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La prophétie dans l'Enéide ou le futur du passé

I. Les tables comestibles (1)

Enée a abordé dans une île où il trouve des troupeaux qu'il croit sans maître. Les Troyens abattent des bêtes pour les manger. Au cours du repas, ils sont attaqués par les Harpies (monstres mi-femmes, mi-oiseaux) qui souillent les plats de leurs déjections. Les Troyens les mettent en fuite.

Una in praecelsa consedit rupe Celaeno,
infelix vates, rumpitque hanc pectore vocem :
"Bellum etiam pro caede boum stratisque iuvencis,
Laomedontiadae, bellumne inferre paratis
et patrio Harpyias insontes pellere regno ?
Accipite ergo animis atque haec mea figite dicta :
quae Phoebo pater omnipotens, mihi Phoebus Apollo
praedixit, vobis Furiarum ego maxima pando.
Italiam cursu petitis, ventisque vocatis
ibitis Italiam portusque intrare licebit;
sed non ante datam cingetis moenibus urbem
quam vos dira fames nostraeque iniuria caedis
ambesas subigat malis absumere mensas."

VIRGILE, Enéide, 3, 245-257.

praecelsus,a,um : très élevé
Celaeno,us : Céléno (une des Harpies)
rumpere vocem : faire sortir des paroles
boum : gén. pl. de bos
Laomedontiades,ae : le descendant de Laomédon; au plur., les Troyens
Harpyia,ae : la Harpie
insons,ntis : innocent
Phoebus,i : Phébus (une des épithètes d'Apollon)
Apollo,inis : Apollon
pater omnipotens = Jupiter
praedicere,o,dixi,dictum : prédire
Furia,ae : la Furie (Alecto, Mégère, Tisiphone, images de la vengeance; ici,Virgile, comme d'autres auteurs, assimile Furies et Harpies
maxima (natu) : l'aînée
ambedere,o,edi,esum : manger, ronger
subigat : verbe au sing. : accord avec le sujet le plus proche
absumere,o,sumpsi,sumptum : prendre entièrement, détruire
 

Seule, au sommet d'un rocher, Céléno s'est installée,
oiseau de malheur, qui de sa poitrine laisse éclater ces mots :
"C'est donc la guerre, descendants de Laomédon, en plus du massacre de nos boeufs
et de nos génisses abattues ! Vous vous préparez à nous faire la guerre
et à chasser de leur royaume ancestral les Harpyes innocentes ?
Écoutez donc, et fixez dans vos coeurs la prophétie que voici,
faite à Phébus par le tout-puissant Jupiter, et à moi par Phébus Apollon;
moi, l'aînée des Furies, je vous la dévoile.
Vous courez vers l'Italie, appelant les vents à l'aide :
Vous irez en Italie; il vous sera permis de pénétrer au port.
Mais avant de ceindre de murailles la ville qui vous est destinée,
une faim intolérable et l'injuste massacre que nous avons subi
vous pousseront à saisir dans vos mâchoires et à consommer vos tables".

 

I. Les tables comestibles (2)

Aeneas primique duces et pulcher Iulus
corpora sub ramis deponunt arboris altae
instituuntque dapes, et adorea liba per herbam
subiciunt epulis (sic Iuppiter ipse monebat)
et Cereale solum pomis agrestibus augent.
Consumptis hic forte aliis, ut vertere morsus
exiguam in Cererem penuria adegit edendi
et violare manu malisque audacibus orbem
fatalis crusti, patulis nec parcere quadris :
"Heus, etiam mensas consumimus !" inquit Iulus,
nec plura alludens. Ea vox audita laborum
prima tulit finem, primamque loquentis ab ore
eripuit pater ac stupefactus numine pressit.
Continuo : "Salve, fatis mihi debita tellus,
vosque, ait, o fidi Troiae, salvete, Penates !
Hic domus, haec patria est."

VIRGILE, Enéide, 7, 106-122.

adoreus,a,um : de blé
libum,i : le gâteau; la galette
Cerealis,is,e : de Cérès (déesse de l'agriculture)
solum,i : le sol; ici, le support (constitué par les galettes)
morsus,us : la morsure
Ceres,Cereris : Cérès; tout aliment à base de farine (ici : la galette)
penuria,ae : le manque
adigere,o,egi,actum : pousser à
mala,ae : la mâchoire
crustum,i :le gâteau
patulus,a,um : large
quadrum,i : le carré, le quartier
heus = heu
v. 112 : le v. principal de la phrase qui commence au v. 112 (consumptis ...) est inquit au v. 116
adludere,o,lusi,lusum : plaisanter
primam : dès qu'elle sortit de la bouche de Iule
stupefactus,a,um : surpris, stupéfait
pressit (vocem) : Enée coupe la parole à son fils
salve / salvete : impér. de salvere : Salut!
 

Énée, et les principaux chefs, et le beau Iule,
s'étendent sous les branches d'un grand arbre,
et commencent leur repas. Sur l'herbe ils présentent les mets :
des gâteaux de froment (c'était l'ordre de Jupiter),
et posés sur ce socle de Cérès des fruits champêtres.
Mais, lorsqu'ils eurent tout consommé,
la faim les poussa à mordre dans la galette de blé :
de leurs mains et de leurs mâchoires, ils osèrent entamer,
sans laisser le moindre quartier, le gâteau marqué par le destin.
"Hé, nous avons même mangé nos tables !" dit seulement Iule en riant.
Cette parole fut le premier signal annonçant la fin de leurs épreuves.
Tout de suite, son père Énée la cueillit sur ses lèvres
et, sous l'emprise d'une puissance divine, l'interrompant,
ajouta aussitôt : "Salut, terre promise par les destins,
et salut à vous, ô fidèles Pénates de Troie.
Voici notre demeure, voici notre patrie.

 

Commentaires

a) 3, 245 - 257

Enée et ses compagnons ont abordé dans une île où ils découvrent des troupeaux apparemment dépourvus de propriétaire. Ils abattent un certain nombre de bêtes pour les manger. Au cours du repas, les Harpies (monstres mi-femmes, mi-oiseaux) attaquent et souillent les victuailles. Les Troyens se défendent et les mettent en fuite. L'une d'elles s'adresse à eux.

Son discours comprend quatre parties :

1. accusations;

2. annonce de la prophétie;

3. prophétie favorable;

4. prophétie défavorable.

1. Les accusations de Céléno sont empreintes de mauvaise foi : la mise à mort des taurillons est un fait incontestable (mais peut-on en faire le reproche aux Troyens qui les ont crus sans maître ? v. 221 - nullo custode), mais contrairement aux intentions que Céléno prête à ses interlocuteurs, ils ne sont pas venus apporter la guerre, ils n'ont fait que se défendre; ils ne veulent pas chasser les Harpies de leur domaine ancestral, ils ne sont que de passage.
Le fait que Céléno appelle les Troyens Laomedontiadae (seul emploi de ce mot dans toute l'Enéide) équivaut à une accusation de traîtrise (Laomédon est ce roi de Troie qui avait tenté de berner Apollon et Neptune qui avaient construit ses remparts).

2. Céléno "met en scène" sa prophétie. Elle l'annonce solennellement (avec un pléonasme haec - mea). De plus, elle la place sous une triple autorité : celle de Jupiter, d'Apollon et la sienne propre. Cette énumération de divinités est en gradation décroissante, mais en fait, dans l'esprit de l'auditeur, l'itinéraire s'inversera quand la prophétie aura été émise : les prédictions de Céléno viennent d'Apollon qui les tient lui-même de Jupiter. Chaque étape renforce la véracité de la prophétie. Il faut remarquer qu'elle a "transité" par Apollon, dieu des oracles, c'est donc un gage supplémentaire de vérité.

3. Céléno qui a démontré qu'elle savait à qui elle avait affaire (Laomedontiadae) apparaît aussi informée du destin des Troyens (Italiam cursu petitis), fournissant ainsi une preuve supplémentaire de sa mauvaise foi: il y a en effet contradiction avec le v. 249 où elle traite les Troyens d'envahisseurs. Céléno passe ensuite au futur pour annoncer aux Troyens qu'ils atteindront leur but et fonderont une ville.

4. Mais (sed) une épreuve terrible les attend : ils mangeront leurs tables, ce qui implique une famine meurtrière. Pour rendre sa prophétie plus terrible, Céléno qualifie la faim de dira et fait de l'épreuve un châtiment imposé aux Troyens pour l'injustice qu'ils ont commise à leur égard. Le lecteur comprendra plus tard que tout ceci est à mettre au crédit de la méchanceté de Céléno.
Les Troyens ont été terrifiés par la prophétie de Céléno. Un peu plus tard, le devin Hélénus, d'origine troyenne et installé en Epire, les rassure mais de manière vague : "Ne redoute pas ces tables que tu devras mordre" (3,394).

b) 7, 107 - 122

A présent, les Troyens sont arrivés dans le Latium. Ils préparent un repas frugal où des galettes de froment servent de plats et d'assiettes. Il est capital de remarquer que ce dispositif leur a été "soufflé" par Jupiter lui-même (1). On peut s'étonner que le maître des dieux intervienne dans ce domaine bassement domestique, mais la suite montrera que l'enjeu est capital : Jupiter s'apprête à adresser à Enée un message capital : son voyage est fini.

Le repas terminé, les Troyens, encore affamés, mangent les galettes. Ainsi s'accomplit la prophétie de Céléno, avec cependant une restriction pour l'adjectif dira qu'elle a utilisé pour qualifier la faim des Troyens. En fait, poussée par le ressentiment et sa cruauté naturelle, elle a prophétisé sur le mode sinistre un événement somme toute assez anodin.

Iule constate alors naïvement qu'ils sont en train de manger leurs tables. Il s'agit d'une plaisanterie innocente qu'explique sans doute le jeune âge du personnage ; mais justement, la naïveté dans ce domaine peut être considérée comme le vecteur de la vérité (2). De plus, en tant que fils d'Enée, Iule est un personnage éminent.

C'est Enée qui aussitôt met en rapport la plaisanterie de son fils avec la prophétie de Céléno. Dans sa volonté de nuire, elle a usé d'une métaphore que ses auditeurs ne pouvaient percevoir comme telle. L'emploi de mensas pour désigner les galettes relève de la coloration sinistre déjà signalée à propos de la faim éprouvée par les Troyens(fames dira / penuria edendi).

En réalité, la prophétie imprécatoire de Céléno se révèle au moment de sa réalisation bien moins terrible qu'on ne pouvait s'y attendre et finalement porteuse de bonnes nouvelles. Au fond, ce n'était qu'un pétard mouillé (3).

(1) monere n'implique pas que Jupiter soit apparu pour donner ses consignes; il s'agit plutôt d'une sorte de suggestion inconsciente. Par ailleurs, on peut trouver à l'utilisation des galettes comme plats une justification rationnelle : en effet, en Sicile, Enée a perdu des vaisseaux, ce qui le contraint à achever son voyage avec une flotte réduite chargée d'une poignée de guerriers. Il est donc logique qu'on n'ait embarqué qu'une cargaison minimale. Si on admet que la vaisselle (de terre cuite) a été sacrifiée au profit du chargement humain, Enée et ses compagnons se trouvent, au moment où ils abordent dans le Latium dans l'incapacité (à la fois pour des raisons techniques et temporelles) de s'en fabriquer une.
(2) voir l'anecdote où Paul Emile reçoit un présage de victoire par une parole de sa fille encore toute petite (CIC., de div., 1, 46; V.-M., 1, 5, 3)
(3) Dans les vers qui suivent (122-127), Enée mentionne qu'aux Enfers, Anchise avait renouvelé la prophétie de Céléno; cependant, le chant 6 est muet à ce sujet.

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