Oedipe de Sénèque

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UNE TRAGÉDIE LATINE : OEDIPE DE SÉNÈQUE

L'auteur

L. Annaeus Seneca (4 ACN - 65 PCN), né en Espagne, est arrivé assez jeune à Rome et s'y est fait remarquer par ses talents multiples : brillant intellectuel, adepte du stoïcisme, il est rapidement un personnage en vue (quoique diversement apprécié : Caligula disait de ses oeuvres que c'était du "sable sans chaux"). Exilé sous Claude, il est finalement rappelé par Agrippine et nommé précepteur de Néron. Quand Néron monte sur le trône, Sénèque exerce des responsabilités considérables. Mais Néron échappe à son contrôle et Sénèque obtient de se retirer. Soupçonné à tort d'avoir trempé dans une conjuration contre Néron, il reçoit l'ordre de se suicider. Son oeuvre est immense et comporte essentiellement des ouvrages moraux (Lettres à Lucilius, Consolations, traités divers, ...). A la fin de sa vie, Sénèque écrit des tragédies inspirées de modèles grecs.

Oedipe

La légende est bien connue : Laios et Jocaste, roi et reine de Thèbes, attendent la naissance de leur enfant. Un oracle prédit que l'enfant à naître tuera son père. A la naissance, Laios fait percer les pieds de l'enfant (en grec, Oidipous signifie "aux pieds gonflés") et le fait exposer (c'est-à-dire "abandonner à son sort"). Mais le berger chargé de cette mission confie l'enfant à un collègue corinthien qui le transmet au roi de Corinthe Polybe et à sa femme Mérope. Sans descendance, ces derniers adoptent l'enfant. Les années passent. Devenu adulte (ou adolescent), Oedipe apprend par une indiscrétion qu'il n'est pas le fils de ses "parents". Il part interroger l'oracle de Delphes. Mais Apollon ne répond pas à la question posée ("qui sont mes parents ?"). Par contre, il avertit Oedipe qu'il couchera avec sa mère et tuera son père. Oedipe décide alors de ne jamais rentrer à Corinthe. Sur la route de Thèbes, il croise un voyageur. Une querelle éclate et Oedipe tue l'inconnu. C'est évidemment Laios. Arrivé aux abords de Thèbes, il apprend qu'un monstre, le Sphinx, ravage la région et dévore ceux qui ne peuvent répondre à ses énigmes. Celui qui le tuera épousera la reine de Thèbes. Oedipe triomphe du Sphinx et épouse Jocaste.

Dix ans après, une épouvantable épidémie frappe Thèbes.

Oedipe dans la littérature et la musique

L'oeuvre "fondatrice" est la tragédie de Sophocle, Oedipe roi. C'est là que Sénèque va trouver son inspiration. Mais le mythe ne cessera de susciter des oeuvres diverses. Corneille et Voltaire écriront l'un et l'autre un Oedipe. Plus proches de nous, le mythe inspirera Jean Cocteau (à plusieurs reprises) et André Gide. Les directeurs de la Série Noire y verront l'archétype du roman policier. Par ailleurs, Freud verra dans Oedipe la mythification d'un élément fondamental de la psychologie des profondeurs (le fameux "complexe d'Oedipe").

Enfin, Oedipe deviendra un personnage d'opéras (au XXe siècle, Oedipe d'Enesco et Oedipus rex de Stravinski).

Siegmund FREUD

Introduction à la psychanalyse, p. 311

Je suppose que beaucoup d'entre vous ont été secoués par une violente émotion à la lecture de la tragédie dans laquelle Sophocle a traité ce sujet. L'ouvrage du poète attique nous expose comment le crime commis par Oedipe a été peu à peu dévoilé, à la suite d'une enquête artificiellement retardée et sans cesse ranimée à la faveur de nouveaux indices : sous ce rapport, son exposé présente une certaine ressemblance avec les démarches d'une psychanalyse. Il arrive au cours du dialogue que Jocaste, la mère-épouse aveuglée par l'amour, s'oppose à la poursuite de l'enquête. Elle invoque, pour justifier son opposition, le fait que beaucoup d'hommes ont rêvé qu'ils vivaient avec leur mère, mais que les rêves ne méritent aucune considération.

p. 311 - 312

Il réagit comme s'il retrouvait en lui-même, par l'auto-analyse, le complexe d'Oedipe: comme s'il apercevait, dans la volonté des dieux et dans l'oracle, des travestissements idéalisés de son propre inconscient; comme s'il se souvenait avec horreur d'avoir éprouvé le désir d'écarter son père et d'épouser sa mère. La voix du poète semble lui dire : "Tu te raidis en vain contre ta responsabilité, et c'est en vain que tu invoques tout ce que tu as fait pour réprimer tes intentions criminelles. Ta faute n'en persiste pas moins puisque, ces intentions, tu n'as pas su les supprimer : elles restent intactes dans ton inconscient." Et il y a là une vérité psychologique. Alors même qu'ayant refoulé ses mauvaises tendances dans l'inconscient, l'homme croit pouvoir dire qu'il n'en est pas responsable, il n'en éprouve pas moins cette responsabilité comme un sentiment de péché dont ignore les motifs.

Jean-Pierre VERNANT, Mythe et tragédie en Grèce ancienne

p. 24

Quel est cet être que la tragédie qualifie de deinos, monstre incompréhensible et déroutant, à la fois agent et agi, coupable et innocent, lucide et aveugle, maîtrisant toute la nature par son esprit industrieux et incapable de se gouverner lui-même ? Quels sont les rapports de cet homme avec les actes dont on le voit sur scène délibérer, prendre l'initiative et porter la responsabilité, mais dont le sens véritable se situe au-delà de lui et lui échappe, de telle sorte que c'est moins l'agent qui explique l'acte, mais plutôt l'acte qui, révélant après coup sa signification authentique, revient sur l'agent, découvre ce qu'il est et a réellement accompli sans le savoir ?

p. 36

Mais ce qui peut-être la définit pour l'essentiel, c'est que le drame porté sur la scène se déroule à la fois au niveau de l'existence quotidienne, dans un temps humain, opaque, fait de présents successifs et limités, et dans un au-delà de la vie terrestre, dans un temps divin, omniprésent, embrassant à chaque instant la totalité des événements, tantôt pour les cacher, tantôt pour les découvrir, mais sans que jamais rien lui échappe, ni ne se perde dans l'oubli. Par cette union et confrontation constantes, tout au long de l'intrigue, du temps des hommes et du temps des dieux, le drame apporte la révélation éclatante du divin dans le cours mêmes des actions humaines.

p. 37

Chez les tragiques, l'action humaine n'a pas en soi assez de force pour se passer de la puissance des dieux, pas assez d'autonomie pour se concevoir pleinement en dehors d'eux. Sans leur présence et leur appui, elle n'est rien; elle avorte ou porte des fruits tout autres que ceux qu'on avait escomptés. Elle est donc une sorte de pari, sur l'avenir, sur le destin et sur soi-même, finalement pari sur les dieux qu'on espère de son côté. A ce jeu, dont il n'est pas le maître, l'homme risque toujours d'être pris au piège de ses propres décisions. Les dieux lui sont incompréhensibles. Quand il les interroge, par précaution, avant d'agir et qu'ils acceptent de parler, leur réponse est aussi équivoque et ambiguë que la situation sur laquelle on sollicitait leur avis.

p. 38

Tant que tout n'est pas encore consommé, les affaires humaines restent des énigmes d'autant plus obscures que les acteurs se croient plus assurés de ce qu'ils font et de ce qu'ils sont. installé dans son personnage de déchiffreur d'énigmes et de roi justicier, convaincu que les dieux l'inspirent, se proclamant fils de la Tuchè, de l'Heureuse Chance, comment Oedipe pourrait-il comprendre qu'il est pour lui-même cette énigme dont il ne devinera le sens qu'en se découvrant le contraire de ce qu'il croyait être : non le fils de la Tuchè, mais sa victime, non le justicier, mais le criminel, non le roi sauveur de sa cité, mais l'abominable souillure dont elle est en train de périr. Aussi pourra-t-il dans le moment même où il se reconnaît responsable d'avoir de ses propres mains forgé son malheur, accuser la divinité d'avoir à l'avance tout ourdi et tout fait, de s'être plu à le jouer, du début à la fin du drame, pour mieux le perdre.

Comme le personnage tragique se constitue dans la distance qui sépare daimôn et èthos, la culpabilité tragique s'établit entre l'ancienne conception religieuse de la faute-souillure, de l'harmatia, maladie de l'esprit, délire envoyé par les dieux, engendrant nécessairement le crime, et la conception nouvelle où le coupable, hamartôn et surtout adikôn, est défini comme celui qui, sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit.

p. 55 - 56

Dans le contexte de cette pensée religieuse où l'acte criminel se présente, dans l'univers, comme une force démonique de souillure et, au-dedans de l'homme, comme un égarement de l'esprit, c'est toute la catégorie de l'action qui apparaît autrement organisée que chez nous. L'erreur, sentie comme une atteinte à l'ordre religieux, recèle une puissance néfaste qui déborde de beaucoup l'agent humain. L'individu qui la commet (ou plus exactement, qui en est la victime) se trouve pris lui-même dans la force sinistre qu'il a déclenchée (ou qui s'exerce à travers lui). Au lieu d'émaner de l'agent comme de sa source, l'action l'enveloppe et l'entraîne, l'englobant dans une puissance qui lui échappe d'autant plus qu'elle s'étend dans la durée, bien au-delà de sa personne. L'agent est pris dans l'action. il n'en est pas l'auteur. Il reste inclus en elle.

Il ne saurait évidemment être question, dans ce cadre, d'une volonté individuelle. La distinction, dans l'activité du sujet, de l'intentionnel et du contraint n'y a pas même encore de sens. Comment serait-onde plein gré égaré par l'erreur ? Et comment la faute-souillure, dès lors qu'elle a été commise, pourrait-elle ne pas porter en soi, indépendamment des intentions du sujet, son châtiment ?

p. 72 - 73

La tragédie, en présentant l'homme engagé dans l'action, porte témoignage des progrès qui s'opèrent dans l'élaboration psychologique de l'agent, mais aussi de ce que cette catégorie comporte encore, dans le contexte grec, de limité&, d'indécis et de flou. L'agent n'est plus inclus, immergé dans l'action. Mais il n'en est pas encore vraiment, par lui-même, le centre et la cause productrice. Parce que son action s'inscrit dans un ordre temporel sur lequel il n'a pas de prise et qu'il subit tout passivement, ses actes lui échappent, le dépassent. Pour les Grecs, on le sait, l'artiste ou l'artisan, quand ils produisent une oeuvre par leur poiesis, n'en sont pas véritablement les auteurs. Ils ne créent rien. Leur rôle est seulement d'incarner dans la matière une forme préexistante, indépendante et supérieure à leur technè. L'ouvrage possède plus de perfection que l'ouvrier; l'homme est plus petit que sa tâche. de la même façon, dans son activité pratique, sa praxis, l'homme n'est pas à la mesure de ce qu'il fait.

p. 78

Si Oedipe Roi nous émeut, autant qu'il bouleversait les citoyens d'Athènes, ce n'est pas, comme on le croyait jusqu'alors, parce qu'il incarne une tragédie de la fatalité, opposant la toute-puissance divine à la pauvre volonté des hommes, c'est que le destin d'Oedipe est en quelque sorte le nôtre, que nous portons en nous la même malédiction que l'oracle a prononcée contre lui. En tuant son père, en épousant sa mère, il accomplit le désir de notre enfance que nous nous efforcions d'oublier. La tragédie est donc en tout point comparable à une psychanalyse : en levant le voile qui dissimule à Oedipe son visage de parricide, d'incestueux, elle nous révèle à nous-mêmes. La tragédie a pour matière les rêves que chacun de nous a rêvés; son sens se fait jour, de façon éclatante, dans l'épouvante et la culpabilité qui nous submergent quand, à travers l'inexorable progression du drame, nos anciens désirs de mort du père, d'union avec la mère remontent à notre conscience qui feignait de ne les avoir jamais éprouvés.

p. 80

Dans quelle mesure l'homme est-il réellement la source de ses actions ? Lors même qu'il semble prendre l'initiative et en porter la responsabilité, n'ont-elles pas ailleurs qu'en lui leur véritable origine ? Leur signification ne demeure-t-elle pas en grande partie opaque à celui-là même qui les commet, de telle sorte que c'est moins l'agent qui explique l'acte, mais plutôt l'acte qui, révélant après coup son sens authentique, revient sur l'agent, éclaire sa nature, découvre ce qu'il est, et ce qu'il a réellement accompli sans le savoir.

p. 82

Le sens tragique de la responsabilité surgit lorsque l'action humaine fait déjà l'objet d'une réflexion, d'un débat intérieur, mais qu'elle n'a pas encore acquis un statut assez autonome pour se suffire pleinement à elle-même. Le domaine propre de la tragédie se situe à cette zone frontière où les actes humains viennent s'articuler avec les puissances divines, où ils révèlent leur sens véritable, ignoré de ceux-là mêmes qui en ont pris l'initiative et en portent la responsabilité en s'insérant dans un ordre qui dépasse l'homme et lui échappe.

p. 95

En effet, si le drame repose sur l'ignorance d'Oedipe quant à sa véritable origine, s'il se croit réellement, comme il l'affirme à tant de reprises, le fils aimant et chéri des souverains de Corinthe, il est clair que le héros d'Oedipe Roi n'a pas le moindre complexe d'Oedipe. A sa naissance, Oedipe a été confié à un berger avec mission de le faire périr sur le Cithéron. Remis entre les mains de Mérope et de Polybe, qui n'ont pas d'enfant, il est élevé, traité, choyé par eux comme leur propre fils. Dans la vie affective d'Oedipe, le personnage maternel ne peut être que Mérope, et non Jocaste qu'il l'avait jamais vue avant son arrivée à Thèbes, qui n'est en rien pour lui une mère et qu'il épouse, non par inclination personnelle, mais parce qu'elle lui a été donnée sans qu'il la demande, comme ce pouvoir royal qu'il a gagné en devinant l'énigme du Sphinx, mais qu'il ne pouvait occuper qu'en partageant le lit de la reine en titre.

p. 105

Aussi pourra-t-il dans le moment où il se reconnaît responsable d'avoir de ses propres mains forgé son malheur, accuser les dieux d'avoir tout préparé et tout fait. L'équivoque dans les propos d'Oedipe correspond au statut ambigu qui lui est conféré dans le drame et sur lequel toute la tragédie est construite. Quand Oedipe parle, il lui arrive de dire autre chose ou le contraire de ce qu'il dit. L'ambiguïté de ses propos ne traduit pas la duplicité de son caractère, qui est tout d'une pièce, mais plus profondément de la dualité de son être. Oedipe est double. Il constitue par lui-même une énigme dont il ne devinera le sens qu'en se découvrant en tout point le contraire de ce qu'il croyait et paraissait être. Le discours secret qui s'institue, sans qu'il le sache, au sein de son propre discours, Oedipe ne l'entend pas.

p. 106

Les dieux savent et disent la vérité, mais ils la manifestent en la formulant dans des mots qui paraissent aux hommes dire tout autre chose. Oedipe ne sait ni ne dit la vérité, mais les mots dont il se sert pour dire autre chose qu'elle, la manifestent à son insu de façon éclatante pour qui a don de double oreille, comme le devin a double vue. Le langage d'Oedipe apparaît ainsi comme le lieu où se nouent et s'affrontent dans la même parole deux discours différents : un discours humain, un discours divin. Au début, les deux discours sont bien distincts et comme coupés l'un de l'autre; au terme du drame, quand tout est éclairci, le discours humain s'inverse et se transforme en son contraire; les deux discours se rejoignent; l'énigme est résolue. Sur les gradins du théâtre, les spectateurs occupent une situation privilégiée qui leur permet, comme les dieux, d'entendre en même temps les deux discours opposés et d'en suivre d'un bout à l'autre, à travers le drame, la confrontation.

p. 122 - 123

Roi divin - pharmakos : telles sont donc les deux faces d'Oedipe, qui lui confèrent son aspect d'énigme en réunissant en lui, comme dans une formule à double sens, deux figures inverses l'une de l'autre. A cette inversion dans la nature d'Oedipe, Sophocle prête une portée générale : le héros est le modèle de la condition humaine. Mais la polarité entre le roi et le bouc émissaire (polarité que la tragédie situe au sein même du personnage oedipien), Sophocle n'a pas eu à l'inventer. Elle était inscrite dans la pratique religieuse et la pensée sociale des Grecs. le poète lui a simplement prêté une signification nouvelle en en faisant le symbole de l'homme et de son ambiguïté fondamentale. Si Sophocle choisit le couple turannos-pharmakos pour illustrer ce que nous avons appelé le thème du renversement, c'est que dans leur opposition, ces deux personnages apparaissent symétriques et à certains égards interchangeables. L'un et l'autre se présentent comme des individus responsables du salut collectif du groupe. Chez Homère et Hésiode, c'est de la personne du roi, rejeton de Zeus, que dépend la fécondité de la terre, des troupeaux, des femmes. Qu'il se montre, en sa justice de souverain, amumôn, irréprochable, tout prospère dans sa cité; qu'il s'égare, c'est toute la ville qui paie pour la faute d'un seul. Le Cronide fait retomber sur tous le malheur, limos et loimos, famine et peste tout ensemble : les hommes se meurent, les femmes cessent d'enfanter, la terre reste stérile, les troupeaux ne se reproduisent plus. Aussi la solution normale, quand s'abat sur un peuple le fléau divin, est-elle de sacrifier le roi. S'il est le maître de la fécondité et qu'elle se tarit, c'est que sa puissance de souverain s'est en quelque sorte inversée; sa justice s'est faite crime, sa vertu souillure, le meilleur (aristos) est devenu le pire (kakistos).

p. 131

Car dans la pratique et dans la théorie sociales, la structure polaire du sur-humain et du sous-humain vise à mieux cerner dans ses traits spécifiques le champ de la vie humaine définie par l'ensemble des nomoi qui la caractérisent. L'en-deçà et l'au-delà ne se répondent que comme les deux lignes qui dessinent nettement les frontières à l'intérieur desquelles l'homme se trouve inclus. Au contraire, chez Sophocle, sur-humain et sous-humain se rejoignent et se confondent dans le même personnage. Et comme ce personnage est le modèle de l'homme, toute limite s'efface qui permettrait de cerner la vie humaine, de fixer sans équivoque son statut. Quand il veut, à la façon d'Oedipe, mener jusqu'au bout l'enquête sur ce qu'il est, l'homme se découvre énigmatique, sans consistance ni domaine qui lui soit propre, sans point d'attache fixe, sans essence définie, oscillant entre l'égal à dieu et l'égal à rien. Sa vraie grandeur consiste dans cela même qui exprime sa nature d'énigme : l'interrogation.

P. CHUVIN, De Sophocle à Freud : la malédiction d'Oedipe, dans L'Histoire 123 (juin 89), pp. 18 - 25

p. 21

Le nom du héros, Oidipous, signifiait "aux pieds enflés". Mais on pouvait y entendre aussi bien le verbe oida, "je sais", et le mot dipous, "bipède", l'un et l'autre renvoyant à la solution de l'énigme posée par la Sphinx. Jean-Pierre Vernant a commenté, à partir de là, le paradoxe du déchiffreur d'énigmes qui reconnaît l'homme et élimine le monstre sans déchiffrer sa propre énigme, sans voir quelle monstruosité il porte en lui.

p. 22 - 23

On ne dit nulle part qu'il est attiré par une dame à la quarantaine épanouie qui pourrait être sa mère (et qui l'est effectivement). Celle qu'il épouse sana trouble est la veuve du roi, qui lui transmet le pouvoir. Jocaste est reine avant d'être femme.

D'où vient donc la malédiction qui condamne la dynastie d'Oedipe à s'éteindre sans descendant mâle ? (...) La première réponse sur l'origine de la malédiction donnée dans les Phéniciennes est décevante. Laios, le père d'Oedipe, a désobéi à la volonté des dieux, qu'Apollon lui avait exprimée formellement et à trois reprises : il ne devait pas avoir d'enfant. Mais la volonté des dieux n'est pas totalement arbitraire. selon la tragédie du même auteur (...), Laios aurait été interdit d'enfant parce que, s'étant amouraché d'un jeune garçon, Chrysippos, fils d'un autre roi, Pélops, il l'aurait fait périr dans le vouloir (...) et Pélops aurait maudit le responsable, demandant aux dieux qu'il n'ait pas de fils, ou qu'il meure à cause de son fils.

p. 24

Dans les Phéniciennes, Euripide insiste sur une faute d'une tout autre gravité que celle de Laios pour les Grecs anciens. Non pas qu'elle soit plus horrible : la morale en l'occurrence n'est pas un critère Mais, en méconnaissant des prérogatives divines, elle offense des puissances redoutables et très proches de la famille de l'offenseur. Cette faute a été commise cinq générations plus tôt par l'ancêtre Cadmos lorsqu'il est venu s'installer à Thèbes: pour occuper le site sur lequel l'avaient conduit les dieux, il a dû tuer un serpent monstrueux, fils de la Terre, qui gardait au nom du dieu Arès, la source du lieu, Dirkè. Et, depuis lors, la Terre et Arès, irrités, poursuivent la "race de Cadmos".

A SAUGE, Oedipe dans Dictionnaire des oeuvres, pp. 5515 - 5121

p. 5115

La mise en scène que fait Sophocle du mythe montre assez clairement que le centre de gravité de l'oeuvre n'est ni le meurtre ni l'inceste, mais une monstrueuse maïeutique. En effet, ce qui est monstrueux, ici, ce ne sont pas tant les crimes que la démarche qui conduit à leur étalage. Oedipe, avant même de conduire publiquement une enquête, possédait toutes les données qui lui auraient permis de reconnaître qui il était : obstinément, il se détourne de la vérité en prétendant la rechercher, victime qu'il est de la prétention qu'a suscitée en lui l'exploit à la source de sa grandeur. (...) Oedipe roi est d'abord la pièce la plus socratique et la plus ironique du théâtre athénien.

p. 5116

Le comportement des dieux n'est pas arbitraire. Si, par exemple, leur connaissance supérieure des processus encore à venir leur permet de savoir que la naissance d'un enfant est corrélée au meurtre qu'il accomplira de son père, ils peuvent en avertir la victime potentielle. Ainsi en usent-ils envers Laios. Nous ne dirons pas dans ce cas que, si Oedipe naît, il tuera fatalement son père, par une sorte d'obscur décret divin, mais que la corrélation de sa naissance et du meurtre est, dans l'ordre des choses, nécessaire (au même titre que la chute des corps relève d'une nécessité physique). L'oracle de Delphes met donc Laios en garde devant les conséquences qu'entraînerait pour lui la naissance d'un fils. Laios, sans douter de l'existence d'une nécessité, peut mettre en doute ou bien la connaissance que les dieux en ont, ou bien plutôt la fiabilité de la parole oraculaire. (...) L'enfant naît. Il était aisé à son père de le faire périr aussitôt. Il préfère mettre la parole oraculaire à l'épreuve : il confie l'enfant aux mains d'un serviteur pour qu'il l'expose.On sait désormais par quel mouvement tournant Oedipe revient à la case départ. S'il en est bien ainsi pour Laios, Oedipe, lui, a suivi son parcours sans rien savoir du sens de ce qu'il faisait, et sans rien soupçonner non plus.Sans doute, mais Sophocle laisse entendre qu'il aurait pu en être autrement, et que si Oedipe n'a rien soupçonné, ce n'est pas parce qu'un malin génie s'est amusé de lui. En effet, doutant de ses origines, il peut consulter l'oracle, et lui demander si les souverains de Corinthe sont bien ses parents. Au lieu de répondre à la question, l'oracle lui explique, non sans ambiguïté, qu'il tuerait son père, "lui qui l'a engendré / celui qui l'a engendré", qu'il épouserait sa mère, etc. L'oracle attire doublement l'attention de son interlocuteur, d'abord en ne répondant pas directement à sa question, ensuite en usant d'une qualification qui était en apparence un pléonasme, mais qui en réalité suggérait une ambiguïté. L'oracle signifiait en quelque sorte : ne considère pas le "contenu" de la réponse, mais sa "forme". (...) Non seulement notre héros de la connaissance n'obéit pas à l'injonction de l'oracle, mais il s'offusque de se voir ainsi traité sans qu'on daigne répondre à sa question, et lui-même oublie aussitôt la raison de sa demande : il voulait savoir si polybe et mérope était ses parents. Quoique l'oracle n'ait répondu à cette question que sous une forme équivoque, il fait comme s'il n'y avait plus de doute à ce propos : il décide de s'éloigner de Corinthe. Piqué au vif dans son orgueil, il tue le premier homme qu'il rencontre ensuite sur sa route. Or, il possédait assez de données pour penser que cet homme pouvait être son père. (...) Le complexe affectif et intellectuel qui le conduit à épouser sa mère est analogue : selon l'organisation sophocléenne de la légende, l'oracle n'annonce l'inceste qu'à Oedipe lui-même. Laios et Jocaste n'en savaient rien. Oedipe arrive donc à Thèbes au moment où sévit un monstre dévoreur d'hommes. On a fait proclamer que celui qui délivrerait le pays du fléau épouserait la reine. La promesse appâte l'errant qui, trop désireux de faire la preuve, avec sa finesse d'esprit, d'une compétence qui le fixera à la place du roi, en oublie une fois encore l'ambiguïté de son statut humain et les conséquences que peut entraîner la preuve qu'il donnera de sa sagacité.

A. CAMUS, Sur l'avenir de la tragédie, p.1703

Voici quelle me paraît être la différence : les forces qui s'affrontent dans la tragédie sont également légitimes, également armées en raison. Dans le mélodrame ou le drame, au contraire, l'une seulement est légitime. Dans la première, chaque force est en même temps bonne et mauvaise. Dans le second, l'une est le bien, l'autre le mal (et c'est pourquoi de nos jours le théâtre de propagande n'est rien d'autre que la résurrection du mélodrame). Antigone a raison, mais Créon n'a pas tort. De même, Prométhée est à la fois juste et injuste et Zeus qui l'opprime sans pitié est aussi dans son droit. La formule du mélodrame serait en somme: "Un seul est juste et justifiable" et la formule tragique par excellence : "Tous sont justifiables, personne n'est juste". C'est pourquoi le choeur des tragédies antiques donne principalement des conseils de prudence. Car il sait que sur une certaine limite tout le monde a raison et que celui qui, par aveuglement ou passion, ignore cette limite court à la catastrophe pour faire triompher un droit qu'il croit être le seul à avoir. Le thème constant de la tragédie antique est ainsi la limite qu'il ne faut pas dépasser. De part et d'autre de cette limite se rencontrent des forces également légitimes dans un affrontement vibrant et ininterrompu. Se tromper sur cette limite, vouloir rompre cet équilibre, c'est s'abîmer.

p. 1704

Il y a tragédie lorsque l'homme par orgueil (ou même par bêtise comme Ajax) entre en contestation avec l'ordre divin, personnifié dans un dieu ou incarné dans la société. Et la tragédie sera d'autant plus grande que cette révolte sera plus légitime et cet ordre plus nécessaire.

p. 1705

Pas d'Oedipe sans le destin résumé par l'oracle. Mais le destin n'aurait sans doute pas toute sa fatalité si Oedipe ne le refusait pas.