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DES DIEUX A L'IMAGE DES HOMMES

II. Les ruses de l'alliance

Énée est à Carthage. La reine Didon est amoureuse de lui.

Quam simul ac tali persensit peste teneri
cara Iovis coniunx nec famam obstare furori,
talibus aggreditur Venerem Saturnia dictis :
"Egregiam vero laudem et spolia ampla refertis,
tuque puerque tuus; magnum et memorabile nomen,
una dolo divum si femina victa duorum est !
Nec me adeo fallit veritam te moenia nostra
suspectas habuisse domos Karthaginis altae.
Sed quis erit modus ? aut quo nunc certamine tanto ?
Quin potius pacem aeternam pactosque hymenaeos
exercemus ? Habes tota quod mente petisti :
ardet amans Dido traxitque per ossa furorem.
Communem hunc ergo populum paribusque regamus
auspiciis; liceat Phrygio servire marito
dotalesque tuae Tyrios permittere dextrae."
Olli (sensit enim simulata mente locutam,
quo regnum Italiae Libycas averteret oras)
sic contra est ingressa Venus : " Quis talia demens
abnuat aut tecum malit contendere bello ?
Si modo, quod memoras, factum fortuna sequatur.
Sed fatis incerta feror, si Iuppiter unam
esse velit Tyriis urbem Troiaque profectis,
miscerive probet populos aut foedera iungi.
Tu coniunx; tibi fas animum temptare precando.
Perge; sequar."

VIRGILE, Enéide, 4, 90-114

persentire, io, sensi, - : ressentir, être convaincu
Iuppiter, lovis : Jupiter
Venus, Veneris : Vénus
Saturnia, ae : la Saturnienne (= Junon)
memorabilis,is,e : mémorable
divum = deorum
adeo (adv.) : ici : en tout cas
Karthago, ginis : Carthage
vers 98 Dans la deuxième partie du vers, il faut sous-entendre un verbe, par ex. itis ou ibitis ou tenditis : "jusqu'où irez-vous ? -où voulez-vous en venir ?"
quin (adv.) : pourquoi ne ... pas ?
pacisci, or, pactus sum : conclure, conveni
pactus, a, um : officiel, dans les règles
hymenaeus, i : le mariage
Dido, donis : Didon
per ossa : Pour les Anciens, le désir sexuel envahit l'organisme en circulant dans la moelle des os.
auspicium, ii : l'observation des oiseaux, le présage; le symbole du pouvoir, du commandement, l'autorité
liceat : s.-e. Didoni
Phrygius, a, um : Phrygien, Troyen

dotalis, is, e : donné en dot
Tyrius, a, um
: de Tyr (en Phénicie = le Liban), Carthaginois (Carthage avait été fondée par des Tyriens)
dextra, ae
: la main droite; ici, la protection
olli = illi
: (désigne Junon)
sensit
: S. s.-e. : Venus locutam (esse) S. s.-e. : Iunonem
Libycus, a, um
: Libyen
abnuere, o, nui, -
: refuser
si
: pour le cas où (O. RIEMANN, Syntaxe latine 210 bis)
Troia, ae
: Troie
Tu coniunx
: s.-e. es
Tibi fas
: s.-e. est
 Dès qu'elle perçut que Didon était la proie de cette passion funeste,
et que le souci de sa réputation ne refrénait pas sa folie,
la chère épouse de Jupiter, la Saturnienne, aborda Vénus en ces termes :
"Quelle gloire insigne, quel ample butin vous rapportez là,
toi et ton fils ! Quelle grande puissance, bien digne de mémoire,
si la ruse de deux divinités est venue à bout d'une femme seule !
Et je comprends tellement que tu aies redouté nos remparts,
et tenu pour suspectes les demeures de l'altière Carthage.
Mais quel sera le terme de cette lutte, où nous mènera-t-elle ?
Pourquoi plutôt ne pas conclure une paix éternelle et des noces officielles ?
Tu as obtenu ce que tu as souhaité de toute ton âme :
Didon aime, se consume, et la folie l'a pénétrée jusqu'au fond des os.
Dirigeons donc ce peuple en commun, et sous des auspices égaux;
qu'il soit permis à la reine de servir un mari phrygien,
et de remettre entre tes mains les Tyriens, en guise de dot".
Vénus, qui avait compris que les paroles de Junon dissimulaient
son propos de détourner vers les rives libyennes le royaume d'Italie,
lui rétorqua en ces termes : "Qui pourrait être assez fou pour refuser
pareille proposition ? Qui préférerait se mesurer à toi dans une guerre ?
Pourvu du moins que le sort se conforme au fait que tu évoques.
Mais, je me laisse mener par les destins, et doute que Jupiter
veuille d'une ville unique pour les Tyriens et les exilés de Troie,
ou approuve que leurs peuples se mêlent et se lient par des traités ?
Toi, son épouse, tu peux chercher à toucher son esprit par tes prières.
Va de l'avant; je suivrai".

 

Junon expose son plan à Vénus. Au cours d'une chasse ,Didon et Énée, surpris par l'orage se réfugieront dans une grotte. Ils y deviendront amants sous la protection des deux déesses.

... Non adversata petenti
annuit atque dolis risit Cytherea repertis.

VIRGILE, Enéide, 4, 127-128

adversari, or, atus sum : s'opposer
annuere, o, annui, nutum : approuver d'un signe de tête
Cytherea, ae : de Cythère (île où était née Vénus)

Sans s'opposer à sa demande,
la Cythérée approuva, et sourit en imaginant ces ruses.


Commentaire :

Énée est à Carthage. Vénus craignant que l'hospitalité de Didon n'ait qu'un temps a rendu la reine amoureuse du nouveau venu. Junon voit la possibilité d'utiliser la situation à son profit.

Dans un premier temps (v. 90 - 92), Junon prend la mesure de la situation : Didon est amoureuse. Cette passion est assimilée à une maladie (peste - v. 90), ce qui implique que :

1. Cette passion est d'ordre physique.
2. Elle est incontrôlable.
3. Elle est irrépressible (le souci de sa réputation ne retient plus Didon - v. 91).

Didon est donc complètement sous la coupe de Vénus. Junon projette de placer la passion sensuelle de Didon dans un domaine qu'elle contrôle (le mariage). La manoeuvre tient compte de la nature de la passion de Didon et des motifs pour lesquels Vénus l'a fait naître :

1. Junon ne peut supprimer l'amour de Didon : il s'agit des compétences de Vénus.
2. Les motivations de Vénus sont circonstancielles; elle a simplement voulu protéger Enée pendant son séjour momentané à Carthage, car Vénus sait que le terme des pérégrinations d'Enée est l'Italie et elle veut qu'il en soit ainsi.
3. En attirant la passion de Didon dans le mariage, Junon compte rendre le lien infrangible et retenir Enée à Carthage (1).

La manoeuvre de Junon comporte, selon les points de vue trois étapes (reproches, clairvoyance, proposition d'alliance) ou deux (affrontement, conciliation).

1. Reproches : Non sans agressivité (tuque puerque tuus), Junon adresse à Vénus des propos ironiques (tous les termes positifs signifient en fait leur contraire : egregiam - laudem - ampla - magnum - memorabile - nomen). Elle utilise un vocabulaire qui évoque un contexte guerrier (spolia - victa), mais la guerre évoquée est dévalorisée parce qu'inégale, donc sans mérite et sans gloire : deux dieux (Vénus et Cupidon) ont vaincu par la ruse une seule mortelle. L'attaque de Junon est féroce en ce sens qu'elle reproche à Vénus d'avoir abusé de ses pouvoirs pour posséder un être trop faible pour lui résister.

2. Clairvoyance : Junon révèle qu'elle connaît les raisons de l'intervention de Vénus. La force des v. 96 - 97 vient du fait que les paroles de Junon correspondent exactement à ce que nous savons par ailleurs : nous y retrouvons sous forme synthétique les réflexions de Vénus elle-même (1, 661 - 675).

Junon peut estimer que Vénus se trouve après cet exorde en état d'infériorité psychologique, puisque sa victoire a été dévalorisée et que ses motivations sont connues.

3. Proposition d'alliance : au v. 98, le ton change ; l'invective cesse et Junon passe à la conciliation. En quatre questions oratoires (2), elle propose la fin des hostilités et le moyen de l'assurer (pactos hymenaeos). La manoeuvre est très habile : la question oratoire est par définition une question qui n'appelle pas de réponse formulée à haute voix, parce qu'elle est évidente (ou supposée telle par le locuteur), l'astuce consistant à laisser l'interlocuteur répondre mentalement plutôt que de lui présenter une affirmation.

Les deux premières sont des propositions indépendantes (réponses : il ne faut pas aller trop loin - ça ne nous mène à rien); quant aux deux dernières (coordonnées), leur fonction est ambiguë : la première appelle un acquiescement à la proposition de paix, mais la seconde propose déjà des modalités dont l'acceptation par l'interlocuteur non seulement est loin d'être acquise, mais de plus constitue l'objectif même de la manoeuvre. En agissant de la sorte, Junon présente comme évident (voire acquis) ce que précisément elle cherche à obtenir.

Junon feint ensuite de considérer que Vénus a ce qu'elle désire (Didon est amoureuse) et qu'elle n'a rien à perdre. Nous retrouvons ici le problème de l'empiétement : en ne contestant pas l'amour de Didon, elle laisse apparemment sa victoire à Vénus. Mais elle feint d'ignorer qu'en rendant Didon amoureuse, Vénus ne cherchait pas à démontrer sa puissance, mais que cette intervention s'intégrait dans une stratégie plus complexe dont le but est l'arrivée d'Enée en Italie.

Junon propose alors une co-royauté sur un peuple nouveau formé par les Tyriens et les Troyens. Il s'agit en fait d'une monnaie d'échange pour obtenir de Vénus qu'elle renonce à son projet initial (et que Junon feint d'ignorer); les termes implicites du marché sont les suivants : la royauté (partagée) de Carthage contre le renoncement à la nouvelle Troie.

Pour mettre en valeur la nécessité de l'alliance, Junon entremêle les domaines sur lesquels elles règnent l'une et l'autre : servire renvoie à la condition "servile" de l'amoureux, mais est corrigé par marito; Didon continuera à vivre sa passion sensuelle (Vénus) dans le cadre du mariage (Junon). La conclusion rappelle que grâce à ce mariage, la puissance de Vénus s'en trouvera accrue.

Avant que Vénus ne réponde, Virgile nous avertit qu'elle a tout compris. Sa réponse à Junon présente deux aspects : acceptation - neutralité.

Elle accepte d'abord les paroles conciliantes de Junon, en feignant de reconnaître la supériorité de son pouvoir : il faudrait être fou pour persévérer dans un tel conflit (s.-e. : parce que les chances sont nulles de l'emporter).

Mais, elle se retranche aussitôt derrière une éventuelle "fortune" contraire. Elle rappelle à Junon que les destins et Jupiter pourraient faire obstacle. Elle conclut en cédant à Junon le suivi de sa démarche (convaincre Jupiter), en mettant en évidence le rôle éminent de sa rivale dans le monde des dieux (épouse de Jupiter).

La suite (non-citée ici) décrit la ruse imaginée par Junon pour "marier" Didon et Enée : au cours d'une chasse, un orage éclatera; Didon et Enée se réfugieront dans une grotte et "s'épouseront". "Je serai là, et si je puis compter sur toi, je les unirai par les lois du mariage et la lui donnerai pour toujours : l'Hymen sera présent (4, 125 - 127)." Il s'agit donc bien d'une collaboration de compétences: Vénus apporte l'amour, Junon le rite du mariage et une divinité subalterne, l'Hymen.

Vénus accepte et sourit :

1. Le "mariage" ainsi contracté n'a pas de valeur; Enée le dira (4, 337 - 339).
2. Elle est informée des ruses de son adversaire, elle est donc bien placée pour la contrer.
3. La ruse de Junon n'entravera pas l'accomplissement des destins.

(1) Il faut signaler que Junon recourt ici à des solutions moins agressives et moins définitives que dans le chant 1 où elle cherchait à détruire les Troyens (voir ses ordres à Eole). Ici, elle se limite à retenir Enée loin de l'Italie. En fait, Junon a deux motifs de persécuter les Troyens: sa jalousie (rapt de Ganymède, jugement de Pâris) et sa préférence pour Carthage. On a le sentiment que c'est cette deuxième préoccupation qui l'emporte ici.
(2) Apparemment, les questions sont trois (quis ... modus ? quo ... tanto ? quin ... exercemus ?), mais la dernière, bien que grammaticalement unique (un seul verbe) contient en fait deux offres (2 COD).


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