RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DE VÉGÈCE

 

Végèce

Traité de l'art militaire

 

LIVRE TROISIÈME.

livre II            livre IV

 

 

CHAPITRE PREMIER.

Des armées.

Le premier livre traite des levées et des exercices des nouveaux soldats ; dans le second, on a développé l'ordonnance de la légion et la discipline des troupes : les batailles font le sujet du troisième. Il est précédé des deux autres, afin qu'arrivant par ordre aux instructions qui suivent sur la science des combats, et sur les moyens de parvenir à la victoire ; on puisse les entendre plus aisément, et en tirer plus de fruit.

On appelle armée un certain nombre de légions et de troupes auxiliaires, infanterie et cavalerie, réunies pour des expéditions militaires.
Les maîtres de l'art veulent que ce nombre soit borné. En réfléchissant sur les défaites de Xerxès, de Darius, de Mithridate et d'autres rois qui avaient armé des peuples entiers, on voit évidemment que ces prodigieuses armées ont moins succombé sous la valeur de leurs ennemis, que sous leur multitude. En effet, une armée trop nombreuse est exposée à bien des inconvénients, elle marche toujours fort lentement, et comme ce ne peut être que sur des colonnes extrêmement longues, les ennemis peuvent la harceler et l'incommoder, même avec fort peu le monde. Lorsqu'il faut aller par des chemins difficiles, ou passer des rivières, les bagages, par leur lenteur, rendent les marches embarrassées et dangereuses. On ne trouve jamais qu'avec une peine infinie du fourrage pour une si grande quantité de chevaux et d'autres bêtes de charge ; quelques soins que l'on prenne pour faire provision de vivres, ils manquent d'autant plus vite qu'on les distribue à plus de bouches, et la disette, tant à craindre dans toute expédition, ruine bientôt cette grande armée. Quelquefois même une trop grande multitude trouve à peine assez d'eau ; enfin si, par malheur votre armée vient à être mise en fuite, il faut nécessairement qu'on tue bien du monde, et ce que vous sauverez de troupes en remportera une impression de frayeur qui les épouvantera pour une seconde action.

C'est pourquoi nos anciens, instruits par l'expérience, voulaient des armées plus disciplinées que nombreuses. Une légion composée de dix mille fantassins et de deux mille chevaux, compris les auxiliaires, suffirait pour les guerres peu importantes ; et on en donnait souvent le commandement à un préteur, comme à un général du second ordre. S'il était question de ramener sous le joug quelque nation révoltée et très brave, on mettait en campagne deux armées, et à leur tête deux généraux avec cette formule : Que chacun des chefs en particulier, ou tous deux ensemble, prennent garde que la république ne reçoive aucun dommage.

Enfin, quoique les Romains eussent dans la suite à combattre presque tous les ans en différents pays, contre différentes nations, ils n'envoyaient que de petites armées, qu'ils préféraient, comme nous avons dit, à de plus grandes moins disciplinées ; mais quelles qu'elles fussent, ils observaient exactement que le nombre des auxiliaires ou des alliés n'excédât pas celui des nationaux.

CHAPITRE II.

Des moyens de conserver la santé dans les armées.

En vain on aura de bonnes armées, si on ne sait pas y maintenir la santé. Les moyens qu'on peut proposer, comprennent les lieux, les eaux, les saisons, les remèdes et les exercices. Quant aux lieux, la précaution qu'on doit prendre, c'est de ne pas tenir les troupes dans des montagnes, ou des collines sèches, sans arbres et sans couvert ; par rapport aux saisons, de ne pas les faire partir trop tard le matin dans l'été, de peur que le poids de la chaleur, joint à la fatigue du chemin, ne leur causent des maladies. Il faut plutôt les mettre en marche à la pointe du jour, afin d'arriver de bonne heure à l'endroit marqué ; et surtout ne pas les faire camper sans tentes dans un hiver rigoureux. On ne doit point les faire marcher de nuit par les neiges et par les glaces, ni les laisser manquer de bois ni d'habits. Des soldats transis de froid ne sont propres à aucune expédition. Qu'on ne leur laisse point boire d'eau corrompue ou bourbeuse, espèce de poison capable d'engendrer des maladies contagieuses. Si quelques-uns en sont attaqués, il faut avoir recours aux aliments propres à les rétablir, et à l'art des médecins ; c'est à quoi tous les officiers, depuis le premier jusqu'au dernier, doivent avoir une attention particulière ; car on fait mal la guerre avec des soldats qui, outre les fatigues inséparables de leur état, ont encore à supporter celles de la maladie, Les maîtres de l'art ont toujours cru l'exercice journalier des armes plus propre que les remèdes à entretenir la santé dans les armées ; c'est sur ce principe qu'ils l'ordonnaient à l'infanterie, soit en plein air, dans les beaux jours, soit à couvert dans les temps de pluie ou de neige. Ils exerçaient aussi la cavalerie, non seulement en plaine, mais sur des terrains escarpés ou pleins de crevasses, dans des sentiers serrés et embarrassés, afin que dans le combat, aucune de ces difficultés n'arrêtât une cavalerie qui se les était rendues familières. Enfin, il faut observer que, si on laisse trop longtemps une grande armée dans les mêmes lieux, pendant l'été, ou pendant l'automne, la malpropreté, la corruption des eaux, l'infection de l'air, y répandent des maladies capables de la détruire ; et qu'on ne les peut éviter qu'en changeant souvent de camp.

CHAPITRE III.

Des subsistances d'une armée.

L'ordre demande que nous parlions des vivres et des fourrages, dont la disette détruit souvent plus une armée que la guerre même ; car la faim est plus terrible que le fer : d'ailleurs, on peut remédier sur-le-champ aux autres accidents qui peuvent arriver ; mais il n'y a d'autres moyens pour éviter la disette, que de la prévenir.

C'est un grand point à la guerre, que de faire en sorte que les vivres ne nous manquent pas, et manquent à l'ennemi : on doit donc, avant d'entrer en campagne, dresser un état des troupes, et de la dépense nécessaire à leur entretien ; ensuite, tirer de bonne heure, des différentes provinces, toutes les espèces de subsistances qu'elles doivent livrer, et les rassembler en magasin dans des forts, mais toujours en plus grande quantité que le besoin apparent ne l'exige. Si les contributions ordonnées ne suffisent pas, il faut acheter le surplus des vivres : peut-on plus utilement employer le trésor public, qu'à l'entretien des gens de guerre ?

Il y a mille occasions qui augmentent la disette : dans un siège, par exemple, l'assiégeant le fera durer plus longtemps que vous ne pensez, quoiqu’il manque de vivres, dans l'espérance de vous réduire vous-même à un plus grand besoin. Lorsqu'on prévoit un siège, il faut donner ordre aux propriétaires des bestiaux de les rassembler dans des places de guerre, ou dans des forteresses du voisinage ; et en cas de refus ; les y contraindre par des commissaires départis à cet effet. On doit aussi obliger les habitants des environs de la place dont on pourrait prévoir le siège, à s'y retirer eux et leurs effets.

Il ne faut pas attendre le moment du siège pour mettre les murs et les machines de guerre en état de défense ; car si l'ennemi vous surprend dans ce travail, la crainte y jettera le désordre. D'ailleurs, la communication étant interrompue entre la ville assiégée et les circonvoisins, elle n'en pourra rien tirer de ce qui lui serait nécessaire.

Au reste, on pourvoit à la subsistance d'une garnison avec des provisions médiocres, en commettant des gens fidèles à la garde des magasins, et en distribuant les vivres avec économie, dès le commencement du siège. Il est dangereux d'attendre, pour diminuer les distributions, que les besoins nous y contraignent. C'est sur ce principe, que, dans les expéditions où nos anciens prévoyaient ces besoins, ils faisaient distribuer une ration égale à chaque soldat, sauf à dédommager ensuite ceux qui, par leur grade, auraient dû en avoir une plus considérable. On doit faire en sorte qu'il y ait suffisamment, en hiver, du bois et du fourrage ; en été, de l'eau ; en tout temps, du blé, du vin, du vinaigre, du sel ; que les places de guerre et les forts soient bien munis de flèches, de pierres, de balistes et de catapultes, de diverses sortes de frondes ; afin que les soldats qu'on juge moins préparés à la guerre de campagne, et qu'on emploie par cette raison à la garde des places, trouvent de quoi les défendre. Ceux qui habitent une ville ou les environs, ne se laissent point amuser par les ruses et les serments de l'ennemi, plus dangereux sous les apparences de négociations et de la paix, qu'à force ouverte ; qu'ils se rassemblent de bonne heure, eux et leurs effets, dans la ville menacée : alors, ou les assiégeants manqueront de vivres, s'ils se tiennent serrés dans leur camp, ou s'ils s'écartent souvent pour en chercher, ils courront risque d'être souvent battus.

CHAPITRE IV.

De la conduite qu'il faut tenir pour éviter les séditions.

Souvent, dans une armée qui vient de s'assembler de différentes provinces, il s'élève des mouvements de sédition ; et des troupes murmurent hautement, de ce qu'on ne les mène pas combattre, quoiqu'en effet elles n'en aient rien moins qu'envie ; ce qui arrive principalement à ceux qui dans leurs quartiers ont vécu dans l'oisiveté et dans la mollesse : car le travail qu'il faut soutenir dans le cours d'une campagne, et dont ils ont perdu l'habitude, les rebute ; et comme ils craignent nécessairement les combats, puisqu'ils craignent même l'exercice qui n'en est que l'image, ils ne le demandent que par une présomption mal soutenue. À ce mal, ou applique plus d'un remède. Pendant que les corps sont chacun dans leurs quartiers, et séparés les uns des autres ; que les tribuns, leurs lieutenants et officiers tiennent leurs soldats dans une discipline sévère ; qu'ils ne respirent que le devoir et la soumission ; qu'on les fasse sans relâche manœuvrer sous les armes ; qu'on les passe souvent en revue ? qu'il ne leur soit accordé aucun congé, qu'au moindre signe, à la moindre parole, ils soient toujours au commandement ; qu'on les exerce sans cesse et très longtemps, jusqu'à la lassitude, à tirer des flèches, à lancer des javelots, à jeter des pierres à la main ou avec la fronde, à escrimer contre le pieu, à le frapper de pointe, et de taille avec l'épée de bois, à courir, à sauter, à franchir lu fossés ; si leurs quartiers sont près de la mer ou d'une rivière, qu'on leur fasse apprendre à nager pendant l'été ; qu'on les mène souvent près des lieux escarpés ou fourrés ; qu'on leur fasse abattre des arbres, les dégrossir, creuser des fossés ; qu'on en mette une partie à défendre un poste contre leurs camarades, qui tâcheront de les pousser boucliers contre boucliers, afin d'apprendre aux uns et aux autres l'usage et la force de cette arme.

Des soldats et des cavaliers, disciplinés et exercés de cette sorte dans leurs quartiers, prendront nécessairement de l'émulation pour la gloire. Quand on les rassemblera pour une expédition, ils ne demanderont qu'à combattre. En général, un soldat qui a de la confiance en ses armes et en ses forces, ne pense point à se mutiner ; mais enfin, s'il se trouve quelques séditieux dans les légions ou dans les auxiliaires, cavalerie ou infanterie, à commencer par les centurions, leurs lieutenants et les autres officiers, c'est à un général attentif à les découvrir, non par les délations, mais par les voies non suspectes de la vérité ; et pour lors, il les éloignera du camp, sous prétexte de quelque commission qui puisse leur faire plaisir, ou il les enverra servir dans des villes, ou des châteaux, mais avec tant d'adresse, qu'en se défaisant d'eux, il semble les y envoyer par préférence. Jamais la multitude ne se porte à la révolte par un accord : elle y est excitée par un petit nombre de mutins, qui fondent l'espérance de l'impunité de leur crime sur le nombre des complices qu'ils s'assurent. Supposé que cette révolte devint si générale qu'on ne pût la dissimuler, il n'en faut punir que les auteurs : c'était l'usage des anciens qui, par le supplice d'un petit nombre de coupables, contenaient tous ceux qui auraient pu le devenir. Au reste, il est bien plus glorieux à un général de maintenir ses soldats dans la discipline par l'habitude de l'exercice et du travail, que par la crainte du châtiment.

CHAPITRE V.

Quels sont les différents signaux militaires.

L'homme de guerre a bien des choses à observer dans le combat. Là, la moindre faute qu'il y fait est punissable, puisqu'il est question du salut public ; mais rien ne contribue plus à la victoire, que d'obéir aux ordres du général : ils s'indiquent par différents signaux. Il n'est pas possible que dans le tumulte de l'action, la voix d'un seul homme dirige les mouvements d'une armée : il est obligé de changer souvent ses ordres, à mesure que les circonstances changent ; ce qui a fait établir, chez toutes les nations, des signaux que le soldat reconnaît et auxquels il obéit. Nous en avons de trois espèces, qu'on peut distinguer par vocaux, demi-vocaux et muets : les deux premiers frappent l'oreille, les derniers frappent les yeux. Les vocaux consistent dans de certains mots que donne le général pour les gardes ou pour le ralliement ; comme la victoire, la palme, la valeur, Dieu est avec nous, le triomphe de l'empereur, etc. Il a la précaution de les varier tous les jours, de crainte que les ennemis ne se glissent impunément dans le camp à la faveur du mot, s'il était trop souvent le même. Les signaux demi-vocaux s'indiquent par la trompette, le cor ou le cornet. On appelle trompette, l'instrument dont le canal est en droite ligne. Le cor est composé d'un canal d'airain qui se replie sur lui-même en forme de cercle. Le cornet est fait d'une corne de bœuf sauvage, entortillée d'argent. Les sons en varient, suivant que le trompette sait plus ou moins ménager son haleine. Ce sont trois instruments qui annoncent l'ordre de marcher, de faire halte, de revenir sur ses pas, de poursuivre l'ennemi ou de faire retraite ; et tout cela de façon à ne s'y pas méprendre. Les signaux muets sont : les aigles, les dragons, les drapeaux ou les étendards, les banderoles, les touffes de plumes, les aigrettes, etc. De quelque côté que le général fasse porter les enseignes, le soldat est obligé de les suivre. Il y a d'autres signaux muets, attachés aux chevaux, aux habits et même aux armes, afin que les soldats de la même armée se reconnaissent les uns et les autres, et ne prennent pas l'ennemi pour l'ami.

On distingue encore certains ordres du général à un geste de la main, au fouet qu'il porte quelquefois comme les Barbares, à une certaine manière de toucher ses habits. On doit exercer le soldat à connaître ces différents signaux et à y obéir, soit en garnison, soit en marche, soit dans le camp ; c'est à quoi il ne parviendra jamais, dans la confusion inséparable des combats à la guerre, s'il n'y est exercé par un usage continuel, en temps de paix. Il y a encore des signaux muets, communs à toutes les nations. Par exemple : la poussière qui s'élève toujours en forme de nuage, peut vous indiquer l'approche de l'ennemi ; par le feu pendant la nuit, et par la fumée pendant le jour, deux armées s'informent réciproquement de bien des choses qu'elles ne pourraient se faire savoir autrement. On place quelquefois au haut des tours d'une ville ou d'un château, des espèces de solives ; et en les élevant ou les baissant, suivant qu'on en est convenu avec des troupes amies, on les informe de ce qui se passe dans l'endroit où l'on est.

CHAPITRE VI.

Quelles sont les précautions qu'il faut prendre lorsque l'armée marche dans le voisinage de l'ennemi.

Les maîtres de l'art militaire prétendent qu'il y a souvent plus de risque à courir dans les marches que dans les combats. Lorsqu'on est en présence, disent-ils, tous les soldats sont bien armés et voient à qui ils ont affaire ; ils s'attendent et se préparent à l'action, au lieu que, dans une marche, ils n'ont pas toutes leurs armes, ils les portent négligemment, ils sont plus sujets à se troubler en cas d'embûches ou d'attaques imprévues. C'est pourquoi un général doit prendre toutes les précautions possibles pour n'être pas insulté dans sa marche, ou pour repousser l'insulte promptement et sans perte. Il doit avoir un plan détaillé du pays où il fait la guerre, afin de connaître exactement la distance des lieux, la nature des chemins, les routes les plus courtes ou les plus détournées, les montagnes, les fleuves ; d'habiles généraux ont poussé cette recherche au point d'avoir un plan figuré partie par partie, ce qui les mettait en état non seulement de raisonner avec l'officier qu'ils détachaient sur la route qu'ils devaient tenir, mais de la lui faire sentir au doigt et à l'œil. Il faut, outre cela, interroger quelques principaux du pays qui soient gens de bon sens et au fait des lieux, en observant de questionner chacun d'eux séparément, afin qu'en conciliant leur rapport on puisse s'assurer de la vérité. D'ailleurs, lorsqu'il est question de choisir entre plusieurs chemins, il faut prendre des guides bien instruits, les faire garder à vue en les assurant d'une récompense ou d'une punition, au cas qu'ils vous conduisent bien ou mal ; ils vous seront fidèles lorsque, désespérant de vous échapper, ils verront d'un côté le prix de la fidélité, et de l'autre celui de la perfidie. On ne peut choisir avec trop d'attention des guides sensés et connaisseurs, puisqu'on court risque de perdre toute une armée par un excès de confiance en deux ou trois de ces misérables qui, s'imaginant savoir un chemin qu'ils ignorent, promettent souvent plus qu'ils ne peuvent tenir.

Comme, à quelque expédition qu'on se prépare, il est d'une conséquence infinie que l'ennemi n'en soit pas prévenu, la précaution la plus sûre est que votre armée ignore elle-même quelle route vous voulez lui faire prendre ; c'est sur ce principe que nos légions avaient autrefois pour enseignes la représentation symbolique du Minotaure, afin que cette vue rappelât sans cesse au général la nécessité de tenir son secret aussi caché dans son âme que le Minotaure l'était au fond du labyrinthe. La route la plus sûre est sans doute celle que l'ennemi ne vous soupçonne pas de vouloir prendre ; mais comme les espions peuvent découvrir ou du moins entrevoir vos intentions, mettez-vous en état de le bien recevoir ; faites précéder votre marche par un détachement de cavaliers fidèles, clairvoyants et bien montés, qui reconnaissent de tous côtés la route que vous voulez tenir, afin de découvrir s'il n'y a point d'embuscades ; vous risquez moins à faire ce détachement la nuit que le jour, car s'il est pris, ce qui arrive plus souvent le jour que la nuit, vous vous seriez trahi vous-même, puisque la prise décèlerait votre marche. Elle doit commencer par une avant garde de cavalerie suivie d'infanterie ; placer les équipages au centre ; soutenez-les en queue d'infanterie et de cavalerie, et en flanc, d'un pareil nombre de troupes, parce que c'est surtout en flanc qu'une troupe en marche court risque d'être attaquée. Il faut aussi ouvrir votre marche de cavalerie choisie, d'infanterie armée à la légère, et d'archers, du côté d'où doit vraisemblablement venir l'attaque ; mais vous devez vous mettre en état de faire face de tous côtés au cas que l'ennemi vous investisse. Si vous voulez empêcher que vos soldats ne s'effraient d'une attaque subite, prévenez-les sur tout ce qui peut arriver dans la marche, de sorte qu'ils soient également prêts et disposés à combattre ; ce qui alarme ordinairement dans une attaque imprévue ne produit plus cet effet dès qu'on en est prévenu. Nos anciens avaient grand soin que dans l'action les soldats, étant trop serrés, ne se nuisissent les uns aux autres, ou qu'étant trop au large, ils ne laissassent dans le rang des vides propres à y pénétrer ; ils avaient l'attention que les équipages ne fussent pas trop près des combattants, craignant avec raison que des valets, intimidés et blessés, ne troublassent l'ordre du combat, et que les chevaux de bât effarouchés ne blessassent les soldats : c'est pourquoi l'usage était de donner des enseignes aux valets pour leur faciliter le ralliement, on choisissait même ceux d'entre eux qui avaient le plus de bon sens et d'expérience, pour leur donner à chacun une espèce de commandement, qui ne s'étendait jamais sur plus de deux cents valets. Ceux-ci étaient obligés, dans l'occasion, de se rallier avec leurs chevaux de bagages sous leurs enseignes, au premier ordre de ce commandant particulier.

Il faut, dans une marche, disposer sa défense sur l'espèce d'attaque que la situation des lieux rend plus vraisemblable. En rase campagne, par exemple, il y a plus d'apparence d'être attaqué par de la cavalerie que par de l'infanterie ; c'est tout le contraire dans des bois, des montagnes, des marais, il faut marcher serré, sans permettre que des soldats se détachent par pelotons, ni que les uns aillent trop vite, les autres trop lentement ; car c'est ce qui rompt une troupe, ou du moins ce qui l'affaiblit, parce qu'il donne à l'ennemi la faculté de, pénétrer par des intervalles ; le moyen de l'éviter est de poster de distance en distance des officiers d'expérience, qui sachent contenir les uns et presser les autres. Cela est d'autant plus important, qu'à la première attaque qui se fait en queue, ceux qui se sont portés trop en avant pensent ordinairement moins à rejoindre qu'à fuir, pendant que les traîneurs, se trouvant trop loin de la troupe pour en être secourus, perdent courage et se laissent tailler en pièces. C'est la nature des lieux où se trouve l'ennemi qui le détermine à la ruse ou à la force ouverte ; mais les embûches qu'il pourrait vous tendre lui deviendront inutiles, même préjudiciables, si vous vous assurez bien de la position des lieux ; car, pouvant alors l'envelopper lui-même dans son embuscade, vous lui ferez plus de mal qu'il n'espérait vous en faire.
Si vous prévoyez au contraire qu'on vous attaquera à force ouverte dans des montagnes, saisissez-vous des hauteurs par détachements, afin que l'ennemi, vous trouvant en même temps en front et pour ainsi dire sur sa tête, n'ose vous attaquer.

Si vous trouvez des routes étroites, mais qui assureraient votre marche, faites-les ouvrir avec des haches, plutôt que de prendre des grands chemins qui exposent à l'ennemi ; examinez s'il est dans l'habitude de faire ses attaques la nuit, au point du jour, à l'heure du dîner ou le soir, afin de vous arranger là-dessus ; sachez s'il est plus fort en infanterie qu'en cavalerie, en lanciers qu'en archers ; s'il l'emporte sur vous par le nombre des combattus ou par le choix et la bonté des armes, et tirez vos avantages de ces connaissances ; observez quelle est, du jour ou de la nuit, le temps le plus propre à marcher ; quelle distance il y a du lieu d'où vous partez à celui où vous voulez arriver, afin de ne pas vous exposer à la disette d'eau et aux mauvais chemins, aux marais, aux torrents pendant l'hiver : ce sont autant d'obstacles qui, en retardant votre marche, donneraient à l'ennemi le temps de la troubler.

La même attention qui nous fait éviter ces fautes nous fait profiter de celles de l'ennemi ; il faut donc tâcher d'attirer des déserteurs de son armée, d'y ménager des intelligences par où l'on puisse être informé de ce qu'il fait ou de ce qu'il compte faire ; vous pouvez mettre à profit ces connaissances en mettant une troupe de cavalerie ou d'infanterie toujours prête à tomber sur ses fourrageurs ou sur ses convois.

CHAPITRE VII.

Du passage des grandes rivières.

Il est extrêmement dangereux de passer des rivières sans précaution : si le courant se trouve trop rapide, ou le lit fort large, le bagage, les valets et même les soldats faibles, courent risque d'être submergés. Il faut donc, après avoir sondé le gué, séparer la cavalerie en deux troupes ; les porter, l'une en haut et l'autre en bas de l'eau, en laissant entre elles un espace qui serve de passage à l'infanterie et au bagage : ainsi, la troupe qui est passée au-dessus, arrête, ou relève ceux qu'il emporte ou qu'il renverse. Supposez que la rivière soit si profonde, que ni l'infanterie, ni la cavalerie même ne la puisse passer à gué, mais que d'ailleurs elle coule sur un terrain aisé à couper, on peut la détourner partie par des fossés, partie par des ruisseaux, et la rendre ainsi guéable dans son lit, en diminuant le volume d'eau. On facilite le passage des rivières navigables, en enfonçant dans l'eau des pieux, sur lesquels on cloue des planches ; ou, si l'on est pressé, en liant des tonneaux vides, couverts de soliveaux, sur lesquels passe l'infanterie : en ce cas, la cavalerie passe à la nage. Les cavaliers les plus adroits font des faisceaux de joncs et d'herbes sèches, sur lesquels ils attachent les armes des fantassins, et les leur passent ainsi d'un bord à l'autre sans qu'elles se mouillent.

On a trouvé, depuis, plus commode de charger sur des chariots de petites chaloupes faites d'un seul tronc d'arbre creusé, et d'un bois fort léger ; des planches, des cordes, des chevilles de fer ; en un mot, de quoi construire sur-le-champ une espèce de pont de bateaux, aussi solide qu'un pont de pierre. Comme une armée se divise ordinairement et nécessairement, lorsqu'elle passe une rivière, l'ennemi saisit presque toujours cet instant pour l'attaquer ; soit en débouchant d'une embuscade, soit en avançant à découvert : c'est pourquoi l'on doit occuper les deux bords de la rivière par des troupes capables de résister à l'assaillant.

Il est plus sûr encore de couvrir les deux têtes du pont d'une palissade assez forte pour arrêter l'ennemi, sans être obligé de le combattre. Si le pont vous était nécessaire, soit pour repasser la rivière, soit pour faciliter vos convois, il faudrait élever à chaque tête du pont un retranchement, défendu par de larges fossés, et y poster une garde qui y tint ferme pour le temps nécessaire.

CHAPITRE VIII.

Comment on établit un camp.

Après avoir parlé des précautions qu'une armée doit observer en marche, l'ordre demande que nous parlions de celles qu'exige un campement. On ne trouve pas toujours une ville murée, soit pour le logement d'une nuit, soit pour un plus long séjour : il serait donc imprudent, dangereux même, de faire camper une armée pêle-mêle, sans défense, puisqu'on l'exposerait à être surprise et battue dans l'obscurité de la nuit, dans les heures du repos, du sommeil, du fourrage, de la pâture ou de ses autres occupations.

Il ne vous suffit pas de choisir un camp avantageux par lui-même, s'il s'en trouvait quelqu'un dans le voisinage, d'où l'ennemi pût vous incommoder dans le vôtre. Il faut camper, en été, à portée d'une eau saine ; en hiver, à portée des bois et des fourrages ; en tout temps, sur un terrain qui ne soit ni commandé, ni sujet à l'inondation ni embarrassé par des défilés ou par des précipices ; dans un terrain, en un mot, où vous puissiez rester en sûreté, et vous retirer de même. Ces précautions une fois prises avec soin, on fera son camp rond ou carré, triangulaire ou rectangle, selon que le terrain le permettra ; car la forme des camps n'en détermine pas la bonté : mais si vous avez la liberté du choix, campez sur un terrain dont la longueur ait un tiers de plus que la largeur. Cette proportion est plus agréable à l'œil que toute autre. C'est aux officiers chargés de tracer le camp, à le ménager de sorte qu'il contienne commodément la troupe qui doit l'occuper : il est dangereux qu'elle y soit trop à l'étroit ou trop au large.

Il y a trois manières de fortifier un camp qu'on ne veut occuper qu'une nuit ; par exemple, en route, il suffit alors d'élever un retranchement de gazon sur lequel on pique des pieux : ces gazons se lèvent avec des pioches, et doivent avoir un pied de haut, en sorte que la racine des herbes y tienne : on leur donne alors, à peu près, la forme d'une brique ; mais si la terre n'a pas la consistance nécessaire pour être levée en gazon, on se contente de creuser à la hâte un fossé de cinq pieds de large, sur trois et demi de profondeur. La terre relevée du côté du camp, le met hors d'insulte pour une nuit ; mais comme cela ne suffit pas dans le voisinage de l'ennemi, en ce cas les officiers chargés de marquer le camp, distribuent à chaque centurie un certain terrain à retrancher : alors les soldats, après avoir rassemblé autour des enseignes leurs boucliers et leurs bagages, ouvrent, sans quitter l'épée, un fossé de neuf, onze ou treize pieds ; quelquefois même de dix-sept, si l'on prévoit un plus grand danger et un effort à soutenir, mais toujours en nombre impair. Derrière ce fossé, et de la même terre qu'on en a tirée, se forme le rempart, qu'on soutient par des palissades et des branches entrelacées, pour empêcher l'écroulement : c'est sur ce rempart qu'on ménage des créneaux et autres défenses dont on fortifie ordinairement les murs d'une place. Les centurions règlent la tâche de chaque travailleur, afin que tous fouillent également et sur les mêmes proportions : ceux des tribuns qui sont attachés à leur devoir, ne perdent pas de vue cet ouvrage jusqu'à ce qu'il soit fait. Toute la cavalerie et la partie de l'infanterie qui par ses grades, est dispensée du travail, sont en bataille à la tête de l'ouvrage, afin de couvrir les travailleurs en cas d'attaque.

Dès que le camp est retranché, on commence par y piquer les enseignes, afin de les mettre en sûreté, comme tout ce qu'il y a de plus respectable pour le soldat : sitôt après, on dresse la tente du général et de ses principaux officiers ; ensuite celle des tribuns, auxquels des soldats commandés de chaque chambrée, portent l'eau, le bois, le fourrage ; puis on marque un certain espace pour les tentes de chaque légion et pour celles des troupes auxiliaires, tant cavalerie qu'infanterie, selon leur rang. On commande quatre cavaliers et quatre fantassins par centurie pour la garde du camp pendant la nuit ; et comme il est presque impossible que le même homme reste en vedette ou en sentinelle toute la nuit, on la partage, à la clepsydre, en quatre parties, depuis six heures du soir jusqu'à six heures du matin, de sorte que chaque veille ne soit que de trois heures : on pose les gardes au son de la trompette ; et on les relève au son du cornet. Autrefois le tribun chargeait des soldats de confiance de faire la ronde des gardes, et de lui en rendre compte : cet emploi est actuellement attaché à un certain grade de notre milice. Il est bon, outre cela, d'avancer à la tête du camp une garde de cavalerie pour les patrouilles de la nuit.
À l'égard des corvées qui roulent totalement sur les cavaliers, il faut qui les uns marchent le matin, les autres l'après-midi afin de ménager les hommes et les chevaux, soit en campagne, soit en garnison. Un général doit avoir attention que la pâture ; le fourrage, le blé, l'eau le bois, en un mot, tout ce qui s'appelle subsistances, soit hors des insultes des ennemis ; ce qui ne peut se faire qu'en disposant la route de vos convois aux environs de villes et de châteaux forts, où vous les puissiez retirer en cas d'attaque : si vous n'êtes pas à portée d'un lieu déjà fortifié, il faut construire à la hâte, dans les positions les plus avantageuses, de petits forts défendus par de larges fossés. C'est du terme castra qu'on a composé le diminutif castella. On y poste une garde d'infanterie et de cavalerie, qui assure le passage des convois ; car un ennemi ose rarement approcher de ces petits forts, dans la crainte d'être enveloppé.

CHAPITRE IX.

Dans quelles circonstances il faut employer la ruse ou la force ouverte.

En lisant cet ouvrage, qui n'est qu'un abrégé des meilleurs auteurs militaires, on désire assez naturellement d'arriver au moment du combat, et d'en apprendre les règles ; mais, comme ce combat se décide ordinairement en deux ou trois heures, après quoi le vaincu reste sans espoir, il faut examiner, tenter et exécuter tout ce qui est possible, avant que d'en venir à ce moment critique : aussi les grands généraux sont ceux qui trouvent le moyen d'épouvanter l'ennemi sans exposer leurs troupes au hasard d'une bataille ; parce que le péril se partage nécessairement entre les deux partis. Voici ces moyens que j'ai tirés de nos anciens militaires. Un des plus utiles pour un général, est de s'entretenir souvent avec des officiers intelligents et expérimentés, de ses forces et de celles de l'ennemi ; de bannir de ses entretiens la flatterie, si préjudiciable en pareil cas ; de savoir précisément qui de lui ou du général ennemi a les troupes les plus nombreuses, les mieux armées, les mieux disciplinées, les plus braves, les plus robustes ; et si c'est en infanterie ou en cavalerie qu'il est plus ou moins fort ; car, quoique ce soit dans l'infanterie, comme on sait, que consiste la principale force d'une armée, il doit aussi porter son attention sur la cavalerie, examiner si elle est mieux montée ou plus mal que celle de l'ennemi ; plus ou moins forte en cuirassiers, archers, lanciers ; enfin, à qui des deux partis la position du champ de bataille paraît plus favorable. Si vous êtes supérieur en cavalerie, il faut choisir la plaine ; si au contraire vous êtes plus fort en infanterie, cherchez à combattre dans des lieux serrés, et coupés de fossés, d'arbres, de marais et quelquefois de montagnes.

Mettez-vous au fait du plus ou moins dé vivres sur lesquels l'armée ennemie et la vôtre peuvent compter ; car la famine est un ennemi intérieur, plus dangereux souvent que le fer : balancez les avantages qui se présentent à traîner la guerre en longueur, ou à la terminer promptement. Tel général qui vous provoque à un combat décisif, ne l'attendra pas, si vous le différez. Soit que les subsistances lui manquent, soit que ses troupes le pressent de les reconduire dans leur pays, soit qu'il s'impatiente lui-même de n'avoir rien à faire de considérable, dans tous ces cas, il sera obligé de se retirer. Et que n'a-t-il pas à craindre dans sa retraite de ses propres soldats fatigués et découragés ? Les uns le trahissent, les autres se jettent dans le parti contraire, une infinité l'abandonnent ; car on est rarement fidèle au parti malheureux : ainsi l'armée la plus nombreuse se voit bientôt réduite à rien. Il vous est encore important d'étudier le génie du général qu'on vous oppose, de savoir même si ses principaux officiers sont hasardeux, entreprenants ou timides ; s'ils entendent la guerre ou non ; s'ils se conduisent par principes ou au hasard ; de distinguer quelles sont, dans les alliés des ennemis, les bonnes et les mauvaises troupes ; quelles sont les forces, la valeur, la fidélité ; sur lesquelles vous devez compter de la part de vos nationaux et de vos auxiliaires ; en un mot, qui de vous ou de l'ennemi peut se promettre plus raisonnablement la victoire. Ce sont ces sortes de réflexions qui augmentent ou qui diminuent la confiance.

Mais, quelque découragée que soit votre armée, une harangue vive peut lui rendre sa première audace. Vous dissiperez sa crainte, si vous paraissez, ne rien craindre vous-même, si vous savez engager l'ennemi dans quelque embuscade, l'attaquer par détachement avec vigueur, arrêter ses succès, fondre tout-à-coup sur quelque troupe plus faible ou plus mal armée que les autres ; mais ne menez jamais au combat toute une armée effrayée, ou même inquiète sur l'événement ; soit que vous commandiez de vieux ou de nouveaux soldats, faites attention s'ils sont tout récemment aguerris par des expéditions militaires, ou accoutumés depuis quelques années à l'inaction trop ordinaire en temps de paix. Le plus ancien soldat peut passer pour nouveau, s'il a discontinué l'usage des combats : c'est pourquoi, dès que vous aurez retiré vos troupes de leurs quartiers pour les rassembler en corps, faites-les bien exercer, d'abord en particulier, par des tribuns d'une habileté reconnue ; ensuite exercez-les vous-même, comme s'il était question de combattre en bataille rangée ; faites souvent l'essai de leurs forces, de leur intelligence, de leur accord dans les mouvements, de leur docilité dans l'exécution des différents ordres. Ces ordres s'annoncent par la voix, par le son des trompettes, par les différents signaux dont nous avons parlé. Si vos troupes manquent à quelqu'une de ces parties, faites-les exercer jusqu'à ce qu'elles aient atteint le point de perfection : mais, quelque fermes qu'elles soient sur toutes les évolutions militaires, il y aurait de l'imprudence à les mener à une bataille rangée, sans avoir étudié l'occasion favorable ; tâtez auparavant leur valeur par de petits combats. Un général attentif, prudent, ménager du sang de ses soldats, juge entre eux et les ennemis, comme s'il était question d'une affaire entre particuliers. Si, après avoir pris conseil et fait toutes ses réflexions, il se trouve le plus fort en beaucoup de choses, il attaque avec autant de confiance que d'avantage ; s'il se juge le plus faible, il évite une action générale, se bornant aux ruses et aux petits combats particuliers qu'il sait ménager à propos. C'est ainsi que les grands généraux l'ont souvent emporté sur les médiocres, quoique ceux-ci eussent l'avantage du nombre et de la valeur des troupes.

CHAPITRE X.

De ce qu'il faut faire lorsque l'on a de nouveaux soldats, ou d'anciens qui ont perdu l'usage des combats.

C'est par un exercice journalier et long temps soutenu que tous les arts se perfectionnent. Si cette maxime a lieu dans les plus petites choses, à plus forte raison dans les plus importantes : or, qui ne sait que l'art de la guerre est le plus important, le plus grand de tous ? C'est par lui que la liberté se conserve, que les dignités se perpétuent, que les provinces et l'empire se maintiennent. C'est cet art auquel les Lacédémoniens autrefois, et depuis les Romains, sacrifièrent toutes les autres sciences. Aujourd'hui même c'est le seul auquel les Barbares pensent qu'il faut s'attacher, persuadés que la science de la guerre renferme tout, ou quelle peut procurer tout le reste : enfin, c'est l'art de ménager la vie des combattants et de remporter la victoire. Un général d'armée, revêtu des marques du commandement suprême, à la conduite et à la valeur duquel sont confiées les fortunes des particuliers, la défense des places, la vie des soldats et la gloire de l'état, doit être occupé tout entier, non seulement du salut de toute l'armée, mais encore de chaque combattant ; parce que les malheurs qui peuvent arriver aux particuliers, se comptent parmi les pertes publiques, et lui sont imputés comme des fautes personnelles.

S'il a donc une armée composée de troupes nouvelles, ou qui n'aient pas fait la guerre depuis longtemps, qu'il s'instruise à fond des forces, de la manière de servir, et de l'esprit particulier de chaque légion, de chaque corps d'auxiliaires, infanterie et cavalerie ; qu'il connaisse, si cela se peut, les talents et la portée de tel comte, de tel tribun, de tel domestique, de tel soldat nommément ; qu'il s'assure par la sévérité, l'autorité la plus grande ; qu'il punisse, dans toute la rigueur des lois, les fautes et les délits militaires ; qu'il passe pour ne faire grâce à personne, et qu'il en donne des exemples en différents lieux et en diverses occasions. Après ces premières dispositions bien remplies, qu'il épie les occasions que les ennemis courent la campagne à l'aventure, et se dispersent pour piller ; qu'alors il envoie sur eux des détachements de cavalerie éprouvée, ou d'infanterie mêlée de soldats nouveaux ou au-dessous de l'âge de la milice, afin que l'avantage que l'occasion leur fera remporter, donne de l'expérience aux troupes déjà aguerries et du courage aux autres ; qu'il dresse aussi des embuscades bien secrètes aux passages des rivières, aux gorges des montagnes, aux défilés des bois, sur les marais et sur les chemins propres à ces entreprises ; qu'il règle si bien ses marches, qu'il fonde sur les ennemis aux heures qu'ils repaissent ou qu'ils dorment ; qu'il les surprenne dans la sécurité et en désordre des armes, leurs chevaux dessellés, et qu'il continue ces ruses jusqu'à ce que ses soldats aient pris de la confiance en eux-mêmes dans ces sortes d'affaires. La vue des mourants et des blessés est un spectacle horrible pour des gens qui se trouvent pour la première fois à une bataille, ou qui n'en ont point vu depuis longtemps, et la frayeur qu'ils en prennent, les dispose plutôt à fuir qu'à combattre.

Si les ennemis font des courses, un général doit en profiter ; les attaquer fatigués d'une longue marche ; leur tomber brusquement sur les bras : il doit aussi tacher de leur enlever brusquement, avec de bons détachements, les quartiers qu'ils peuvent avoir séparés pour la commodité du fourrage ou des vivres : enfin, il faut d'abord tenter tout ce qui peut être peu nuisible en cas de mauvais succès, et dont la réussite devient extrêmement avantageuse. Il est encore d'un général habile de semer la division parmi les ennemis : il n'y a point de nation, si petite qu'elle soit, qu'on puisse absolument détruire, si elle n'aide elle-même à sa ruine par ses propres dissensions ; mais les haines civiles précipitent les partis à leur perte, en les aveuglant sur tout ce qui regarde la cause commune.

Il y a une chose qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que personne ne doit désespérer qu'on puisse faire ce qui a déjà été fait. Il y a bien des années, dira-t-on, qu'on ne creuse plus de fossés, qu'on n'élève plus de palissades autour des camps même où les armées doivent demeurer. Je répondrai que, si on avait pris ces précautions, les ennemis n'auraient point osé nous y insulter de jour et de nuit, comme il est arrivé. Les Perses, profitant des anciens exemples qu'ils ont pris chez les Romains, enferment leurs camps de fossés, et comme dans leur pays le terrain est sablonneux et sans consistance, ils mettent ce sable, qu'ils tirent des fossés, dans de grands sacs à terre, qu'ils portent toujours avec eux pour cet usage, et en forment un retranchement, en les accumulant les uns contre les autres. Tous les Barbares se font une espèce de camp retranché de leurs chariots qu'ils lient ensemble, et passent tranquillement les nuits dans cette enceinte, à couvert des surprises de l'ennemi. Craignons-nous de ne pas apprendre ce que les autres ont appris de nous ? C'est dans les livres qu'il faut étudier ce qui se pratiquait autrefois ; mais personne, depuis longtemps, ne s'est donné la peine d'y rechercher ces pratiques négligées, parce qu'au sein d'une paix florissante on ne voyait la guerre que dans un grand éloignement.

Enfin, on ne regardera plus comme impossible de relever le militaire, malgré la prescription apparente du temps, si l'expérience nous en convainc ; si nous faisons voir, par des exemples connus, que l'art de la guerre est souvent tombé en oubli chez les anciens ; qu'on l'a trouvé dans les livres, et qu'il a repris son premier lustre par l'autorité des généraux. Nos armées d'Espagne, lorsque Scipion l'Émilien eut pris le commandement, étaient mauvaises, et avaient été souvent battues sous d'autres généraux ; il les réunit sous les lois de la discipline, à force de leur faire remuer les terres et de les fatiguer par toutes sortes d'ouvrages, jusqu'à leur dire que ceux qui n'avaient pas voulu tremper leurs mains dans le sang de l'ennemi, les salissent dans la boue des travaux : à la fin, avec cette même armée, il prit la ville de Numance, et la réduisit en cendres avec tous ses habitants jusqu'au dernier. Metellus reçut en Afrique une armée qui venait de passer sous le joug, entre les mains d'Albin ; il la forma si bien sur l'ancienne discipline, qu'elle vainquit ensuite ceux qui lui avait fait subir cette ignominie. Les Cimbres avaient aussi défait, dans les Gaules, les légions de Silanus, de Manlius et de Caepion ; mais Marius ayant rassemblé les débris de leurs troupes, les prépara si bien au combat, qu'il extermina, dans une affaire générale, une multitude innombrable de Cimbres, de Teutons et d'Ambrons. Cependant, il est plus facile de former des troupes neuves et de leur donner du courage, que de le rendre à ceux qui l'ont une fois perdu.

CHAPITRE XI.

Des précautions qu'il faut prendre le jour d'une bataille, et du choix d'un terrain propre et avantageux.

Des expéditions légères nous passerons naturellement à la bataille rangée, puisqu'elle décide du sort des nations, et qu'elle met le comble à la gloire militaire.

Un général doit donc rassembler toute son attention dans ce moment critique où l'honneur est attaché à l'intelligence, la honte à l'incapacité ; où le génie, l'expérience, la valeur décident de l'événement.

Nos anciens étaient dans l'usage de mener les soldats au combat après un léger repas, afin qu'ils pussent en même temps se soutenir pendant une longue action, et y conserver l'agilité nécessaire. Si vous avez à sortir d'une ville ou d'un camp pour attaquer l'ennemi, que ce ne soit pas en sa présence, parce que, ne pouvant en pareil cas déboucher que sur un front très étroit, vous risqueriez d'être battu par des troupes préparées en bon ordre ; qu'en arrivant au contraire sur vous, elles vous trouvent en bataille. Si elles ne vous donnent pas le temps de vous y mettre, ne sortez point, ou feignez de ne point vouloir sortir : l'ennemi, fier de votre timidité apparente, vous insultera, s'écartera pour le butin, d'où il reviendra en désordre. Saisissez votre instant pour tomber sur lui par petites troupes choisies ; elles battront sûrement des gens d'autant plus étonnés d'une attaque vigoureuse, qu'ils ne s'y attendaient pas. Observez de ne pas mener au combat une troupe harassée d'une marche, ni une cavalerie fatiguée d'une course ; elles auraient trop perdu de leurs forces. De quoi serait capable un soldat tout hors d'haleine ? Nos anciens évitaient cet inconvénient ; et c'est pour y être tombé que quelques généraux d'un temps plus près de nous et du nôtre même, ont perdu leur armée. Quel avantage en effet ri a pas un soldat frais et dispos, et de pied ferme, sur un adversaire en sueur, las et ébranlé par la course !

Un bon général n'ignore pas que la victoire dépend en grande partie de la nature même du champ de bataille : il doit donc s'attacher à tirer de là sa première force. Le terrain le plus élevé est le plus avantageux ; les traits, lancés de haut en bas, frappent avec plus de force. Le parti qui a la supériorité du lieu pousse avec plus d'impétuosité l'ennemi qui est au-dessous de lui, au lieu que ceux-ci ont à combattre et contre le terrain, et contre l'ennemi ; cependant il y a une différence à faire ; si vous ne comptez que sur votre infanterie contre des ennemis supérieurs en cavalerie, il faut vous poster dans des lieux difficiles, inégaux, escarpés ; mais si vous voulez faire combattre avec avantage votre cavalerie contre l'infanterie de l'ennemi, vous devez chercher un terrain, à la vérité un peu relevé, mais en même temps uni, découvert et point embarrassé de bois ni de marais.

CHAPITRE XII.

Qu'il faut sonder les dispositions des soldats, avant que de combattre.

Au jour même du combat, cherchez soigneusement à connaître ce que pensent tous vos soldats : leur air, leurs propos, leur démanche, leurs mouvements, vous indiqueront leur confiance ou leur crainte. S'il n'y a que des nouveaux qui demandent à combattre, ne vous fiez pas à l'empressement indiscret de gens sans expérience qui ne sentent pas la conséquence de ce qu'ils désirent ; et différez la bataille si les anciens en craignent l'événement. Vous pouvez cependant rassurer ceux-ci, et relever leur courage, en leur prouvant par le détail des mesures que vous avez prises, que tout leur promet une victoire facile. Représentez-leur le peu de valeur ou d'habileté de l'ennemi : rappelez-leur les avantages qu'ils ont déjà remportés sur lui ; ajoutez-y des circonstances propres à exciter en eux la haine, la colère et l'indignation.

L'horreur naturelle de la destruction cause un certain frémissement dans presque tous les hommes qui sont sur le point de combattre ; mais il est plus grand dans les gens timides, à qui le seul aspect de l'ennemi trouble le jugement. Le moyen de les rassurer, est de ranger souvent votre armée en bataille dans des dispositions d'où, sans craindre d'être attaquée, elle puisse voir aisément l'ennemi, et le reconnaître. Saisissez, pendant le séjour qu'elles y feront, toutes les occasions favorables de mettre en fuite ou de tailler en pièces quelques troupes ennemies ; envoyez souvent à la découverte, afin que vos nouveaux soldats parviennent à reconnaître aisément l'ennemi aux armes, aux chevaux, à la façon de combattre. On ne craint plus les objets les plus terribles en apparence, dès qu'on se les est rendus familiers.

CHAPITRE XIII.

Comment une armée se range en bataille, pour que, dans le choc, elle soit invincible.

Trois choses méritent principalement votre attention dans une bataille : la poussière, le soleil, le vent. Si vous avez la poussière dans les yeux, elle vous oblige de les fermer ; si vous y avez le soleil, il vous éblouit ; si vous y avez le vent, il détourne et affaiblit vos traits ; tandis qu'il dirige ceux des ennemis et en augmente la force. Quelque médiocre que soit un général, il fait éviter ces inconvénients dans son ordonnance pour les premiers instants du combat ; mais le propre du grand général est d'étendre ses précautions à tous les temps de l'action, en réglant de bonne heure ses diverses révolutions sur les divers aspects du soleil pendant le jour, et sur le souffle du vent qui s'élève ordinairement à une certaine heure, d'un certain côté. Disposez donc votre armée de sorte qu'elle ait derrière elle les trois choses dont nous venons de parler, et que l'ennemi les ait, s'il se peut en face.

Nous appelons acies une armée en bataille ; et frons, la partie de cette armée qui fait face à l'ennemi. Le bon ou le mauvais ordre de bataille contribue plus encore que le choix des troupes, à leur victoire ou à leur défaite.

Notre usage est de composer notre premier rang de soldats anciens et exercés, qu'on appelait autrefois princes : nous mettons au second rang nos archers cuirassés et des soldats choisis, armés de javelots ou de lances, nommés autrefois hastaires. L'espace qu'occupe chaque soldat dans le rang, à droite et à gauche de son camarade, est de trois pieds : par conséquent, il faut une longueur de mille pas, ou quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit pieds pour un rang de mille six cent soixante-six soldats, si on veut que chacun ait un libre usage de ses armes, sans qu'il y ait cependant trop de vide entre eux. L'intervalle d'un rang à un autre est de six pieds, afin que le soldat puisse, en avançant ou en reculant, donner aux traits une impulsion plus forte par la liberté des mouvements.

Ces deux premiers rangs sont donc composés de soldats pesamment armés, auxquels l'âge et l'expérience inspirent de la confiance : ils ne doivent, ni fuit devant l'ennemi, ni le poursuivre, de crainte de troubler les rangs ; mais soutenir son choc, le repousser ou le mettre en fuite ; et tout cela de pied ferme : c'est pourquoi on les considère comme une espèce de mur inébranlable.

Le troisième et le quatrième rang, qui forment l'infanterie légère, sont composés de soldats les plus jeunes et les plus dispos, armés de dards et de javelots, de flèches, de frondes. Ce sont eux qui ouvrent le combat, en passant à la tête de la légion par les intervalles : de là ils tâtent l'ennemi avec ces différentes armes ; s'ils le mettent en fuite, ils le poursuivent, soutenus par la cavalerie ; s'ils sont repoussés, ils se replient sur la légion, et regagnent leur poste par les mêmes intervalles des deux premiers rangs : tandis que ceux-ci soutiennent tout le choc, dès qu'on en vient aux mains.

On a formé quelquefois un cinquième rang de machines propres à lancer des pierres ou des javelots, et de soldats destinés à servir ces machines, ou à lancer eux-mêmes différentes armes de traits.

Ceux qu'on appelait fundibulatores, se servaient d'un bâton (fustibalus), de quatre pieds de long, au milieu duquel on attachait une fronde de cuir qui, recevant des deux mains une impulsion violente, lançait des pierres presque aussi loin que la catapulte. Les frondeurs, proprement dits, sont ceux qui portent des frondes de lin ou de crin, matières très propres à cet usage : en faisant un certain tour de bras autour de la tête, ils lancent les pierres fort loin. Les jeunes soldats qui, n'étant pas encore incorporés à la légion, ne portaient pas autrefois de boucliers, combattaient à ce cinquième rang, soit en jetant des pierres avec la main, soit en lançant le javelot : on les appela d'abord accensi ; et dans la suite additi.

Enfin, le sixième rang était composé de soldats bien éprouvés, couverts de boucliers et pourvus de toutes sortes d'armes, tant offensives que défensives : on les appelait triaires ; ils fermaient l'ordre de bataille, et ne s'ébranlaient qu'au cas que les rangs qui les précédaient eussent du désavantage : alors n'étant ni fatigués, ni entamés, ils attaquaient vigoureusement l'ennemi, et faisaient ordinairement la ressource d'une armée battue.

CHAPITRE XIV.

Des espaces et des intervalles.

Après avoir expliqué l'ordonnance d'une armée en bataille, voyons quel espace il faut pour l'y ranger. Dans l'étendue de mille pas de terrain, un rang doit contenir mille six cent soixante-six fantassins, parce que chaque homme occupe trois pieds de front que si dans mille pas de terrain, on veut former six rangs, il faut avoir neuf mille neuf cent quatre-vingt-seize hommes ; et si de ce même nombre or veut ne faire que trois rangs, il faudra occuper deux mille pas de terrain ; mais il vaut mieux augmenter le nombre des rangs que d'étendre trop le front de sa bataille.

Il faut laisser entre chaque rang un espace de sept pieds, y compris un pied qu'occupe chaque soldat dans son rang : ainsi, en rangeant une armée de dix mille hommes sur six de hauteur, elle occupera quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit pieds de long sur quarante-deux de large ; si vous ne lui en donnez que trois de hauteur, elle occupera neuf mille neuf cent quatre-vingt-seize pieds de long sur vingt et un de large.

Vous pourrez aisément, sur cette proportion, ranger en bataille vingt ou trente mille hommes d'infanterie, et vous n'y serez jamais trompé pourvu que vous ayez la précaution de reconnaître d'avance votre champ de bataille, et de savoir combien d'hommes il peut contenir. Si votre terrain est trop étroit par rapport au nombre de vos troupes, vous pouvez vous ranger sur neuf rangs au plus. Au reste, on risque moins à combattre trop serré que trop ouvert ; car si votre front est extrêmement mince, vous courrez risque d'être enfoncé sans ressource au premier choc. À l'égard des troupes qui doivent occuper la droite, la gauche ou le centre, leur poste suit ordinairement leur grade, ou varie suivant la façon dont les troupes ennemies sont elles-mêmes postées.

CHAPITRE XV.

Disposition de la cavalerie.

Après avoir rangé l'infanterie en bataille, on poste la cavalerie sur les ailes ; de sorte que les cuirassiers et les lanciers touchent immédiatement les cohortes ; et que les archers et les cavaliers qui sont sans cuirasses s'étendent un peu davantage : les premiers, comme plus fermes, sont destinés à couvrir les flancs de l'infanterie ; les autres, comme plus agiles, à tomber sur les ailes ennemies, pour tâcher de les entraîner et de les rompre.

Un général doit savoir quelle espèce de cavalerie il faut opposer aux différents corps de l'ennemi ; car nous voyons tous les jours, sans en pénétrer la cause, que telle troupe, qui a un ascendant sur une autre, éprouve à son tour un ascendant supérieur de la part d'une troupe plus faible en apparence.

Si notre cavalerie vous paraît inférieure à celle de l'ennemi, mêlez dans les intervalles des fantassins, choisis entre les plus agiles ; qu'ils soient armés d'un bouclier léger, et exercés à cette espèce de combat qui demande de l'adresse et de la légèreté : une cavalerie ainsi soutenue en battra toujours une supérieure. Aussi nos anciens réparaient-ils le désavantage du nombre par l'avantage de la position : ils postaient entre deux cavaliers un de ces jeunes soldats bien exercés à la course et au maniement du bouclier, de l'épée et du javelot.

CHAPITRE XVI.

Du corps de réserve.

Ce qui contribue beaucoup à la victoire, c'est d'avoir en réserve de l'infanterie et de la cavalerie choisies, sous le commandement d'officiers qui n'aient point de poste fixe : ces troupes se partagent, les unes derrière leur corps de bataille, les autres derrière leurs ailes ; afin qu'en se portant vivement au secours d'une troupe qui plie, et en soutenant vigoureusement le choc de l'ennemi, elles en arrêtent l'impétuosité, sans déranger l'ordre de bataille. Les Lacédémoniens inventèrent les réserves : les Carthaginois en adoptèrent l'usage, que les Romains, d'après eux, ont toujours pratiqué depuis.

C'est la meilleure disposition qu'il y ait. Le corps de bataille ne doit avoir qu'une action générale pour repousser ou pour rompre, s'il se peut, l'ennemi. Si vous voulez ranger quelque troupe en forme de coin, de tenaille, de scie, il faut la prendre dans le corps de réserve, et non dans le corps de bataille ; autrement, si vous tirez le soldat de son rang, vous y jetterez le désordre : d'ailleurs, si l'ennemi, vous attaquant par pelotons, presse trop votre centre ou vos ailes, et que vous n'ayez pas, en queue de la partie attaquée, une troupe prête à la soutenir, alors, en voulant vous défendre d'un côté, vous vous découvrirez de l'autre avec danger, en cas même que vous fussiez inférieurs en nombre. Il vous serait plus utile d'avoir un corps de bataille moins nombreux, et une réserve plus considérable, puisqu'elle vous mettrait en état de former un coin à la tête de votre centre, pour enfoncer le centre ennemi ; tandis qu'avec de la cavalerie d'élite, et de l'infanterie légionnaire, tirée aussi de la réserve, vous envelopperez les ailes.

CHAPITRE XVII.

Du poste des officiers généraux dans une bataille.

Le général se place ordinairement entre l'infanterie et la cavalerie de la droite. C'est de là qu'il peut le plus aisément encourager ces deux corps ; donner ses ordres ; se porter partout où sa présence est nécessaire ; détacher de la réserve une troupe de cavalerie ; entremêlée d'infanterie, contre l'aile gauche de l'ennemi, pour tâcher de l'envelopper et de la prendre ensuite par ses derrières.
Le second officier général est au centre de l'infanterie, pour en affermir et en régler les mouvements. Il doit avoir sous la main une réserve d'infanterie d'élite et bien armée, prête à se former en coin, s'il est question d'enfoncer le centre ennemi ; ou en tenaille, pour opposer au coin que l'ennemi lui-même aurait formé.

Le troisième officier général commande l'aile gauche ; il a d'autant plus besoin de courage et de précaution, qu'elle laisse plus de prise à l'ennemi ; c'est pourquoi, l'officier qui y commande doit tirer de sa réserve de bonne cavalerie et de l'infanterie légère, qui puissent, en étendant à propos leur aile, l'empêcher d'être enveloppée.

Les cris n'ayant été inventés à la guerre que pour augmenter dans l'ennemi l'horreur et la frayeur que les coups causent naturellement, accoutumez vos soldats à ne crier que lorsqu'ils en seront venus aux mains ; il n'y a que les lâches et les gens sans expérience qui crient de loin.

Vous trouverez plusieurs avantages à vous ranger en bataille avant l'ennemi. Le premier : de dresser votre ordre tel qu'il vous plaira, sans crainte d'y être troublé ; le second, d'augmenter la confiance de vos soldats, et de diminuer celle de l'ennemi. D'ailleurs, l'ennemi pourra bien s'effrayer à la vue des dispositions que vous aurez faites pour l'attaquer ; enfin, en le prévenant par votre ordre de bataille, vous vous mettrez en état de le troubler dans le sien, et même de l'effrayer : or, c'est commencer à vaincre que d'étonner son ennemi, même avant de le combattre.

CHAPITRE XVIII.

Par quels moyens, en bataille rangée, on peut résister à la valeur et aux ruses de l'ennemi.

Un grand général ne manque jamais les occasions qui se présentent de combattre avec avantage ; et elles se présentent souvent : car si l'ennemi est fatigué d'une marche désordonnée au passage d'une rivière, embarrassé dans des marais, essoufflé sur le penchant rapide d'une montagne, épars et en pleine sécurité dans un camp, négligent et sans précautions dans un quartier, ce sont autant de situations favorables pour l'attaquer ; parce que songeant alors à toute autre chose qu'à combattre, il est battu avant que de s'être mis en défense. Si vous voyez qu'il soit sur ses gardes, de façon à ne donner aucune prise sur lui, attaquez-le à force ouverte ; en quoi l'intelligence n'est pas moins utile que dans la guerre de ruse et de finesse.

Prenez garde, surtout, que votre gauche, ou même votre droite, ce qui est plus rare, ne soit enveloppée par un corps de troupes supérieur, ou par des pelotons. Si ce malheur vous arrivait, le moyen de le réparer serait de replier sur elle-même l'aile enveloppée ; en sorte que ceux de vos soldats qui auraient fait pour cela l'évolution circulaire présentent le front à l'ennemi, et l'empêchent de prendre leurs compagnons en queue. Garnissez de braves gens l'angle qui ferme les ailes, parce que c'est où l'ennemi se portera avec le plus d'ardeur.
Le coin se forme d'un certain nombre de gens de pied postés à la tête, et tout près du corps de bataille. Ils le débordent de plusieurs rangs ; de sorte que le premier est composé d'un petit nombre d'hommes, et que les suivants s'étendent de plus en plus, à proportion qu'ils sont plus près de leurs corps de bataille. On appelle aussi le coin, tête de porc : il est très propre à rompre les rangs de l'ennemi, parce que les javelots de tous les soldats du coin peuvent, chacun par une direction différente, se lancer au même but ; mais la tenaille est une défense naturelle contre le coin, elle est composée d'une troupe d'infanterie choisie, disposée en forme d'un V majuscule, et destinée à recevoir le coin ; parce que, l'enfermant des cieux côtés, elle en rompt tout l'effort.

La scie est une troupe d'infanterie d'élite, rangée en droite ligne, en forme d'une vraie scie : on l'oppose à l'ennemi sur le front de la bataille, lorsqu'on veut donner le temps à quelque troupe rompue de se rallier derrière.
Les pelotons sont composés d'un certain nombre de soldats séparés de leur troupe ; ils se portent sur l'ennemi sans ordonnance déterminée. Si on vous en oppose, tâchez d'en rompre l'effort par d'autres pelotons plus braves ou plus nombreux ; mais dès que vous en serez venu aux mains, gardez-vous de rien changer à votre ordonnance, ni de transporter une troupe d'un poste à l'autre, autrement vous verriez sur-le-champ naître un désordre, dont l'ennemi profiterait pour vous mettre en déroute.

CHAPITRE XIX.

Combien il y a de différents ordres de bataille, et comment, quoique inférieur en nombre et en forces, on peut espérer d'obtenir la victoire.

On compte sept ordres de bataille : le premier en carré long, présentant la plus grande face à l'ennemi, est presque le seul qu'on pratique aujourd'hui. Les habiles militaires ne le trouvent cependant pas le meilleur ; parce que l'armée occupe dans sa longueur un terrain fort étendu, et sujet par conséquent à des inégalités ; ce qui lui fait courir risque d'être aisément enfoncé. D'ailleurs, si l'ennemi vous est assez supérieur en nombre pour vous déborder à quelqu'une de vos ailes, il la prendra en flanc, et l'enveloppera, si vous n'avez l'attention d'y porter promptement quelques troupes de la réserve, qui soutiennent le premier choc. Cet ordre rie convient donc que lorsqu'à la tête d'une armée plus brave et plus nombreuse que celle de l'ennemi, on peut le prendre à ses deux flancs et en front en même temps, et pour ainsi dire, l'embrasser.

Le second ordre, un des meilleurs, est préférable au premier, en ce qu'il vous met en état de vaincre un ennemi supérieur en nombre et en courage, pourvu que vous ayez bien su poster le petit nombre de braves sur qui doit rouler la principale attaque. On appelle cet ordre oblique, parce qu'il représente assez bien la branche d'un de ces nivaux dont se servent plusieurs artisans. En voici la disposition : dans l'instant que les armées s'ébranlent, éloignez votre gauche de la droite de l'ennemi, hors de la portée de toutes les armes de trait et de jet ; que votre droite composée de tout ce que vous avez de meilleur, tant en infanterie qu'en cavalerie, tombe sur la gauche ennemie, la joigne corps à corps, la pénètre ou l'enveloppe de façon à pouvoir la prendre en queue. Si vous parvenez à la chasser de son terrain, vous remporterez une victoire complète et certaine avec le reste de votre aile droite et de votre centre, qui tomberont en même temps sur l'ennemi ; tandis que votre gauche, tranquille et sans danger, tiendra la droite ennemie en échec. Supposé que l'ennemi eût eu recours le premier à cette savante disposition, vous pourriez soutenir votre gauche par un détachement considérable de la réserve, afin de balancer par la force les avantages de l'art.

Le troisième ordre est à peu près le même, puisqu'il consiste à faire par la gauche ce que, dans le second, on fait par la droite. Or, comme la gauche est ordinairement plus découverte, l'attaque en est toujours plus faible et plus périlleuse ; c'est ce que j'expliquerai dans la suite. Si cependant votre gauche se trouvait plus forte que votre droite, fortifiez-la encore par des fantassins et des cavaliers d'élite ; et, après avoir éloigné votre droite hors de l'épée, et même des traits de l'ennemi, tombez tout-à-coup, par votre gauche, sur la droite, et tâchez de l'envelopper ; mais prenez garde que, pendant ces mouvements, votre centre, nécessairement découvert, ne soit pris en flanc, et enfoncé par ces coins dont nous avons parlé. Au reste, cette dernière disposition ne vous réussira qu'autant que votre gauche sera très forte, et la droite ennemie très faible.

Voici le quatrième ordre : dès que vous serez arrivé en bataille à quatre ou cinq cents pas de l'ennemi, que vos ailes se détachent, et fondent vivement sur les siennes. Vous pouvez l'effrayer par ce mouvement rapide auquel il ne s'attend pas, le mettre en fuite, remporter une pleine victoire, surtout si vos ailes sont vigoureuses ; mais si l'ennemi en soutient le premier choc, il aura beau jeu de battre vos ailes séparées du combat du centre, même à découvert sur ses flancs.

Vous pourvoirez à cet inconvénient par le cinquième ordre, en faisant passer, à la tête de votre centre, de l'infanterie légère et des archers capables de soutenir le choc auquel vous devez vous attendre ; alors ce combat se décidera entre vos ailes. Si vous enfoncez celles de l'ennemi, vous avez vaincu ; si elles résistent, au moins ne craignez-vous rien pour votre centre.

Le sixième, qui est à peu près le même que le second, passe pour le meilleur de tous. Aussi les grands généraux y ont-ils recours, lorsqu'ils ne comptent ni sur le nombre, ni sur la valeur de leurs troupes ; et c'est à lui que plusieurs ont dû la victoire, malgré ce double désavantage, Voici en quoi il consiste : dès que vous serez à portée de l'ennemi, que votre droite, composée de tout ce que vous avez de meilleures troupes, attaque sa gauche ; rangez le reste de votre armée en ligne droite, en forme de broche, par une évolution qui l'éloigne considérablement de la droite ennemie. Si vous pouvez prendre sa gauche en flanc et en queue, il sera battu sans ressources. Il ne peut, en effet, marcher au secours de sa gauche, ni par sa droite, ni par son centre ; parce qu'au moindre mouvement, il trouverait en front le reste de votre armée, qui se présente à lui en forme d'un I. Cette façon de combattre est d'un grand usage en marche.

Le septième ordre consiste à s'aider d'une position capable de vous soutenir contre des troupes plus nombreuses et plus braves. Si vous pouvez, par exemple, vous ménager le voisinage de la mer, d'une montagne, d'une rivière, d'un lac, d'une ville, d'un marais, d'un bois qui soit à l'abri, appuyez-y l'une de vos ailes ; rangez votre armée sur cet alignement, en portant à votre autre aile, qui est découverte, la plus grande partie de vos forces et surtout votre meilleure cavalerie. Ainsi, fortifié d'un côté par la nature du terrain, de l'autre, par la supériorité du nombre, vous combattrez sans presque courir de risques.

Une règle générale pour tous ces ordres de bataille, c'est de porter toujours tout ce que vous avez de meilleures troupes à l'endroit d'où vous projetez de faire le plus grand, effort ; soit à quelqu'une de vos ailes, en y faisant avancer des soldats d'élite, soit au centre, en y formant de ces coins si propres à percer le centre ennemi ; car c'est ordinairement un petit nombre de braves gens qui décident de la victoire. Il est important qu'un général sache les poster avantageusement, et les employer à propos.

CHAPITRE XX.

Qu'il faut faciliter une issue à l'ennemi enveloppé, pour le défaire plus facilement.

Les généraux médiocres comptent sur une victoire complète, lorsqu'à la faveur du grand nombre ou d'un défilé, ils tiennent leur ennemi enveloppé au point de ne lui laisser aucune retraite ; en quoi ils se trompent. Une troupe ainsi réduite au désespoir tire de son désespoir même des forces et de l'audace. Le soldat qui se voit certain d'une mort prochaine, cherche à ne point mourir seul aussi a-t-on toujours goûté cette maxime de Scipion : Ouvre une porte à l'ennemi qui fuit. En effet, dès qu'une troupe, ainsi enveloppée, aperçoit une issue, tous s'y jettent en foule, songeant beaucoup moins à combattre qu'à fuir, et se laissent égorger comme des brutes. Il est même d'autant plus aisé de tailler en pièces toute la troupe, qu'elle sera plus nombreuse ; parce que l'avantage du nombre deviendra un désavantage pour des gens épouvantés, qui craignent presque autant la vue de l'ennemi que ses armes. Une troupe enveloppée qui, au contraire, n'aperçoit aucune issue, se porte assez communément à cet excès de valeur qui peut seul la sauver : alors elle est capable de renverser une troupe plus nombreuse et plus forte. Virgile a dit :
Le salut des vaincus est de n'en plus attendre.

CHAPITRE XXI.

Des moyens d'éviter le combat.

Après avoir traité de tout ce que l’art et l'expérience nous apprennent sur les combats, enseignons à les éviter. C'est, disent nos savants militaires, la manœuvre la plus périlleuse qu'il y ait à la guerre. On ne peut se refuser au combat sans diminuer la confiance de ses troupes, ni sans augmenter celle de l'ennemi : cependant comme on se trouve souvent obligé de prendre ce parti, il est bon de savoir les moyens de le prendre avec sûreté : faites que votre armée n'attribue pas votre retraite à la crainte d'en venir aux mains ; faites-lui croire que vous vous retirez pour tendre des embûches à l'ennemi, en cas qu'il vous poursuive ; ou pour l'attirer dans une position plus propre à le défaire aisément : autrement le soldat qui sent que son général appréhende de se commettre est bientôt prêt à fuir. Prenez bien garde encore que l'ennemi ne pénètre votre dessein, et ne tombe sur vous dans le moment de votre retraite. Pour éviter cet inconvénient, nos généraux ont souvent couvert leur front d'une cavalerie qui en dérobant à l'ennemi la vue de l'infanterie, leur permettait d'en diriger la marche par les derrières, sans être aperçus : ils retiraient peu à peu de leur poste toutes les troupes séparément les unes après les autres ; et, les rangeant en ordre de marche, après la cavalerie, à mesure qu'elles se détachaient du corps de bataille, ils les réunissaient. Quelquefois, après avoir fait reconnaître, dès la veille, la route qu'ils voulaient suivre le lendemain ; ils décampaient la nuit même, afin de gagner une marché sur un ennemi qui, ne s'apercevant de ce mouvement qu'au jour, les aurait inutilement poursuivis. Ils détachaient, outre cela, une avant-garde de la cavalerie et de l'infanterie légère, pour occuper les hauteurs qui se trouvaient sur la route, et sous lesquelles l'armée pouvait se retirer en sûreté : si l'ennemi entreprenait de l'y attaquer, ce détachement tombait sur lui des hauteurs. Rien n'est plus dangereux pour la troupe qui en poursuit une sans précaution, que d'en rencontrer une autre en embuscade, ou préparée à la recevoir : cette circonstance est même très favorable pour tendre des embûches à l'ennemi qui vous poursuit ; car la supériorité qu'il se sentira sur les fuyards le rendra vraisemblablement trop peu précautionné. On sait que la trop grande sécurité est toujours dangereuse. Saisissez le temps d'un repas, d'un fourrage, d'une marche fatigante, pour tomber sur l'ennemi qui ne s'y attend pas : en un mot, tâchez de surprendre, et de n'être jamais surpris. Une troupe surprise succombe honteusement sous une autre moins nombreuse et moins brave : en effet, quoique l'intelligence influe considérablement sur le succès d'une bataille, le vaincu peut, à la rigueur, imputer sa défaite à la fortune ; au lieu qu'il n'a point d'excuses, lorsqu'il est la dupe des ruses ; parce qu'il peut les prévenir en envoyant des gens capables à la découverte.

Voici une ruse assez usitée contre des ennemis qui se retirent. On détache après eux par le même chemin qu'ils ont pris, une petite troupe de cavalerie, avec la précaution d'en faire avancer une autre plus considérable à la même hauteur, et par une route détournée dès que le petit détachement a atteint les ennemis, il escarmouche et se retire ; alors, pour peu que l'ennemi se tranquillise ou se néglige, le gros détachement qui cache sa marche tombe avec avantage sur une troupe qui se croyait à l'abri de toute insulte.

Un général, projetant de se retirer à travers des bois, en envoie communément occuper les hauteurs et les défilés, afin de n'y être exposé à aucune embuscade ; quelquefois il laisse derrière lui des abatis qui embarrassent la marche de l'ennemi, et arrêtent sa poursuite.
Au reste, la retraite fournit aux deux partis des occasions de ruses. Celui qui se retire peut, en feignant de marcher avec toute son armée, en laisser une partie en embuscade à la tête des défilés, ou sur des hauteurs couvertes de bois ; et, sitôt que les ennemis s'y sont engagés, les attaquer avec son arrière-garde et ses troupes embusquées.

Celui qui poursuit peut détacher à l'avance une troupe choisie qui, par des chemins détournés, revienne prendre en front l'ennemi, que lui-même prend en queue. Dans une retraite, vous pouvez revenir sur vos pas à la faveur de la nuit, et tailler en pièces des gens endormis. Dans la poursuite, vous pouvez atteindre les ennemis, et les surprendre par quelque marche prompte et secrète : s'ils passent une rivière pour vous poursuivre, attaquez-les dans l'instant que la moitié de leur armée, ayant passé, se trouve séparée de l'autre par la rivière ; si, au contraire, ils en ont tenté le passage pour vous éviter, serrez votre marche, et tombez sur ceux qui n'ont pas encore eu le temps de passer.

CHAPITRE XXII

Des chameaux, et de la cavalerie armée de toutes pièces.

Quelques nations se sont servies autrefois de chameaux dans les combats ; par exemple, les Ursiliens en Afrique ; les Macètes s'en servent encore. On rapporte que cet animal est utile dans les pays sablonneux où l'eau est rare, parce qu'il supporte aisément la soif. D'ailleurs, il sait diriger ses pas d'un lieu à un autre, sans s'écarter, quelque confuses que soient les traces d'un chemin dans le sable où le vent les rompt à chaque instant. À cette propriété près, cet animal est assez inutile à la guerre.

L'avantage des cavaliers armés de toutes pièces est de n'avoir point à craindre les blessures ; mais l'embarras et le poids des armes donnent beaucoup de prise sur eux à des gens, de pied ; car c'est contre ceux-ci, lorsqu'ils sont dispersés, plutôt que contre la cavalerie ordinaire, que cette cavalerie pesante est détachée ; mais on l'emploie plus utilement à enfoncer l'ennemi lorsqu'on en vient aux mains ; c'est en la postant à la tête des légions, ou en la mêlant avec les légionnaires mêmes.

CHAPITRE XXIII.

Des chariots armés de faux, et des éléphants.

Les chariots armés de faux, dont Antiochus et Mithridate se servirent les premiers, épouvantèrent d'abord les Romains, qui s'en moquèrent bientôt et avec raison. Il est rare, en effet, de trouver une plaine assez rase pour que ces chariots y puissent courir librement ; le moindre obstacle les arrête, outre qu'un seul cheval blessé ou battu les rend absolument inutiles. Ce fut principalement l'industrie des Romains qui en fit abandonner l'usage. Sitôt qu'on en venait aux mains, ils semaient le champ de bataille de chausse-trapes, dont les pointes blessaient les chevaux et brisaient les roues. La chausse-trape est un solide, vide par des sections qui forment quatre rayons disposés de façon que, de quelque sens qu'on jette cette machine à terre, trois de ses rayons s'y enfoncent, et que le quatrième se présente en l'air perpendiculairement.

La masse énorme des éléphants, leur cri horrible, la singularité de leur figure effraient des hommes et des chevaux qui les voient pour la première fois. Pyrrhus fut le premier qui en opposa aux Romains en Lucanie. Dans la suite, Hannibal en Afrique, Antiochus en Orient, Jugurtha en Numidie en eurent de grosses troupes. C'est ce qui fit imaginer différents moyens de les détruire ; quelquefois on leur coupait la trompe, à l'exemple du centurion qui le premier fit cet exploit en Lucanie ; quelquefois on attelait deux chevaux bardés à un chariot, sur lequel on plaçait des soldats armés de longues piques en forme de lances, dont ils perçaient les éléphants ; les armes défensives dont ces soldats étaient couverts les paraient des flèches qu'on leur tirait de dessus ces animaux.

On les faisait souvent attaquer par des soldats dont toute l'armure, semée de pointes de fer, ne laissait aucune prise à la trompe ; mais on opposait le plus communément aux éléphants ces soldats appelés vélites. On sait que c'étaient des jeunes gens armés à la légère, très agiles et très adroits à lancer à cheval toutes sortes d'armes de trait. Comme ils portaient des piques dont le fer était très large, et des javelots plus longs que les autres, ils furent d'abord les seuls qui, tombant sur les éléphants à course de cheval, osèrent les attaquer avec ces armes. Dans la suite, plusieurs soldats, enhardis par le succès, se rassemblèrent par pelotons, et, lançant contre ces animaux une grêle de javelots les renversaient morts ou blessés.

Mais l'arme la plus sûre était la fronde : on la chargeait de pierres rondes, parce que le jet s'en dirigeait avec plus de justesse ; ces pierres lancées par une main adroite et vigoureuse blessaient les conducteurs des éléphants, et brisaient même les tours dont ces animaux étaient chargés. Pour se dérober à l'impétuosité de leur choc, les Romains imaginèrent encore de s'ouvrir vis-à-vis d'eux ; ainsi ces animaux arrivés au centre de l'intervalle s'y trouvaient serrés de tous côtés ; accablés par le grand nombre, et souvent pris avec leurs conducteurs sans avoir été blessés. Enfin on plaçait quelquefois à la queue de l'armée des chariots attelés de deux chevaux ou de deux mulets, et chargés de ces balistes qui poussent les javelots ou les flèches très roide et très loin. Sitôt que les éléphants s'en étaient approchés à la portée du trait, les soldats, chargés de servir ces machines, les bandaient contre eux avec succès ; mais, comme on cherche à faire de larges et profondes blessures à ces animaux monstrueux, il n'y a point d'arme plus meurtrière pour eux que l'épée, dont les coups sont d'ailleurs plus certains.

Nous nous sommes un peu étendus sur cet article, afin qu'on sache, en cas de nécessité, quelles ruses et quelles armes il faut opposer à ces masses énormes.

CHAPITRE XXIV.

Du parti qu'il faut prendre, en cas qu'une partie, ou que la totalité de l'armée soit battue.

Si une partie de votre armée est victorieuse et que l'autre prenne la fuite, ne perdez pas pour cela l'espérance d'une victoire complète, votre fermeté peut vous la procurer. Dans ce partage, dont il y a tant d'exemples, les généraux qui n'ont point désespéré ont passé pour des génies supérieurs. On suppose avec raison un grand courage dans l'homme que les revers n'abattent pas.

En pareille occasion, faites parade des dépouilles, ralliez vos gens, figurez en vainqueur en ordonnant des sons et des cris qui annoncent la victoire. Cette confiance apparente en inspirera une réelle à vos soldats et effrayera vos ennemis, parce que les uns et les autres vous croiront partout victorieux ; mais, quand la déroute serait générale, vous pouvez en éviter les suites funestes ; si vous suivez l'exemple des grands généraux, qui ne hasardèrent jamais de bataille sans s'être ménagé des ressources capables de réparer leurs fautes ou leurs malheurs, vous vous sauverez ainsi d'une entière défaite.

Si, par exemple, vous êtes à portée de quelque éminence, si vous avez quelque place forte sur vos derrières, si, malgré la déroute presque générale, il vous reste quelque troupe en état de tenir ferme, ce sont autant de ressources qui peuvent vous sauver. Il est souvent arrivé qu'une armée battue, en se ralliant et prenant courage, a vaincu ses vainqueurs pendant qu'ils s'abandonnaient pêle-mêle sur les fuyards ; car on ne court jamais tant de risques dans la victoire même que quand la présomption se tourne en crainte.

Enfin, quelque malheureux qu'ait été le combat, ne désespérez point de le rétablir, ralliez le plus de soldats que vous pourrez, réchauffez les esprits, rallumez les courages par des exhortations vives, et, s'il se peut, par un nouveau combat ; si vous pouvez y parvenir, choisissez bien les troupes que vous y mènerez une seconde fois et celles que vous destinez à les soutenir ; saisissez surtout les occasions de dresser des embûches au vainqueur pour pouvoir tomber sur lui avec avantage, rien ne ranime tant les vaincus, et ces occasions ne vous manqueront pas, car le propre des bons succès est de rendre l'homme peu précautionné et présomptueux. En un mot, si quelqu'un s'imaginait qu'une déroute est un malheur sans ressource, qu'il fasse attention que l'événement des batailles s'est trouvé très souvent en faveur des généraux qui les avaient commencées très malheureusement.

CHAPITRE XXV.

Maximes générales de la guerre.

Dans quelque guerre que ce soit, une expédition ne peut être avantageuse à l'un des partis qu'elle ne soit désavantageuse ou préjudiciable à l'autre. Prenez donc garde de vous laisser attirer à quelque espèce de guerre favorable au parti contraire ; que votre utilité seule soit la règle de vos démarches. Faire les manœuvres auxquelles l'ennemi voudrait vous engager, ce serait travailler de concert avec lui contre vous-même.

Plus vous aurez exercé et discipliné le soldat dans les quartiers, moins vous éprouverez de mauvais succès à la guerre.

N'exposez jamais vos troupes en bataille rangée, que vous n'ayez tenté leur valeur par des escarmouches.

Tâchez de réduire l'ennemi par la disette, par la terreur de vos armes, par les surprises plutôt que par les combats, parce que c'est la fortune qui en décide le plus souvent.

Il n'y a point de meilleurs projets que ceux dont on dérobe la connaissance à l'ennemi jusqu'au moment de l'exécution.

Savoir saisir les occasions est un art encore plus utile à la guerre que la valeur.

Détachez le plus d'ennemis que vous pourrez de leur parti ; recevez bien ceux qui viendront à vous, car vous gagnerez plus à débaucher des soldats à l'ennemi qu'à les tuer.

Fortifiez vos postes après une bataille plutôt que de disperser votre armée.

Celui qui juge sainement de ses forces et de celles de l'ennemi est rarement battu.

La valeur l'emporte sur le nombre ; mais une position avantageuse l'emporte souvent sur la valeur.

La nature produit peu d'hommes courageux par eux-mêmes, l'art en forme un plus grand nombre.

La même armée qui acquiert des forces dans l'exercice les perd dans l'inaction.

Ne menez jamais à une bataille rangée des soldats, qu'ils ne vous paraissent espérer la victoire.

Des manœuvres toujours nouvelles rendent un général redoutable à l'ennemi ; une conduite trop uniforme le fait mépriser.

Qui laisse disperser ses troupes à la poursuite des fuyards cherche à perdre la victoire qu'il avait gagnée ?

Négliger le soin des subsistances, c'est s'exposer à être vaincu sans combattre.

Si vous l'emportez sur l'ennemi par le nombre et la valeur, vous pouvez disposer votre armée en carré long ; c'est le premier ordre de bataille.

Si au contraire vous êtes le plus faible, attaquez avec votre droite la gauche de l'ennemi ; c'est le second ordre.

Si vous vous sentez très fort à votre gauche, faites-la tomber sur la droite ennemie ; c'est le troisième ordre.

Si vos ailes sont également fortes, ébranlez les deux en même temps ; c'est le quatrième ordre.

Si vous avez une bonne infanterie légère, ajoutez à la disposition précédente la précaution d'en couvrir le front de votre centre ; c'est le cinquième ordre.

Si, ne comptant ni sur le nombre ni sur la valeur de vos troupes, vous vous trouvez dans la nécessité de combattre, chargez par votre droite en refusant à l'ennemi toutes les autres parties de votre armée ; cette évolution, qui décrit la figure d'une broche, fait le sixième ordre.
Ou bien, couvrez l'une de vos ailes d'une montagne, d'une rivière, de la mer, ou de quelque autre retranchement, afin de pouvoir transporter plus de forces à votre aile découverte ; c'est le septième ordre.

Selon que vous serez fort en infanterie ou en cavalerie, ménagez-vous un champ de bataille favorable à l'une ou à l'autre de ces armes, et que le plus grand choc parte de celle des deux sur laquelle vous compterez le plus.

Si vous soupçonnez qu'il y ait des espions qui rôdent dans votre camp, ordonnez que tous vos soldats se retirent sous leurs tentes pendant le jour, les espions seront bientôt découverts.

Dès que vous saurez l'ennemi informé de vos projets, changez vos dispositions.

Délibérez avec un petit nombre de gens de confiance ce qu'il serait encore mieux qu'on décidât seul. Délibérez en plein conseil ce qu'il serait à propos de faire.

Il faut, en garnison, contenir le soldat par la crainte et par les punitions ; en campagne, l'exciter par l'espoir du butin et des récompenses.

Les grands généraux ne livrent jamais bataille s'ils n'y sont engagés par une occasion favorable ou par la nécessité.

Il y a plus de science à réduire l'ennemi par la faim que par le fer.

Il y aurait plusieurs préceptes à donner sur la cavalerie ; mais comme ce corps se distingue aujourd'hui par le choix des armes, par l'exercice des cavaliers et par la bonté des chevaux, il vaut mieux, ce me semble, tirer ces préceptes de l'usage présent que des livres.
Une règle générale, qui s'étend à toutes sortes de troupes, c'est de cacher à l'ennemi de quelle façon on prétend l'attaquer, de crainte que ses précautions ne trompent vos meilleures mesures.

CONCLUSION DU LIVRE III.

Je viens de donner l'extrait des principes militaires que nos meilleurs auteurs ont transmis à la postérité, après les avoir établis sur l'expérience de tous les temps. Puisse-t-il mériter vos suffrages, grand prince ! vous qui réunissez les miens de toutes les nations belliqueuses, vous dont les Perses admirent l'adresse à tirer de l'arc, vous dont les Huns et les Mains voudraient pouvoir imiter la grâce et l'habileté à manier un cheval, vous dont l'agilité à la course surpasse celle du Sarrasin et de l'Indien, vous enfin dont les officiers préposés sur tout ce qui concerne le maniement des armes, ambitionneraient une petite partie des connaissances profondes que vous y avez. Après avoir donné des règles sur toutes ces parties de la guerre, j'ai cru devoir en ajouter quelques-unes sur le grand art de combattre, ou, pour mieux dire, de vaincre, que vous possédez souverainement : c'est en comparant ces règles avec vos actions, qu'on pourra connaître avec quelle valeur, avec quelle intelligence, vous faites l'office de soldat et de général.

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À L'EMPEREUR VALENTINIEN.

L'art de se réunir dans des villes distingua, dès le premier âge du monde, les hommes, tout grossiers qu'ils étaient alors, du reste des animaux. Ce fut l'utilité commune attachée à cette réunion qui donna le nom à ce qu'on appelle république. Aussi, les plus puissantes nations, les plus grands rois, n'ont-ils rien trouvé de plus glorieux que de fonder des villes ou de les augmenter, puisque, dans l'un ou l'autre cas, ils ont affecté de faire porter leurs noms à ces villes. Que vous l'emportez de beaucoup sur ces princes ! Qu'est-ce en effet qu'une ou deux villes que chacun d'eux a fondées ou embellies, en comparaison du nombre infini de celles dont vous avez porté la perfection à un degré plus digne d'un dieu que d'un homme ? Puisque vous surpassez tous vos prédécesseurs en prudence, en bonheur, en tempérance, en bonté, en amour pour les arts, comment ne goûterions-nous pas la félicité de vivre sous un empire où nous possédons tout ce que nos ancêtres ont pu désirer, tout ce que notre postérité pourra prétendre ? C'est donc l'univers entier qu'il faut féliciter du plus grand bien que l'esprit humain puisse demander, et que puisse accorder la bonté divine ; mais c'est aux Romains en particulier à sentir tout l'avantage des fortifications dont vous avez affermi leur empire, eux, qui ne seraient jamais devenus les maîtres du monde s'ils ne se fussent obstinés à la défense du Capitole, d'où dépendait leur propre conservation. Dans cet esprit, je vais leur rappeler par vos ordres, grand prince, les principes de l'attaque et de la défense des places ; je les ai extraits de divers auteurs, pour les réduire en meilleur ordre : travail que je ne regretterai point, pour peu qu'il soit, comme je l'espère, de quelque utilité à ma patrie.

livre II            livre IV