers le mouillage des bateaux grecs, qui était à quatorze milles de la ville. On attaque ces bateaux, où, l'on tue quelques gardes, et les matelots terrifiés sont forcés de les amener à l'autre rive. Sur terre, on n'est pas moins heureux en combattant les pillards dispersés ; aux Grecs qui fuient vers leur mouillage, les Vénètes barrent le chemin ; ainsi ces ennemis sont cernés et taillés en pièces ; certains, faits prisonniers, révèlent que la flotte et le roi Cléonyme sont à trois milles de là. Alors, laissant les prisonniers en garde au village le plus proche, les Padouans, les uns sur des embarcations fluviales, bien faites, avec leur fond plat, pour passer là où il y a peu d'eau, les autres sur les bâtiments enlevés aux Grecs, tous remplis d'hommes en armes, se dirigent vers la flotte grecque, et attaquent de tous côtés ses vaisseaux immobiles, qui craignent ces parages inconnus plus que l'ennemi ; et quand ils s'empressent de fuir vers la mer, plutôt que de repousser l'attaque, les Padouans les poursuivent jusqu'à l'embouchure du fleuve, prennent et brûlent certains d'entre eux, qui, dans leur hâte ; se sont jetés sur des hauts fonds, et reviennent vainqueurs. Cléonyme, sauvant à peine un cinquième de ses navires, et n'ayant abordé avec succès aucun point de la mer Adriatique, s'en éloigna. Les éperons des navires et les dépouilles des Laconiens furent accrochés dans le vieux temple de Junon ; il reste encore beaucoup de gens qui les ont vus à Padoue. Le souvenir de ce combat naval, en son jour anniversaire, chaque année, est célébré par une joute solennelle de bateaux, sur le fleuve, au milieu de la ville.

III. - La même année, à Rome, avec les Vestini, qui demandaient l'amitié des Romains, on conclut un traité. Puis, de plusieurs côtés, apparurent des sujets de crainte : l'Étrurie se révoltait, annonçait-on, dans un mouvement issu des séditions d'Arretium, où la famille des Cilnius, très puissante, ayant excité l'envie par sa richesse, on avait entrepris de la chasser par les armes : en même temps les Marses défendaient de force leur territoire, sur lequel on avait conduit la colonie de Carseoli, après avoir inscrit pour elle quatre mille personnes. C'est pourquoi, à cause de ces soulèvements, on nomma dictateur Marcus Valerius Maximus, qui se choisit pour maître de la cavalerie Marcus Aemilius Paulus. Voilà ce que je crois de préférence, et non que Quintus Fabius, à son âge et avec ses honneurs, fut mis sous les ordres de Valerius ; que, d'ailleurs, le surnom de Maximus ait causé l'erreur, je me garderai de le nier. Parti avec une armée, le dictateur, en un seul combat, disperse les Marses ; puis, les ayant refoulés dans des places fortes, il prit en quelques jours Milionia, Plestina, Fresilia, et après avoir ôté aux Marses, pour les punir, une partie de leur territoire, il leur rendit leur traité avec Rome. Puis on tourna la guerre contre les Étrusques ; et comme le dictateur, afin de reprendre les auspices, était parti pour Rome, le maître de la cavalerie, sorti du camp pour aller au fourrage, est, par suite d'une embuscade, cerné par l'ennemi, perd plusieurs enseignes, et se voit, avec ses soldats honteusement massacrés et mis en fuite, rejeté dans son camp. Cette panique est inadmissible de la part de Fabius, non seulement parce que, s'il fut par quelque autre talent à la hauteur de son surnom, il le fut surtout par sa réputation militaire, mais parce que, se rappelant la cruauté de Papirius, il ne se serait jamais laissé amener à combattre sans ordre du dictateur.

IV. - Cette défaite, annoncée à Rome, y excita une crainte plus grande que ne l'était le fait lui-même : comme si l'armée eût été détruite, on suspendit les affaires, on mit des gardes aux portes, des patrouilles, la nuit, par les rues ; on entassa sur les remparts armures et lances. Ayant fait prêter serment à tous les mobilisables, le dictateur, envoyé à l'armée, y trouva tout plus tranquille qu'il ne l'espérait, et remis en ordre par les soins du maître de la cavalerie : le camp ramené sur une position plus sûre, les cohortes qui avaient perdu leur drapeau laissées seules, sans tentes, hors du retranchement, l'armée avide de combattre, pour effacer plus vite sa honte. Aussi transporta-t-il aussitôt le camp sur le territoire de Rusella. Les ennemis l'y suivent, et, quoique leur victoire leur inspire le plus grand espoir dans leurs forces, même pour une lutte ouverte, l'embuscade leur ayant déjà réussi, ils l'essaient encore. Les maisons à moitié ruinées d'un village, entièrement brûlé dans la dévastation des campagnes, se trouvaient près du camp romain. Ils y cachent des soldats, et poussent des troupeaux sous les yeux du détachement avancé que commandait le légat Cneius Fulvius. Cette amorce ne faisant sortir personne des postes romains, un des bergers, après s'être avancé au pied même de leur retranchement, demande à grands cris à d'autres bergers, qui hésitaient à pousser en avant des ruines leurs troupeaux ; pourquoi ils tardent, quand ils pourraient leur faire traverser sans danger le camp romain. Comme certains Caerites traduisaient ces paroles au légat, et que, dans tous les manipules, l'indignation des soldats était grande - quoique, sans ordres, ils n'osassent bouger - le légat invite ceux qui savent la langue de l'ennemi à observer si le langage de ces bergers ressemble davantage à celui des paysans ou à celui des gens de la ville. Ils lui rapportent que leur accent, leur tournure, leur teint, sont plus soignés que ceux des bergers. "Allons donc", répond le légat, "dites à ces ennemis de découvrir leur embuscade, dressée en vain : le Romain sait tout, et ne peut pas plus, désormais, être surpris par la ruse, que vaincu par les armes". Ces paroles entendues et transmises aux soldats établis en embuscade, l'ennemi, soudain, surgit en foule de sa cachette, et, dans une plaine ouverte aux regards de tous côtés, fit avancer ses enseignes. Le légat trouva ces troupes trop nombreuses pour que son détachement pût leur résister. Aussi envoie-t-il en hâte demander du secours au dictateur ; en attendant, il soutient seul l'attaque.

V. - A cette nouvelle, le dictateur ordonne qu'on porte en avant les enseignes et que les soldats les suivent, en armes. Mais en tout on devançait presque ses ordres : les soldats saisissaient sur-le-champ enseignes et armes ; on avait peine à les empêcher de prendre le pas de charge ; la colère provoquée par la défaite récente les poussait, et plus encore les cris grandissants venant du combat qui se développait. Ils se pressent les uns les autres, ils invitent les porte-enseignes à aller plus vite ; mais plus le dictateur les voit se hâter, plus il s'emploie à retenir la colonne et à la faire marcher lentement. Les Étrusques, au contraire, appelés au début du combat, étaient là avec toutes leurs troupes ; et courriers sur courriers annoncent au dictateur que toutes les légions étrusques sont engagées, que les siens ne peuvent plus résister : lui-même voit, d'une éminence, combien est critique la situation de son détachement. Mais, fort de l'idée que le légat peut encore soutenir la lutte, et qu'il n'est pas loin lui-même pour le tirer de danger, il veut que l'ennemi se fatigue le plus possible, pour attaquer avec des forces fraîches des hommes épuisés. Cependant, quoique ses troupes avancent lentement, déjà, pour prendre leur élan, il ne leur restait plus (aux cavaliers du moins) qu'assez peu d'espace. En avant marchaient les enseignes des légions, pour que l'ennemi ne craignît ni piège, ni attaque soudaine ; mais le dictateur avait laissé des intervalles entre les rangs de fantassins, assez de place pour permettre de lancer les chevaux. En même temps que l'infanterie poussa son cri, la cavalerie, lancée, dans un galop sans obstacle, charge l'ennemi ; il n'est pas disposé pour résister à cette trombe de cavaliers ; elle répand chez lui une frayeur soudaine. C'est pourquoi, si les secours faillirent arriver trop tard au détachement romain déjà presque cerné, du moins lui donnèrent-ils une tranquillité complète. Les troupes fraîches se chargèrent du combat, qui ne fut ni long ni douteux. Les ennemis dispersés regagnent leur camp, et, les Romains faisant déjà avancer contre lui leurs enseignes, se replient et s'entassent à l'autre bout du camp. L'étroitesse des portes arrête là les fuyards ; beaucoup escaladent le talus et la palissade, pour voir si, de cet endroit plus élevé, ils pourront se défendre, ou franchir quelque part le retranchement et s'échapper. Il se trouva que, sur un point, le talus, mal tassé, s'éboula, sous le poids des hommes qui s'y trouvaient, dans le fossé. Les Étrusques s'écrient que ce sont les dieux qui leur ouvrent le chemin de la fuite, et, la plupart sans armes, s'échappent par là. Cette bataille brisa, pour la seconde fois, les forces des Étrusques. Contre l'engagement de fournir un an de solde et deux mois de vivres, le dictateur leur permit d'envoyer des ambassadeurs demander la paix à Rome. Cette paix leur fut refusée ; on leur accorda une trêve de deux ans. Le dictateur rentra en triomphe à Rome. J'ai des sources d'après lesquelles le dictateur pacifia l'Étrurie sans aucune bataille mémorable, en arrangeant seulement les séditions d'Arretium et en faisant rentrer la famille Cilnius en grâce auprès de la plèbe. En quittant la dictature, Marcus Valerius fut nommé consul. Il ne brigua pas cette charge et même y fut nommé étant encore absent, d'après certains auteurs : ce fut un interroi qui présida ces élections. Une seule chose est indiscutée, c'est qu'il géra le consulat avec Apuleius Pansa.

VI. - Sous le consulat de Marcus Valerius et de Quintus Apuleius, la situation fut assez paisible à l'extérieur : l'Étrusque, ses échecs à la guerre et la trêve conclue le tenaient tranquille ; le Samnite, dompté par des années de défaites, ne regrettait pas encore le traité récent. A Rome aussi la plèbe était tranquille, comme soulagée grâce aux multitudes envoyées dans les colonies. Cependant, pour que la tranquillité ne régnât pas de tous côtés, la discorde fut jetée entre les principaux citoyens, patriciens et plébéiens, par les tribuns de la plèbe Quintus et Cneius Ogulnius, qui, ayant cherché partout les occasions d'accuser les patriciens devant la plèbe, après avoir tout tenté en vain, entreprirent une action propre à enflammer non le bas peuple, mais les chefs mêmes de la plèbe, les consulaires et les triomphateurs plébéiens, aux honneurs de qui il ne manquait rien que les sacerdoces, qui n'étaient pas encore ouverts à tous. Ils affichèrent donc un projet de loi décidant - comme il y avait à cette époque quatre augures, quatre pontifes, et qu'on voulait augmenter le nombre des prêtres - de leur adjoindre quatre pontifes et cinq augures, tous plébéiens. Comment le collège des augures avait-il pu être réduit au nombre de quatre, sinon par la mort de deux de ses membres, je ne le vois pas, quand c'est un fait établi pour les augures que leur nombre doit être impair, afin que les trois tribus anciennes, les Ramnes, les Titienses et les Lucères, aient chacune son augure, ou, s'il en faut davantage, qu'elles multiplient également. entre elles le nombre de leurs prêtres, comme il fut multiplié quand, en en ajoutant cinq aux quatre anciens, on atteignit le nombre de neuf, de façon qu'il y en eût trois par tribu. Mais, comme c'étaient des plébéiens qu'on ajoutait, les patriciens le prirent aussi mal que quand ils voyaient ouvrir à tous le consulat. Ils faisaient comme si cela touchait les dieux plus qu'eux-mêmes : ils aviseraient, eux, à ce que leur culte ne fût pas souillé ; ils souhaitaient seulement qu'il n'arrivât pas quelque désastre à l'État. Mais ils résistèrent moins qu'avant, étant déjà habitués à se voir vaincre dans les luttes de ce genre : ils voyaient leurs adversaires non, comme ils l'auraient à peine espéré autrefois, aspirant aux grandes charges, mais ayant déjà obtenu tout ce pourquoi ils avaient combattu avec des espoirs bien incertains : consulats multipliés, censures et triomphes.

VII. - On lutta cependant pour appuyer ou combattre la loi, surtout, dit-on, Appius Claudius et Publius Decius Mus. Après qu'ils eurent développé, sur les droits des patriciens et de la plèbe, à peu près les mêmes arguments que ceux apportés autrefois pour ou contre la loi Licinia, quand les plébéiens réclamaient le consulat, Decius rappela, dit-on, l'image de son père, tel que beaucoup de ceux qui étaient à l'assemblée l'avaient vu, la toge ceinte suivant le rite gabien, debout sur un javelot, dans l'attitude où il se dévoua pour le peuple et les légions romaines. Alors Publius Decius, comme consul, avait paru pieux et pur aux Immortels, autant que si c'eût été Titus Manlius, son collègue, qui se fût dévoué : et ce même Publius Decius n'aurait pu être choisi rituellement pour accomplir les cérémonies publiques du peuple romain ? Il y avait danger qu'aujourd'hui les dieux écoutassent moins les prières de P. Decius Mus que celles d'Appius Claudius ? Celui-ci accomplissait-il plus religieusement les cérémonies privées du culte, adorait-il les dieux plus pieusement que lui ? Qui regrettait les voeux formés, pour l'État, par tant de consuls plébéiens, tant de dictateurs, en allant aux armées ou pendant la guerre elle-même ? Qu'ils comptent les généraux de ces années où des plébéiens commencèrent, sous leur conduite et leurs auspices, à mener les affaires ; qu'ils comptent aussi les triomphes ; déjà les plébéiens n'avaient pas même lieu de trouver insuffisante leur noblesse : s'il naissait quelque guerre soudaine, le sénat et le peuple romain, il le tenait pour certain, mettraient leur espoir, autant que dans les généraux patriciens, dans les généraux plébéiens. "Les choses étant ainsi, dit Decius, auquel des dieux ou des hommes peut-il paraître indigne que ces hommes, que vous avez honorés par les chaises curules et la toge prétexte, par la tunique à palmes, la toge brodée et la couronne des triomphateurs - la couronne de laurier - dont vous avez fait remarquer les maisons en accrochant à leur façade les dépouilles des ennemis, ajoutent à ces honneurs les insignes des pontifes et des augures ? L'homme qui, paré du costume de Jupiter très bon, très grand, porté sur un char doré à travers la ville, sera monté au Capitole, on le verra avec étonnement tenir la coupe à anse et le bâton recourbé, que, la tête voilée, il frappe la victime, ou qu'il prenne les augures, à la citadelle ? L'homme au bas du portrait duquel on lira sans émoi l'indication d'un consulat, d'une censure, d'un triomphe, si on y ajoute celle de l'augurat ou du pontificat, les yeux des gens qui le liront ne pourront le souffrir ? En vérité - les dieux me permettent ce langage ! - nous sommes déjà, grâce aux bienfaits du peuple romain, capables, je l'espère, d'honorer ces sacerdoces, par l'estime dont nous jouissons, non moins qu'ils ne nous honoreront, et de demander dans l'intérêt des dieux, plus que dans le nôtre, à rendre aux dieux à titre public le culte que nous leur rendons à titre privé.

VIII. - "Mais pourquoi ai-je parlé jusqu'ici comme si la cause des patriciens, au sujet des sacerdoces, était entière, comme si déjà nous n'avions pas en notre pouvoir un sacerdoce important entre tous ? Parmi les décemvirs chargés des cérémonies sacrées, interprètes des oracles de la Sibylle et des destins de notre peuple, desservants aussi du culte d'Apollon et d'autres cérémonies, nous voyons des plébéiens. On n'a fait, alors, nulle injure aux patriciens, quand, aux duumvirs chargés des cérémonies sacrées, on a ajouté, en faveur des plébéiens, un certain nombre de prêtres ; de même, aujourd'hui, un tribun énergique et actif ajoute cinq places d'augures, quatre de pontifes, destinées à des plébéiens, non pas, Appius, pour vous chasser de vos places, mais pour que des plébéiens vous aident à vous occuper des affaires des dieux, comme, pour les autres affaires, qui touchent les hommes, ils vous aident chacun pour leur part. Ne rougis pas, Appius, d'avoir pour collègue au sacerdoce un homme qu'à la censure, au consulat, tu aurais pu avoir pour collègue, dont tu pourrais être, s'il était dictateur, le maître de la cavalerie, comme il pourrait être ton maître de la cavalerie, si tu étais dictateur. Un sabin, un étranger, qui fut la souche de votre noble famille, ces fameux patriciens antiques l'admirent parmi eux : ne dédaigne pas de nous admettre parmi les prêtres. Nous apportons avec nous bien des titres, mieux, tous les titres, exactement, dont vous vous êtes enorgueillis : Lucius Sextius, premier des plébéiens, fut nommé consul ; Caius Licinius Stolon, premier des plébéiens, maître de la cavalerie ; Gaius Marcius Rutilus, premier des plébéiens, et dictateur, et censeur ; Quintus Publilius Philon, premier des plébéiens, préteur. Chaque fois on a entendu de vous ces mêmes affirmations : en vos mains sont les auspices ; vous seuls avez une famille issue d'un ancêtre connu, vous seuls, à l'intérieur et à l'armée, le droit au commandement et aux auspices. Ils ont été pourtant, jusqu'ici, également heureux chez les plébéiens et chez les patriciens, comme ils le seront à l'avenir. N'avez-vous pas ouï dire que le patriciat fut créé un jour avec des hommes non pas tombés du ciel, mais capables de désigner un père légitimement marié, c'est-à-dire, tout simplement, avec des hommes libres ? Or c'est un consul que, déjà, je peux désigner, moi, comme mon père légitimement marié, que mon fils pourra, déjà, désigner comme son grand-père. Au fond, Quirites, vous ne faites que commencer, toujours, par nous refuser ce que nous obtenons ; c'est la lutte seule que cherchent les patriciens, sans se soucier de l'issue de cette lutte. Pour moi, cette loi (puisse-t-elle être bonne, favorisée des dieux, et heureuse pour vous et pour l'État !) je suis d'avis que, comme tu le proposes, il faut la voter."

IX. - Le peuple criait d'appeler les tribus sur-le-champ, et il était clair que la loi passait ; ce jour-là fut pourtant perdu pour le vote, à cause d'une opposition tribunicienne ; mais le lendemain, la peur détournant ces tribuns de leur opposition, elle passa à une très grande majorité. On nomme pontifes le défenseur du projet de loi, Publius Decius Mus, et Publius Sempronius Sophus, Caius Marcius Rutilus, Marcus Livius Denter; on nomme cinq augures également plébéiens : Caius Genucius, Publius Aelius Paetus, Marcus Minucius Faesus, Caius Marcius, Titus Publilius. Ainsi on porta à huit le nombre des pontifes, à neuf celui des augures. La même année, le consul Marcus Valerius présenta, sur l'appel au peuple, une loi comportant des sanctions plus sérieuses que les précédentes. C'était la troisième proposée depuis l'expulsion des rois, et toujours par la même famille. La raison pour laquelle on la renouvelait souvent, ce fut uniquement, je crois, que la puissance de quelques hommes l'emportait sur la liberté de la plèbe. Seule cependant, la loi Porcia semble avoir été portée pour défendre les citoyens contre les sévices, parce qu'elle punit d'une lourde peine quiconque aura frappé ou tué un citoyen romain ; la loi Valeria, tout en défendant de battre de verges ou de frapper de la hache le citoyen qui avait fait appel au peuple, ajoutait seulement que qui l'enfreindrait "agirait mal". Vu le sentiment de l'honneur qu'on avait alors, cela parut, je crois, une chaîne assez forte pour la faire observer ; aujourd'hui, on aurait peine à prendre au sérieux une telle menace. Le même consul fit une guerre, qui n'eut rien de mémorable, contre les Èques révoltés, mais qui, en dehors de leur courage farouche, n'avaient rien de leur ancienne fortune. L'autre consul, Apuleius, assiégea en Ombrie la place de Nequinum. L'endroit était escarpé, et même, d'un côté, à pic - du côté où est maintenant Narnia - et ne pouvait être pris ni d'assaut, ni par des lignes d'investissement. Aussi cette entreprise inachevée revint-elle aux nouveaux consuls, Marcus Fulvius Paetus, Titus Manlius Torquatus. Comme, pour cette année-là, Quintus Fabius avait été élu consul, sans être candidat, par toutes les centuries, il demanda lui-même, au dire de Macer Licinius et de Tubero, qu'on remît son consulat à une année où il y aurait plus de guerres : pour l'année présente, il serait, dit-il, plus utile à l'État dans une magistrature urbaine. Sans cacher, ainsi, ses préférences, mais sans poser non plus sa candidature, il fut nommé édile curule avec Lucius Papirius Cursor. Je ne donne pas le fait pour certain, parce que Pison, annaliste plus ancien, rapporte que, cette année là, les édiles curules furent Cneius Domitius, fils de Cneius, Calvinus, et Spurius Carvilius, fils de Quintus, Maximus. C'est ce surnom, je crois, qui causa l'erreur au sujet des édiles, et il en résulta cette histoire, mélange d'élections édilitiennes et consulaires, inventée pour expliquer l'erreur. Cette année-là aussi, le lustre fut accompli par les censeurs Publius Sempronius Sophus et Publius Sulpicius Saverrio, et l'on ajouta deux nouvelles tribus, l'Aniensis et la Teretina. Voilà ce qu'on fit à Rome.

X. - Mais, alors qu'à Nequinum un blocus peu rigoureux faisait perdre leur temps aux Romains, deux des habitants, dont les maisons touchaient le rempart, creusent un passage souterrain et arrivent aux postes romains par ce chemin dérobé. De là, menés au consul, ils affirment qu'ils introduiront un détachement en armes à l'intérieur du rempart et des murs. Il ne fallait, pensa-t-on, ni dédaigner cette promesse, ni s'y fier sans précaution. Avec l'un des assiégés - l'autre étant retenu comme otage - on envoie deux éclaireurs par ce tunnel. L'affaire bien reconnue par eux, trois cents hommes armés, conduits par le déserteur, entrèrent dans la ville et prirent de nuit la porte la plus proche. Ils l'enfoncèrent, et, par là, le consul et l'armée romaine envahirent la ville sans combat. Ainsi Nequinum tomba sous la loi du peuple romain. Une colonie y fut envoyée pour résister aux Ombriens, et appelée, du nom du fleuve, Narnia ; l'armée, chargée d'un grand butin, fut ramenée à Rome. La même année les Étrusques, malgré la trêve, préparaient la guerre ; mais, comme ils s'occupaient d'une telle entreprise, une grande armée gauloise, pénétrant sur leur territoire, les détourna un peu de leur projet Puis, comptant sur leur argent, qui leur donnait grand pouvoir, ils s'efforcent de transformer ces Gaulois ennemis en alliés, pour faire, avec cette armée comme renfort, la guerre aux Romains. Les barbares ne refusent pas cette alliance ; on traite du prix. Celui-ci convenu et versé, comme tout était prêt pour la guerre et que l'Étrusque disait aux Gaulois de le suivre, ils déclarent que, par ce marché, ils ne se sont pas engagés à faire la guerre aux Romains : tout ce qu'ils ont reçu, ils l'ont reçu pour ne pas dévaster le territoire étrusque, ni harceler de leurs armes ses paysans. Ils feront pourtant cette campagne, si les Étrusques y tiennent absolument, mais à ce seul prix qu'ils seront admis à un partage du territoire, et se fixeront enfin dans une résidence déterminée. Nombreuses furent, à ce sujet, les réunions des peuples d'Étrurie, mais on ne put aboutir, moins parce qu'on craignait de diminuer le territoire que parce que chacun redoutait de se donner comme voisins des hommes d'une nation si sauvage. Ainsi renvoyés, les Gaulois emportèrent une grosse somme d'argent, gagnée sans peine ni danger. A Rome, ce fut une terreur à l'annonce d'une invasion gauloise s'ajoutant à la guerre contre les Étrusques : on hésita d'autant moins à conclure un traité avec le peuple Picentin.

XI. - La "province" d'Étrurie échut au consul Titus Manlius. A peine entré en territoire ennemi, comme, en s'entraînant au milieu des cavaliers, il faisait tourner son cheval en plein galop, il fut jeté à terre et faillit expirer sur-le-champ ; le troisième jour après cette chute vit finir la vie du consul. Prenant cet accident comme un présage pour la guerre, les Etrusques dirent que les dieux avaient engagé la lutte à leur place, et leur courage en grandit. A Rome, le regret de cette mort, surtout dans des circonstances si fâcheuses, en rendit la nouvelle funeste ; si les sénateurs n'ordonnèrent pas de nommer un dictateur, seule l'élection d'un consul subrogé répondant au choix des personnages importants les en empêcha. Ce fut Marcus Valerius que tous les suffrages, toutes les centuries nommèrent consul, l'homme même que le sénat avait eu l'intention de faire nommer dictateur. Il lui ordonna alors de rejoindre aussitôt les légions d'Étrurie. Son arrivée calma si bien les Étrusques, qu'aucun n'osait sortir des retranchements et qu'ils étaient craintifs comme des assiégés. Et le nouveau consul, en ravageant leurs terres, en brûlant leurs maisons, quoique çà et là non seulement des fermes, mais des villages peuplés fument, incendiés, ne peut les attirer au combat. Tandis que cette guerre durait plus qu'on ne s'y attendait, le bruit d'une seconde guerre, justement redoutée à cause des défaites subies tour à tour par les deux adversaires, s'éleva, sur une dénonciation des nouveaux alliés, les Picentins : les Samnites, disaient-ils, regardaient du côté des armes et de la révolte ; ils les avaient sollicités. On remercia les Picentins, et les sénateurs reportèrent la plupart de leurs soucis de l'Étrurie sur les Samnites. La cherté du blé inquiéta aussi les citoyens, et l'on en serait venu à une extrême disette, comme l'ont écrit ceux qui veulent que Fabius Maximus ait été édile cette année-là, si l'activité de cet homme, telle qu'elle avait été souvent à la guerre, ne s'était montrée alors à l'intérieur dans la distribution des vivres, pour amasser et faire transporter des blés. La même année, on en vint (sans que la raison nous en soit donnée) à un interrègne. Les interrois furent Appius Claudius, puis Publius Sulpicius. Celui-ci présida des élections consulaires, et proclama consuls Lucius Cornelius Scipion et Cneius Fulvius. Au début de la nouvelle année, des parlementaires Lucaniens vinrent se plaindre aux nouveaux consuls de ce que les Samnites, n'ayant pu, par leurs propositions, amener les Lucaniens à une alliance militaire avec eux, étaient entrés en ennemis sur leur territoire, qu'ils ravageaient, et les forçaient, par la guerre, à la guerre. Le peuple lucanien, disent-ils, a assez fait, trop fait de fautes jadis ; maintenant il est si résolu, qu'il juge plus acceptable de tout supporter, de tout souffrir, que de jamais manquer, dorénavant, au nom romain. Il prie le sénat et de recevoir les Lucaniens sous sa protection, et d'écarter d'eux les violences et les outrages des Samnites. Pour les Lucaniens, quoique, en prenant sur eux une guerre contre les Samnites, ils se soient, désormais, fait une nécessité de la fidélité envers les Romains, ils sont prêts cependant à leur livrer des otages. 

XII. - La délibération du sénat fut courte : tous à l'unanimité sont d'avis de s'allier avec les Lucaniens et d'adresser une réclamation aux Samnites. On répondit favorablement aux Lucaniens et l'on conclut un traité avec eux ; on envoya les féciaux inviter les Samnites à quitter le territoire des alliés de Rome et à faire sortir leur adnée des frontières de la Lucanie. Ils rencontrèrent des envoyés samnites chargés de leur annoncer que, s'ils se présentaient dans une assemblée publique du Samnium, ils ne s'en tireraient pas sans violences. A cette nouvelle, à Rome, la guerre contre les Samnites fut votée par le Sénat et ordonnée par le peuple. Les consuls se partagèrent les "provinces" : l'Étrurie échut à Scipion, les Samnites à Fulvius ; et, en sens opposé, chacun d'eux partit pour la guerre dont il était chargé. Scipion, qui s'attendait à une guerre mollement menée, et semblable à la campagne de l'année précédente, vit, à Volaterrae, les ennemis accourir contre lui en colonne prête au combat. On lutta la plus grande partie du jour, avec de fortes pertes de part et d'autre ; la nuit sépare les adversaires sans qu'ils sachent à qui est donnée la victoire. Le jour suivant montra le vainqueur et le vaincu : car les Étrusques, dans le silence de la nuit, abandonnèrent leur camp. Le Romain, sorti en bataille, quand il voit que les ennemis, en partant, lui ont cédé la victoire, marche vers leur camp, et s'empare de ce camp vide de soldats, mais contenant un très grand butin ; car c'était un camp fixe, et on l'avait abandonné précipitamment. De là on ramena les troupes en territoire falisque, et, les trains ayant été laissés à Faléries sous une faible garde, l'armée, sans bagages, marche vers le territoire ennemi pour le dévaster. Tout est ravagé par le fer et par le feu ; de tous côtés on ramène du butin. Ce ne fut pas le sol seulement qu'on laissa dévasté à l'ennemi : aux châteaux forts même et aux villages on mit le feu ; mais on s'abstint d'attaquer les villes où la peur avait chassé en foule les Etrusques. Le consul Cneius Fulvius livra dans le Samnium, à Bovianum, une bataille célèbre, où la victoire ne fut pas douteuse. Puis il attaqua Bovianum et peu après prit d'assaut Aufidena.

XIII. - La même année on conduisit à Carséoles une colonie sur le territoire des Aequicoles. Le consul Fulvius triompha des Samnites. Comme l'élection des consuls approchait, le brut s'éleva que les Étrusques et les Samnites enrôlaient de grandes armées : ouvertement, dans toutes les assemblées, on attaquait les chefs étrusques pour n'avoir pas amené, à n'importe quelle condition, les Gaulois à la guerre ; on reprochait aux magistrats samnites d'avoir opposé aux Romains une armée préparée contre un ennemi comme les Lucaniens : le résultat, c'était, disait-on à Rome, que les ennemis se levaient pour la guerre avec leurs forces et celles de leurs alliés, et qu'elle était bien inégale, la lutte qu'il fallait soutenir. La crainte de cette guerre fit que, malgré la candidature au consulat d'hommes illustres, tous tournèrent les yeux vers Quintus Fabius Maximus, qui, d'abord, n'était pas candidat, puis alla même, quand il vit la faveur populaire pencher vers lui, jusqu'à refuser : pourquoi venait-on, dit-il, quand il était déjà vieux et avait connu toutes les peines et les récompenses de ces peines, troubler son repos ? Ni son corps, ni son esprit ne gardaient leur ancienne vigueur ; il craignait même la fortune, et que quelque dieu ne trouvât la sienne déjà excessive, et plus constante que ne le veulent les choses humaines. Comme sa gloire avait grandi après celle de ses prédécesseurs, d'autres hommes s'élevaient pour atteindre à sa propre gloire, il le voyait avec joie ; ni les grands honneurs, à Rome, ne manquaient aux hommes très valeureux, ni, à ces honneurs, ne manquaient les hommes valeureux. Il aiguisait par cette modestie les sentiments si légitimes de la foule. Pensant les apaiser par le respect des lois, il fit lire celle qui exigeait un intervalle de dix ans entre deux consulats du même homme Le bruit empêcha presque d'entendre la loi, et les tribuns de la plèbe déclaraient que cela ne serait pas un empêchement : ils proposeraient au peuple d'affranchir Fabius des lois. Lui persistait à refuser, demandant à quoi servirait de voter des lois que les hommes mêmes qui les auraient fait voter ruineraient : désormais, disait-il, on commande aux lois au lieu qu'elles commandent. Le peuple n'en passait pas moins au vote et chaque centurie appelée dans le "parc" pour voter nommait évidemment consul Fabius. Alors seulement, vaincu par cet accord de ses concitoyens, il dit : "Que les dieux approuvent ce que vous faites et ce que vous ferez, Quirites ! Mais, puisque vous allez faire, à mon sujet, ce que vous voulez, puisse, au sujet de mon collègue mon crédit trouver place auprès de vous : c'est Publius Decius, avec qui j'ai éprouvé mon entente quand il était mon collègue, et qui est digne de vous, digne de son père, que je vous prie de nommer consul avec moi". Cette recommandation parut légitime : toutes les centuries restantes nommèrent consuls Quintus Fabius et Publius Decius. Cette année-là les édiles assignèrent beaucoup de citoyens, parce qu'ils possédaient plus de terre que ne permettait la loi ; presque aucun ne se justifia, et cela entrava fortement une avidité démesurée.

XIV. - Tandis que les nouveaux consuls, Quintus Fabius Maximus, consul pour la quatrième fois, et Publius Decius Mus, consul pour la troisième, s'occupaient entre eux de choisir pour adversaires l'un les Samnites, l'autre les Etrusques, de juger des forces suffisantes pour l'une ou pour l'autre province, et laquelle des deux guerres chacun était plus capable de conduire, des ambassadeurs de Sutrium, de Nepete et de Faléries, en témoignant que les peuples d'Étrurie tenaient des assemblées pour demander la paix, détournèrent sur le Samnium tout le poids de la guerre. Une fois partis, les consuls, pour se procurer plus facilement des vivres et laisser mieux ignorer à l'ennemi le côté d'où viendrait l'attaque, conduisent, Fabius par le territoire de Sora, Decius par celui de Sidicinum, leurs légions dans le Samnium. Arrivés en pays ennemi, l'un et l'autre, dispersant ses troupes, s'avance en le ravageant. Leurs éclaireurs, cependant, devancent toujours les pillards ; aussi ne leur échappe-t-il pas que, près de Tifernum, les ennemis, rangés sur les flancs d'un vallon dérobé, se préparent, quand les Romains y seront entrés, à leur tomber dessus. Fabius, mettant à l'écart ses bagages dans un endroit sûr, avec une petite garde, prévient ses soldats que le combat est proche, et s'avance, formé en carré, vers l'embuscade ennemie dont nous avons parlé. Les Samnites, désespérant d'attaquer par surprise, et voyant que l'affaire allait en venir à une lutte décisive à découvert, préférèrent, eux aussi, livrer un combat régulier. C'est pourquoi ils descendent en terrain plat, et s'en remettent à la fortune, avec plus de courage que d'espoir. Mais, soit parce qu'ils avaient réuni, dans tous les peuples d'Étrurie, tout ce qu'ils avaient de solide, soit parce que cette bataille, où tout se décidait, augmentait leur courage, ils causèrent quelque crainte, même dans cette lutte ouverte. 10. Fabius, voyant que nulle part on ne délogeait l'ennemi, ordonne à Maximus Fulvius et à Marcus Valérius, tribuns militaires, avec qui il avait couru en première ligne, d'aller vers les cavaliers, et de les exhorter - s'ils se rappellent quelques cas où les forces de la cavalerie sont venues au secours de l'État - à s'efforcer, en ce jour, de garder intacte la gloire de leur ordre : dans le combat d'infanterie, l'ennemi, immobile, résiste ; il ne reste d'espoir que dans une charge de cavalerie. Appelant par leur nom ces jeunes officiers eux-mêmes, tous deux avec une égale bienveillance, Fabius les comble tour à tour d'éloges et de promesses. Mais pensant, de peur que cette tentative réussît..., qu'il fallait procéder par l'habileté, si la force ne servait à rien, il ordonne au légat Scipion de retirer du combat les hastats de la première légion, de les amener par des détours aussi dérobés que possible aux monts les plus proches, de les leur faire gravir à l'abri des vues, et de se montrer soudain dans le dos de l'ennemi. Les cavaliers, conduits par les tribuns, en se portant brusquement en avant des enseignes, ne troublèrent guère moins les leurs que les ennemis. Mais, devant les escadrons au galop, la ligne samnite resta inébranlable : nulle part on ne put la faire reculer ou la rompre ; et, leur entreprise restant vaine, les cavaliers se replièrent derrière les enseignes et quittèrent le combat. Le courage de l'ennemi s'en accrut, et le front romain n'aurait pu soutenir une lutte si longue, ni une attaque renforcée par sa confiance en elle-même, si, sur l'ordre du consul, la seconde ligne n'avait remplacé la première. Ces forces intactes arrêtent le Samnite, qui avançait déjà ; et la vue, fort à propos, des enseignes romaines venant des monts, le cri poussé par ces troupes, effrayèrent les Samnites d'une crainte qui n'était pas toute fondée : en effet, non seulement Fabius s'écria que son collègue Decius approchait, mais les soldats, chacun pour soi, murmurent que l'autre consul est là, que les légions sont là, en frémissant de joie, et cette erreur utile aux Romains remplit de fuite et de peur les Samnites, qui craignaient surtout d'être écrasés, étant fatigués, par la seconde armée romaine, entière et intacte. Comme ils se dispersèrent dans leur fuite, le massacre ne fut pas en rapport avec l'importance de la victoire. Trois mille quatre cents furent tués ; on en prit environ huit cent trente ; on prit vingt-trois drapeaux.

XV. - Les Apuliens se seraient joints aux Samnites avant ce combat, si le consul Publius Decius n'était allé, à Malévent, camper en face d'eux, ne les avait forcés à livrer bataille et dispersés. Là aussi il y eut plus de fuyards que de tués : deux mille Apuliens furent tués. Méprisant cet ennemi, Decius conduisit ses légions dans le Samnium. Là les deux armées consulaires, parcourant le pays en sens opposé, dévastèrent tout pendant cinq mois. En quarante-cinq endroits du Samnium Decius établit son camp, et l'autre consul en quatre-vingt-six ; et il n'y resta pas seulement les traces du parapet et des fossés des camps, mais, souvenirs bien plus remarquables, la dévastation du pays environnant et le pillage de cette région. Fabius enleva en outre la ville de Cimetra. On prit là deux mille quatre cents soldats, on en tua, dans la lutte, environ quatre cent trente. Puis Fabius partit pour Rome en vue des élections, et se hâta de régler cette affaire. Comme les premières centuries appelées à voter nommaient toutes consul Quintus Fabius, le candidat Appius Claudius, personnage consulaire, homme ardent et intrigant, désireux non seulement d'être honoré lui-même du consulat, mais aussi de voir les patriciens reprendre les deux places de consul, employa ses forces et celles de la noblesse entière à se faire nommer consul avec Quintus Fabius. Celui-ci, en invoquant, pour lui, à peu près les mêmes raisons que l'année précédente, refuse d'abord le consulat. La noblesse entoure son siège ; elle le prie d'arracher le consulat à la fange plébéienne, de rendre leur majesté première et à cette charge, et aux familles patriciennes. Fabius, le silence obtenu, calma les passions par des paroles modérées : il aurait, dit-il, accepté les votes au nom de deux patriciens, s'il voyait nommer consul un autre que lui ; mais, dans les circonstances présentes, tenir compte lui-même des votes à son nom, alors que ce serait illégal, voilà un déplorable exemple qu'il ne donnerait pas. Ainsi Lucius Volumnius, plébéien, fut nommé consul avec Appius Claudius ; ils avaient été de même appariés dans un premier consulat. La noblesse reprocha à Fabius de n'avoir pas voulu comme collègue d'Appius Claudius, qui, par l'éloquence et l'habileté dans les affaires civiles, l'emportait sur lui sans aucun doute.

XVI -- Les élections achevées, les anciens consuls reçurent l'ordre de mener la guerre dans le Samnium, leurs pouvoirs étant prorogés pour six mois. C'est pourquoi l'année suivante aussi, sous le consulat de Lucius Volumnius et d'Appius Claudius, Publius Decius, que son collègue avait, comme consul, laissé dans le Samnium, ne cessa, comme proconsul, d'en ravager les terres, jusqu'au moment où l'armée samnite, qui ne se risquait plus nulle part à combattre, finit par être chassée de son territoire. Ces Samnites chassés gagnèrent l'Étrurie ; et, pensant que le but qu'ils avaient souvent tenté en vain d'atteindre par des ambassades, ils l'atteindraient plus efficacement avec cette grande armée, grâce à laquelle leurs prières se mêlaient, pour les Étrusques, de terreur, ils demandèrent une réunion des chefs de l'Étrurie. Ce conseil réuni, les Samnites y exposent depuis combien d'années ils combattent, pour la liberté, contre les Romains : ils ont tout essayé, disent-ils, pour voir s'ils pouvaient, avec leurs seules forces, soutenir une guerre si lourde ; ils ont tenté aussi de se faire aider par des nations voisines sans importance. Ils ont demandé là paix au peuple romain, quand ils ne pouvaient plus supporter la guerre ; ils se sont révoltés, parce que la paix pèse plus à des esclaves, qu'à des hommes libres la guerre. Il ne leur reste d'espoir que dans les Étrusques ; ils savent que cette nation est la plus riche de l'Italie en armes, en hommes et en argent ; ses voisins sont les Gaulois, nés dans le fer et les armes, fiers de leur nature, mais surtout contre le peuple romain, qui, conquis par eux, s'est racheté à pris d'or : ils le rappellent et s'en vantent avec raison ; il s'en faut d'un rien, si les Étrusques ont le même courage qu'autrefois Porsenna et leurs ancêtres, pour qu'on force les Romains, chassés de tout le territoire en deçà du Tibre, à lutter pour leur salut, non pour une tyrannie intolérable sur l'Italie. Il vient d'arriver aux Etrusques une armée samnite toute prête, fournie d'armes et d'argent ; elle les suivra sur-le-champ, même s'ils la conduisent à l'attaque de la ville de Rome.

XVII. - Tandis qu'en Étrurie les Samnites faisaient cet éloge d'eux-mêmes, et ces efforts, la guerre romaine les rongeait chez eux. En effet, Publius Decius, en apprenant par ses éclaireurs que l'armée samnite était partie, convoqua le conseil : "Pourquoi, dit-il, nous promener dans la campagne à porter la guerre de village en village ? Que n'attaquons-nous des villes, et des remparts ? Nulle armée ne garde plus le Samnium ; ses soldats ont quitté leur territoire et se sont eux-mêmes condamnés à l'exil." Tous l'approuvant, il les mène à l'attaque de Murgantia, ville forte ; et si grande fut l'ardeur des soldats, à la fois par amour pour leur général et par espoir d'un butin plus grand que celui retiré du pillage des campagnes, qu'en un seul jour ils prirent la ville de force, par les armes. Là deux mille cent combattants samnites furent cernés et pris, ainsi qu'un énorme butin. Pour ne pas en encombrer, en alourdir sa colonne, Decius fait convoquer les soldats : "Cette seule victoire, leur dit-il, ce butin vous contenteront-ils ? Voulez-vous entretenir des espoirs en rapport avec votre courage ? Toutes les villes des Samnites, toutes les fortunes laissées dans ces villes sont à vous, puisque les légions samnites, dispersées par tant de combats, vous les avez enfin chassées de leur territoire. Vendez ce butin, et attirez par le gain les marchands à suivre votre colonne ; je vous fournirai aussitôt de quoi vendre encore. Partons d'ici pour Romulea, où vous attend, sans plus de peine, un butin plus grand." Le butin vendu çà et là, ils pressent d'eux-mêmes leur général, et se dirigent vers Romulea. Là aussi, sans travaux, sans machines, sitôt que les enseignes se sont approchées, les soldats, nulle force ne les écartant des murs, chacun au plus près, y appliquent rapidement des échelles et parviennent sur les remparts. La place est prise et pillée ; deux mille trois cents hommes environ turent tués, six mille pris, et le soldat s'empara d'un énorme butin, qu'il fut forcé de vendre aussitôt, comme le premier. De là on le mène à Ferentinum, et quoiqu'on ne lui donne aucun repos, il marche avec un entrain extrême. Mais ici il y eut plus de peine et de danger : les remparts furent défendus avec la plus grande vigueur ; le lieu était fort et par art et par nature ; mais rien ne résista au soldat, habitué au pillage. On tua environ trois mille ennemis près, des murs ; le butin fut pour le soldat. L'honneur d'avoir attaqué ces places, certaines annales le rapportent, en grande partie, à (Fabius) Maximus : Murgantia, disent-elles, fut attaquée par Decius, mais Fabius attaqua Ferentinum et Romulea. Il y a des auteurs pour donner cette gloire aux nouveaux consuls, certains non à tous deux, mais à l'un des deux, à Lucius Volumnius : c'était à lui qu'était échue la "province" du Samnium.

XVIII. - Tandis que ces faits se passent dans le Samnium (sous la direction et les auspices de qui que ce fût), contre les Romains, en Étrurie, des peuples nombreux soulèvent une grande guerre, à l'instigation de Gellius Egnatius, un samnite. Presque tous les Toscans avaient décidé la guerre ; la contagion avait gagné les peuples d'Ombrie les plus proches, et l'on sollicitait à prix d'argent l'aide des Gaulois. Toute cette multitude se concentrait au camp samnite. Quand ce brusque soulèvement fut annoncé à Rome, le consul Lucius Volumnius, avec la seconde et la troisième légion et quinze mille alliés, étant déjà parti pour le Samnium, on décida qu'Appius Claudius irait le plus tôt possible en Étrurie. Deux légions romaines le suivirent, la première et la quatrième, et douze mille alliés ; on campa non loin de l'ennemi. Mais ce fut plutôt cette prompte arrivée qui réussit à contenir, par la crainte du nom romain, certains peuples étrusques qui regardaient déjà du côté des armes, qu'une opération quelconque, bien habile ou bien heureuse, menée là-bas par le consul. Beaucoup de combats furent engagés en des endroits ou à des heures défavorables ; les espoirs de l'ennemi le rendaient de jour en jour plus pressant, et déjà l'on était près de ne voir ni les soldats se fier assez à leur général, ni le général à ses soldats. Il envoya une lettre à son collègue pour le faire venir du Samnium : voilà ce que je trouve dans trois livres d'annales. Il m'ennuie cependant de donner ce fait pour certain, quand ce fut là justement un point discuté entre ces consuls du peuple romain, qui remplissaient déjà pour la seconde fois cette même charge, Appius niant avoir envoyé une lettre, Volumnius affirmant que c'était une lettre d'Appius qui l'avait mandé. Déjà Volumnius avait pris dans le Samnium trois places, dans lesquelles trois mille ennemis environ avaient été tués, et la moitié, à peu près, de ce nombre faits prisonniers ; il avait réprimé les séditions des Lucaniens, soulevées par des chefs plébéiens sans ressources, grâce aux dispositions extrêmement favorables des grands, et en envoyant là comme proconsul Quintus Fabius avec sa vieille armée. Il laisse à Decius le territoire ennemi à ravager ; lui-même, avec ses troupes, il va rejoindre son collègue en Étrurie. A son arrivée, tous le reçurent avec joie ; seul, Appius montra - d'après la conscience qu'il avait, je pense, de sa conduite - de l'irritation, à bon droit, s'il n'avait rien écrit, mais en usant d'une dissimulation vile et ingrate, s'il avait eu besoin de secours. A peine, en effet, se furent-ils salués qu'Appius, qui était sorti à la rencontre de Volumnius, lui dit : "Cela va-t-il bien, Lucius Volumnius ? Où en sont les affaires dans le Samnium ? Quelle raison t'a amené à quitter ta province ? " Volumnius répond que dans le Samnium la situation est favorable ; que c'est la lettre où Appius le mandait qui l'a fait venir ; si elle est fausse, et qu'on n'ait pas besoin de lui en Étrurie, il va, sur-le-champ, faire faire demi-tour à ses troupes et s'en aller. "Va-.t-en, lui répond Appius, et que nul ne te retienne ; car il n'est pas du tout convenable, quand, peut-être, tu suffis à peine à la guerre dont tu es chargé, que tu te glorifies d'être venu ici porter secours à d'autres." Hercule veuille que l'affaire tourne bien, répond Volumnius : mieux vaut une peine inutile qu'un événement qui aurait rendu insuffisante pour l'Étrurie une seule armée consulaire.

XIX. - Les consuls se séparaient déjà, quand les légats et les tribuns de l'armée d'Appius les entourent : les uns prient leur général, au moment où le secours d'un collègue, qu'on aurait dû demander, s'offre de lui-même, de ne pas le dédaigner; plus nombreux sont ceux qui s'opposent au départ de Volumnius ; ils le conjurent de ne pas trahir l'État par ce déplorable différend avec un collègue ; quand il sera, disent-ils, arrivé quelque désastre, on en accusera davantage le consul qui aura laissé l'autre que celui qu'il aura laissé ; on en est arrivé à ce point que, pour le succès ou l'échec en Étrurie, tout l'honneur ou le déshonneur sera attribué à Lucius Volumnius ; nul ne demandera ce qu'a dit Appius, mais quel a été le sort de l'armée ; Volumnius est renvoyé par Appius, mais l'État et l'armée le retiennent : qu'il éprouve seulement les sentiments des soldats ! Parmi ces avis et ces prières, on entraîne les consuls, presque malgré eux, à l'assemblée. On tint là des discours plus longs, à peu prés dans le sens où l'on avait discuté en petits groupes. Comme Volumnius, dont la cause était la meilleure, ne paraissait pas non plus mauvais orateur en face de l'éloquence remarquable de son collègue, et comme Appius disait ironiquement que tous devaient le remercier de leur avoir donné, au lieu d'un consul muet, sans langue, un homme allant jusqu'à l'éloquence ; que dans son premier consulat, les premiers mois surtout, Volumnius ne pouvait ouvrir la bouche, tandis que maintenant il semait les discours au peuple ; "Combien j'aimerais mieux, dit Volumnius, t'avoir appris à agir avec décision, qu'avoir appris de toi à parler savamment !" Pour finir, il lui proposa un arrangement, propre à décider lequel des deux était, non pas le meilleur orateur - l’'État n'en avait pas besoin - mais le meilleur général : il y avait deux provinces, l'Étrurie et le Samnium ; Appius pouvait choisir celle qu'il préférait ; Volumnius, avec son armée, mènerait les affaires soit en Étrurie, soit dans le Samnium. Alors les soldats crièrent que les deux consuls devaient faire ensemble la guerre aux Étrusques. Remarquant leur accord, Volumnius leur dit : "Puisqu'en interprétant les intentions de mon collègue, je me suis trompé, je ne m'exposerai pas à ce que les vôtres demeurent obscures : voulez-vous que je reste ou que je parte ? Manifestez-le par vos cris." Un si grand cri s'éleva alors, qu'il fit sortir les ennemis de leur camp : saisissant leurs armes, ils descendent en bataille. Volumnius fait, lui aussi, sonner le signal et sortir les enseignes de son camp. Appius hésita, dit-on, en voyant que, soit qu'il combattît ou restât inactif, on attribuerait la victoire à son collègue ; puis, craignant que ses propres légions ne suivissent aussi Volumnius, il donna lui-même aux siens le signal qu'ils réclamaient. Des deux côtés, on se rangea assez mal : le général des Samnites, Gellius Egnatius, était allé au fourrage avec quelques cohortes, et c'était de leur propre élan, plutôt que sous la direction ou les ordres de quelqu'un, que ses soldats entreprenaient le combat ; quant aux armées romaines, elles ne furent pas amenées en ligne toutes deux en même temps, et le temps manqua pour les ranger. Volumnius engage le combat avant qu'Appius soit arrivé devant l'ennemi : ce fut donc sur un front irrégulier qu'on lutta ; et, comme si le sort voulait changer les adversaires habitués les uns aux autres, les Étrusques marchèrent contre Volumnius, les Samnites, un peu retardés par l'absence de leur chef, contre Appius. Au milieu du combat, au moment décisif, Appius, dit-on, levant, en première ligne, les mains au Ciel de façon à être remarqué, pria ainsi : "Bellone, si aujourd'hui tu nous donnes victoire, je te dédie un temple." Après cette prière, comme si la déesse le poussait, il égala lui-même le courage de son collègue et de son armée. Les généraux accomplissent toutes les tâches du commandement, et les soldats de chaque armée, de peur que la victoire ne vienne de l'autre, font tous leurs efforts. Ils enfoncent ainsi et mettent en fuite l'ennemi, qui ne résistait qu'avec peine à une masse de troupes plus grande que celle avec laquelle il avait coutume d'en venir aux mains. En le pressant dans son recul, en le poursuivant dispersé, ils le refoulèrent vers son camp. Là, l'intervention de Gellius et de cohortes sabelliques fit reprendre un peu le combat ; celles-ci mêmes bientôt dispersées, déjà les vainqueurs attaquaient le camp ; et, Volumnius en personne marchant avec un drapeau vers la porte, Appius, en répétant le nom de Bellone Victorieuse, enflammant le courage des soldats, à travers palissades et fossés ils y firent irruption. Le camp fut pris et pillé ; on y trouva beaucoup de butin ; qui fut abandonné au soldat. Sept mille huit cents ennemis furent tués, deux mille cent vingt pris.

XX. - Tandis que les deux consuls et toutes les forces romaines préféraient se porter vers la guerre étrusque, dans le Samnium de nouvelles armées, se levant pour ravager le territoire de l'empire romain, par le pays de Vescia passent en Campanie et sur les terres de Falerne, et y font un immense butin. Volumnius revenait à longues étapes dans le Samnium (car déjà les pouvoirs de Fabius et de Decius, qu'on avait prorogés, étaient prés de leur fin) ; les bruits concernant l'armée samnite et les pillages en territoire campanien l'amènent, pour protéger ces alliés, à changer de direction. Une fois arrivé sur le territoire de Calès, il voit lui-même les traces récentes du fléau, et les gens de Calès lui racontant que l'ennemi traîne déjà tant de butin, qu'il a peine à dérouler sa colonne ; aussi, ajoutent-ils, ses chefs disent déjà ouvertement qu'il faut retourner tout de suite dans le Samnium pour y laisser le butin, et revenir en expédition, au lieu d'exposer une armée si lourdement chargée à une bataille. Quoique cela fût vraisemblable, Volumnius pensa qu'il fallait le reconnaître plus sûrement : il envoie des cavaliers enlever des pillards, errant, dispersés, par les champs. En les questionnant, il apprend d'eux que l'ennemi campe au bord du Vulturne, qu'il en partira à la troisième veille, qu'il va vers le Samnium. Ces faits bien reconnus, Volumnius part, et il s'installe à une distance telle des ennemis, qu'ils ne puissent apprendre son arrivée par suite d'une proximité trop grande, et qu'en même temps, s'ils partent de leur camp, il les écrase. Un peu avant le jour il s'approche de leur camp, et envoie des hommes qui savent la langue osque épier ce qu'on y fait. Mêlés aux ennemis, ce qui était facile dans le désordre de la nuit, ils reconnaissent que les enseignes, mal entourées, sont déjà parties, que c'est le butin qui sort maintenant avec sa garde, colonne peu mobile, et où chacun ne s'occupe que de soi, sans entente entre personne ni commandement bien assuré. Le moment parut très propre à une attaque ; déjà le jour approchait ; aussi, faisant sonner le signal, Volumnius attaque la colonne ennemie. Les Samnites, embarrassés par leur butin, peu nombreux sous les armes, les uns pressent le pas, en poussant leurs prises devant eux, les autres s'arrêtent, se demandant s'il est plus sûr d'avancer ou de rentrer au camp. Pendant qu'ils hésitent, ils sont écrasés ; déjà les Romains avaient franchi le retranchement ; le massacre et le tumulte étaient au camp. La colonne samnite, outre le désordre provoqué par l'ennemi, avait été troublée aussi par la brusque révolte des prisonniers : les uns, s'étant dégagés eux-mêmes, détachaient ceux qui étaient encore enchaînés, les autres arrachaient les armes fixées aux bagages des soldats, et provoquaient un tumulte plus terrible que le combat lui-même, car ils étaient mêlés à l'armée ennemie. Ils accomplirent ensuite un exploit mémorable : comme le général Statius Minacius s'approchait des rangs et les exhortait, ils l'attaquent ; dispersant les cavaliers d'escorte, ils l'entourent, et, sur son cheval, l'entraînent, prisonnier, vers le consul romain. Ce tumulte fit revenir la tête de la colonne samnite, et le combat, déjà prés de sa fin, reprit ; mais il ne put être soutenu bien longtemps. Il y eut environ six mille hommes tués, deux mille cinq cents prisonniers, parmi lesquels quatre tribuns militaires ; on enleva trente drapeaux ; et, ce qui fut le plus agréable aux vainqueurs, on reprit sept mille quatre cents prisonniers, et un énorme butin fait sur les alliés. Les propriétaires en furent mandés par un édit, qui leur fixa un jour pour reconnaître et reprendre leurs biens. Les objets dont le maître ne se présenta pas furent abandonnés aux soldats ; mais ils durent vendre ce butin, pour n'avoir pas l'esprit ailleurs qu'aux armes.

XXI. - Cette dévastation du territoire campanien avait causé à Rome un trouble profond ; et par hasard, durant ces mêmes jours, on y avait, d'Étrurie, apporté la nouvelle qu'après le départ de l'armée de Volumnius, l'Étrurie avait été appelée aux armes, et que Gellius Egnatius, général des Samnites, poussait les Ombriens à la défection et offrait aux Gaulois des sommes considérables pour les séduire. Ces nouvelles épouvantèrent le sénat, qui fit proclamer une suspension des affaires et enrôler des hommes de toutes sortes. Non seulement les hommes libres et les mobilisables durent prêter serment, mais on forma des cohortes d'hommes âgés, et des centuries d'affranchis. On discutait aussi des moyens de défendre la ville, et le préteur Publius Sempronius dirigeait tout cela. Le sénat fut pourtant soulagé d'une partie de ses soucis par une lettre du consul Lucius Volumnius, apprenant que les pillards de la Campanie avaient été massacrés ou dispersés. Pour cette victoire, on décrète des actions de grâce au nom du consul, et l'on met fin à la suspension des affaires, qui avait duré dix-huit jours. On célébra les actions de grâce avec beaucoup de joie. Puis on commença à discuter sur la défense de la région dévastée par les Samnites : on décida de mener deux colonies aux environs des territoires de Vescia et de Falerne, l'une à l'embouchure du Liris, - on l'appela Minturnes, - l'autre dans le défilé de Vescia, attenant au territoire de Falerne, où fut, dit-on, la ville grecque de Sinope, appelée ensuite Sinuessa par les colons romains. On chargea les tribuns de la plèbe d'ordonner, par un plébiscite, au préteur Publius Sempronius de nommer des triumvirs pour conduire ces colons. Mais on ne trouvait pas facilement des gens pour se faire inscrire : tous pensaient qu'on les envoyait monter une garde perpétuelle, ou presque, dans une contrée ennemie, et non vivre dans leurs terres. Le sénat fut détourné de ces soucis par la guerre d'Étrurie, qui s'aggravait, et par les lettres fréquentes d'Appius, avertissant de ne pas négliger les mouvements de cette région : quatre nations, disait-il, réunissaient leurs armes, Étrusques, Samnites, Ombriens et Gaulois ; déjà elles avaient établi des camps dans deux directions, un seul emplacement ne pouvant contenir une telle multitude. Pour cela, et en vue des élections (le moment en approchait déjà), le consul Volumnius fut rappelé à Rome. Avant d'inviter les centuries à voter, il convoqua le peuple à une assemblée et y expliqua longuement l'importance de la guerre d'Étrurie : déjà, dit-il, au moment où lui-même menait là-bas les affaires avec son collègue, cette guerre était telle que ni un seul général, ni une seule armée ne pouvait y suffire ; et il s'y était ajouté depuis, à ce qu'on disait, les Ombriens et une forte armée gauloise. C'étaient des généraux chargés de lutter contre quatre peuples qu'à titre de consuls, on élisait ce jour-là : les citoyens devaient s'en souvenir. Pour lui, ajoutait Vomumnius, s'il n'était convaincu que le peuple romain, d'accord, allait nommer consul l'homme que, sans aucun doute, on considérait alors comme le meilleur chef, il l'aurait nommé dictateur sur-le-champ.

XXII. - Personne ne doutait que Quintus Fabius ne fût désigné à l'unanimité : et ce fut lui que les centuries prérogatives et toutes les centuries appelées à voter les premières désignèrent comme consul, avec Lucius Volumnius. Fabius fit le même discours que deux ans avant ; puis, vaincu par l'unanimité des électeurs, il en vint enfin à demander comme collègue Publius Decius : ce serait, dit-il, le soutien de sa vieillesse ; par la censure et les deux consulats qu'ils avaient gérés ensemble, il avait éprouvé que rien, mieux que l'entente entre les collègues, n'assurait la protection de l'État. A quelqu'un de nouveau venant partager son pouvoir, son âme de vieillard ne pourrait s'habituer qu'avec peine ; avec un homme dont il connaissait le caractère, il se concerterait plus facilement. Le consul souscrivit à son discours et pour les éloges mérités accordés à Publius Decius, et en rappelant quels maux, nés de la discorde, étaient survenus dans la direction des opérations militaires, en faisant remarquer quel péril extrême, ou peu s'en fallait, les luttes entre son collègue et lui avaient fait courir récemment. Decius et Fabius vivaient n'ayant tous deux qu'un seul coeur, qu'une seule volonté ; ils étaient, en outre, des hommes nés pour faire campagne, grands par leurs actions, inhabiles aux combats de mots et aux coups de langue : et c'étaient là des caractères de consuls ; les hommes habiles et adroits, versés dans le droit et l'éloquence, tels qu'Appius Claudius, il fallait les garder à la tête de la ville et du forum, les nommer préteurs pour rendre la justice. Ces discours occupèrent la journée. Le lendemain, suivant la prescription du consul, on fit les élections consulaires et prétoriennes. On nomma consuls Quintus Fabius et Publius Decius, et Appius Claudius préteur ; tous étaient absents. Lucius Volumnius, par un sénatus-consulte et un plébiscite, fut prorogé pour un an dans son commandement.

XXIII. - Cette année-là il y eut beaucoup de prodiges ; pour en détourner les effets, le sénat ordonna deux jours de prières ; le trésor fournit le vin et l'encens ; un grand nombre d'hommes et de femmes allèrent supplier les dieux. Ce qui rendit ces prières remarquables, ce fut, dans la chapelle de la Pudeur patricienne, située au marché aux boeufs, près du temple rond d'Hercule, une querelle qui s'éleva entre les matrones. Virginie, fille d'Aulus, patricienne mariée à un plébéien, le consul Lucius Volumnius, fut écartée par les matrones, parce qu'elle s'était mésalliée, de leur cérémonie religieuse. De là une brève altercation, qui, par suite de l'irascibilité féminine, aboutit à une lutte ardente. Virginie se glorifiant justement d'être entrée dans le temple de la Pudeur patricienne comme étant patricienne et pudique, mariée à un seul homme, à qui on l'avait conduite vierge, et de n'avoir pas à se repentir de son mari, de ses charges ni de ses exploits. Un acte éclatant de sa part ajouta encore à ces fières paroles : dans la rue Longue, où elle habitait, elle prit, sur une partie de sa maison, la place nécessaire à une petite chapelle, y établit un autel, et, après s'être plainte aux matrones plébéiennes, qu'elle avait convoquées, de l'outrage des patriciennes, leur dit : "Cet autel, je le dédie à la Pudeur plébéienne, et je vous exhorte, comme les hommes de cette cité rivalisent de courage, à rivaliser de pudeur entre matrones, et à vous efforcer de faire dire que cet autel est honoré, s'il se peut, plus saintement que l'autre, et par des femmes plus chastes." Cet autel fut honoré suivant les mêmes rites que le premier : aucune femme autre que les matrones d'une pudeur éprouvée, et n'ayant eu qu'un seul mari, n'eut le droit d'y sacrifier. Ce culte fut ensuite prostitué à des femmes impures, - et non seulement à des matrones, mais à des femmes de toute classe, - et il finit par tomber dans l'oubli. La même année, Cneius et Quintus Ogulnius, édiles curules, assignèrent quelques usuriers ; leurs biens furent confisqués, et, avec ce qui revint au trésor, les édiles curules firent placer des portes de bronze au Capitole, des vases d'argent, de quoi garnir trois tables, dans la nef de Jupiter, une statue de Jupiter avec son quadrige sur le faîte du temple et, près du figuier Ruminal, des images des enfants fondateurs de Rome sous les mamelles de la louve ; ils pavèrent aussi, en pierres carrées, un trottoir, de la porte Capène au temple de Mars. De même, les édiles de la plèbe, Lucius Aelius Paetus et Caius Fulvius Curvus, avec l'argent tiré aussi des amendes, celles qu'ils avaient infligées aux fermiers des pâturages publics condamnés, donnèrent des jeux et placèrent des coupes d'or au temple de Cérès.

XXIV - Puis Quintus Fabius, pour la cinquième fois, et Publius Decius, pour la quatrième, entrèrent en charge comme consuls, après avoir été collègues dans trois consulats et une censure ; et ils n'étaient pas moins célèbres par la gloire de leurs exploits, qui était immense, que par leur accord. S'il ne fut pas constant, son interruption vint, je crois, d'une rivalité entre leurs ordres plutôt qu'entre eux, les patriciens désirant que Fabius eût l'Étrurie comme province à titre extraordinaire, les plébéiens engageant Decius à remettre l'affaire au tirage au sort. Il y eut certainement une discussion sur ce point au sénat ; et, quand, dans cette assemblée, Fabius l'eut emporté, l'affaire fut renvoyée au peuple. A cette assemblée, comme il est naturel entre des soldats, qui comptaient plus sur leurs actions que sur leurs paroles, on parla peu. Fabius dit que l'arbre qu'il avait planté, il était scandaleux qu'un autre en ramassât les fruits : c'était lui qui avait ouvert la forêt Ciminia, frayé un chemin, à travers ces gorges sans chemin, à l'attaque romaine. Pourquoi l'avoir sollicité, à son âge, si l'on voulait faire mener la guerre par un autre général ? Certes, ajoute-t-il en passant peu à peu aux reproches, c'est un adversaire qu'il a choisi, non un associé à son pouvoir, et Decius en veut à l'entente qu'ils ont maintenue dans trois collèges. Enfin, il ne désire, lui, rien de plus qu'être envoyé dans une province, si on l'en juge digne ; il a été à la disposition du sénat, il sera aux ordres du peuple. Publius Decius se plaignait des injustices du sénat tant qu'ils l'ont pu, disait-il, les patriciens se sont efforcés d'interdire aux plébéiens l'accès des grands honneurs : depuis que la valeur, toute seule, est parvenue à ne pas rester sans honneur, dans quelque classe d'hommes qu'elle se montre, ils cherchent comment rendre vains non seulement les suffrages du peuple, mais les jugements mêmes de la fortune, et les faire tourner au pouvoir de quelques-uns. Tous les consuls, avant lui, ont tiré au sort leur province ; maintenant, c'est sans tirage au sort que le sénat donne une province à Fabius. Si c'est pour l'honorer, il a assez bien mérité de Decius lui-même, et de l'État, pour que Decius favorise sa gloire, pourvu qu'un affront pour lui-même ne soit pas la condition de l'éclat de Fabius. Or qui doute que, quand une seule guerre est pénible et difficile, la confier, sans tirage au sort, à l'un des deux consuls, ce soit juger l'autre superflu et inutile ? Fabius se glorifie de ses exploits en Étrurie ; Publius Decius veut s'en glorifier aussi ; et, peut-être ce feu que Fabius a laissé étouffé, mais de façon que, si souvent, il donne tout à coup un nouvel incendie, il l'éteindra, lui, Decius. Enfin, il est prêt à céder à son collègue honneurs et récompenses, par respect pour son âge et sa majesté ; mais quand des dangers, des combats se présentent, il ne les lui cède pas spontanément, il ne les lui cédera pas et, à défaut d'autre résultat, il obtiendra du moins que ce qui appartient au peuple soit donné par l'ordre du peuple, plutôt que par la faveur des sénateurs. Il prie Jupiter très bon, très grand, et les Immortels, de lui donner, pour le tirage au sort, des chances égales à celles de son collègue, s'ils veulent lui donner la même valeur, le même bonheur dans la direction de la guerre. Il est, certes, naturellement équitable, et d'un exemple utile, et il importe à la renommée du peuple romain, que ses consuls soient capables l'un comme l'autre de bien mener la guerre d'Étrurie. Fabius, sans adresser d'autre prière au peuple romain que celle de lire aux tribus, avant de les faire entrer au "parc"pour le vote, la lettre envoyée d'Étrurie par le préteur Appius Claudius, quitta le comitium. Et l'accord ne fut pas moins grand dans le peuple qu'au sénat pour attribuer, sans tirage au sort, la province d'Étrurie à Fabius.

XXV. - Alors accoururent vers le consul presque tous les mobilisables ; chacun de son côté donnait son nom : si grand était le désir de servir sous un tel chef ! Entouré de cette foule, Fabius dit : "Quatre mille fantassins, six cents cavaliers, voilà seulement ce que j'ai l'intention d'enrôler ; ceux d'entre vous qui auront donné leurs noms aujourd'hui et demain, je les emmènerai avec moi. Je m'inquiète davantage de vous ramener tous riches, que de faire campagne avec beaucoup de soldats". Parti avec cette armée maniable, et qui nourrissait d'autant plus de confiance et d'espoir que son chef n'avait pas réclamé des troupes innombrables, Fabius se dirige vers la place d'Aharna doit les ennemis n'étaient pas loin, et vers le camp du préteur Appius. Quelques milles avant d'y arriver, des soldats qui, protégés par une patrouille, allaient au bois, le rencontrent ; en voyant les licteurs qui marchaient en tête, en apprenant que ce consul était Fabius, joyeux, pleins d'allégresse, ils remercient les dieux et le peuple romain de leur avoir envoyé un tel général. Puis comme, entourant le consul, ils le saluaient, Fabius leur demande où ils se dirigent ; et quand ils répondent qu'ils vont au bois : "Que me dites-vous", répond-il, "n'auriez-vous pas de camp fortifié ?" Eux s'écriant qu'il était bien fortifié d'une double palissade et d'un fossé, et que cependant ils éprouvaient de grandes craintes : "Vous avec donc, leur dit Fabius, assez de bois ; retournez-vous et arrachez vos palissades." Ils retournent au camp, et là terrifient, en arrachant la palissade, et les soldats qui étaient restés au camp, et Appius lui-même ; alors, chacun de son côté, ils se mettent à dire aux autres qu'ils agissent sur l'ordre du consul Fabius. Le lendemain on décampa et le préteur Appius fut renvoyé à Rome. Nulle part, depuis, les Romains n'eurent de camp fixe. Fabius disait qu'il n'était pas bon qu'une armée séjournât à un endroit : les marches et les déplacements la rendaient plus mobile et mieux portante. Mais on faisait seulement les marches que permettait l'hiver, qui n'était pas encore fini. Au début du printemps, laissant la seconde légion à Clusium, appelée autrefois Camars, et confiant le commandement du camp au propréteur Lucius Scipion, Fabius retourna lui-même à Rome pour y discuter au sujet de la guerre, soit de son propre mouvement, parce qu'il avait en vue une guerre plus importante que les bruits courants ne le lui avaient fait croire, soit mandé par un sénatus-consulte : car ces deux hypothèses sont émises. Ce fut le préteur Appius Claudius qui, d'après certains, parut le faire rappeler, en grossissant au sénat et devant le peuple, comme il l'avait fait sans cesse par ses lettres, ce qu'on avait à craindre de la guerre d'Étrurie : un seul général, une seule armée, n'y suffiraient pas, disait-il, contre quatre peuples ; on courait le danger - qu'ils s'unissent pour accabler un seul homme, ou se séparent pour porter la guerre en des sens opposés - qu'un seul homme ne pût en même temps faire face à tout. Il avait laissé là-bas, disait-il, deux légions romaines, et il n'y était pas arrivé cinq mille hommes, fantassins et cavaliers, avec Fabius. Il était donc d'avis que le consul Publias Decius allât au plus tôt en Étrurie rejoindre son collègue ; qu'on donnât à Lucius Volumnius la "province" du Samnium ; ou, si le consul préférait aller dans sa province, que Volumnius allât en Étrurie rejoindre l'autre consul avec une armée consulaire normale. Tandis que ce discours du préteur ébranlait beaucoup de gens, Publias Decius fut d'avis, dit-on, qu'on laissât sur tous ces points une entière liberté à Quintus Fabius, jusqu'à ce que celui-ci, s'il le pouvait sans désavantage pour l'État, fût venu lui-même à Rome, ou y eût envoyé un de ses légats, de qui le sénat apprendrait l'importance de la guerre d'Etrurie, celle des troupes qu'il fallait pour la mener et le nombre de généraux nécessaire.

XXVI. - A Rome, Fabius, au sénat comme devant le peuple, où il fut amené, tint un discours modéré, de façon à ne paraître ni grossir ni diminuer la guerre par rapport aux bruits qui couraient sur elle, et à sembler plutôt, en prenant avec lui un autre général, accorder quelque chose à la frayeur des gens, que parer à un danger menaçant pour lui-même ou pour l'État. Mais, dit-il, si on lui donnait quelqu'un pour l'aider dans cette guerre et partager son commandement, comment pouvait-il oublier le consul Publias Decius, qu'il avait éprouvé tant de fois comme collègue ? Il n'était personne qu'il préférât se voir adjoindre ; avec Publius Decius, il aurait assez de troupes, il n'aurait jamais trop d'ennemis ; et, si son collègue préférait autre chose, il demandait du moins, lui, qu'on lui adjoignît Lucius Volurnnius. Sur toutes ces questions, le peuple, le sénat et son collègue lui-même laissèrent décider Fabius ; et Publius Decius s'étant montré prêt à partir soit pour le Samnium, soit pour l'Étrurie, la joie et les félicitations furent si grandes qu'on se représentait d'avance la victoire, et qu'on semblait avoir décerné aux consuls le triomphe, et non le soin d'une guerre. Je trouve chez certains historiens que, sitôt entrés en charge, les consuls Fabius et Decius partirent pour l'Étrurie, sans un mot sur le tirage au sort des provinces et les débats entre collègues que j'ai exposés. D'autres, en revanche ; ne se sont pas même contentés d'exposer ces débats-là ; ils y ont ajouté et des accusations d'Appius, devant le peuple, contre Fabius absent, et des manifestations opiniâtres de ce préteur contre le consul présent, et une nouvelle lutte entre les deux collègues, Decius souhaitant que chacun gardât la charge de sa province. On commence à être d'accord à partir du moment oïl les lieux consuls partirent pour la guerre. Mais avant qu'ils parvinssent en Étrurie, les Gaulois Sénons, foule immense, vinrent à Clusium attaquer la légion romaine et son camp. Scipion, qui commandait ce camp, pensant qu'il fallait aider, par l'avantage de la position, ses soldats peu nombreux, fit gravir à son armée une colline située entre la ville et le camp. Mais, comme il arrive dans une manoeuvre soudaine, il n'éclaira pas suffisamment sa marche vers cette hauteur, que les ennemis avaient occupée en l'abordant d'un autre côté. Ainsi sa légion fut taillée en pièces par derrière et cernée, l'ennemi la pressant de tous côtés. Cette légion fut détruite là de façon qu'il ne resta pas un homme pour l'annoncer, disent encore certains historiens, et les consuls, qui, déjà, n'étaient pas loin de Clusium, ne reçurent pas la nouvelle de cette défaite, avant d'avoir sous leurs yeux des cavaliers gaulois portant des têtes suspendues au poitrail de leurs chevaux ou fixées au bout de leurs lances, et montrant leur triomphe par un chant de leur façon. Il y a des écrivains pour rapporter que ces adversaires furent des Ombriens, non des Gaulois ; qu'on ne subit pas là une si grande défaite ; qu'à des fourrageurs cernés avec le légat Lucius Manlius Torquatus, Scipion, propréteur, vint, du camp, porter secours ; que les Ombriens vainqueurs, le combat recommençant, furent vaincus, et qu'on leur enleva prisonniers et butin. Il est plus vraisemblable qu'on subit cette défaite des mains des Gaulois que de celles des Ombriens, car souvent d'autres fois, mais cette année-là surtout, la terreur d'une invasion gauloise occupa plus que toute autre la cité. Aussi, outre que les deux consuls étaient partis pour la guerre avec quatre légions, une importante cavalerie romaine, mille cavaliers campaniens d'élite envoyés pour cette guerre, et une armée d'alliés et d'hommes de nom latin plus nombreuse que l'armée romaine, deux autres armées furent, non loin de Rome, opposées à l'Étrurie, l'une sur le territoire Falisque, l'autre sur celui du Vatican. Cneius Fulvius et Lucius Postumius Megellus, tous deux propréteurs, reçurent l'ordre d'établir sur ces deux points des camps fixes.

XXVII. - Les consuls, ayant franchi l'Apennin, rencontrèrent l'ennemi sur le territoire de Sentinum. Là, à quatre milles environ de lui, ils établirent leur camp. Les ennemis délibérèrent ensuite et convinrent de ne pas se mêler tous en un seul camp et de ne pas descendre au combat tous ensemble : aux Samnites on joignit les Gaulois, aux Étrusques les Ombriens. On fixa le jour de la bataille ; les Samnites et les Gaulois furent chargés de la livrer ; pendant la lutte même, les Étrusques et les Ombriens devaient attaquer le camp romain. Ces plans furent troublés par trois déserteurs de Clusium, qui, de nuit, à la dérobée, passèrent au consul Fabius, et, après avoir révélé le plan de l'ennemi, furent renvoyés, avec des récompenses, pour épier toute nouvelle décision et la rapporter aussitôt. Les consuls écrivent à Fulvius de quitter le territoire Falisque, à Postumius celui du Vatican, d'amener leurs armées à Clusium et de ravager avec la plus grande violence les terres ennemies. Le bruit de ces ravages fit partir les Étrusques de Sentinum pour protéger leur pays. Les consuls alors de presser l'ennemi, pour livrer bataille en leur absence. Pendant deux jours ils le provoquèrent au combat : pendant deux jours on ne fit rien de mémorable : quelques hommes tombèrent de part et d'autre, et les esprits furent excités à livrer une bataille régulière plus qu'on n'en vînt encore à une lutte générale et décisive. Le troisième jour, enfin, toutes les troupes descendirent dans la plaine. Tandis que, rangées en bataille, les armées restaient immobiles, une biche, chassée des montagnes en fuyant un loup, accourt à travers champs entre les deux armées ; puis, les deux bêtes tournant en sens opposés, la biche dirigea sa course vers les Gaulois, le loup vers les Romains. Au loup, les rangs livrèrent passage ; la biche, les Gaulois la tuèrent. Dans les premiers rangs, un soldat romain dit alors : "La fuite et le massacre tournent de ce côté, où vous voyez gisant l'animal consacré à Diane ; de notre côté, le loup de Mars, vainqueur, sans atteinte et sans blessure, nous a rappelé notre origine Martiale et notre fondateur." A l'aile droite se tenaient les Gaulois, à l'aile gauche les Samnites. Contre les Samnites, Quintus Fabius rangea la première et la troisième légion, formant l'aile droite ; contre les Gaulois, pour former l'aile gauche, Decius rangea la cinquième et la sixième légion ; la seconde et la quatrième, avec le proconsul Lucius Volumnius, faisaient la guerre dans le Samnium. Au premier choc, les forces se trouvèrent si égales en cette affaire, que, si les Étrusques et les Ombriens avaient été présents, ou en ligne, ou au camp, de quelque côté qu'ils se fussent portés, les Romains auraient dû accepter la défaite.

XXVIII. - Mais, quoique Mars et la fortune de la guerre fussent encore communs aux deux partis, et que le sort n'eût pas encore décidé de quel côté il donnerait la puissance, le combat n'était pas du tout le même à l'aile droite et à l'aile gauche. Les Romains de Fabius se défendaient plus qu'ils n'attaquaient, et l'on cherchait, là, à prolonger la lutte le plus possible, le général étant persuadé que les Samnites comme les Gaulois étaient fougueux dans leur premier élan ; qu'il suffisait alors de leur résister ; que, la lutte se prolongeant, l'ardeur des Samnites s'affaiblissait peu à peu ; quant aux Gaulois, c'étaient leurs corps mêmes, tout à fait incapables de supporter la fatigue et la chaleur, qui fondaient en eau : au début de leurs combats, ils étaient plus que des hommes ; à la fin, moins que des femmes. Aussi gardait-il pour le moment où ces ennemis, d'habitude, se laissaient vaincre, les forces de ses soldats aussi intactes que possible. Decius, plus fougueux à cause de son âge et de la violence de ses passions, déploya tout ce qu'il avait de forces dès le début de la lutte. Trouvant trop lent le combat d'infanterie, il pousse à l'attaque sa cavalerie ; et lui-même, au milieu de l'escadron le plus courageux, il prie cette jeunesse d'élite de charger l'ennemi avec lui : ils auront, dit-il, une double gloire, si l'aile gauche, et sa cavalerie, donnent le signal de la victoire. Deux fois, ils font tourner le dos à la cavalerie gauloise ; à la seconde, emportés trop loin, et engageant la lutte au milieu même des escadrons ennemis, un combat d'un nouveau genre les effraie ; debout sur ses chars de guerre et sur des chariots, l'ennemi, armé, arrive à grand bruit de chevaux et de roues, et effraie les chevaux des Romains qui n'étaient pas habitués à ce vacarme. Ainsi, cette cavalerie victorieuse, une peur touchant à la folie la disperse ; chevaux et hommes, se ruant, s'abattent dans cette fuite irréfléchie ; ils troublent même les enseignes des légions, et nombreux sont les fantassins des premiers rangs écrasés par l'élan des chevaux et des chars entraînés à travers l'armée ; enfin, les lignes gauloises, suivant le mouvement dès qu'elles virent leurs ennemis effrayés, ne leur donnèrent pas le temps de respirer et de se reprendre. Decius demandait à grands cris aux soldats où ils fuyaient, quel espoir ils mettaient dans la fuite ; il se dressait devant ceux qui lâchaient pied, rappelait ceux qui se dispersaient ; puis, nulle force n'étant capable de retenir ces hommes frappés de terreur, il évoque par son nom son père Publius Decius : "Pourquoi retarderai-je davantage le destin qui est celui de ma famille ? Il a été donné à notre race que nous fussions des victimes expiatoires pour écarter les dangers de l'État ; je vais livrer, avec moi, les légions ennemies à immoler à la Terre et aux dieux Manes." Ayant ainsi parlé, il ordonna au pontife Marcus Livius, auquel, en descendant en ligne, il avait défendu de s'écarter de lui, de lui dicter les mots par lesquels il se dévouerait lui-même et dévouerait les légions ennemies pour l'armée du peuple romain des Quirites. Puis, dévoué par les mêmes prières et dans la même attitude que son père Publius Decius, quand, au bord du Veseris, pendant la guerre latine, il se fit dévouer ; après avoir ajouté aux prières solennelles qu'il menait devant lui la terreur et la fuite, le carnage et le sang, les colères des dieux célestes, des dieux infernaux ; qu'il allait frapper d'imprécations funestes les drapeaux, les lances, les armures des ennemis, et que le même endroit verrait sa perte et celle des Gaulois et des Samnites ; après ces imprécations contre lui-même et contre les ennemis, vers le point où il voit que les rangs des Gaulois sont les plus serrés, il pousse son cheval, et, s'offrant lui-même aux traits ennemis, il est tué.

XXIX - Dès lors, on ne put plus guère reconnaître, dans cette bataille, l'action des forces humaines : les Romains, ayant perdu leur chef, ce qui est, d'habitude, un motif de crainte, s'arrêtent dans leur fuite et veulent commencer un combat complètement nouveau ; les Gaulois, et surtout le groupe qui entoure le cadavre du consul, comme des fous, ne cessent de lancer en vain des traits inutiles ; certains, paralysés, ne pensent ni à se battre, ni à fuir. De l'autre côté, le pontife Livius, à qui Decius a laissé ses licteurs et donné l'ordre de tenir lieu de préteur, hurle que les Romains sont vainqueurs, étant quittes envers les dieux par la mort du consul ; que Gaulois et Samnites appartiennent à la Terre mère et aux dieux Manes ; que Decius tire à lui et appelle leur armée qu'il a dévouée avec lui ; que les furies et la terreur remplissent tout chez l'ennemi. Puis arrivent à l'aide de ces hommes, qui rétablissaient le combat, Lucius Cornélius Scipion et Caius Marcius, avec des renforts tirés des réserves sur l'ordre de Quintus Fabius, et envoyés par lui au secours de son collègue. Là, on apprend le sort de Publius Decius, puissante exhortation à tout oser pour l'État. Aussi, comme les Gaulois, leurs boucliers imbriqués devant eux, se tenaient serrés, et que le corps à corps ne semblait pas facile, sur l'ordre des légats on ramasse à terre les javelots qui jonchaient le sol entre les deux lignes, et on les lance contre la "tortue" ennemie. Se plantant nombreux dans les boucliers, quelques-uns dans les corps mêmes, ils abattent le "coin" que formaient les ennemis, si bien que beaucoup, sans être blessés, de terreur tombèrent à terre. Telles furent les variations de la fortune à l'aile gauche des Romains. A l'aile droite, Fabius, comme on l'a dit, avait d'abord temporisé et traîné en longueur ; puis, quand ni le cri des ennemis, ni leur élan, ni leurs traits ne parurent avoir la même force, ayant dit aux préfets de la cavalerie de conduire, par un mouvement tournant, leurs troupes sur les flancs des Samnites, pour les charger par le travers, au signal donné, avec la plus grande impétuosité, il ordonna aux siens d'avancer lentement, et d'ébranler l'ennemi. Voyant qu'il ne résistait pas, qu'il était certainement fatigué, Fabius, rassemblant toutes les réserves qu'il avait gardées pour ce moment, excita à l'attaque ses légions et donna en même temps aux cavaliers le signal de charger. Les Samnites ne soutinrent pas ce choc, et, dépassant même l'alignement des Gaulois, abandonnant leurs alliés dans la bataille, ils allèrent vers leur camp dans une course, désordonnée ; les Gaulois, formant la tortue, serrés, restaient immobiles. Alors Fabius, ayant appris la mort de son collègue, ordonne au corps de cavalerie campanien - cinq cents cavaliers environ - de quitter le front et, par un mouvement tournant, d'attaquer de dos les lignes gauloises ; aux "principes" de la troisième légion, de les suivre, et, là où ils verront les troupes ennemies bouleversées par l'élan des cavaliers, de les presser, et, dans leur effroi, de les massacrer. Fabius, lui, après avoir promis à Jupiter vainqueur un temple et les dépouilles des ennemis, se dirigea vers le camp des Samnites, où toute leur foule épouvantée se précipitait. Au pied du retranchement même - les portes ne pouvant livrer passage à une telle multitude - les Samnites qu'empêchait d'entrer la foule de leurs compatriotes tentèrent le combat ; là Gellius Egnatius, général en chef des Samnites, tomba mort. Puis les Samnites furent refoulés dans leurs retranchements ; sans grand combat le camp fut pris, et les Gaulois, tournés par derrière, furent cernés. On massacra ce jour-là vingt-cinq mille ennemis, on en prit huit mille. Mais cette victoire ne fut pas sans coûter du sang : l'armée de Publius Decius perdit sept mille hommes, celle de Fabius dix-sept cents. Fabius, après avoir envoyé rechercher le cadavre de son collègue, entassa les dépouilles des ennemis et les brûla en l'honneur de Jupiter Vainqueur. Le corps du consul, enseveli sous des monceaux de Gaulois, ne put être retrouvé ce jour-là ; on le trouva le lendemain et on le rapporta, au milieu des larmes des soldats. Interrompant alors le soin de toute autre affaire, Fabius célèbre les funérailles de son collègue avec tous les honneurs et les éloges qu'il méritait.

XXX. - En Étrurie aussi, pendant ces jours-là, le propréteur Cnéius Fulvius mena les affaires à souhait : outre le grand malheur infligé à l'ennemi par le ravage de ses terres, on combattit là brillamment, on tua plus de trois mille Perusini et Clusini, on prit une vingtaine de drapeaux. L'armée Samnite, en fuyant à travers le territoire des Paeligni, fut cernée par eux : sur cinq mille hommes qu'elle comptait, on en tua un millier. Grande fut la gloire de cette journée où l'on combattit sur le territoire de Sentinum, même pour qui s'en tient à la vérité. Mais certains historiens, par leurs exagérations, passent les bornes de ce qu'on peut croire, en donnant à l'armée ennemie trois cent trente mille fantassins, quarante-six mille cavaliers, et mille chars, y compris sans doute les Ombriens et les Toscans, qui, d'après eux, prirent part aussi à cette bataille. Pour augmenter aussi les forces romaines, ils ajoutent le proconsul Lucius Volumnius, comme général, aux consuls, et son armée aux légions des consuls. Mais, d'après la majorité des annales, cette victoire appartient aux deux consuls ; pendant ce temps, Volumnius mène les opérations dans le Samnium, et, après avoir refoulé l’armée samnite sur le mont Tiferne, sans se laisser effrayer par les difficultés du terrain, la défait et la met en fuite. Quintus Fabius, laissant l'armée de Decius garder l'Étrurie, emmena ses propres légions à Rome, et y triompha des Gaulois, des Étrusques et des Samnites. Les soldats suivaient le triomphateur. Leurs chants sans art célébrèrent, autant que la victoire de Quintus Fabius, la mort magnifique de Publius Decius, et rappelèrent la mémoire du père, la mettant, pour les résultats publics et privés de sa conduite, aussi haut que la gloire du fils. Sur le butin, on donna à chaque soldat quatre-vingt-deux as, des saies et des tuniques, récompenses qui, à cette époque, n'étaient nullement méprisables pour la troupe.

XXXI. - Malgré ces opérations ainsi menées, ni chez les Samnites, ni en Étrurie il n'y avait encore la paix ; car d'une part, à l’instigation des Perusini, quand le consul eut emmené son armée, on se révolta, d'autre part les Samnites descendirent piller les territoires de Vescia et de Formies, et, d'un autre côté, celui d'Esernia et les terres riveraines du Vulturne. Contre eux on envoya le préteur Appius Claudius avec l'armée de Decius. Fabius, dans l'Etrurie de nouveau révoltée, massacra quatre mille cinq cents Perusini, et en prit environ mille sept cent quarante, qui furent rachetés au prix de trois cent dix as chacun ; tout le reste du butin fut abandonné au soldat. Les légions samnites, poursuivies les unes par le préteur Appius Claudius, les autres par le proconsul Lucius Volumnius, se réunirent sur le territoire de Stella. Là prennent position toutes les légions samnites, et Appius et Volumnius joignent aussi leurs camps. On se battit avec le plus grand acharnement, d'un côté sous l'excitation de la colère contre un adversaire si souvent révolté, de l'autre en luttant pour un dernier espoir. Aussi l'on massacra seize mille trois cents Samnites, on en prit deux mille sept cents ; dans l'armée romaine il tomba deux mille sept cents hommes. L'année fut heureuse pour la guerre, pénible par suite d'une épidémie et troublée par des prodiges ; on annonça, en effet, et qu'en marrai endroit, il avait plu de la terre, et que, dans l'armée d'Appius Claudius, un très grand nombre d'hommes avaient été foudroyés ; et pour cela on consulta les livres. Cette année-là Quintus Fabius Gurges, fils du consul, quelques matrones ayant été citées devant le peuple et condamnées pour leur inconduite, les condamna à une amende, avec l'argent de laquelle il fit faire le temple de Vénus qui est près du cirque. Il me reste encore à raconter de ces guerres samnites, dont le récit, sans cesse poursuivi, nous a amenés déjà à mon quatrième volume, et à la quarante-sixième année de leur durée, depuis le consulat de Marcus Valérius et d'Aulus Cornélius, qui, les premiers, portèrent les armes dans le Samnium. Et, pour ne pas rappeler maintenant tant d'années de défaites subies par les deux peuples, et de peines qui ne purent, cependant, vaincre ces coeurs endurcis, la dernière année dont nous avons parlé, les Samnites, sur le territoire de Sentinum, chez les Paeligni, à Tifernum, dans les plaines de Stella, avec leurs seules légions ou joints à des troupes étrangères, avaient été taillés en pièces par quatre armées, quatre généraux romains ; ils avaient perdu leur chef le plus célèbre ; leurs alliés, Étrusques, Ombriens, Gaulois, ils les voyaient dans le même état qu'eux ; ni leurs forces, ni des forces étrangères ne leur permettaient plus de rester debout ; pourtant ils ne renonçaient pas à la guerre ; tant la défense, même malheureuse, de leur liberté était loin de les lasser, tant ils préféraient être vaincus à ne pas tenter la victoire ! Quel est donc l'homme que rebuterait, comme écrivain ou comme lecteur, la longueur de ces guerres, qui ne lassèrent pas ceux qui les faisaient ?

XXXII. - A Quintus Fabius et à Publius Decius, Lucius Postumius Megellus et Marcus Atilius Regulus succédèrent comme consuls. Un décret leur donna à tous deux la "province" du Samnium, le bruit courant que l'ennemi avait enrôlé trois armées, que l'une retournait en Étrurie, la seconde au pillage de la Campanie, et qu'on préparait la troisième pour la défense du territoire. Une maladie retint à Rome Postumius ; Atilius partit sur-le-champ, pour écraser les ennemis dans le Samnium (ainsi l'avait décidé le sénat) avant qu'ils en fussent sortis. Comme par un fait exprès, les Romains rencontrèrent l'ennemi à un endroit tel, qu'eux-mêmes étaient empêchés de dévaster le territoire samnite, et qu'ils empêchaient le Samnite d'en sortir pour pénétrer dans les régions paisibles et sur les terres des alliés du peuple romain. Les deux camps étant rapprochés, l'entreprise que le Romain, si souvent vainqueur, eût à peine osée, les Samnites l'osèrent, tant l'extrême désespoir donne de témérité : ils attaquèrent le camp romain ; et quoiqu'un tel coup d'audace n'aboutît pas, il ne fut pas tout à fait vain. Il y eut un brouillard si épais, et qui persista jusqu'à une heure avancée, qu'il rendit la clarté du jour inutile, empêchant non seulement de voir au loin, hors du retranchement, mais même de se voir quand on se rencontrait. Prenant, en quelque sorte, ce brouillard comme abri pour leur expédition dérobée, les Samnites, le jour à peine levé, et encore voilé par la brume, parviennent au poste romain qui veillait négligemment à une porte. Pris à l'improviste, ses hommes n'eurent ni assez de courage pour résister, ni assez de force. C'est par le derrière du camp, par la porte décumane, que cette attaque fut faite ; aussi le questorium fut-il pris, et le questeur Lucius Opimius Pansa tué là. Alors on cria aux armes.

XXXIII. - Le consul, éveillé par le tumulte, ordonne à deux cohortes d'alliés, une de Lacaniens, l'autre de Suessans, qui se trouvaient le plus près, de protéger le prétoire ; il amène les manipules des légions dans la Voie principale. A peine armés, les soldats prennent leurs rangs ; ils reconnaissent les adversaires à leurs cris plus qu'à la vue ; on ne peut en estimer le nombre. Ils reculent d'abord, doutant de leur situation, et laissent entrer l'ennemi jusqu'au milieu du camp ; puis, comme le consul hurlait, leur demandant s'ils voulaient se laisser expulser de leurs retranchements pour attaquer ensuite leur propre camp, ils poussent leur cri de guerre et d'abord, d'un commun effort, résistent, puis avancent, pressent les ennemis, et, une fois qu'ils les ont ébranlés, les repoussent, frappés d'une frayeur semblable à celle qu'ils avaient, d'abord éprouvée eux-mêmes, et les jettent hors de la porte et du retranchement. N'osant pas ensuite continuer à les poursuivre, parce que la lumière trouble de ce jour leur fait craindre une embuscade aux environs, satisfaits d'avoir délivré leur camp, ils se retirent dans leurs retranchements, ayant tué environ trois cents ennemis. Chez les Romains, en comprenant l'avant-poste, les sentinelles et les soldats surpris autour du questorium, on perdit environ sept cent trente hommes. Les Samnites furent enhardis par ce coup d'audace, qui n'avait pas mal tourné ; ils ne laissaient pas les Romains non seulement avancer leur camp, mais même fourrager sur leurs terres ; c'était à l'arrière, sur le territoire paisible de Sora, qu'allaient les fourrageurs. Le bruit de ces faits, plus alarmant encore que la réalité, apporté à Rome força le consul Lucius Postumius, à peine rétabli, à quitter la ville. Avant d'en sortir cependant, après avoir ordonné par un édit à ses soldats de se réunir à Sora, il dédia lui-même le temple de la Victoire, que, comme édile curule, il avait fait faire avec l'argent des amendes. Parti alors pour l'armée, il alla, de Sora, dans le Samnium, vers le camp de son collègue. De là, quand les Samnites doutant de pouvoir résister à deux armées, se furent retirés, les consuls, se séparant, vont, en sens opposé, dévaster les campagnes et attaquer les villes.

XXXIV. - Postumius, après avoir entrepris d'attaquer Milionia de force, par un assaut, voyant le peu de succès de ce moyen, employa les travaux de siège, et enfin les "tonnelles" touchant les murs, et la prit. Alors, la ville étant déjà prise, de la quatrième heure jusqu'à la huitième, ou presque, dans tous les quartiers, on combattit longtemps avec des résultats incertains ; enfin le Romain se rend maître de la place. Les Samnites perdirent trois mille deux cents tués et quatre mille sept cents prisonniers, outre le reste du butin. De là on mena les légions à Feritrum, d'où les habitants, avec tous les biens qu'ils pouvaient emporter ou pousser devant eux, sortirent de nuit, en silence, par une porte opposée. Le consul, dès son arrivée, avait disposé et rangé ses troupes, pour s'avancer vers les murs, comme s'il allait y avoir là la même lutte qu'à Milionia ; puis, remarquant dans la ville un silence de désert, ne voyant ni armes, ni hommes sur les tours et sur les murs, malgré l'envie des soldats de s'élancer sur ces remparts abandonnés, il les retient, de peur de se jeter sans précaution dans quelque piège ; il ordonne à deux escadrons d'alliés de nom latin de faire, à cheval, le tour des remparts et de tout reconnaître. Les cavaliers remarquent, du même côté, une porte, puis une autre, voisine, grandes ouvertes, et, sur les chemins qui en partent, les traces de la fuite nocturne des ennemis. Ils chevauchent ensuite lentement vers ces portes, voient, d'un endroit sûr, qu'on peut, par des rues droites, traverser librement la ville, et rapportent au consul qu'on l'a abandonnée ; la solitude qui y règne évidemment le montre, comme les traces récentes de fuite, les objets qui jonchent le sol, abandonnés la nuit, çà et là, par les partants, dans leur agitation. Ce qu'ayant appris, le consul mène, par un détour, sa colonne vers le côté de la ville qu'avaient abordé les cavaliers. S'arrêtant non loin de la porte, il ordonne à cinq cavaliers d'entrer : après s'être un peu avancés, trois resteront au point atteint, si tout semble sûr, les deux autres lui rapporteront le résultat de leur reconnaissance. Quand ceux-ci, revenus, rapportèrent que, s'étant avancés jusqu'à un point d'où ils voyaient autour d'eux tous les quartiers, ils n'avaient vu, en long et en large, que silence et solitude, aussitôt le consul conduisit dans la ville des cohortes sans bagages, en ordonnant aux autres soldats de fortifier cependant le camp. Les soldats entrés en ville, ayant brisé quelques portes, trouvent un petit nombre de gens alourdis par l'âge et des malades, et, abandonnés, les objets difficiles à emporter. On les pilla, et l'on apprit des prisonniers que, d'un commun accord, quelques villes voisines avaient décidé la fuite de leurs habitants ; leurs concitoyens étaient partis à la première veille ; ils croyaient que, dans d'autres villes, les Romains trouveraient la même solitude. La confiance dans leurs dires se montra justifiée : le consul s'empare de places désertes.

XXXV. - Pour l'autre consul, Marcus Atilius, la guerre fut loin d'être aussi facile. Comme il menait ses légions à Luceria, qu'attaquaient les Samnites (il l'avait appris), à la frontière des Lucerini il rencontra l'ennemi. Là, la colère égalisa les forces ; le combat fut varié et incertain, plus déplorable cependant, par son issue, pour les Romains que pour l'ennemi, et parce qu'ils n'avaient pas l'habitude d'être vaincus ; et parce qu'ils sentirent en rompant le combat, plus que dans la lutte même, combien, de leur côté, il y avait plus de blessures et de morts. Aussi se montra-t-il dans le camp une telle terreur que, si elle avait saisi les soldats dans le combat, on aurait subi une défaite insigne. Alors même la nuit fut inquiète, les soldats croyant que le Samnite allait, tout de suite, envahir le camp, ou qu'à la pointe du jour il faudrait en venir aux mains avec les vainqueurs. Avec des pertes moins graves, il n'y avait pas plus de courage chez les ennemis. Dès qu'il fait jour, ils désirent se retirer sans combat. Mais il n'y avait pour cela qu'une route, et encore elle passait devant les Romains : en la prenant, les Samnites eurent l'air de marcher droit à l'attaque du camp romain. Le consul ordonne à ses soldats de prendre les armes, et de le suivre hors du retranchement ; aux légats, aux tribuns, aux chefs des alliés, à chacun il donne les ordres nécessaires. Tous affirment que, personnellement, ils feront tout, mais que le courage des soldats est abattu : toute la nuit, on a veillé parmi les blessés et les plaintes des mourants ; si l'ennemi avait marché contre le camp avant le jour, la peur aurait été si grande que les soldats auraient abandonné leurs drapeaux ; maintenant, la honte les empêche de fuir, mais, par ailleurs, ils se considèrent comme vaincus. En apprenant cela, le consul pensa qu'il devait lui-même faire le tour de ses soldats et leur parler ; et, à mesure qu'il arrive à chaque groupe, il leur reproche d'hésiter à prendre les armes : pourquoi, leur dit-il, tarder et tergiverser ? L'ennemi viendra dans le camp, s'ils n'en sortent pas eux-mêmes, et ils combattront pour leurs tentes, s'ils ne veulent pas combattre pour leur retranchement. Pour qui s'arme et lutte, la victoire est douteuse ; mais qui attend l'ennemi sans équipement et sans armes, doit subir ou la mort, ou l'esclavage. A ces apostrophes, à ces reproches, les soldats répondaient qu'ils étaient épuisés par la bataille de la veille ; qu'il ne leur restait plus de force ni de sang, que les ennemis se montraient plus nombreux que le jour précédent. Cependant la colonne samnite approchait ; et comme, la distance étant moindre, on voyait mieux, les soldats affirment que les Samnites portent des pieux, et que, sans aucun doute, ils veulent investir le camp. Alors le consul de hurler que c'est, certes, une ignominie d'accepter un tel outrage, une telle honte, du plus lâche des ennemis. "Irons-nous, s'écrie-t-il, jusqu'à nous laisser assiéger dans notre camp, pour y mourir de faim honteusement, plutôt que de mourir par le fer, si c'est nécessaire, et courageusement ?" Que les dieux, ajoute-t-il, fassent bien tourner cette affaire ; que chaque soldat fasse ce qu'il juge digne de lui ; pour le consul Marcus Atilius, il va, même seul, si personne ne le suit, marcher contre les ennemis, et il tombera au milieu des étendards samnites plutôt que de voir le camp romain assiégé. Ces paroles du consul, les légats, les tribuns, et aussi tous les escadrons de cavaliers et les centurions les plus élevés en grade les approuvèrent. Alors, vaincu par la honte, le soldat, sans ardeur, sort du camp ; en une colonne longue et discontinue, tristes, presque vaincus, ils s'avancent contre l'ennemi, dont ni l'espoir, ni le courage ne sont plus assurés. C'est pourquoi, sitôt aperçus les drapeaux romains, du premier rang des Samnites à leur arrière-garde se transmet la nouvelle que, comme ils le craignaient, les Romains sont sortis de leur camp pour leur barrer la route ; que, de l'endroit où ils sont, ils n'ont aucun chemin, même pour fuir ; qu'en ce lieu, il leur faut ou tomber, ou, après avoir abattu les ennemis, passer sur leurs corps pour s'échapper.

XXXVI. - Ils entassent les bagages sur le sol, et, une fois armés, vont, chacun à son rang, former la ligne de bataille. Il n'y avait plus qu'un étroit intervalle entre les deux lignes, et elles restaient immobiles, attendant toutes deux que l'ennemi, le premier, attaquât, que, le premier, il poussât son cri. Ni les uns ni les autres n'ont le coeur à combattre, et ils seraient partis en sens opposés, sans atteinte et sans blessures, s'ils n'avaient craint que celui qui céderait fût poursuivi par l'autre. De lui-même, le combat - entre ces hommes qui n'en veulent pas et tergiversent - commence mollement, par un cri mal assuré et dont la force n'est pas partout égale ; et personne ne bouge d'un pas. Alors le consul romain, pour animer l'action, envoya quelques escadrons hors des rangs ; la plupart des cavaliers tombant de cheval, et les autres étant en désordre, on courut en avant et des lignes samnites, pour tuer ceux qui étaient tombés, et du front des Romains, pour protéger des concitoyens. Cela anima quelque peu le combat ; mais on avait été un peu plus ardent et nombreux à accourir du coté des Samnites, et les cavaliers romains, en désordre, foulaient leurs propres renforts aux pieds de leurs chevaux effrayés. La fuite qui commença là fit tourner le dos à toute la ligne romaine ; et défia les Samnites tombaient dans le dos des fuyards, quand le consul, les devançant à cheval à la porte du camp, y place un poste de cavaliers, ordonne que quiconque se dirigera vers le retranchement, Romain ou Samnite, soit traité en ennemi, et, en adressant lui-même ces menaces aux siens, les arrête alors qu'ils se dirigeaient en désordre vers le camp. "Où vas-tu, dit-il, soldat ? Ici aussi, tu trouveras des armes et des soldats, et, tant que le consul vivra, tu n'entreras au camp que vainqueur : choisis donc de combattre tes concitoyens ou les ennemis, comme tu préfères." Tandis que le consul parle ainsi, des cavaliers, la pointe menaçante, l'entourent, et ordonnent aux fantassins de retourner au combat. Le courage ne fut pas seul à aider le consul, il y eut aussi le hasard : car les Samnites ne se montrèrent pas pressants, et l'on eut le temps de faire faire volte-face aux enseignes, et de retourner l'armée du camp, contre l'ennemi. Alors les soldats romains s'exhortent les uns les autres à revenir au combat ; les centurions, arrachant aux porte-drapeaux leurs drapeaux, les portent en avant, et montrent aux leurs que les ennemis viennent en petit nombre, mal rangés et en désordre. Cependant le consul, levant les mains au ciel, d'une voix forte, de façon à être entendu, promet un temple à Jupiter Stator, si les lignes romaines s'arrêtent dans leur fuite, et, recommençant la lutte, taillent en pièces et battent les légions samnites. Tous, de tous côtés, s'efforcent de rétablir le combat, chefs, soldats, forces d'infanterie et de cavalerie. La puissance divine même parut avoir égard au nom romain, tant il fut facile de faire pencher l'action en sa faveur, et de repousser les ennemis du camp, bientôt même de les ramener à l'endroit où le combat s'était engagé. Là, trouvant devant eux le monceau de bagages qu'ils avaient jetés sur le sol, ils s'arrêtèrent, embarrassés ; puis, pour qu'on ne pille pas leurs affaires, il les entourent d'un cercle de soldats. Mais alors les fantassins romains les pressent de front, les cavaliers les tournent par derrière ; ainsi cernés, ils sont massacrés ou pris. Le nombre des prisonniers fut de sept mille huit cents, que l'on fit tous passer, nus, sous le joug ; pour les tuer, il y en eut, à ce qu'on rapporte, environ quatre mille huit cents. La victoire des Romains ne fut pas non plus joyeuse : quand le consul recensa les pertes subies en ces deux jours, on lui rapporta qu'on avait perdu sept mille huit cents hommes. Pendant que cela se passait en Apulie, les Samnites, qui, avec leur seconde armée, s'étaient efforcés de prendre Interamna, colonie romaine de la voie Latine, n'occupèrent pas la ville ; mais, ayant ravagé la campagne, comme ils en ramenaient, outre du butin - mélange d'hommes et de troupeaux - des colons qu'ils avaient pris, ils tombent sur le consul vainqueur qui revenait de Luceria ; non seulement ils perdent leur butin, mais eux-mêmes, longue colonne encombrée et en désordre, ils sont massacrés. Le consul ayant, par un édit, convoqué à Interamna les propriétaires, pour leur faire reconnaître et reprendre leur bien, laissant là son armée, partit pour Rome en vue des élections. Il demanda le triomphe, mais on lui refusa cet honneur ; et pour avoir perdu tant de milliers de soldats, et pour avoir fait passer des prisonniers sous le joug sans qu'ils l'eussent accepté par un pacte.

XXXVII. - L'autre consul, Postumius, comme les éléments de guerre lui manquaient chez les Samnites, faisant passer son armée en Étrurie, d'abord y avait dévasté le territoire de Volsinii ; puis, aux habitants de cette ville sortis pour protéger leur pays, il livre bataille non loin de leurs murailles : deux mille huit cents Étrusques furent tués ; la proximité de leur ville sauva les autres. L'armée fut menée ensuite sur le territoire de Ruselle ; là on ne dévasta pas seulement la campagne, on prit la place d'assaut ; on fit prisonniers plus de deux mille hommes, moins de deux mille furent tués autour des murs. La paix acquise ainsi fut cependant plus brillante et plus importante que ne l'avait été la guerre, en Étrurie, cette année-là : trois villes très fortes, capitales de l'Étrurie, Volsinii, Pérouse, Arretium, demandèrent la paix ; et, ayant convenu avec le consul de fournir des vêtements à la troupe et du blé, pour qu'il leur fût permis d'envoyer des parlementaires à Rome, elles obtinrent une trêve de quarante ans. Une contribution de guerre de cinq cent mille as à payer comptant fut imposée à chacune de ces villes. Comme, pour ces exploits, le consul avait demandé le triomphe au sénat, pour se conformer à l'usage plus que dans l'espoir de l'obtenir, et comme il voyait les sénateurs, les uns parce qu'il avait quitté Rome trop tard, les autres parce qu'il était passé, sans ordre du sénat, du Samnium en Étrurie, certains en tant qu'ennemis personnels, certains en tarit qu'amis de son collègue, et pour consoler celui-ci d'un échec que l'autre consul partagerait, lui refuser à lui aussi le triomphe, il déclara : "Pères conscrits, je ne me rappellerai pas votre majesté au point d'oublier que je suis consul. Par ces mêmes droits que me donnent les pouvoirs grâce auxquels j'ai mené mes guerres, ayant guerroyé avec bonheur, soumis le Samnium et l'Étrurie, conquis la victoire et la paix, je triompherai." Là-dessus il quitta le sénat. D'où une discussion entre les tribuns de la plèbe : les uns affirmaient qu'ils feraient opposition, pour que Postumius ne donnât pas l'exemple sans précédent de ce triomphe, les autres, qu'ils soutiendraient contre leurs collègues le triomphateur. L'affaire fut débattue devant le peuple ; et le consul, cité, après avoir dit que les consuls Marcus Horatius, Lucius Valérius, et, récemment, Caius Marcius Rutilus, père du censeur actuel, avaient triomphé non par décision du sénat, mais sur un vote du peuple, il ajouta que, lui aussi, il aurait soumis la chose au peuple, s'il ne savait qu'esclaves des nobles, des tribuns de la plèbe empêcheraient le vote de la loi : la volonté et la faveur du peuple unanime tenaient et tiendraient lieu pour lui de toute espèce de décision. Le lendemain, avec l'appui de trois tribuns de la plèbe, et contre l'opposition de sept tribuns et du sénat entier, le peuple fêtant cette journée, il triompha. Pour cette année encore, les faits rapportés ne concordent pas. D'après Claudius, Postumius, après avoir pris quelques villes dans le Samnium, fut battu et mis en fuite en Apulie, et, blessé lui-même, rejeté avec quelques hommes dans Luceria ; ce fut Atilius qui mena les opérations en Étrurie, et qui triompha. Fabius écrit que les deux consuls firent la guerre dans le Samnium et à Luceria, que l'armée fut conduite en Étrurie - mais par quel consul ? il ne l'ajoute pas - qu'à Luceria il y eut de part et d'autre beaucoup de tués, et que dans cette bataille on fit le voeu d'élever un temple à Jupiter Stator, comme Romulus l'avait fait auparavant : mais il y avait eu seulement depuis un lieu consacré, c'est-à-dire un emplacement déterminé religieusement pour construire le temple. Cette année-là seulement on en vint à considérer comme un devoir religieux que le sénat fit construire le sanctuaire lui-même, l'état étant tenu doublement par deux voeux identiques.

XXXVIII. - Après cette année, il y eut un consul, Lucius Papirius Cursor, remarquable et par la gloire de son père et par la sienne, une guerre très importante, et une victoire telle que personne, jusqu'à ce jour, n'en avait remporté d'aussi grande sur les Samnites, sauf Lucius Papirius, le père du consul. Et par hasard, faisant le même effort et les mêmes préparatifs qu'alors, les Samnites avaient paré la guerre de toute la richesse d'armures remarquables, et recouru à la puissance des dieux, en faisant, en quelque sorte, par un certain rite antique du serment, de leurs soldats des initiés. On leva des troupes dans tout le Samnium, suivant une loi nouvelle disant que tout mobilisable qui n'aurait pas rejoint l'armée suivant l'édit des généraux, ou qui l'aurait quittée sans leur ordre, aurait sa tête consacrée à Jupiter. Puis l'armée entière fut convoquée à Aquilonia. Environ quarante mille soldats, ce qu'il y avait de plus robuste clans le Samnium, s'y réunirent. Là, vers le milieu du camp, on établit, avec des claies et des panneaux, un enclos qu'on couvrit de toiles de lin ; il avait tout au plus deux cents pieds en tous sens. En ce lieu, suivant ce qu'on avait lu dans un vieux livre de lin, on sacrifia, le prêtre étant un certain Ovius Paccius, homme âgé, qui affirmait emprunter cette cérémonie aux vieilles pratiques samnites qu'avaient observées leurs aïeux, quand ils avaient projeté secrètement d'enlever Capoue aux Étrusques. Le sacrifice achevé, le général fit appeler, par un huissier, tous les hommes les plus connus par leur famille et leurs exploits ; on les introduisit un à un. Il y avait là, outre l'appareil d'une cérémonie propre à pénétrer l'âme d'émotion religieuse, dans cette enceinte entièrement couverte, au milieu, des autels, tout autour, des victimes égorgées, et, à l'entour, des centurions, l'épée nue. On faisait approcher l'arrivant des autels plutôt comme une victime que comme participant au sacrifice, et on le liait par le serment de taire ce qu'il aurait vu et entendu en ce lieu ; puis on le forçait à prononcer une formule, vraiment effrayante, d'imprécations contre sa tête, sa famille et sa race, pour le cas où il n'aurait pas marché au combat, là où ses généraux l'auraient conduit, où il se serait enfui lui-même de la bataille, ou bien, voyant fuir quelqu'un, ne l'aurait pas tué sur-le-champ. Au début, certains, refusant de prêter ce serment, furent égorgés autour des autels ; et ensuite leurs cadavres, gisant au milieu des corps des victimes, apprirent aux autres appelés à ne pas refuser. Les principaux des Samnites enchaînés par cette imprécation, le général en désigna dix ; on leur dit de choisir chacun un homme, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on atteignît le nombre de seize mille. Leur légion fut appelée légion de lin, du nom de la couverture de l'enclos dans lequel la noblesse avait été consacrée, on donne à ses membres des armures remarquables, et des casques à aigrettes, pour qu'ils dépassent les autres combattants. Le reste de l'armée compta un peu plus de vingt mille hommes, qui, ni pour leur aspect, ni pour leur réputation militaire, ni pour leur équipement, n'étaient inférieurs à la légion de lin. Tel fut le nombre des hommes - ce qu'il y avait de plus fort chez les Samnites - qui se réunirent à Aquilonia.

XXXIX. -- Les consuls partirent de Rome, et, le premier, Spurius Carvilius, à qui un décret avait donné les vieilles légions que Marcus Atilius, consul l'année précédente, avait laissées sur le territoire d'Interamna. Parti avec elles pour le Samnium, tandis que les ennemis, occupés de leurs superstitions, tenaient leurs réunions secrètes, il leur prit de force la place d'Amiternum. On tua là environ deux mille huit cents hommes, on en prit quatre mille deux cent soixante-dix. Papirius, après avoir enrôlé, conformément à un décret, une armée nouvelle, enleva la ville de Duronia. Il prit moins d'hommes que son collègue, il en tua un peu plus. Quant au butin, il fut riche dans les deux cas. De là, ayant parcouru tout le Samnium, les consuls, après avoir ravagé surtout le territoire d'Atina, parviennent, Carvilius à Cominium, Papirius à Aquilonia, où était l'essentiel des forces samnites. Là, pendant quelque temps, sans abandonner les armes, on ne se battit pas activement. En harcelant l'ennemi qui restait tranquille ; s'il résistait, en se retirant ; en le menaçant de la bataille plus qu'en la lui livrant, on passait les journées. Quelque engagement qu'on commençât ou qu'on remît, de tous, même petits, on annonçait l'issue, chaque jour, à l'autre camp romain, éloigné de vingt milles ; les idées du collègue absent intervenaient dans la direction de toutes les affaires ; et Carvilius était plus attentif à Aquilonia, où les choses prenaient une tournure plus décisive, qu'à Cominium qu'il assiégeait. Lucius Papirius, maintenant bien prêt, de toutes façons, à combattre, annonce à son collègue qu'il a l'intention de livrer bataille le lendemain, si les auspices le permettent ; il faut, dit-il, que, lui, il attaque de toutes ses forces Cominium, afin qu'aucun répit rie permette aux Samnites d'envoyer des renforts à Aquilonia. Le courrier eut un jour pour aller ; il revint la nuit, rapportant l'approbation de l'autre consul à ces décisions. Papirius, son courrier envoyé, avait tenu aussitôt une assemblée des soldats ; il s'y étendit beaucoup sur la nature de la guerre en général, beaucoup sur l'apparat actuel des ennemis, apparences plus vaines qu'efficaces : ce n'étaient pas, dit-il, les aigrettes qui blessaient ; les boucliers peints et dorés, le pilum romain les traversait ; et la blancheur de ces tuniques dont brillaient les lignes ennemies, quand on lutterait avec le fer, serait ensanglantée. Quoique couvertes d'or et d'argent, autrefois, les lignes samnites avaient été massacrées par son père, et ce luxe avait donné des dépouilles honorables aux ennemis vainqueurs plus que des armes aux Samnites eux-mêmes. Peut-être était-il réservé aux hommes de son nom et de sa famille d'être opposés comme généraux aux plus grands efforts des Samnites, et d'en rapporter des dépouilles assez brillantes pour décorer même les places publiques. Les Immortels protégeaient les Romains à cause des traités tant de fois sollicités, tant de fois rompus par leurs ennemis ; en ce moment (si l'on peut former quelque conjecture sur les intentions divines) jamais à aucune armée les dieux n'avaient été plus hostiles qu'à celle qui, éclaboussée dans un sacrifice impie du sang des hommes mêlé à celui des animaux, et doublement vouée à la colère divine (car elle redoutait d'une part les dieux témoins des traités conclus avec Rome, de l'autre les imprécations du serinent prêté contre ces traités), avait juré malgré elle, détestait son serment, et craignait en même temps les dieux, ses concitoyens et les ennemis.

XL. - Quand le consul eut exposé ces derniers détails, connus par les révélations de déserteurs, à ses soldats déjà irrités par eux-mêmes, ceux-ci, pleins d'espoir clans les dieux aussi bien que dans les hommes, demandent la bataille d'un cri unanime ; ils regrettent qu'elle soit différée au lendemain, ils en veulent à ce retard d'un jour et d'une nuit. A la troisième veille, la réponse de son collègue lui ayant déjà été rapportée, Papirius se lève en silence et envoie le pullaire prendre les auspices. Il n'y avait, au camp, aucune classe d'hommes que n'eût atteinte l'envie de combattre ; les plus haut placés et les plus bas y tenaient également ; le général observait l'ardeur des soldats, le soldat celle du général. Cette ardeur de tous gagna même ceux qui s'occupaient des auspices : quoique les poulets ne mangeassent pas, le pullaire osa mentir sur les auspices, et il annonça au consul que les poulets montraient un appétit très favorable. Le consul, joyeux, annonce publiquement que les auspices sont excellents, que les dieux approuvent cet engagement, et fait arborer le signal du combat. Comme il sortait déjà pour se mettre en ligne, un déserteur lui révèle que vingt cohortes samnites - elles comptaient environ quatre cents hommes - étaient parties pour Cominium. Afin que son collègue ne l'ignorât pas, il lui envoie sur-le-champ un courrier ; lui-même ordonne d'avancer plus vite ; il avait désigné des corps de réserve, avec l'emplacement de chacun, et les chefs de ces réserves ; il met à la tête de l'aile droite Lucius Volumnius, de l'aile gauche Lucius Scipion, des cavaliers d'autres légats, Caius Caedicius et Titus Trebonius; à Spurius Nautius, il ordonne de faire enlever leur bât aux mulets et, avec des cohortes d'ailes, de les conduire en hâte, par un détour, à une hauteur en vue, et de les faire apparaître là pendant l'action même, en soulevant le plus de poussière possible. Tandis qu'il s'occupait de ces dispositions, une querelle au sujet des auspices de ce jour s'éleva entre les pullaires ; des cavaliers romains l'entendirent, qui, pensant que ce n'était pas chose à mépriser, rapportèrent à Spurius Papirius, fils d'un frère du consul, qu'on discutait sur les auspices. Ce jeune homme, né avant les doctrines qui méprisent les dieux, se renseigna, pour ne rien dénoncer au consul de mal éclairci, et lui rapporta le fait. Le consul lui répond : "Pour toi, sois loué de ta vertu et de ta diligence ! Mais celui qui prend les auspices, s'il annonce quelque chose de faux, prend sur lui-même cette impiété ; et pour moi, l'appétit des poulets annoncé au peuple romain et à l'armée est un excellent auspice." Il ordonna ensuite aux centurions de placer les pullaires au premier rang. Les Samnites font aussi avancer leurs enseignes ; derrière viennent leurs lignes parées et armées de telle sorte que, pour leurs ennemis mêmes, c'était un spectacle magnifique. Avant que le cri de guerre s'élevât et qu'on se courût sus, un javelot lancé au hasard frappa un des pullaires, qui tomba au premier rang. Quand on l'annonça au consul, il dit : "Les dieux prennent part au combat, le coupable est puni." Comme il disait ces mots, un corbeau, devant lui, cria fortement ; joyeux de cet augure, le consul, affirmant que jamais les dieux n'étaient intervenus plus manifestement dans les affaires humaines, fit donner le signal par la trompette et pousser le cri d'attaque.

XLI. - Il s'engage alors un combat affreux, mais avec des sentiments bien différents de part et d'autre : les Romains, la colère, l'espoir, l'ardeur à la lutte les entraînent à la bataille, avides du sang ennemi ; les Samnites, pour la plupart, sont contraints par la nécessité et les scrupules religieux à résister - malgré eux plutôt qu'à attaquer. Ils n'auraient pas soutenu le premier cri, le premier choc des Romains, ayant, depuis quelques années déjà, l'habitude d'être vaincus, si une autre crainte plus puissante, installée dans leur coeur, ne les avait empêchés de fuir. Ils avaient encore devant les yeux tout l'appareil du sacrifice occulte, les prêtres armés, les hommes et les bêtes abattus pêle-mêle, les autels arrosés de sang licite et de sang défendu, les sinistres imprécations qu'ils avaient prononcées et la formule forcenée composée pour la malédiction de leur famille et de leur race : c'étaient ces liens qui enchaînaient leur fuite et les maintenaient à leur poste, dans la crainte de leur concitoyen plus que de l'ennemi. Le Romain les presse aux deux ailes, au centre, massacre ces soldats, frappés de stupeur par la crainte des dieux et des hommes : on résiste mollement, en hommes dont la peur retarde seule la fuite. Déjà le carnage était presque arrivé jusqu'aux drapeaux, quand, par le travers, apparut une poussière semblable à celle que soulève la marche d'une grande colonne ; c'était Spurius Nautius (certains disent Octavius Maecius) avec les cohortes auxiliaires. Elles soulevaient plus de poussière que n'auraient dû en faire des troupes de ce nombre : montés sur les mulets, les palefreniers traînaient par terre des branches feuillues ! Des armes, des enseignes, apparaissaient, au premier rang, dans une lumière trouble ; derrière, une poussière plus haute et plus épaisse semblait indiquer une arrière-garde de cavalerie. Cela trompa non seulement les Samnites, mais les Romains ; et le consul confirma l'erreur, en criant au premier rang, de façon que sa voix parvînt même aux ennemis, que Cominium était pris, que son collègue vainqueur arrivait : ses soldats, à lui, devaient s'efforcer de vaincre, avant que la gloire de ce jour appartint à l'autre armée. Voilà ce qu'il criait du haut de son cheval. Puis il ordonne aux tribuns et aux centurions d'ouvrir la route à la cavalerie : lui-même, il avait dit d'avance à Trébonius et à Caedicius que, quand ils le verraient lever et agiter sa lance, ils devaient lancer les cavaliers de toutes leurs forces contre l'ennemi. Sur un signe, comme pour les choses préparées d'avance, tout s'exécute : on ouvre des passages entre les rangs, le cavalier vole, se rue, la pointe en avant, contre le centre de l'armée ennemie, et en rompt les rangs partout où il charge. Volumnius et Scipion pressent et abattent ces ennemis ébranlés. Dès lors, chez les Samnites, les dieux et les hommes perdent leur pouvoir : elles se débandent, les cohortes de lin ; les conjurés fuient comme ceux qui n'ont pas juré : tous ne craignent que l'ennemi. L'infanterie qui survécut au combat fut refoulée dans son camp ou à Aquilonia ; la noblesse et les cavaliers se réfugièrent à Bovianum. Le cavalier poursuit les cavaliers, le fantassin le fantassin. Les ailes romaines divergent : la droite marche sur le camp des Samnites, la gauche vers la ville. Volumnius prit le camp un peu plus tôt ; devant la ville, Scipion trouve une résistance plus forte, non que les vaincus y aient plus de courage, mais parce que des murs arrêtent mieux un assaillant qu'une palissade ; de ces murs, on repousse l'ennemi à coups de pierres. Scipion pensant que, si l'affaire n'était pas réglée dans le premier mouvement de peur des Samnites, avant qu'ils se soient ressaisis, l'attaque de cette ville fortifiée serait trop longue, demande à ses soldats s'ils acceptent tranquillement que l'autre aile ait pris le camp, et qu'eux, vainqueurs, soient repoussés des portes de la ville. Tous se récriant, le premier le général lui-même, élevant un bouclier au-dessus de sa tête, marche vers la porte ; d'autres le suivent, en formant la tortue, font irruption dans la ville, et, ayant délogé les Samnites qui étaient près de la porte, occupent les murs. Quant à pénétrer à l'intérieur de la ville, comme ils étaient très peu nombreux, ils n'osent le faire.

XLII. - Ces faits, le consul les ignora d'abord, et il s'occupait de ramener ses troupes ; car le soleil baissait déjà vers le couchant, et l'approche de la nuit rendait tout dangereux et suspect, même aux vainqueurs. Mais, en s'avançant un peu plus, il voit à droite le camp pris, et s'aperçoit qu'à gauche il règne dans la ville une clameur, mélange confus de cris d'attaque et d'effroi : c'était juste le moment où l'on combattait près de la porte. S'étant approché alors à cheval, quand il voit que ses hommes sont sur les murs, et qu'il n'y a plus d'endroit où sa liberté de décision reste entière, il ordonne, puisque la témérité de quelques hommes lui fournit l'occasion d'accomplir une grande action, d'appeler les troupes qu'il avait ramenées à lui et de les faire avancer vers la ville. Elles y entrèrent du côté le plus proche, et, la nuit arrivant, restèrent tranquilles. Pendant cette nuit, l'ennemi abandonna la ville. On tua ce jour-là à Aquilonia vingt mille trois cent quarante Samnites, on en prit trois mille huit cent soixante-dix, avec quatre-vingt-dix-sept drapeaux. D'ailleurs la tradition est restée qu'il n'y eut guère de général qui parût plus gai que Papirius pendant la bataille, soit par son propre naturel, soit par confiance dans la victoire. C'est grâce à cette même force d'âme que la discussion sur les auspices ne put lui faire contremander le combat, et que même au moment décisif, où l'usage était de vouer aux Immortels des temples, il fit voeu à Jupiter Vainqueur, s'il mettait en déroute les légions ennemies, de lui offrir une petite coupe de vin au miel, avant de boire lui-même du vin pur. Ce voeu fut agréable aux dieux, et les auspices tournèrent bien.

XLIII. - Le même bonheur échut à l'autre consul pour ses opérations à Cominium. A l'aube, ayant amené toute son armée près des murs, il cerna la ville d'un cordon de troupes, en plaçant des réserves solides, de crainte de quelque sortie, en face des portes. Il donnait déjà le signal de l'attaque, quand le courrier de son collègue, venant en hâte lui annoncer l'arrivée de vingt cohortes ennemies, non seulement lui fit remettre l'assaut, mais l'obligea de rappeler une partie de ses forces, déjà rangées et prêtes pour attaquer. Il ordonna au légat Decius Brutus Scaeva d'aller, avec la première légion, dix cohortes auxiliaires des ailes et la cavalerie, au-devant de ce renfort ennemi : où qu'il le rencontre, il doit lui faire face, le retarder, en venir aux mains, si d'aventure la situation le demande ; il s'agit seulement que ces troupes ne puissent s'approcher de Cominium. Pour lui, il fait porter des échelles, de tous les côtés, contre les murs de la ville, et marcher vers les portes en formant la tortue. En même temps, on enfonçait les portes et l'on assaillait les murailles de toutes parts. Si les Samnites, tant qu'ils ne virent pas d'ennemis sur leurs murs, eurent assez de courage pour défendre aux Romains l'accès de leur ville, en revanche, quand on ne se battit plus de loin, à coups de projectiles, mais de près, quand les assaillants, qui étaient montés avec peine du sol sur les remparts, après avoir triomphé de cette position désavantageuse - difficulté qu'ils craignaient le plus - combattirent facilement de plain-pied un ennemi inégal, alors ces mêmes Samnites, abandonnant leurs tours et leurs murs, d'abord, refoulés tous sur le forum, tentèrent un moment, sur ce point, la chance d'un dernier combat, puis, jetant leurs armes, au nombre de onze mille quatre cents environ, se rendirent au consul. On en avait tué à peu près quatre mille huit cent quatre-vingts. C'est ainsi qu'à Cominium, ainsi qu'à Aquilonia les choses se passèrent ; entre ces deux villes, où l'on s'attendait à une troisième bataille, on ne trouva pas le corps d'armée ennemi : comme il était à sept mille pas de Cominium, il fut rappelé par les siens, et ainsi ne se trouva à aucune des deux affaires. Aux premières ombres de la nuit, alors que déjà le camp, que déjà Aquilonia étaient en vue de ces Samnites, des clameurs semblables, leur arrivant des deux côtés, les arrêtèrent ; puis, dans la direction du camp, auquel les Romains avaient mis le feu, les flammes qui s'étendaient au loin, indication plus sûre encore de la défaite subie, les empêchèrent d'avancer. Se couchant çà et là en cet endroit même, tout armés, au hasard, ils passèrent la nuit entière dans l'inquiétude, à attendre et à craindre le jour. A l'aube, ne sachant de quel côté aller, ils prennent soudain la fuite, affolés d'avoir été aperçus par les cavaliers romains : ceux-ci, en poursuivant les Samnites sortis la nuit de la place, avaient vu cette troupe nombreuse, que ne protégeaient ni retranchement, ni postes. On l'avait aperçue aussi des murs d'Aquilonia, et déjà des cohortes de légionnaires arrivaient également. Mais l'infanterie ne put atteindre ces fuyards, et la cavalerie tua seulement à leur arrière-garde deux cent quatre-vingts hommes environ ; dans leur peur, ils abandonnèrent beaucoup d'armes et dix-huit drapeaux ; le reste de la colonne parvint intact, autant qu'on peut le dire d'une troupe qui venait de connaître un si grand désordre, à Bovianum.

XLIV. - La joie de chacune des armées romaines fut accrue par le succès de l'autre. Chaque consul, sur avis conforme de l'autre, abandonna à ses soldats le pillage de la ville qu'ils avaient prise, et, une fois les maisons vidées, y fit mettre le feu ; le même jour, Aquilonia et Cominium brûlèrent, et les consuls, tandis que leurs légions et eux-mêmes se félicitaient mutuellement, joignirent leurs camps. Sous les yeux des deux armées, Carvilius félicita et récompensa les siens, chacun selon son mérite, et Papirius, dont les troupes avaient livré de multiples combats, en ligne, autour du camp, autour de la ville ennemie, remit à Spurius Nautius, à Spurius Papirius, fils de son frère, à quatre centurions et à un manipule de hastats des bracelets et des couronnes d'or : à Nautius, à cause de la manoeuvre par laquelle il avait effrayé les ennemis comme s'il avait amené une forte colonne ; au jeune Papirius, à cause de son activité à la tête de la cavalerie, dans la bataille comme la nuit où il avait menacé la fuite des Samnites sortis à la dérobée d'Aquilonia ; aux centurions et aux soldats, parce que les premiers ils avaient pris la porte et le mur d'Aquilonia. A tous les cavaliers, pour leur action remarquable en bien des endroits, il remet des aigrettes et des bracelets d'argent. Puis on tint conseil. Comme c'était déjà le moment de retirer du Samnium les deux armées, ou du moins l'une d'elles, le meilleur parti parut celui-ci : plus la puissance samnite était brisée, plus il fallait montrer de ténacité et d'acharnement à accomplir et à poursuivre jusqu'au bout le reste des opérations, pour pouvoir remettre aux consuls suivants le Samnium complètement soumis. Comme il n'y avait plus d'armée ennemie qui parût propre à livrer une bataille rangée, il ne restait qu'une sorte de guerre, les attaques de villes, dont la destruction pouvait enrichir de butin le soldat et achever l'ennemi, luttant pour ses autels et ses foyers. Aussi, après avoir envoyé au sénat et au peuple romain une lettre sur les opérations accomplies par eux, les consuls, se séparant, emmènent leurs légions, Papirius à l'attaque de Saepinum, Carvilius à celle de Velia.

XLV. - La lecture de la lettre des consuls fut écoutée avec beaucoup de joie à la curie, puis dans l'assemblée du peuple ; en des actions de grâces qui durèrent quatre jours, les particuliers s'empressèrent à célébrer la joie publique. Et, pour le peuple romain, cette victoire ne fut pas seulement importante : elle arriva fort à propos, car, juste au même moment, on apporta la nouvelle d'une révolte des Étrusques. On en venait à se demander comment, s'il était arrivé quelque échec dans le Samnium, on aurait pu résister à l'Etrurie, qui, redressant la tête par suite de la conjuration samnite, comme les deux consuls et toutes les forces de home étaient tournées vers le Samnium, avait trouvé que le peuple romain occupé de ce côté, c'était une occasion de se révolter. Des ambassades de peuples alliés, introduites au sénat par le préteur Marcus Atilius, se plaignaient de voir brûler et dévaster leurs champs par leur voisin étrusque, parce qu'ils ne voulaient pas abandonner le peuple romain, et conjuraient les pères conscrits de les protéger des violences et des outrages de leurs ennemis communs. On répondit aux ambassadeurs que le sénat aurait soin que des alliés n'eussent pas à se repentir de leur fidélité ; que les Étrusques, avant peu, auraient le même sort que les Samnites. On aurait mis cependant plus de mollesse à agir en ce qui concernait l'Étrurie, sans la nouvelle que les Falisques, eux aussi, qui pendant bien des années étaient restés clans l'amitié romaine, avaient joint leurs armes à celles des Étrusques. La proximité de ce peuple aiguisa les soucis du sénat, si bien qu'il décida d'envoyer les féciaux réclamer les biens pillés. Comme on refusa de les rendre, sur l'avis du sénat et l'ordre du peuple la guerre fut déclarée aux Falisques, et les consuls reçurent l'ordre de tirer au sort lequel d'entre eux passerait du Samnium en Étrurie avec son armée. Déjà Carvilius avait pris aux Samnites Velia, Palumbinum et Herculaneum, Velia en quelques jours, Palumbinum le jour même où il était arrivé devant ses murs ; devant Herculaneum, il avait livré une bataille rangée avec un résultat douteux, et en perdant plus de monde que l'ennemi ; puis, ayant établi un camp, il avait enfermé les ennemis dans leurs murailles ; la place avait été attaquée et prise. Dans ces trois villes, on avait pris ou tué environ dix mille hommes, le nombre des prisonniers dépassant de bien peu celui des morts. Les consuls tirant au sort leur province, l'Étrurie échut à Carvilius, suivant le voeu de ses soldats, qui ne supportaient plus les rigueurs du froid dans le Samnium. Papirius, à Saepinum, se vit opposer des forces ennemies plus considérables. Souvent en ligne, souvent en marche, souvent, autour de la ville elle-même, contre des sorties de l'ennemi, on eut à se battre. Ce n'était pas un siège, mais une guerre en rase campagne, car les Samnites se servaient moins de leurs murailles pour se défendre qu'ils ne les défendaient avec leurs armes et leurs soldats. Enfin, par ces combats, Papirius força les ennemis à subir un siège en règle, et par ce siège, pour lequel il usa de la force et des travaux, il prit la ville. La colère provoquée par cette résistance rendit plus grand le carnage, quand la ville fut prise : sept mille quatre cents hommes furent tués, on en prit moins de trois mille. Le butin, qui fut très abondant, les biens des Samnites ayant été entassés, dans quelques villes, fut abandonné aux soldats.

XLVI. - Les neiges avaient déjà tout recouvert, et l'on ne pouvait demeurer hors des maisons ; aussi le consul emmena son armée du Samnium. A son arrivée à Rome, tous furent d'accord pour lui accorder le triomphe. Il triompha étant encore en charge ; et l'on remarqua, étant donnés les usages de l'époque, ce triomphe. Cavaliers et fantassins, portant les insignes de leurs récompenses, défilèrent à pied et à cheval ; bien des couronnes civiques, vallaires et murales attirèrent les yeux ; on regardait les dépouilles des Samnites, et on les comparait, pour l'éclat et la beauté, aux dépouilles rapportées par le père du consul, et connues pour avoir orné fréquemment des endroits publics. Quelques prisonniers notables, célèbres par leurs exploits ou ceux de leurs pères, marchaient entre leurs gardes ; des chariots portaient les lingots de cuivre, - deux millions cinq cent trente-trois mille - produit, disait-on, de la vente des prisonniers, et l'argent pris aux villes, mille huit cent trente livres. Tout ce cuivre et cet argent furent enfermés au trésor ; aux soldats on ne donna rien du butin. Le dépit causé par ce fait s'accrut, dans la plèbe, de, ce qu'on paya encore le tribut pour la solde des troupes, alors qu'en dédaignant la gloire de verser au trésor les sommes prises à l'ennemi, on aurait pu, sur le butin, et donner une gratification aux soldats, et payer la solde. Le consul dédia le temple de Quirinus. Que ce temple eût été voué par lui pendant la bataille même qu'il gagna, je ne le trouve chez aucun auteur ancien ; et, certes, en si peu de temps, on n'aurait pu l'achever ; ce fut un voeu du dictateur, de Papirius le père, et son fils, le consul, le dédia et l'orna des dépouilles des ennemis ; il y en eut tant, que non seulement on en décora ce temple et le forum, mais qu'on en distribua aux alliés et aux colonies voisines pour orner les temples et les lieux publics. Après ce triomphe, le consul mena son armée hiverner sur le territoire de Vescia, cette région étant infestée par les Samnites. Cependant le consul Carvilius, ayant entrepris d'abord, en Étrurie, d'attaquer la ville de Troilum, s'entendit avec quatre cent soixante-dix habitants, les plus riches, pour leur permettre, contre une grosse somme, de partir de là, et les laissa aller ; la foule qui restait et la place elle-même, il les prit de force. Puis il enleva cinq forts placés en des endroits difficiles. On tua là deux mille quatre cents ennemis, on en prit moins de deux mille. . Les Falisques, eux aussi, demandant la paix, Carvilius leur accorda une trêve d'un an, moyennant cent mille lingots de cuivre et le paiement de leur solde aux troupes pour l'année en cours. Cela fait, il quitta sa "province" pour triompher, et si son triomphe sur les Samnites fut moins brillant que celui de son collègue, grâce au complément fourni par la guerre d'Étrurie, il l'égala. Il porta au trésor public trois cent quatre-vingt mille lingots de cuivre ; avec le reste, il mit en adjudication, sur la part dont il disposait, la construction d'un temple à Fors Fortuna, prés du temple de cette déesse dédié par le roi Servius Tullius, et, sur le butin, il donna à chaque soldat cent deux as, et le double aux centurions et aux cavaliers, récompense que l'avarice malveillante de son collègue rendit plus agréable à ceux qui la reçurent. La faveur dont jouit ce consul protégea devant le peuple son légat Lucius Postumius, qui, assigné par Marcus Scantius, tribun de la plèbe avait, à ce qu'on racontait, esquivé par cette lieutenance le jugement du peuple ; et l'on put répéter, plutôt que faire aboutir, l'accusation contre lui.

XLVII. - L'année étant déjà passée, de nouveaux tribuns de la plèbe entrèrent en charge ; et à ceux-là mêmes, par suite d'un vice dans leur élection, cinq jours après on en subrogea d'autres. Le "lustre" fut accompli cette année-là par les censeurs Publius Cornelius Arvina et Caius Marcius Rutilus ; on recensa deux cent soixante-deux mille trois cent vingt et une têtes. C'étaient les vingt-sixièmes censeurs depuis la création de la censure, et le vingtième "lustre". La même année, pour la première fois, les citoyens qui avaient reçu une couronne pour leurs exploits militaires assistèrent couronnés aux jeux Romains ; et alors pour la première fois, suivant un usage importé de Grèce, on donna des palmes aux vainqueurs. La même année, les édiles curules qui donnèrent ces jeux firent, avec les amendes infligées à quelques fermiers des pâturages publics, paver la route du temple de Mars à Bovillae. Lucius Papirius présida les élections consulaires ; il proclama consuls Quintus Fabius (fils de Maximus), Gurges, et Decius Junius Brutus Scaeva ; Papirius luimême devint préteur. Tous les bonheurs de cette année eurent de la peine à consoler d'un seul fléau, d'une peste, qui ravagea à la fois la ville et la campagne. Déjà ce désastre tenait du prodige, et l'on consulta les livres sibyllins pour savoir quelle fin ou quel remède les dieux indiquaient à ce fléau. On trouva dans ces livres qu'il fallait faire venir Esculape d'Épidaure à Rome ; mais, cette année-là, les consuls étant occupés par la guerre, on ne fit rien à ce sujet, sauf un jour de prières publiques à Esculape.