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LA TRAGÉDIE DU CHEVAL

Introduction

     L'épisode du cheval de Troie est susceptible d'être lu comme une tragédie, ou, à tout le moins, présente un certain nombre de caractères qui relèvent de l'univers de la tragédie.

            1. La tragédie met en scène un héros tourmenté injustement par les dieux.

           2. La tragédie naît souvent de l'aveuglement du héros qui ne déchiffre pas ou mal la réalité qu'il a sous les yeux. Cet aveuglement est d'ailleurs d'origine problématique : est-ce le héros qui refuse de voir ou le dieu qui l'en empêche?

"Dans la perspective tragique, l'homme et l'action humaine se profilent non comme des réalités qu'on pourrait cerner, (...) mais comme des énigmes dont les doubles sens restent sans cesse à déchiffrer. La tragédie est le premier genre littéraire qui présente l'homme en situation d'agir, qui le place au carrefour d'une décision engageant son destin. Mais ce n'est pas pour souligner dans la personne du héros les aspects d'agent, autonome et responsable. C'est pour le peindre comme un être déroutant, contradictoire et incompréhensible : agent, mais aussi bien agi, coupable et pourtant innocent, lucide en même temps qu'aveugle."
J.-P. VERNANT, art. Tragédie dans Enc. Univ., 16, p. 234

          3. L'ambiance tragique provient du fait que le spectateur (le lecteur) sait que la catastrophe est au bout du processus. La tragédie est, par essence, un genre sans suspense : le spectateur est tenu en haleine, non par ce qui va arriver, mais par les péripéties par lesquelles passe le héros pour aboutir à un dénouement attendu.

     Dans l'épisode de l'Enéide ici choisi, voyons comment ces données se présentent :

         1. Contrairement à la tragédie au sens strict du terme, le héros est ici collectif : c'est le peuple de Troie. Certes, Énée en fait partie, mais dans cet épisode, il ne joue aucun rôle personnel; il apparaît çà et là, englobé dans des 1ères p. du pl. explicites (v. 25; 212; 234; 244; 248-249) ou implicites (v. 26; 27; 54; 247). La seule 1ère p. du sg. (horresco referens ; v. 204) est au présent et nous renvoie donc non au moment de l'action racontée, mais à celui du récit.

     Enfin, Énée ne peut être le héros tragique pour plusieurs raisons :

          a) il ne sera pas personnellement la victime du malheur qui approche;

          b) pour lui, la destruction de Troie n'est pas à proprement parler une catastrophe, mais plutôt une épreuve nécessaire pour accéder à un plus grand destin.

          2. On verra que la problématique de la lucidité et de l'aveuglement est bien au coeur de l'épisode choisi, puisqu'on peut le ramener à l'affrontement de "grilles de lecture" (1) opposées entre lesquelles les Troyens doivent choisir (voir infra).

           3. Il va de soi que le lecteur de Virgile connaissait parfaitement la légende du cheval de Troie, mais le jeu littéraire va ici plus loin : en fait, l'épisode est placé dans la bouche d'un narrateur (Enée) qui s'adresse à un public (essentiellement Didon) qui connaît également les faits. Didon a montré par ses questions qu'elle était bien informée sur la guerre de Troie (1, 750 - 756) et par ailleurs, le temple en construction à Carthage est décoré de panneaux qui évoquent en détail des épisodes bien connus de la geste troyenne (1, 452 - 493).  

     Par ailleurs, Énée, loin d'adopter, pour son récit, le point de vue du spectateur ignorant qu'il était, livre à ses auditeurs une version reconstruite à la lumière du dénouement et d'éventuelles informations obtenues depuis : c'est ce qu'on pourrait appeler un "point de vue anticipatif". Cela entraîne une double conséquence: tout d'abord, le caractère "fatal" de l'aventure est sans cesse mis en évidence, ensuite, la lucidité actuelle renvoie continuellement à l'aveuglement manifesté au moment des faits. Cette donnée essentielle est un des axes que le commentaire devrait mettre en évidence, car sa présence dans tout l'épisode est un facteur important de cohérence (2).

     Enfin, il n'est pas inutile de se reporter à QUINTUS DE SMYRNE (Posthomerica) pour les raisons suivantes:

         1. Bien que postérieur à Virgile, Quintus (IVe s. ap. J.-C.) nous a conservé le récit traditionnel des événements puisé à diverses sources, pour nous perdues, mais que Virgile a également utilisées.

         2. Certains détails présentés différemment par l'un et l'autre permettent de percevoir ce que Virgile a apporté à la tradition (par ex., la découverte et la capture de Sinon).

         3. Surtout, Quintus adopte un point de vue extérieur à l'action qu'il raconte; Virgile a placé le récit dans la bouche d'un Troyen. Le climat général du texte s'en trouve profondément modifié (3).

(1) L'expression "grille de lecture" désigne (et désignera) les tentatives d'explication faites par les Troyens de la réalité qu'ils ont sous les yeux.
(2) Pour éviter de mentionner dans le commentaire qui suit les occurrences du point de vue anticipatif, les passages qui en relèvent sont soulignés dans les extraits ici présentés.
(3) On trouvera en annexe quelques extraits de Quintus de Smyrne porteurs de comparaisons intéressantes. Le professeur jugera s'il est opportun de soumettre cette comparaison à la classe.


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