Villehardou

GEOFFROY DE VILLE-HARDOUIN

HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE CONSTANTINOPLE, PAR LES FRANÇAIS ET LES VÉNITIENS. 1 à 60

 

Introduction - 61 à 120

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 


 

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GEOFFROY

DE VILLE-HARDOUIN,

DE LA CONQUESTE

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DE VILLE-HARDOUIN,

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DE CONSTANTINOPLE.

[An 1198.] Sachiés que mille cent quatre-vinz et dix-huit ans aprés l'Incarnation nostre seingnor Jesus-Christ, al tens Innocent III, apostoille de Rome, et Philippe roy de France, et Richart roy d'Engleterre, ol un saint home en France, qui ot nom Folques de Nuilli. Cil Nuillis siest entre Lagny sor Marne et Paris; et il ere prestre, et tenoit la parroiche de la ville: Et cil Folques dont je vous di, comença à parler de Dieu par France, et par les autres terres entor. Et nostre sires fist maint miracles por luy. Sachiés que la renomée de cil saint home alla tant, quelle vint à l'apostoille de Rome Innocent, et l'apostoille envoya en France, et manda al prodome que il en penchast des croiz par s'autorité: et aprés i envoya un suen chardonal maistre Perron de Chappes croisié; et manda par lui le pardon tel corne vos dirai. Tuit cil qui se croisseroient et feroient le service Dieu un an en l'ost, seroient quittes de toz les pechiez, que il avoiens faiz, dont il seroient confés. Porce que cil pardons fu issi gran, si s'en esmeurent mult li cuers des genz, et mult s'en croisierent, porce que li pardons ere si gran.

[An 1198.] L'an de l'incarnation de nostre Seigneur mil cent quatre vingt dix-huict, au temps du pape Innocent III, de Philippes Auguste roy de France, et de Richard roy d'Angleterre, il y eut un saint homme en France appellé Foulques, (et surnommé de Nueilly, parce qu'il estoit curé de ce lieu, qui est un village entre Lagny sur Marne et Paris. Ce Foulques se mit à annoncer la parole de Dieu par la France et les pays circonvoisins, nostre Seigneur operant par lui grand nombre de miracles, tant que la renommée s'en épandit par tout, et vint jusques à la connoissance du Pape, lequel envoya en France vers ce saint homme pour luy enjoindre de prescher la croisade soûs son authorité. Quelque temps aprés il y deputa le cardinal Pierre de Capoüe, qui avoit pris la croix à dessein de s'acheminer en la Terre saincte, pour y inviter les autres à son exemple de faire le mesme, avec charge de publier de la part de Sa Sainteté, les pardons et indulgences qu'elle octroyoit à ceux qui se croiseraient, et procureroient le service de Dieu dans l'armée d'outremer par l'espace d'un an: telles, qu'ils auroient pleniere absolution de tous les pechez qu'ils auroient commis, et dont ils se seroient deuëment confessez. Et d'autant que ces indulgences estoient grandes, plusieurs se sentirent touchez dans leurs cœurs, et poussez de devotion à prendre la croix.

2. [An 1199.] En l'autre an aprés que cil preudom Folques parla ensi de Dieu, ot un tornoy en la Champaigne à un chastel qui ot nom Aicris, et par la grace de Dieu, si avint, que Thibauz quens de Champaigne, et de Brie prit la croix, et li quens Loeys de Blois et Chartein. Et ce fu a l'entrée des avenz. Or sachiés que cil quens Thibauz ere jones kom, et n'avoit pas plus de xxij ans, ne li quens Loeys n'avoit pas plus de xxvij ans. Cil dui conte, ere nevou le roy de France, et si cousin germain, et nevou le roy d'Angleterre de l'autre part.

2. [An 1199.] L'année d'après que Foulques eut ainsi publié la croisade, il y eut un tournoy en Champagne à un chasteau nommé Escriz1 où Thibaut comte de Champagne et de Brie prit la croix, ensemble Louys comte de Blois et de Chartres; et ce fut à l'entrée des Advents. Or le comte Thibaut estoit un jeune seigneur, qui à peine avoit atteint l'âge de vingt-deux ans, et le comte Louys n'en avoit pas plus de vingtsept. Ces deux comtes étoient neveux, et cousins germains du roy de France d'une part, et neveux du roy d'Angleterre d'autre.

3. Avec ces deux contes se croisserent deux mult halt baron de France, Symons de Monforl, et Renauz de Mommirail. Mult fu gran la renomée par les terres, quant cil deux halt homes s'en croisserent.

3. Avec ces deux comtes se croisérent deux grands barons de France, Simon de Montfort2, et Renaud de Montmirail: en sorte que la renommée en fut grande par tout, quand ces deux seigneurs furent croisez.

4. En la terre le conte Thibauz de Champaigne, se croisa Garniers li vesques de Troies, li quens Gautiers de Briene, Joffroy de Joenville qui ere seneschaus de la terre, Robert ses freres, Gautiers de Gaignonru, Gautiers de Montbeliart, Euthaices de Chovelans, Guis de Plaissié, ses freres, Ifenris d'Ardilliers, Ogiers de Saincheron, Villains de Nuilly, Joffroy de Ville-Hardoin li mareschaus de Champaigne, Joffroy ses niers, Guillelmes de Nuilli, Gautiers de Juillimes, Curaz de Monteigni, Manasiersde Lisle, Machaires de Saincte-Menehalt, Miles li Braibans, Guy de Chapes, Clerembauz ses niers, Reignarz de Dampierre, Johans Foisnons, et maint d'autres bones gens dont li livres ne fait mie mention.

4. En la terre du comte de Champagne se croiserent pareillement Régnier evesque de Troyes, Gautier comte de Brienne, Geoffroy de Joinville seneschal de Champagne, Robert son frere, Gautier de Vignorry, Gautier de Montbeliard, Eustache de Conflans, Guy du Plessié son frere, Henry d'Ardilliers, Oger de Saintcheron, Villain de Nuilly, Geoffroy de Ville-Hardoüin mareschal de Champagne, Geoffroy son nepveu, Guillaume de Nuily, Gautier de Juilimes, Everard de Montigny, Manassés del'Isle, Machaire de Saincte-Menehould, Miles de Brabans de Provins, Guy de Chappes, Clerembaud son neveu, Renaud de Dampierre, Jean Foisnons, et plusieurs autres personnes de consideration.

5. Avec le conte Loeys se croisa Gervaises del Chastel, Hervils ses fils, Johans de Virsim, Oliviers de Rochefort, Henris de Monstruel, Paiens d'Orliens, Pierres de Braiequel, Hues ses freres, Guilelmes de Sains, Johan de Friaise, Gautiers de Gandonvile, Hues de Cormeroy, Joffrois ses freres, Hervils de Belveoit, Robert de Froieville, Pierres ses freres, Oris de Lile, Robert del Quartier, et maint autre dont li livre ne fait mie mention.

5. Avec le comte de Blois se croiserent Gervais de Castel, Hervé son fils, Jean de Virsin, Obvier de Rochefort, Henry de Monstrueil, Payen d'Orleans, Pierre de Braiequel, Hugues son frere, Guillaume de Sains, Jean de Friaise, Gautier de Gandonville, Hugues de Cormery, Geoffroy son frere, Hervé de Beauvoir, Robert de Froieville, Pierre son frere, Oris de l'Isle, Robert du Quartier, et plusieurs autres, dont les noms sont icy obmis.

6. En France se croisa Nevelon li evesques de Soissons, Mahe de Montmorensi, Guis li castellains de Coucy ses niers: Robert Malvoisins, Drues de Cressonessart, Bernarz de Monstervel, Engenraz de Bove, Robert ses freres, et maint autre prodome, dont li livre ore se taist.

6. En France, prirent la croix Nevelon evesque de Soissons, Matthieu de Montmorency, Guy chastellain de Coucy son neveu, Robert de Mauvoisin, Dreux de Cressonessart, Bernard de Morueil, Enguerrand de Boves, Robert son frere, et grand nombre d'autres personnes de condition qui ne sont icy nommées.

7. [An 1200.] A l'entrée de la quaresme aprés, le jour que on prent cendres, se croisa li quens Baudoins de Flandres, et de Hennaut à Bruges, et la contesse Marie sa feme, qui ere suer le conte Thiebaut de Champaigne. Aprés se croisa Henris ses freres, Thierris ses niers, qui fu fil le conte Philippe de Flandres, Guiliermes l'avoëz de Bethune, Coenes ses freres, Johan de Neele chatelain de Bruges, Reniers du Trit, Reniers ses fils, Mahuis de Valencort, Jakes d'Avesnes, Baudoins de Belveoir, Hues de Belines, Girart de Machicort, Oedes de Ham, Guillelmes de Gomeignies, Druis de Belraim, Rogiers de Marche, Eutaices de Sambruic, François de Colemi, Gautiers de Bousiers, Reniers de Monz, Gantiers de Stombe, Bernarz de Soubrengheiem, et maint plusor prodome, dont li livre ne parle mie.

7. [An 1200.] A l'entrée du caresme ensuivant, le propre jour des Cendres, Beaudouin comte de Flandres et de Hainault, et la comtesse Marie sa femme, qui estoit sœur de Thibaut comte de Champagne, prirent la croix en la ville de Bruges. Et à leur exemple Henry son frere, Thierry son neveu, qui fut fils du comte Philippes de Flandres, Guillaume Advoüé de Bethune, Conon son frere, Jean de Neelle chastelain de Bruges, Renier de Trit, Renier son fils, Matthieu de Vaslincourt, Jacques d'Avesnes, Baudouin de Beauvoir, Hugues de Belines, Girard de Machicourt, Eudes de Ham, Guillaume de Comeg nies, Dreux de Beaurain, Roger de Marche, Eustache de Sambruit, François de Colemy, Gautier de Bousiers, Renier de Monts, Gautier de Stombe, Bernard de Somerghen, et nombre d'autres seigneurs dont nous nous taisons.

8. Aprés se croisa li quens Hues de Sain Pol, avec luy se croisa Pierres d'Amiens ses niers, Euthaices de Canieleu, Nicole de Mailli, Ansiaus de Lieu, Guis de Hosdeng, Gautier de Neelle, Pierre ses freres, et maint autre gent que nous ne connoissons pas.

8. Hugues comte de Saint-Paul se croisa ensuitte, et avec luy Pierre d'Amiens son neveu, Eustache de Canteleu, Nicolas de Mailli, Anseau de Kaieu, Guy de Hosdeng, Gautier de Neelle, Pierre son frere., et autres dont les noms ne sont venus à nostre connoissance.

9. Enqui aprés, s'encroisia li quens Jofrois del Perche, Estenes ses freres, Rotres de Montfort, Ive de Lavalle, Hantimeris de Vileroy, Joffroy de Belmont, et maint altre, dont je ne sai pas le nons.

9. D'autre part Geoffroy comte du Perche, Estienne son frere, Rotrou du Montfort, Ives de la Valle, Aimery de Villerey, Geoffroy de Beaumont, et plusieurs autres firent le mesme.

10. Aprés pristrent li baron un parlement à Soissons, pour savoir quant il voldroient movoir, et quel part il voldroient torner. A celle foiz ne se porent accorder, porce que il lor sembla, que il n'avoient mie encore assez gens croisié. En tot cel an ne passa onques deux mois, que il n assemblassent à parlement à Compieigne. Enqui furent tuit li conte, et li baron, qui croisié estoint. Maint conseil i ot pris, et doné. Mais la fin si fu tels, que il envoierent messages meillors que il poroient trover, et donroient plain pooir defaire toutes choses autretant com li seignor.

10. Ensuite les seigneurs et barons Croisez arresterent un parlement ou assemblée à Soissons, pour resoudre du temps qu'ils devroient partir, et du chemin qu'ils devroient prendre: mais ils ne peurent s'accorder ni convenir ensemble pour cette fois, ayans trouvé qu'ils n'avoient encore nombre suffisant de Croisez pour faire aucune entreprise qui pût reüssir. Toutesfois à peine deux mois farent escoulez qu'ils se rassemblerent derechef en la ville de Compiegne, où tous les comtes et barons qui avoient pris la croix se trouverent. Plusieurs choses y furent proposées et debatuës, dont la resolution fut, qu'ils depécheroient des deputez les plus capables qu'ils pourraient choisir, ausquels ils donneroient plein pouvoir de traitter et conclure en leur nom tout ce qu'ils jugeroient necessaire pour l'execution de leur dessein.

11. De ces messages envoya Thiebauz li quens de Champaigne, et de Brie, deux. Et Baudoins li quens de Flandres et Hennaut, deux. Et Loys li quens de Blois, deux. Li message li conte Thiebaut furent Joffroy de Ville-Hardoin li mareschaus de Campaigne, et Miles li Braibanz. Et li message le conte Baudoin, furent Coenes de Betune, et Alars Maqueriaus. Et li message li conte Loys, lohan de Friaise, et Gautiers de Gandonville. Sur ces six, si mistrent lor affaire entierement, en tel maniere, que il lor bailleroient bones cartres pendans, que il tiendroient ferme ce que cil six feroient, par toz les ports de mer en quelque lieu que il allassent, de toutes convenances que il feroient. Ensi murent li six messages conivoz avez oï, et pristrent conseil entr'aux, et fu tels lor conseil entr'aux accordé, que en Venise cuidoient trover plus grant plenté de vaissiax que à nul autre port. Et chevauchierent par les jornées tant, que il vindroient la premiere semaine de quaresme.

11. De ces deputez, deux furent nommez par Thibaut comte de Champagne, deux par Baudouin comte de Flandres, et deux par Louys comte de Blois. Les deputez du comte Thibaut furent Geoffroy de Ville-Hardoüin mareschal de Champagne, et Miles de Brabant; ceux du comte Baudouin furent Conon de Bethune, et Alard Macquereau: et ceux du comte de Blois, Jean de Friaise, et Gautier de Gandonville. Sur ces six les barons se remirent entierement de leurs affaires, et fut convenu qu'ils leur expediroient chartes et patentes scellées de leurs sceaux, avec plein pouvoir d'agir en leurs noms, et promesse de tenir tout ce qui seroit par eux fait, ensemble d'agréer tous les traittez qu'ils feroient aux ports de mer, et autres lieux où ils s'addresseroient. Ainsi ces six deputez partirent, lesquels aprés avoir concerté ensemble, et jugé à propos de s'acheminer à Venise, à cause que là, plus qu'en nulle autre port, ils pourroient rencontrer grand nombre de vaisseaux, firent si grande diligence, qu'ils y arriverent la premiere semaine de caresme.

12. [An 1201.] Li dux de Venise, qui ot à nom Henris Dandole, et ere mult sages, et mult prouz, si les honora mult, et il et les autres gens, et les virent mult volentiers. Et quant ils baillerent les lettres lor seignors, si se merveillerent mult por quel affaire ilz eient venuz en la tere. Les lettres erent de creance, et distrent li contes que autant les creist en come lor cors, et tenroient fait ce que cist six feroient. Et li Dux lor respont: Seignors je ai veuës vos letres. Bien ayons queneu que vostres seignors sont li plus hauts homes que soient sans corone, et il nos mandent que nos creons ce que vos nos direz, et tenons ferme ce que vos ferez. Or dites ce que vos plaira. Et li messages respondirent. Sire, nos volons que vos aiez vostre conseil: et devant vostre conseil nos vos dirons ce que nostre seingnor vos mandent, demain se il vos plaist. Et li Dux lor respont, que il lor requerroit respit al quart jour, et adonc aroit son conseil ensemble, et porroient dire ce que il requeroient.

12. [An 1201.] Henry Dandole estoit lors duc de Venise, homme sage, et vaillant de sa personne, qui les receut trés-courtoisement, et leur rendit tous les honneurs convenables à leur qualité; les principaux citoyens et le reste du peuple leur firent aussi grand accueil, et témoignerent beaucoup de satisfaction de leur arrivée. Mais quand ils presentèrent les lettres de leurs seigneurs, ils demeurerent étonnez sur le sujet de l'affaire qui les pouvoit avoir amenez. Les lettres estoient de creance, et portoient en substance, que les comtes prioient d'ajouster foy aux porteurs d'icelles, comme on fer oit à leurs personnes, et qu'ils tiendroient pour bien fait tout ce que ces six feroient en leurs noms. A cela le Duc fit response: «Seigneurs, nous avons veu vos lettres, et en mesme temps reconneu que vos seigneurs sont les plus grands et plus puissans princes d'entre ceux qui ne portent point de couronne. Ils nous mandent que nous ayons à ajouster foy à tout ce que vous nous direz de leur part, et que nous tenions pour ferme et stable tout ce que vous traitterez avec nous: dites donc ce qu'il vous plaira.» A quoi les deputez respondirent: «Sire, nous ne pouvons exposer nostre legation qu'en présence de vostre conseil, devant lequel nous dirons ce dont nous sommes chargez de la part de nos seigneurs, mesme demain, si vous l'avez agreable:» Mais le Duc leur demanda terme jusqu'à quatre jours, et que lors il feroit assembler son conseil, où ils pourroient faire entendre ce qu'ils demandoient.

13. Ils attendirent tresci quart jor que il lor ot mis. Ils entrerent el palais qui mult ere riches et biax, et troverent le Duc et son conseil en une chambre, et distrent lor messages en tel maniere. Sire, nos somes à toi venu de par les hals barons de France qui ont pris le signe.de la croiz por la honte JesuChrist vengier, et por Jerusalem conquere se Dieu le veut soffrir: et porce que il savent que nulle genz n'ont si grant pooir conie vos et la vostre gent, vos prient por Dieux que vos aiez pitié de la terre d'oltremer, et de la honte Jesu-christ vengier, comment il puissent avoir navire, et estoire. En quel maniere, fait li Dux. En totes les manieres, font li messages, que vos lor saurez loer ne conseiller, que il faire ne soffrir puissent. Certes, fait li Dux, grant chose nos ont requise, et bien semble que il beent à haut affaire. Et nos vos en respondrons dui à huit jorz, et ne vos merveïllez mie, se li termes est lons, car il convient mult penser à si gran chose.

13. Le jour venu, ils entrerent dans le palais, qui estoit beau et magnifique, et trouverent le Duc avec le conseil en une chambre, où ils firent entendre le sujet de leur arrivée en cette maniere: «Sire, nous sommes venus devers vous, deputez par les plus grands barons de France, qui ont pris le signe de la croix pour vanger l'injure faite à Jésus-Christ, et pour conquerir Hierusalem, si Dieu le veut permettre: et dautant qu'ils sçavent, qu'il n'y a personne au monde qui les puisse mieux aider que vous, et vos sujets, ils vous requierent au nom de Dieu que vous preniez compassion de la Terre saincte, et que vous entriez avec eux dans la resolution de venger la honte de nostre commun redempteur, en leur fournissant par vous des vaisseaux, et autres commoditez pour leur passage d'outremer. En quelle maniere, et à quelle condition? fait le Duc. En toutes les manieres et conditions, dirent-ils, que vous leur voudrez proposer ou conseiller, pourveu qu'ils y puissent satisfaire. Certes, dit le Duc aux siens, la demande que nous font ces deputez est de haute consequence, et paroit bien à leurs discours que leur entreprise est grande.» Puis se tournant vers eux, leur dit, «Nous vous ferons sçavoir nostre resolution dans huit jours, et ne vous étonnez pas si nous prenons un si long terme, car l'affaire que vous nous proposez merite bien que l'on y pense à loisir.»

14. Li termes que li Dux lor mist, il revindrent el palais. Totes les paroles qui la furent dites, et retraites ne vos puis mie reconter, mes la fin de la parole fu tels. Seignors, fait li Dux, nos vos dirons  ce que nos avons pris à conseil, se nos i poons metre nostre grant conseil, et le commun de la terre que il ottroit, et vos vos conseillerois se vos le pourrois faire, ne soffrir. Nos ferons vuissiers à passer quatre milles cinq cens chevaux, et neuf mille escuyers, et es nés quatre mille et cinq cens chevaliers, et ving mille serjans à pié; et à toz ces chevaus, et ces genz i ert telz la convenance que il porteront viande à neuf mois. Tant vos feromes al mains, en tel forme, que on donra por le cheval quatre mars, et por li home deux, et totes ces convenances que nos devisons, nos tendrons par un an de le jour que nos vos departirons del port de Venise à faire le service Dieu, et la chrestienté, en quelque lieu que ce soit. La somme de cest avoir, qui icy est devant nommé, si monte quatre-ving cinq mil mars. Et tant feromes al moins, que nos metteromes cinquante galèes pour l'amour de Dieu, par tels convenance, que tant com nostre compaignie durera, de totes conquestes que nos ferons par mer, ou par terre, la moitié en aurons, et vos l'autre. Or si vos conseilliez, se voz pourroiz faire, ne soffrir.

14. Le jour que le Duc leur avoit designé venu, ils retournerent au palais, où aprés plusieurs discours que je ne vous puis raconter, le Duc finalement leur tint ce langage: Seigneurs, nous vous dirons ce qui a été arresté entre nous au sujet de vostre affaire, pourveu toutesfois que nous y puissions faire condescendre nostre grand conseil, et le reste de la republique, aprés quoy vous adviserez ensemble si vons le desirez accepter. Nous vous fourniions de palandries3 et vaisseaux plats pour passer quatre mil cinq cens chevaux, et neuf mil escuyers, et de navires pour quatre mil cinq cens chevaliers, et vingt mil hommes de pied. Et à tous les chevaux et hommes nous promettons de fournir et porter vivres pour neuf mois entiers, à condition de nous payer quatre marcs d'argent pour chaque cheval, et pour l'homme deux. Toutes lesquelles conventions nous vous tiendrons et accomplirons l'espace d'un an, à conter du jour que nous partirons du port de Venise, pour aller faire le service de Dieu et de la chrestienté, en quelque lieu que ce puisse estre. La somme de ce que dessus monte à quatre vingts cinq mille marcs. Nous promettans en outre d'équiper au moins cinquante galéres pour contribuer de nostre part à l'avancement d'un si glorieux dessein, avec cette condition que tant que nostre association durera, nous partagerons également toutes les conquestes que nous ferons, soit par terre, soit par mer; c'est à vous à adviser si vous voulez accepter les propositions.»

15. Li messages s'en vont, et distrent, que il parleroient ensemble, et lor en respondront lendemain. Conseillerent soi, et parlerent ensemble celle nuit, et si s'acorderent al faire, et demain vindrent devant le Duc, et distrent. Sire, nos sommes prest d'asseurer ceste convenance. Et li dux dist, qu'il en parleroit à la soe gent, et ce que il troveroit, il le lor feroit savoir. Lendemain al tiers jors manda li Dux, qui mult ere sage et proz, son grant conseil, et li conseilx ere de quarante hommes, des plus sages de la terre. Par son sen et engin, que il avait mult cler, et mult bon, les mist en ce, que il loérent el voltrent. Ensi les mist, puis cent, puis deux cens, puis mil, tant que tuit le creanterent, et loérent. puis en assembla ensemble bien dix mil en la chapelle de Saint Marc, la plus belle qui soit, et si lor dist, que il oïssent messe del Saint Esprit, et priassent Dieu, que il les conseillast de la requeste as messages, que il lor avoient faite. et il si firent mult volentiers.

15. Les deputez dirent qu'ils en concerteroient ensemble, et que le lendemain ils leur feroient sçavoir leur resolution; et là dessus se retirerent. La nuit suivante ils tinrent conseil, et resolurent de passer par les propositions qui leur avoient esté faites. A cét effet ils furent trouver le Duc dés le lendemain matin, et luy dirent, qu'ils estoient prests de les accepter et conclure. Surquoy le Duc leur témoigna, qu'il en communiqueroit aux siens, et qu'il ne manqueroit de leur faire sçavoir ce qu'ils en arresteroient. Le lendemain, qui fut le troisième jour, le duc assembla son grand conseil, composé de quarante hommes, des plus habiles, et des plus sages de toute la republique; et fit tant par ses remonstrances, comme personnage de bon sens et de grand esprit qu'il estoit, qu'il leur persuada l'entreprise proposée. De là il y en appella jusqu'à cent, puis deux cens, et puis mil, tant que tous l'approuverent et y consentirent. Finalement il en assembla bien dix mil en la chapelle de Sainct Marc, qui est l'une des plus belles et magnifiques qui se puisse voir, où il leur fit ouir la messe du Sainct Esprit: les exhortant à prier Dieu de les inspirer touchant la requeste des deputez, à quoy ils se porterent avec grand zele et demonstration de bonne volonté.

16. Quant la messe fu dite, li Dux manda par les messages, et que il requissent à tout le peuple humblement, que il volsissent que celle convenance fust faite. Li messages vindrent el Mostier. Mult furent esgardé de maint gent, qu'il nes avoient ains mais veuz. Joffroy de Vïlle-Hardouin li mareschaus de Champaigne monstra la parole pour l'accort, et par la volenté as autres messages, et lor dist. Seignor, li baron de France li plus halt, et plus poestez nos ont il vos envoiez, si vos crient mercy, que il vos preigne pitié de Hierusalem, qui est en servage de Turs, que vos por Dieu voilliez lor compaigner à la honte Jesu-Christ vengier, et porce vos i ont eslis que il sévent que nulles genz n'ont si grant pooir qui sor mer soient, comme vos, et la vostre genz, et nos commandèrent que nos vos anchaissions as piez, et que nos n'en leveissiens dés que vos ariez otroyé que vos ariez pitié de la Terre sainte d'outremer.

16. La messe achevée, le Duc envoya vers les deputez, et leur fit dire, qu'il estoit à propos qu'ils requissent, et priassent humblement tout le peuple de vouloir agréer les traitez. Les deputez vinrent en suite à l'eglise, où ils furent regardez d'un chacun, et particulierement de ceux qui ne les avoient encore veus. Alors Geoffroy de Ville-Hardoüin mareschal de Champagne prenant la parole pour ses compagnons, et de leur consentement, leur dit; « Seigneurs, les plus grands et plus puissans barons de France nous ont envoyé vers vous, pour vous prier au nom de Dieu d'avoir compassion de Hierusalem qui gemit sous l'esclavage des Turcs, et de vouloir les accompagner en cette occasion, et les assister de vos forces et de vos moyens pour vanger unanimement l'injure faite à nostre seigneur Jésus-Christ: ayans jetté les yeux sur vous, comme ceux qu'ils sçavent estre les plus puissans sur la mer: Et nous ont chargé de nous prosterner à vos pieds, sans nous relever que vous ne leur ayez donné la satisfaction de leur octroyer leur requeste, et promis de les assister au recouvrement-de la Terre sainte.»

17. Maintenant li six messages s'agenoillent à lor piez mult plorant: et li Dux et tuit li autre s'escrierent tuit à une voiz, et tendent lor mains en halt, et distrent, nos l'otrions, nos l'otrions. Enki ot si grant Bruit, et si grant noise que il sembla que terre fondist. Et quant cele grant noise remest, et cele grant pitié, que onques plus grant ne vit nus home. Li bon dux de Venise, qui mult ere sages et proz, monta el leteri, et parla au pueple, et lor dist. Seignor veez l'onor que Dieus vos a fait, que la meillors genz del monde, ont guerpi tote l'autre genz, et ont requis vostre compaignie de si halle chose ensemble faire comme de la rescosse nostre seignor. Des paroles que li Dux dist bones, et belles ne vos puis tout raconter. Ensi fina la chose, et de faire les chartes pristrent lendemain jor, et furent faites et devisées: quant elles furent faites, si fu la cose seuë, que on iroit en Babyloine, porce que par Babyloine poroient mielz les Turs destruire, que par autre terre. Ettem oyan ce, fu devisé que de Saint-Joan en un an qui fu. M. CC. ans et deux aprés l'incarnation Jesu-Christ, devoient li baron et li pelerin estre en Venise, et les vassials apareilliez contre als. Quant elles furent faites et seellées si furent aportées devant le Duc el gran palais, ou el grant conseil ere, et li petiz. Et quant li Duc lor livra les soes chartres, si s'agenoilla mult plurant, et jura sor sains à bone foy, à bien tenir les convens qui érent és chartres, et toz ses conseils ansi, qui ere de xlvj. Et li messages rejurerent les lor chartres à tenir, et les sermens à lor seignor, et les lor que il les tenroient à bonne foi. Sachiez que la ot mainte lerme plorée de pitié. Et maintenant envoièrent lor messages l'une partie, et l'autre à Rome à l'apostoille Innocent, pour confermer ceste convenance, et il le fist mult volentiers, alors empruntérent deux mil mars d'argent en la ville, et si le baillèrent le Duc pour commencer l'enavile. Ensi pristrent congié por r'aler en lor pais. Et chevauchèrent por lor jornees tant, que il vindrent à Plaisence en Lombardie. Enki se partirent Joffrois le mareschal de Champaigne, Alarz Makeriaus, si s'en allèrent droit en France et li autre s'en allèrent à Genes, et à Pise por savoir quele aie il fairoient a la terre d'outremer. 

17. Là-dessus les six deputez s'estans prosternez en terre, et pleurans à chaudes larmes, le Duc, et tout le peuple s'écrièrent tous d'une voix, en levant les mains en haut: «Nous l'accordons,, nous l'accordons.» Puis s'éleva un bruit et un tintamarre si grand, qu'il sembloit que la terre deût abismer. Cette joyeuse et pitoyable acclamation appaisée, le Duc, qui estoit homme de grand jugement et de bon sens, monta au pupitre4, et parla au peuple en cette sorte: «Seigneurs, voyez l'honneur que Dieu vous a fait, en ce que les plus vaillans hommes de la terre ont delaissé tous les autres peuples et potentats, pour chercher vostre compagnie à l'execution d'une si louable et sainte entreprise, comme de retirer l'heritage de nostre Sauveur des mains des Infidelles.» Je ne pretens point vous raconter tout le discours du Duc en cette occasion, me contentant de dire que la finale résolution fut de passer les traitez dés le lendemain, et de dresser les chartes et patentes nécessaires à cét effet. Ce qu'ayant esté executé, châcun sceût que l'on iroit à Babylone5 et en Egypte, parce qu'on pourroit par cét endroit, mieux que par nul autre, deffaire et détruire les Turcs. Cependant il fut arresté que du jour de la feste de sainct Jean, prochain en un an, qui seroit l'an M. CCII. les barons et les pelerins se devroient trouver à Venise, où l'on leur tiendroit les vaisseaux tous prests. Quand les lettres furent seellées, on les apporta au grand palais, où le grand conseil estoit assemblé avec le petit en la présence du Duc, lequel en les délivrant aux deputez, se mit à genoux pleurant abondamment, et jura sur les saints Evangiles; ensemble le conseil qui estoit de quarante-six, que de bonne foy ils entretiendroient de leur part tous les traitez y contenus. Les deputez firent pareil serment aux noms de leurs maistres, et promirent de leur part d'observer le tout de bonne foy. Il y eut là mainte larme épanduë de pitié, entremeslée de joye. Ce fait ils depécherent de part et d'autre à Rome vers le pape Innocent, pour confirmer les traitez, ce qu'il fit tres-volontiers. Alors les François emprunterent de quelques particuliers de la ville de Venise deux mil marcs d'argent, qu'ils delivrerent au Duc par avance, et pour fournir à la premiere dépense des vaisseaux: et ensuite prirent congé pour retourner en leur pays. Estans arrivez à Plaisance, ville de Lombardie, ils se separèrent les uns des autres: Geoffroy mareschal de Champagne, et Alard Macquereau prenans le droit chemin de France, et les autres tirans vers Pise, et vers Gennes, pour sçavoir quel secours ils voudroient donner pour cette entreprise.

18. Quant Joffrois li mareschaus de Champaigne passa Mon-Cenis, si encontra li conte Gautier de Brene qui s'en alloit en Puille conquerre la terre sa fame, que il avoit espousée, puis que il ot la croiz; et qui ére file le roy Tancred, et avec luy en aloit Gautier de Montbeliard, et Euthaices de Couelans, Robert de Joënville, et grant partie de la bonne gent de Champaigne que croisié estoient. Et quant il lor conta les nouvelles coment il avoient esploitié, en firent mult grant joie, et mult prisiérent l'affaire, et li distrent: Nos somes ja meu: et quant vos viendroiz vos nos troveroiz toz prest. Més les aventures aviènent ensi com Dieu plaist. Ne n'orent nul pooir, que plus assemblassent en l'ost. Ce fut mult grant domaiges, que moult estoient preu, et vaillant. Et ensi se partirent, si tint chascuns sa voie.

18. Comme le mareschal passoit le Mont Cenis, il y rencontra Gautier comte de Brienne6, lequel s'acheminoit en la Poüille pour conquerir le pays qui appartenoit à sa femme, fille du roy Tancred, qu'il avoit épousée depuis avoir receu la croix. Il avoit e» sa compagnie Gautier de Montbeliard, Eustache de Conflans, et Robert de Joinville, avec une bonne partie des Champenois qui s'estoient croisez. Quand le mareschal leur eut fait entendre comme toutes choses s'estoient passées en leur legation, ils en témoignérent beaucoup de joie, et le congratulèrent du bon succés de cette negotiation, ajoustans: «Vous voiez comme nous nous sommes desja «mis en chemin pour gaigner les de vans: Quand vous serez arrivez à Venise, vous nous trouverez tous prests pour vous accompagner.» Mais il avient des adventures comme il plaist à Dieu, dautant qu'il ne fut en leur pouvoir de rejoindre par apres l'armée, et ce fut un grand dommage, parce qu'ils estoient braves et vaillans. Ainsi ils se departirent les uns des autres tirans outre chacun son chemin.

19. Tant chevaucha Joffroi li mareschaus per ses jornees, que il vint à Troies en Champaigne, et trova son seingnor le conte Thibaut malades, et deshaitiés, et si fu mult liez de sa venue. Et quant cil li ot contée la novele comment il avoient esploitié, si fu si liez qu'il dist qu'il chevaucheroit, ce qu'il n'avoit piece fait, et leva sus et chevalcha. A las com grant domages, car onques puis ne chevaucha que cele foiz. Sa maladie crût et efforça, tant que il fist sa devise et son lais, et departi son avoir, que il devoit porter à ses homes, et à ses compaignons, dont il n'avoit mult de bons, nus hom à cel jor n'en avoit plus. Et si commanda si com chascuns recevroit son avoir, que il jureroit sor sains tost de Venise à tenir ensi com il l'avoit promis. Mult i ot de cels qui malvaisement le tindrent, et mult en furent blasmés.

19. Le mareschal estant arrivé à Troyes en Champagne, il y trouva le comte Thibaut son seigneur malade et en mauvaise disposition de sa personne, lequel fut si joyeux de son arrivée; et encore plus d'apprendre par sa bouche le bon succés de son voyage: qu'il dit, qu'il vouloit prendre l'air et monter à cheval, ce qu'il n'avoit fait il y avoit long-temps: là dessus il se leva du lict et monta à cheval: mais helas! ce fut là son dernier effort, car sa maladie commença à rengreger7; en sorte que se voyant en cét estat, il fit son testament, et distribua l'argent qu'il devoit porter en son voyage à ses vassaux et compagnons, qui estoient tous vaillans hommes, et en si grand nombre, qu'aucun seigneur en ce temps-là n'en avoit davantage: enjoignant à châcun d'eux, en recevant ce qu'il leur avoit laissé, de jurer sur les saints évangiles de se rendre à l'armée de Venise comme ils y estoient obligez. Mais il y en eut de ceux-là qui tinrent peu leur serment, et accomplirent mal leurs promesses, dont ils furent justement blasmez.

20. Une autre partie commanda li Cuens de son avoir à retenir et pour porter en l'ost et pour departir là ou en verroit que il seroit emploié. Ensi morut li Cuens, et fu un des homes del munde qui feist plus belle fin. Enki ot mult grant pueple assemblè de son lignage, et de ses homes, del duel ne convient mie à parler qui illuec fu faiz, que onques plus grant ne fu faiz por home. Et il le dût bien estre, car onques hom de son aage ne fu plus amés de ses homes, ne de l'autre gent. Enterré fu de lés son pere au mostier de monseignor Sainct-Estiene à Troyes. La Comtesse remest sa femme qui Blanche avoit nom, mult belle, mult bone, qui ére file le roy de Navarre, qui avoit de lui une filliete, et ére grosse d'un fil. Quant li Cuens fu enterré Mahin de Mommorenci, Symon de Monfort, Joffroy de Joënville. qui ére seneschaus et Joffroy li mareschaus allèrent al duc Oedon de Bourgoigne, et si li distrent. Sire, tu voiz le domage qui a la terre d'outremer est avenuz. Por Dieu te volons proier, que tu preigne la croix et secor la terre d'outremer el leu cestui. Et nos, te ferons tot son avoir baillier, el te jurerons sor sains, et le te ferons aus autres jurer, que nos te servirons à bone foi, alsis, com nos fassiens lui. Tel fu sa volenté que il refusa. Sachiez que il peust bien mielz faire. Joffroy de Joinville cargierent li message que altre tel offre feist au conte Bar-le-Duc Thibaut, qui ére cousins al Conte qui mort estoit, et refusa le autre si. Mult fu granz desconforz as pelerins et à tos cels que devoient aller el service Dieu, de la mort le conte Thibaut de Champaigne. Et pristrent un parlement al chief del mois à Soissons, per savoir que il porroient faire. Cil qui furent, li cuens Balduin de Flandres et de Hennaut, et li cuens Loeys de Blois et de Chartrain, li cuens Joffroy del Perche, li cuens Hues de Saint-Pol, et maint autre preudome.

20. Il reserva en outre une partie de cét argent pour porter en l'armée, et l'employer où on verroit qu'il seroit necessaire. Ainsi le comte mourut, et fut l'homme du monde qui fit la plus belle fin. Aprés sa mort grand nombre de seigneurs de sa parenté et de ses vassaux vinrent honorer ses obseques et funerailles, qui furent faites avec tout l'appareil possible et convenable à sa qualité; en sorte qu'on peut dire qu'il ne s'en fit jamais de plus magnifiques. Aussi aucun prince de son aage ne fut plus chery de ses vassaux ny plus universellement de tous. Il fut enterré prés de son pere en l'eglise de Saint-Estienne de Troyes, laissant la comtesse son espouse, nommée Blanche, fille du roy de Navarre, tres-belle et sage princesse, qui avoit eu de luy une fille, grosse d'un posthume. Quand le comte fut enterré8, Mathieu de Montmorency, Simon de Montfort, Geoffroy de Joinville qui estoit seneschal, et le mareschal Geoffroy allerent trouver le duc de Bourgongne, auquel ils tinrent ce discours: Sire, vous voyez le dommage avenu à l'entreprise d'outremer par le decés de nostre maistre; c'est pourquoy nous venons icy à dessein de vous prier au nom de Dieu de prendre la croix, et de vouloir secourir la Terre sainte; nous vous promettons de vous faire delivrer tout l'argent qu'il avoit amassé pour cette entreprise, et vous jurerons, et le ferons ainsi jurer aux autres sur les saincts evangiles, de vous obeir, et servir de bonne foy, comme nous aurions fait sa personne.» Mais il le refusa nettement; et peut-être qu'il eust peu mieux faire. Ensuitte Geoffroy de Joinville eut charge des autres deputez d'aller vers Thibaut comte de Bar-le-Duc, cousin du defunt comte de Champagne, lequel pareillement s'en excusa. Ce qui redoubla l'affliction des pelerins, et de ceux qui avoient pris la croix pour le service de Dieu, mais particulierement leur augmenta le regret qu'ils avoient de la perte du comte Thibaut leur seigneur. Sur quoy ils deliberérent de s'assembler à la fin du mois en la ville de Soissons, pour aviser à ce qu'ils auroient à faire. Ceux qui s'y trouverent furent Baudouin comte de Flandres, Louys comte de Blois, Hugues comte de Saint Paul, Geoffroy comte du Perche, et grand nombre d'autres seigneurs.

21. Joffroy li mareschaus lor mostra la parole et l'offre que il avoient faite le duc de Bourgoingne et le conte de Bar-le-Duc, et comment il avoient refusé. Seignor (fait-il) escoltez, je vos loeroie une chose, se vos i accordez. Li marquis Bonifaces de Montferrait, est mult prodom, et un des plus proisié qui hui cest jor vive. Se vos le mandiez que il venist ça, et prist le signe de la crois, et se meisl el leu le conte de Champaigne, et li donisiez la seigneurie de l'ost, assez tost la prendroit. Assez i ot paroles dittes avant et arriere, mais le fin de la parole fu telx, que tuit se accordèrent li grant, et li petit: et furent les lettres escrites, et li messaige eslit, etfu envoié querre, et il vint al jor que il li orent mis, par Champaigne et parmi France, ou il fu mult honorez, et par le roy de France, cui cusin il ere. Ensi vint à un parlement à Soissons qui només fu, et illuec fu grant foisons des contes et des Croisiez: co il oïrent que li Marchis venoit, si alèrent encontre lui, si l'honorérent mult.

21. Là le mareschal prit la parole, et leur fit entendre l'offre qu'ils avoient faite au duc de Bourgongne, et au comte de Bar-le-Duc, et comme ils les en avoient refusez: Puis leur dit; «Seigneurs, je serois d'avis d'une chose si vous le trouvez bon: le marquis Boniface de Montferrat est comme châcun sçait un prince fort genereux, et des plus experimentez au faict de la guerre qui soit pour le jourd'huy vivant: Si vous luy mandiez de venir par deçà, et qu'il prit la croix, et lui offrissiez la charge et la conduite de l'armée au lieu du defunt comte de Champagne, je croy qu'il l'accepteroit.» Toutes choses concertées de part et d'autre, il fut resolu et accordé qu'on deputeroit vers luy: A cet effet on fit expedier les depéches, et on choisit des deputez pour l'aller trouver. Ensuitte dequoy il ne manqua devenir au jour assigné, prenant son chemin par la Champagne et par la France, où il fut bien receu, et particulierement du roy de France, duquel il estoit cousin; ainsi il vint à Soissons, ou l'on avoit assigné l'assemblée, et où plusieurs comtes et barons estoient desja arrivez avec grand nombre de pelerins, lesquels quand ils sceurent qu'il approchoit, luy allérent au devant, et luy firent tout l'honneur qu'ils purent.

22. Al matin si fu le parlemenz en un vergier à l'abbaïe madame Sainte Marie de Soissons. Enqui requistrent le Marchis que il avoient mandé, et li prient por Dieu, que il preigne la croiz, et reçoive la seignorie de l'ost, et soit el leu le conte Thibaut de Champaigne, et preigne son avoir, et ses homes, et l'enchairent as piez mult plorant, et il lor rechiert as piez, et dit, que il le fera mult volentiers. Ensi fist li Marchis lor projere, et reçeut la seigneurie de l'ost. Maintenant li evesques de Soissons, et messire Folques li bon hom, et dui blanc abbé, que il avoit amené de son pais l'emmainent à l'église Nostre-Dame, et li atachent la croiz à l'espaule. En si fina cis parlemens. Et lendemain, si prist congié por r'aller en son pais, et por atorner son affaire, et dist que, cascuns atornast le suen, que il seroit contre als en Venise.

22. Le lendemain matin l'assemblée se tint en un verger de l'abbaye de Nostre-Dame de Soissons; où ils requirent tous unanimement le marquis qu'ils avoient mandé, et le prièrent au nom de Dieu, se prosternans à ses pieds et pleurans à chaudes larmes, de vouloir prendre la croix, et d'accepter la conduite de l'armée au lieu du feu comte Thibaut de Champagne, et de recevoir ses trouppes et l'argent qu'il avoit destiné pour cette entreprise; ce que le marquis voyant, mit pareillement les genoux en terre, et leur dit qu'il le feroit volontiers. Ainsi deferant à leurs prieres il se chargea de la conduite de l'armée: et à l'instant l'evesque de Soissons, et messire Foulques, le bon sainct homme duquel nous avons parlé cy-dessus, et deux abbez de l'ordre de Cisteaux, que le marquis avoit amenez de son pays, le conduisirent à l'église de Nostre-Dame, et lui attachérent la croix sur l'épaule. L'assemblée finie, le lendemain il prit congé pour retourner au Montferrat, pour donner ordre à ses affaires avertissant un châcun de se tenir prest, et qu'il ne manqueroit de les aller trouver à Venise.

Ensi s'en alla li Marchis al capitre à Cistials, qui est à la Saincte Crois en septembre. Enqui trova mult grant plenté de abbé, et des barons, et des autres genz, et messire Folques i alla por parler des crois. Enqui se croisa Oedes li champenois de Chanlite, et Guillealmes ses freres, Richart de Dampierre, Oedes ses freres, Gui de Pesmes, Haimmes ses freres, Guis de Covelans, et maintes bones gens de Borgoingne, dont li nom ne sont mie en escrit. Aprés se croisa li evesques d'Ostun, Guignes li cuens de Forois, Hughes de Colemi, Aval en Provence, Pierres B romons, et autres gens assez, dont nos ne savons pas le noms.

En son chemin il passa par Cisteaux, et fut au chapitre qui se tient à la saincte Croix en septembre, où il trouva grand nombre d'abbez, de barons, et autres gens assemblez: messire Foulques y alla aussi précher la croisade, ensuite dequoy plusieurs se croisérent, et entre autres Eudes le champenois de Champlite, et Guillaume son frere, Richard de Dampierre, Eudes son frere, Guy de Pesmes, Aymon son frere, Guy de Conflans, et plusieurs autres gentilshommes de la Bourgongne: l'evesque d'Authun y prit aussi la croix, comme encore Guignes comte de Forest, Hugues de Colemy, Aval en Provence, Pierre Bromons, et nombre d'autres dont nous ignorons les noms.

23. [An 1202.] Ensi s'atornerent parmi totes les terres et li pelerin. Ha las, con grant domages lor avint el quaresme aprés, devant ce que il durent movoir, que li cuens Joffrois del Perche s'acocha de maladie, et fist sa devise en tel maniere, que il commanda que Estene ses freres aust son avoir, et menast ses homes en l'ost. De cest escange se soffrissent mult bien li pelerin se Diex volsist. Ensi fina li Cuens, et morut, dont grant domages fu. Et bien fu droiz car mult ére halt ber et honorez et bons chevaliers. Mult fu grant dielx par tote sa terre.

23. [An 1202.] En cette sorte les pelerins se preparoient de tous costez; mais helas! Il leur arriva un grand malheur le caresme ensuivant: car comme ils estoient sur le terme de partir, Geoffroy comte du Perche devint malade, et fit son testament, par lequel il legua à Estienne son frere tout ce qu'il avoit amassé pour le voyage, à la charge de conduire ses gens en l'armée d'outre-mer: duquel échange les Croisez se fussent bien passez, s'il eust pleu à Dieu. Le comte termina ainsi ses jours au grand déplaisir d'un chacun, et avec sujet: car c'estoit un seigneur puissant et riche, et en grande reputation, et au reste bon chevalier: aussi fut-il fort regretté des siens.

24. Aprés la Pasque entor la Pentecoste, en commenciérent à movoir li pelerin de lor pais. Et sachiez que mainte lerme i fu plorée de pitié al departir de lor pais, de lor genz, et de lor amis. Ensi chevauchièrent parmi Borgoigne, et parmi les monz de Mongeu, et par Moncenis, et par Lombardie. Et ensi comenciérent a assembler en Venise, et se logièrent en une isle que on appelle Sainct Nicolas ens el port.

24. Aprés Pasques, et vers la Pentecoste les pelerins commencérent à partir de leur pays: ce qui ne se fit point sans larmes lors qu'ils vinrent à prendre congé de leurs parens et de leurs amis. Ils prirent leur chemin par la Bourgongne, par le Mont-jou, par le mont Cenis, et par la Lombardie; et finalement arriverent à Venise, où ils se logerent en une isle prés du port, appellée Sainct Nicolas.

25. En cel termine, mût uns estoires de Flandres par mer, con mult grant plenté de bones gent armée. De cele estoire si fu chevetaigne Johan de Neele chastelains de Bruges, et Thierris quifu filz le conte Philippe de Flandres, et Nicholes de Mailli. Et cil promistrent le conte Baudoin, et jurérent sor sains que il iroient par le destroiz de Marroc, et assembleroient à l'ost de Venise, et à lui, en quelque lieu que il oroient dire que il torneroit. Et parce s'en envolèrent li cuens Henris ses freres de lor nés chargiés de dras et de viandes, et d'autres choses. Mult fu belle céle estoire et riche, et mult i avoit grant fiance li cuens de Flandres, et li pelerin; porce que la plus granz plentez de lor bons serians s'en alèrent en céle estoire. Mais malvaisement tindrent cavent a lor seignor, et tuit li autre, porce que cist, et maint autre douterent le grant peril que cil de Venise avoient enpris.

25. En ce mesme temps une flotte de vaisseaux partit de Flandres avec grand nombre de gens d'armes et de soldats, dont Jean de Néelle chastelain de Bruges, et Thierry qui fut fils du comte Philippes de Flandres, et Nicolas de Mailly estoient chefs et conducteurs; lesquels avoient promis au comte Baudoüin, et ainsi le lui avoent juré sur les saincts Evangiles, d'aller par le détroit de Gibraltar se rendre en l'armée de Venise, et par tout ailleurs où ils apprendroient qu'il seroit: Pour cette occasion le Comte, et Henry son frere leur avoient envoyé de leurs navires chargez de vivres et autres commoditez. Cette armée navale fut véritablement magnifique et richement équippée, aussi le comte de Flandres, et le reste des pelerins y avoient mis leurs esperances, parce que la pluspart de leurs meilleurs hommes s'y estoient embarquez: mais ils tinrent mal ce qu'ils avoient promis à leur seigneur, aussi bien que les autres, dans l'apprehension qu'ils eurent du danger auquel ceux de l'armée de Venise sembloient s'exposer.

26. Ensi lor failli li evesques d'Ostun, Guighes li euens de Forois, et Pierre Bromonz, et autre genz assez qui en furent blasmez, et petit esploit firent, là où il alérent; et des François lor refaili Bernarz de Morvel, Hues de Chaumont, Henris d'Areines, Johan de Villers, Gautiers de Sain Denise, Hues ses freres, et maint autres qui eschivérent le passage de Venise, por le grant peril qui i ére, è s'en alèrent à Marseille dont il receurent grant honte, et mult en furent blasmé, et dont grant mesaventure lor en avint puis.

26. L'evesque d'Authun, Guignes comte de Forest, Pierre Bromons, et plusieurs autres leur manquerent pareillement de promesses, dont ils furent blâmez, et firent peu d'exploit où ils s'adressérent. Entre les François leur manquérent pareillement Bernard de Morveil, Hugues de Chaumont, Henry d'Araines, Jean de Villers, Gauthier de Saint-Denys, Hugues son frere, et nombre d'autres qui esquivérent le passage de Venise, pour les difficultez qu'ils y connoissoient, et s'en allérent à Marseille, dont ils receurent pareillement grand blâme; et plusieurs mesaventures et infortunes leur en avinrent depuis.

27. Or vos lairons de cels, et dirons des pelerins dont grant partie ére ja venu en Venise. Li cuens Baudoins de Flandres i ére ja venuz, et maint des autres. Là lor vint nouvelle que mult des pelerins s'en aloient par autres chemins à autres porz, et furent mult esmaié, porce que il ne pourroient la convenance tenir, ne l'avoir paier, que il devoient ùs Venisiens, et pristrent conseil entr'als que il envoièrent bons messages encontre les pelerins, et encontre Loeys de Blois, et de Chartein, qui n'ére mie encore venuz por conforter et por crier merci, qu'il aussent pitié de la Terre sainte d'oltremer, et que autres passages ne pooit nul pru que cil de Venise.

27. Quant aux pelerins, il y en avoit desja grand nombre d'arrivez à Venise, et particulierement Baudouin comte de Flandres, et plusieurs autres. Là les nouvelles leur vinrent que la plus grand part des Croisez s'en alloient par d'autres chemins, et s'embarquoient à d'autres ports; ce qui les mit en grande peine et merveilleuse perplexité, parce qu'ils croyoient bien qu'ils ne pourroient tenir ny accomplir les traitez qu'ils avoient faits avec les Venitiens, et qu'il leur seroit impossible d'acquitter les sommes pour lesquelles ils s'estoient obligez. C'est pourquoy il avisérent entre eux d'envoyer de costé et d'autre vers les pelerins, et notamment vers le comte de Blois qui n'estoit encore arrivé, pour l'exhorter à poursuivre leur entreprise, et les prier d'avoir compassion de la terre d'outre-mer, et sur tout de ne chercher autre passage que celuy de Venise comme ils ne devoient, ny ne pouvoient suivant leurs promesses.

28. A cel message fu esliz li cuens Hues de Saint Pol, et Joffrois li mareschaus de Champaigne, et chevauchérent tresci que à Pavie en Lombardie. Enqui trovérent le conte Loeys à grant plenté de bons chevaliers, et de bones genz. par lor confort et par lor proiere guenchiérent genz assez en Venise, que s'en allassent às autres porz par autres chemins. Ne por quant de Plaisance se partirent unes mult bones genz, qui s'en alérent par autres chemins en Puille. Là fu Villains de Nuilli, qui ére un des bons chevaliers del monde, Henris d'Ardillieres, Reinarz de Dampierre, Henris de Lonc-champ, Gilles de Treseignes, qui ére hom lige au conte Baudoin de Flandres, et de Hennaut, et li avoit doné del suen cinq cens livres, por aller avec lui el voiaje. Avec cels s'en alla mult grant plenté de chevaliers et de serians, dont li nom ne sont mie en escrit. Mult fu granz descroissement a cels de l'ost qui en Venise aloient, et els en avint grant mesaventure, si com vos porroiz oïr avant.

28. Hugues comte de Sainct-Paul et Geoffroy mareschal de Champagne furent deputez à cét effet, lesquels estans arrivez à Pavie, ville de Lombardie, ils y trouvérent le comte Louys avec nombre de bons chevaliers et soldats, et firent tant par la force de leurs remonstrances et par leurs prieres, que plusieurs prirent le chemin de Venise, qui avoient proposé de s'embarquer à d'autres ports: ce qui n'empécha pas toutesfois qu'aucuns ne prissent le chemin de la Pouille, entre lesquels fut Villain de Nuilly l'un des bons chevaliers de son temps, Henry d'Ardillieres, Regnard de Dampierre, Henry de Longchamp, Gilles de Trasegnies, homme lige de Baudoüin comte de Flandres, qui luy avoit donné cinq cens livres du sien pour le suivre en ce voyage, et avec eux grand nombre de chevaliers et de gens de pied, dont nous taisons les noms. Ce qui fut autant de diminution à l'armée qui s'assembloit à Venise, et causa depuis de grands inconveniens, comme la suitte fera voir.

29. Ensi s'en alla li cuens Loeys, et li autre baron en Venise, et furent receu à grant feste et à grant joie, et se logiérent en l'isle Saint Nicholas, avec les autres. Mult fu l'ost bele et de bones genz. Onques de tant de gent nus hom plus belle ne vit. Et li Venissiens lor firent marchié si plenteurés com il convint de totes les choses que il convient à chevaus et à cors d'omes. Et li navies que il orent appareillè, fu si riches et si bels, que onques nus hom chrestiens plus bel ne plus riche ne vit; si cum de nés et de galies, et de vissiers bien à trois tanz que il n'aust en l'ost de gens. Ha! cum grant domages fu quant li autre qui allèrent às autres pors, ne vindrent illuec. Bien fust la chrestienté halcie, et la terre des Turs abassie. Mult orent bien attendues totes lors convenances li Venissiens, et plus assez. et il semonrent les contes et les barons les lor convenances à tenir, et que li avoirs lor fust rendus que il estoient prest de movoir.

29. Ainsi le comte Louys et les autres barons prirent le chemin de Venise, où ils furent tres-bien receus, et se logérent en l'isle de Sainct Nicolas avec les autres. Jamais il ne se vit une plus belle armée, ny plus nombreuse, ny composée de plus vaillans hommes. Les Venitiens leur firent livrer abondamment toutes choses necessaires tant pour les hommes que pour les chevaux. Les vaisseaux au reste qu'ils leur avoient apprestez, estoient si bien équippez et fournis, qu'il n'y manquoit rien, et en si grand nombre, qu'il y en avoit trois fois plus qu'il ne convenoit pour les Croisez qui s'estoient là rendus. Hà! que ce fut un grand malheur, de ce que ceux qui allèrent chercher d'autres ports, ne vinrent joindre cette armée. Sans doute l'honneur de la chrestienté en eust esté relevé, et la. force des Sarrazins abbatuë. Quant aux Venitiens, ils accomplirent fort bien leurs conventions, mesme au delà de ce qu'ils estoient obligez: et sommérent les comtes et barons de vouloir reciproquement s'aquitter des leurs, et qu'ils eussent à leur faire délivrer l'argent dont on estoit convenu, de leur part estans prests de faire voile.

30. Porchaciez fu li passage par l'ost, et avoit assez de cels qui disoit que il ne pooit mie paier son passage, et li baron en prenoient ce qu'il pooient avoir. Ensi paiérent ce que il en porent avoir, le passage quant il l'orent quis et porchacié. Et quant il orent paié, si ne furent neemi ne assum, et lor parlérent li baron ensemble, et distrent. Seignor, li Venissiens nos ont mult bien attendues nos convenances, et plus assez. Més nos ne somes mie tant de gent, que par nos passages paier poons le leur attendre, et ce est par la defaute de cels qui allèrent as autres porz: por de se mette chascun de son avoir, tant que nos poissons paier nos convenances, que en tot est il mielx que nos mettons toz nos avoir ci, que ce que il defaillist, et que nos perdissiens ce que nos i avons mis, et que nos deffaillissiens de nos convenances, que se cest ost remaint, la rescolse d'outremer est faillie. Là ot grant descorde de la graindre partie des barons, et de l'autre gent, et distrent. Nos avons paie nos passages, s'il nos en volent mener, nos en irornes volontiers. Et se il ne vuellent, nos nos porchaçerons, et irons à altres passages. Porce le dissoient que il volsissent que li ost se departissent. Et l'autre partie dist. Mielx voluns nos tot nostre avoir mettre, et aller povre en l'ost, que ce que elle se departist, ne faillist. quar Diex le nos rendra bien quant lui plaira.

30. Sur cela la queste s'estant faite au camp pour le nolleage, il s'en trouva plusieurs qui alleguérent l'impuissance de payer, en sorte que les barons se trouvérent reduits à tirer d'eux ce qu'ils peurent. Et quand ils eurent payé ce qu'ils avoient ramassé, ils trouvérent qu'ils estoient bien éloignez de leur conte; ce qui obligea les barons de s'assembler pour aviser à ce qu'ils auroient à faire en cette conjoncture, aucuns desquels tinrent ce discours: «Seigneurs, les Venitiens nous ont fort bien accomply leurs traitez, mesmes au delà de ce qu'ils estoient tenus; mais nous ne sommes pas nombre suffisant pour payer le passage, et nous est impossible de l'acquitter, et ce par le deffaut de ceux qui sont allez aux autres ports. C'est pourquoy il est absolument necessaire que châcun contribuë du sien, tant que nous puissions payer tout ce que nous devons. Car il vaut mieux que nous employons tout le nostre icy, et que nous perdions ce que nous y avons mis, que de manquer à nostre parole. D'ailleurs, si cette armée se rompt, nous perdrons l'occasion et les moyens de recouvrer la terre d'outre-mer pour jamais.» Ce rencontre engendra de grandes divisions entre la plus grande partie des barons, et des autres pelerins: les uns disoient, «puisque nous avons payé nostre passage, qu'on nous embarque, et qu'on nous emmeine, et nous nous en irons volontiers, sinon nous nous pourvoirons d'ailleurs.» Ce qu'ils disoient malicieusement afin que le camp se rompit, ce qu'ils desiroient. Les autres alleguoient au contraire qu'ils aimoient mieux employer tout le reste de leurs biens, et aller pauvres en l'armée, que par leur deffaut elle vint à se deffaire: et que Dieu estoit tout-puissant pour le leur rendre au double quand il luy plairoit.

31. Lors commence li cuens de Flandres à bailler quanque il ot, et quanque il pot emprunter, et li cuens Loeys, et li Marchis, et li cuens Hues de Sain Pol, et cil qui à la leur partie se tenoient. Lors penssiez veoir tante belle vaissellement d'or et d'argent porter à l'ostel le Duc por faire paiement. Et quant il orent paie, si failli de la convenance trentre quatre mille mars d'argent. Et de ce furent mult lie, cil qui lor avoir avoient mis arriere, ne ni voldrent riens mettre, que lors cuiderent il bien que li ost fust faillie, et depeçast. Mès Diex qui les desconsiliez conseille ne le vost mie ensi soffrir.

31. Alors le comte de Flandres commença à bailler tout ce qu'il avoit, et ce qu'il pût emprunter; ensemble le comte Louys, le marquis de Montferrat, le comte de Saint-Paul, et tous les autres de leur party. Lors vous eussiez veu porter tant de belles et riches vaisselles d'or et d'argent à l'hostel du Duc pour achever le payement: et nonobstant cela il ne laissa de leur manquer du prix convenu, trente-quatre mil marcs d'argent: dont ceux qui avoient mis le leur à couvert, et n'avoient voulu rien contribuer, furent fort joyeux; estimans bien que par ce moyen le camp se romperoit, et que l'entreprise seroit faillie.

32. Lors parla li Dux à sa gent, et lor dist. Seignor, ceste gent ne nos puent plus paier, et quanque le nos ont paiè, nos l'avons tot gaingnié, por la convenance que il ne nos puent mie tenir, Mès nostre droit ne seroit mie par toz contenz, si en recevriens grant blasme et nostre terre. Or lor querons un plait. Li roys de Ungrie si nos tost Jadres en Esclavonie, qui est unes des plus forz citez del monde, ne jà par pooir que nos aions, recovrée ne sera, se par cest genz non. Querons lor qu'il le nos aient à conquerre, et nos lor respiterons le trente mille mars d'argent que il nos doivent, trosque a donc que Diex les nos laira conquerre ensemble nos et els. Ensi fu cis plais requis. Mult fu contrariez de ce qui volsissent que l'ost se departist, més t0tes voies fu faiz li plaiz et otroiez.

32. En cette conjoncture le duc de Venise assembla les siens et leur tint ce discours: «Seigneurs, ces gens-cy ne peuvent nous satisfaire entierement de ce qu'ils nous ont promis: c'est pourquoy tout ce qu'ils nous ont payé jusques icy, nous demeure acquis et gagné, suivant leurs propres traitez, qu'il leur est impossible d'accomplir. Mais il ne nous seroit pas honorable d'user de cette rigueur, et nous en pourrions encourir un trop grand blâme: requerons-les plùtost d'une chose: vous sçavez que le roy de Hongrie nous a osté Zara9 en Esclavonie, l'une des plus fortes villes du monde, laquelle quelques forces que nous ayons, nous ne pourrons jamais recouvrer sans leur assistance. Proposons-leur s'ils nous veulent aider à reprendre cette place, que nous leur donnerons temps pour le payement des trente mil marcs d'argent qu'ils nous doivent, jusqu'à ce que Dieu par nos conquestes communes leur ait donné le moyen de s'en acquitter.» Cette ouverture ayant esté faite aux barons, elle fut grandement contredite par ceux qui desiroient que l'armée se rompit: mais nonobstant toutes leurs repugnances, la condition fut receuë.

33. Lors furent assemblé à un dimanche à l'iglise Sain Marc. Si ére une mult feste, et i fu li pueple de la terre, et li plus des barons et des pelerins. Devant ce que la grant messe commençast, et li dux de Venise qui avoit nom Henris Dandole monta el leteril, et parla al pueple, et lor dist. Seignor acompagnié estes al la meillor gent dou  monde, et por le plus halt affaire que onques genz entrepreissent: et je sui vialz hom et febles, et auroie mestier de repos, et maaigniez sui de mon cors. Més je voi que nus ne vos sauroit si gouverner, et si maistrer com ge que vostre Sire sui. Se vos voliez otroier que je preisse le signe de la croiz por vos garder, et por vos enseingnier, et mes fils remansist en mon leu, et gardast la terre, je iroie vivre ou morir avec vos, et avec les pelerins. Et quant cil oïrent, si s'escrierent tuit a une voiz, nos vos proions por Dieu que vos l'otroiez, et que vos le façois, et que vos en viegnez avec nos.

33. Ensuitte se fit une assemblée en un jour de dimanche en l'église de Saint Marc, où la plus grand part des Venitiens et des barons et pelerins de l'armée se trouvérent: et là, devant que l'on commençât la grande messe, le duc Henry Dandole monta au pupitre, et parla en cette sorte: «Seigneurs, vous pouvez dire asseurément que vous vous estes associez aux meilleurs et plus vaillans hommes du monde, et pour la plus haute affaire que jamais on ait entrepris. Je suis vieil comme vous voyez, foible et debile, et mal disposé de mon corps, et aurois besoin de repos, neantmoins je reconnois bien qu'il n'y a personne qui vous puisse mieux conduire en ce voyage et entreprise que moy qui ay l'honneur d'estre vostre seigneur et Duc: c'est pourquoy si vous voulez me permettre de prendre la croix pour vous conduire, et que mon fils demeure icy en ma place pour la conservation de cét Estat, j'irois volontiers vivre et mourir avec vous et les pelerins. Ce qu'ayans entendu, ils s'écrièrent tout d'une voix: «Nous vous conjurons au nom de Dieu de le vouloir faire, et de venir avec nous.»

34. Mult ot illuec grant pitié del pueple de la terre et des pelerins, et mainte lerme plorée, porce que cil prodom aust si grant ochoison de rcmanoir, car viels hom ére, et si avoit les yeulx en la teste biaus, et si n'en veoit gote, que perduë avoit la veuë per une plaie qu'il ot el chief: mult parere de grant cuer. Ha! com mal le sembloient cil qui à autres pors estoient allé por eschiver le peril. Ensi avala li litteril, et alla devant l'autel, et se mist à genoilz mult plorant, et il li cousiérent la croiz en un grant chapel de coton, porce que il voloit que la gent la veissent. Et Venisien si commençent à croiser à mult grant foison, et à grant plenté en icel jor, encor en i ot mult poi de croisiez. Nostre pelerin orent mult grant joie, et mult grant pitié de celle croiz por le sens, et por la proesce que il avoit en lui. Ensi fu croisiez li Dux, com vos avez oï. Lors commença en aliner les nés, et les galies, et les vissiers às barons por movoir, et del termine ot jà tant allé, que li septembre aproça.

34. A la vérité tout le peuple et les pelerins furent attendris de compassion, et ne se pûrent empécher de pleurer à chaudes larmes, quand ils virent ce bon vieillard qui avoit tant de raison de demeurer au logis en repos, tant pour son grand âge, que pource qu'il avoit perdu la veuë10 (laquelle luy restoit neantmoins fort belle) par une playe qu'il avoit receu en la teste, d'estre encore d'une telle vigueur, et faire paroistre tant de courage. Hà! que peu luy ressembloient ceux, qui pour échapper un peu de peril et de mesaise, s'estoient adressez aux autres ports. Cela fait, il descendit du pupitre, et s'en alla devant l'autel où il se mit à genoux tout pleurant, et là on lui attacha la croix sur un grand chappeau de cotton, pour estre plus éminente, parce qu'il vouloit que tous la vissent. A son exemple les Venitiens commencèrent à se croiser à l'envy les uns des autres, encore bien que le nombre n'en fut pas grand. D'autre part les François furent fort réjoüis de la resolution de ce Duc, et de le voir croisé comme eux, à cause de son grand sens et valeur: et deslors on commença à équipper les vaisseaux, et les departir aux barons pour se mettre en mer le mois de septembre approchant.

35. Or oiez une des plus grant merveilles, et des greignor aventures que vos onques oissiez. A cel tens ot un empereor en Constantinoble, qui ayoit a nom Sursac. et si avoit un frere qui avoit a nom Alexis, que il avoit rachaté de prison de Turs. Icil Alexis si prist son frere l'Empereor, si li traist les ïaulz de la teste, et se fist Empereor en tel traison com vos avez oï. En si le tint longuement en prison, et un suen fil qui avoit nom Alexis. Ici filz si eschapa de la prison, et si s'enfui en un vassel trosque à une cité sour mer qui eut nom Ancone. Enki s'en alla al roy Phelippe d'Alemaigne qui avoit sa seror à fame. Si vint à Verone en Lombardie, et herberja en la ville. Et trova des pelerins assez qui s'en alloient en l'ost. Et cil qui l'avoient aidié à eschaper, qui estoient avec luy li distrent. Sire, véez ci un ost en Venise prés de nos, de la meillor et des meillors chevaliers del monde, qui vont oltremer; quar lor criez merci, que il aient de toy pitié, et de ton pere, qui a tel tort i estes deserité. Et se il te voloient aidier, tu feras quanque il deviseront. Je donque espooir en lor prendra pitiez. Et il dit que il le fera mult volentiers, et que cist conseils est bons.

35. Dans ces entrefaites voicy arriver une grande merveille et une aventure inesperée, et la plus étrange dont on ait oüy parler. En ce temps il y avoit un Empereur à Constantinople nommé Isaac, qui avoit un frere appellé Alexis, lequel il avoit retiré de prison et de la captivité des Turcs. Cét Alexis se saisit de l'Empereur son frere, luy fit crever les yeux; et aprés cette insigne trahison se fit proclamer Empereur. Il le tint ainsi long-temps en prison, et un sien fils qui s'appelloit Alexis. Ce fils trouva moyen d'échapper, et s'enfuit sur un vaisseau jusques à Ancone, ville assise sur la mer, d'où il passa en Allemagne vers Philippes roy d'Allemagne, qui avoit espousé sa sœur: puis vint à Verone en Lombardie, où il sejourna, et trouva nombre de pelerins qui alloient se rendre en l'armée. Sur quoy ceux qui l'avoient aydé à s'évader prirent occasion de luy dire: «Sire, voicy une armée prés de nous à Venise, composée des plus nobles et valeureux chevaliers du monde, qui vont outre-mer, allez les prier qu'ils ayent pitié de la misere de l'Empereur vostre pere, et de la vostre, et de considérer l'injustice qu'on vous a faite de vous avoir ainsi dépouillé de vos Estats à tort: et leur promettez que s'ils vous veulent ayder à vous rétablir de faire tout ce qu'ils desireront de vous: peut estre que vostre malheur les touchera, et qu'ils en auront compassion.» A quoy il fit réponse, que le conseil luy sembloit bon, et qu'il en useroit.

36. Ensi pristrent ses messages, si envoia al marchis Boniface de Monferrat qui sires ere de l'ost, et as autres barons. Et quant le baron les virent, si s'en merveilliérent mult, et respondirent as messages. Nos entendons bien que vos dites. Nos envoirons al roy Phelippe avec lui, ou il s'en va. Se cist nos vielt aidier la terre d'oltremer à recovrer, nos li aiderons la soe terre à conquerre, que nos savons que le est toluë lui et son pere à tort. Ensi furent envoié li message en Alemaigne al valet de Constantinople, et al roy Phelippe d'Alemaigne.

36. De fait, il envoya ses deputez vers le marquis Boniface de Montferrat general de l'armée, et les autres barons, qui d'abord furent surpris de cette ambassade, et leur répondirent en ces termes: «Suivant ce que vous nous proposez, nous envoyerons aucuns des nostres avec vostre maistre vers le roy Philippes, vers lequel il s'en va: et s'il nous veut secourir en nostre entreprise de la conqueste d'outre-mer, nous luy aiderons reciproquement à reprendre ses Estats, que nous sçavons luy avoir été usurpez et à son pere.» Ainsi furent envoyez des ambassadeurs en Allemagne vers le prince de Constantinople11, et le roy Pbilippes d'Allemagne.

37. Devant ce que nos vos avons ici conté, si vint une novelle en l'ost, dont il furent mult dolent li baron, et les autres genz que messire Folques li bons hom, qui parla premierement des croiz, fina, et mori.

37. Peu auparavant ce que nous venons de raconter, vint une nouvelle en l'armée, qui affligea sensiblement les barons et les autres, que messire Fouques ce saint homme, qui avoit premierement préché la croisade, estoit decedé.

38. Et aprés cette aventure, lor vint une compaignie. de mult bone gent de l'empire d'Alemaigne, dont il furent mult lie. Là vint li evesques de Havestat, et li cuens Beltous de Chassenele et de Boghe, Garniers de Borlande, Tierris de Los, Henris d'Orme, Tierris de Diés, Rogiers de Suicre, Alixandres de Villers, Olris de Tone. Adonc furent departies les nés et les vissiers par les barons. Hà Diex! tant bon i ot mis. Et quant les nés furent chargiés d'armes, et de viandes, et de chevaliers, et de serjanz, et li escu furent portendu environ de borz et des chaldeals des nés, et les banieres dont il avoit tant de belles. Et sachiez que il portérent es nés de Perieres et de Mangoniax plus de ccc, et toz les engins qui ont mestiers à vile prendre, à grant plenté. Ne onques plus belles estoires ne parti de nul port, et ce fu as octave de la feste Saint Memi, en l'an de l'incarnation Jesu Christ, M. CC anz et II. Ensi partirent del port de Venise, com vos avez oy.

38. Qu'incontinent aprés cette aventure un renfort leur arriva de fort braves gens d'Allemagne, dont ils furent fort réjouis, Entre autres s'y trouvérent l'evesque d'Halberstat, Berthold comte de Catzenelbogen, Garnier de Borlande, Thierry de Los, Henry Dorme, Thierry de Diest, Roger Desnitre, Alexandre de Villers, Ulric de Tone, et autres. On departit ensuitte les navires et les palandries aux barons, qui furent chargées d'armes, et de toute sorte de provisions, et de pelerins tant de cheval que de pied; dont les escuz furent rangez le long des bords des navires, et les bannieres, qui estoient en grand nombre, placées aux hunes et chasteaux de pouppe. On les chargea en outre de plusieurs perrieres et mangoneaux12 jusques à trois cens, de quantité d'autres machines dont on se sert ordinairement aux attaques des villes. En sorte que jamais il ne partit d'aucun port plus belle armée navale. Et ce fut aux octaves de la sainct Remy l'an de l'incarnation de nostre Seigneur mil deux cens et deux qu'ils partirent ainsi du port de Venise.

39. La veille de la Sain Martin vindrent devant Jadres en Esclavonie, et virent la cité fermie de halz murs et de haltes tors, et por noiant demandesiez plus bêle, ne plus fort, ne plus riche. Et quant li pelerin la virent, il se merveillerent mult, et distrent li uns às autres: Coment porroit estre prise tel ville par force, se Diex meismes nel fait. Les premiers nés vindrent devant la ville et ci ancrérent, et attendirent les autres, et al maitin fist mult bel jor et mult cler, et vinrent les galies totes et li vissiers et les autres nés qui estoient arrières, et pristrent le port par force, et rompirent la caaine, qui mult ere forz, et bien atornée, et descendirent à terre. Si que li porz fu entr'aus et la ville. Lor veisiez maint chevalier et maint serjanz issir des nés, et maint bon destrier traire des vissiers, et maint riche tref et maint paveillon. Ensi se loja l'ost, et fu Jadres assegie le jor de la Sain Martin. A cele foiz ne furent mie venu tuit li baron, car encore n'ere mie venu li marchis de Monferrat qui ére remés arriere por afaire que il avoit. Esténes del Perche fu remés malades en Venise, et Mahuis de Mommorenci. Et quant il furent gari, si s'en vint Mahuis de Mommorenci aprés l'ost à Jadres. Més Esténes del Perche ne le fist mie si bien, quar il guerpi l'ost, et s'en alla en Puille sejorner. Avec lui s'en alla Rotre de Monfort, et Ive de, la Valle, et maint autre qui mult en furent blasmé, et passèrent au passage de marz en Surie.

39. La veille de la Saint Martin ils arrivérent devant Zara en Esclavonie, ville close et fermée de si hautes murailles et de si hautes tours, que mal-aisément on pourroit se figurer une place plus belle, ny d'ailleurs plus forte ou plus riche. Quand les pelerins l'eurent apperceuë ils se trouvérent merveilleusement surpris, demandans les uns aux autres comment on pourroit venir à bout d'une telle place, à moins que Dieu n'y mit la main. Les vaisseaux qui estoient partis les premiers vinrent surgir13 devant la ville, et y ancrérent attendans les autres; et le lendemain matin, le jour estant clair et beau, toutes les galéres, les palandries, et les autres navires qui estoient demeurées derriere, y arrivérent pareillement, où d'abord ils se saisirent du port par force, rompans la chaisne qui le tenoit fermé: puis prirent terre de l'autre costé, et mirent par ce moyen le port entre eux et la ville. Vous eussiez veu là plusieurs braves chevaliers et gens de pied descendre des navires, et les beaux chevaux de batailles en sortir pour gagner terre ferme, comme encore dresser les tentes et les pavillons. L'armée prit de la sorte ses logemens és environs de Zara, qu'elle commença à assieger le jour de la Saint Martin, quoy que tous les barons ne fussent encore arrivez. Car le marquis de Montferrat estoit demeuré derriere pour quelques affaires particulieres qu'il avoit. Estienne du Perche, et Mathieu de Montmorency estoient malades à Venise; lesquels estans gueris, Mathieu de Montmorency vint trouver l'armée à Zara: mais Estienne du Perche n'en usa pas si bien, car il passa dans la Poüille, et avec luy Rotrou de Montfort, Yves de la Valle, et plusieurs autres qui en furent depuis fort blâmez, et d'où ils tirérent sur le renouveau vers la Syrie.

40. Lendemain de la Sain Martin issirent de cels de Jadres, et vindrent parler al duc de Venise qui ére en son paveillon, et li distrent, que il li randroient la cité et totes les lor choses, sals lors cors en sa merci. Et li Dux dist, qu'il n'en prendroit mie cestui plait, ne autre, se par le conseil non as contes et as barons; et qu'il en irait à els parler. Endementiers que il alla parler as contes et as barons, iceie partie, dont vos avez oi arrieres, qui voloit l'ost depecier, parlérent as messages, et distrent lor: Porquoy volez vos rendre vostre cité? Li pelerin ne vos assailliront mie, ne d'aus n'avez vos garde; Se vos vos poez defendre des Venisiens, dont estes vos quittes. Et ensi pristrent un d'aus meismes, qui avoit nom Robert de Rove, qui alla às murs de la ville, et lor dist ce meismes. Ensi r'entrèrent li message en la ville, et fu li plais remés.

40. Le lendemain de la Saint Martin sortirent ceux de Zara, et vinrent trouver le duc de Venise en son pavillon, pour luy dire qu'ils estoient prests de luy rendre la place et tous leurs biens à discretion, sauf leurs personnes: a quoy le Duc fit réponse, qu'il ne pouvoit entendre à ce traité ny autre quelconque sans en communiquer aux comtes et barons de l'armée, et qu'il leur en parleroit. Pendant que le duc conferoit avec eux, ceux que vous avez oüy cy-devant travailler à rompre le camp., vinrent aborder les deputez de Zara, et leur tinrent ce discours: «Pourquoy voulez vous rendre ainsi vostre ville? Soyez certains de la part des pelerins qu'ils n'ont aucun dessein de vous attaquer, tenez-vous seurs de ce costé-là. Si vous pouvez vous defendre des Venitiens, vous estes sauvez.» Et là-dessus envoièrent un d'entre eux appellé Robert de Boves sous les murs de la ville pour leur tenir le mesme langage, en suite dequoy les deputez s'en retournérent, et la capitulation demeura sans effet.

41. Li dux de Venise com il vint as contes et às barons, si lor dist. Seignor, ensi voelent cil de la dedenz rendre la cité sals lor cors à ma merci, ne je nes prendroie plait cestuy ne autre, se per voz conseil non. Et li baron li respondirent: Sire, nos vos loons que vos le preigniez, et si le iios prion. Et il dist que il le feroit. Et il s'en tornérent tuit ensemble al paveillon le Duc, por le plait prendre: et tr avérent que li message s'en furent allè par li conseil à cels qui voloient l'ost depecier. Et donc se dreça uns abbes de vals, de l'ordre de Cistials, et lor dist. Seignor, je vos deffent de par l'apostoille de Rome, que vos ne assailliez cette cité, car elle est de chrestiens, et vos i estes pelerins. Et quant ce oy li Dux, si fu mult iriez et destroiz, et dist às contes et às barons. Seignor, je avoie de ceste ville plait à ma volonté, et vostre gent le m'ont tolu, et vos m'aviez convent, que vos le m'aideriez à conquèrre, et je vos semon que vos le façois.

41. Cependant le duc de Venise vint trouver les comtes et les barons, et leur dit: «Seigneurs, ceux de dedans veulent se rendre à ma mercy sauf leurs vies, mais je ne veux entendre à aucune proposition qu'aprés vous en avoir communiqué, et pris sur icelle vostre conseil.» A quoy les barons répondirent qu'ils estoient d'avis qu'il devoit accepter cette condition, mesmes qu'ils l'en prioient; ce qu'il promit de faire. Et comme ils alloient de compagnie au pavillon du Duc pour arrester les articles; ils trouvérent que les deputez estoient partis, à l'instigation de ceux qui vouloient que l'armée se rompit. Sur quoi l'abbé de Vaux-de-Sernay de l'ordre de Cisteaux, se leva et dit: «Seigneurs, je vous fais deffense de par le Pape, d'attaquer cette ville, parce qu'elle est aux Chrestiens, et vous estes pelerins et croisez pour autre dessein.» Ce que le Duc ayant entendu, il en fut fort irrité, et dit aux comtes et barons: «Seigneurs, j'avois cette ville en mes mains et à ma discretion, et vos gens me l'ont ostée: vous sçavez que vous estes obligez par le traité que vous avez avec nous de nous ayder à la conquerir, maintenant je vous somme de le faire.»

42. Maintenant li conte et li baron parlèrent ensemble, et cil qui à la lor partie se tenoient, et distrent. Mult ont fait grant oltrage cil qui ont ceste plait deffait. Et il nefu onques jorz que il ne meissent peine à ceste ost depeçier. Or somes nos honi se nos ne l'aidons à prendre. Et il vienent al Duc et li dient. Sire, nos le vos aiderons à prendre por mal de cefs qui destorné l'ont. Ensi fu li consels pris. Et al matin alèrent logier devant les portes de la ville, et si drecièrent lors perrieres et lor mangonialz, et lor autres engins dont il avoient assez. Et devers la mer dreciérent les eschieles sor les nés. Lor commenciérent à la ville a jetter les pierres às murs et às tors. Ensi dura cil asals bien por cinq jorz, et lor si mistrent lors trencheors à une tour, et cil commencièrent à trenchier le mur. Et quant cil de dedenz virent ce, si quistrent plait tot altretel com il avaient refusé par le conseil à cels qui l'ost voloient depecier.

42. Alors les comtes et barons, et ceux qui se tenoient à leur party s'assemblèrent et dirent, que veritablement ceux-là avoient grand tort qui avoient détourné cette reddition, et que c'estoient gens qui ne laissoient échapper aucun jour sans travailler à la dissipation et à la rupture de l'armée: mais que quant à eux ils seroient blâmez pour jamais, s'ils n'aidoient les Venitiens à prendre cette place. Et de ce pas vinrent trouver le Duc auquel ils dirent: «Sire, nous vous aiderons à prendre cette ville, malgré et en dépit de ceux qui ont été cause que vous ne l'avez en vostre possession.» Et sur cette resolution, dés le lendemain matin, ils s'allérent loger devant les portes de la ville, et y plantérent leurs perrieres et mangoneaux, et autres machines, dont il avoient grand nombre: Et du costé de la mer, ils dressèrent leurs échelles dessus le tillac des vaisseaux, puis commencérent à lancer et jetter des pierres contre les murs et les tours. Cet assaut dura bien cinq jours, au bout desquels ayans trouvé le moyen d'approcher le pied d'une tour, ils y attachérent leurs mineurs, et commencérent à en sapper les fondemens. Ce que voyans ceux de la ville, ils demandèrent derechef à parlementer, et requirent la mesme composition qu'ils avoient refusée par le conseil de ceux qui vouloient rompre le camp.

43. Ensi fu la ville rendue en la merci le duc de Venise sals lor cors. Et lor vint li Dux às contes, et às barons, et lor dist. Seignor, nos avons ceste ville conquise par la Dieu grace, et par la vostre. Il est yvers entrez, et nos ne poons mais mouvoir de ci tresque à la Pasque, car nos troverions mie merchié en autre feu. Et ceste ville si est mult riche et mult bien garnie de toz biens, si la partirons parmi, si en prendromes la moitié, et vos l'autre. Ensi com il fu devisé, si fu fait. Li Venisien si orent la partie devers le port ou les nés estoient, et li François orent l'autre.

43. Ainsi la ville fut rendue à discretion au duc de Venise, vies sauves néantmoins aux habi.tans: en suitte le Duc vint trouver les comtes et barons, et leur dit: «Seigneurs, nous avons conquis cette place, par la grace de Dieu et par vostre ayde, mais voicy l'hyver qui commence, et nous sera hors de puissance de partir d'icy avant Pasques: car nous ne trouverions aucunes commoditez ny vivres en autre lieu, cette ville est fort riche, et fournie de toutes choses, partageons-là entre nous, vous en prendrez la moitié et nous l'autre.» Ce qui fut executé; et eurent les Vénitiens le quartier de devers le port où estoient les vaisseaux à l'ancre, et les François l'autre.

44. Lors furent li ostel departi à chascun endroit soi tel com il afferi. Si se desloja, et vindrent herbergier en la ville. Et com il furent herbergiez al tierz jor aprés si avint une mult grant mesaventure en l'ost endroit hore de vespres, que une meslée comença des Venissiens et des François mult grant et mult fiere. Et corrurent às armes de totes pars. Etfu si gran la meslée, que poi y ot des ruës ou il neust grant estorz d'espées, et de lances, et d'arbalestes, et de darz. et mult i ot genz navrez et morz. Mais li Venissiens ne porent mie l'estor endurer, si comencierent mult à perdre. Et li prudome qui ne voloient mie le mal, vindrent tot armés à la meslèe, et comenciérent à desseurer. Et oum il avoient desseuré en un lieu, lors recomençoit en un altre. Assi dura trosque à grant pieçe de nuit, et à grant travail et grant martire le departirent tote voye. Et sachiez que ce fu la plus grant dolors qui onques avenist en l'ost, et par poi que li ost ne fu tote perdue. Mais Diex nel vot mie soffrir. Mul i ot grant dommage d'ambedens parz. Là si fu morz un haulx hom de Flandres qui avoit nom Gilles de Landas, et fu feruz par mi l'uel, et de ce cop fu morz à la mellée. et maint autre dont il ne fu mie si grant parole. Lors orent li dux de Venise, et li baron grant travail tote céle semaine de faire pais de céle mellée, et tant i travailliérent que pais en fu Dieu mercy.

44. Cette resolution prise les logemens furent faits et departis à un châcun selon son rang et condition, et l'armée se renferma dans la ville; mais comme tous furent logez, le troisiéme jour survint un grand desastre et un insigne malheur par une querelle qui commença sur le soir entre les Venitiens et les François. On courut de part et d'autre aux armes, et la meslée fut si sanglante, qu'il n'y eut ruë ny carrefour, où l'on ne vint aux mains à coups d'espées et de lances, d'arbalestes et de dards; en sorte que plusieurs y furent navrez et mis à mort. Mais les Venitiens ne peurent endurer le fais du combat, et commençoient à avoir du pire et perdre nombre des leurs: ce qui obligea les barons, qui ne vouloient pas que ce mal passast plus outre, de se jetter à la traverse, venans tous armez au milieu de la meslée, à dessein de l'appaiser: toutesfois à peine avoient-ils separé les mutinez en un lieu, que le combat recommençoit en un autre: lequel dura jusques bien avant dans la nuit, qui les obligea de se separer bien qu'à grande peine. Certes ce fut là le plus grand malheur qui soit arrivé depuis en l'armée, s'en estant peu fallu qu'elle n'eut esté entierement ruinée et perdue; et l'eut esté si Dieu n'y eust mis la main. La perte fut grande des deux costez: un seigneur flamend nommé Gilles de Landas y reçeut un coup en l'œil, dont il mourut sur le champ: comme firent plusieurs autres dont les noms ne sont point remarquez: Cependant le duc de Venise et les barons travaillérent puissamment toute cette semaine à pacifier cette querelle, et firent tant qu'enfin Dieu mercy la paix et la reconciliation fut faite.

45. Aprés céle quinsaine vint li marchis Boniface de Monferrat qui n'ére mie encores venuz, et Mahius de Mommorenci, et Pierres de Braiecuel, et maint autre prodome. Et aprés une autre quinzaine revindrent li messages d'Alemaigne qui estaient al roy Phelippe, et al valet de Constantinople, et assemblérent li baron, et li dux de Venise en un palais ou li Dux ére a ostel. Et lors parlèrent li message et distrent: Seignors, le roy Phelippe nos envoie à vos et li fils l'emperor de Constantinople qui frere sa fame est.

45. Quinze jours aprés Boniface marquis de Montferrat, lequel estoit demeuré derrière, arriva au camp avec Mathieu de Montmorency, Pierre de Brajequel, et plusieurs autres vaillans hommes. Une autre quinzaine aprés, les ambassadeurs du roy Philippes, et du prince de Constantinople estans retournez d'Allemagne, les barons et le Duc s'assemblérent dans le palais, auquel le Duc avoit pris son logement; où les ambassadeurs estans arrivez parlérent en cette sorte: «Seigneurs, le roy Philippes, et le prince de Constantinople, lequel est frere de sa femme, nous ont deputé vers vous, de la part du Roy.

46. Seignor, fait le Rois, je vos envoierai le frere, si le mets en la Dieu main qui le gart de morts et en la vostre. Porce que vos allez por Dieu, et por droit, et por justice, si devez à ce qui sont desherité à tort, rendre lor heritages, se vos poez. Et si vos fera la plus haute convenance qui onques fust faite a gent, et la plus riche aie à la terre d'oltremer conquerre. Tôt premiérement se Diex done que vos le remetez en son heritage, il metra tot l'Empire de Romanie à la obedience de Rome, dont elle ére partie pieça. Aprés, il set que vos avez mis le vostre, et que vos i estes povre. Si vos donra deux cent mil mars d'argent, et viande à toz cels de l'ost, a petit et à grant. Et il ses cors ira avec vos en la terre de Babiloine, ou envoiera se vos cuidiez que mielz sera à toz dix mille homes à sa despense. Et ces service vos fera par un an, et a toz le jor de sa vie, tendra cinq cens chevaliers en la terre d'oltremer, chi garderont la terre d'oltremer, si les tenra al suen. Seignor, de ce avons nos plat pooir, font li message, de seurer ceste convenance, se vos le volez asseurer devers vos. Et sachiez que si halte convenance ne fu onques més offerte a gent. He n'a mie grant talant de conquerre, qui cesti refusera. Et il dient que il en parleront. Et fu pris un parlement à lendemain: et quant il furent ensemble, si lor fu ceste parole mostrée.

46. «Nous avons charge de vous dire qu'il consignera le jeune prince son beau-frere en la main de Dieu (qui le veüille garder de mort et peril) et les vostres: et de vous representer, que comme vous entreprenez les longs et fâcheux voyages pour l'amour de Dieu, et pour maintenir le droit et la justice, vous devez reintegrer en leurs biens, en tant qu'en vous est, et que vous le pouvez, ceux qu'on a desherité à tort. Que si vous secourez ce prince il vous fera le plus avantageux traité qui jamais ait esté accordé à pas un autre, et vous promet un secours tres considerable pour la conqueste de la Terre sainte. Premierement, si Dieu permet que vous le restablissiez dans ses Estats, et dans son heritage, il remettra tout l'Empire d'Orient à l'obeïssance de l'Eglise Romaine, dont il est separé dés long-temps. En second lieu, pource qu'il sçait que vous avez jusques icy beaucoup employé du vostre en cette entreprise, et que vous estes incommodez, il promet vous donner deux cens mille marcs d'argent, et des vivres pour tous ceux de vostre camp, tant grands que petits: luy-même vous accompagnera en personne et ira avec vous dans l'Egypte: ou si vous croyez qu'il vous soit plus utile, il y envoyra dix mille hommes à sa solde qu'il entretiendra l'espace d'un an: et tant qu'il vivra, il y aura cinq cens chevaliers pour la garde de la terre d'outremer, qu'il entretiendra pareillement à ses despens. De tout cela, Seigneurs, nous avons plein pouvoir de vous passer traité, si vous l'avez agreable, et voulez bien vous y obliger. Au reste, jamais condition si avantageuse n'a esté offerte à personne de façon que nous pouvons dire veritablement, que ceux-là n'ont pas grande envie de conquerir, qui refuseroient celles-cy.» Ils firent réponse qu'ils en aviseroient ensemble; pourquoy ils prirent jour au lendemain, et quand ils furent assemblez on fit ouverture de ces propositions.

47. Là ot parlé en maint endroit, et parla l'abès de Vaulx de l'ordre de Cistiaus y et celle partie qui voloit l'ost depeçier, et distrent qu'il ny si accorderoient mie, que ce ére trésor chrestiens, et il n'estoient mie porce meu; ainz voloient aller en Surie. Et l'autre partie lor respondi, Bel seignor, en Surie ne poez vos rien faire, et si le verroiz bien à cels meismes qui nos ont deguerpis et sont allé às autre porz. Et sachiez que par la terre de Babiloine ou par Greçe i ert recovrée la terre d'oltremer, s'elle jammais est recoyrée. Et se nos refusons ceste convenance, nos somes honi à toz jorz.

47. Elles furent fort discutées de part et d'autre, tant que l'abbé de Vaux-de-Sernay de l'ordre de Citeaux, et le party qui desiroit la rupture de l'armée, declarérent qu'ils n'y pouvoient consentir, dautant que c'estoit pour faire la guerre aux Chrestiens, et qu'ils n'estoient partis de leur pays pour cela, mais qu'ils vouloient passer en Syrie. A quoy l'autre party repliqua: «Seigneurs, vous n'ignorez pas que vous ne pourriez rien faire à present en Syrie, par l'exemple mesme de ceux qui nous ont quittez, et v se sont embarquez aux autres ports. Mais bien vous devez sçavoir, que si jamais la Terre sainte est recouvrée, ce ne peut estre que par l'Egypte ou par la Grece; de façon que si nous refusons ces traitez nous en serons blâmez pour jamais.»

48. Ensi ére en discorde l'ost, et ne vos merveilliez mie, se li laie genz ére en discorde, que li blanc moine de l'ordre de Cystiaus, érent altressi en discorde en l'ost. Li abbes de Loces, qui mult ére sainz home, et prodom, et altre abbé qui à lui sè tenoient, preçoient, et crioient mercy à la gent que il por Dieu tenissent l'ost ensamble, et que il seussent ceste convenance: Car ce est la chose par quoy on puet mielz recovrer la terre d'oltremer. Et l'abbes de Vaulx, et cil qui à lui se tenoient, reprochoient mult sovent, et disoient que tot c'ére mals: Mais allassent en la terre de Surie, et feissent ce que il porroient.

48. Ainsi les esprits estoient divisez dans le camp: et ne faut pas s'estonner si la discorde estoit entre les lais, veu que les moines mesmes de l'ordre de Citeaux leur en monstroient le chemin: car l'abbé de Los qui estoit un sainct personnage et homme de bien, et les autres abbez qui tenoient son party, alloient par le camp, prians à main jointes, que pour l'amour de Dieu ils ne se separassent les uns des autres, et ne se divisassent, mais qu'ils acceptassent les avantages qui leur estoient offerts; estant l'unique moyen pour recouvrer la Terre sainte. L'abbé de Vaux au contraire, et ceux qui estoient de sa faction, y contredisoient formellement, alleguans que le tout ne pouvoit que succeder mal, et qu'il estoit bien plus à propos d'aller droit en Syrie, et que là ils y feroient ce qu'ils pourroient.

49. Lors vint le marchis Bonifaces de Montferrat, et Baudoins li cuens de Flandres et Hennault, et li cuens Loeys, et li cuens Hues de Sain Pol, et cil qui à els se tenoient, et distrent que il feroient ceste convenance, que il seroient honi se il la refusoient. Ensi s'en allérent à l'ostel le Duc, et furent mandé li messages, et asseurérent la convenance si com vos l'avez oï arriere, par sairemens, et par chartres pendanz. Et tant vos retrait li livres que il ne furent que douze qui les sairemens jurèrent de la partie des François ne plus n'en pooient avoir.

49. Le marquis de Montferrat, et les comtes de Flandres, de Blois, et de Saint Paul, avec ceux qui estoient de leur party vinrent alors, et dirent qu'ils estoient resolus d'accepter ces conventions, et qu'ils ne les pouvaient refuser sans encourir du blâme. Et de ce pas s'en allerent trouver le Duc, où les am-> bassadeurs furent mandez, lesquels arrestèrent les articles, tels qu'ils ont esté rapportez cy-dessus, et les confirmèrent par sermens aux noms de leurs maistres, et par patentes seellées de leurs seaux. Mais de la part des François, il n'y en eut que douze qui les jurérent, sans qu'il s'en peut trouver davantage.

50. De cels si fu li uns li marchis de Montferrat, li cuens Baudoins de Flandres, li cuens Loeys de Biois et de Chartein, et li cuens Hue de Sain Pol, et huict altres qui à elx se tenoient. Ensi fu la convenance faite, et les chartres faites, et mis le termes quant li vallet vendroit, et ce fu à la quinzaine de Pasques aprés.

50. Entre ceux-là furent le marquis de Montferrat, le comte Baudoüin de Flandres, le comte Louys de Blois, et le comte Hugues de Saint Paul, avec huict des principaux de leur party. Ainsi les traitez furent passez, les patentes expediées, et le jour pris que le prince de Constantinople les viendroit trouver, qui fut à la quinzaine d'aprés Pasques.

[An 1203.] Ensi sejorna l'ost des François à Jadres toz cel yver, contre le roy de Hongrie. Et sachez que li cuer des genz ne furent mie en pais, que l'une des partie se travailla à ce que li ost se departist, et li autre, à ce que elle se tenist ensemble. Maint s'en emblérent des menues genz, és nés des marcheans. En une nef s'en emblérent bien cinq cens, si noièrent tuit, et furent perdu. Une altre compaignie s'en embla par terre, et si s'en cuida aller par Esclavonie: et li païsant de la terre les assaillièrent, et en occistrent assez. Et li altre s'en reparièrent fuiant arrière en l'ost, et ensi en alloient forment en amenuissant chascun jour.

[An 1203.] Cependant l'armée françoise sejourna tout cét hyver à Zara contre le roy de Hongrie. Durant lequel temps les esprits des Croisez ne furent pas pour cela en paix, aucuns se travaillans pour faire rompre le camp, les autres faisans leur possible pour le tenir ensemble. Dans toutes ces divisions, il y en eut plusieurs de moindre condition qui se derobérent et s'embarquèrent dans des navires de marchands, et mesmes il y en eut bien cinq cens qui se mirent en un seul vaisseau qui coula à fonds, et furent tous noyez et perdus. Une autre trouppe ayant pris son chemin par terre, pensoit se sauver par l'Esclavonie, mais les paysans lui ayant couru sus, elle fut presque toute devalisée ou mise à mort; le reste qui se peut sauver prit la fuitte, et regagna le camp. Et ainsi l'armée alloit tous les jours en diminuant.

51. En cel termine se travailla tant un halz nom de l'ost qui ére d'Alemaigne Garniers de Borlande, que il s'en alla en une nef de mercheans, et guerpit l'ost, dont il receut grant blasme. Aprés ne tarda gaires que un haut ber de France qui ot a nom Renaus de Mommirail pria tant par l'aie le conte Loeys que il fu envoiez en Surie en message en une des nés de l'estoire. Et si jura sor sains de son poing destre, et il, et tuit li chevaliers qui avec lui allèrent, que dedenz la quinzaine que il seroient en Surie, et àuroient fait lor message, que il repareroient arriéres en l'ost. Por ceste convenance se. departi de l'ost, et avec luy Henris de Castel ses niers, Guillielmes li visdame de Chartres, Geoffroy de Belmont, Johan de Froeville, Pierres ses freres, et maint altre. Et li sairemenz que il firent ne furent mie bien tenu, que il ne reparérent pas en l'ost.

51. D'autre part un grand seigneur d'Allemagne, appellé Garnier de Borlande, s'embarqua dans un navire marchand et laissa l'armée, dont il fut fort blâmé. Peu aprés un autre grand baron de France, nommé Regnaud de Montmirail, fit tant par l'entremise du comte de Blois, qu'il fut deputé et envoyé en ambassade en Syrie sur l'un des vaisseaux de la flotte: ayant juré et promis sur les saincts Evangiles que quinze jouis aprés que luy et les chevaliers qui l'accompagnoient seroient arrivez, et auroient achevé leurs affaires, ils se rembarqueroient pour retourner au camp. Et sur cette promesse il en partit, et avec luy Henry de Castel son neveu, Guillaume Vidame de Chartres, Geoffroy de Beaumont, Jean de Froieville, Pierre son frere, et plusieurs autres. Ils tinrent neantmoins mal leur serment, et ne retournérent plus en l'armée.

52. Lors revint une novelle en l'ost qui fu volentier oïe, que li estoire de Flandres dont vos avez oï arrières, ére arrivez à Marseille: et Johans de Néele chastellains de Bruges qui ére chevetaines de cel ost, et Tierris qui fu filz le conte Phelippe de Flandres, et Nichole de Mailli, mandérent le conte de Flandres lor seignor que il ivernoient à Marseille, et que il lor mandast sa volenté, que il fer oient ce que il lor manderoit. Et il lor manda per le conseil le duc de Venise et des autres barons, que il meûssent à l'issüe de Marz, et veinssent encontre lui au port de Modon en Romanie. Hà las! il l'atendirent si malvaisement que onques convenz ne lor tindrent, ainz s'en alèrent en Surie ou il savoient que il ne feroient rien nul esploit.

52. Au mesme temps vint une agreable nouvelle au camp, que la flotte de Flandres, dont nous avons parlé ci-dessus, estoit arrivée à Marseille, et Jean de Néelle chastelain de Bruges chef de cette armée de mer, Thierry qui fut fils du comte Philippes de Flandres, et Nicolas de Mailly, mandoient au comte de Flandres leur seigneur, qu'ils hyverneroient à Marseille, et que là ils attendroient ses ordres, prests à executer ce qu'il leur enjoindroit. Le Comte aprés avoir pris là dessus les avis du duc de Venise et des barons, leur manda qu'ils eussent à faire voile sur la fin de mars, et qu'ils le vinssent trouver au port de Modon en Romanie. Mais las! ils obeïrent mal à ces ordres, et tinrent peu ce qu'ils avoient promis, s'en estans allez en Syrie, où ils sçavoient bien qu'ils ne feroient aucun exploit considerable.

53. Or poez savoir, seignor, que se Diex ne amast ceste ost, quelle ne peust mie tenir ensemble a ce que tant de gent li queroient mal. Lors parlérent li baron ensemble, si distrent qu'il envoiroient à Rome à l'Apostoille, porce que il lor savoit mal gré de la prise de Jadres. et eslistrent messages deux chevaliers et deux clers, telx quil savoient qui bon fussent à cest message. Des deux clers fu li uns Nevelons li evesques de Soissons, et maistre Johan de Noyon qui ére canceliere le conte Baudoins des Flandres, et des chevaliers li uns Johans de Friaise et Robert de Bove. Et cil jurerent sor sains loialement que il feroient li message en bone foi, et que il repaireroient à l'ost.

53. D'où l'on peut recueillir, que si Dieu n'eust assisté et favorisé cette armée d'une grace particulière, elle n'eût pu jamais se maintenir, veu que tant de personnes ne cherchoient que ses desavantages et sa rupture. Alors les barons consultèrent ensemble, et resolurent d'envoyer à Rome vers le Pape, qui témoignoit leur sçavoir mauvais gré de la prise de Zara. Ils éleûrent deux chevaliers et deux ecclesiastiques les plus capables qu'ils crûrent se pouvoir acquitter dignement de cette ambassade; les deux ecclesiastiques furent Nevelon évesque de Soissons, et maistre Jean de Noyon chancelier de Baudoüin comte de Flandres. L'un des chevaliers fut Jean de Friaise, l'autre Robert de Boves, lesquels promirent et jurèrent sur les saincts Evangiles de bien et fidellement executer leurs commissions, et de retourner au camp.

54. Mult le tindrent bien li troi, et li quarz malvaisement: Et ce fu Robert de Bove: quar il fist le message al pis qu'il pot, et s'en parjura, et s'en alla en Surie aprés les autres, et li autres troi le firent mult bien, et distrent lor message; ensi commandirent li baron, et distrent à l'Apostoille: Li baron vos merci crient de la prise de Jadres, que il le fistrent com cil qui mielz non pooient faire por le defaute de cels qui estoient allé aus autres porz, et que autrement ne poient tenir ensemble, et sor ce mandent à vos, corne a lor bon pere, que vos alor commandoiz vostre commandemenz que il sont prest de faire. Et li Apostoille dist aus messages, qu'il savoit bien que par la defaute des autres lor convint, à faire, si en ot grant pitié, et lor manda às barons et às pelerins saluz, et qui les assolt come ses filz; et lor commandoit, et prioit que il tenissent l'ost ensemble, car il savoit bien que sanz cel ost, ne pooit li services Diex estre fais: et dona plain pooir à Nevelon l'evesque de Soissons, et à maistre Jean de Noion, de lier, et deslier les pelerins trosqu'adonc que li cardonax vendroit en l'ost.

54. Les trois s'acquittèrent de leur parole, mais non pas le quatriéme, qui fut Robert de Boves, lequel fit du pis qu'il pût, et au prejudice du serment qu'il avoit fait s'en alla en Syrie rejoindre les autres de sa faction. Les trois autres firent fort bien leur legation, et ce dont ils estoient chargez de la part des barons, et dirent au Pape: «Les barons vous demandent tres humblement pardon de la prise de Zara, l'ayans fait par contrainte, et ne pouvans mieux par le deffaut de ceux qui se sont embarquez aux autres ports; et sans quoy ils eussent esté necessitez de rompre le camp, et de s'en retourner sans rien faire: vous asseurans au surplus qu'ils sont prests de recevoir vos commandemens, et de vous obeïr en tout comme à leur bon pasteur et pere, » Le Pape fit réponse aux deputez, que il sçavoit bien que par la faute de leurs compagnons ils avoient esté obligez de faire ce qu'ils avoient fait, et qu'il en avoit grand déplaisir. Et là dessus escrivit aux barons, et leur manda qu'il les absolvoit comme ses bons enfans; et qu'il leur ordonnoit et prioit de faire en sorte que l'armée ne se rompit point: parce qu'il sçavoit bien, que sans elle on ne pourroit rien entreprendre en la Terre sainte. Il donna en mesme temps plein pouvoir à Nevelon évesque de Soissons, et à maistre Jean de Noion de lier et délier les pelerins, jusqu'à ce que le cardinal legat fust arrivé en l'armée.

55. Ensi fu jà del tens passé que li quaresme fu, et atornèrent lor navile por movoir à la Pasque. Quant les nés furent chargiés, lendemain de la Pasque si logiérent li pelerins for de la ville sor le port: Et li Venisiens firent abatre la ville, et les tors et les murs. Et dont avint une aventure dont mult pesa à cels de l'ost, que uns des halz barons de l'ost, qui avoit nom Simon de Monfort, ot fait son plait al roy de Ungrie qui anemis estoit à cels de l'ost, qu'il s'en alla à lui, et guerpi l'ost. Avec lui alla Guis de Monfort ses freres, Simons de Neafle, et Robert Malvoisins, et Druis de Cressonessart, et l'abbés de Vals qui ére moine de l'ordre de Cystiaus, et maint autre. Et ne tarda guaires après, che s'en alla une autre halz hom de l'ost, qui Engelranz de Bove ére apellez, et Hues ses freres, et les genz de lor païs ce que il en porroient mener. Ensi partirent cil de l'ost com vos avez oï. Multfu granz domages à l'ost, et honte à cels qui esirent.

55. Le caresme venu ils commencérent à appréter leurs vaisseaux, pour partir vers Pasques; et aprés les avoir chargez et équippez ils se logèrent le lendemain de la feste hors la ville sur le port: cependant les Venitiens firent démanteler les tours et les murailles. Sur ces entrefaites arriva une chose qui fut fâcheuse pour ceux de l'armée, de ce qu'un des plus grands seigneurs d'entre eux, appellè Simon de Montfort, ayant fait traité avec le roy de Hongrie, lequel estoit ennemy de ceux de l'armée, quitta le camp pour s'aller rendre vers luy: Et fut suivy de Guy de Montfort son frere, Simon de Neaufle, Robert de Mauvoisin, Dreux de Cressonessart, l'abbé de Vaux qui estoit moine de l'ordre de Cisteaux, et de plusieurs autres. Incontinent aprés un autre grand seigneur, nommé Enguerrand de Boves, et Hugues son frere se retirerent pareillement du camp avec tous ceux de leur pays qu'ils pûrent débaucher. Ce qui affoiblit autant l'armée, qu'il causa de honte à ceux qui l'abandonnérent.

56. Lors commenciérent a movoir les nés, et les vissiers, et fu devisé que il prendorient port à Corfol, une ysle en Romanie, et li premiers attendraient les darrains, tant que il seroient ensemble, et il si fistrent. Ainz que li Dux, ne li Marchis partissent del porz de Jadres, ne les galles, vint Alexis le fls l'empereor Sursac de Constantinople, et li envoia li roy s Phelippe d'Alemaigne, et fu reçeus à mult grant joie, et à mult grant honor. Et ensi bailla li Dux les galies, et les vassials tant con lui convint. Et ensi partirent del port de Jadres, et orent bon vent et allérent tant que il pristrent porz à Duraz, enqui rendirent cil de la ville la ville à lor seignor quant il le virent mult volentiers; etli firent fealtè. Et d'enqui s'en partirent, et vindrent à Corfol, et trovérent l'ost qui ére logié devant la ville, et tenduz trez et paveillons, et les chevaus traiz des vissiers por refraichir. Et cùm il oïrent que le fils l'empereor de Constantinople ére arrivez al port, si veissiez maint bon chevalier et maint bon serjanz aller encontre, et mener maint bel destrierz. Ensi le reçurent à mult grant joie et a mult grant honor. Et i fist son tré tendre enmi l'ost. Et li marchis de Montferrat le suen de lez, en cui garde le roy Phelippe l'avoit commandé, qui sua seror avoit a fame.

56. On commença à faire voile, et fut arresté qu'on iroit prendre port à Corfou, qui est une isle de l'empire d'Orient; et que là les premiers venus attendroient les autres, tant qu'ils seroient tous ensemble; ce qui fut executé. Mais avant que le Duc et le Marquis partissent de Zara, et les Galéres, le prince Alexis fils de l'empereur Isaac de Constantinople, que Philippes roy d'Allemagne leur avoit envoyé, arriva, et fut receu avec grande réjoüissance et beaucoup d'honneur. Le Duc luy donna des galères et vaisseaux ronds autant qu'il luy en falloit: et estans tous délogez du port de Zara avec bon vent, cinglèrent tant qu'ils arrivérent à Duraz14, dont les habitans se rendirent sans aucune resistance à la veuë de leur Seigneur, et luy firent serment de fidélité. De là ils passérent à Corfou, où ils trouvérent l'armée desja logée devant la ville, les tentes et pavillons dressez, et les chevaux tirez hors des palandries pour les rafraischir. D'abord qu'ils apprirent que le fils de l'empereur de Constantinople estoit arrivé, les chevaliers et les soldats luy allérent au devant, y faisant conduire les chevaux de bataille, et le receurent avec grand honneur. Le prince fit tendre son pavillon au milieu du camp, et le marquis de Montferrat fit dresser le sien tout joignant, parce que le roy Philippes, qui avoit espousé la sœur du prince, le luy avoit fort recommandé et l'avoit mis en sa garde.

57. Ensi sejornèrent en cele ysle trois semaines, qui mult ére riche et plenteuroise. Et dedenz cel sejor lor avint une mesaventure, quifu pésme et dure, que une grant partie de cels qui voloient l'ost depeçier, et qui avoient autre foiz esté encontre l'ost, parlérent ensemble, et distrent que céle chose lor sembloit estre mult longe, et mult perillose, et que il remanroient en l'isle, et lairoient l'ost aller, et par le conduit à cels. Et quant l'ost en serait alée renvoiérent au comte Gautier de Breine, qui adonc tenoit Brandiz, qui lor envoiast vaissiaus por aller à Brandiz. Je ne vos puis mie toz cels nomer, qui à ceste ouvre faire furent, més je vos en nomer ai une partie des plus maistre chevetaine.

57. Ils sejournèrent en cette isle l'espace de trois semaines, dautant qu'elle estoit riche et abondante en toutes sortes de commoditez: durant lequel temps survint une fâcheuse disgrace; car une partie de ceux qui butoient à rompre le camp, et qui avoient tousjours esté contraires aux bons sentimens du reste de l'armée, consultèrent ensemble et dirent, que cette entreprise leur sembloit trop longue et dangereuse, et qu'il valoit mieux demeurer en cette isle, et laisser partir les trouppes sous la conduite des autres, pour ensuitte depécher vers le comte Gautier de Brienne qui tenoit alors Brandis15, à ce qu'il leur envoyast des vaisseaux, pour le pouvoir aller trouver. Je ne vous nommeray pas tous ceux de ce complot, mais seulement les principaux, qui furent:

58. De cels fu li uns Odes le champenois de Chamlite, Jaques d'Avennes, Pierres d'Amiens, Gui li castellains de Coci, Ogiers de Saint-Cheron, Guis de Cappes, et Clarashauz de Mez, Guillelmes d'Ainoy, Pierres Coiseaus, Guis de Pésmes et Haimes ses freres. Guis de Couvelans, Richart de Dampierres, Odes Ses freres, et maint autre qui lor avoient creancé par derriere qu'il se tenroient à lor partie, qui ne l'osoient mostrer par devant por la honte.

58. Eudes le Champenois de Champlite, Jacques d'Avennes, Pierre d'Amiens, Guy chastelain de Coucy, Oger de Saint-Cheron, Guy de Chappes, Clerembault son neveu, Guillaume d'Ainoy, Pierre Coiseaux, Guy de Pésmes, Haimon son frere, Guy de Conflans, Richard de Dampierre, Eudes son frere, et plusieurs autres qui leur avoient promis en cachette de se tenir à leur party, ne l'ozans faire paroistre publiquement, de crainte de blâme.

59. Si que li livre testimoigne bien que plus de la moitié de l'ost se tenoient à lor accort. Et quant ce oït li marchis de Monferrat, et li cuens Baudoins de Flandres, et li cuens Loeys, et li cuens de Sain Pol et li baron qui se tenoient à lor accort, si furent mult esmaié, et distrent: Seignor, nos sommes mal bailli, se ceste gent se partent de nos, avec cels qui s'en sunt parti par maintes foiz, nostre ot sera faillie, et nos ne porons nulle conqueste faire. Mais alons a els et lor crions merci, que il aient por Dieu pitié d'els et de nos, et que il ne se honissent, et que il ne toillent la rescosse d'oltremer.

59. Si bien que l'on peut dire que plus de la moitié du camp estoit de leur faction. Quand le marquis de Montferrat, le comte Baudouin de Flandres, le comte Louys, le comte de Saint Paul, et les barons qui estoient de leur party eurent advis de cela, ils furent bien étonnez, et dirent: «Seigneurs, nous serons en fort mauvais termes et mal-traitez, si ces gens-cy se retirent, outre ceux qui nous ont abandonnez par diverses fois; car nostre armée demeurera inutile et defectueuse, et ne pourrons faire aucun exploit ni conqueste. Allons à eux, et les conjurons au nom de Dieu qu'ils aient pitié d'eux et de nous; et qu'ils évitent le reproche qu'on leur pourroit faire, d'avoir empéché le recouvrement de la Terre sainte.»

60. Ensi fu li conseils accordez, et allèrent toz ensemble en une vallée ou cil tenoient lor parlemenz, et menérent avec als le fils l'empereor de Constantinople, et toz les evesques et toz les abbez de l'ost. Et cum il vindrent là, si descendirent à pié. Et cil cùm il les virent, si descendirent de lor chevaus, et allérent encontre, et li baron lor cheirent as piez mult plorant, et distrent que il ne se moveroient tresque cil aroient creancè que il ne se mouroient d'els. Et quant cil virent ce, si orent mult grant pitié, et plorérent mult durement.

60. Ce qu'ayant esté resolu de la sorte, ils s'en allèrent tous ensemble en une vallée où les autres estoient assemblez, et menérent avec eux le fils de l'empereur de Constantinople, et tous les evesques et abbez de l'armée. Estans là arrivez, ils mirent pied à terre: et comme les autres les apperceurent, ils descendirent pareillement de leurs chevaux, et leur allérent à la rencontre. D'abord les barons se prosternérent à leurs pieds pleurans à chaudes larmes, protestans de ne se lever qu'ils n'eussent obtenu d'eux qu'ils ne les abahdonneroient point. Quand les autres virent cela, ils furent vivement touchez, et le cœur leur attendrit de façon qu'ils ne peurent contenir leurs larmes.

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NOTES

(1Escriz, Aicris ou Escry: ce château étoit situé sur l'Aisne, près de Château-Porcien.

(2) Simon de Montfort: le même qui figura depuis dans la guerre contre les Albigeois.

(3) Palandries et vaisseaux plats: Du Cange explique ici le mot palanârie ou palandrin, qui veut dire vaisseau plat. Ville-Hardouin, dans son texte, se sert du mot vuissier ou vissier, qui signifie barque, vaisseau de transport pour les chevaux.

(4Monta au pupitre: Dans l'église Saint Marc, il y avoit deux pupitres, l'un à droite, l'autre à gauche. Le Doge montoit au premier lorsqu'il vouloit haranguer le peuple; le second éloit destiné aux prédicatcurs.

(5) Babylone en Egypte: On appelait de ce nom une ville dont les ruines sont près du grand Caire.

(6 Gautier comte de Brienne, étoit frère de Jean de Brienne qui devint depuis empereur de Coastantinople.

(7Rengreger ou rengriger, aggraver, augmenter en mal.

(8 Quand le comte fut enterré: Thibaut V fat inhumé dans l'église de S.Etienne de Troyes, fondée par Henri son frère. On remarque dans son épitaphe ce vers dont l'idée est belle, mais où la quantité n'est pas exacte.

Terrenam quærens, cœlcstem reperit urbem.

(9Zara, ville de Dalmatie, située dans une petite île sur la mer Adriatique. Pline et les anciens la nomment Jadera, d'où vient le mot Jadres, dont se sert Ville-Hardouin. Guillaume de Tyr l'appelle Jazara, d'où elle a probablement tire le nom qu'elle porte aujourd'hui.

(10) Que pour ce qu'il avoit perdu la vue: La version que nous avons adoptée dans la Notice diffère de celle de Ville-Hardouin; nous l'avons puisée dans Sabellicus et Rhamnusio, historiens vénitiens qui devoient être plus instruits que le narrateur français.

(11) Vers le prince de Constantinople: Le texte de Ville-Hardouin porte al valet de Constantinople. Le mot valet signifioit un enfant, un jeune homme qui n'avoit pas encore acquis l'usage des armes.

(12 Perrieres et mangoneaux: Perriere ou pierrier, machine dont on se servoit pour jeter des pierres à l'ennemi. C'étoit une longue poutre retenue par un contre-poids. qui, étant lâchée, lançoit des pierres énormes dans les villes assiégées. Mangoneau, machine qui servoit aussi à jeter des pierres, du grec, machine, ou du latin mangonium, artifice.

(13Surgir: aborder.

(14Duraz: Durazzo, villc d'Albanie sur le golphe Adriatique; c'est l'ancienne Dyrrhachium.

(15 Brandis: c'est la ville de Brinde, dans le royaume de Naples, occupée alors par Gautier, comte de Brienne.