numérisation et mise en page par Marcel Swyngedauw
Flavius Josèphe
Vie
Traduite par Buchon aux édition Delagrave, 1836
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[1] [1] Comme je tire mon origine par une longue suite d'aïeux de la race sacerdotale, je pourrais me vanter de la noblesse de ma naissance, puisque chaque nation établissant la grandeur d'une maison sur certaines marques d'honneur qui l'accompagnent, c'en est parmi nous une des plus signalées que d'avoir l'administration des choses saintes. [2] Mais je ne suis pas seulement descendu de la race des sacrificateurs, je le suis aussi de la première des vingt quatre lignées qui la composent, et dont la dignité est imminente parmi les autres. A quoi je puis ajouter que, du côté de ma mère, je compte des rois entre mes ancêtres ; car la branche des Asmonéens dont elle est descendue, a possédé tout durant un long temps parmi les Hébreux le royaume et la souveraine sacrificature. [3] Voici quelle a été la suite des derniers de mes prédécesseurs. Simon surnommé Psellus, grand père de mon bisaïeul, vivait du temps qu'Hircan premier de ce nom, fils de Simon grand sacrificateur, exerçait la souveraine sacrificature. [4] Ce Psellus eut neuf fils, dont un nommé Matthias et surnommé Aphilias, épousa en la première aimée du règne d'Hyrcan la fille de Jonathas, grand sacrificateur, et en eut Matthias, surnommé Curtus, [5] qui en la neuvième année du règne d'Alexandre eut un fils nommé Joseph, qui en la dixième année du règne d'Archelaüs eut un fils nommé Matthias, de qui j'ai tiré ma naissance en la première année du règne de l'empereur Caïus César. Quant à moi j'ai trois fils, (dont le premier nommé Hircan est né la cinquième année du règne de Vespasien; le nommé, Justus en la septième année, et le troisième nommé Agrippa en la neuvième année du règne de ce même empereur. [6] Voilà quelle est ma race, ainsi qu'elle se trouve inscrite dans les registres publics, et que j'ai cru devoir rapporter ici afin les calomnies de mes ennemis. [III] [7] Mon père ne fut pas seulement connu dans toute la ville de Jérusalem par la noblesse de son extraction, il le fut encore davantage par sa vertu et par son amour pour la justice qui rendit son nom célèbre. [8] Je fus élevé dès mon enfance dans l'étude des lettres avec un de mes frères, tant de père que de mère, (qui portait comme lui le nom de Matthias, et Dieu m'ayant donné beaucoup de mémoire et assez de jugement, [9] j'y fis un si grand progrès, que n'ayant encore que quatorze ans, les sacrificateurs et les principaux de Jérusalem daignaient me faire l'honneur de me demander mes sentiments sur ce qui regardait l'intelligence de nos lois. [10] Lorsque j'eus treize ans je désirai apprendre les diverses opinions des Pharisiens, des Sadducéens et des Esséniens, qui forment trois sectes parmi nous, afin que les connaissant toute je pusse m'attacher à celle qui me paraîtrait la meilleure. Ainsi je m'instruisis de toutes, et en fis l'épreuve avec beaucoup de travail et d'austérité. [11] Mais cette expérience me satisfit pas encore, et sur ce que j'appris un nommé Bane vivait si austèrement dans le désert, qu'il n'avait pour vêtement les écorces des arbres, pour nourriture que ce que la terre produit d'elle-même, et que pour se conserver chaste il se baignait plusieurs fois le jour et la nuit dans de l'eau froide, je résolus de l'imiter. [12] Après avoir passé trois années avec lui, je retournai à l'âge de dix-neuf ans à Jérusalem. Je commençai alors à m'engager dans les exercices de la vie civile, et embrassai la secte des Pharisiens, qui approche plus qu'aucune autre de celle des Stoïques entre les Grecs. [III] [13] A l'âge de vingt-six ans je fis un voyage à Rome, dont voici la cause. Félix gouverneur de Judée ayant envoyé pour un fort léger sujet des sacrificateurs très-gens de bien et mes amis particuliers pour se justifier devant l'empereur, [14] je désirai avec d'autant plus d'ardeur les assister que j'appris que leur mauvaise fortune n'avait rien diminué de leur piété, et qu'ils se contentaient de vivre de noix et de figues. Ainsi je m'embarquai et courus le plus grand risque que l'on puisse jamais courir ; [15] car le vaisseau dans lequel nous étions au nombre de six cents personnes, fit naufrage sur la mer Adriatique. Mais après avoir nagé toute la nuit, Dieu permit qu'au point du jour nous rencontrâmes un navire de Cyrène qui reçut quatre-vingts de ceux entre nous qui avaient pu nager si longtemps, le reste étant péri dans la mer. [16] Ainsi arrivâmes nous à Dicéarque que les Italiens nomment Putéoles, où je fis connaissance un comédien juif nommé Alitur que l'empereur Néron aimait fort. Cet homme me donna accès auprès de l'Impératrice Poppéa, et j'obtins sans peine l'absolution et la liberté ces sacrificateurs par le moyen de cette princesse qui me fit aussi de grands présents avec lesquels je m'en retournai en mon pays. [IV] [17] Je trouvai que des esprits portés à la nouveauté commençaient à y jeter les fondements d'une révolte contre les Romains. Je tâchai de ramener ces séditieux, et leur représentai entre autres choses combien de si puissants ennemis leur devaient être redoutables, tant à cause de leur science dans la guerre, que de leur grande prospérité ; [18] et qu'ils ne devaient pas exposer témérairement à un si extrême péril leurs femmes, leurs enfants et leur patrie. [19] Comme je prévoyais que cette guerre ne pouvait être que malheureuse, il n'y eut point de raisons dont je ne me servisse pour les détourner de l'entreprendre. Mais tous mes efforts furent inutiles, et il me fut impossible de les guérir de cette manie. [V] [20] Ainsi craignant que ces factieux qui avaient déjà occupé la forteresse Antonia, ne me soupçonnassent de favoriser le parti des Romains, et qu'ils ne me fissent mourir, je me retirai dans le sanctuaire, [21] d'où après la mort de Manahem et des principaux auteurs de la révolte je sortis pour me joindre et aux principaux des Pharisiens. [22] Je les trouvai fort effrayés de voir que le peuple avait pris les armes, et fort irrésolus sur le conseil qu'ils devaient prendre, tant ils voyaient de péril à s'opposer à la fureur de ces séditieux. Nous feignîmes de concert d'entrer dans leur sentiment, et leur conseillâmes de laisser éloigner les troupes romaines, [23] dans l'espérance que nous avions que Cestius viendrait cependant avec de grandes forces, et apaiserait ce tumulte.
[VI] [24]
Il vint en effet, mais après avoir perdu plusieurs des siens dans un combat, il
fut contraint de se retirer. Cet avantage que ces factieux remportèrent sur lui,
coûta cher à notre nation, parce que leur ayant élevé le cœur ils se flattèrent
de pouvoir toujours demeurer victorieux. [VII] [28] Après la défaite de Cestius les principaux de Jérusalem qui étaient désarmés, et voyaient les séditieux armés, appréhendèrent avec raison de tomber sous leur puissance; et sachant que la Galilée ne s'était point encore toute soulevée contre les Romains, mais qu'une partie était demeuré dans le devoir, [29] ils m'y envoyèrent avec deux autres sacrificateurs. Joasar et Judas, pour persuader aux mutins de quitter les armes et de les remettre entre les mains des principaux de la nation avec assurance de les leur conserver, mais ajoutant qu'avant de s'en servir, il faudrait savoir quelle serait l'intention des Romains. [VIII] [30] Étant parti avec ces instructions, je trouvais en arrivant en Galilée que ceux de Sephoris étaient près d'en venir aux mais avec les Galiléens, qui menaçaient de ravager leur pays à cause de l'affection que ces premiers conservaient pour le peuple romain, et de la fidélité qu'ils gardaient pour Senius Gallus gouverneur de Syrie. [31] Je délivrai Ies Sephoritains de cette crainte, et apaisai les Galiléens en leur permettant d'envoyer toutes les fois qu'ils voudraient à Dora de Phénicie vers les otages qu'ils avaient donnés à Gessius. Quant aux habitants de Tibériade je trouvai qu'ils avaient déjà pris les armes. [IX] [32] Et voici quelle en fut la cause. Il y avait dans cette ville trois factions, dont la première était composée des personnes de condition, et Julius Capella en était le chef. [33] Hérode, fils de Miar, Hérode, fils de Gamal, et Compsus, fils de Compsus, s'étaient joints à lui car quant à Crispus frère de Compsus, qu'Agrippa Ie Grand avait dès longtemps établi gouverneur de la ville, il demeurait alors en des terres qu'il avait au-delà du Jourdain. [34] Tous ces autres dont je viens de parler étaient d'avis de demeurer fidèles au peuple romain et à leur roi; et Pistus était le seul de la noblesse qui, pour plaire à Justus son fils, n'était pas de ce sentiment. [35] La seconde faction était composée du menu peuple, qui voulait qu'on fît la guerre. [36] Et Justus, fils de Pistus, était chef de la troisième faction. Il feignait de douter s'il fallait prendre les armes, mais il cabalait secrètement pour exciter le trouble, dans l'espérance de trouver sa grandeur et son élévation dans le changement. [37] Pour parvenir à son dessein, il représenta au peuple que leur ville avait toujours tenu un des premiers rangs entre celles de la Galilée, et qu'elle en avait même été la capitale durant le règne d'Hérode qui l'avait fondée, et qui lui avait assujetti celle de Sephoris; qu'ils avaient conservé cette prééminence, même sous le roi Agrippa le Père, jusqu'à ce que Félix eût été établi gouverneur de la Judée, [38] et qu'ils ne l'avaient perdu que depuis que Néron les avait donnés au jeune Agrippa ; Mais que Sephoris après avoir reçu le joug des Romains avait été élevée par dessus toutes les autres ville de la Galilée, et que ce changement leur avait fait perdre le trésor des chartres et la recette des deniers du roi. [39] Justus ayant par de semblables discours irrité le peuple contre le roi et excité dans leur esprit le désir de se révolter, ajouta que le temps était venu de se joindre aux autres villes de Galilée, et de prendre les armes pour recouvrer les avantages qu'on leur avait si injustement ravis, en quoi ils seraient secondés de toute la province par la haine que l'on portait aux Sèphoritains, a cause de leur liaison si étroite avec l'empire romain. [40] Ces raisons de Justus persuadèrent le peuple, car comme il était fort éloquent, la grâce avec laquelle il parlait l'emporta sur des avis beaucoup plus sages et plus salutaires. Il avait même assez de connaissance de la langue grecque pour avoir osé entreprendre d'écrire l'histoire de ce qui se passa alors, afin d'en déguiser la vérité. [41] Mais je ferai voir plus particulièrement dans la suite quelle a été sa malice, et comme il né s'en est guère fallu que lui et son frère n'aient causé l'entière ruine de leur pays. [42] Justus les ayant donc persuadés et ayant contraint quelques uns de ceux qui étaient d'un autre sentiment à prendre les armes, il se mit en campagne et brûla quelques villages des Ipiniens et des Gadaréens qui sont sur les frontières de Tibériade et de Scythopolis. [X] [43] Pendant que les choses étaient en l'état que je viens de dire, voici ce qui se passait en Gischala. Jean, fils de Lévi, qui voyait que quelques-uns de ses concitoyens étaient résolus à secouer le joug des Romains, employa toute son adresse pour les retenir dans l'obéissance. [44] Mais il y travailla inutilement ; et les Gadareniens, les Gabaraniens et les Tyriens qui sont proches de Gischala s'étant joints ensemble attaquèrent la place, la prirent de force et la ruinèrent entièrement. [45] Jean, irrité de cette action, rassembla tout ce qu'il put de troupes, marcha contre eux, les défit, rebâtit la ville, et la fit environner de murailles. [XI] [46] J'ai à dire maintenant de quelle sorte ceux de Gamala demeurèrent fidèles aux Romains. Philippe, fils de Jacim lieutenant du roi Agrippa, s'étaient, contre toute sorte d'espérance, échappé du palais royal de Jérusalem lorsqu'il était assiégé ; mais il tomba dans un autre péril : car il courait risque d'être tué par Manahem et les séditieux qu'il commandait, [47] si quelques Babyloniens de ses parents qui étaient alors à Jérusalem, ne l'eussent sauvé. Il se déguisa quelques jours après et s'enfuit dans un village qui était à lui, proche du château de Gamala, où il assembla un assez bon nombre de ses sujets. [48] Dieu permit qu'il fût arrêté par une fièvre, sans laquelle il était perdu ; car cet accident l'ayant empêché de continuer son voyage, il écrivit par un de ses affranchis au roi Agrippa et à la reine Bérénice, et pour leur faire tenir ses lettres, il les adressa à Varus, [49] à qui ce prince et cette princesse avaient laissé la garde de leur palais lorsqu'ils étaient allés au devant de Gessius. [50] Varus fut très fâché d'apprendre que Philippe était échappé, parce qu'il eut peur de diminuer de crédit dans l'esprit du roi et de la reine, et qu'ils n'eussent plus besoin de lui lorsque Philippe serait auprès d'eux. Ainsi il fit croire au peuple que cet affranchi était un traître qui leur apportait de fausses lettres, parce il était certain que Philippe était à Jérusalem avec les juifs qui s'étaient révoltés contre les Romain ; et artifice fit mourir cet homme. [51] Lorsque Philippe vit que son affranchi ne revenait point, ne sachant à quoi attribuer ce retard, en envoya un autre avec de nouvelles lettres [52] et Varus employa pour le perdre les mêmes calomnies dont il avait usé contre le premier. Les Syriens qui demeuraient à Césarée lui avaient enflé le cœur et fait concevoir de grandes espérances en lui disant que les Romains feraient mourir Agrippa à cause de la rébellion des Juifs, et qu'il pourrait régner à sa place parce qu'il était de race royale, et descendu de Sohème, roi du Liban. [53] Ce fût ce qui l'empêcha de faire rendre au roi les lettres de Philippe, et ce qui l'obligea à fermer tous les passages afin d'ôter à ce prince la connaissance de ce qui se passait. Il fit ensuite mourir plusieurs Juifs pour satisfaire les Syriens de Césarée, [54] et résolut d'attaquer, avec l'aide des Trachonites qui étaient en Béthanie, les Juifs que l'on nommait Babyloniens et qui demeuraient à Échatane. [55] Pour venir à bout de ce dessein, il commanda à douze des principaux d'entre les Juifs de Cérarée d'aller dire de sa part à ceux d'Exbatane qu'on l'avait averti qu'ils étaient sur le point de se soulever contre le roi : mais qu'il n'avait pas voulu ajouter foi à cet avis; et qu'ainsi il les envoyait vers eux pour les porter à quitter les armes, afin de témoigner par cette obéissance qu'ils avait eu raison de ne point croire ce qu'on lui avait dit à leur préjudice. [56] A quoi il ajouta que pour faire encore mieux connaître leur innocence, il serait nécessaire qu'ils lui envoyassent soixante-dix des plus considérables d'entre eux. Ces douze députés étant arrivés à Ecbatane trouvèrent que ceux de leur nation ne pensaient à rien moins qu'à se révolter, et leur persuadèrent d'envoyer à Varus les soixante-dix hommes qu'il demandait. [57] Lorsque ces députés furent tous ensemble prés de Césarée, Varus qui s'était avancé sur leur chemin avec les troupes du roi les fit charger, et de ce grand nombre il ne s'en sauva qu'un seul. Varus marcha ensuite vers Ecbatane. [58] Mais celui qui s'était échappé le prévint, et donna avis aux habitants de cette horrible perfidie. Ils prirent les armes, se retirèrent avec leurs femmes et leurs enfants dans le château de Gamala, et abandonnèrent leurs villages avec tous les biens et tous les bestiaux qu'ils y avaient en abondance. [59] Philippe, ayant appris cette nouvelle se rendit aussitôt à Gamala. Les habitants ravis de son arrivée le prièrent de vouloir être leur chef et de les conduire contre Varus et les Syriens de Césarée ; car le bruit s'était répandu qu'ils avaient tué le roi. [60] Philippe, pour réprimer leur impétuosité leur représenta les bienfaits dont ils étaient redevables à ce prince, leur fit connaître par de puissantes raisons que les forces de l'empire Romain étaient si redoutables qu'ils ne pouvaient entreprendre de lui faire la guerre sans s'exposer à un péril évident, et enfin il leur persuada de suivre le conseil qu'il leur donnait. [61] Cependant le roi ayant appris que Varus voulait faire tuer en un même jour tous les Juifs de Césarée qui étaient en fort grand nombre, sans épargner même leurs femmes et leurs enfants, envoya Equus Médius pour lui succéder, comme on l'a pu voir ailleurs ; et Philippe retint dans l'obéissance des Romains Gamala et les pays d'alentour. [XII] [62] Lorsque je fus arrivé en Galilée j'appris tout ce que je viens de dire, et j'écrivis au conseil de Jérusalem pour savoir ce qu'il voulait que je fisse. Il me demanda de demeurer pour prendre soin de la province, et de retenir avec moi mes collègues s'ils le voulaient bien. [63] Mais après qu'ils eurent ramassé beaucoup d'argent qui leur était dû pour les dîmes, ils aimèrent mieux s'en retourner, et m'accordèrent de différer seulement un peu de temps pour donner ordre à toutes choses. [64] Nous partîmes donc tous ensemble de Sephoris pour aller à un bourg nommé Bethmaüs éloigné de quatre stades de Tibériade. De là j'envoyai vers le sénat de cette ville et vers les plus apparents d'entre le peuple pour les prier de m'y venir trouver. [65] Ils vinrent, et Justus avec eux. Je leur dis que j'avais été député de la ville de Jérusalem avec mes collègues pour leur représenter qu'il fallait démolir le palais si somptueux que le tétrarque Hérode avait fait bâtir, et où il avait fait peindre divers animaux, contre les défenses expresses de nos lois; qu'ainsi je les priais de nous permettre d'y travailler promptement. [66] Capella et ceux de son parti ne pouvant se résoudre à la ruine d'un si bel ouvrage contestèrent fort longtemps. Mais enfin nous les portâmes à y consentir ; et tandis que nous agitions cette affaire Jésus, fils de Saphias, suivi de quelques bateliers et de quelques autres Galiléens de sa nation, mit le feu au palais, dans l'espérance de s'y enrichir, parce qu'ils y voyaient des couvertures dorées ; [67] et ils y pillèrent plusieurs choses contre notre gré. Après cette conférence que j'eus avec Capella nous nous retirâmes eu la haute Galilée. Cependant ceux de la faction de Jésus tuèrent tous les Grecs qui demeuraient dans Tibériade, et tous ceux qui avaient été leurs ennemis avant la guerre. [XIII] [68] Cette nouvelle me fâcha fort. J'allai aussitôt à Tibériade où je fis tout ce qu'il me fut possible pour recouvrer une partie le ce qui avait été pillé au roi, comme des chandeliers à la Corinthienne de riches tables et quantité d'argent non monnayé, dans le dessein de le conserver pour ce prince, [69] et je mis toutes ces choses entre les mains des principaux du sénat et de Capella, fils d'Antillus, avec ordre de ne les tendre qu'à moi-même. [70] J'allai de là avec mes collègues à Gischala pour sonder ce que Jean avait dans l'esprit, et je n'eus pas de peine à connaître qu'il aspirait à la tyrannie ; [71] car il me pria de trouver bon qu'il se servit du blé qui appartenait à l'empereur et qui était en réserve dans les villages de la haute Galilée, afin d'en employer le prix à faire bâtir des murailles. [72] Mais comme je m'aperçus de son dessein je le refusai, et résolus de garder ce blé ou pour les Romains, ou pour les besoins de la province, en vertu du pouvoir que la ville de Jérusalem m'avait donné. [73] Lorsqu'il vit qu'il ne pouvait rien obtenir de moi, il s'adressa à mes collègues ; et parce qu'ils aimaient fort les présents et qu'ils ne prévoyaient pas les suites, ils lui accordèrent sa demande, quelque opposition que j'y pusse faire, [74] me trouvant seul contre deux. Il usa encore d'un autre artifice. Il dit que les Juifs qui étaient à Césarée de Philippe se plaignaient de manquer d'huile vierge à cause des défenses que le roi leur avait faites de sortir de la ville pour en acheter, et qu'ils s'étaient adressés à lui pour en avoir, parce qu'ils ne pouvaient se résoudre à se servir de l'huile des Grecs contre la coutume de notre nation. [75] Ce n'était pas néanmoins le zèle de la religion, mais le désir d'un gain sordide qui le faisait parler de la sorte ; parce qu'il savait qu'au lieu que deux setiers de cette huile se vendaient une drachme à Césarée, les quatre-vingts setiers ne valaient que quatre drachmes à Gischala. Ainsi il fit porter à Césarée toute l'huile qui était dans cette ville, [76] et fit croire faussement que c'était avec ma permission ; mais je n'osai m'y opposer de crainte que le peuple ne me lapidât; et par cette fourberie il amassa beaucoup d'argent. [XIV] [77] Je renvoyai ensuite mes collègues à Jérusalem, et m'appliquai tout entier à faire provision d'armes, et à fortifier les places. Cependant je fis venir les plus déterminés de ces libertins qui ne vivaient que de brigandages ; et n'ayant pu les faire résoudre à quitter les armes, je persuadai au peuple de leur payer une contribution ; ce qu'il fit comme plus avantageux que de souffrir les ravages qu'ils faisaient à la campagne. [78] Ainsi je les renvoyai après les avoir obligés par serment de ne point venir dans le pays si on ne les mandait, ou si on manquait de les payer ; et leur défendis courir ni sur les terres des Romains ni sur celles de leurs voisins. Or comme je n'avais rien de plus à cœur que de maintenir en paix la Galilée, [79] je fis amitié avec soixante-dix des principaux du pays, afin qu'ils me fussent comme autant d'otages ; et ce dessein me réussit ; car je gagnai leur affection en prenant leur avis et leur conseil en plusieurs choses, et surtout en ne faisant rien contre la justice, et en ne me laissant point corrompre par des présents. [XV] [80] J'étais alors âgé de trente ans. Et bien qu'il soit difficile, avec quelque modération et quelque prudence qu'on se conduise, d'éviter les calomnies de ses envieux, principalement lors qu'on est élevé en autorité, personne néanmoins n'a osé dire que j'aie jamais reçu aucun don ou souffert qu'on ait fait violence à aucune femme. Aussi n'avais-je pas besoin de ces présents ; et j'étais si éloigné d'en prendre, que je négligeais même de recevoir les dîmes qui m'étaient dues en qualité de sacrificateur. [81] Je pris seulement après les avantages que je remportai sur les Syriens, quelque partie de leurs dépouilles que j'envoyai à mes parents à Jérusalem ; [82] car je vainquis deux fois les Séphoritains, quatre fois ceux de Tibériade, une fois les Gadariens, et fis prisonnier Jean qui m'avait si souvent dressé des embûches. Au milieu de tant d'heureux succès je ne voulus jamais me venger ni de lui ni de tous les autres ; [83] et comme Dieu a les yeux ouverts sur les bonnes actions des hommes, j'attribue à cette raison la grâce qu'il m'a faite de me délivrer de tant de périls dont je parlerai dans la suite de ce mémoire. [XVI] [84] Tout le peuple de la Galilée avait une telle affection et une telle fidélité pour moi, que voyant leurs villes prises de force et leurs femmes et leurs enfants emmenés esclaves, ils étaient moins touchés de tant de malheurs que du soin de ma conservation. [85] Cette estime et cette passion si générales m'attirèrent encore davantage l'envie de Jean. Il m'écrivit pour me prier de lui permettre d'aller à Tibériade prendre des eaux chaudes dont il avait besoin pour sa santé ; [86] et comme je ne croyais pas qu'il eût aucun mauvais dessein, non seulement je le lui permis, mais je mandai aux magistrats que j'avais établis de lui faire préparer un logement ainsi qu'à sa suite, et de leur faire fournir en abondance tout ce qui leur serait nécessaire. J'étais alors à Cana qui est un village de Galilée; [XVII] [87] et Jean ne fut pas plus tôt arrivé à Tibériade, qu'il s'efforça de persuader aux habitants de me manquer de fidélité et de se séparer de moi pour embrasser son parti. Plusieurs d'entre eux, qui étaient portés à désirer le changement et le trouble, écoutèrent avec joie cette proposition, [88] et principalement Justus et Pistus, son père ; mais je rendis inutile leur mauvais dessein ; [89] car Sila, que j'avais donné pour gouverneur à ceux de Tibériade, envoya en grande diligence m'avertir de ce qui se passait et me pressa de me hâter si je ne voulais par mon retardement laisser tomber cette vil!e sous la puissance d'un autre. [90] Je pris aussitôt deux cents hommes, marchai toute la nuit et envoyai avertir ceux de Tibériade de ma venue. [91] J'arrivai an point du jour près de la ville. Les habitants vinrent au devant de moi et Jean avec eux. Il me salua avec un visage étonné ; et craignant que je ne le fisse mourir si je découvrais sa perfidie, il se retira dans son logis. [92] Quand je fus dans la place où se font les exercices, je me retins auprès, de moi qu'un des miens et dix hommes armés. Là je montai sur un lieu élevé et représentais au peuple combien il leur importait de demeurer fidèles, [93] puisque autrement, je ne pourrais plus me fier à eux, et qu'ils se repentiraient un jour d'avoir manqué à leur devoir. [XVIII] [94] Comme je leur parlais de la sorte, un de mes amis me dit de descendre, puisque ce n'était pas alors le temps de penser à gagner l'affection des habitants, mais à me sauver de leurs mains, [95] parce que Jean ayant su que j'étais presque seul avait choisi entre les mille hommes qu'il commandait ceux sur lesquels il comptait le plus, et les envoyait pour me tuer. [96] En effet ces meurtriers étaient tout proches et eussent exécuté leur mauvais dessein, si je ne fusse promptement descendu avec l'aide d'un de mes gardes nommé Jacob, et d'un habitant de Tibériade nommé Hérode qui me tendit la main et m'accompagna jusqu'au lac. J'y trouvai heureusement un bateau qui me conduisit à Tarichée et je trompai ainsi l'espérance de mes ennemis. [XIX] [97] Les habitants de cette ville eurent horreur de la trahison de ceux de Tibériade ; ils prirent aussitôt les armes, me pressèrent de les mener contre eux pour tirer vengeance d'une telle perfidie, [98] envoyèrent dans toute la Galilée donner avis de ce qui s'était passé, et convièrent tout le monde à se venir joindre à eux et à marcher sous ma conduite. [99] Ces peuples se rendirent en grand nombre auprès de moi, et tous ensemble me conjurèrent d'aller attaquer Tibériade, de la ruiner de fond en comble et de faire vendre à l'encan tous les hommes, les femmes et les enfants ; ceux de mes amis qui étaient échappés du même péril me conseillaient la même chose ; [100] mais l'appréhension d'allumer une guerre civile m'empêcha de m'y résoudre. Je crus qu'il valait mieux accommoder cette affaire, et leur représentai le mal qu'ils se feraient à eux-mêmes, si lorsque les Romains viendraient ils les trouvaient divisés jusqu'à s'entretuer les uns les autres. J'apaisai ainsi leur colère ; [XX] [101] et Jean voyant que sa trahison lui avait si mal réussi, sortit tout effrayé de Tibériade avec ce qu'il avait de gens pour se retirer à Gischala. Il m'écrivit qu'il n'avait eu nulle part à ce qui était arrivé, et il employait des serments et des exécrations étranges pour m'obliger à ajouter foi à ses paroles. [XXI] [102] Cependant un grand nombre de Galiléens vinrent en armes me trouver ; et comme ils savaient que Jean était un méchant et un parjure, ils me pressaient avec grande instance de les mener contre lui, afin de le perdre et d'exterminer Gischala. [103] Je les remerciai fort des témoignage de leur bonne volonté et les assurai d'en conserver une très grande reconnaissance ; mais je les priai d'approuver le dessein que j'avais de pacifier ce trouble sans effusion de sang. Je le leur persuadai et nous allâmes à Sephoris. [XXII] [104] Les habitants qui craignaient ma venue parce qu'ils étaient résolus à demeurer dans la fidélité et l'obéissance qu'ils avaient promises aux Romains, tachèrent de me détourner ailleurs, [105] et envoyèrent pour cela vers Jésus qui, avec les huit cents voleurs qu'il commandait, était alors sur les frontières de Ptolémaïde, pour l'engager, par une grande somme d'argent, à venir me faire la guerre. Une telle récompense le fit résoudre à m'attaquer ; [106] mais avant d'en venir à la force ouverte, il tâcha de me surprendre. Il envoya me prier de trouver bon qu'il vînt me saluer. Je le lui permis, parce que je ne me défiais point de lui ; et il se mit aussitôt en chemin avec tous ses gens. [107] Sa méchanceté néanmoins n'eut pas le succès qu'il espérait ; car, comme il était déjà assez proche de nous, un de sa troupe vint m'avertir de son dessein. Alors, sans en rien témoigner, j'allai dans la place publique accompagné de grand nombre de Galiléens armés, parmi lesquels il y en avait quelques-uns de Tibériade ; [108] je commandai de garder toutes les avenues et donnai charge à ceux qui étaient aux portes de ne laisser entrer Jésus qu'avec un petit nombre des siens, de repousser les autres et même de les charger s'ils voulaient faire quelque effort. [109] Jésus étant ainsi entré avec peu de gens, je lui commandai de quitter les armes s'il ne voulait perdre la vie ; et comme il se vit environné de gens armés, il fut contraint d'obéir. Ceux des siens qui étaient demeurés dehors ne surent pas plus tôt qu'il était arrêté, qu'ils prirent la fuite. [110] Je le tirai à part et lui dis que je n'ignorais ni quel était son dessein, ni qu'ils étaient ses complices ; mais que je lui pardonnerais s'il me promettait de m'être fidèle à l'avenir. [111] Il me le promit ; je le laissai aller et lui permis de rassembler ses troupes. Quant aux Séphoritains, je leur déclarai que s'ils ne demeuraient dans leur devoir, je saurais bien les châtier. [XXIII] [112] En ce même temps deux seigneurs trachonites, sujets du roi, vinrent me trouver avec leurs armes, leurs chevaux et leur argent. [113] Les Juifs ne voulaient point leur permettre de demeurer avec eux s'ils ne se faisaient circoncire ; mais je, leur représentai qu'on devait laisser chacun dans la liberté de servir Dieu selon le mouvement de sa conscience, sans user de contrainte, ni donner sujet à ceux qui venaient chercher leur sûreté parmi nous de s'en repentir. Ainsi je fis changer de sentiment à ce peuple et le portai à donner à ces étrangers les choses dont ils avaient besoin. [XXI] [114] Le roi Agrippa envoya à Equis Modius dans ce même temps avec grand nombre de troupes pour prendre le château de Magdala ; mais il n'osa l'assiéger et se contenta d'incommoder Gamala en mettant des gens de guerre sur ses avenues. [115] Cependant Ebutius, autrefois gouverneur du Grand-Champ, apprit que j'étais à Simoniade sur la frontière de Galilée à soixante stades de lui. Il marcha toute la nuit pour venir m'attaquer avec cent chevaux, deux cents hommes de pied et le secours que lui donnèrent ceux de Gaba. [116] J'envoyai contre lui une partie de mes gens ; et comme il se confiait en sa cavalerie, il fit tout ce qu'il put pour les attirer dans la campagne. Mais parce que je n'avais que de l'infanterie, je ne voulus pas lui donner cet avantage. [117] Ainsi, après avoir vaillamment soutenu l'effort des miens, lorsqu'il vit que l'assiette du lieu ne lui était pas favorable, il s'en retourna à Gaba avec perte de trois des siens seulement. [118] Je le poursuivis avec deux mille hommes jusqu'à un village de la frontière de Ptolémaïde nommé Bézara, distant de vingt stades de Gaba. Je fis poser des gardes sur les avenues pour empêcher les courses des ennemis, et fis charger sur quantité de chameaux que j'avais fait venir pour ce sujet le blé [119] que la reine Bérénice avait fait assembler dans ce lieu des villages d'alentour et le fis conduire en Galilée. [120] J'envoyai ensuite défier Ébucius d'en venir à un combat ; ce qu'il n'osa accepter, tant notre hardiesse l'avait étonné. [121] Je marchai de là, sans perdre de temps, contre Néapolitain qui, avec la cavalerie qu'il tenait en garnison à Scythopolis, pillait les environs de Tibériade. Je l'empêchai de continuer ses courses et m'appliquai tout entier aux affaires de la Galilée. [XXV] [122] Jean, fils de Lévi, qui était comme nous l'avons dit à Gischala, voyant que toutes choses me succédaient heureusement, que j'étais aimé des peuples et craint des ennemis, considéra ma fortune comme un obstacle à la sienne, [123] et brûlant de jalousie se flatta de l'espérance de me pouvoir traverser en excitant contre moi la haine des peuples. Il sollicita pour cela ceux de Tibériade et de Séphoris ; et afin d'attirer dans son parti les trois principales villes de la Galilée, il tâcha de gagner aussi ceux de Gabara en leur faisant croire qu'ils seraient beaucoup plus heureux sous son gouvernement que sous le mien. [124] Mais Séphoris ne voulait ni de lui ni de moi, parce que son inclination était toute entière pour les Romains ; et Tibériade qui trouvait du péril à se révolter, se contenta de lui promettre de vivre en amitié avec lui. Ainsi ceux de Gabara furent les seuls qui embrassèrent son parti à la persuasion de Simon, qui était son ami, et l'un des principaux de la ville. [125] Ils n'osèrent néanmoins se déclarer ouvertement, parce qu'ils craignaient les Galiléens dont ils avaient plusieurs fois éprouvé l'affection pour moi ; mais ils attendaient l'occasion de me surprendre par trahison ; et il ne s'en fallut guère qu'elle ne leur réussît par la rencontre que je vais dire. [XXVI] [126] Quelques jeunes gens de Dabar, fort entreprenants et fort hardis, ayant appris que la femme de Ptolémée, intendant des affaires du roi, traversait le Grand Champ avec un équipage magnifique et accompagnée de quelques gens de cheval, pour passer des terres du roi dans la province des Romains, attaquèrent son escorte, [127] et tout ce que cette dame put faire, fut de se sauver pendant qu'ils s'occupaient au pillage. Ils vinrent après cette action me trouver à Tarichée, avec quatre mulets chargés de quantité de choses de prix, force vaisselle d'argent, et cinq cents pièces d'or. [128] Comme Ptolémée était Juif, et que nos lois défendent de rien prendre à ceux de notre nation, quand ils seraient même nos ennemis, je voulus conserver ce butin pour le lui rendre ; et dans ce dessein, je dis à ces jeunes gens qu'il fallait le garder pour le vendre, et en envoyer le prix à Jérusalem, afin de l'employer à la réparation des murs de la ville. [129] Ce qui les irrita de telle sorte, parce qu'ils avaient espéré en profiter, qu'ils firent courir le bruit dans tous les environs de Tibériade, que je voulais mettre la province sous la puissance des Romains, [130] et que ce que j'avais proposé pour Jérusalem n'était qu'une feinte ; mais que ma véritable intention était de faire tout rendre à Ptolémée ; [131] en quoi ils ne se trompaient pas ; car ils ne m'eurent pas plus tôt quitté que je remis ce qu'ils avaient pris entres les mains de Dassion et de Janée, fils de Lévi, deux des principaux habitants de Tarichée fort aimés du roi. Je leur donnai ordre de le lui reporter, et leur défendis, sous peine de la vie, d'en parler à qui que ce fût. [XXVII] [132] Cependant le bruit se répandit par toute la Galilée que je la voulais livrer aux Romains. On résolut de me perdre, et ceux de Tarichée même, ayant ajouté foi à cette imposture, persuadèrent à mes gardes et aux gens de guerre qui m'accompagnaient, de prendre le temps que je serais endormi, et de se trouver avec les autres dans l'Hippodrome pour délibérer sur les moyens de faire réussir leur dessein. [133] Ils y allèrent. et trouvèrent qu'un grand nombre de peuple y était déjà assemblé. Là, d'une commune voix, ils arrêtèrent de me traiter comme traître à la république ; [134] et Jésus , fils de Saphias, qui était alors principal juge de Tibériade, et l'un des plus méchants hommes du monde et des plus séditieux, pour les animer encore davantage, leur montra les lois de Moïse qu'il tenait à la main, et leur dit: [135] "Si vous n'êtes point touchés de la considération de votre propre salut, ne méprisez pas au moins ces saintes lois que ce perfide Joseph, votre gouverneur, n'a point craint de violer, et il ne saurait être puni trop sévèrement, pour avoir commis un si grand crime."
[XXVIII] [136]
Ayant
parlé de la sorte, et voyant que le peuple approuvait par ses cris ce qu'il
disait, il prit avec lui quelques gens armés et vint à mon logis dans la
résolution de me tuer. [137] Comme je ne me défiais de rien et que je dormais accablé
de sommeil et de lassitude, Simon, l'un de mes gardes, qui était seul demeuré
auprès de moi, voyant venir cette troupe toute furieuse m'éveilla, m'avertit du
péril dans lequel j'étais, et m'exhorta à mourir généreusement, en me donnant la
mort à moi-même, plutôt que de la recevoir des mains de mes ennemis. [XXIX] [141] Ainsi toute l'assemblée s'étant tue pour m'écouter, je parlai en cette sorte : « Si vous jugez que j'aie mérité la mort, je ne refuse pas de la souffrir. Mais permettez-moi auparavant de vous informer de la vérité. [142] Comme j'avais reconnu que la beauté et la commodité de votre ville y attirent les étrangers de toutes parts, et que plusieurs d'entre eux abandonnent leur pays pour la venir habiter et pour partager avec vous votre bonne et votre mauvaise fortune, [143] j'avais dessein d'employer cet argent pour y faire bâtir des murailles. » A ces mots les habitants et les étrangers se mirent à crier que l'on m'avait de l'obligation, et que je n'avais rien a craindre. Les Galiléens au contraire, et ceux de Tibériade, continuaient dans leur animosité. Ainsi se trouvant divisés, les uns me menaçaient, les autres me rassuraient. [144] Mais après que j'eus promis à ceux de Tibériade et aux autres villes dont l'assiette le permettrait, de leur faire bâtir des murailles, ils ajoutèrent foi à mes paroles, l'assemblée se sépara, et je me retirai avec mes amis et vingt de mes soldats, après avoir, contre toute sorte d'espérance, échappé à un si grand péril. [XXX] [145] Mais les auteurs de cette sédition qui craignirent que je ne m'en vengeasse, s'assemblèrent en armes jusqu'au nombre de six cents, et marchèrent vers ma maison à dessein d'y mettre le feu. [146] On m'en donna avis, croyant qu'il me serait honteux de m'enfuir, j'eus recours à l'audace et à la hardiesse pour me défendre. Ainsi après avoir fait fermer les portes, je montai au plus haut étage du logis, d'où je leur criai qu'ils envoyassent quelques uns d'entre eux recevoir cet argent qui était la cause de leur mécontentement et de leurs plaintes. [147] Ils envoyèrent aussitôt le plus séditieux de tous. Je le fis battre de verges, lui fis couper une main qu'on lui attacha au cou, et le leur renvoyai en cet état. [148] Une action si hardie leur fit croire que j'avais avec moi un grand nombre de gens de guerre, et les étonna de telle sorte qu'ils prirent la fuite. [XXXI] [149] Ainsi par ma résolution et par mon adresse, j'évitai ce second péril. Quelques autres d'entre les séditieux continuaient encore à émouvoir le peuple en lui disant qu'il fallait tuer ces deux seigneurs qui s'étaient réfugiés auprès de moi, puisqu'ils refusaient de se soumettre aux lois d'un pays où ils venaient chercher leur sûreté, et que c'étaient des empoisonneurs qui favorisaient le parti des Romains. [150] Lorsque je vis que le peuple se laissait tromper par ce discours, je leur dis qu'il était injuste de persécuter ainsi des gens qui étaient venus chercher un asile parmi eux ; que ces empoisonnements dont on leur parlait n'étaient qu'une imagination et une chimère, puisque les Romains n'auraient pas besoin d'entretenir un si grand nombre de légions, s'ils pouvaient par un tel moyen se défaire de leurs ennemis. [151] Ces paroles les adoucirent ; mais les artifices de ces mutins les irritèrent de nouveau, et ils allèrent en armes assiéger les maisons de ces deux seigneurs avec dessein de les tuer. [152] J'en fus averti, et dans la crainte que j'eus que, s'ils commettaient un si grand crime, personne ne voulût plus se retirer parmi nous, [153] je résolus d'aller à l'heure même, accompagné de quelques-uns des miens chez ces étrangers. Je fis aussitôt fermer les portes de leur logis, et avant fait creuser un fossé jusqu'au lac qui en était proche, je montai avec eux en bateau et les conduisis jusque sur la frontière des Ipéniens. Là je leur payai le prix de leurs chevaux qu'ils n'avaient pu emmener, et en leur disant adieu, je les exhortai à supporter avec constance le malheur qui leur était arrivé. [154] Mais en vérité j'avais le cœur percé de douleur d'être ainsi contraint d'exposer encore une fois dans un pays ennemi des personnes qui étaient venues chercher leur sûreté près de moi. Je crus néanmoins qu'il valait mieux les mettre en hasard de mourir par la main des Romains, que de les voir assassinés devant mes yeux dans une province où je commandais, Mais ils évitèrent le malheur que j'appréhendais pour eux; car le roi Agrippa s'adoucit et leur pardonna. [XXXII] [155] En ce même temps, les habitants de Tibériade écrivirent à ce prince, et lui promirent de se rendre à lui s'il leur voulait envoyer (les troupes pour la conservation de leur pays. [156] Sitôt que j'en eus l'avis, je m'en allai les trouver; et comme ils savaient que Tarichée avait déjà été fermée de murailles, ils me prièrent d'exécuter la parole que je leur avais donnée de leur faire la même grâce. Je le leur accordai. Fis venir des matériaux, et y mis des ouvriers. [157] Je partis trois jours après de Tibériade pour aller à Tarichée, qui en est éloignée de trente stades. Aussitôt que j'en fus sorti, quelque cavalerie romaine avant paru près de la ville, [158] les habitants qui crurent que c'étaient des troupes du roi, commencèrent à me déchirer par toutes sortes d'injures. Un homme vint en diligence m'en donner avis et ajouta que tout était disposé à une révolte. [159] Cette nouvelle m'étonna d'autant plus que j'avais renvoyé de Tarichée ce que j'avais de gens de guerre, à cause que le jour du sabbat étant proche, je désirais que les habitants le pussent célébrer en repos sans être troublé par les soldats ; [160] et j'en usais toujours de la même sorte dans cette ville, par la confiance que je prenais en l'affection des habitants que j'avais si souvent éprouvée. [161] Ainsi n'ayant auprès de moi que sept soldats et quelques uns de mes amis, je ne savais à quoi me déterminer; car d'un je ne voyais point d'apparence de rassembler mes troupes à la veille d'un jour auquel nus ne nous permettent pas de combattre, même dans mes occasions les plus pressantes; et d'autre part, je ne me trouvais pas assez fort, [162] quand même j'eusse pu en cette rencontre me servir des habitants de Tarichée et des étrangers qui s'y étaient retirés, en les engageant à m'assister par l'espérance du butin. Cependant cette affaire ne souffrait point de retardement, puisque pour peu que je différasse, ceux que l'on assurait que le roi avait envoyés se rendraient maîtres de la ville, et m'empêcheraient d'y entrer. [163] Dans la peine où je me trouvais, je donnai ordre à ceux de mes amis à qui je me fiais davantage de faire garde aux portes de la ville sans en laisser sortir personne. Je commandai ensuite aux principaux habitants de monter chacun dans un bateau avec un batelier seulement, pour me suivre jusqu'à Tibériade; et j'en pris aussi un sur lequel je montai avec sept soldats et quelques uns de mes amis. [XXXIII] [165] Ceux de Tibériade qui ne savaient pas que j'eusse été averti de ce qui s'était passé, voyant qu'il n'était arrivé aucune troupe du roi, et que tout le lac était couvert de bateaux qu'ils croyaient pleins de gens de guerre, furent saisis d'une si grande frayeur qu'ils changèrent aussitôt de sentiments; [166] ils déposèrent les armes et vinrent au devant de moi avec leurs femmes et leurs enfants; et en me souhaitant toutes sortes de prospérités, ils me priaient de leur continuer les témoignage: de mon affection. [167] Je commandai à ceux qui conduisaient les bateaux qui me suivaient de jeter l'ancre loin (le la terre, afin qu'on ne pût s'apercevoir du peu de monde qui était dedans ; et m'étant approché du rivage, je fis de grands reproches à ceux de la ville d'avoir violé si légèrement la foi qu'ils m'avaient donnée. [168] Je leur promis néanmoins de leur pardonner, pourvu qu'ils m'envoyassent dix des principaux d'entre eux; ce qu'ils firent à l'heure même. Je leur en demandai encore dix autres ; [XXXIV] [169] et je continuai à user du même artifice jusqu'à ce que j'eusse peu à peu envoyé par ce moyen à Tarichée tout le sénat de Tibériade et un grand nombre des principaux habitants. [170] Alors le menu peuple voyant le péril où il était, me pria de faire punir l'auteur de la sédition. C'était un jeune homme nommé Clitus, très hardi et très entreprenant. [171] Je me trouvai assez embarrassé ; car d'un côté je ne pouvais me résoudre à faire tuer un homme de ma nation ; et de l'autre, il était important d'en faire un châtiment exemplaire. Dans cette difficulté, je pris un parti sur le champ, qui fut de commander à Lévi, l'un de mes gardes, de se saisir de Clitus, et de lui couper une main. [172] Comme je vis qu'il n'osait l'entreprendre au milieu d'une si grande multitude, ne voulant pas que ceux de Tibériade s'aperçussent de sa timidité : j'appelai Clitus et lui dis : «Ingrat et perfide que vous êtes, puisque vous avez mérité que les deux mains vous soient coupées, soyez vous-même votre bourreau, si vous ne voulez être châtié plus sévèrement. » [173] Sur cela il me conjura de lui conserver au moins une main. Je le lui accordai; mais en feignant de m'y résoudre avec peine ; et à l'instant, il se coupa lui-même la main gauche avec son épée. Ainsi le tumulte cessa ; [XXXIV] [174] je m'en retournai à Tarichée, et ceux de Tibériade ne pouvaient assez admirer que j'eusse apaisé cette sédition sans effusion de sang. [175] Quand je fus arrivé à Tarichée, je fis venir dîner avec moi mes prisonniers, entre lesquels étaient Justus et Pistus, son père, et leur dis que je savais comme eux quelle était la puissance des Romains; mais que le grand nombre des factieux m'empêchait de faire paraître mes sentiments, [176] et que je leur conseillais de demeurer comme moi dans le silence, en attendant un meilleur temps; que cependant ils devaient être bien aises de m'avoir pour gouverneur, puisque nul autre ne les pouvait mieux traiter. [177] Sur quoi je fis souvenir Justus qu'avant ma venue, les Galiléens avait fait couper les mains à son frère, en lui supposant de fausses lettres ; qu'après le départ de Philippe, les Gamalitains, dans une contestation qu'ils eurent avec les Babyloniens, avaient tué Chares, parent de Philippe; [178] au lieu que je n'avais fait souffrir qu'une peine fort légère à Jésus, son frère, qui avait épousé la sœur de Justus. Après cela, je mis en liberté Justus et tous les siens. [XXXVI] [179] Peu auparavant, Philippe, fils de Jacim, était parti du château de Gamala pour la raison que je vais dire. [180] Aussitôt qu'il eut appris, que Varus s'était révolté contre le roi Agrippa, et qu'Équus Modius, qui était fort son ami, lui avait été donné pour successeur, il écrivit à ce dernier pour l'avertir de l'état où il était, et le prier de faire tenir au roi et à la reine des lettres qu'il leur écrivait. [181] Modius apprit avec beaucoup de joie ce que Philippe lui mandait, et envoya ses lettres à ce prince et à cette princesse. [182] Le roi ayant ainsi connu la fausseté de ce que l'on avait publié, que Philippe s'était rendu chef des Juifs pour faire la guerre aux Romains, l'envoya quérir avec une escorte de gens de cheval, et le reçut parfaitement bien. [183] Il le montrait même aux capitaines romains en leur disant : «Voilà celui que l'on accusait de s'être révolté contre vous. ». Il l'envoya ensuite avec la cavalerie au château de Gamala, pour en ramener tous ses gens, rétablir les Babyloniens dans Bathanea, [184] et y affermir la tranquillité publique. Philippe partit avec ces ordres.
[XXXVII] [185] Cependant un nommé
Joseph qui voulait passer pour médecin, mais qui n'était qu'un charlatan,
rassembla les plus hardis d'entre les jeunes gens de Gamala, et ayant aussi
attiré à lui les principaux de la ville, persuada au peuple de secouer le joug
du roi, et de prendre les armes pour recouvrer la liberté. Il en contraignit
d'autres à entrer malgré eux dans son parti, et fit mourir ceux qui le
refusèrent ; [186] entre lesquels furent Chares, Jésus son parent, et la sœur de
Justus qui était de Tibériade. Il m'écrivit ensuite pour me conjurer de lui
envoyer du secours et des ouvriers pour bâtir les murailles de la ville ; [187] ce que
je ne jugeai pas à propos de lui refuser. [XXXVIII] [189] Cependant Jean, fils de Lévi, dont la haine s'augmentait toujours de plus en plus, ne pouvant souffrir ma prospérité, résolut de me perdre à quelque prix que ce fût. Ainsi après avoir fait enfermer de murailles Gischala, qui était le lieu de la naissance, [190] il envoya Simon, son frère, et Jonathas, fils de Sisenna, accompagné de cent hommes de guerre vers Simon. fils de Gamaliel, pour le prier de faire en sorte, auprès de ceux de Jérusalem, qu'on révoquât le pouvoir qui m'avait été donné, et qu'on l'établit gouverneur en ma place par le consentement de tout le peuple. [191] Ce Simon de Jérusalem était d'une naissance fort illustre, Pharisien de secte, et par conséquent attaché a l'observation de nos lois, [192] homme fort sage et fort prudent, capable de conduire de grandes affaires, ancien ami de Jean, et qui alors me haïssait. [193] Ainsi touché des prières de son ami, il représenta aux grands sacrificateurs Ananus, et Jésus fils de Gamala, et aux autres qui étaient de son parti, qu'il leur importait de m'ôter le gouvernement de la Galilée, avant que je m'élevasse à un plus haut degré de puissance ; mais qu'il n'y avait point de temps à perdre, parce que si j'en avais avis, je pourrais venir attaquer la ville avec une armée. [194] Ananas lui répondit, que ce qu'il proposait n'était pas facile à exécuter, parce que plusieurs des sacrificateurs et des principaux d'entre le peuple rendaient des témoignages de moi fort avantageux, et qu'ainsi il n'était pas raisonnable d'accuser un homme à qui on ne pouvait rien reprocher. [XXXIX] [195] Simon les pria de tenir au moins la chose secrète, et dit qu'il se chargeait de l'exécution. Il manda ensuite le frère de Jean, et le chargea de rapporter à son frère que, pour venir à bout de son dessein, il envoyât des présents à Ananus. [196] Ce moyen lui réussit ; car Ananus et les autres s'étant laissé corrompre par de l'argent, résolurent de m'ôter mon gouvernement, sans que nul autres de Jérusalem que ceux de leur faction en eussent connaissance. Ils envoyèrent pour cet effet quatre personnes, qui, bien que de diverse naissance, étaient savants et habiles ; [197] savoir, d'entre le peuple, Jonathas et Ananias pharisiens ; et de la race sacerdotale, Gosor aussi pharisien ; auxquels on joignit Simon, qui était le plus jeune de tous, et descendu des grands sacrificateurs. [198] L'ordre qu'ils leur donnèrent fut d'assembler les Galiléens, et de leur demander d'où venait cette grande affection qu'ils avaient pour moi ; que s'ils disaient que c'était parce que j'étais de Jérusalem, ils leur répondissent qu'eux quatre en étaient aussi : que s'ils disaient que c'était à cause que j'étais fort savant dans la loi, ils leur repartissent qu'ils n'en étaient pas moins instruits que moi ; et que s'ils disaient que j'étais parce que j'étais sacrificateur, ils répliquassent que deux d'entre eux l'étaient aussi. [XL] [199] Jonathas et ses collègues partirent avec ces instructions, et avec quarante mille deniers d'argent qu'on leur donna du trésor public. [200] Un nommé Jésus, qui était de Galilée, étant en ce même temps venu à Jérusalem, avec six cents hommes de guerre, qu'il commandait, ils le payèrent pour trois mois ainsi que tous ses gens, et l'engagèrent ainsi à les suivre pour exécuter tout ce qu'ils lui ordonneraient ; ils joignirent encore à lui trois cents habitants de Jérusalem qu'ils payèrent aussi. [201] Ils partirent en cet état, ayant encore avec eux Simon, frère de Jean, et cent soldats qu'ils avaient amenés. [202] Ils avaient de plus un ordre secret de me mener à Jérusalem si je quittais volontairement les armes ; et de me tuer si je faisais résistance, sans craindre d'en être punis, comme ne l'ayant fait qu'en vertu de leur pouvoir. [203] Ils avaient aussi des lettres adressées à Jean, pour l'exhorter à me faire la guerre, et d'autres habitants de Séphoris, de Gabara et de Thibériade, pour les porter à lui donner du secours. [XLI] [204] Jésus, fils de Gamala, qui avait eu part à tous ces conseils, et qui était fort mon ami, en donna avis à mon père, qui me l'écrivit fort au long. Et dans la douleur que j'eus de ce que la jalousie de mes citoyens avait par une si grande ingratitude conspiré ma perte, j'étais encore affligé des instances que mon père me faisait de l'aller trouver, afin de lui donner avant de mourir la consolation de me voir. [205] Je communiquai toutes ces choses à mes amis, et leur dis que j'étais résolu de partir dans trois jours. Ils me conjurèrent avec larmes de ne les point exposer, par mon éloignement, à une ruine inévitable. Mais je ne pouvais me résoudre à le leur accorder, parce que je me considérais moi-même encore plus qu'eux. [206] En ce même temps les Galiléens, craignant que mon absence ne les exposât à la violence de ces libertins, qui couraient continuellement la campagne, envoyèrent donner avis dans toute la Galilée du dessein que j'avais de m'en aller. [207] Ils vinrent aussitôt de tous côtés me trouver au bourg d'Azochim, dans le grand champ, avec leurs femmes et leurs enfants, non pas tant à mon avis par l'affection qu'ils me portaient, que par leur propre intérêt, à cause qu'ils croyaient d'avoir rien à craindre tandis que je serais avec eux. [XLII] [208] J'eus alors durant la nuit un étrange songe ; car m'étant endormi dans une grande tristesse, à cause des lettres que j'avais reçues, [209] il me sembla que je voyais un homme qui me disait : "Consolez-vous et ne craignez point. Le déplaisir dans lequel vous êtes sera la cause de votre bonheur et de votre élévation, et vous ne sortirez pas seulement avec avantage de ce péril, vous sortirez aussi de plusieurs autres. Ne vous laissez donc point abattre, prenez courage; [210] et souvenez-vous de l'avis que je vous donne qu'il vous faudra faire la guerre contre les Romains. » M'étant levé en suite de ce songe et voulant sortir de mon logis, cette multitude de Galiléens, mêlée de femmes et d'enfants, ne m'eut pas plus tôt aperçu qu'ils se jetèrent tous le visage contre terre, et me conjurèrent avec larmes de ne les point abandonner, et de ne point laisser leur pays à la discrétion de leurs ennemis ; [211] et comme ils voyaient que je ne me laissais point fléchir à leurs prières, ils faisaient mille imprécations contre ceux de Jérusalem, qui ne pouvaient souffrir qu'ils vécussent en repos sous ma conduite. [XLIII] [212] Une si grande affection de tout ce peuple me toucha le cœur. Je crus qu'il n'y avait point de péril auquel je ne dusse m'exposer pour leur conservation ; et ainsi je leur promis de demeurer. [213] Je leur commandai de choisir cinq mille hommes d'entre eux avec des armes et des munitions de bouche, pour me suivre, et renvoyai tout le reste. Je marchai avec cinq mille hommes, trois mille soldats que j'avais déjà, et quatre-vingts chevaux, vers un bourg de la frontière de Ptolémaïde, nommé Chabolon, pour m'opposer à Placide, [214] que Cestius Gallus avait envoyé avec de l'infanterie et une compagnie de cavalerie, pour mettre le feu dans les villages des Galiléens, qui sont aux environs de Ptolémaïde. Il se campa et se retrancha proche de la ville, et je fis la même chose à soixante stades près de Chaholon. [215] Ainsi étant si proches les uns des autres, nous sortions souvent hors de nos retranchements comme pour donner bataille : mais il ne se passa que de légères escarmouches, parce que plus Placide voyait que je désirais d'en venir aux mains, plus il craignait de s'engager dans un grand combat et ne voulait point s'éloigner de Ptolémaïde.
[XLIV] [216]
Les choses étant en cet état Jonathas, et ses collègues arrivèrent dans la
province, et comme ils n'osaient m'attaquer ouvertement ils tâchèrent de me
surprendre, [217] et pour cela ils m'écrivirent une lettre dont voici les propres
paroles :
[XLV] [228]
Je mis cette lettre entre les mains de ce cavalier et envoyai avec lui trente
des personnes des plus considérables de Galilée, avec ordre de saluer seulement
ces députés sans leur parler d'affaire quelconque, et je leur donnai à chacun
pour les accompagner un de ceux de mes soldats sur lequel je comptais le plus,
et à qui je commandai d'observer soigneusement si ces galiléens n'entreraient
point en discours avec Jonathas. [229] Ces députés de Jérusalem se voyant ainsi
trompés dans leur espérance, m'écrivirent une autre lettre dont voici les mots :
[XLVI] [236] Jonathas
et ses collègues ne m'écrivirent plus après avoir reçu cette lettre, mais
tinrent conseil avec leurs amis et avec Jean, pour délibérer sur les moyens de
m'attaquer. [237] Jean proposa d'écrire à toutes les villes, tous les bourgs et tous
les villages de la Galilée, disant qu'il se trouverait au moins dans chacun une
personne ou deux qui ne m'aimaient pas ; qu'on les ferait venir pour déposer
contre moi; qu'on dresserait un acte de leurs dépositions pour faire connaître
que les Galiléens m'avaient déclaré leur ennemi; et que l'on enverrait cet acte
à Jérusalem pour y être confirmé, ce qui donnerait de la crainte aux Galiléens
qui m'affectionnaient, et les porterait à m'abandonner. [238] Cette proposition fut
fort approuvée; [239] et environ la troisième heure de la nuit Sachée vint m'en donner
avis.
[XLVII] [242] J'ordonnai ensuite aux Galiléens le se trouver le lendemain en armes à Gabara
avec des vivres pour trois jours ; je séparai en quatre troupes les gens de
guerre qui restaient auprès de moi, leur donnai pour chefs ceux de mes gardes
dont j'étais très assuré et leur défendis de recevoir parmi eux aucun soldat
qu'ils ne connussent. [243] Le lendemain lorsque j'arrivai à Gabara environ la
cinquième heure du jour, je trouvai la campagne toute pleine de Galiléens armés
qui venaient à mon secours, et avec eux une grande quantité de paysans. [244] Comme je
commençais à leur parler, ils s'écrièrent tout d'une voix que j'étais leur
bienfaiteur et le sauveur de leur pays. Je les remerciais de leur affection, et
les exhortai à rien faire tort à personne, mais à se contenter des vivres qu'ils
avaient apportés, sans rien piller dans les villages, parce que je désirais
apaiser ce trouble sans effusion de sang et sans violence. [XLVIII] [246] Aussitôt qu'ils eurent avis que je m'approchais, ils se retirèrent, et Jean avec eux, dans la maison de Jésus, qui était une grande et somme toute tour peu différente d'une citadelle. Ils y cachèrent une compagnie de gens de guerre, fermèrent toutes les portes à la réserve d'une seule, et m'attendirent, dans l'espérance que j'irais les saluer. [247] Ils avaient commandé à leurs soldats de ne laisser entrer que moi seul et de repousser tous les autres, croyant qu'après cela il leur serait facile de m'arrêter. [248] Mais cette trahison ne leur réussit pas, parce que sur la défiance que j'en eus, j'entrai dans une maison proche de la leur et feignis d'avoir besoin de me reposer. [249] Ils crurent que je dormais en effet, et sortirent pour persuader à mes troupes de m'abandonner comme m'étant fort mal acquitté de ma charge. [250] Il arriva néanmoins tout le contraire ; car les Galiléens ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu'ils témoignèrent hautement l'affection qu'ils avaient pour moi, et leur reprochèrent que sans que je leur en eusse donné le moindre sujet ils venaient troubler la tranquillité de la province ; à quoi ils ajoutèrent qu'ils pouvaient bien s'en retourner puisqu'ils ne recevraient point d'autres gouverneurs. [251] Cela m'ayant été rapporté, je m'avançais pour entendre ce que disait Jonathas. Tout ce peuple me reçut avec des acclamations de joie et des remerciements de les avoir gouvernés avec tant de justice et de bonté. [XLIX] [252] Jonathas et ses collègues les entendant parler de la sorte ne regardèrent pas leur vie comme en sûreté et ne pensaient qu'à s'enfuir. Mais cela n'était pas en leur pouvoir. Je leur dis de demeurer ; et ils en furent si effrayés, qu'ils paraissaient être hors d'eux-mêmes. [253] Après que j'eus imposé silence à tout ce peuple j'ordonnai à ceux de mes soldats en qui je me confiais le plus de garder les avenues, et commandai à tout le reste de se tenir sous les armes pour empêcher les surprises de Jean ou de nos autres ennemis. [254] Je commençai par leur parler de la première lettre que ces députés m'avaient écrite, par laquelle ils me mandaient qu'ils avaient été envoyés de Jérusalem pour terminer les différends d'entre Jean et moi, et me priaient de les aller trouver. [255] Et afin que personne n'en pût douter, je produisis cette lettre et ajoutai, en adressant la parole à Jonathas : [256] « Si me trouvant obligé de me justifier devant vous et vos collègues des accusations de Jean contre moi, j'avais produit deux ou trois témoins très gens de bien qui rendissent témoignage de la sincérité de mes actions, n'est-il pas vrai que vous ne pourriez pas ne point m'absoudre ? [257] Mais maintenant, pour vous faire connaître de quelle sorte je me suis conduit dans l'exercice de ma charge, je ne me contente pas de produire trois témoins, je produis tous ceux que vous voyez devant vous. [258] Interrogez-les sur mes actions, et qu'ils vous disent s'ils y ont trouvé quelque chose à reprendre. Et vous tous, ajoutai-je, en m'adressant aux Galiléens, le plus grand plaisir que vous me puissiez me faire est de ne point dissimuler la vérité ; mais de déclarer hardiment devant ces messieurs, comme s'ils étaient nos juges, si j'ai commis quelque chose digne de reproche dans les fonctions de ma charge. » [L] [259] Après que j'eus parlé de la sorte, tous d'une commune voix dirent que j'étais leur bienfaiteur et leur conservateur, témoignèrent qu'ils approuvaient toute ma conduite et me prièrent de continuer à les gouverner comme j'avais fait jusque alors, assurant tous avec serment que je n'avais jamais souffert qu'on eût attenté à l'honneur de leurs femmes, ni ne leur avais jamais causé aucun déplaisir. [260] Je lus ensuite, si haut que plusieurs des Galiléens le puissent entendre les deux lettres de Jonathas ayant été interceptées et qui m'accusaient par une pure calomnie d'avoir plutôt agit en tyran qu'en gouverneur. [261] Et parce que je ne voulais pas qu'ils sussent de quelle sorte elles étaient tombées entre mes mains, de crainte qu'ils n'osassent plus continuer à écrire, je dis que les messagers me les avaient apportées d'eux-mêmes.
[LI] [262] Ces lettres irritèrent de telle
sorte toute cette multitude contre Jonathas et ses collègues, qu'ils se jetèrent
sur eux et les eussent sans doute tués si je ne les en eusse empêché. Je dis à
Jonathas que je leur pardonnais tout ce qu'ils avaient fait contre moi, pourvu
qu'ils changeassent de conduite et retournassent dire en Jérusalem à ceux qui
les avaient députés de quelle manière je m'étais conduit dans mon emploi. [263] Ils me
le promirent et je les renvoyai, quoique je ne doutasse pas qu'ils me
manqueraient de parole. Mais la fureur de ce peuple continuant toujours, ils me
conjuraient de leur permettre de les punir ; [264] et bien que je m'efforçasse de tout
mon pouvoir de modérer leur colère et de leur persuader de leur pardonner, en
leur remontrant qu'il n'y a point de sédition qui ne soit désavantageuse au
public, ils voulaient à toute force aller attaquer le logis de Jonathas. [LII] [266] Lorsque je fus arrivé a Sogan, je fis faire halte à mes troupes et après les avoir averties de ne pas se laisser emporter si aisément à la colère, je dis à cent des considérables Galiléens, tant par leur qualité que par leur âge, de se préparer à aller à Jérusalem faire connaître quels étaient ceux qui troublaient la province; [267] et je leur dis que s'ils pouvaient faire entendre raison au peuple, il fallait le porter à m'écrire des lettres par lesquelles il me confirmait dans le gouvernement de la Galilée [268] et commanderait à Jean de s'en éloigner. Ils partirent trois jours après avec ces ordres et je leur donnai cinq cent soldats pour les accompagner. [269] J'écrivis aussi à quelques-uns de mes amis de Samarie de pourvoir à la sûreté de leur passage ; car cette ville était déjà assujettie aux Romains, et comme ce chemin était le plus court, ils n'auraient pu, s'ils ne l'eussent pris, arriver dans trois jours à Jérusalem. [270] Je les conduisis à la frontière, posai des gardes sur les chemins pour empêcher que l'on ne pût rien apprendre de leur départ, et m'arrêtai durant quelque jours à Japha. [LIII] [271] Jonathas et ses collègues voyant que tous leurs desseins leur avaient si mal réussi, renvoyèrent Jean à Gischala et s'en allèrent à Tibériade dans l'espérance de s'en rendre maître, parce que Jésus qui en exerçait alors la souveraine magistrature, leur avait promis de persuader au peuple de les recevoir et de se soumettre à eux. [272] Sila, que j'y avais laissé pour mon lieutenant, m'en avertit aussitôt et me pressa de retourner en diligence; ce qu'ayant fait, je m'exposai à un grand péril par la rencontre que je vais dire. [273] Jonathas et ses qui étaient déjà arrivés à Tibériade avaient porté plusieurs des habitants qui ne m'aimaient pas à se révolter contre moi, furent fort surpris de ma venue. Ils vinrent me trouver et après m'avoir salué [274] me dirent qu'ils se réjouissaient de l'honneur que j'avais acquis par la manière dont je m'étais conduit dans ma charge, et qu'ils y prenaient part comme étant leurs concitoyens. Ils me protestèrent ensuite que mon amitié leur était beaucoup plus considérable que celle de Jean, et me prièrent de m'en retourner, sur l'assurance qu'ils me donnaient de le remettre bientôt entre mes mains. [275] Ils me le confirmèrent par des serments si terribles et si sacrés parmi nous, que je crus être obligé en conscience d'y ajouter foi; et pour m'empêcher de trouver étrange qu'ils insistassent si fort sur mon éloignement, ils me dirent que le jour du sabbat étant proche, ils désiraient empêcher qu'il n'arrivât quelque trouble parmi le peuple. [LIV] [276] Comme je ne me défiais point d'eux, je me retirai à Tarichée; mais je laissai dans la ville des personnes avec charge d'observer tout ce que l'on dirait de moi, et de le faire savoir à d'autres que je disposai en divers endroits sur le chemin qui va de Tibériade à Tarichée, afin de m'en apporter des nouvelles avec plus de diligence. [277] Le lendemain, tout le peuple s'assembla dans un lieu fort spacieux qui était destiné pour la prière. Jonathas s'y trouva aussi, et n'osant parler ouvertement de révolte, il se contenta de dire que la ville avait besoin de changer de gouverneur. [278] Mais Jésus, qui était le principal magistrat, ajouta sans rien dissimuler, qu'il était beaucoup plus avantageux d'obéir à quatre personnes qu'à une seule; d'autant plus que ces quatre étaient d'une naissance illustre et d'une singulière prudence; et en parlant de la sorte il montrait Jonathas et ses collègues. Justus loua cet avis et attira quelques-uns des habitants à son opinion. Mais le peuple n'entra point dans ce sentiment; et il serait arrivé sans doute une sédition si la sixième heure, qui au jour du sabbat nous oblige à aller dîner, ne fût venue. L'assemblée ayant donc été remise au lendemain, les députés s'en retournèrent sans rien faire. [280] Sitôt que j'en eus la nouvelle, je me résolus d'aller dès le matin à Tibériade. Ainsi, étant parti de Tarichée au point du jour, je trouvai que le peuple était déjà assemblé dans l'oratoire, sans qu'il sût pourquoi il s'y assemblait. [281] Jonathas et ses collègues fort surpris de me voir, firent courir le bruit qu'il avait paru de la cavalerie romaine près d'Homonéa, qui n'est éloigné que de trente stades de la ville. [282] Sur quoi ils s'écrièrent qu'il ne fallait pas souffrir que les ennemis vinssent ainsi à leur vue piller la campagne; ce qu'ils disaient à dessein de m'obliger à sortir pour secourir les habitants du plat pays, et demeurer cependant maîtres de la ville en gagnant à mon préjudice l'affection des habitants. [LV] [283] Je n'eus pas de peine à m'apercevoir de leur artifice et fis néanmoins ce qu'ils désiraient, afin de ne pas donner sujet à ceux de Tibériade de croire que je négligeais ce qui regardait leur sûreté. Je m'y en allai donc en diligence et reconnus qu'il n'y avait pas seulement la moindre apparence du bruit que l'on avait fait courir. [284] Je revins aussitôt et trouvai que le sénat et le peuple étaient déjà assemblés, et que Jonathas faisait une grande invective contre moi, disant que je méprisais le soin de la guerre et ne pensais qu'à me divertir. [285] Sur quoi il produisait quatre lettres qu'il assurait avoir reçues des Galiléens des frontières, par lesquelles ils lui demandaient un prompt secours contre les Romains, qui menaçaient d'entrer dans trois jours dans leur pays avec grand nombre d'infanterie et de cavalerie. [286] Ceux de Tibériade ajoutèrent trop aisément foi à ce rapport et se mirent à crier qu'il n'y avait point de temps à perdre; mais qu'il fallait que j'allasse promptement remédier à un si pressant péril. [287] Quoique je comprisse assez le dessein de Jonathas , je ne laissai pas de dire que j'étais prêt à marcher; mais que les quatre lettres que l'on avait représentées étant écrites de divers endroits également menacés, il fallait distribuer toutes nos troupes en cinq corps, dont chacun des députés de Jérusalem en commanderait un, et moi un autre, [288] puisque d'aussi braves gens qu'ils étaient devaient assister la république de leurs personnes aussi bien que de leurs conseils. [289] Cette proposition plut extrêmement à tout le peuple et ils nous pressaient tous de l'exécuter. Les députés, au contraire ne furent pas peu troublés de voir que j'avais ainsi renversé leurs nouveaux desseins.
[LVI] [290] Sur quoi
Ananias, l'un d'entre eux, qui était un fort méchant homme et fort artificieux,
proposa de publier un jeûne pour le lendemain et que chacun se rendit sans armes
au même lieu et à la même heure pour témoigner qu'ils ne pouvaient rien sans le
secours et l'assistance de Dieu. [291] Ce qu'il ne disait pas par zèle de religion ;
mais afin de me désarmer moi et tous les miens. Je fus contraint néanmoins d'y
consentir de peur qu'il ne semblât que je méprisasse ce qui avait une si grande
apparence de piété. [LVII] [294] Quand je fus arrivé avec mes amis, Jésus, qui se tenait à la porte, ne permit à aucun des miens d'entrer ; [295] et lorsque l'on allait commencer la prière, il me demanda ce que j'avais fait des meubles et de l'argent non monnayé qu'on avait pillé dans le palais du roi lorsqu'on y avait mis le feu ; ce qu'il ne faisait que pour gagner du temps jusqu'à ce que Jean fût arrivé. [296] Je lui répondis que j'avais tout mis entre les mains de Capella et de dix des principaux habitants de Tibériade, et qu'il pouvait leur demander si je ne disais pas vrai. Sur quoi Capella et les autres reconnurent qu'il en était ainsi. Jésus me demanda ensuite ce que j'avais fait des vingt pièces d'or que j'ai ais tirées de quelque argent non monnoyé [297] que j'avais fait vendre. Je répondis que je les ai ais données à ceux que j'avais envoyés à Jérusalem pour la dépense de leur voyage. Sur cela Jonathas et ses collègues dirent que j'avais eu tort de les paver aux dépens du public. [298] Une si grande malice irrita le peuple. Et lorsque je vis qu'il était prêt à s'émouvoir, je repartis pour l'animer de plus en plus : que si j'ai ais mal fait d'avoir donné ces vingt pièces d'or des deniers publies, j'offrais de les payer du mien, afin de faire cesser leurs plaintes. [LVIII] [299] Ces paroles faisant voir si clairement jusqu'à quel point allait leur injustice contre moi, le peuple s'émut encore davantage. [300] Quand Jésus vit que cette affaire prenait un chemin contraire à celui qu'ils avaient espéré, il commanda au peuple de se retirer, et dit que le sénat seul eût à demeurer, parce que ces sortes d'affaires ne devaient pas se traiter tumultueusement. [301] Sur quoi le peuple criant qu'il me voulait pas laisser seul avec eux, un homme vint dire tout bas à Jésus que Jean était proche avec ses troupes. Alors Jonathas ne pouvant plus se retenir et Dieu le permettant peut-être ainsi pour me sauver, puisque autrement je n'aurais pu éviter de périr par les mains de Jean. « [302] Cessez, dit-il, ô habitants de Tibériade de vous mettre en peine touchant ces vingt pièces d'or; car ce n'est pas pour ce sujet que Joseph mérite de perdre la vie; c'est parce qu'il vous trompe et s'est rendu votre tyran. " Et achevant ces paroles, lui et ceux de sa faction se mirent en devoir de me tuer. [303] Mais ceux qui étaient venus avec moi avant tiré leurs épées, et le peuple ayant pris des pierres pour assommer Jonathas, ils me tirèrent d'entre les mains de mes ennemis. [LIX] [304] Comme je me retirais, je vis venir Jean avec les siens. Je gagnai le lac par un chemin détourné, montai dans un bateau, me sauvai à Tarichée et échappai ainsi d'un si grand péril. [305] J'assemblai aussitôt les principaux des Galiléens et leur fis entendre comment, contre toute sorte de justice, il s'en était peu fallu que Jonathas et ceux de sa faction ne m'eussent assassiné. [306] Ils s'en mirent en une telle colère, qu'ils me conjurèrent de ne pas différer davantage à les mener contre eux et leur permettre d'exterminer Jean, Jonathas et tous ses collègues. [307] Je les retins, en leur représentant qu'il fallait avant que d'en venir aux armes attendre le retour de ceux que j'avais envoyés à Jérusalem, afin de ne rien faire que de leur consentement. Cependant Jean voyant que son dessein était manqué, était retourné à Gischala. [LX] [309] Peu de temps après, ceux que j'avais envoyés à Jérusalem revinrent et me rapportèrent que le peuple avait trouvé très mauvais que le grand sacrificateur Ananus et Simon, fils de Gamaliel, eussent sans sa participation envoyé des députés en Galilée pour me déposséder de ma charge, [310] et qu'il ne s'en était guère fallu qu'il n'eût mis le feu à leurs maisons. Ils me rendirent aussi des lettres par lesquelles les principaux de la ville, de l'autorité et du consentement de tout le peuple me confirmaient dans mon gouvernement et ordonnaient à Jonathas et à ses collègues de s'en retourner. [311] Lorsque j'eus reçu ces lettres, je m'en allai à Arbella où j'avais ordonné aux Galiléens de s'assembler ; et là mes envoyés leur racontèrent de quelle sorte le peuple de Jérusalem irrité de la méchanceté de Jonathas [312] m'avait maintenu dans ma charge et lui avait commandé de s'en retourner avec ses collègues. J'envoyai ensuite à ces quatre députés les lettres qui leur étaient écrites à eux-mêmes, et commandai à celui que j'en chargeai de bien observer leur contenance. [LXI] [313] Ils furent terriblement troublés et envoyèrent aussitôt quérir Jean. Ils tinrent ensuite conseil avec le sénat de Tibériade et les principaux de Gabara, afin de délibérer sur ce qu'ils avaient à faire. [314] Ceux de Tibériade furent d'avis que Jonathas et ses collègues devaient continuer à prendre soin des affaires pour ne pas abandonner une ville qui s'était mise entre leurs mains ; et cela d'autant plus tôt que j'avais résolu de les attaquer ; ce qu'ils avançaient faussement. [315] Jean approuva cet avis et y ajouta qu'il fallait envoyer deux des députés à Jérusalem pour m'accuser devant le peuple d'avoir mal gouverné la Galilée ; et qu'il leur serait aisé de le lui persuader, tant par la considération de leur qualité que par la légèreté qui lui est si naturelle. [316] Chacun approuva cette proposition ; et aussitôt Jonathas et Ananias partirent, et leurs deux collègues demeurèrent à Tibériade, où on leur donna cent hommes pour leur garde.
[LXII] [317] Les habitants travaillèrent ensuite à la
réparation de leurs murailles, prirent les armes et envoyèrent à Gischala
demander des troupes à Jean pour s'en servir au besoin contre moi. [LXIII] [324] Et comme j'avais, toujours le dessein de me saisir de Jean et de Joasar, les deux autres collègues de Jonathas qui étaient demeurés à Tibériade, je Ies fis prier de s'avancer hors de la ville avec ceux de leurs amis et de leurs gardes qu'ils voudraient choisir pour leur sûreté, parce que je désirais conférer avec eux des moyens d'entrer en quelque accommodement pour partager ensemble le gouvernement de la Galilée. [325] Simon, ébloui d'une proposition si avantageuse, fut assez mal habile pour l'accepter ; mais Joasar, au contraire, se défiant qu'il y eût quelque mauvais dessein caché ne tomba point dans ce piège. Je fis de grands compliments à Simon et à ses amis de ce qu'ils avaient bien voulu venir ; [326] et l'ayant éloigné peu à peu de sa troupe sous prétexte de lui dire quelque chose en secret, je le pris à travers le corps et le mis entre les mains de quelques-uns des miens pour le mener dans ce bourg où j'avais des gens cachés ; et leur ayant donné le signal, je marchai vers Tibériade. [327] Alors le combat commença. Il fut fort opiniâtre ; et les miens étaient prêts à lâcher pied si je ne leur eusse redonné du cœur. Enfin, après avoir couru risque d'être défait, je contraignis les ennemis à rentrer dans la ville. Cependant quelques-uns de ceux que j'avais envoyés par le lac avec ordre de mettre le feu dans la première maison qu'ils prendraient, avant exécuté ce commandement, [328] les habitants qui s'imaginèrent que la ville était prise de force, mirent bas les armes et me prièrent avec leurs femmes et leurs enfants de leur pardonner. [329] Je le leur accordai, arrêtai la fureur des soldats, et la nuit étant proche, je fis sonner la retraite. [330] J'envoyai quérir Simon pour souper avec moi, le consolai et lui promis de le renvoyer en toute sûreté à Jérusalem avec tout ce dont il aurait besoin pour son voyage. [LXIX] [331] J'entrai le lendemain avec dix mille hommes armés dans Tibériade et fis venir dans la place les principaux de la ville, à qui je commandai de déclarer quels avaient été les auteurs de la sédition. [332] Ils le firent, et je les envoyai liés à Jotapat. Quant à Jonathas et à ses collègues, je les fis conduire avec une escorte jusqu'à Jérusalem et pourvus à tout ce qui était nécessaire pour leur voyage. [333] Ceux de Tibériade vinrent une seconde fois me prier d'oublier les sujets que j'avais de me plaindre d'eux, en m'assurant qu'ils répareraient par leur fidélité les fautes qu'ils avaient commises par le passé, et me conjurèrent de vouloir faire rendre ce que l'on avait pillé. [334] Je commandai aussitôt que l'on apportât dans la grande place tout ce qui avait été pris. Et comme les soldats avaient peine à s'y résoudre, je jetai les yeux sur l'un d'eux qui était beaucoup mieux vêtu qu'à l'ordinaire, et lui demandai où il avait pris cet habit. [335] Il avoua qu'il l'avait pillé ; je lui fis donner plusieurs coups et menaçai les autres de les traiter encore plus sévèrement s'ils ne rapportaient tout leur butin. Ils obéirent ; et je fis rendre à des habitants ce qui lui appartenait.
[LXV] [336]
Je crois devoir faire connaître en ce lieu la mauvaise foi de Justus et des
autres, qui ayant de cette même affaire dans leurs histoires, n'ont point eu
honte, pour satisfaire leur passion et leur haine, de l'exposer aux yeux de la
postérité tout autrement qu'elle ne s'est passée en effet ; [337] en quoi ils ne
différaient en rien de ceux qui falsifient les actes publics, sinon qu'en ce
qu'ils n'appréhendent point qu'on les en punisse. [338] Ainsi Justus ayant entrepris
de se rendre recommandable en écrivant cette guerre, a dit de moi plusieurs
choses très fausses et n'a pas été plus véritable en ce qui regarde son propre
pays. C'est ce qui me contraint maintenant, pour le convaincre, de rapporter ce
que j'avais tu jusqu'ici ; [339] et on ne doit pas s'étonner de ce que j'ai tant
différé. Car encore qu'un historien soit obligé de dire la vérité, il peut ne
pas s'emporter contre les méchants, non qu'ils méritent qu'on les favorise, mais
pour demeurer dans les termes d'une sage modération. [340] Ainsi, Justus, pour revenir
à vous qui prétendez être celui de tous les historiens à qui on doit ajouter le
plus de foi, dites-moi, je vous prie, comment est-il possible que les Galiléens
et moi ayons été cause de la révolte de votre pays contre les Romains et contre
le roi, [341] puisque avant que la ville de Jérusalem m'eût envoyé pour gouverneur
dans la Galilée, vous et ceux de Tibériade aviez déjà pris les armes et fait la
guerre à ceux de la province de Décapolis, en Syrie. Car pouvez-vous nier que
vous n'ayez mis le feu dans leurs villages et qu'un de vos gens n'y ait été tué,
[342] ce dont je ne suis pas le seul qui rend témoignage, puisque cela se trouve même
dans les commentaires de l'empereur Vespasien, où l'on voit que lorsqu'il était
à Ptolémaïde, les habitants de Décapolis le prièrent de vous faire châtier comme
l'auteur de tous leurs maux; [343] et il l'aurait fait sans doute, si le roi Agrippa,
entre les mains de qui on vous avait mis pour en faire justice, ne vous eût fait
grâce à la prière de Bérénice, sa sœur ; ce qui n'empêcha pas que vous ne
demeurassiez longtemps en prison. [344] Mais la suite de vos actions a fait aussi
clairement
connaître quel vous avez été pendant toute votre vie et que c'est vous qui avez
porté votre pays à se révolter contre les Romains, comme je le ferai voir par
des preuves très convaincantes. [345] Je me trouve donc obligé maintenant, à cause de
vous, d'accuser les autres habitants de Tibériade, et de montrer que vous
n'avez été fidèle ni au roi, ni aux Romains. [346] Séphoris et
Tibériade d'où vous
avez tiré votre naissance, sont les plus grandes villes de la Galilée. La
première, qui est assise au milieu du pays et qui a tout autour de soi plusieurs
villages qui en dépendent, étant résolue à demeurer fidèle aux Romains,
quoiqu'elle eût pu facilement se soulever contre eux, n'a jamais voulu me
recevoir ni prendre les armes pour les Juifs. [347] Mais dans la crainte que ses
habitants avaient de moi, ils me surprirent par leurs artifices et me portèrent
même à leur bâtir des murailles. Ils reçurent ensuite volontairement garnison de
Cestius Gallus, gouverneur de Syrie, pour les Romains, et me refusèrent l'entrée
de leur ville, parce que je leur étais trop redoutable. [348] Ils ne voulurent pas
même nous secourir lors du siège de Jérusalem, quoique le Temple qui leur était
commun avec nous, fût en péril de tomber entre les mains de nos ennemis, tant
ils craignaient. Qu'ils ne parussent prendre les armes contre les Romains. [349] Mais
c'est ici, Justus, qu'il faut parler de votre ville. Elle est assise sur le lac
de Génésareth, éloignée d'Hippos de trente stades, de soixante de Gabare, et de
cent vingt de Scythopolis, qui est sous l'obéissance du roi. Elle n'est proche
d'aucune ville des Juifs. Qui vous empêchait donc de demeurer fidèles aux
Romains, puisque vous aviez tous quantité d'armes et en particulier et en public
? [350] Que si vous répondez que j'en fus alors la cause, je vous demande qui en a
donc été la cause depuis ? Car pouvez-vous ignorer qu'avant le siège de
Jérusalem j'avais été forcé dans Jotapat ; que plusieurs autres châteaux avaient
été pris et qu'un grand nombre de Galiléens avaient été tués dans divers combats
? [351] Si donc ce n'avait pas été, volontairement mais par crainte que vous eussiez
pris les armes, qui vous empêchait alors de les quitter et de vous mettre sous
l'obéissance du roi et des Romains, puisqu'il ne vous restait plus aucune
appréhension de moi ? [352] Mais ce qui est vrai c'est que vous avez attendu jusqu'à
ce que vous ayez vu Vespasien arrivé avec toutes ses forces aux portes de votre
ville ; et qu'alors la crainte du péril vous a désarmés. Vous n'auriez pu éviter
néanmoins d'être emportés de force et abandonnés au pillage, si le roi n'eût
obtenu de la clémence de Vespasien le pardon de votre folie. Ce n'a donc pas été
ma faute, mais la vôtre; [353] et votre perte n'est venue que de ce que vous avez
toujours été, dans le cœur, ennemi de l'empire. Car vous avez oublié que dans
tous les avantages que j'ai remportés sur vous, je n'ai voulu faire mourir aucun
des vôtres ; au lieu que les divisions qui ont partagé votre ville, non par
votre affection pour le roi et pour les Romains, mais par votre propre malice,
ont coûté la vie à cent quatre-vingt-cinq de vos citoyens pendant le temps que
j'étais assiégé dans Jotapat ? [354] Ne s'est-il pas trouvé dans Jérusalem pendant le
siège deux mille hommes de Tibériade, dont une partie ont été tués et les autres
faits prisonniers ? Et direz-vous, pour prouver que vous n'étiez point ennemis
des Romains, que vous vous étiez alors retirés auprès du roi ? Ne dirai-je pas
au contraire que vous ne le fîtes que par la crainte que vous eûtes de moi ? [355] Que
si je suis un méchant, comme vous le publiez, qu'êtes-vous donc ? vous, à qui le
roi Agrippa sauva la vie lorsque Vespasien vous avait condamné à la perdre ;
vous qu'il n'a pas laissé de faire mettre deux fois en prison, quoique vous lui
eussiez donné beaucoup d'argent; vous qu'il envoya deux fois en exil; vous qu'il
aurait fait mourir, si Bérénice, sa sœur, n'eût obtenu votre grâce; [356] et vous
enfin en qui il reconnut tant d'infidélité dans la charge de son secrétaire dont
il vous a honoré, qu'il vous défendit de vous présenter jamais devant lui ?
Mais je n'en veux pas dire davantage. [357] Au reste, j'admire la hardiesse avec
laquelle vous osez assurer avoir écrit cette histoire plus exactement qu'aucun
autre, vous qui ne savez pas seulement ce qui s'est passé en Galilée, car vous
étiez alors à Baruch auprès du roi. Vous n'avez garde non plus de savoir ce que
les Romains ont souffert au siège de Jotapat, ni de quelle sorte je m'y suis
conduit, puisque vous ne m'aviez point suivi, et qu'il n'est pas resté un seul
de ceux qui m'ont aidé à défendre cette place pour vous en pouvoir apprendre des
nouvelles. [358] Que si vous dites que vous avez rapporté avec plus d'exactitude ce
qui s'est passé au siège de Jérusalem, je vous demande comment cela peut se
faire, puisque vous ne vous y êtes point trouvé, et que vous n'avez point lu ce
que Vespasien en a écrit ? ce que je puis assurer sans crainte, voyant que vous
avez écrit tout le contraire. [359] Que si vous croyez que votre histoire soit plus
fidèle que nulle autre, pourquoi ne l'avez-vous pas publiée pendant la vie de
Vespasien et de Tite, son fils, qui ont eu toute la conduite de cette guerre, et
pendant la vie du roi Agrippa et de ses proches qui étaient si savant dans la
langue grecque ? [360] Car vous l'avez écrite vingt ans auparavant, et vous pouviez
alors avoir pour témoins de la vérité ceux qui avaient vu toutes choses de leurs
propres yeux. Mais vous avez attendu à la mettre au jour après leur mort, afin
qu'il n'y eût personne qui pût vous convaincre de n'avoir pas été fidèle. [361] Je
n'en ai pas fait de même, parce que je n'appréhendais rien ; mais, au contraire,
j'ai mis la mienne entre les mains de ces deux empereurs lorsque cette guerre ne
faisait presque que d'être achevée et que la mémoire en était encore toute
récente, à cause que ma conscience m'assurait que n'ayant rien dit que de
véritable, elle serait approuvée de ceux qui en pouvaient rendre témoignage ; en
quoi je ne me suis point trompé. [362] Je la communiquai même aussitôt à plusieurs,
dont la plupart s'étaient trouvés dans cette guerre, du nombre desquels furent
le roi Agrippa et quelques-uns de ses proches. [363] Et l'empereur Titus lui-même
voulut que la postérité n'eût pas besoin de puiser dans une autre source la
connaissance de tant de grandes actions ; car, après l'avoir souscrite de sa
propre main, il commanda qu'elle fût rendue publique. Le roi Agrippa m'a aussi
écrit soixante et deux lettres qui rendent témoignage de la vérité des choses
que j'ai rapportées. J'en citerai ici deux seulement pour prouver ce que je dis. [LXVI] [368] Après avoir apaisé les troubles de Tibériade, je proposai à mes amis l'affaire de Jean, et délibérai avec eux des moyens de le punir. Leur avis fut de rassembler toutes les forces de mon gouvernement et de marcher contre lui, puisqu'il était seul la cause de tout le mal. [369] Mais je n'entrai pas dans leur sentiment, parce que je désirais rendre le calme à la province sans effusion de sang : [370] et pour cela je leur ordonnai de s'informer très exactement de tous ceux qui suivaient le parti de ce factieux. Je fis dans le même temps publier une ordonnance par laquelle je promettais d'oublier tout le passé en faveur de ceux qui se repentiraient d'avoir manqué à leur devoir et y rentreraient dans vingt jours : et en cas qu'ils ne voulussent pas quitter les armes, je les menaçais de brûler leurs maisons et d'exposer leurs biens au pillage. [371] Cette menace les étonna si fort que quatre mille d'entre eux abandonnèrent Jean, mirent bas les armes et se rendirent à moi. [372] Les habitants de Gischala, ses compatriotes, et quinze cents étrangers syriens furent les seuls qui demeurèrent auprès de lui. Et cette conduite que j'avais tenue me réussit de telle sorte que la crainte l'obligea à demeurer dans son pays. [LXVII] [373] Ceux de Séphoris qui se confiaient dans la force de leurs murailles et qui me voyaient occupé ailleurs, prirent les armes en ce même temps, et envoyèrent prier Cestius Gallus, gouverneur de Syrie, de venir en diligence se mettre en possession de leur ville, ou de leur envoyer au moins une garnison. [374] Il leur promit de venir ; mais il ne leur en marqua point le temps. Aussitôt que j'en eus reçu l'avis je rassemblai mes troupes, marchai contre eux et pris la ville de force. [375] Alors les Galiléens ne voulant pas perdre cette occasion de se venger des Séphoritains qu'ils haïssaient mortellement, n'oublièrent rien pour exterminer la ville et les habitants ; [376] car les hommes s'étant retirés dans la forteresse, ils mirent le feu aux maisons qu'ils avaient abandonnées, pillèrent la ville, et ne mirent point de bornes à leur ressentiment. [377] Cette inhumanité me donna une sensible douleur. Je leur commandai de cesser le pillage, et leur représentai qu'ils ne devaient pas traiter de la sorte des personnes de leur tribu. [378] Mais voyant que ni mes commandements ni mes prières ne pouvaient les arrêter, tant leur animosité était violente, je donnai ordre aux plus confidents de mes amis de faire courir le bruit que les Romains entraient de l'autre côté de la ville avec une puissante armée. [379] Cette adresse me réussit. [380] L'appréhension que leur donna cette nouvelle leur fit abandonner le pillage pour ne penser qu'à s'enfuir, voyant que je m'enfuyais moi-même ; et pour confirmer encore ce bruit je faisais semblant du n'avoir pas moins de peur qu'ils en avaient. Voilà les moyens dont je me servis pour sauver ceux de Séphoris lorsqu'ils n'osaient plus l'espérer. [LXVIII] [381] Peu s'en fallut que les Galiléens ne pillassent aussi Tibériade comme je vais le raconter. Quelques-uns des principaux sénateurs écrivirent au roi pour le prier de venir prendre possession de leur ville. [382] Il leur répondit qu'il viendrait dans peu de jours, et mit ses lettres entre les mains d'un de ses valets de chambre nommé Crispus, juif de nation. Les Galiléens l'arrêtèrent en chemin, le reconnurent, et me l'amenèrent ; [383] et lorsqu'ils surent ce que ces lettres portaient ils en furent si émus qu'ils s'assemblèrent, prirent les armes, [384] et vinrent me trouver le lendemain à Azoc, en criant que ceux de Tibériade étaient des traîtres, amis du roi, et qu'ils me priaient de leur permettre de les aller ruiner, car ils ne haïssaient pas moins Tibériade que Séphoris. [LXIX] [385] Sur quoi je ne savais quel conseil prendre pour sauver Tibériade de leur fureur, parce que je ne pouvais nier que les habitants de cette ville n'eussent appelé le roi, la réponse qu'il rendait à leur lettre le faisant voir trop clairement. [386] Enfin après avoir longtemps pensé à la manière dont je leur devais répondre, je leur dis que la faute de ceux de Tibériade étant inexcusable je ne voulais pas les empêcher de piller leur ville, mais que I'on devait en de semblables occasions se conduire avec prudence, qu'ainsi puisque ceux de Tibériade n'étaient pas les seuls traîtres à la liberté publique, mais que plusieurs d'entre les principaux des Galiléens suivaient leur exemple, [387] j'étais d'avis de faire une exacte recherche des coupables, afin de les punir tous en même temps comme ils l'avaient tous mérité. [388] Ce discours les apaisa, et ainsi ils se séparèrent. Quelques jours après je feignais d'être obligé de faire un petit voyage et j'envoyais chercher secrètement ce valet de chambre du roi, que j'avais fait mettre en prison. Je lui dis de trouver le moyen d'enivrer le soldat qui le gardait, et de s'enfuir vers son maître; [389] de cette sorte Tibériade, qui était une seconde fois sur le point de périr, fut sauvée par mon adresse. [LXX] [390] Lorsque ces choses se passaient, Justus, fils de Pistus, s'enfuit vers le roi sans que je le susse : et voici quelle en fut l'occasion. [391] Dans le commencement de la guerre des Juifs contre les Romains ceux de Tiberiade avaient résolu de ne point se révolter contre eux. et de se soumettre à l'obéissance du roi. Mais Justus leur persuada de prendre les armes dans l'espérance que le trouble et le changement lui donnerait d'usurper la tyrannie, et de se rendre maître de la Galilée et de son propre pays. [392] Il ne réussit pas néanmoins dans son dessein : car les Galiléens, animés contre ceux de Tibériade par le souvenir des maux qu'ils en avaient reçus avant la guerre, [393] ne voulaient point souffrir sa domination : et lorsque j'eus été envoyé de Jérusalem pour gouverner la province j'entrais plusieurs fois en telle colère à cause de sa perfidie que peu s'en fallut que je le fisse tuer. La crainte qu'il en eut l'obligea de se retirer auprès du roi, où il crut pouvoir trouver sa sûreté.
[LXXI] [394]
Les Sephoritains qui se virent contre toute espérance délivrés d'un si grand
péril, députèrent vers Cestius Gallus pour le prier de venir promptement dans
leur ville, ou d'y envoyer au moins des troupes assez fortes pour empêcher les
courses de leurs ennemis. Il leur accorda cette grâce et leur envoya la nuit un
corps de cavalerie et d'infanterie. [395] Lorsque j'appris que ces troupes ravageaient
le pays d'alentour, j'avançais les miennes et vins me camper a Garizim, éloigné
de vingt stades de Séphoris. Je m'approchai la nuit des murailles, y fis donner
l'escalade et mes gens se rendirent maîtres d'une grande partie de la ville. [396] Mais parce qu'ils n'en connaissaient pas bien tous les endroits, nous fûmes
contraints de nous retirer après avoir tue douze soldats, deux cavaliers romains
et quelques habitants, sans avoir perdu qu'un seul des nôtres. [397] Nous en vînmes à
quelque jours de là à un combat dans la plaine ou après que, nous eûmes soutenu
longtemps avec beaucoup de courage l'effort de la cavalerie des romains, les
miens qui me virent environnés des ennemis, s'étonnèrent et prirent la fuite ;
et Justus l'un de mes gardes et qui l'avait été autrefois de ceux du roi, fut
tué en cette occasion. [LXXII] [399] Aussitôt que j'en eus I'avis, j'envoyé Jérémie avec deux mille hommes camper près du Jourdain, à un stade de Juliade ; et voyant qu'ils ne faisaient qu'escarmoucher, j'allai les joindre avec trois mille hommes ; [400] je mis le jour suivant les troupes en embuscade dans une vallée assez proche du camp des ennemis et tachait de les attirer au combat, après avoir donné ordre à mes gens de faire semblant de lâcher pied. Cela me réussit ; [401] car, comme Sila crut qu'ils fuyaient véritablement, il les poursuivit jusqu'en ce lieu, et se trouva ainsi avoir les bras ces troupes dont il ne se défiait point. [402] Alors, je fis tourner visage à mes gens, chargeai si vigoureusement les ennemis. Que je les contraignais de prendre la fuite ; et j'aurais remporté sur eux une victoire signalée si la fortune ne se opposée à mon bonheur. [403] Mais mon cheval s'étant abattu sous moi et m'ayant renversé dans un lieu marécageux, je me blessais si fort qu'on fut obligé de me porter au village de Capharnaüm, [404] et les miens qui me croyaient encore plus blessés que je ne l'étais, en furent si troublés qu'ils cessèrent de poursuivre les ennemis. La fièvre me prit, et après Qu'on m'eut pansé, on me porta Tarichée. [LXXXIII] [405] Sila l'ayant su reprit courage ; et sur l'avis qu'il eut que mes troupes faisaient mauvaise garde, il envoya la nuit au-delà du Jourdain, une compagnie de cavalerie qu'il mit en embuscade : et au point du jour il offrit le combat aux miens, qui ne le refusèrent pas. [406] Cette cavalerie parut alors, les chargea, les rompit et les mit en fuite. Il n'y en eut néanmoins que six de tués, parce que sur le bruit que quelques troupes des nôtres venaient de Tarichée à Juliade, les ennemis se retirèrent.
[LXXIV] [407]
Peu de temps après, Vespasien arriva à Tyr accompagné du roi Agrippa, et les
habitants lui firent de grandes plaintes de ce prince, disant qu'il était
également leur ennemi et celui du peuple romain, et que Philippe, général de son
armée, avait par son commandement trahi la garnison romaine de Jérusalem et ceux
qui étaient dans le palais royal. [408] Vespasien les gourmanda fort d'oser outrager
de la sorte un roi ami des Romains, et conseilla à Agrippa d'envoyer Philippe à
Rome rendre raison de ses actions. Il partit pour ce sujet ; [409] mais il ne vit
point l'empereur Néron, parce qu'il le trouva dans l'extrémité du péril où la
guerre civile l'avait réduit ; et ainsi il revint trouver Agrippa.
[LXXV] [414]
Après la prise de Jotapat, les Romains qui m'avaient fait prisonnier me
gardaient étroitement ; mais Vespasien ne laissait pas de me faire beaucoup
d'honneur ; et j'épousai par son commandement une fille de Césarée, qui était du
nombre des captives. [415] Elle ne demeura pas longtemps avec moi ; car, lorsque
étant délivré de prison, je suivis Vespasien à Alexandrie, elle me quitta. [416] J'en
épousai une autre dans cette même ville d'où je fus envoyé avec Titus à
Jérusalem, et m'y trouvai diverses fois en grand danger de ma vie, n'y ayant
rien que les Juifs ne fissent pour me perdre ; car toutes les fois que le sort
des armes n'était pas favorable aux Romains, ils leur lisaient que c'était moi
qui les trahissais, et pressaient sans cesse Titus, qui était alors déclaré
césar, de m'y faire mourir. [417] Mais comme ce prince n'ignorait pas quels sont les
divers événements de la guerre, il ne répondait rien à ces plaintes. Il m'offrit
même diverses fois, après la prise de Jérusalem, de prendre telle part que je
voudrais dans ce qui restait des ruines de mon pays. [418] Mais rien n'étant capable
de me consoler dans une telle désolation, je me contentai de lui demander les
livres sacrés et la liberté de quelques personnes ; ce qu'il m'accorda très
favorablement. [419] Je lui demandai aussi la liberté de mon frère et de cinquante de
mes amis, qu'il me donna de la même sorte ; et étant entré par sa permission
dans le Temple, j'y trouvai, entre une grande multitude de captifs, tant hommes
que femmes et enfant, environ cent quatre-vingt-dix de mes amis ou de ma
connaissance, qui furent tous délivrés à ma prière, sans payer rançon, et
rétablis dans leur premier état.
[LXXVI] [422]
Après que Titus eut mis ordre aux affaires de la Judée et que tout le pays fut
tranquille, voyant que les terres que j'avais aux environs de Jérusalem me
seraient inutiles à cause des troupes romaines que l'on était obligé de laisser
pour la garde de son pays, il m'en donna d'autres en des lieux plus éloignés :
et lors qu'il s'en retourna à Rome il me fit l'honneur de me faire monter sur
son vaisseau. [423] Quand nous fûmes arrivés, Vespasien me traita de la manière la
plus favorable ; car il me fit loger dans le palais qu'il habitait avant d'être
empereur me fit recevoir au nombre des citoyens romains, et me donna une
pension, sans qu'il ait jamais rien diminué de ses bienfaits envers moi ce qui
m'attira une si grande jalousie de ceux de ma nation qu'elle me mit en grand
péril. [424] Un Juif nomme Jonathas ayant ému une sédition à Cyrène et assemblé deux
mille homme qui furent tous chèrement châtiés, fut envoyé pieds et mains liés à
l'empereur, et il m'accusa faussement de lui avoir fait fournir des arme, et de
l'argent : [425] mais Vespasien n'ajouta point foi a son imposture, et lui fit
trancher la tête. Dieu me délivra encore de plusieurs autres fausses accusations
de mes ennemis, et Vespasien me donna en Judée une terre de grande étendue. [426] En
ce même temps, les mœurs de ma femme m'étant devenues insupportables, je la
répudiai, quoi que j'en eusse trois enfants, dont deux sont morts, et il ne me
reste que Hircan. [427] J'en épousai une autre qui est de Crète et Juive de nation,
née de parents très nobles et qui est très vertueuse. J'ai eu d'elle deux
enfants, Justus et Simon surnommé Agrippa. [428] Voilà l'état de mes affaires
domestiques. A quoi je dois ajouter que j'ai toujours continué à être honoré de
la bienveillance des empereurs ; car Tite ne m'en a pas moins témoigné que
Vespasien, son père, et n'a jamais écouté les accusations qu'on lui a faites
contre moi. [429] L'empereur Domitien qui leur a succédé a encore ajouté de nouvelles
grâces à celles que j'avais déjà reçues, a fait trancher la tète à des Juifs qui
m'avaient calomnié, et a fait punir un esclave eunuque, précepteur de mon fils,
qui avait été de ce nombre. Ce prince a joint à tant de faveurs une marque
d'honneur très avantageuse, qui est d'affranchir toutes les terres que je
possède dans la Judée ; et l'impératrice Domitia a toujours aussi pris plaisir à
m'obliger. [430] On pourra par cet abrégé de la suite de ma vie juger quel je suis. Et
quant à vous, ô très vertueux Épaphrodite, après vous avoir dédié la
continuation de mes Antiquités je ne vous en dirai pas davantage. |