LIVRE
III : LES TROUPEAUX
Préambule
[3,1-48]
Invocation
à Palès et aux divinités des troupeaux [3,1-9]
[3,1]
Toi aussi, grande Palès, et toi, ô mémorable, nous te chanterons, pâtre de
l'Amphryse, et vous, forêts et rivières du Lycée. Les autres sujets de poèmes
qui auraient charmé les esprits oisifs sont maintenant trop connus. Qui ne
connaît ou le dur Eurysthée ou les autels de l'infâme Busiris ? Qui n'a dit
le jeune Hylas, et la Latonienne Délos, et Hippodamie, et, reconnaissable à
son épaule d'ivoire, Pélops, écuyer fougueux ? Il me faut tenter une route où
je puisse moi aussi m'élancer loin de la terre et voir mon nom vainqueur voler
de bouche en bouche.
En
traitant ce sujet, le poète espère triompher; vainqueur, il élèvera un
temple et célébrera des jeux à la gloire du prince [3,10-39]
[3,10]
C'est moi qui, le premier, si ma vie est assez longue, ferai descendre les Muses
du sommet Aonien pour les conduire avec moi dans ma patrie; le premier, je te
rapporterai, ô Mantoue, les palmes d'Idumée, et, dans la verte plaine, j'élèverai
un temple de marbre, au bord de l'eau où en lents détours erre le large
Mincius et où le roseau tendre a couronné ses rives. Au milieu je mettrai César,
qui sera le dieu du temple. Moi-même en son honneur, vainqueur et attirant les
regards sous la pourpre de Tyr, je pousserai cent chars quadriges le long du
fleuve. À mon appel, la Grèce entière, quittant l'Alphée et les bois sacrés
des Molorchus , [3,20] disputera le prix des courses et du ceste sanglant, et
moi, la tête ornée des feuilles d'un rameau d'olivier, j'apporterai des dons.
Tu jouis déjà d'avance du plaisir de conduire aux sanctuaires les pompes
solennelles, et de voir les jeunes taureaux égorgés, ou comme la scène mobile
fait tourner ses décors, ou comme les Bretons lèvent les rideaux de pourpre
tissés de leur image. Sur les portes, je représenterai en or et en ivoire
massif le combat des Gangarides et les armes de Quirinus vainqueur; et là le
Nil aux ondes guerrières et au grand cours, et les colonnes dressées avec
l'airain naval. [3,30] J'ajouterai les villes d'Asie domptées, et le Niphate
repoussé, et le Parthe mettant son espoir dans sa fuite et dans les flèches
qu'il lance en se retournant, et deux trophées ravis de haute lutte à des
ennemis qui habitent des contrées opposées, et le double triomphe remporté
sur des peuples qui habitent l'un et l'autre rivage. Là se dresseront aussi
dans la pierre de Paros les images vivantes de la postérité d'Assaracus, et
cette race renommée descendue de Jupiter, et Tros, leur père, et le Cynthien,
fondateur de Troie; l'Envie infortunée y aura peur des Furies, et du fleuve sévère
du Cocyte, et des serpents d'Ixion enroulés, et de la roue monstrueuse, et de
l'insurmontable rocher.
Appel
à Mécène [3,40-48]
[3,40]
Cependant entrons dans les forêts des Dryades et dans les fourrés vierges; tes
ordres, Mécène, ne sont pas faciles à exécuter. Mais sans toi mon esprit
n'entreprend rien de haut. Allons, viens, et brise les mols retards : le Cithéron
nous appelle à grands cris, et les chiens du Taygète, et Épidaure dompteuse
de chevaux, et leur voix retentit, répétée par l'écho des bois. Bientôt
pourtant je me préparerai à dire les ardentes batailles de César et à faire
vivre son nom pendant autant d'années qu'il s'en est écoulé depuis l'origine
première de Tithon jusqu'à César.
Le
gros bétail [3,49-283]
Choix
des génisses destinées à la reproduction [3,49-71]
Soit
qu'admirant les prix de la palme olympique [3,50] on fasse paître des chevaux,
soit qu'on élève pour la charrue de jeunes taureaux robustes, le principal est
de choisir les mères. La meilleure vache est celle dont le regard est torve, la
tête laide, l'encolure très forte, et dont les fanons pendent du menton
jusqu'aux pattes; puis, un flanc démesurément long; tout grand, le pied lui-même,
et, sous des cornes courbes, des oreilles hérissées de poil. Il ne me déplairait
pas que sa robe fût marquée de taches blanches, qu'elle refusât le joug,
qu'elle eût parfois la corne farouche, qu'elle fût assez proche du taureau par
l'aspect et que, haute de taille, elle balayât du bout de sa queue la trace de
ses pas.
[3,60] L'âge propice aux travaux de Lucine et aux justes hymens cesse à dix
ans et commence à quatre : en dehors de ces limites, elle n'est ni propre à la
reproduction ni forte pour la charrue. Pendant ce temps, alors que les troupeaux
sont dans la plénitude de leur riante jeunesse, délie les mâles; sois le
premier à livrer tes troupeaux à Vénus, et à remplacer par la reproduction
une génération par une autre. Les plus beaux jours de l'âge des malheureux
mortels sont les premiers à fuir : à leur place viennent les maladies et la
triste vieillesse, puis les souffrances, et l'inclémence de la dure mort nous
prend.
[3,70] Tu auras toujours des mères que tu préféreras réformer; remplace-les
donc toujours, et, pour n'avoir pas de pertes à regretter, préviens-les et
choisis chaque année des rejetons propres à reproduire le troupeau.
Choix
des étalons [3,72-122]
Même choix pour la race chevaline : ceux que tu décideras d'élever en
vue de la reproduction doivent, dès leurs tendres années, être le principal
objet de tes soins.
D'abord, le poulain de bonne race s'avance dans les guérets la tête haute et a
des jarrets souples. Il est le premier à se mettre en route, à affronter des
fleuves menaçants, à se risquer sur un pont inconnu, et il ne s'effraie point
des vains bruits. [3,80] Il a l'encolure haute, la tête effilée, le ventre
court, la croupe rebondie, et son ardent poitrail fait ressortir ses muscles. On
estime le bai brun et le gris pommelé; la couleur la moins estimée est le
blanc et l'alezan. Puis, si au loin retentit le bruit des armes, il ne peut
tenir en place, il dresse les oreilles, tressaille de tous ses membres, et roule
en frémissant le feu qui s'est amassé dans ses naseaux. Sa crinière est épaisse,
et retombe à chaque mouvement sur son épaule droite. Son épine dorsale court
double le long des reins; son sabot creuse la terre, qui résonne profondément
sous sa corne solide.
[3,90] Tel Cyllare dompté par les rênes de Pollux d'Amyclée, et tels, célébrés
par le poète grec, les chevaux de Mars attelés deux par deux et ceux qui traînaient
le char du grand Achille; tel aussi, à l'arrivée de son épouse, Saturne lui-même,
d'un bond, répandit sa crinière sur un cou de cheval et, dans sa fuite, emplit
le haut Pélion d'un hennissement aigu.
Mais ce cheval même, lorsque appesanti par la maladie, ou déjà ralenti par
les ans, il a des défaillances, enferme-le au logis et sois indulgent à une
vieillesse qui ne le déshonore pas. Frigide pour Vénus lorsqu'il est trop âgé,
il traîne en vain un labeur ingrat; et, si parfois on en vient au combat, tel
un grand feu sans force allumé dans la paille, [3,100] il déploie une fureur
stérile. Donc tu noteras principalement son ardeur et son âge, puis ses autres
qualités, sa race et ses auteurs, sa douleur dans la défaite, sa gloire
d'avoir la palme.
Ne le vois-tu pas, quand précipités à l'envi dans la plaine les chars dévorent
l'espace et se ruent hors de la barrière ? Quand l'espoir tend les jeunes gens
et que les pulsations de la peur font battre leurs coeurs palpitants ? ils enlèvent
leur attelage d'un coup de fouet, et, penchés en avant, lâchent les guides;
l'essieu vole enflammé de l'effort; ils semblent tantôt se baisser, tantôt se
dresser dans l'espace, emportés par le vide de l'air, et monter à l'assaut des
brises. [3,110] Point de trêve, point de relâche ! Un nuage de poussière
fauve s'élève; ils sont mouillés de l'écume et du souffle de ceux qui les
suivent tant l'amour de la gloire est grand, tant ils ont la victoire à coeur !
Le premier, Érichthon, osa inventer les chars et y atteler quatre chevaux, et,
se tenir, rapide vainqueur, sur des roues. Les Lapithes du Péléthronium, montés
sur le dos des chevaux, les dressèrent au frein et aux voltes et apprirent au
cavalier couvert d'armes à bondir sur le sol et à faire des galops superbes.
L'effort est pareil dans les deux cas; aussi les éleveurs réclament-ils
pareillement un cheval jeune, ardent de coeur et rapide à la course, [3,120] même
si tel autre étalon a souvent poursuivi l'ennemi en fuite, et se vante d'avoir
pour patrie l'Épire et la vaillante Mycènes, et fait remonter jusqu'à Neptune
lui-même l'origine de sa race.
Soins
à donner aux mâles et aux femelles avant l'accouplement [3,123-137]
Ces
observations faites, on s'applique quand la saison approche, on dépense tous
ses soins à gonfler d'une graisse épaisse l'animal qu'on a choisi comme chef
du troupeau et désigné comme mari; on coupe pour lui des herbes dans leur
fleur, on lui sert des eaux courantes et de l'épeautre, pour qu'il ne puisse
pas être inférieur à sa douce tâche et qu'une postérité débile n'atteste
pas que le père a jeûné.
Au contraire on fait tout pour amaigrir et amincir les femelles, [3,130] et dès
que la volupté qu'elles ont déjà connue les sollicite aux accouplements, on
leur refuse tout feuillage et on les écarte des fontaines. Souvent même on les
rompt à la course, et on les fatigue au soleil, alors que l'aire gémit du
lourd battage des grains, et qu'au Zéphyr naissant s'éparpillent les pailles
vides. C'est ainsi qu'on empêche un embonpoint excessif d'engorger le champ génital,
et d'en fermer les sillons inertes; c'est ainsi que la femelle assoiffée saisit
Vénus et s'en imprègne plus profondément.
Soins
à donner aux femelles pleines; il faut les mettre à l'abri des taons
[3,138-156]
Alors
cessent les soins à donner aux pères, et commencent ceux à donner aux mères.
Quand au bout de quelques mois elles errent, chargées de leur fruit, [3,140]
qu'on ne les laisse point mener sous le joug des chariots lourds, ni franchir un
chemin en sautant, ni s'enfuir au galop dans les prés, ni se jeter à la nage
dans des eaux rapides. Qu'elles paissent dans des bocages solitaires, le long de
rivières coulant à pleins bords, où elles trouvent de la mousse et une rive
toute verte de gazon, l'abri des grottes et l'ombre qui s'étend des rochers.
Aux environs des bois du Silare et de l'Alburne que verdissent les yeuses,
pullule un insecte ailé, dont le nom romain est asile et que les Grecs
appellent œstre dans leur langage : insecte furieux, dont le bourdonnement aigu
épouvante [3,150] et fait fuir des troupeaux entiers dans les bois; l'air ébranlé
retentit de mugissements furieux, ainsi que les bois et la rive du Tanagre à
sec. C'est ce monstre qui servit jadis d'instrument à l'horrible colère de
Junon, lorsqu'elle médita la perte de la génisse, fille d'Inachus; c'est de
lui aussi (car il est plus acharné aux ardeurs de midi) que tu garantiras tes
femelles pleines, en ne faisant paître tes troupeaux qu'à l'heure où le
soleil vient de se lever ou quand les astres amènent la nuit.
Soins
à donner aux nouveau-nés [3,157-162]
Lorsque
les génisses ont mis bas, tous les soins passent aux petits. On les marque
sur-le-champ au fer rouge pour indiquer leur race, et distinguer ceux qu'on
choisit pour perpétuer le troupeau, [3,160] ceux qu'on réserve aux sacrifices
des autels, et ceux qu'on destine à déchirer la terre et à retourner la
plaine hérissée de mottes brisées. Tout le reste du troupeau va paître les
verts herbages.
Dressage
des veaux destinés aux charrois [163-178]
Ceux
que tu veux former aux soins et aux besoins de la campagne, entraîne-les quand
ils sont encore de petits veaux, et engage-toi dans la voie du dressage, tandis
que leur humeur est docile encore et leur jeune âge facile à plier. Et d'abord
attache-leur au cou des cercles flottants d'osier mince; puis, quand leurs
libres cols se seront faits au joug, attelle-les deux par deux à de vrais
colliers et force-les à marcher de front; [3,170] que déjà ils mènent sur le
sol des chariots vides et laissent à peine des traces sur la poussière qui le
couvre. Plus tard, qu'un essieu de hêtre crie sous la charge pesante qu'il
supporte et qu'un timon d'airain tire sur les roues qu'il lie. Cependant cueille
pour cette jeunesse indomptée non seulement le gazon et les grêles feuilles du
saule et l'ulve marécageuse, mais aussi des tiges de blé nouveau; et, quand
tes génisses sont devenues mères, ne va pas, à l'exemple de nos pères,
remplir tes jattes de leur traite neigeuse, mais laisse-les épuiser leurs
mamelles tout entières pour leurs doux nourrissons.
Dressage
des poulains [3,179-208]
Si
tes préférences vont à la guerre et aux farouches escadrons, [3,180] ou si tu
veux effleurer de tes roues l'Alphée qui coule à Pise, et faire voler tes
chars dans le bois sacré de Jupiter, le premier travail de ton cheval sera de
voir l'ardeur et les armes des guerriers en lutte, de supporter le son des
trompettes, de se faire au gémissement d'une roue lorsqu'on tire un chariot, et
d'entendre à l'étable le cliquetis des freins; puis de se plaire de plus en
plus aux éloges caressants de son maître et d'aimer le bruit d'une main
claquant son encolure. Qu'il s'enhardisse à tout cela, dès qu'il est sevré
des mamelles de sa mère, et qu'à son tour il offre sa tête à de souples
bridons, alors qu'il est faible, encore craintif et encore ignorant de la vie.
[3,190] Mais au bout de trois ans, lorsque sera venu le quatrième été, qu'il
commence à décrire des voltes, à faire sonner le sol sous ses pas cadencés,
à courber tour à tour ses jarrets en tournant; qu'il ait réellement l'air de
travailler; qu'alors, oui alors, il provoque les vents à la course et que
volant à travers les plaines, comme s'il était libre des rênes, il laisse à
peine de traces à la surface du sable.
Tel, des bords hyperboréens, l'épais Aquilon se précipite et disperse les
orages de Scythie et les nuages sans pluie : alors les hautes moissons et les
plaines ondoyantes frémissent aux souffles tièdes, [3,200] et les cimes des
forêts font entendre une rumeur, et les flots se pressant viennent battre de
loin les côtes : l'Aquilon vole, balayant dans sa fuite à la fois les guérets
et les eaux à la fois. Ainsi dressé le cheval se couvrira de sueur aux bornes
et aux vastes espaces de la plaine de l'Élide, et vomira des écumes
sanglantes; ou bien, d'un cou docile, il emportera les chars des Belges. C'est
seulement quand ils seront domptés que tu laisseras la dragée grasse leur
donner une forte corpulence; car avant le dressage, ils montreront une humeur
trop fière, et, si on les saisit, ils refuseront de subir le fouet flexible et
d'obéir aux durs caveçons.
Nécessité
de les soustraire à l'amour, qui mine les taureaux et les rend furieux
[3,209-242]
Mais
le meilleur moyen d'affermir la vigueur, soit des boeufs soit des chevaux, selon
ce qu'on préfère, [3,210] est d'écarter Vénus et les aiguillons de l'amour
aveugle. Et c'est pourquoi on relègue au loin les taureaux, dans des pacages
solitaires, derrière la barrière d'une montagne, au delà d'un large fleuve,
ou encore on les garde enfermés dans l'étable près de crèches bien garnies.
Car la vue d'une femelle mine peu à peu leurs forces et les consume et leur
fait oublier les bois et les herbages. C'est elle encore, par ses doux attraits,
qui force souvent deux amants superbes à combattre à coup de cornes. Tandis
que paît dans la grande Sila la superbe génisse, [3,220] eux, s'attaquant tour
à tour, engagent une lutte violente et se couvrent de blessures : un sang noir
baigne leurs corps; front contre front ils entrechoquent leurs cornes avec un
vaste mugissement, dont retentissent les forêts et le lointain Olympe.
Désormais une même étable ne réunit plus les combattants, mais l'un, le
vaincu, s'en va et s'exile au loin sur des bords inconnus, gémissant longuement
sur son ignominie et sur les coups de son superbe vainqueur, puis sur ses amours
qu'il perdit sans vengeance; et, le regard tourné vers son étable, il s'est éloigné
du royaume où régnaient ses aïeux. Alors il n'a d'autre souci que d'exercer
ses forces; [3,230] il s'étend la nuit parmi de durs rochers sur une couche
sans litière; il se nourrit de frondaisons épineuses et de laîches piquantes;
il s'essaie et s'apprend à concentrer sa colère dans ses cornes, en luttant
contre un tronc d'arbre; il harcèle de ses coups les vents et prélude au
combat en faisant voler le sable. Puis, quand il a rassemblé sa vigueur et rétabli
ses forces, il entre en guerre, et fond tête baissée sur son ennemi qui l'a
oublié. Telle la vague commence à blanchir au milieu de la mer haute, puis, à
mesure qu'elle s'éloigne du large, se creuse de plus en plus, puis, roulant
vers la terre se brise contre les rochers avec un bruit affreux, [3,240] et
retombe de toute sa hauteur; cependant l'onde bouillonne jusqu'au fond du
gouffre, et de ses profondeurs soulève un sable noir.
Puissance
de l'amour, maître de la création [3,242-265]
Oui,
toute la race sur terre et des hommes et des bêtes, ainsi que la race marine,
les troupeaux, les oiseaux peints de mille couleurs, se ruent à ces furies et
à ce feu : l'amour est le même pour tous. Jamais en nulle autre saison la
lionne oubliant ses petits n'erra plus cruelle dans les plaines; jamais les ours
informes ne semèrent autant le carnage et la mort à travers les forêts; alors
le sanglier est féroce, la tigresse plus mauvaise que jamais. Malheur hélas !
à qui s'égare alors dans les champs solitaires de la Libye ! [3,250] Ne
vois-tu pas comme les chevaux frémissent de tout leur corps, si l'air leur a
seulement apporté des effluves bien connus ? Et ni les freins des hommes, ni
les fouets cruels, ni les rochers, ni les ravins, ni la barrière des fleuves ne
les arrêtent, même quand ces fleuves roulent des quartiers de montagnes dans
leurs ondes. Lui-même, le porc Sabellique se rue, aiguise ses défenses, gratte
du pied la terre, frotte ses côtes contre un arbre et endurcit tour à tour ses
épaules aux blessures.
Que n'ose point un jeune homme, lorsque le dur amour fait circuler dans ses os
son feu puissant ? À travers la tempête déchaînée, [3,260] tard dans la
nuit aveugle, il fend les flots à la nage; au-dessus de lui tonne la porte
immense du ciel, et les vagues qui se brisent sur les écueils le rappellent en
arrière; mais ni le malheur de ses parents ni celui de la jeune fille qui
mourra après lui d'un cruel trépas ne peuvent le faire renoncer à son
entreprise. Que dire des lynx tachetés de Bacchus, et de la race violente des
loups, et des chiens ? Que dire des cerfs qui, malgré leur timidité, se
livrent des combats ?
En
particulier, il affolle les juments [3,266-283]
Mais
c'est surtout la fureur des cavales qui est insigne, et c'est Vénus elle-même
qui leur donna cette fureur, au temps où les Potniades déchirèrent de leurs mâchoires
les membres de Glaucus. Elles, l'amour les entraîne au delà du Gargare et au
delà de l'Ascagne sonore; [3,270] elles franchissent les montagnes, passent à
la nage les fleuves, et dès que la flamme s'est allumée dans leurs moelles
avides (au printemps surtout, car c'est au printemps que la chaleur est rendue
aux os), elles se dressent aux sommets des rochers, la bouche tournée vers le Zéphyr,
et s'imprègnent de ces brises légères, et souvent, sans aucun accouplement, fécondées
par le vent, ô merveille ! , elles s'enfuient de toute part à travers les
rochers et les pics et les profondes vallées, non point dans ta direction, ô
Eurus, ni vers le lever du soleil, mais vers Borée et vers le Caurus, ou encore
du côté où naît l'Auster si noir, qui attriste le ciel de sa pluie froide.
[3,280] C'est alors que l'humeur visqueuse, justement nommée hippomane par les
bergers, suinte de leur aine, l'hippomane que de méchantes marâtres ont
souvent recueilli et mêlé à des herbes et à de coupables paroles.
Le
petit bétail [3,284-473]
Abordant
ce sujet difficile, le poète invoque de nouveau Palès [3,284-294]
Mais
le temps fuit, et il fuit sans retour, tandis que séduits par notre sujet nous
le parcourons dans tous ses détails. C'est assez parler des grands troupeaux;
reste la seconde partie de ma tâche : traiter des troupeaux porte-laine et des
chèvres au long poil. C'est un travail; mais espérez-en de la gloire,
courageux cultivateurs. Je ne me dissimule pas en mon for intérieur combien il
est difficile de vaincre mon sujet par le style [3,290] et de donner du lustre
à de minces objets. Mais un doux amour m'entraîne le long des pentes désertes
du Parnasse; il me plaît d'aller par ces cimes, où nulle roue avant moi n'a
jamais laissé de traces sur la douce déclivité de Castalie. C'est maintenant,
vénérable Palès, maintenant qu'il faut chanter d'une voix forte.
Les
étables des brebis et des chèvres; l'élevage des chèvres est productif et
facile; soins à donner au troupeau, en hiver et en été [3,295-338]
Pour
commencer, je prescris qu'on laisse les brebis brouter leur herbe dans de douces
étables, jusqu'au retour de l'été et de ses frondaisons; qu'on étende sur le
sol rude une couche épaisse de paille et des bottes de fougères, pour préserver
de la froidure du gel le délicat troupeau et le sauver de la gale et de la
goutte déformante.
[3,300] Puis, passant à un autre ordre d'idées, je veux qu'on donne aux chèvres
une suffisante ration de feuilles d'arbouse et qu'on leur fournisse des eaux
vives toujours fraîches; que leurs étables, à l'abri du vent, reçoivent au
midi le soleil hivernal, lorsque le froid Verseau commence à décliner et
arrose de ses pluies la fin de l'année. Aussi dignes de nos soins attentifs que
les brebis, les chèvres ne nous seront pas moins utiles, quel que soit le prix
qu'on vende les toisons de Milet imprégnées de la pourpre de Tyr. La chèvre a
une postérité plus nombreuse, et donne du lait en grande quantité; plus la
jatte, sous le pis qu'elle épuise, se couvrira d'écume, [3,310] plus abondant
sera le flot qui ruissellera de leurs mamelles pressées. Ce n'est pas tout : on
coupe la barbe qui blanchit le menton du bouc de Cinyps et ses longs poils pour
l'usage des camps et la vêture des pauvres matelots. D'ailleurs les chèvres
paissent dans les bois et sur les sommets du Lycée, broutant des ronces épineuses
et les broussailles qui se plaisent sur les lieux escarpés; et d'elles-mêmes,
ayant de la mémoire, elles rentrent au bercail, y ramènent leurs petits, et
ont peine à franchir le seuil avec leur pis gonflé.
Tu mettras donc d'autant plus de soins à les protéger du gel et des vents
neigeux que leur besoin est moindre de l'assistance de l'homme; [3,320] tu leur
apporteras en abondance une pâture d'herbes et de branches flexibles, et, de
tout l'hiver, tu ne leur fermeras pas tes greniers à foin.
Mais quand l'été riant à l'appel des Zéphyrs enverra dans les clairières et
les pacages l'un et l'autre troupeau, parcourons les fraîches campagnes aux
premiers feux de Lucifer, dans la nouveauté du matin et le givre des prairies,
quand la rosée si agréable au bétail perle sur l'herbe tendre. Puis quand la
quatrième heure du jour réveillera leur soif, et que les plaintives cigales
fatigueront les bosquets de leur chant, mène tes troupeaux aux puits ou aux étangs
profonds [3,330] boire l'eau qui court dans des canaux d'yeuse. En pleine
chaleur, cherche une vallée ombreuse : que le grand chêne de Jupiter au tronc
antique y déploie ses rameaux immenses, ou qu'une noire forêt d'yeuses
touffues y couvre le sol de son ombre sacrée. Puis donne-leur encore de minces
filets d'eau et fais-les paître encore au coucher du soleil, quand la fraîcheur
du soir tempère l'air, quand la lune verseuse de rosée ranime les clairières,
quand le rivage retentit des chants de l'alcyon et les buissons de ceux du
chardonneret.
Bergers
nomades en Libye [3,339-348]
Te
décrirai-je dans mes vers les pâtres de la Libye, leurs pâturages [3,340] et
leurs douars peuplés de rares cabanes ? Souvent, jour et nuit, et tout un mois
sans interruption, le troupeau paît et va dans de vastes déserts, sans trouver
nul abri : tant l'étendue de la plaine est grande. Le bouvier africain emmène
tout avec lui : maison, Lare, armes, chien d'Amyclée et carquois de Crète;
c'est ainsi que revêtu des armes de ses pères, le vaillant Romain poursuit sa
route sous un énorme fardeau, établit son camp et se présente en colonne
devant l'ennemi dont il a devancé l'attente.
Par
opposition, vie casanière des Scythes pendant la nuit hivernale [3, 349-383]
Il
n'en est pas ainsi chez les peuples de Scythie, près de l'onde Méotide,
[3,350] où le trouble Ister roule des sables jaunâtres, et où le Rhodope
revient sur lui-même après s'être étendu jusqu'au milieu du pôle. Là, on
tient les troupeaux enfermés dans les étables; on n'aperçoit ni herbes dans
la plaine ni feuilles sur les arbres; mais la terre s'étend dans le lointain,
rendue informe par des monceaux de neige et par une couche de glace s'élevant
à sept coudées. Toujours l'hiver, toujours, soufflant le froid, les Caurus !
De plus, jamais le soleil ne dissipe les ombres pâlissantes, ni quand ses
chevaux l'entraînent jusqu'au sommet de l'éther, ni quand il lave son char en
le précipitant dans les flots rougis de l'Océan. [3,360] Des croûtes de glace
subites se forment sur le cours des fleuves, et bientôt l'onde supporte des
roues cerclées de fer; hier elle accueillait des poupes, elle accueille
maintenant de larges chariots. Partout l'airain se fend, et les vêtements se
roidissent sur le corps, on coupe avec des haches le vin jadis liquide; des lacs
entiers se sont changés en un bloc de glace, et l'haleine congelée se durcit
et se fixe aux barbes hérissées. Cependant il neige sans arrêt par tout le
ciel; les bêtes meurent; les boeufs, malgré leur grande taille, s'arrêtent,
enveloppés de givre; et les cerfs, se serrant en troupe, [3,370] restent
engourdis sous la masse de neige qui les surprend et d'où émergent à peine
les pointes de leurs cornes. Ce n'est point avec une meute de chiens ni avec des
filets qu'on les chasse, ni en les effrayant avec des épouvantails de plumes
pourpres, mais tandis qu'ils s'efforcent vainement de pousser avec leur poitrail
la montagne de neige qui les arrête, on s'approche, on les tue avec le fer, on
les abat malgré leurs bramements profonds, et on les emporte en poussant une
clameur de joie. Ces barbares mènent une vie tranquille et oisive dans des
cavernes creusées profondément sous terre, entassant des rouvres et des ormes
entiers pour les rouler sur leurs foyers et les livrer aux flammes. Là ils
passent la nuit à jouer, [3,380] et s'enivrent, joyeux, d'une liqueur fermentée
d'orge et de sorbes acides qui imite le jus de la vigne. Ainsi vit, sous la
constellation des sept Boeufs hyperboréens, une race d'hommes effrénée,
toujours battue de l'Eurus du Riphée, le corps couvert de peaux fauves de bêtes.
La
laine [3,384-393]
Si
tu fais de la laine l'objet de tes soins, commence par éviter la silve épineuse
: bardanes et tribules; fuis les gras pâturages, et choisis toujours de blancs
troupeaux aux molles toisons. Quant au bélier lui-même, fût-il éclatant de
blancheur, s'il cache une langue noire sous son palais humide, rejette-le, de
crainte qu'il n'entache de cette sombre couleur la robe des nouveau-nés,
[3,390] et cherches-en un autre autour de toi dans la plaine qui en est remplie.
C'est grâce à la blancheur neigeuse de sa toison, s'il faut en croire la légende,
que Pan, dieu d'Arcadie, te surprit, ô Lune, et t'abusa en t'appelant au fond
des bois; et tu ne dédaignas point son appel.
Le
lait et le fromage [3,394-403]
Préfère-t-on
le laitage ? Qu'on cueille de sa propre main cytise, mélilot et herbes salées
en abondance, et qu'on les porte dans les crèches. Ils n'en aiment que plus les
eaux courantes, et en ont des mamelles plus gonflées, et en gardent dans leur
lait un goût secret de sel. Beaucoup interdisent aux chevreaux, dès qu'ils
sont sevrés, l'approche de leurs mères et garnissent l'extrémité de leurs
museaux de muselières ferrées. [3,400] Le lait qu'on a tiré au lever du jour
ou aux heures de la journée se met en présure la nuit; celui qu'on a trait
quand commencent les ténèbres et que le soleil se couche, le berger au point
du jour va le porter dans les villes en des vases d'airain, ou bien on le
saupoudre d'un peu de sel et on le garde pour l'hiver.
Les
chiens de garde et de chasse [3,404-413]
Les
chiens ne seront pas le dernier objet de tes soins nourris à la fois d'un gras
petit lait les rapides lévriers de Sparte et le vigoureux Molosse. Jamais, avec
de tels gardiens, tu n'auras à redouter pour tes étables ni le voleur de nuit
et les incursions des loups, ni l'attaque par derrière des Hibères indomptés.
Souvent aussi tu forceras à la course les timides onagres, [3,410] et tu
chasseras avec tes chiens le lièvre comme les daims. Souvent avec ta meute
aboyante tu débusqueras et relanceras les sangliers de leurs bauges sauvages,
et poursuivant à grands cris le cerf à travers les hauts monts, tu le
rabattras sur tes rets.
La
lutte contre les serpents [3,413-439]
Apprends
aussi à brûler dans tes étables le cèdre odorant et à en chasser par
l'odeur du galbanum les dangereux reptiles. Souvent, sous les crèches qui n'ont
pas été remuées, se dissimule la vipère, mauvaise à qui la touche, et qui
cherche un refuge contre le jour qu'elle redoute; ou bien la couleuvre, accoutumée
à chercher l'abri et l'ombre, fléau terrible des boeufs, se cache dans le sol
pour répandre son venin sur le bétail. [3,420] Prends dans ta main des
pierres, prends des bâtons, berger; et, tandis qu'elle dresse ses menaces et
enfle son cou qui siffle, abats-la; déjà elle a fui et enfoui sa tête
craintive profondément, mais les anneaux du milieu de son corps et du bout de
sa queue sont brisés, et une dernière ondulation traîne ses lents replis.
Il est aussi dans les fourrés de la Calabre un mauvais serpent, qui, soulevant
sa poitrine, déroule son dos écailleux et son long ventre marqué de larges
taches. Tant que les cours d'eau jaillissent de leurs sources, tant que les
terres sont détrempées par l'humidité printanière et les autans pluvieux,
[3,430] il hante les étangs, et, fixé sur leurs rives, il assouvit sa voracité
sans bornes sur les poissons et les bavardes grenouilles. Mais quand le marais
est à sec, et que les terres se fendillent par l'effet de la chaleur, il s'élance
sur la terre sèche, et, roulant des yeux enflammés, il sévit dans les champs,
exaspéré par la soif et rendu furieux par la chaleur. Me préservent les dieux
de goûter le doux sommeil en plein air, ou de m'étendre sur le talus d'un bois
parmi les herbes, alors qu'ayant fait peau neuve et brillant de jeunesse, il se
roule à terre, ou que laissant dans sa demeure ses petits ou ses oeufs, il se
dresse au soleil, et fait dans sa gueule vibrer un triple dard.
La
lutte contre les maladies des ovins [3,440-473]
[3,440]
Je t'apprendrai aussi les causes et les symptômes des maladies. La hideuse gale
s'attaque aux brebis, lorsqu'une pluie froide de l'âpre hiver aux blancs frimas
les a profondément pénétrées jusqu'au vif; ou quand la sueur mal lavée
reste collée à leurs corps tondus et que les ronces épineuses ont écorché
leur peau. Aussi les bergers plongent-ils tout le troupeau dans de douces eaux
courantes, et le bélier avec sa toison humide est immergé dans un gouffre et
s'abandonne au courant du fleuve; ou bien, après la tonte, on leur frotte le
corps de marc d'huile amer, mêlé d'écume d'argent, de soufre vif , [3,450] de
poix de l'Ida, de cire grasse et visqueuse, d'oignon marin, d'ellébore fétide
et de noir bitume.
Mais il n'est pas de remède plus efficace contre les complications que d'ouvrir
avec le fer l'orifice de l'ulcère : à demeurer caché le mal se développe et
vit, tant que le berger se refuse à livrer la plaie aux mains du médecin et,
sans agir, se borne à demander aux dieux des présages meilleurs. De plus,
quand la douleur, se glissant chez les brebis jusqu'à l'intérieur des os, y
exerce sa fureur, et qu'une fièvre brûlante consume leurs membres, il est bon
de détourner ce feu dévorant [3,460] en piquant sous le pied de l'animal une
veine d'où le sang jaillisse : c'est ainsi qu'ont coutume d'en user les
Bisaltes, et l'impétueux Gélon, quand, fuyant sur le Rhodope et dans les déserts
des Gètes, il boit du lait caillé avec du sang de cheval.
Quand tu verras de loin une brebis se retirer trop souvent sous un doux ombrage,
ou brouter sans appétit la pointe des herbes, et marcher la dernière, ou
tomber en paissant au milieu de la plaine, et revenir seule et attardée dans la
nuit, hâte-toi : réprime le mal avec le fer, avant que l'affreuse contagion ne
se glisse parmi le troupeau sans défense. [3,470] L'ouragan qui déchaîne
l'orage s'abat moins fréquemment sur la mer que les épidémies sur les bêtes,
et les maladies n'attaquent pas quelques individus isolés, mais enlèvent tout
à coup des parcs d'été tout entiers, l'espoir du troupeau et le troupeau en même
temps, et toute la race depuis son origine.
Épilogue
[3,474-566]
Tableau
de l'épizootie qui a ravagé le Norique et les bords du Timave [3,474-566]
Il
suffit, pour en juger, de visiter les Alpes aériennes, les chalets du Norique
sur leurs éminences, et les champs de l'Iapydie que le Timave arrose : on verra
qu'aujourd'hui encore, après tant d'années, les royaumes des pâtres y sont déserts
et les fourrés vides dans toutes les directions.
Là, jadis, une maladie de l'air donna naissance à une température déplorable,
qui s'embrasa de tous les feux de l'automne, [3,480] livra à la mort toutes les
bêtes des troupeaux et toutes les bêtes sauvages, corrompit les lacs et
infecta de poison les pâturages. Il y avait plus d'un chemin conduisant à la
mort; mais quand une soif de feu, répandue dans toutes les veines, avait réduit
les membres pitoyables, à son tour ruisselait un pur liquide qui dissolvait
tous les os, peu à peu rongés par le mal.
Souvent, au milieu d'un sacrifice aux dieux, debout au pied de l'autel, la
victime, au moment où avec un ruban neigeux on lui ceignait la tête de la
bandelette de laine, s'affaissa pour mourir entre les mains des ministres hésitants;
ou, si le prêtre avait eu le temps de l'immoler avec le fer, [3,490] ses
entrailles ne brûlent pas sur l'autel où elles sont placées et le devin
consulté ne peut rendre de réponse; c'est à peine si les couteaux placés
sous sa gorge se teignent de sang et si un peu de sanie fonce la surface du
sable.
Ici, au milieu des riants herbages les veaux meurent en masse, et rendent leurs
âmes douces près de leurs crèches pleines. Ailleurs la rage s'empare des
chiens caressants, et des quintes de toux secouent les porcs malades et
suffoquent leurs gorges gonflées. Il succombe, malheureux, oubliant la gloire
et la prairie, le cheval vainqueur; il se détourne des fontaines, [3,500] et,
du pied, frappe sans cesse la terre; ses oreilles baissées distillent une sueur
incertaine, qui devient froide quand la mort approche; sa peau est sèche, et,
rugueuse, résiste à la main qui la touche. Tels sont, les premiers jours, les
signes précurseurs de la mort. Mais, si en progressant la recrudescence du mal
se fait sentir, alors vraiment les yeux sont enflammés, la respiration tirée
du fond de la poitrine, appesantie parfois d'un gémissement; un long hoquet
tend le bas des flancs; un sang noir coule des naseaux; la langue sèche presse
sur la gorge qu'elle assiège.
On eut de bons résultats d'abord en introduisant dans leur bouche avec une
corne la liqueur lénéenne [3,510] (c'était en apparence le seul moyen de
sauver les mourants); mais bientôt ce remède même provoqua leur mort : ranimés,
ils brûlaient de toutes les fureurs, et dans les angoisses de la mort (dieux,
inspirez de meilleures pensées à ceux qui sont pieux et réservez cet égarement
à vos ennemis ! ) ils déchiraient eux-mêmes à belles dents leurs membres en
lambeaux.
Mais voici que, fumant sous la dure charrue, le taureau s'affaisse et vomit à
plein gosier un sang mêlé d'écume, et pousse de suprêmes gémissements. Le
laboureur s'en va, tout triste, dételer l'autre boeuf affligé de la mort de
son frère et laisse sa charrue enfoncée au milieu du sillon. [3,520] Ni les
ombres des profonds bocages, ni les molles prairies ne peuvent toucher leur
coeur, non plus que le cours d'eau, qui roulant sur les pierres, plus pur que l'électron,
se dirige vers la plaine; mais leurs flancs se détendent, leurs yeux inertes
sont frappés de stupeur, et, sous le poids qui l'entraîne, leur cou flotte
vers la terre. Que leur servent leur labeur et leurs bienfaits ? que leur sert
d'avoir retourné avec le soc de lourdes terres ? Pourtant ce ne sont ni les présents
Massiques de Bacchus, ni les festins répétés qui leur ont fait mal ! ils ont
pour seule nourriture les frondaisons et l'herbe simple; pour boisson, des
fontaines limpides et des fleuves exercés à la course, [3,530] et nul souci ne
rompt leurs sommeils salutaires !
Ce fut à cette époque, dit-on, que l'on chercha vainement dans ces contrées
des génisses pour les fêtes de Junon, et que les chars furent conduits à ses
hauts sanctuaires par des buffles mal appareillés. Alors donc les habitants du
pays fendent à grande peine la terre avec les herses, enfouissent les semences
avec leurs ongles mêmes, et gravissent les montagnes en traînant, le cou
tendu, de gémissants chariots.
Le loup ne dresse plus d'embuscades autour des bergeries et ne rôde plus la
nuit près des troupeaux : un souci plus cruel le dompte; les daims timides et
les cerfs fuyards errent maintenant, [3,540] confondus avec les chiens, autour
des habitations.
La faune de la mer immense et toute la race des êtres qui nagent sont rejetées
par le flot sur le bord des rives, comme des corps naufragés; les phoques
fuient dépaysés dans les fleuves. La vipère elle-même périt, mal défendue
par ses cachettes tortueuses, et les hydres stupéfaites qui dressent leurs écailles.
L'air est funeste aux oiseaux eux-mêmes, et ils tombent, laissant la vie au
haut des nues.
En outre, peu importe qu'on change de pâturages; les remèdes cherchés sont
nuisibles; [3,550] les maîtres de l'art, Chiron, fils de Philyre et Mélampus,
fils d'Amythaon, cèdent à la force du mal. La pâle Tisiphone, échappée des
ténèbres du Styx, sévit en plein jour et pousse devant elle les Maladies et
la Peur, levant chaque jour plus haut la tête avide qu'elle dresse. Le bêlement
des troupeaux et les mugissements répétés font retentir les fleuves et leurs
rives desséchées et le penchant des collines. Déjà la Furie abat les animaux
par bandes, et entasse, dans les étables mêmes, les cadavres décomposés par
une affreuse pourriture, jusqu'au moment où l'on apprend à les couvrir de
terre et à les enfouir dans des trous; car leurs peaux n'étaient d'aucun
usage, [3,560] et leurs viscères ne peuvent être ni purifiés par les ondes ni
vaincus par la flamme; il n'est même pas possible de tondre leurs toisons rongées
par la maladie et la saleté, ni de toucher des tissus qui tombent en poussière;
plus encore : quiconque essayait de revêtir ces funestes dépouilles, voyait
aussitôt des pustules ardentes et une sueur immonde couvrir ses membres
infects, et ne tardait plus longtemps à périr dévoré par les atteintes du
feu maudit.