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Végèce Traité de l'art militaire
La guerre est aussi ancienne que le monde. Du plus loin que l'œil de l'homme puisse lire dans le passé, il aperçoit la faiblesse victime de la force. Chaque page de la vie des peuples est rouge de sang. N'en déplaise aux utopistes, la guerre est une nécessité fatale de notre nature, qui durera tant que :
Les vents aux vents et les ondes aux ondes Chose singulière ! c'est à une époque où la philosophie, maîtresse de l'opinion, avait le plus décrié la guerre, qu'on a vu celle-ci promener sur le globe toutes ses fureurs. La France du dix-neuvième siècle a connu, au prix des plus héroïques travaux, les merveilles du génie de la conquête. De 1792 à 1815, pendant vingt-trois années consécutives, elle a été sans cesse aux prises avec l'Europe. L'esprit militaire, naturel à cette nation, put donc se développer avec succès à l'école des mille incidents du champ de bataille. Mais l'instruction pratique, si féconde qu'elle soit, ne suffit pas. L'art de la guerre, « le plus grand de tous, après celui de gouverner, (02) »exige encore de laborieuses méditations. Napoléon Ier l'a avoué plus d'une fois, et particulièrement à l'ouverture de la seconde campagne de Saxe, en 1815. On aime à entendre ce grand capitaine, après les fâcheuses journées de la Katzback, de Gross-Beeren, de Kulm et de Dennevitz, disserter avec calme, au milieu de ses lieutenants, sur le degré d'aptitude indispensable à un chef d'armée, réclamer l'indulgence pour les généraux malheureux, en raison des difficultés sans nombre de leur profession, et promettre d'écrire un jour, s'il en avait le loisir, un exposé, clair et accessible à tous, de l'application des principes. Il tint parole : car le captif de Sainte-Hélène, pour tromper les amertumes de l'exil, a enrichi la science militaire de nouveaux trésors. La nécessité, à la guerre, d'unir les enseignements de la théorie aux leçons de l'expérience, vraie de tout temps, se manifeste principalement aux époques de crises qui agitent la société.. Ainsi, sur la fin du IVe siècle, quand le monde romain, déchiré au-dedans par les factions, assailli au dehors par des essaims de peuples barbares, marchait vers la décadence, des idées de réforme dans la discipline militaire préoccupèrent les esprits. Un prince jeune et chevaleresque, Valentinien II, favorisa ce mouvement. C'est sous ses auspices que fut entrepris l'ouvrage dont nous donnons la traduction. Cet empereur, doué de qualités précoces et d'un zèle éclairé, périt à vingt-sept ans. Sa mort, hâtée par le crime, laissa l'empire d'Occident aux mains du grand Théodose, déjà maître de l'Orient. On sait fort peu de choses certaines sur la vie privée de Végèce. Pour lui, comme pour tant d'autres, les conjectures abondent; mais ces données purement imaginaires n'ont rien de sérieux. Il est probable qu'il ne fut point étranger au métier des armes : son titre de comte indique qu'il occupait dans la milice romaine un des plus hauts emplois (03). De ses campagnes, s'il en fit, rien n'est parvenu jusqu'à nous. La postérité ne connaît de lui que son livre. Cette portion d'héritage est sans contredit le meilleur lot. Toutefois, disons-le nettement : hormis quelques écrivains, versés dans l'histoire de l'art militaire, le recueil didactique de Végèce a rencontré assez peu de partisans. Cette indifférence s'explique moins par l'aridité du sujet que par le coup d'œil superficiel avec lequel on envisageait communément le passé. Aujourd'hui que le domaine de l'histoire s'agrandit, à mesure qu'il se perfectionne, et que la confusion des systèmes tend à disparaître devant la vérité exclusive des faits, il est permis de croire que Végèce, mieux connu, sera mieux goûté. Mais, dira-t-on, la tactique moderne n'a pas la moindre analogie avec celle des anciens ; la différence des armes a établi entre les deux périodes une ligne de démarcation incommensurable ; tout ce qui rappelle cet état de choses suranné est donc un anachronisme, bon tout au plus à éveiller la curiosité oiseuse de nos voisins d'outre-Rhin. Cette objection, bien loin de l'atténuer, justifie pleinement le mérite de l'œuvre en question. C'est précisément parce que rien de ce qui nous entoure ne peut donner une idée de l'art militaire antique, que tant de passages des historiens anciens sont pour nous une lettre morte. Comme ces dogmes que le mystère recommande à la vénération des peuples, on les admire le plus souvent par convention, par habitude ; on craindrait presque de les approfondir. Et que l'on ne s'étonne pas de cette sourde invasion de l'ignorance : elle émane de plus haut qu'on ne croit. La plupart des traducteurs de l'antiquité, par une négligence coupable, sont tombés, en ce qui concerne la guerre, dans une foule d'erreurs, se souciant peu de défigurer les grands modèles qu'ils essayaient de reproduire. « Nos traductions, écrit Guischardt, sont toutes de mauvais mémoires, sur lesquels on travaille sans succès, pour expliquer l'art militaire des anciens; elles ne peuvent tout au plus qu'amuser leurs lecteurs. Les détails y sont toujours estropiés, les grands mouvements mal décrits, les grandes manœuvres embarrassées (04). »
Ces plaintes, justement fondées, de l'aide de camp favori de Frédéric II, ont
été renouvelées récemment par un de nos plus célèbres tacticiens
contemporains. « Lorsque je voulus lire l'histoire romaine avec quelque fruit,
je cherchai avidement à comprendre les batailles et les opérations des
armées, mais sans pouvoir y réussir, parce que je planquais des connaissances
préliminaires nécessaires. Je sentis bientôt qu'il fallait commencer par
acquérir des notions claires sur la milice romaine, sur l'organisation et sur
l'ordre des armées (05). » Ainsi s'exprime
le général Rogniat. Nul, parmi les modernes, n'a pénétré plus avant que lui
dans le dédale de l'organisation légionnaire, d'où il a su tirer d'excellents
matériaux. pour l'amélioration du système actuel. Mais ce ne fut pas sans
peine. Égaré d'abord par les versions des commentateurs, il prit le parti
d'aller droit aux sources et d'étudier, dans les récits multiples de
l'histoire, l'ordonnance des troupes et le mécanisme des combats. Cette tâche,
d'un labeur patient et scrupuleux, n'était possible que pour un esprit secondé
par l'expérience de la guerre. C'est à ce titre et sous ce point de vue que,
dans le Bas-Empire, Végèce, plus rapproché des événements, avait conçu et
réalisé son plan. Écoutons-le analyser lui-même la contexture de son oeuvre
On verra que, de son temps déjà, la milice romaine avait singulièrement
dégénéré, et que, pour retracer le tableau de sa splendeur primitive, il lui
fallut recourir à bien des éléments dispersés. Son ouvrage se divise en cinq livres. Le premier livre est consacré au choix et à l'exercice des recrues. De ces dispositions préparatoires dépend la vitalité d'une armée. C'est au choix éclairé des recrues et à l'éducation sévère, qui les accueillait sous le drapeau, que Végèce attribue les prodigieux succès des Romains. Les exemples ne lui manquent pas, pour prouver que l'influence de la faveur sur le recrutement et le relâchement de la discipline ont eu pour effets immédiats d'engendrer des désastres, et de mettre Rome à deux doigts de sa perte. Il donne la description de chacun des exercices du soldat, et termine par cette revue éloquente des avantages de la pratique des armes. « J'ai parcouru, dit-il, tous les écrivains militaires, pour réunir dans cet opuscule les préceptes relatifs au choix et à l'exercice des recrues, préceptes dont une application consciencieuse peut faire revivre dans l'armée les merveilles de l'antique bravoure. Non, la chaleur martiale n'a point dégénéré chez les hommes ; non, elle n'est point épuisée la terre qui a donné naissance aux Lacédémoniens, aux Athéniens, aux Marses, aux Samnites, aux Péligniens, ni même celle qui a engendré les Romains ! N'a-t-on pas vu les Épirotes briller longtemps de l'éclat des armes ? les Macédoniens et les Thessaliens, vainqueurs des Perses, porter la guerre jusque dans l'Inde. Le Dace, le Mèse, le Thrace ont eu de tout temps une telle renomme guerrière, que les traditions de la Fable fixent chez eux le berceau de Mars. Il serait superflu de vouloir énumérer les talents militaires des diverses provinces, puisqu'elles sont toutes comprises sots la domination romaine. Mais le calme d'une longue paix a dirigé les uns vers les charmes du loisir, les autres vers les emplois civils. C'est ainsi que la pratique: des exercices militaires, d'abord négligée, puis abandonnée, a fini par tomber un jour dans l'oubli. Cette situation, qui date du siècle dernier, n'a rien d'étonnant, si l'on sonde qu'après la première guerre punique, une paix de vingt ans et plus, en supprimant l'habitude des armes, plongea dans un tel affaiblissement ces Romains, partout victorieux, qu'ils turent incapables, à la seconde guerre punique, de tenir tête à Hannibal. Après tant de consuls, de généraux, d'armées sacrifiées, ils ne parvinrent à ressaisir la victoire qu'en possédant parfaitement la connaissance des exercices militaires (07). » Le deuxième livre embrasse les détails de l'organisation militaire. Là, nous voyons paraître, pièce à pièce, tous les rouages de cette machine guerrière, qui fonctionna avec un si admirable ensemble, sous le nom de légion: non pas la légion abâtardie du Bas-Empire, mais la vraie légion romaine, celle des Scipions, des Marius, des César et des Pompée. C'est le précieux modèle que Végèce propose à l'émulation de ses contemporains. Malheureusement pour la civilisation, ses plans de réforme passèrent presque inaperçus, au milice des agitations convulsives de la société de son temps, sous l'étreinte des Barbares.
Video meliora proboque
Toujours est-il que la sagacité, en quelque sorte prophétique, avec laquelle
Végèce entrevoit l'avenir, n'est pas d'un esprit ordinaire, et que la chaleur
d'âme, avec laquelle il lutte contre l'aveuglement de son siècle, n'est pas
d'on civisme commun. Dans l'exposé de la légion, Végèce mentionne volontiers les usages de son temps, ce qui fait qu'entre les deux époques la distinction n'est peut-être pas assez tranchée. De là un semblant d'inexactitude qui a éveillé les susceptibilités de la critique et a fait dire que Végèce avait composé un amalgame de l'ancienne et de la nouvelle organisation légionnaire. N'exagérons pas cet inconvénient. Le Traité de l'Art militaire n'est point un mémoire académique notant avec grand luxe d'érudition, depuis Romulus jusqu'à Théodose, les phases diverses de la légion. C'est, avant tout, un livre essentiellement pratique, inspiré par un besoin général profondément senti, comme ceux qui ont paru, dans les temps modernes, pour maintenir au niveau de la science l'esprit des armées. Qu'il s'y soit glissé certaines erreurs, les productions les plus vantées n'en sont pas exemptes, l'altération du texte peut y être pour quelque chose, et au surplus la critique gagnerait encore à les signaler. Le troisième livre est un cours complet de stratégie. Jusqu'ici, l'auteur a étudié isolément chaque partie de ce grand tout qu'on appelle une armée; il entre maintenant dans la sphère des considérations générales. Toute la tactique des Romains est là. Certes, la supériorité des moyens obtenus depuis quinze cents ans, a singulièrement modifié l'art de la guerre. Mais encore une fois, ce n'est point à l'échelle du présent qu'il convient de mesurer le passé, sous peine de s'en faire l'idée la plus déraisonnable et la plus fausse. Le cœur de l'homme, ses forces physiques n'ont pas sensiblement changé; la terre présente à sa surface des accidents analogues, et dans la direction générale de la guerre Napoléon ne s'y prenait pas autrement qu'Hannibal ou que César. Mais si nous quittons la stratégie pour la tactique, si des combinaisons qui préparent les succès ou les revers nous passons aux événements eux-mêmes qui constituent la défaite ou la victoire; en un mot, si nous entrons dans le détail des actions de guerre des anciens, de leurs batailles et surtout de leurs sièges, le fil conducteur nous manque presque entièrement. L'invention de la poudre a introduit un tel changement dans la manière de ranger les troupes, de les faire combattre, et surtout de défendre ou d'attaquer les places et les positions, qu'à chaque instant, lorsqu'on lit les récits d'un écrivain militaire de l'antiquité, on s'arrête, malgré soi, devant des assertions qu'il semble impossible d'admettre. Si peu qu'on soit initié à la science militaire des modernes, il faut, pour comprendre, faire abstraction de ce que l'on a pu apprendre ailleurs. Sans doute il y a encore de nobles et utiles leçons à trouver dans le spectacle des actions héroïques ou des résolutions promptes et hardies, il y a encore à étudier l'art de créer des ressources, de profiter des circonstances et du terrain ; mais la partie mécanique et scientifique est entièrement changée. De là résulte pour notre esprit, qui doit à la fois et pénétrer le sens du récit et s'affranchir des habitudes auxquelles il est façonné, la nécessité d'un travail double et assez compliqué (10). » On crie tous les jours, on répète avec emphase les noms d'Alexandre, d'Hannibal, de César. On fait plus: on se plaît à mettre en parallèle ces héros et les conquérants modernes ; on les classe dans la hiérarchie de l'intelligence, avec le sans façon d'un sergent alignant par rang de taille ses grenadiers. Mais, à moins de tenir compte des ressources et des obstacles qu'a rencontrés leur génie, un thème de ce genre ne sera jamais qu'une puérile déclamation. Nécessité donc d'observer les nuances caractéristiques d'une époque, pour juger sainement du mérite des hommes qui font illustrée. Le quatrième livre traite de l'attaque et de la défense des places. Un prince russe, ambassadeur à la cour de Louis XV et amide Voltaire, a laissé sur ce livre un commentaire ingénieux qui dédommage du fatras pédantesque de Turin de Crissé. Nous citerons ses paroles, parce qu'elles font ressortir la concision féconde de Végèce. « La première fois, dit le prince de Galitzin, que j'ai lu le quatrième livre de Végèce, je fus surpris de la manière dont il avait traité les fortifications. Je fus plus surpris encore, lorsque l'ayant relu avec plus d'attention, je m'aperçus que ce petit abrégé, genre d'ouvrage très en vogue dans son temps, renfermait avec netteté ce que d'autres eussent délayé dans des in-folio. J'admirai surtout l'art avec lequel il nous fait sous-entendre plus encore qu'il ne nous dit, et je fus étonné qu'il n'existât pas un seul commentaire sur un ouvrage aussi important. Dès lors, je résolus de m'en occuper (11). » Le cinquième livre contient des développements sur les diverses branches de la marine. D'après cette courte analyse, il est facile de voir que le Traité de l'Art militaire est un monument dont l'intérêt égale la rareté. Les Stratagèmes de Frontin ne sont guère qu'un répertoire de faits pris çà et là chez les historiens. La Nomenclature militaire, attribuée à Modestus, n'est autre chose qu'un fragment de Végèce copié mot pour mot. Les historiens à part, c'est donc dans l'œuvre de Végèce qu'on retrouve, pour ainsi dire, le seul reflet national du génie militaire des Romains. Pour tout homme désireux de visiter avec fruit le musée de l'histoire, la lecture attentive de ces pages est une véritable initiation. Aussi peut-on presque le dire : « A l'aide de ces connaissances premières, il n'est aucune bataille, aucune marche, aucune opération militaire qu'on ne puisse se représenter parfaitement; on pourrait, sans craindre de se tromper, faire le plan de la plupart des batailles anciennes (12). » Voilà ma conclusion. Un mot, en finissant, sur le texte que j'ai adopté. J'ai suivi l'édition de Schwebel, imprimée à Strasbourg, en 1806, par la compagnie de Deux-Ponts, avec un recueil de notes des meilleurs critiques allemands. J'ai puisé dans ces dernières quelques variantes qui m'ont paru nécessaires à l'intelligence du texte. J'aurais pu, en m'aidant des nombreux travaux parus sur la matière, grossir ce volume d'annotations et de remarques. Il est si facile de faire sa gerbe dans le champ de la compilation. Ce qui l'est beaucoup moins, à mon avis, c'est de transporter, d'une langue morte dans un idiome vivant, des usages tombés en désuétude, et de trouver, pour tes rendre, des équivalents rigoureusement exacts. J'ai donc réservé pour moi seul, sans en faire part au lecteur, qui s'en soucie peu, les controverses arides de l'érudition. L'érudition est à un art ce que les bagages sont aux armées. Aujourd'hui, en campagne, on ne se charge que du strict nécessaire, on marche vite, on devient léger. Ainsi fait le lecteur. VICTOR DEVELAY. (01) REBOUL. Sainte-Hélène. (02) M. THIERS. Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XVI, Leipzig et Hanau. (03) « Le préfet de légion était le chef spécial de ce corps ; investi du titre de comte de première classe, il représentait le lieutenant et possédait, en son absence, les pouvoirs les plus étendus. » VÉGÈCE, liv. xi, chap. 9. (04) GUISCHARDT. Mémoires militaires sur la Grecs et les Romains. (05) ROGNIAT. Considérations sur l'art de la Guerre. (06) VÉGÈCE, Liv. I, chap. 8. (07) VÉGÈCE, Liv. I, chap. 28. (08) OVIDE. (09) VÉGÈCE. Liv. II, chap. 2. (10) Alesia. Étude sur la septième campagne de César en Gaule. Revue des Deux-Mondes; mai 1858. (11) LE PRINCE DIMITRI DE GALITZIN. Essai sur le quatrième livre de Végèce. Journal des Savants, août 1790. (12) ROGNIAT. Considérations sur l'art de la guerre.
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