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SOLIN

NOTICE SUR C. J. SOLIN.

SOLIN (Caius Julius), auquel on donne généralement le titre de grammairien (grammaticus), était peut-être, comme cette qualité semblerait l'indiquer, professeur de sciences et de belles-lettres, ou plutôt il était ce que nous appelons homme de lettres.
En adoptant cette dernière opinion, nous nous éloignons un peu de celle qu'émet la Biographie universelle. Pour expliquer la diversité des titres donnés à l'ouvrage de Solin, et la division des chapitres, en cinquante-six, en cinquante-sept, et même en soixante-dix, l'auteur de l'article sur Solin dit que les auditeurs de ce savant avaient recueilli ses leçons, ou que peut-être le professeur avait communiqué ses cahiers. Nulle part, cependant, Solin ne parle de ses auditeurs, de ses disciples.
Bien que Solin aborde quelquefois l'histoire et l'archéologie, on doit le considérer comme naturaliste et géographe.
Suivant l'opinion la plus accréditée, il naquit à Rome. On a beaucoup discuté sur l'époque à laquelle il vivait. Au dire de quelques-uns il fut antérieur à Pline (a) ; d'autres ont été jusqu'à prétendre qu'il vivait au siècle d'Auguste. Cette dernière opinion n'est pas soutenable. En effet, Pline, qui a l'habitude de citer ses autorités, n'aurait certainement pas manqué de faire mention de Solin. Ce dernier, d'ailleurs, parle, au ch. XXIX, de l'empereur Vespasien comme antérieur à son époque; et Adventus, l'ami auquel notre auteur dédia son livre, fut consul en 218.Contemporain du grammairien Censorinus, selon toute vraisemblance, Solin appartient à la première moitié du troisième siècle.
L'auteur que nous donnons ici, traduit en français pour la première fois, n'avait encore été interprété qu'en deux langues : en allemand par Jean Heydan, Francfort, 1600, in-f° ; et en italien par Louis Domenichi, Venise, 1603, in-4°.La première édition de l'ouvrage de Solin, intitulée Julii Solini de Mirabilibus mundi, a été donnée par Bonini Mombriti; elle est sans date, et n'indique pas le lieu de l'impression. On présume qu'elle parut vers l'an 1470, et qu'elle fut imprimée à Venise ; toutefois, Bonini résidant à Milan, comme le fait assez voir le titre de Patricius Mediolanensis sous lequel on le désigne, on pourrait, avec quelque raison, émettre l'opinion qu'elle parut dans cette dernière ville. Elle est dédiée à un personnage fort inconnu, et il serait à souhaiter, pour la gloire de l'éditeur, que les quatre vers qui forment cette dédicace fussent restés aussi ignorés que celui pour qui ils ont été faits. Nous voulons, toutefois, laisser le lecteur juge de cette production, où le rythme, à ce qu'il paraît, a peu préoccupé l'auteur :
Accipe prirnitias nostri, vir summe, laboris,
Et disce parvo maxima sape dari.
Quid nostrae possint, bis experire novales
Frugibus; exspectes jam meliora velim.
On ne reconnaît à l'édition de Bonini d'autre mérite que celui d'être la première.
Celle de Nicolas Jenson, Français, donné à Venise en 1473, format gr. in-4°, est regardée comme bien supérieure. Voici son titre : Julii Solini de Situ orbis terrarum, et memorabilibus quae mundi ambitu continentur.
L'édition de Parme, 1480, in-4°, et beaucoup d'autres, sont intitulées Rerum memorabilium collectanea, titre que Solin, dans sa première lettre à Adventus, reconnaît avoir choisi d'abord ; toutefois d'autres éditions postérieures ont adopté le titre de Mirabilibus, ou de Memorabilibus mundi. Solin, dans la lettre dont nous venons de parler, déclare choisir définitivement pour titre Polyhistor. C'est celui que porte la première édition qui parut à Paris en 1503, et c'est le seul que l'on doive adopter, d'après Solin lui-même. L'excellente édition que nous avons suivie, celle de Deux-Ponts, 1794, in-8°, donne une notice de toutes les éditions ; et, parmi celles-ci, les plus célèbres sont celle de J. Camers et celle de Saumaise, que nous aurons plus d'une fois occasion de citer, et dont les commentaires sont un monument de prodigieuse érudition. Fort souvent, il est vrai, Saumaise ne commente Solin que pour l'attaquer; mais quelles que soient ses injustices à l'égard de notre auteur, il éclaircit des passages fort obscurs, soit dans ce dernier, soit dans Pline, dont Solin, a-t-on dit, n'est que le singe, comme on a dit de Silius Italicus, qu'il n'est que le singe de Virgile. Mais, à ce propos, n'y a-t-il pas, dans la Biographie universelle, une supposition un peu gratuite, lorsque l'on avance que sur quatre-vingt-seize auteurs environ cités par Solin, jamais Pline n'est nommé, et que de là on conclut que peut-être les deux auteurs ont puisé à des sources communes ? Nous ne pouvons nous ranger à cette opinion. Solin a fait, selon nous, à l'égard de Pline, ce que font bien des écrivains, qui n'indiquent pas les sources où ils puisent. Quelquefois, sans doute, il est permis de s'approprier les idées d'autrui, en les rajeunissant, en les présentant sous une forme plus nette, plus vive, plus instructive, plus originale surtout ; malheureusement Solin n'a rien d'original, et en cela il diffère de ceux dont le génie excuse ou même consacre les emprunts. Remarquons, d'ailleurs, que s'il copie Pline, c'est très souvent pour le délayer.
Pline avait, d'ailleurs, montré plus de conscience que son imitateur. «J 'ai placé, dit-il (b), en tête de mes livres la liste des auteurs que j'ai mis à contribution : il y a, ce me semble, de l'honnêteté et beaucoup d'ingénuité et de pudeur à confesser les larcins dent nous avons profité. Les auteurs auxquels j'ai fait des emprunts ont, pour la plupart, été plus discrets ; car je dois vous apprendre qu'en confrontant ces écrivains, j'ai surpris les plus renommés et les plus voisins de nous à transcrire mot à mot les anciens, et sans les nommer, n'imitant en cela ni le talent de Virgile, qui lutte avec ses modèles, ni la candeur de Cicéron, qui, dans ses livres de la République, convient qu'il imite Platon, et qui dit, dans sa Consolation sur la mort de sa fille : « Je « copie Crantor, » et dans ses Offices : « Je suis Panétius. Cependant ses ouvrages, vous le savez, sont de ceux qu'on doit avoir sans cesse, non pas à la main, mais dans la mémoire. Certes, il est d'une âme abjecte et d'un esprit étroit d'aimer mieux être surpris dans un larcin que de faire l'aveu d'un emprunt, lorsque surtout il faut rendre avec usure ce que l'on a dérobé (c). »
Dans sa seconde lettre à Adventus, Solin annonce qu'il extrait des écrivains les plus dignes de foi tout ce qui a rapport à la position des lieux, des mers, des diverses parties du monde. Il ajoute qu'il a décrit les caractères de l'homme et des animaux ; qu'il a porté son attention sur les plantes et les pierres précieuses qu'offre chaque pays, sur le physique et le moral de nations peu connues, enfin sur tout ce qu'il a trouvé digne d'être observé. Il aurait pu ajouter qu'il adopte, sans les combattre, une foule de fables.
Le style de Solin, simple le plus souvent, s'élève quelquefois ; de temps en temps même il a de l'élégance. Quelques expressions ne se rencontrent que chez lui ; mais généralement elles sont si justes qu'elles paraissent nécessaires. C'est ce que ne semble pas avoir remarqué Saumaise, qui, comme nous l'avons déjà dit, ne reconnaît pas assez le mérite de l'auteur qu'il a annoté, bien différent, en cela, de la plupart des commentateurs et traducteurs. Les deux énormes volumes in-f° consacrés à l'examen de Solin, sous le titre de Claudii Salmasii Plinianae exercitationes in Caii. Julii Solini Polyhistora, imprimés d'abord à Paris, 1629, puis à Utrecht, 1689, sont une savante dépréciation plutôt qu'un commentaire impartial et consciencieux. Ce travail, d'ailleurs, est sur l'Histoire naturelle de Pline, plutôt que sur Solin lui-même. Pour nous, qui ne cherchons pas cependant à nous exagérer le mérite de notre auteur, nous pensons qu'après Aristote et Pline peu d'écrivains ont mieux traité que lui de l'histoire naturelle, et que parmi les géographes il tient également un rang distingué, quoiqu'au-dessous de Strabon, de Ptolémée, de Pline et de Pomponius Mela.
Au nombre des précieux auxiliaires dont nous avons pu disposer pour notre travail, nous ne devons pas omettre de mentionner un manuscrit de Solin du XVe siècle et de la plus grande pureté, que M. Panckoucke, dont le goût était si exquis pour tout ce qui est utile et agréable, avait acquis quelques années avant sa mort, toujours préoccupé du monument qu'il élevait aux lettres latines.

A. AGNANT.

Pour les notes : ici

C. J. SOLIN A SON AMI ADVENTUS SALUT.

On s'est hâté, avec plus d'impatience que de soin, de faire paraître avant le temps le petit ouvrage que j'avais entrepris, et on l'a livré au public sans qu'il fût poli, sans qu'il eût reçu la dernière main ; aujourd'hui même on en répand des exemplaires fautifs, où l'on donne comme avouées par l'auteur des choses qu'il avait rejetées, et où l'on a omis ce que le sujet a pu gagner depuis par un plus long travail : j'ai donc craint de laisser tomber entre vos mains, comme reconnu par l'auteur, ce qui n'était qu'une grossière ébauche, et j'ai cru devoir, pour vous le bien faire connaître, vous envoyer mon ouvrage, revu par moi-même. J'ai voulu par là, premièrement vous soumettre mon plan, le rendre facile à saisir, et de plus substituer à une publication informe une édition véritable. Cet ouvrage sera donc définitivement intitulé Polyhistor. Quant au titre primitif, Recueil des choses mémorables, j'ai cru devoir, entre autres changements que j'ai faits, ne pas le conserver. Ainsi, en rapprochant cette lettre de celle qui commence l'ouvrage, vous vous convaincrez que vous ne différez pas de celui à qui j'ai dédié l'ensemble de mon travail.

C. J. SOLIN A ADVENTUS SALUT.

Comme je sais parfaitement que vous avez plus que tout autre de l'indulgence et la connaissance approfondie des belles-lettres, et qu'une longue expérience m'a prouvé que je ne présumerais pas vainement de votre bienveillance, j'ai cru devoir vous soumettre, à vous particulièrement, ce petit ouvrage. Votre capacité me promet un suffrage plus sûr, et votre bonté un jugement plus favorable. Ce livre est un abrégé, et, autant que l'a permis le sujet, il est renfermé dans de justes limites. Il ne présente ni trop d'abondance, ni une précision trop sèche. En y portant votre attention, vous y trouverez plutôt un germe assez fécond de science qu'un fastueux étalage d'éloquence. J'avoue, en effet, que je me suis surtout attaché à un petit nombre de volumes choisis, d'un côté pour m'abstenir de choses trop connues, de l'autre pour m'étendre sur celles qui le sont moins. La mention des lieux tient une grande place dans mon ouvrage, et c'est même là son but principal. Cette mention consiste à faire connaître, dans l'ordre le plus naturel, et en suivant les divisions du monde, ce qu'offrent de remarquable les golfes et les mers. J'ai donné d'autres détails qui, sous divers rapports, se rattachent à mon sujet, et la variété au moins préviendra l'ennui du lecteur. J'ai en outre décrit les caractères de l'homme et des animaux; j'ai ajouté quelques détails sur les plantes et sur les pierres exotiques, sur les formes distinctives observées chez les peuples éloignés, sur les mœurs diverses des nations peu connues, sur d'autres choses enfin qui m'ont paru ne pas pouvoir être omises, et dont l'exactitude, que je désire particulièrement soumettre à vos lumières, repose sur la foi des écrivains les plus estimés. Que puis-je, en effet, regarder comme m'appartenant en propre, quand les travaux scrupuleux des anciens ont tout abordé ? Aussi dois-je vous prier de ne pas juger mon travail comme étant de l'époque actuelle, puisque, attentif à rechercher et à suivie les traces de l'érudition antique, j'ai mieux aimé choisir qu'innover. Si donc je ne remplis pas en tout votre attente, pardonnez à mon inhabileté. Les preuves de ce que j'avance sont dans les auteurs que j'ai pris pour guides. De même que ceux qui veulent figurer des corps s'occupent en premier lieu de la tête, et ne s'attachent à représenter les autres parties qu'après avoir commencé par le sommet, si je puis ainsi parler, je commencerai par la tête du monde, c'est-à-dire par Rome, quoique sur ce sujet les plus savants auteurs n'aient rien laissé qui prête à des éloges nouveaux, et qu'il soit presque superflu de retourner sur un chemin tant de fois parcouru. Pour ne pas cependant me taire sur l'origine de cette ville, je mettrai tous mes soins à l'exposer.

(a) Voir JAC. THOMAS, § 545, de Plagio ad Vossium, lib. III, de Hist. Latinis, P. 720, 721.
(b) Hist. Nat., liv. I, Dédicace à Vespasien.
(c) Traduction de M. AJASSON DE GRANDSAGNE.

 

 

POLYHISTOR DE C. J. SOLIN.

1. De l'origine de Rome, des diverses époques de son histoire, des jours intercalaires, de la génération de l'homme, et de ce que l'on a observé de remarquable dans l'homme, de la pierre dite alectorie.

CERTAINS auteurs pensent que Rome doit son nom à Évandre qui, aux lieux où elle est située, trouva une ville, nommée auparavant Valentia par la jeunesse latine; que cette ville, conservant la signification de son nom primitif Valentia, prit le nom grec de Rome, et que les Arcadiens, ayant d'abord habité la partie la plus élevée du mont où Rome est située, le nom d'arces (1) fut ensuite appliqué aux parties les plus inattaquables des villes. Héraclide veut qu'après la prise de Troie, quelques Grecs soient venus par le Tibre aux lieux où l'on voit aujourd'hui Rome; il ajoute que, par les conseils d'une des captives les plus distinguées, Romé, leur compagne d'infortune, ils brûlèrent leurs vaisseaux, s'établirent dans le pays, et y élevèrent une ville qui reçut le nom de Rome. Agathocle prétend que Romé n'était pas une captive, comme on vient de le dire, mais une fille d'Ascagne, une petite-fille d'Énée, et que c'est d'elle que vient le nom de Rome. Il y a un autre nom particulier de Rome, et plus vrai, mais qui n'arrive pas jusqu'aux oreilles du vulgaire, et qu'il est défendu de prononcer publiquement.
On ne le prononce même pas au milieu des cérémonies sacrées, dans le but d'obtenir par un silence scrupuleux et convenu l'abolition de ce nom. Valerius, qui, contrairement à la prescription, osa le faire entendre, fut, pour cette profanation, puni de mort. Un des objets du culte les plus anciens est le sanctuaire d'Angérone, à qui l'on fait des sacrifices le douze des calendes de janvier. La statue de cette déesse du silence a la bouche fermée d'une bande scellée.
L'époque de la fondation de Rome a donné lieu à des discussions, parce que longtemps avant Romulus quelques parties du pays étaient habitées. En effet, l'autel qu'Hercule avait fait vœu d'élever, s'il retrouvait les vaches qu'on lui avait dérobées, il le dédia, après avoir puni Cacus, à Jupiter Inventeur. Ce Cacus habitait l'endroit appelé Saline, où se trouve maintenant la porte Trigemina. Au rapport d'Aulu-Gelle, Cacus jeté dans les fers par Tarchon, roi des Toscans, vers qui l'avait député le roi Marsyas, en lui donnant pour compagnon le Phrygien Mégale, s'échappa, revint aux lieux qu'il habitait d'abord, et puis, avec des forces considérables, s'empara des bords du Vulturne et de la Campanie ; mais, ayant osé toucher aux domaines des Arcadiens, il fut écrasé par Hercule, qui se trouvait alors en ce pays. Mégale trouva un asile chez les Sabins, instruits par lui dans l'art des augures.
Hercule éleva aussi à sa propre divinité l'autel Très-Grand, comme l'appellent les pontifes. Quand Nicostrate, mère d'Evandre, que l'on nomme Carmente parce qu'elle prédisait l'avenir, eut appris au demi-dieu qu'il était immortel, il se consacra de plus un enclos où les Potitius initiés aux cérémonies de son culte firent des sacrifices de boeufs. Le temple dédié à Hercule est sur le marché aux Bœufs, où subsistent des souvenirs de l'antique festin et de la majesté du dieu : car par l'effet d'une volonté divine, il n'y entre ni chiens, ni mouches. En effet, quand Hercule partageait les restes des victimes aux assistants, il invoqua, dit-on, le dieu Myiagrus, et laissa à l'entrée du lieu sa massue, dont l'odeur écartait les chiens ; ce que l'on remarque encore aujourd'hui.
Quant au temple que l'on dit être l'ærarium de Saturne, les compagnons d'Hercule l'élevèrent en l'honneur de ce dieu, qu'ils savaient avoir habité ces contrées. Ils donnèrent aussi le nom de Saturnien au mont Capitolin, et celui de Saturnia à la porte du fort qu'ils bâtirent, porte appelée depuis Pandane. La partie basse du mont Capitolin fut habitée par Carmente: on y trouve aujourd'hui le temple de cette déesse, qui a donné son nom à la porte Carmentale. Personne ne peut douter que le Palatium ne doive son origine aux Arcadiens, qui fondèrent Pallantée, ville que les Aborigènes habitèrent quelque temps, mais qu'ensuite, en raison du voisinage incommode d'un marais, dû aux débordements du Tibre, ils quittèrent pour Réate. Selon quelques-uns, le mont Palatin tire son nom, par un changement de lettre, du bêlement (2) des brebis, selon d'autres, de Palès, divinité pastorale, ou, comme le veut Silenus, de Palante, fille d'Hyperborée, qu'Hercule paraît avoir en ce lieu soumise à ses désirs. Quelle que soit la valeur de ces diverses suppositions, il est évident que c'est à de tels auspices que Rome doit la gloire de son nom : c'est ce dont le calcul des temps fournit surtout la preuve. D'après Varron, cet auteur si exact, Rome fut fondée par Romulus, fils de Mars et de Rhéa Silvia, ou selon d'autres de Mars et d'Ilia. Rome fut d'abord appelée Quadrata, parce qu'elle présentait la figure d'un carré.
Elle commence à la forêt qui avoisine le temple d'Apollon, et se termine au sommet des échelles de Cacus, où fut la cabane de Faustulus. C'est là qu'habitait Romulus, qui, après avoir pris les augures, jeta les fondements de la ville, à l'âge de dix-huit ans, le onze des calendes de mai, entre la seconde et la troisième heure, comme le rapporte Lucius Tarruntius, ce mathématicien célèbre, Jupiter étant alors dans les Poissons; Saturne, Vénus, Mars, Mercure dans le Scorpion ; le Soleil dans le Taureau, la Lune dans la Balance. Depuis, la coutume s'établit de ne pas immoler de victimes aux fêtes Parilies, pour que le sang ne fût pas versé en ce jour, que l'on prétend avoir tiré son nom des couches d'Ilia (3) Romulus régna trente-sept ans. Son premier triomphe fut sur les Céniniens. Il enleva à Acron, leur roi, des dépouilles qu'il consacra à Jupiter Férétrien, et qu'il appela opimes. Il triompha en second lieu des Antemnates, et en troisième des Véiens. Il disparut près du marais de Caprée le jour des nones de juillet. Nous dirons quels lieux habitèrent les autres rois. Tatius habita la partie de la citadelle où est maintenant le temple de Junon Moneta. Cinq ans après son arrivée à Rome, il fut assassiné par les Laurentins, et mourut dans le cours de la vingt-septième olympiade. Numa habita d'abord le mont Quirinal, puis près du temple de Vesta, lieu qui s'appelle encore aujourd'hui Regia. Il régna quarante-trois ans, et fut inhumé au pied du Janicule. Tullus Hostilius habita le mont Vélie, où depuis fut élevé un temple aux dieux Pénates ; il régna trente-deux ans, et mourut dans le cours de la trente-cinquième olympiade. Ancus Martius habita le haut de la voie Sacrée, où est le temple des Lares; il régna vingt-quatre ans, et mourut dans le cours de la quarante et unième olympiade. La demeure de Tarquin l'Ancien fut, près de la porte Mugonia, dans le haut de la voie Neuve ; il régna trente-sept ans. Celle de Servius Tullius fut aux Esquilies, sur le tertre Urbium; celle de Tarquin le Superbe, également aux Esquilies, sur le tertre Pullius, près du lac Fagutal ; il régna vingt-cinq ans.
Cincius veut que Rome ait été bâtie vers la douzième olympiade ; Pictor vers la huitième ; Nepos et Lutatius, qui adoptent l'opinion d'Ératosthène et d'Apollodore, la seconde année de la septième olympiade; Pomponius Atticus et Cicéron, la troisième année de la sixième olympiade. En comparant les époques grecques et les nôtres, nous trouvons que c'est au commencement de la septième olympiade que remonte la fondation de Rome, quatre cent trente-trois ans après la prise de Troie. En effet, les jeux Olympiques institués par Hercule en l'honneur de Pélops, l'un de ses aïeux maternels, furent après une interruption, rétablis par Iphitus d'Élée, quatre cent huit ans après la prise de Troie. C'est donc à Iphitus que remonte la première olympiade. Alors, c'est après l'intervalle de six olympiades, dont chacune comprend quatre années, et c'est au commencement de la septième, que Rome a été fondée, et l'on doit conclure de là, qu'entre la prise de Troie et la fondation de Rome, il y a quatre cent trente-trois ans. Ce qui confirme cette assertion, c'est que Caïus Pompeius Gallus et Quintus Verannius furent consuls l'an huit cent un de la fondation de Rome, et que c'est à l'époque de leur consulat que se rapporte, d'après les actes publics, la deux cent septième olympiade. Ainsi, en multipliant par quatre deux cent six olympiades, on aura huit cent vingt-quatre ans, auxquels on devra ajouter la première année de la septième olympiade, ce qui donnera le total de huit cent vingt-cinq ans. Que l'on ôte de ce total les vingt-quatre ans des six olympiades, il restera huit cent un ans; et puisqu'à l'an huit cent un de la fondation de Rome, répond la deux cent septième olympiade, il est juste de croire que c'est à la première année de la septième olympiade que remonte la fondation de Rome. L'époque des rois comprend deux cent quarante-trois ans.
Les décemvirs furent créés l'an trois cent deux. La première guerre punique commença l'an quatre cent quatre-vingt-neuf ; la seconde l'an cinq cent trente-sept ; la troisième l'an six cent quatre. La guerre Sociale commença l'an six cent soixante-deux. Hirtius et Caïus Pansa furent consuls vers l'an sept cent dix. Après eux César Auguste, créé consul à dix-huit ans, dirigea les affaires publiques avec tant d'habileté, que l'empire fut non seulement tranquille, mais libre de toute crainte. C'est presque la seule époque où la paix ait vraiment régné, en même temps que florissaient de beaux génies, afin sans doute que le mérite ne languît pas dans l'inaction, quand le bruit des armes avait cessé.
Alors on commença à se rendre compte du cours de l'année dont le calcul avait été jusqu'à cette époque très confus. Car avant César Auguste on n'était pas d'accord sur ce point. L'année, chez les Égyptiens, était de quatre mois; chez les Arcadiens, de trois ; chez les Acarnaniens, de six ; en Italie, chez les Laviniens, de treize ; chez ces derniers d'ailleurs, l'année était de trois cent soixante-quatorze jours. Chez les Romains, l'année fut d'abord de dix mois : elle commençait au mois de mars ; le premier de ce mois, on allumait des feux aux autels de Vesta, on substituait des couronnes de laurier vert aux anciennes couronne ; le sénat et le peuple tenaient des assemblées ; les dames romaines donnaient des repas à leurs esclaves, comme les maîtres au temps des Saturnales : les premières, pour provoquer par leurs égards plus de soumission ; les autres, pour reconnaître les services rendus. Ce qui prouve surtout que ce mois était le premier, c'est qu'on appelait le mois de juillet quintilis, parce qu'il était le cinquième à compter de mars, et qu'en continuant ainsi, le mois de décembre terminait l'année au trois cent quatrième jour : car ce nombre complétait l'année, de sorte qu'il y avait six mois de trente jours, et quatre de trente et-un. Mais comme cette manière de compter avant Numa ne se rapportait pas au cours de la lune, on compléta l'année par le calcul lunaire, en ajoutant cinquante et un jours. Pour former douze mois, on retrancha un jour de chacun des six mois existants, lesquels jours, ajoutés aux cinquante et un ci-dessus mentionnés, formèrent un total de cinquante-sept, qui furent divisés en deux mois, dont l'un avait vingt-neuf jours et l'autre vingt-huit. L'année compta ainsi trois cent cinquante-cinq jours. Ensuite, comme on s'aperçut qu'on avait eu tort de renfermer l'année dans cet espace de jours, puisqu'il était évident que le soleil ne parcourt pas les signes du zodiaque en moins de trois cent soixante-cinq jours, plus un quart de jour, on ajouta à l'année dix jours un quart, et elle fut ainsi composée de trois cent soixante-cinq jours un quart ; calcul d'ailleurs conforme à la règle de Pythagore, qui veut qu'en toute chose on préfère le nombre impair. Aussi consacre-t-on aux dieux du ciel janvier et mars, dont les jours sont en nombre impair ; tandis que février, dont les jours sont en nombre pair, est dédié, comme étant de mauvais augure, aux dieux de l'enfer. Cette manière de compter ayant été acceptée partout, les différents peuples, pour conserver ce quart de jour, faisaient diverses intercalations, et cependant jamais on n'arrivait à un calcul exact. Aussi les Grecs retranchaient-ils de chaque année onze jours et quart, qui, multipliés par huit, s'ajoutaient à la neuvième année : d'où résultaient quatre-vingt-dix jours, que l'on divisait en trois mois de trente jours. Ces quatre-vingt-dix jours ajoutés à la neuvième année faisaient un total de quatre cent quarante-quatre jours, qui s'appelaient intercalaires ou supplémentaires.
Les Romains, qui d'abord avaient adopté cette division, choqués bientôt d'y trouver le nombre pair, la laissèrent de côté, abandonnant aux prêtres le soin d'intercaler ; or, ceux-ci, pour plaire aux fermiers des deniers publics, faisaient à leur gré dans leurs calculs des retranchements ou des additions. Cela étant, et l'intercalation recevant tantôt plus, tantôt moins de développement, et quelquefois même passant inaperçue, il arrivait quelquefois que les mois d'hiver tombaient tantôt en été, tantôt en automne. César voulut remédier à l'inconvénient de cette incertitude et corriger cette confusion : pour ramener toutes ces variations à un calcul précis, il intercala vingt et un jours et quart : faisant ainsi rétrograder les mois, il détermina chaque époque d'une manière convenable. Cette année eut donc seule trois cent quarante quatre jours, et les suivantes trois cent soixante et quart ; mais il se commit encore une erreur due aux prêtres. On leur avait, en effet, recommandé d'intercaler un jour à la quatrième année. Cette intercalation devait avoir lieu à la fin de cette quatrième année, et avant l'inauguration de la cinquième ; or, elle eut lieu au commencement de la quatrième et non à la fin : ainsi au lieu d'intercaler neuf jours pour trente-six ans, on en intercala douze. Cette erreur fut corrigée par Auguste, qui prescrivit de laisser passer douze ans sans intercalation, pour faire disparaître par compensation ces trois jours ajoutés à tort aux neuf jours nécessaires. Telle est la base sur laquelle fut établie désormais la supputation de l'année.
Cette réforme et bien d'autres choses appartiennent au temps d'Auguste. La vie de ce prince, qui jouit d'une domination souveraine presque sans exemple, fut traversée par tant d'adversités, qu'il est difficile d'établir s'il fut plus heureux que malheureux. D'abord la préférence donnée sur lui par son oncle à Lepidus, alors tribun, pour la place de maître de la cavalerie, et cela avec une note infamante, au moment des auspices; puis le partage du triumvirat où le pouvoir d'Antoine l'écrasait ; puis encore la haine que lui attira la proscription qui suivit la bataille de Philippes ; l'exhérédation d'Agrippa Postumus après son adoption ; les vifs regrets qu'il en éprouva ; ses naufrages en Sicile, où il fut obligé de se cacher honteusement dans une caverne ; de nombreuses séditions parmi ses soldats ; l'inquiétude suscitée par l'émeute de Pérouse ; la découverte de l'adultère et des desseins parricides de sa fille ; l'infamie non moins grande de sa petite-fille ; la mort de ses fils qui lui fut imputée, et leur perte rendue plus cruelle par ce reproche ; la peste à Rome, la famine en Italie, la guerre d'Illyrie; ses embarras d'argent pour payer ses troupes ; un corps affaibli par la maladie, la dissension outrageante de Néron, son beau-fils ; les projets suspects de son épouse et de Tibère, et beaucoup d'autres sujets de chagrin. Toutefois, comme si le siècle eût pleuré ses derniers moments, il y eut à sa mort une disette de tous les biens de la terre ; et pour que cela ne parût pas fortuit, des signes certains annoncèrent l'approche de ces calamités. Une femme du peuple appelée Fausta, eut d'une seule couche quatre enfants jumeaux, deux garçons et deux filles, présageant par cette fécondité monstrueuse les malheurs qui devaient arriver. Il est vrai que l'auteur Trogue assure qu'en Égypte des femmes mettent au monde jusqu'à sept enfants à la fois ; ce qui là est moins surprenant, parce que les eaux du Nil, non seulement rendent les terres fertiles, mais influent aussi sur la fécondité des femmes. Nous lisons que Cnéus Pompée fit paraître sur son théâtre une femme venue d'Asie, nommée Eutychis, accompagnée de ses vingt enfants. Il était de notoriété qu'elle en avait eu trente. Il me semble à ce propos convenable de traiter ici de la génération de l'homme.
En effet, comme nous devons nous occuper des animaux qui nous paraîtront dignes de quelque mention, à mesure que nous parlerons des pays où ils se trouvent, il est surtout convenable de commencer par celui que la nature a placé, par la pensée et la raison, au-dessus de tous les autres. Et d'abord, ainsi que l'a établi Démocrite le physicien, parmi les êtres animés, la femme seule est sujette au flux menstruel ; cet écoulement est, à juste titre, d'après des autorités qui ne sont point à dédaigner, mis au rang des choses monstrueuses. Mises en contact avec cet écoulement, les graines ne germent point, le moût tourne à l'aigre, les plantes meurent, les arbres perdent leurs fruits, le fer se rouille, l'airain noircit. Les chiens qui en ont goûté sont bientôt atteints de la rage, et leur morsure communique cette affreuse maladie. Mais ce n'est rien encore : le lac Asphaltite en Judée produit un bitume d'une matière si épaisse et si visqueuse, qu'on ne peut le séparer de lui-même : quand on veut eu enlever une partie, tout le reste suit : on ne peut le diviser, parce qu'il s'étend à mesure qu'on le tire ; mais, à l'aide d'un fil trempé dans ce sang, le bitume se divise de lui-même ; l'ensemble se désunit, et cette substance, dont la ténacité est naturellement insurmontable, se laisse séparer sans effort dès qu'elle est en contact avec le flux menstruel. Le seul effet salutaire que cet écoulement produise, c'est d'écarter l'astre d'Hélène, fatal aux navigateurs. Au reste les femmes qui subissent cette loi de leur nature, tant qu'elles y sont soumises, ont un regard funeste ; à leur aspect les miroirs se ternissent ; ils s'obscurcissent complètement lorsqu'elles s'y regardent, et perdent leur propriété de réfléchir les traits du visage, dont la beauté se trouve alors enveloppée d'un nuage.
Il y a des femmes qui sont toujours stériles ; il y en a qui cessent de l'être en s'unissant à d'autres époux. Quelques-unes n'engendrent qu'une fois ; d'autres donnent toujours des filles, ou toujours des garçons. A cinquante ans toutes les femmes cessent de concevoir ; quant aux hommes, ils peuvent engendrer jusqu'à quatre-vingts ans: témoin le roi Masinissa, qui eut un fils, Mathumanne, à l'âge de quatre-vingt-six ans. Caton à quatre-vingts ans accomplis eut de la fille de Salonius, son client, l'aïeul de Caton d'Utique. On sait aussi que s'il s'est écoulé peu de temps entre deux conceptions, chacune peut arriver à terme, comme on le vit dans Hercule et lphiclès, son frère : portés ensemble dans les mêmes flancs, leur naissance eut lieu aux mêmes intervalles que leur conception. Un autre exemple est celui de cette esclave de Proconèse qui, après un double commerce, accoucha de deux enfants dont chacun ressemblait à son père. Cet Iphiclès eut pour fils lolas, qui, venu en Sardaigne, réunit en société les habitants dispersés et errants, et fonda Olbie ainsi que d'autres villes grecques. Les loliens, qui tirent de lui leur nom, lui élevèrent un temple au lieu même de sa tombe, en mémoire des maux nombreux dont il avait délivré la Sardaigne, fidèle aux exemples de son oncle paternel.
La femme qui désire un enfant doit craindre d'éternuer après le commerce charnel, de peur qu'une secousse subite ne fasse sortir la liqueur séminale, avant que les entrailles en aient été pénétrées. Si la femme a conçu, elle sera, dix jours après, avertie de sa grossesse par des douleurs. Alors commenceront les bourdonnements d'oreilles, les éblouissements. L'estomac dégoûté repoussera la nourriture.
Tous les auteurs s'accordent sur ce point, que de toutes les parties charnues le cœur est la première qui se forme ; que ce viscère augmente pendant soixante-quinze jours, et qu'ensuite il décroît ; que des os l'épine dorsale se développe la première. Il y a certitude de mort, si l'une ou l'autre de ces parties est attaquée. Si c'est un garçon qui se forme dans le sein de la mère, elle a le teint meilleur, et ses couches seront moins pénibles ; l'enfant, en outre, remue dès le quarantième jour. Si c'est une fille, le premier mouvement n'a lieu qu'au quatre-vingt-dixième jour. La mère alors devient pâle, et sent de l'embarras dans les jambes. Pour l'un comme pour l'autre sexe, quand les cheveux commencent à pousser, la mère éprouve un malaise plus grave, surtout pendant la pleine lune, temps qui d'ailleurs incommode même toujours les enfants nouveau-nés. Si la femme enceinte prend des aliments trop salés, son enfant n'aura pas d'ongles. Quand arrive le moment de la délivrance, elle doit retenir sa respiration ; car il est mortel pour une femme de bâiller pendant l'accouchement. Il n'est pas naturel que les enfant viennent au jour les pieds les premiers : aussi leur donne-t-on le nom d'Agrippa, c'est-à-dire mis au monde avec peine (4). Les enfants ainsi nés sont moins heureux et vivent moins longtemps. Parmi eux, un exemple presque unique de bonheur est celui de Marcus Agrippa ; encore peut-on dire qu'il a connu l'adversité plus que la prospérité : l'infirmité de ses pieds, la découverte des désordres de son épouse, et d'autres malheurs ont vérifié le présage de sa naissance contre nature.
Il est également d'un mauvais augure pour une femme de naître avec la partie sexuelle fermée, comme il arriva à la mère des Gracques, Cornélie, dont les enfants justifièrent ce triste présage par une mort sinistre. Ceux dont la naissance coûte la vie à leur mère viennent au jour sous de meilleurs auspices, comme Scipion l'Africain, qui, en raison de l'incision faite à sa mère morte, fut le premier des Romains que l'on appela César. De deux jumeaux, celui qui reste dans le sein de la mère, l'autre étant mort par une fausse couche, s'appelle Vopiscus. Quelques enfants naissent avec des dents, comme Cnéus Papirius Carbon, et M. Curius, surnommé pour cela Dentatus. Quelques enfants, au lieu de dents, ont un os continu : tel fut le fils de Prusias, roi de Bithynie. Le nombre des dents varie selon le sexe : les hommes en ont plus que les femmes. Quand les dents canines sont doubles à droite, cela promet les faveurs de la fortune; à gauche, c'est le contraire.
Le premier son qu'émette l'organe de la voix chez les enfants nouveau-nés est un vagissement : l'expression de la joie, le rire ne se voit pas avant le quarantième jour. Nous ne connaissons qu'un homme qui ait ri à l'heure même de sa naissance, c'est Zoroastre, si distingué depuis, à tant de titres. Crassus, l'aïeul de celui qui périt dans la guerre des Parthes, ne rit jamais, ce qui le fit surnommer Agélaste. Entre autres choses que l'on cite de Socrate, il est remarquable qu'il eut toujours un visage égal, même avec ceux qui combattaient ses opinions. Héraclite et Diogène le Cynique ne perdirent jamais rien de leur fermeté d'âme, et s'élevèrent. constamment au-dessus de toute douleur comme de toute pitié. Le poète Pomponius, personnage consulaire, est cité comme exemple parmi les personnes qui n'eurent jamais d'éructation, et tout le monde sait qu'Antonia, fille de Drusus, ne cracha jamais. On dit qu'il y a des hommes qui sont nés ayant les os compactes, et qui jamais ne suent, jamais ne sont altérés : tel fut., dit-on, le Syracusain Lygdonis, qui, vers la trente-troisième olympiade, remporta aux jeux Olympiques le prix du pancrace, et dont les os étaient sans moelle.
Il est prouvé que la force dépend surtout des muscles, et que plus ils sont développés, plus ils peuvent acquérir de vigueur. Varron, citant des exemples d'une force extraordinaire, parle du Samnite Trittannus, gladiateur, qui, grâce à l'appareil musculaire qui recouvrait ses côtes et qui sillonnait ses mains et ses bras, touchait à peine ses adversaires pour les abattre, n'ayant presque aucun danger à redouter pour lui Il ajoute que son fils, soldat sous Cnéus Pompée, et qui était constitué de la même manière, méprisa tellement un ennemi qui le défiait, que, sans être armé, il le terrassa, et qu'à l'aide d'un seul doigt il l'emporta dans le camp de son général. Varron cite encore Milon de Crotone, comme doué d'une force surnaturelle : on rapporte que, d'un seul coup de sa main nue, il abattit un taureau, et que le jour même il le mangea sans peine tout entier. Ce fait ne paraît pas douteux, car il est constaté par un monument.
Vainqueur dans toutes les luttes qu'il soutint, il se servait, à ce que l'on prétend, de l'alectorie, pierre qui a l'aspect du cristal et la grosseur d'une fève, que l'on trouve dans le gésier des gallinacées, et qui, dit-on, est utile aux combattants. Milon vivait du temps de Tarquin l'Ancien.
Maintenant, si nous voulons nous occuper des causes diverses de ressemblance, que d'habiles combinaisons nous offrira la nature ! Parfois ces ressemblances tiennent à la famille et se transmettent de race en race : ainsi souvent les enfants reproduisent des taches, des cicatrices, des traces quelconques de leur origine première. Trois membres de la famille des Lépides sont nés, dans un ordre intermittent, avec un même caractère, celui d'un oeil recouvert d'une membrane. Un athlète célèbre de Byzance, dont la mère était fille adultérine d'un Éthiopien, ne ressemblait en rien à son père, et reproduisit les traits de l'Éthiopien son aïeul. Mais cela étonnera moins, si l'on fait attention à ce que l'on a remarqué chez les étrangers. En Syrie, un certain Artémon, de la classe du peuple, ressemblait tellement à Antiochus, que l'épouse de ce prince fit croire, en présentant cet homme, à l'existence de son mari déjà mort depuis longtemps, et qu'il fut, sous le patronage de cette femme, appelé à la succession du trône. Cnéus Pompée, et Cn. Vibius, d'une naissance obscure, se ressemblaient d'une manière qui prêtait tellement à la méprise, que les Romains donnaient à Vibius le surnom de Pompée, à Pompée celui de Vibius. L'histrion Rubrius représentait si bien l'orateur Lucius Plancus, que le peuple l'appelait lui-même Plancus. Un gladiateur du nom d'Armentarius, et l'orateur Cassius Severus, se ressemblaient au point que, même en les voyant ensemble, on ne pouvait les reconnaître l'un de l'autre, à moins qu'ils ne fussent différemment vêtus. Marcus Messalla, qui fut censeur, et Menogène, homme de basse extraction, avaient de tels rapports de physionomie, que l'on croyait que Messalla n'était autre que Ménogène, et Ménogène autre que Messalla. Un pêcheur de Sicile avait des traits de ressemblance avec le proconsul Sura, et entre autres, la même ouverture de bouche, le même épaississement de langue, le même embarras de prononciation. Et ce ne sont pas seulement les étrangers d'un même pays, ce sont quelquefois ceux que l'on a tirés des parties du monde les plus diverses qui présentent d'étranges similitudes. Un certain Thoranius avait vendu à Antoine, déjà triumvir, deux enfants d'une rare beauté, au prix de trois cents sesterces. Il les avait présentés comme jumeaux, quoiqu'il eût tiré l'un de la Gaule Transalpine, l'autre de l'Asie; le langage seul établissait entre eux une différence. Antoine se plaignit d'avoir été joué. Thoranius lui répondit avec esprit, que ce dont l'acheteur se plaignait était ce qui en faisait le prix ; que la ressemblance de ces enfants n'aurait rien de merveilleux, s'ils étaient réellement jumeaux; mais que l'on ne pouvait payer assez cher une conformité plus grande que celle des jumeaux, entre deux enfants nés si loin l'un de l'autre. Cette réponse radoucit tellement Antoine, que depuis il répéta que dans toute sa fortune il n'avait rien de plus précieux.
Maintenant, si nous nous occupons de la stature même des hommes, il sera clairement établi que sous ce rapport l'antiquité ne s'est rien attribué de trop, mais que, décroissant par une dégénération successive, les hommes de nos jours n'ont plus la taille élevée des hommes d'autrefois. Aussi quoique l'on fixe généralement à sept pieds la plus grande hauteur à laquelle un homme puisse atteindre, parce que telle fut celle d'Hercule, on vit cependant au temps des Romains, sous Auguste, deux hommes de plus de dix pieds, Pusion et Secundilla, dont on voit encore les restes dans le monument sépulcral des jardins de Salluste. Depuis, sous l'empire de Claude, on amena d'Arabie un certain Gabbara qui avait neuf pieds neuf pouces ; mais, dans l'espace d'environ mille ans avant Auguste, on n'avait pas remarqué de taille si élevée, de même qu'après Claude on n'en vit plus. Les enfants ne sont-ils pas aujourd'hui moins grands que leurs pères ? Une preuve de la haute stature des anciens nous est fournie par le corps d'Oreste qui, vers la cinquante-neuvième olympiade, exhumé à Tégée par les Spartiates sur un ordre de l'oracle, se trouva être de sept coudées. Des écrits qui citent des autorités de l'antiquité en témoignage de leur véracité, établissent que, pendant la guerre de Crète, une inondation d'une extrême violence ayant entrouvert la terre, on trouva, au milieu de nombreuses crevasses du sol, un corps humain de trente-trois coudées. Poussés par la curiosité, le lieutenant L. Flaccus et Metellus lui-même vinrent charmer leurs yeux d'un spectacle dont le merveilleux les avait vivement frappés, mais qu'ils se refusaient à croire. Je rappellerai ici qu'à Salamine, le fils d'Euthymène avait à trois ans trois coudées de haut, mais que sa démarche était lente et son esprit borné ; qu'il avait la voix forte, et que déjà il était arrivé à la puberté ; mais qu'atteint bientôt de plusieurs maladies, il paya par d'atroces souffrances la précocité de son développement. La taille de l'homme se mesure de deux manières. La distance qui se trouve entre les extrémités des grands doigts de la main, quand les bras sont étendus, est égale à celle qui existe entre le sommet de la tête et la plante des pieds : voilà pourquoi les physiciens ont appelé l'homme un petit monde. On attribue plus de souplesse à la partie droite, plus de solidité à la partie gauche : aussi l'une est-elle plus propre au geste, et l'autre à porter un fardeau. La nature ménage la pudeur même après que le corps est sans vie, par une différence dans la position des cadavres qui surnagent : ceux des hommes flottent sur le dos, ceux des femmes sur le ventre.
Pour parler maintenant de l'agilité, la première palme en ce genre d'exercice appartient à un certain Ladas, qui effleurait si légèrement la poussière mobile, qu'aucun de ses pas ne restait empreint sur le sable qui couvrait le sol. Un enfant de Milet, Polymnestor, que sa mère avait placé pour garder des bestiaux, atteignit en se jouant un lièvre à la course ; et pour ce fait, le maître du troupeau l'ayant aussitôt produit dans les jeux, ce jeune garçon obtint vers la quarante-sixième olympiade, selon Bocchus, le prix de la course. Philippide parcourut en deux jours les mille deux cent quarante stades qui séparent Lacédémone d'Athènes. Anystis de Lacédémone et Philonide, coureurs d'Alexandre le Grand, firent en un jour le chemin d'Élis à Sicyone, qui est de douze cent stades. Sous le consulat de Fonteius et de Vipsanius, un enfant d'Italie, âgé de neuf ans, parcourut un espace de soixante-quinze mille pas de midi à la nuit.
Ajoutons, pour ce qui concerne la vue, qu'un homme du nom de Strabon distinguait les objets à cent trente-cinq mille pas, selon Varron, et que quand la flotte punique sortait de Carthage, il indiquait très exactement du cap de Lilybée le nombre des vaisseaux. Cicéron mentionne que l'Iliade d'Homère fut écrite sur parchemin en caractères si fins, qu'on pouvait la renfermer dans une coquille de noix. Callicrate fit en ivoire des fourmis si petites, que nul autre que lui n'en pouvait discerner les parties. Apollonide dit qu'en Scythie il y a des femmes que l'on appelle bityes, et dont les yeux ont une double pupille ; que ces femmes tuent ceux qu'elles regardent, lorsqu'elles sont en colère.
Chez les Romains de nombreux titres assignent le premier rang du courage à L. Sicinius Dentatus. Il fut tribun du peuple peu après l'expulsion des rois, sous le consulat de Tarpeius et de A. Haterius. Il sortit vainqueur de huit combats singuliers ; il portait par devant quarante-cinq cicatrices, et n'en avait pas une par derrière ; il avait enlevé trente-quatre dépouilles. En hausse-cols, piques sans fer, bracelets et couronnes, il obtint trois cent douze récompenses ; il suivit le triomphe de neuf généraux qui lui devaient leur victoire. Après lui, Marcus Sèrgius, dans ses deux premières campagnes, fut blessé par devant vingt-trois fois ; à sa seconde campagne il perdit la main droite. Il se fit faire alors une main de fer ; et quoique chacune de ses mains fût peu propre au combat, il combattit quatre fois en un jour avec la main gauche, et fut vainqueur, après avoir eu deux chevaux tués sous lui. Pris deux fois par Annibal, deux fois il s'échappa après avoir eu, pendant vingt mois de captivité, les mains et les pieds toujours enchaînés. Dans les plus rudes combats qu'aient à cette époque soutenus les Romains, il obtint des récompenses militaires ; les journées du Trasimène, de la Trébie et du Tésin lui valurent des couronnes civiques. Au combat de Cannes, où le plus beau succès fut d'avoir échappé, seul il reçut une couronne. Heureux certes de tant de titres glorieux, si l'un de ses descendants, Catilina, n'eût terni l'éclat d'un si beau nom par la honte du sien ! Autant brille entre les soldats Sicinius ou Sergius, autant brille entre tous les généraux, ou pour mieux dire entre tous les hommes, le dictateur César. Dans les combats qu'il livra, onze cent trente-deux mille ennemis périrent : car il n'a pas voulu que l'on dénombrât ceux qu'enlevèrent les guerres civiles. Il combattit cinquante-deux fois enseignes déployées, et seul il surpassa M. Marcellus, qui avait livré trente-neuf batailles. Ajoutons que personne n'écrivit ou ne lut avec plus de rapidité que lui. On dit qu'il dictait quatre lettres à la fois. Sa bonté d'ailleurs était telle, que les ennemis qu'il avait domptés par les armes, il les soumit encore plus par la clémence.
Cyrus avait le don de la mémoire ; il appelait chacun par son nom tous les soldats de sa nombreuse armée. L. Scipion nommait de même tous les citoyens romains ; mais nous pensons que cette merveille fut dans Cyrus comme dans Scipion un effet de l'habitude. Cinéas, ambassadeur de Pyrrhus, dès le lendemain de son arrivée à Rome, salua par leurs noms les chevaliers et les sénateurs. Mithridate, roi de Pont, rendait la justice sans interprète aux vingt-deux nations qu'il gouvernait. On a fait un art de la mémoire : ainsi le philosophe Métrodore, qui vivait du temps de Diogène le Cynique, en vint, à force d'exercice, au point de retenir ce qu'avaient dit plusieurs personnes, non seulement pour le sens, mais dans les mêmes termes. Toutefois on a souvent observé que chez l'homme rien ne se perd plus facilement que la mémoire par l'effet de la peur, d'une chute, ou d'une maladie. Un homme frappé d'une pierre oublia les lettres de l'alphabet. Messalla Corvinus, après une maladie, oublia son propre nom, quoique pour le reste son intelligence n'eût souffert aucune atteinte. La peur fait perdre la mémoire; mais d'un autre côté elle donne à la voix plus de force, et la produit même, si elle n'existait pas. Vers la cinquante-huitième olympiade, Cyrus étant entré vainqueur à Sardes, ville d'Asie, où Crésus se tenait caché, la crainte arracha, dit-on, ces paroles à Atys, fils du roi, muet jusqu'alors : « Cyrus, grâce pour mon père! Que nos malheurs mêmes t'apprennent que tu es homme! »
Il nous reste à parler des qualités morales qui brillèrent avec éclat dans deux personnages surtout. Le chef de la famille Porcia, Caton, fut excellent général, excellent orateur, excellent sénateur. En butte aux attaques de la haine sous divers rapports, il plaida sa cause quarante-quatre fois, et toujours il fut absous. Il semble par là que Scipion Émilien ait encore plus de titres à la gloire : car outre les qualités qui distinguaient Caton, il posséda à un plus haut degré l'affection publique. Scipion Nasica fut déclaré le plus honnête homme, non par un jugement particulier, mais par tout le sénat, sous la foi du serment ; on ne trouva personne, en effet, qui fût plus digne de présider à la cérémonie la plus sainte, quand l'oracle eut annoncé qu'il fallait faire venir de Pessinonte les objets du culte de la Mère des dieux.
Un grand nombre de Romains se sont distingués par l'éloquence ; mais ce talent ne fut héréditaire que dans la famille des Curions, qui produisit, par une succession non interrompue, trois orateurs. Cela certes est remarquable dans un siècle où l'éloquence obtint le suffrage des hommes et des dieux : car Apollon fit alors découvrir les assassins du poêle Archiloque ; son intervention convainquit de leur crime des brigands. Tandis que le Lacédémonien Lysandre assiégeait Athènes, où gisait sans, sépulture le corps du poète tragique Sophocle, Bacchus recommanda en songe au général de permettre qu'on ensevelît l'objet de ses délices; et il ne cessa de l'avertir que lorsque Lysandre, ayant su quel citoyen était mort et ce que le dieu voulait, eût fait trêve aux hostilités, et que les restes de Sophocle eussent reçu une sépulture convenable. Le poète lyrique Pindare se trouvait dans une salle de festin qui menaçait ruine ; pour qu'il ne pérît pas avec les autres, Castor et Pollux l'appelèrent hors de la salle, aux yeux de tous les convives, et par là il échappa seul au danger.
Après les dieux, il faut citer Cn. Pompée le Grand, qui, allant rendre visite à Posidonius, si célèbre alors par ses leçons de philosophie, défendit au licteur de frapper à la porte selon l'usage, et voulut, quoiqu'il vînt de terminer la guerre de Mithridate, et qu'il fût le vainqueur de l'Orient, abaisser ses faisceaux devant la porte d'un savant. Le premier Africain ordonna que la statue de Quintus Ennius fût placée sur son tombeau. Caton d'Utique, quand il revint de l'armée où il était tribun militaire, amena avec lui à Rome un philosophe grec ; il en amena un second au retour de sa légation de Chypre, déclarant que par là il rendait un grand service au sénat et au peuple, quoique son bisaïeul Caton eût souvent opiné à chasser les Grecs de Rome. Denys le tyran envoya au-devant de Platon un vaisseau décoré de bandelettes, et il lui fit l'honneur de le recevoir lui-même, à son débarquement, sur un quadrige attelé de chevaux blancs.
La palme de la sagesse fut adjugée au seul Socrate par l'oracle de Delphes. La maison de Metellus a offert l'exemple le plus connu de piété ; mais le plus remarquable nous est fourni par une femme du peuple, nouvellement accouchée. Née dans un rang vulgaire, inconnue par conséquent, elle obtint avec peine la liberté d'entrer dans la prison où était enfermé son père, condamné à mourir de faim. Surveillée par les geôliers, pour qu'elle ne pût apporter des aliments à son père, elle fut surprise l'allaitant : action qui illustra son auteur et le lieu où elle se passa ; car celui qui était condamné, ayant dû sa grâce à sa fille, vécut en témoignage de ce trait glorieux ; et le lieu, dédié à la Piété, devint un temple de cette divinité. Un vaisseau venu de Phrygie avec les objets du culte de Cybèle, suivit la direction des bandelettes de la chasteté, et donna ainsi le prix à Claudia. Sulpitia, fille de Paterculus, épouse de M. Fulvius Flaccus, fut, au jugement des dames romaines, choisie entre les cent plus estimées, pour dédier la statue de Vénus, d'après l'ordre des livres Sibyllins. Pour ce qui regarde le bonheur, personne ne s'est encore trouvé que l'on ait pu à juste titre appeler heureux : car Cornelius Sylla eut le surnom d'Heureux, plutôt qu'il ne le fut réellement. Le trépied d'Apollon a proclamé comme heureux le seul Aglaüs, qui, maître d'un petit bien dans un coin de l'Arcadie, n'était jamais sorti des limites de l'héritage paternel. 

II. 

De l'Italie, et, dans l'Italie, du serpent boa, des loups, des lynx, de la pierre dire lyngurium, du corail, de la syrtis, de la véientane, des cigales muettes, des oiseaux de Diomède.

Nous avons assez parlé de l'homme. Maintenant, pour revenir à notre sujet, nous allons nous occuper des lieux, et particulièrement de l'Italie, dont nous avons déjà parlé avec éloge à propos de Rome. L'Italie a été décrite avec tant de soin, et principalement par M. Caton, que l'on ne peut rien dire qui ait échappé aux recherches des anciens auteurs. Cet excellent pays préte beaucoup à la louange : les écrivains les plus distingués célèbrent la salubrité des lieux, la douceur du climat, la fertilité du sol, l'heureuse exposition des coteaux, la fraîcheur des bois, l'air pur des vallons, les riches produits de la vigne et des oliviers, la beauté des toisons, et ces fleuves nombreux, ces vastes lacs, ces lieux consacrés à la culture de la violette et qui la voient fleurir deux fois l'année, et au milieu de tout cela, le Vésuve qui exhale des vapeurs et des flammes, les sources tièdes de Baïes, des colonies populeuses, la gracieuse régularité des villes nouvelles, l'imposante beauté des anciennes, qui furent fondées d'abord par les Aborigènes, les Aurunces, les Pélasges, les Arcadiens, les Siciliens, puis par des étrangers venus de toutes les parties de la Grèce, et en dernier lieu par les Romains; ajoutons à cela des côtes couvertes de ports et ouvrant leur sein au commerce des divers peuples du monde.
Toutefois, pour ne pas omettre entièrement l'Italie, il ne me paraît pas hors de propos de m'arrêter d'avantage sur ce qui est peu connu, et de parcourir rapidement un terrain déjà exploré. Qui ne sait, en effet, que l'on doit attribuer soit le nom, soit la fondation du Janiculum à Janus, du Latium et de la Saturnie à Saturne, d'Ardée à Danaé, de Poliéon aux compagnons d'Hercule ; de Pompéies, ville de Campanie, à Hercule lui-même, parce que, vainqueur, il avait amené d'Espagne en grande pompe des troupeaux de boeufs ? En Ligurie, il y a des champs appelés Pierreux, parce que, pendant un combat livré par Hercule, il plut, dit-on, des pierres. L'Ionie doit son nom à la fille de Naulochus, Ione, qui exerçait ses dangereuses séductions sur les grandes routes, et qu'Hercule tua, dit-on. Marsyas, roi des Lydiens, fonda la ville d'Archippe, qui, par suite d'un éboulement, fut engloutie dans le lac Fucin. Jason bâtit le temple de Junon Argiva. L'origine de Pise remonte aux Pélopides ; celle des Dauniens, à Cléolas, fils de Minos; celle des Iapygiens, à Iapyx, fils de Dédale, et celle des Tyrrhéniens, à Tyrrhène, roi de Lydie. Cora fut fondée par les Dardaniens, Agylle par les Pélasges, qui les premiers introduisirent les lettres dans le Latium; Phalisque par l'Argien Halesus, Phalérie par l'Argien Phalerius; Fescennie également par les Argiens. Le port Parthenius fut construit par les Phocéens ; Tibur, d'après Caton, par Catille, chef arcadien de la flotte d'Évandre, et, d'après Sextius, par les Argiens. En effet, Catille, fils d'Amphiaraüs, après la mort surnaturelle de son père au siège de Thèbes, partit, sur l'ordre d'Aeclée son aïeul, et, venu en Italie avec toute sa récolte de l'année pour la consécration du printemps, y donna naissance à trois enfants, Tiburte, Cora, Catille, qui, après avoir chassé d'une ville de Sicile les anciens Sicaniens, appelèrent cette ville Tibur, du nom de Tiburte leur frère aîné. Ulysse bâtit un temple à Minerve dans le Bruttium. L'île de Ligée fut ainsi appelée du nom d'une sirène dont le corps y avait été jeté par les flots. Le tombeau de la sirène Parthénope donna son nom à la ville qu'Auguste préféra depuis appeler Naples. Préneste, d'après Zénodote, fut fondée par Préneste, petit-fils d'Ulysse et fils de Latinus ; ou, d'après les livres mêmes de Préneste, par Céculus, que les soeurs des Dactyles recueillirent, dit-on, près de feux que le hasard leur fit rencontrer. On sait que Philoctète fonda Pétilie, Diomède Arpi et Bénévent, Anténor Padoue ; que Métaponte fut bâtie par les Pyliens, Scyllacée par les Athéniens, Sybaris par les Trézéniens, Sagaris par le fils d'Ajax le Locrien, Salente par les Lyctiens, Ancône par les Siciliens, Gabies par deux frères, Galate et Bius, Siciliens ; Tarente par les Héraclides, l'île de Tensa par les Ioniens, Paestum par les Doriens, Crotone par l'Achéen Myscellus, Regium par les Chalcidiens, Caulon et Terine par les Crotoniates, Locres par ceux de Naryce, Hérète par les Grecs en l'honneur d'Hera (tel est le nom que les Grecs donnent à Junon), Aricie par Archiloque de Sicile, à qui, selon Hemina, elle doit son nom. C'est là qu'Oreste, averti par un oracle, consacra, avant son retour à Argos, une statue de Diane Scythique, qu'il avait rapportée de la Chersonèse Taurique. Les habitants de Zanclé fondèrent Métaure ; les Locriens, Métaponte, que l'on nomme aujourd'hui Vibo.
Bocchus prétend que les Ombres sont une race ancienne de Gaulois ; Marc Antoine rapporte que ce peuple, ayant échappé à la calamité de pluies continuelles, reçut des Grecs le nom d'Ombriens. Licinianus fait remonter au Grec Messape l'origine de la Messapie, qui depuis fut appelée Calabre, après avoir été primitivement nommée Peucétie par Peucète, frère d'Oenotrus. Tous les auteurs s'accordent sur ce point, que le cap Palinure doit son nom au timonier d'Épée, le cap Misène à son trompette, l'île de Leucosie à l'une de ses parentes, Caïète à sa nourrice, et qu'enfin Lavinie, son épouse, donna son nom à la ville de Lavinium, qui, d'après Cosconius, fut bâtie quatre ans après la ruine de Troie. N'oublions pas, non plus, que le second été après la prise d'Ilion, Énée, d'après le récit d'Hemina, ayant abordé aux rivages d'Italie avec six cents compagnons au plus, campa près de Laurente, où il dédia à Vénus Frutis une statue qu'il avait apportée de Sicile, reçut de Diomède le Palladium, et bientôt après, partagea, pendant trois ans, le pouvoir royal avec Latinus, qui lui avait donné cinq cents arpents. Après la mort de Latinus, Énée fut revêtu pendant deux ans de l'autorité souveraine; il disparut la septième année [après la prise de Troie] près du fleuve Numicus, et reçut le nom de divinité Indigète. Albe la Longue fut ensuite fondée par Ascagne, ainsi que Fidène et Antium; Nole par les Tyriens, Cumes par les Euhéens. A Cumes est le sanctuaire de la Sibylle, mais de celle dont on interrogea les oracles à Rome vers la cinquantième olympiade, et dont le livre fut consulté par nos pontifes jusqu'au temps de Cornelius Sylla. Ce livre fut alors consumé dans l'incendie du Capitole : la Sibylle elle-même avait déjà brûlé deux autres livres, parce que Tarquin le Superbe lui en offrait un prix moindre que celui qu'elle demandait. On voit encore son tombeau en Sicile. Bocchus pense que les prédictions de la Sibylle de Delphes sont antérieures à la guerre de Troie, et il prouve que plusieurs de ses vers furent insérés par Homère dans son poème. Hérophile d'Erythrée vint quelques années après, et sa science semblable à celle d'une Sibylle lui valut ce nom ; entre autres prédictions mémorables, elle annonça, longtemps avant l'événement, que les Lesbiens perdraient l'empire de la mer. La Sibylle de Cumes ne vint donc que la troisième, comme le prouve la suite même des temps. Ainsi l'Italie, où l'ancien Latium s'étendait autrefois de l'embouchure du Tibre au fleuve Liris, aujourd'hui considérée dans son ensemble, commence au sommet des Alpes, se prolonge des hauteurs de Regium aux rivages du Bruttium, où la mer est sa limite au sud ; puis insensiblement elle s'élève sur la croupe de l'Apennin, entre la mer de Toscane et la mer Adriatique, c'est-à-dire entre les mers Supérieure et Inférieure, et, comme une feuille de chêne, elle est plus haute que large. Plus loin elle se partage en deux branches, dont l'une regarde la mer Ionienne, l'autre celle de Sicile. Entre ces deux branches proéminentes, ce n'est pas sur un seul point, mais au milieu de langues de terre qui s'étendent de côté et d'autre, qu'elle reçoit l'eau d'une mer bordée de promontoires. Remarquons sommairement que là se trouvent la citadelle de Tarente, Scyllacée et la ville de Scylla, la rivière de Cratéïs, mère de Scylla, selon les fables antiques, les montagnes de Regium, les vallées de Paestum, les rochers des Sirènes, les plaines délicieuses de la Campanie, les champs Phlégréens, la demeure de l'île de Terracine, autrefois entourée d'une mer immense, et, grâce au temps, unie aujourd'hui au continent, subissant par là une fortune tout opposée à celle de Regium, que la mer a violemment séparée de la Sicile ; Formies enfin, ville habitée par les Lestrigons. Beaucoup d'autres détails ont été donnés par des hommes d'un talent éprouvé ; nous avons jugé plus sûr de nous taire que de rester au-dessous de ce que l'on a dit. L'Italie, dans sa longueur, s'étend de Prétoria Augusta à Regium, et l'on compte en passant par Rome et Capoue mille vingt milles. La largeur, dans son étendue la plus grande, est de quatre cent dix milles ; dans sa moindre étendue, de cent trente-six. Nulle part l'Italie n'est plus rétrécie que vers le port nommé Camp d'Annibal. Quarante milles font là toute sa largeur. Le nombril de l'Italie, comme dit Varron, est dans le territoire de Réate. L'Italie a d'ailleurs deux mille neuf cent quatre-vingt milles de tour. Dans cette enceinte, le premier golfe de l'Europe commence à l'opposite de Locres, et finit au détroit de Gadès ; le second, qui commence au cap Lacinium, aboutit aux monts Acrocérauniens.
Ajoutons que l'Italie est encore célèbre par le Pô, qui descend des flancs du Vésule, montagne la plus élevée de la chaîne des Alpes ; sa source, située aux limites de la Ligurie, mérite d'être vue. Au pied de la montagne d'où il tombe, il s'abîme sous terre, pour reparaître dans le territoire de Vibo. Nul fleuve n'est plus fameux ; les Grecs l'appellent Éridan. Il s'enfle, au lever de la Canicule, par la fonte des neiges et des glaces; ainsi grossi, il roule trente fleuves dans la mer Adriatique.
Parmi les choses dignes d'être signalées et que tout le Inonde cite, il y a, dans le pays des Falisques, un très-petit nombre de familles que l'on nomme les Hirpiens. Dans le sacrifice qu'ils offrent à Apollon, près du mont Soracte, les Hirpiens, au milieu de gesticulations religieuses, marchent, sans se brûler, sur des bûchers embrasés : la flamme les épargne, en honneur de ce sacrifice. La bienveillance du sénat a manifesté son respect pour ces cérémonies, en exemptant à perpétuité les Hirpiens de toutes charges publiques. On ne doit pas s'étonner que les Marses n'aient rien à craindre des serpents : ils tirent leur origine du fils de Circé, et ils savent que leur aïeul leur a transmis le pouvoir de conjurer les poisons ; aussi les méprisent-ils. Célius dit qu'Eéta eut trois filles, Angitie, Médée et Circé; que Circé habitait les monts Circéiens, et que ses maléfices produisaient des formes d'animaux divers; qu'Angitie habitait les environs du lac Fucin, et que là, combattant les maladies par un art salutaire, elle rendait la vie à l'homme, et fut pour cela mise au rang des déesses ; que Médée, à qui Jason fit rendre les derniers devoirs à Buthrote, commanda aux Marses, ainsi que son fils. Mais quoique l'Italie trouve chez elle les moyens de combattre la morsure des serpents, elle n'est pas toutefois exempte de leurs atteintes. Des serpents forcèrent à fuir les habitants d'Amuncle, ville bâtie par les Grecs sous le nom d'Amycles. On y trouve communément une vipère dont la blessure est mortelle : elle est plus petite que celle que l'on remarque dans les autres parties du monde, et, comme on y fait peu d'attention, elle n'en est que plus dangereuse.
Il y a beaucoup de chélydres en Calabre; on y trouve aussi le boa, serpent qui devient, dit-on, d'une grosseur extraordinaire. Ce sont les troupeaux de boeufs qu'il recherche d'abord, et, s'il y rencontre une vache qui ait beaucoup de lait, il s'attache à son pis, et en continuant ainsi de la tâter pendant longtemps, il prend un développement tel que rien ne saurait résister à sa taille monstrueuse ; il porte alors, en détruisant tous les animaux, le ravage et la désolation dans les pays qu'il parcourt. Sous le règne de Claude, on trouva, au Vatican, dans l'estomac d'un boa tué, un enfant tout entier.
Il y a des loups en Italie, et ce qui les distingue des autres animaux de cette espèce, c'est que l'homme, s'ils l'ont vu les premiers, perd la voix, et que, prévenu par leur regard funeste, il ne peut, quoiqu'il en ait le désir, pousser un cri. C'est à dessein que j'omets bien des choses sur les loups mais, ce qui est fort remarquable, c'est que cet animal porte à la queue un très-petit poil qui a la vertu d'inspirer de l'amour, poil qu'il perd volontairement quand il craint d'être pris, et qui d'ailleurs n'a de vertu qu'autant qu'on l'arrache à l'animal vivant. L'accouplement des loups ne dure pas plus de douze jours dans toute l'année. Pressés par la faim, ils se nourrissent de terre. Pour ceux que l'on nomme cerviers, quand, après avoir jeûné longtemps. ils viennent à manger des viandes qu'ils se sont difficilement procurées, ils les oublient, si par hasard ils tournent la tête ; et, sans se soucier de la nourriture présente, ils vont chercher ailleurs de quoi satisfaire leur appétit. A cette espèce d'animaux appartiennent les lynx, dont l'urine se durcit en pierre précieuse, au dire de ceux qui ont le mieux étudié les pierres. Ce qui prouve que les lynx connaissent cette propriété de leur urine, c'est qu'ils la recouvrent aussitôt de terre, autant qu'ils le peuvent, dans l'intention, sans doute, dit Théophraste, de nous empêcher d'en faire usage. Cette pierre a la couleur du succin ; comme lui elle attire les objets placés à une petite distance, elle calme les douleurs des reins, guérit la jaunisse ; les Grecs l'appellent lyngurium.
Les cigales sont muettes dans le territoire de Regium et là seulement : ce qui doit étonner, car leurs voisines de la campagne de Locres se font entendre plus que toutes les autres. Granius en donne la raison : comme elles troublaient en ces lieux le sommeil d'Hercule, le dieu leur ordonna de se taire, et depuis ce temps elles gardent le silence.
La mer de Ligurie produit des arbrisseaux, dont la tige est molle tant qu'ils restent sous l'eau, et qui présentent au tact comme une chair épaisse ; dès qu'ils sortent de l'eau, dégagés du fond pierreux où ils ont pris naissance, leurs baies deviennent des pierres. Ce n'est pas seulement leur nature qui change, c'est aussi leur couleur : car aussitôt elles deviennent d'un rouge éclatant. Les branches de ces arbrisseaux, d'après nos observations, sont le plus souvent d'un demi-pied de longueur, rarement d'un pied. On en tire divers objets que l'on porte sur soi ; car, selon Zoroastre, cet arbrisseau a beaucoup de vertu : aussi tout ce qui en vient est-il regardé comme spécifique; quelques-uns le nomment corail ; Métrodore l'appelle gorgia. Cet auteur assure qu'iI résiste aux typhons et aux foudres.
On extrait dans une partie de la Lucanie une pierre d'un aspect si agréable, que les étoiles que l'on y remarque ont peu d'éclat, mais reflètent au demi-jour une couleur de safran. Comme c'est près des Syrtes que l'on a découvert cette pierre, on l'appelle syrtite. Il y a aussi la véientane, ainsi appelée du lieu où elle se trouve. Elle est noire ; mais pour le plaisir de la variété elle est bordée de lignes blanches.
Une île, en regard de l'Apulie, remarquable par le tombeau et le temple de Diomède, nourrit seule les oiseaux de Diomède : ce n'est qu'en ce pays que l'on rencontre des oiseaux de cette espèce ; et cela seul serait à remarquer, s'ils n'offraient d'ailleurs d'autres particularités qu'il ne faut pas négliger. Ils ont à peu près la forme des foulques, le plumage blanc, les yeux couleur de feu ; ils ont des dents ; ils volent en troupe, et avec ordre : ils sont dirigés par deux chefs, dont l'un précède et l'autre ferme la marche, le premier pour conduire au but, l'autre pour hâter la lenteur du vol. Voilà l'ordre suivi dans leurs excursions. Quand vient le temps de faire leurs nids, ils creusent avec le bec des trous; puis, en superposant de petites branches, ils font une espèce de claie dont ils recouvrent la cavité qu'ils ont pratiquée, et, pour que rien ne manque à cette construction, si le vent venait à enlever quelques morceaux de bois, ils étendent sur cette claie la terre tirée des trous qu'ils ont faits. Ils ont à leurs nids deux ouvertures, et ce n'est pas un pur effet du hasard, c'est pour que leur sortie ou leur entrée ait lieu par des points donnés du ciel. L'ouverture par laquelle ils sortent pour chercher leur nourriture est vers l'orient; celle par laquelle ils rentrent est à l'occident. Si donc la lumière hâte le départ, elle éclaire aussi le retour. Pour se débarrasser le ventre, ils volent contre le vent, et leurs déjections sont ainsi emportées au loin. Ils savent reconnaître les étrangers qui abordent dans l'île : ils s'approchent davantage des Grecs, et, autant qu'on peut en juger, pour donner un plus grand témoignage d'affection à un compatriote ; si ce sont des hommes d'une autre nation, ils fondent sur eux et les attaquent. Chaque jour ils consacrent de cette manière le temple de Diomède : ils chargent d'eau leurs plumes, et quand elles sont fort trempées, ils se rassemblent, secouent cette sorte de rosée, purifient ainsi le lieu saint, font ensuite entendre un battement d'ailes, et se retirent, comme après l'accomplissement d'une cérémonie. Aussi croit-on que ce sont les compagnons de Diomède changés en oiseaux. Ce qui est certain, c'est qu'avant l'arrivée du héros étolien, ils ne portaient pas le nom d'oiseaux de Diomède, et que depuis on les appelle ainsi.
L'Italie du côté des Liburnes, nation asiatique, s'étend jusqu'à la Dalmatie, bornée elle-même par l'Illyrie, et où habitent les Dardaniens, qui, descendus des Troyens, ont contracté des moeurs barbares. Du côté des Liguriens ils s'étendent jusqu'à la province Narbonaise, où les Phocéens, qu'éloigna autrefois l'arrivée des Perses, ont fondé. la ville de Marseille vers la quarante-cinquième olympiade. C. Marius, pendant la guerre contre les Cimbres, fit creuser des canaux pour donner accès à la mer, et rendre moins dangereux pour la navigation le cours impétueux du Rhône, fleuve qui, se précipitant des Alpes, roule d'abord ses eaux dans l'Helvétie, entraînant dans sa course d'autres fleuves, et devient, grâce à ses accroissements, plus orageux que la mer dans laquelle il se jette ; à cette différence près, que ce sont les vents qui agitent la mer, et que le Rhône est agité, même par un temps calme. Aussi le compte-t-on parmi les trois plus grands fleures de l'Europe. C'est là que se trouvait le lieu appelé Aquae Sextiliae, où le consul tint autrefois ses quartiers d'hiver, et qui depuis devint une ville. La vive chaleur des eaux de ce lieu s'est affaiblie par le temps, et n'est plus digne de son ancienne renommée. Si nous nous reportons à la Grèce, le rivage de Tarente attire nos regards. C'est là que du promontoire nommé Acra lapygia se trouve le plus court trajet pour l'Achaïe.  

III. De la Corse, et, dans la Corse, de la pierre dite catochitis.

Quittons l'Italie : d'autres parties de la terre nous appellent, et il serait trop long dl'effleurer dans notre énumération toutes les îles qui sont en regard des promontoires de l'Italie ; et cependant, placées dans les lieux les plus délicieux, et offertes, pour ainsi dire, en spectacle, elles ne devraient pas être passées sous silence. Mais combien nous ennuierions si, omettant l'essentiel, nous allions, par une sorte de paresse, citer Pandataris ou Prochyta, ou Ilua, célèbre par ses mines de fer, ou Caprarie, l'Aegilon des Grecs, ou Planasie, ainsi appelée de l'aspect que présente sa hauteur, ou Colombarie, mère des oiseaux dont elle tire son nom, ou les Ithacésies, qui furent, dit-on, l'observatoire d'Ulysse, ou Énarie, qu'Homère appelle Inarime, d'autres enfin qui ne sont pas moins agréables, parmi lesquelles est la Corse, décrite longuement par tant d'auteurs, et avec une telle exactitude, qu'un esprit difficile n'y peut rien désirer. On sait comment cette île fut peuplée par les Liguriens, comment on y construisit des villes ; on sait que Marius et Sylla y amenèrent des colonies, et que la mer de Ligurie baigne la Corse. Laissons tout cela de côté.
La Corse, et c'est une particularité de son territoire, produit seule la pierre tout à fait remarquable, dite catochitis. Cette pierre est plus grande que celles qui servent à l'ornement : c'est moins une gemme qu'un caillou. Elle retient captive la main qui s'y pose, s'unissant à tel point aux corps qui la touchent, qu'ils y demeurent attachés ; elle semble enduite de je ne sais quelle matière visqueuse, semblable à la gomme. On dit que Démocrite d'Abdère portait souvent cette pierre pour montrer !es forces occultes de la nature, dans les luttes qu'il soutint contre les mages.

IV. De la Sardaigne, et, dans la Sardaigne, de la solifuge et de l'herbe sardonique.

Quant à la Sardaigne, que Timée appelle Sandaliotes, et Crispus lchnuse, on sait dans quelle mer elle est située, et par qui elle fut peuplée. Ainsi peu importe de rappeler que Sardus, fils d'Hercule, et Norax, fils de Mercure, le premier arrivant de la Libye, le second de Tartesse, ville d'Espagne, vinrent en ces contrées, et donnèrent, Sardus son nom au pays même, Norax le sien à la ville de Nora ; qu'après eux régna Aristée à Caralis, ville qu'il avait bâtie, établissant ainsi une alliance entre deux peuples d'un sang différent, et ramenant aux mêmes moeurs des nations divisées jusqu'alors, mais que ce changement ne rendit en rien rebelles à son autorité.
Pour ne nous arrêter ni sur cette particularité, ni sur Iolaüs qui vint fixer sa demeure en ce pays, ni sur les Iliens et les Locriens, remarquons qu'il n'y a pas en Sardaigne de serpents, mais que le solifuge est dans ce pays ce qu'est ailleurs le serpent. Le solifuge, très-petit animal de la forme d'une araignée, est ainsi appelé parce qu'il fuit le soleil (5). Il se trouve fréquemment dans les mines d'argent : car le sol de ce pays contient beaucoup de ce métal. Il se glisse sans être vu, et blesse mortellement ceux qui ont l'imprudence de s'asseoir sur lui. Il y a encore dans ce pays autre chose de dangereux, c'est l'herbe sardonique, que les écoulements des eaux de fontaines ne font naître que trop abondamment. Si l'on s'avise, par ignorance, d'en manger, les nerfs se contractent, la bouche s'ouvre et s'étend, et l'on meurt en paraissant rire. Les eaux, au contraire, offrent mille avantages. Les étangs sont très poissonneux; on conserve les eaux pluviales de l'hiver pour obvier à la sécheresse de l'été : car les Sardes savent mettre la pluie à profit. Les eaux qu'ils ont recueillies parent aux besoins de leur consommation, quand les sources sont taries.
En quelques lieux bouillonnent des sources d'eaux chaudes et salutaires, dont ou tire des remèdes, et qui sont propres, soit à consolider les os fracturés, soit à détruire le venin insinué par des solifuges, soit à guérir les maladies des yeux. Celles qui guérissent les yeux servent aussi à découvrir les voleurs car celui qui, sous la foi du serment, nie un larcin, et se mouille les yeux. de cette eau, y voit mieux, s'il n'est pas coupable de parjure ; s'il a violé sa foi, il est frappé de cécité, et la perte de la vue est une preuve du crime commis dans les ténèbres.

V. De la Sicile, et, dans la Sicile, des curiosités du sol et des eaux, puis de la pierre nommée agate.

Si nous avons égard à l'ordre des temps ou à celui des lieux, après la Sardaigne, c'est la Sicile qui nous appelle : d'abord parce que ces deux îles, réduites sous la domination romaine, devinrent des provinces à la même époque, puisque la même année, la première échut à M. Valerius, la seconde à C. Flaminius, comme préteurs ; ensuite parce que le détroit de Sicile a donné son nom à la mer de Sardaigne. Un des caractères les plus remarquables de la Sicile est la forme triangulaire que lui donnent ses promontoires : le Pachyne regarde le Péloponnèse et le midi ; le Pélore se tourne au couchant du côté de l'Italie ; le Lilybée s'étend vers l'Afrique. Parmi ces promontoires, le Pélore tient le premier rang pour l'heureuse nature du sol, qui est tel que l'humidité ne produit pas de boue, et que la sécheresse ne résout pas la terre en poussière. Dans l'intérieur, quand le pays s'est élargi, on trouve trois lacs, dont l'un est remarquable, non parce qu'il est très poissonneux, ce que je ne citerais pas comme une merveille, mais parce que ses environs sont plantés de petits bois qui nourrissent dans leur sein du gibier, de sorte que les chasseurs qui pénètrent par certains chemins, que on suit à pied, peuvent se procurer le double plaisir de la pêche et de la chasse. On regarde comme sacré le troisième lac, au milieu duquel s'élève un rocher (6) qui sépare les eaux basses des eaux profondes. Pour y arriver, on a de l'eau jusqu'aux jambes ; on ne doit ni sonder, ni même toucher ce qui est au delà. Celui qui l'oserait, serait puni de la perte de toute la partie du corps qui aurait été immergée. On dit qu'un pêcheur, ayant jeté sa ligne le plus loin possible dans les eaux profondes, et y ayant plongé le bras pour chercher à la ramener, eut la main percluse.
Dans la région du Pélore est une colonie, Taurominium, jadis Naxos, puis la ville de Messine ; vis-à-vis, en Italie, se trouve Regium, nommée „R®gion par les Grecs, à cause de la séparation violente des deux contrées. Au Pachyne, la mer contient une grande quantité de thons, de hérissons, de poissons de tout genre : aussi y fait-on toujours des pêches abondantes. Le promontoire de Lilybée est renommé par la ville de Lilybée et le tombeau de la Sibylle. Longtemps avant la guerre de Troie, la Sicile s'appelait Sicanie, du nom du roi Sicanus, qui jadis y aborda avec une troupe considérable d'Ibères; puis vint Siculus, fils de Neptune. On y vit affluer beaucoup de Corinthiens, d'Argiens, de Troyens, de Doriens, de Crétois. Dédale, l'habile artiste, était du nombre. La principale ville de la Sicile est Syracuse, où, même lorsque le ciel est enveloppé des nuages de l'hiver, on voit chaque jour le soleil. Ajoutons que dans cette ville est la fontaine d'Aréthuse. Les monts les plus élevés sont l'Etna et l'Éryx. L'Etna est consacré à Vulcain, l'Éryx à Vénus. Au sommet de l'Etna sont deux ouvertures, que l'on nomme cratères, d'où s'échappe une vapeur épaisse, après un bruit qui longtemps gronde sourdement dans les entrailles de la terre, au sein de ces brûlantes cavernes ; ce n'est jamais qu'après ce mugissement que s'exhalent des tourbillons de flamme. C'est là quelque chose de merveilleux ; ce qui ne l'est pas moins, c'est qu'au milieu de ces convulsions du mont embrasé, la neige apparaît mêlée au feu, et que le sommet, d'où jaillit l'incendie, garde constamment la blancheur et l'aspect des frimas. Ainsi, par l'effet de forces invincibles et contraires, le froid ne tempère point la chaleur, la chaleur ne diminue point l'intensité du froid. On cite encore deux monts, le Nébrode et le Neptunien : du haut de ce dernier on découvre la mer de Toscane et l'Adriatique; des troupes de daims et de faons parcourent le Nébrode : c'est de là que lui vient son nom. Toutes les productions de la Sicile, qu'elles soient le fruit du sol ou celui de la culture, sont estimées ; toutefois le safran de Centorbe l'emporte sur toute autre production. C'est en Sicile que fut inventée la comédie ; c'est là que prirent naissance les bouffonneries des jeux mimiques. La Sicile est le pays d'Archimède, habile astronome, habile mécanicien ; c'est celui de Laïs, qui aima mieux se choisir une patrie que d'avouer la sienne. De vastes cavernes attestent en Sicle l'origine des Cyclopes ; on y retrouve la demeure des Lestrigons, qui porte encore aujourd'hui leur nom. C'est là que parut Cérès qui enseigna aux hommes la culture du blé. Là se trouvent les champs d'Enna toujours fleuris, et jouissant d'un printemps que chaque jour voit renaître. C'est près de ce lieu qu'est l'ouverture d'où l'on dit que Pluton, quittant les enfers pour enlever Proserpine, vit la clarté du jour.
Catane et Syracuse se disputent les noms de deux frères illustres. Selon les habitants de Catane, ces deux frères se nommaient Anapis et Amphinomus ; selon les Syracusains, Emantias et Criton. Un fait cependant à l'appui des prétentions de Catane, c'est que dans une éruption de l'Etna deux jeunes gens enlevèrent les auteurs de leurs jours du milieu des flammes, sans que e feu les atteignît eux-mêmes. La postérité honora leur mémoire, et le lieu de leur sépulture se nomme le Champ des pieux.
Quant à la fontaine Aréthuse et au fleuve Alphée, ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se confondent. On raconte d'ailleurs sur ces fleuves une foule de merveilles. Si l'on puise, sans avoir été purifié, aux eaux de Diane, dont le cours se dirige vers Canierina, le mélange du vin et de l'eau ne pourra s'opérer. Dans le pays de Ségeste, l'Helbèse, au milieu de son cours, bouillonne subitement.
L'Acis, quoique sortant de l'Etna, n'est surpassé par aucun fleuve en fraîcheur. Les eaux d'Himère changent selon le point du ciel vers lequel elles se dirigent: elles sont amères quand elles coulent vers le nord, et douces dès qu'elles se tournent au midi. Si les eaux nous offrent des particularités extraordinaires, les salines nous en fournissent qui ne sont pas moins étonnantes. Jeté sur le feu, le sel d'Agrigente se dissout; l'eau le fait, au contraire, pétiller, comme s'il brûlait. Le sel d'Enna tire sur le pourpre, celui du cap Pachyne est transparent. Les autres minéraux des salines, ceux qui avoisinent Agrigente ou Centorbe, servent, comme la pierre, à reproduire les traits des hommes ou des dieux. Aux environs de Thermes est une île fertile en roseaux propres à rendre les sons de toute flûte : de la praecentoria, qui donne le ton dans les cérémonies religieuses; de la vasca, qui précède la praecentoria ; de la puellatoria, dont l'harmonie est aussi claire que la voix d'une jeune fille ; de la gingrina, aux accents plus brefs, et toutefois plus perçants ; des milvines, aux sons aigus ; des lydiennes, appelées aussi turaires ; des corinthiennes, des égyptiennes, d'autres enfin diversement classées par les musiciens pour l'emploi comme pour le nom. Près d'Halèse, une source, ordinairement calme et tranquille, élève ses eaux aux accords de la flûte, et, comme émue par ces sons harmonieux, franchit ses bords. L'étang de Gélon, par son odeur infecte, chasse ceux qui l'approchent. On y trouve deux sources : l'une, dont l'eau rend fécondes les femmes stériles ; l'autre, dent l'eau rend stériles les femmes fécondes. L'étang de Pétra, mortel pour les serpents, offre à l'homme des eaux salubres. On voit sur le lac d'Agrigente de l'huile surnager : cette substance grasse adhère aux feuilles des roseaux ; elle provient d'une espèce de bourbier compacte, qui présente un chevelu dont on tire des remèdes contre les maladies des bestiaux. Non loin de là est la colline de Vulcain, où ceux qui veulent faire un sacrifice, élèvent sur l'autel un monceau de bois de vigne, sans y mettre le feu ; quand ils y ont placé les entrailles de la victime, si le dieu est propice, s'il accepte le sacrifice, les sarments, quelque verts qu'ils soient, s'allument d'eux-mêmes, et sans qu'aucune flamme en soit approchée, le dieu en détermine l'embrasement. La flamme se joue au-tour des convives du banquet sacré; dans ses capricieuses évolutions elle touche sans brûler, et n'est que le signe de l'accomplissement régulier de la cérémonie. Ce même territoire d'Agrigente abonde en sources bourbeuses, et comme le limon amené par ces sources suffit pour établir des rives dans cette partie de la Sicile, le sol ne fait jamais défaut, et la terre rejette continuellement de la terre.
L'agate fut pour la première fois trouvée en Sicile, sur les bords du fleuve Achate : pierre alors estimée, parce qu'elle ne se trouvait que là, et que ses veines nuancées représentent, quand elle est de première qualité, divers objets de la nature. C'est ce qui donna de la célébrité à l'anneau du roi Pyrrhus, qui fit la guerre aux Romains : dans cet anneau était enchâssée une agate qui représentait les neuf Muses avec leurs attributs, et Apollon une lyre à la main, non que l'art y eût contribué, mais naturellement. Aujourd'hui on trouve l'agate en divers endroits. La Crète produit le corail-agate, qui ressemble à l'agate, mais qui est semé de taches d'or, et qui est un préservatif contre les morsures des scorpions. L'Inde donne des agates qui représentent tantôt des bois, tantôt des animaux; qui, lorsqu'on les regarde, soulagent la vue; qui enfin, placées dans la bouche apaisent la soif. Il y en a qui, au feu, exhalent une odeur de myrrhe. L'hémagate a des taches de sang. L'agate que l'on estime le plus a la transparence du verre : telle est celle de Chypre. Celles qui ressemblent à de la cire sont très communes et par conséquent peu estimées. L'île entière de Sicile a trois mille stades de circonférence. 

VI. Des îles Vulcaniennes.

Dans le détroit de Sicile sont les îles Héphestiennes, à vingt-cinq milles de l'Italie, où elles prennent le rom de Vulcaniennes - c'est qu'en effet leur sol igné emprunte ou communique à l'Etna des feux souterrains. Ce séjour est regardé comme celui du dieu du feu. Elles sont au nombre de sept. L'une doit son nom de Lipara à Liparus, qui la gouverna avant Éole. Une autre reçut le rom d'Hiéra : elle est particulièrement consacrée à Vulcain ; elle a une colline très élevée, d'où s'exhalent la nuit des tourbillons de flamme. Strongyle, la troisième, qu'habitait Éole, se trouve à l'est, présente peu de caps, et diffère des autres en ce que ses flammes sont plus claires, ce qui fait que les habitants calculent, d'après la fumée qui s'en échappe, quels vents doivent souffler pendant trois jours. De là vint qu'Eole fut regardé comme le roi des vents. Quant aux autres îles, Didyme, Éricuse, Phénicuse, Évonyme, comme elles se ressemblent, il suffit de les nommer.

VII. Troisième golfe d'Europe, et, dans ce golfe, des lieux remarquables de la Grèce, des fleuves, des sources, des merles, des perdrix, de la pierre dite galactite, de la pierre dite asbeste, d'Arion.

Le troisième golfe commence aux monts Céranniens et se termine à l'Hellespont. Là se trouvent chez les Molosses, outre le temple de Jupiter Dodonéen, le mont Tomare, dont cent sources arrosent le pied, au rapport de Théopompe. Il y a en Épire une source sacrée dont l'eau est froide plus qu'aucune autre, et qui produit deux effets contraires : si vous y plongez un flambeau allumé, il s'éteint ; si vous en approchez à une certaine distance un flambeau éteint, il se rallume de lui-même. Dodone s'élève sur le penchant du Tomare. Delphes est célèbre par le fleuve Céphise, par la fontaine de Castalie, par le mont Parnasse. On remarque le mont Aracynthe en Acarnanie. Cette province est séparée de l'Etolie per le Pinde, où prend sa source l'Achéloüs, qui ne le cède en célébrité à aucun des fleuves de la Grèce. Et c'est à juste titre, puisque parmi les pierres qui brillent sur ses bords on trouve la galactite, qui, quoique étant de couleur noire, rend, si on la broie, une humeur qui a l'aspect et le goût du lait. Attachée sur le sein des nourrices, elle leur donne beaucoup de lait ; suspendue au cou des enfants, elle produit chez eux une salivation abondante. Tenue dans la bouche, elle se fond, et alors elle fait perdre le don précieux de la mémoire. Après le Nil, l'Achéloüs est le seul fleuve qui la fournisse.
Près de la ville de Patres, est le mont Scioessa, que ses neuf collines ombragées rendent presque inaccessible aux rayons du soleil, et qui n'est d'ailleurs connu que sous ce rapport. Dans la Laconie est la caverne du Ténare. Il y a aussi vis-à-vis de l'Afrique un promontoire du nom de Ténare, où est le temple d'Arion de Méthymne, qui aborda sur ce rivage, porté par un dauphin, comme l'atteste un monument d'airain qui reproduit et consacre les détails de cette aventure ; l'époque en est d'ailleurs précisée. Ce fait eut lieu à la vingt-neuvième olympiade, dans laquelle ce même Arion fut vainqueur en Sicile. Il y a encore une autre ville du nom de Ténare, d'une ancienneté remarquable ; puis quelques autres, parmi lesquelles Leuctres, depuis longtemps célèbre par la sanglante défaite des lacédémoniens ; Amycles, que perdit son silence ; Sparte, renommée par le temple de Castor et Pollux, et par les hauts faits d'Othryade ; Thérapné, d'où vient le culte de Diane ; Pitane, que rendit célèbre la sagesse du stoïcien Archésilas, né dans cette ville; Anthia et Cardamyle, aux lieux où fut autrefois Thyré, et où, dans la dix-septième année du règne de Romulus, il y eut entre les Lacédémoniens et les Argiens une guerre mémorable. Le mont Taygète et le fleuve Éurotas sont trop connus pour qu'il soit besoin d'en parler.
L'Inachus, fleuve d'Achaïe, traverse l'Argolide ; il doit son nom au roi Inachus, à qui remonte la première célébrité de ce pays. On admire à Épidaure le temple d'Esculape, où viennent coucher les malades pour y apprendre en songe quels remèdes ils doivent employer. Il suffit de nommer ici Pallantée, ville d'Arcadie : Evandre, roi d'Arcadie, tira du nom de cette ville celui de notre Palatium. En Arcadie, les monts Cyllène, Lycée et Ménale eurent des dieux pour nourrissons ; l'Erymanthe mérite aussi d'être cité. Parmi les fleuves, l'Erymanthe, qui sort du mont Érymanthe, et le Ladon, sont fameux, le premier par le combat d'Hercule, le second parle séjour de Pan. Varron dit qu'il y a en Arcadie une source qui donne la mort à celui qui en boit. Les oiseaux de cette contrée ne présentent rien qui soit digne de remarque, sinon que le merle, noir dans tout autre pays, est très blanc aux environs de Cyllène.
N'oublions pas une pierre que l'on trouve en Arcadie : c'est l'asbeste, qui a la couleur du fer. Une fois rougie au feu, elle ne s'éteint plus.
L'Isthme s'étend jusqu'au golfe de Mégare. Il est remarquable par un temple de Neptune et par les jeux qu'on y célèbre tous les cinq ans. Ces jeux furent institués, dit-on, parce que cinq golfes entourent le Péloponnèse : au nord le golfe Ionien, à l'ouest le golfe de Sicile, au nord-est celui d'Égée, au sud-est celui de Myrtos, et enfin celui de Crète, au midi. Ces jeux, interrompus sous le tyran Cypselus, furent rendus à leur splendeur première par les Corinthiens, dans la quarante-neuvième olympiade.
Le Péloponnèse, comme l'atteste son nom, eut autrefois Pélops pour roi. Cette presqu'île, par ses angles saillants et rentrants, présente la forme d'une feuille de platane ; elle s'étend entre les mers Ionienne et Égée, dont elle ne sépare pas les rivages de plus de quatre milles, par une petite langue de terre, que, pour cela même, on appelle l'Isthme. Là commence l'Hellade, que les Romains nomment la véritable Grèce.
L'Attique d'aujourd'hui est l'Acté d'autrefois. Là s'élève Athènes, qu'avoisinent les roches Scironiennes, qui ont six milles de long, et qui doivent leur nom à l'éclatante vengeance que Thésée tira des crimes d'un brigand. C'est de ces roches qu'Ino se précipita dans les flots avec Palémon son fils, et augmenta ainsi le nombre des divinités de la mer. Nous ne passerons pas non plus sous silence les monts de l'Attique : l'Icare, le Brilesse, le Lycabèthe, l'Égiale, l'Hymette surtout, qui, à juste titre, est le plus renommé, parce que, couvert de fleurs, il fournit un miel d'un goût excellent, et l'emporte par là sur tous les monts de cette contrée ou des autres pays. On admire en Attique la fontaine Callirhoé, sans toutefois dédaigner une autre fontaine, Crunèse. Le lieu où se tenait le tribunal d'Athènes se nommait l'Aréopage. Les plaines de Marathon sont fameuses par la sanglante bataille qui s'y est livrée. Beaucoup d'îles sont situées en face du continent de l'Attique, et sont, pour ainsi dite, à ses portes: Salamine, Suniurn, Céos, Cos, où, d'après Varron, se firent pour la première fois, grâce aux progrès de l'art, des vêtements plus délicats pour la parure des femmes.
Parmi les villes de Béotie, Thèbes tient le premier rang. Thèbes fut fondée par Amphion, non pas que les accords de sa lyre aient entraîné les pierres, mais parce que ses paroles persuasives firent passer à un état régulier de société des hommes qui n'habitaient que des rochers et dont les moeurs étaient incultes. Cette ville se glorifie de divinités nées dans son sein, comme l'attestent les chants sacrés où l'on célèbre Hercule et Bacchus. Pres de Thèbes se trouvent le bois sacré de l'Hélicon, le Cithéron, le fleuve Ismène, les fontaines Aréthuse, Oedipodie, Psamaté, Dircé, Aganippe et Hippocrène : ces deux dernières sont surtout fameuses. Cadmus, l'inventeur de l'écriture, les découvrit, dans une course à cheval, en cherchant le lieu où il devait s'arrêter. Les poètes, pour donner à ces deux fontaines une égale renommée, ont supposé que Pégase, avait fait jaillir la première d'un coup de pied, et que toutes les deux inspiraient celui qui venait y boire.
L'île d'Eubée, en s'étendant de deux côtés, forme le port de l'Aulide, célèbre par la ligue des Grecs contre Troie. Les Béotiens étaient primitivement les Lélèges. Le Céphise passe en Béotie avant de se perdre dans la mer.
Dans cette contrée se trouvent le golfe d'Oponte, la ville de Larisse, Delphes, Rhamne, où l'on remarque le temple d'Amphiaraüs et la statue de Diane, ouvrage de Phidias. Selon Varron, il y a en Béotie deux fleuves, dont les eaux, quoique provenant de sources distinctes, produisent un phénomène analogue : si des brebis viennent boire à l'un de ces fleuves, elles deviennent noires ; si elles boivent à l'autre, leur laine devient blanche. Il ajoute qu'il y a aussi en Béotie un puits pestilentiel dort les eaux donnent la mort à celui qui en boit.
Les perdrix, qui partout sont libres, comme tous les autres oiseaux, ne le sont pas en Béotie ; elles n'ont pas un vol indépendant : il y a dans l'air même des limites qu'elles n'osent franchir; elles ne vont jamais au delà, et ne pénètrent pas dans l'Attique. Voilà ce qu'offrent ce particulier les perdrix de la Béotie ; nous allons résumer ce qui est commun à tous les oiseaux de cette espèce.
Les perdrix savent habilement arranger et munir leurs nids : elles les couvrent de broussailles, de branches épineuses, dont les piquants écartent les animaux malfaisants. Elles forment un lit de poussière pour y déposer leurs oeufs, vers lesquels elles retournent furtivement, de peur qu'un séjour trop assidu ne fasse découvrir lit lieu qu'elles ont choisi. Souvent les femelles transportent ailleurs leurs oeufs, pour tromper les mâles, qui les brisent dans leur impatience de satisfaire une trop vive passion. Vers l'époque de la pariade, les mâles se battent entre eux, et le vaincu, comme si c'était une femelle, subit, dit-on, la lubricité du vainqueur. Quant aux femelles, elles sont d'une ardeur telle, que le vent qui leur apporte l'odeur des mâles suffit pour les féconder. Si quelqu'un s'approche de l'endroit où couvent les mères, elles viennent à sa rencontre, et en feignant de souffrir des pattes ou des ailes, elles laissent croire, par leur lenteur, qu'on peut les prendre sans peine. C'est par cette feinte qu'elles excitent. et trompent l'espoir de ceux qui se présentent, jusqu'à ce qu'ils soient bien loin de la couvée. Les petits ne se montrent pas moins soigneux de leur conservation : quand ils craignent d'avoir été vus, ils se couchent sur le dos, et, à l'aide de leurs pattes, ils élèvent sur eux de petits tas de terre, dont ils se couvrent avec tant d'adresse qu'ils échappent même à la vue de celui qui vient de les surprendre.

VIII. [De la Thessalie et de la Magnésie. Philippe privé d'un œil.]

La Thessalie est la même contrée que l'Hémonie, appelée par Homère l'Argos Pélasgique. C'est là que naquit  Hellen, ce roi qui donna son nom aux Hellènes. Derrière la Thessalie s'étend jusqu'à la Macédoine la Piérie, que la victoire soumit au joug des Macédoniens. Elle renferme beaucoup de villes et de fleuves. Les villes remarquables sont Phthie, Larisse de Thessalie et Thèbes. Parmi les fleuves on distingue le Pénée, qui descend, entre l'Ossa et l'Olympe, d'une colline légèrement inclinée à droite et à gauche, dans cette longue vallée boisée que l'on nomme Tempé ; ce fleuve, dont ensuite les eaux plis abondantes coulent entre la Macédoine et la Magnésie, se jette dans le golfe de Thermes. En Thessalie sont les plaines de Pharsale, où fit explosion l'orage des guerres civiles. Pour ne pas parler de montagnes trop connues, laissons la description du Pinde et de l'Othrys à ceux qui s'occupent de l'origine des Lapithes ; celle de l'Ossa à ceux qu'intéressent les étables des Centaures. Le Pélion est tellement célèbre par le festin nuptial de Thétis et de Pélée, que l'on s'étonnerait à plus juste titre de le voir omis.
Dans la Magnésie se trouve Mothone. Philippe, le père d'Alexandre le Grand, au siège de cette ville, fut atteint à l'oeil d'une flèche lancée par un de ses habitants appelé Aster, qui sur cette flèche avait désigné et le nom de celui qui la lançait, et l'endroit qu'elle devait frapper, et le nom de celui auquel elle était adressée. Nous pouvons conjecturer que ce peuple excellait dans l'art de lancer les flèches par l'exemple seul de Philoctète, puisque Mélibée fait partie de cette contrée. Pour ne pas omettre une source inspiratrice des poètes, citons la fontaine de Libethra qui se trouve également dans la Magnésie.

IX. De la Macédoine et de ses rois, de la nature du mont Olympe, et de la pierre dite péanite.

Le pays qu'habitaient autrefois les Edones, et que l'on appelait Mygdonie, Piérie, Émathie, est aujourd'hui connu sous le nom uniforme de Macédoine ; les différentes parties de cette contrée, qui formaient autrefois autant d'États distincts, ont été réunies en un seul, auquel les Macédoniens ont imposé leur nom. La Macédoine est d'un côté bornée par la Thrace ; ses limites, au midi, sont la Thessalie et l'Épire; à l'ouest, la Dardanie et l'Illyrie ; au nord, la Péonie et la Pélagonie. Du côté des Triballes, de hautes montagnes l'exposent au souffle glacé des vents du nord. Enfin le Strymon, qui descend de l'Hémus, sépare la Macédoine de la Thrace.
Pour ne parler ni du mont Rhodope en Mygdonie, ni de l'Athos, rendu navigable pour l'armée des Perses, et dont le détroit qu'ils ouvrirent a un mille et demi de long, je dirai un mot des riches et nombreuses mines d'or et d'argent que l'on exploite en Macédoine, et en même temps de l'Orestide. Voici l'origine du nom dOrestes, donné aux habitants de ce pays. Parti de Mycènes en fugitif, après le meurtre de sa mère, Oreste, qui voulait porter plus loin ses pas, laissa secrètement en Émathie un jeune enfant, qu'il avait eu dans cette contrée d'Hermione, la compagne de sa vie infortunée. Cet enfant grandit, plein de l'orgueil qu'inspire un sang royal, et portant le nom de son père; puis, après s'être emparé de tout le territoire qui s'étend entre la Macédoine et la mer Adriatique, il donna le nom d'Orestide au pays sur lequel il avait régné.
Phlegra, qui, avant d'être une ville, fut, dit-on, le théâtre du combat des dieux et des géants, m'avertit de rappeler les preuves qui dans cette contrée attestent maintenant encore l'expédition divine. Si parfois en ces lieux, et cela arrive, les pluies amènent des torrents, et que les eaux, brisant toute digue, se précipitent dans les champs avec violence, aujourd'hui même, l'inondation met à découvert des os, semblables à ceux des corps humains, mais d'une dimension bien plus grande, et dont l'énormité annonce l'ancienne existence d'une armée monstrueuse ; et ce qui vient à l'appui de cette assertion, c'est la grandeur démesurée de rochers, qui, dit-on, servirent à l'attaque du ciel.
J'arrive au reste des montagnes qui s'étendent dans la Thessalie et dans l'Athamanie. Elles sont plus élevées qu'aucune autre, et il n'est rien dans l'univers qu'on puisse avec raison leur comparer ; car ce sont les seules que le débordement diluvien, qui étendit partout son ravage, n'ait pas atteintes. Il y a des preuves incontestables que les eaux n'y sont pas arrivées : dans les flancs caverneux des rochers que minèrent alors les flots furieux, on trouve des aspérités produites par des coquillages, et d'autres objets que la mer agitée rejette en abondance, de sorte que ces rochers, quoique situés au milieu des terres, présentent l'aspect d'un rivage. Les merveilles du mont Olympe montrent que c'est à juste titre qu'Homère l'a célébré : d'abord son sommet est si élevé que les habitants du pays l'appellent le ciel. Sur la cime du mont est un autel dédié à Jupiter. S'il reste quelque chose après le sacrifice des victimes que l'on y offre, les vents ne le dissipent pas, les pluies ne le détrempent pas; mais après une année, les restes se retrouvent tels qu'ils avaient été laissés ; et quelle que soit la température, les vents respectent ce qui une Fois a été consacré au dieu. Les lettres écrites sur la cendre subsistent jusqu'au renouvellement de la cérémonie annuelle.
Je vais parler maintenant des habitants de cette contrée. Emathius, qui le premier régna en Emathie, est regardé comme fils de la terre, soit parce que les traces de son origine se sont perdues, soit parce qu'il en est effectivement ainsi. Depuis ce prince jusqu'à la naissance de Macedo, le nom d'Emathie a subsisté ; mais Macedo, petit-fils maternel de Deucalion, qui seul avec sa famille avait échappé à la ruine du monde, appela ce pays Macédoine, d'après son propre nom. Après Macedo, vient un chef de Péloponnésiens, Caranus, qui, d'après une réponse de l'oracle, fonda, aux lieux où il avait remarqué que s'était arrêté son troupeau de chèvres, une ville du nom d'Égéen où il était d'usage d'ensevelir les rois : les anciens Macédoniens n'avaient pas d'autre emplacement pour les tombeaux de leurs grands hommes. A Caranus succéda Perdiccas, vers la vingt-deuxième olympiade : c'est le premier qui en Macédoine ait porté le nom de roi. A Perdiccas succéda Alexandre, fils d'Amyntas, nommé le Riche ; et ce n'est pas sans raison : il fut si habile à augmenter ses richesses, qu'il put, le premier de tous, envoyer en présent à Delphes pour Apollon, en Élide pour Jupiter, des statues d'or. Il recherchait extrêmement le plaisir de l'oreille : il s'attacha, pour son agrément, par de riches présents, ceux qui savaient jouer de la lyre, et entre autres le poète Pindare. Après lui régna Archelaüs, consommé dans le métier des armes, et non moins illustre par les combats qu'il livra sur mer. Cet Archelaüs aimait tellement les lettres, qu'il consultait Euripide pour la plus grande partie des affaires de son gouvernement : il ne se contenta pas de faire les frais des funérailles du poète, il se fit couper les cheveux, et son extérieur témoigna de la tristesse de son âme. Vainqueur à une course de chars, aux jeux Pythiens et aux jeux Olympiques, ce même Archelaüs se fit gloire, en Grec plutôt qu'en roi, de ce double succès.
Après Archelaüs des troubles agitèrent la Macédoine, qui passa sous les lois d'Amyntas. Amyntas eut trois fils : ce fut Alexandre qui succéda à son père. A la mort d'Alexandre, Perdiccas obtint le souverain pouvoir, dont, mourant lui-même, il laissa l'héritage à Philippe, son frère : c'est ce même Philippe qui, comme nous l'avons dit plus haut, perdit l'oeil droit au siège de Mothone. Un présage avait précédé cet accident : aux noces de Philippe, les joueurs de flûte qu'on avait appelés firent entendre, dit-on, l'air des Cyclopes, comme s'il y eût eu collusion entre eux : Philippe fut le père d'Alexandre le Grand, quoique la mère de ce dernier, Olympias, ait voulu attribuer à son fils une naissance plus remarquable, en supposant qu'elle avait eu commerce avec un dragon. Pour lui, il se distingua tellement qu'on pût le croire fils d'un dieu. Ses maîtres furent Aristote et Callisthène ; il parcourut l'univers les armes à la main il soumit l'Asie, l'Arménie, l'Ibérie, l'Albanie, la Cappadoce, la Syrie, l'Égypte. Il franchit le Taurus et le Caucase, conquit la Bactriane, dicta des lois aux Mi des et aux Perses, et enfin, après avoir traversé le monde, il s'empara de l'Inde, où avaient pénétré Bacchus et Hercule. Son visage avait un air de majesté plus qu'humaine ; il portait la tête haute ; il avait les yeux vifs et brillants, les joues un peu rouges, mais de manière à plaire, et d'ailleurs dans son ensemble un aspect imposant. Vainqueur en tout, il fut vaincu par la colère et le vin : la maladie qui l'emporta à Babylone fut causée par l'ivresse, et ainsi sa mort ne fut pas digne de sa vie. Ceux qui lui succédèrent, semblèrent être nés plutôt pour être un aliment à la gloire de Rome, que pour hériter d'un si grand nom.
On trouve en Macédoine une pierre que l'on nomme péanite. Cette pierre, si l'on en croit la renommée, conçoit et produit d'autres pierres, et sert dans les accouchements. On en trouve beaucoup près du tombeau de Tirésias. 

X. De la Thrace, des moeurs de ses habitants, et, dans la Thrace, des grues, des hirondelles, de l'isthme.

Il est temps maintenant de parcourir la Thrace, et le nous diriger du côté des nations les plus redoutables de l'Europe. Quiconque les étudiera avec attention, comprendra facilement que le peuple barbare de Thrace méprise la vie par une sorte de sagesse instinctive. Tous penchent pour la mort volontaire ; quelques-uns croient que les âmes des morts reviennent sur la terre ; d'autres, qu'elles ne sont pas anéanties, mais qu'elles deviennent. plus heureuses. La plupart regardent la naissance d'un enfant comme un malheur : le père accueille le nouveau-né par des pleurs ; les funérailles, au contraire, sont un sujet de gaîté, et l'on y fait aux morts un joyeux adieu. Les hommes se glorifient du nombre de leurs femmes ; c'est un honneur que d'en avoir beaucoup. Les femmes, qui se font une loi de respecter la pudicité, montent sur le bûcher de l'époux qu'elles ont perdu, et pensent donner un exemple éclatant de chasteté en se précipitant au milieu des flammes. Ce n'est pas la volonté des parents qui détermine les mariages. Les femmes dont la beauté est remarquable se mettent à l'encan, et, par suite d'une estimation, épousent le caractère moins que l'argent ; celles qui n'ont pas le don de la beauté achètent avec leur dot celui qu'elles épousent. Dans les festins, les deux sexes se tiennent autour d'un feu où l'on jette des semences de plantes dont l'odeur frappe les sens ; et alors c'est pour eux un bonheur de feindre l'ivresse. Voilà ce qui concerne leurs moeurs ; passons maintenant aux lieux et aux habitants de cette contrée.
Sur les bords du Strymon, à droite, sont les Denselates ; les Besses forment un grand nombre de peuplades jusqu'au Nestus, fleuve qui coule aux pieds du mont Pangée. Les Odryses voient naître l'Hèbre, qui arrose le pays des Priantes, des Dolonques, des Thynes, des Corpiles, d'autres barbares, et enfin des Cicones. L'Hémus, dont la hauteur est de six mille pas, a pour habitants sur la pente opposée les Mésiens, les Gètes, les Sarmates, les Scythes, et un grand nombre d'autres peuples. Sur la côte du Pont sont les Sithoniens, qui doivent leur illustration à la naissance du poète Orphée, qui, dit-on, célébrait les mystères des dieux, et faisait entendre ses chants sacrés sur le promontoire du Sperchius. Vient ensuite le lac Bistonien, et non loin la contrée du Maronée, où fut la ville de Tirida, célèbre par les haras de Diomède : il ne reste plus de cette vile que les débris d'une tour. A une petite distance est Abdère, ville fondée par la soeur de Diomède, qui lui donna son nom. On voit près d'Abdère la maison du philosophe Démocrite, ce qui certes est un grand honneur pour cette ville. Abdère tombait en ruines vers la trente et unième olympiade ; les Clazoméniens, venus d'Asie, la rétablirent, firent disparaître les restes de l'ancienne ville, et lui donnèrent leur nom. La plaine de Dorisque est célèbre par l'arrivée de Xerxès, qui y fit le dénombrement de son armée. Enos nous offre le tombeau de Polydore, dans cette partie qu'habitent les Scythes qui s'adonnent au labourage.
Les barbares appellent Cathize l'ancienne ville de Géranie, d'où les Pygmées furent, dit-on, chassés par les grues : il est certain d'ailleurs que les grues affluent l'hiver dans le nord du pays. La marche qu'elles suivent dans leurs expéditions est curieuse. Elles ont une sorte de drapeau de guerre, et pour que la violence du vent ne retarde pas leur arrivée au but qu'elles veulent atteindre, elles avalent du sable et se lestent avec un poids modéré de petits cailloux. Alors elles s'élèvent très haut, pour déterminer de ces régions élevées de l'air la distance des pays où elles doivent se rendre. La plus hardie s'avance en tête de la troupe ; celle qui ferme la marche crie pour hâter la lenteur du vol, et, quand vient l'enrouement, une autre lui succède. Quand elles vont traverser le Pont-Euxin, elles recherchent les détroits, et, comme on peut le voir d'ailleurs, celui surtout qui sépare la Taurique de la Paphlagonie, c'est-à-dire qui s'étend entre Carambis et Criu-Métopon. Quand elles voient qu'elles approchent du milieu du trajet, elles laissent tomber de leurs pattes les graviers : c'est ce qu'ont raconté les navigateurs qui souvent ont reçu cette pluie de pierres. Elles ne rejettent de la gorge le sable, que quand elles sont arrivées à leur destination. Elles ont tant de soin pour celles d'entre elles qui sont fatiguées, que si quelqu'une manque de force, elles la soutiennent, et la portent jusqu'à ce que le repos l'ait rétablie. Sur terre elles n'ont pas moins de vigilance ; elles posent la nuit des sentinelles : de sorte que sur dix il y en a une qui veille. Celle-ci tient dans une de ses pattes de petites pierres, dont la chute l'avertit qu'elle succombe au sommeil. Elle indique par le battement de ses ailes les dangers imminents. On reconnaît l'âge des grues par leur couleur : elles noircissent en vieillissant.
Venons maintenant au cap Chrysoceras, qu'illustre Byzance, autrefois appelée Lygos, distante de sept cent onze mille pas de Dyrrachium : telle est, en effet, la distance de l'Adriatique à la Propontide.
Dans la Génique, non loin de la colonie de Flaviopolis, se trouve la ville de Byzie, autrefois la résidence du roi Terée, odieuse aux hirondelles, qui n'en approchent plus. On dit aussi qu'elles ne viennent pas à Thèbes, parce que cette ville a souvent été prise. Entre autres prérogatives, elles ont une sorte de prescience, ce que l'on reconnaît en ce qu'elles n'abordent pas les maisons qui vont tomber en ruines, les toits qui menacent de s'écrouler. Les oiseaux de proie ne les attaquent pas : elles sont sacrées pour eux. Ce n'est pas en s'arrêtant qu'elles se nourrissent ; c'est en volant qu'elles prennent et avalent les aliments dont elles subsistent.
Un autre isthme en Thrace est aussi resserré, et offre dans une mer étroite la même largeur que celui de Corinthe; ses rivages présentent deux villes en face l'une de l'autre : sur la Propontide Pactye, sur le golfe Mélane Cardie, qui tira son nom de sa forme en coeur. L'Hellespont entier est resserré en sept stades, qui séparent l'Europe et l'Asie. Là aussi se trouvent à l'opposite deux villes : Abydos en Asie, Sestos en Europe ; puis deux promontoires également opposés : celui de Mastusie dans la Chersonnèse, où finit le troisième golfe d'Europe; celui de Sigée en Asie, où se trouvent le tombeau d'Hécube, appelé Cynossema (7), et la tour sacrée de Protésilas. Sur les frontières de la Thrace est au nord l'Ister, à l'est le Pont-Euxin et la Propontide, au midi la mer Égée.

XI. Iles remarquables; et choses remarquables dans ces îles. En Crète, la plante alimos, l'animal phalangien, la pierre idéenne, nommée dactyle. Aux environs de Caryste, les oiseaux carystiens, le lin carystien. A Délos, les époques des déluges, et les cailles.

Entre Ténédos et Chio, où s'étend le golfe d'Égée, à droite se trouve le rocher d'Antandre, connu des navigateurs : car il mérite le nom de rocher plutôt que celui d'île. Comme le rocher semble de loin bondir, ainsi qu'une chèvre (dont le nom grec est aàj), le golfe a reçu le nom d'Egée. Après le cap Phalare qui appartient à Corcyre, on voit s'élever, semblable à un navire, un rocher qui fut, dit-on, le vaisseau d'Ulysse. Cythère, située à cinq milles de Malée, eut autrefois le nom de Porphyris.
Il est plus facile de parler de la Crète que de la mer où elle est en effet située. Les Grecs ont tellement changé, tellement multiplié les noms de cette mer, qu'ils ont tout embrouillé. Nous mettrons cependant tous nos soins à éclaircir ce point, pour ne rien laisser de douteux. Elle s'étend très longuement de l'est à l'ouest, ayant en face la Grèce d'un côté, de l'autre Cyrène. Au nord elle est battue par les eaux de la mer Égée et par ses propres flots, c'est-à-dire ceux de la mer Crétique ; au midi les eaux de la Libye et de l'Égypte la baignent : elle n'a pas cent villes, comme on l'a dit avec exagération, mais elle a de grandes et magnifiques villes, dont les principales sont Gortyne, Cydonée, Gnose, Thérapnes, Cylisse. Son nom vient, selon Dosiade, de la nymphe Crété, fille d'Hespéride ; selon Anaximandre, de Crès, roi des Curètes ; Cratès dit qu'elle fut appelée d'abord Aéria, puis Curétis ; d'autres disent que sa température lui fit donner le nom d'île des Heureux. La Crète est le premier pays où la rame et les flèches aient été employées, où les lois aient été écrites. C'est là que Pyrrhus établit le premier des danses équestres, qui servirent au maintien de la discipline militaire. L'étude de la musique date de l'époque où les dactyles idéens ont assujetti au rythme de la versification le bruit et le tintement de l'airain. Le sommet des monts Dyctine et Cadiste est blanc, et de loin les navigateurs croient voir des nuages. Entre toutes les montagnes, citons l'Ida, qui voit le soleil avant qu'il soit levé. Varron, dans son ouvrage sur les Côtes de la mer, dit que même de son temps on allait visiter le tombeau de Jupiter. Les Crétois out pour Diane la plus grande vénération, et la nomment, dans leur langage, Britomarte, ce qui chez nous signifie douce vierge. On ne peut entrer que nu dans le temple de la divinité. Ce temple a été construit par Dédale. Près de Gortyne coule le fleuve Léthé, dans lequel Europe fut, disent les Gortyniens, emportée par un taureau. Ces mêmes Gortyniens ont établi un culte pour le frère d'Europe, Atymne : car c'est le nom qu'ils lui donnent. Il apparaît le soir seulement, pour présenter des traits plus augustes. Les Gnossiens regardent comme leur concitoyenne la déesse Minerve, et soutiennent hardiment contre les habitants de l'Attique, que c'est chez eux que le blé fut semé pour la première fois. Le territoire de Crète nourrit un grand nombre de chèvres sauvages, n'a pas de cerfs, et ne produit ni loups, ni renards, ni autres quadrupèdes d'espèce malfaisante. Il n'y a pas de serpents ; la vigne y vient parfaitement ; le sol y est d'une admirable fécondité ; les arbres y prospèrent, et ce n'est que dans cette partie de l'île que repoussent les cyprès coupés.
Il y a une plante nommée limow (8) ; en la mordant on se préserve de la faim. Cette plante vient en Crète. Le sphalangium est une espèce d'araignée; ne vous attendez pas à trouver en lui de la force ; mais une puissance funeste : il verse en piquant l'homme un venin qui donne la mort. La pierre idéenne nominée dactyle est, dit-on, commune dans cette île, elle est de couleur de fer, et ressemble au pouce de l'homme. La Crète n'a point de hibou ; et ceux que l'on y transporte meurent.
Caryste a des eaux chaudes; on les appelle Hellopies : elle a des oiseaux qui traversent impunément la flamme, et du lin incombustible. Calchis avait ce même nom chez les anciens, au rapport de Callidème, l'airain y ayant été découvert. Des cérémonies religieuses prouvent qu'à une époque bien reculée les Titans y ont régné. Les Carystiens rendent un culte à Briarée, comme les habitants de Calchis à Egéon : car presque toute l'Eubée fut le domaine des Titans.
Les Cyclades ont été ainsi nommées, parce que, quoique assez éloignées de Délos, elles forment autour de cette île un cercle (cercle, en grec, se dit kæklow). Le tombeau d'Homère assure à los la prééminence parmi les Cyclades.
Rappelons ici qu'après le premier déluge, que l'on rapporte au temps d'Ogygès, une nuit épaisse s'étant répandue sur le globe pendant neuf jours consécutifs, Délos fut éclairée la première par les rayons du soleil, et qu'elle a tiré de là son nom. Entre Ogygès et Deucalion on compte six cents ans. Délos n'est autre qu'Ortygie, placée généralement, au premier rang parmi les Cyclades ; tantôt aussi on l'appelle Astérie, parce qu'on y rendait un culte à Apollon ; tantôt Lagia ou Cynèthe, noms tirés de la chasse ; Pyrpile enfin, parce que c'est là que, pour la première fois, il y eut du feu et des foyers. On y vit aussi, pour la première fois, des cailles, dont le nom grec est 'örtugew. On les regarde comme étant sous la protection de Latone. On ne les voit pas toute l'année : elles passent à une certaine époque, à la fin de l'été. Quand elles traversent les mers, elles modèrent leur essor, et, craignant un trop long voyage, elles entretiennent leurs forces par la lenteur. Quand elles sentent la terre, elles se rassemblent par troupes, et une fois groupées, elles ont un vol plus vif, dont la rapidité souvent n'est pas sans danger pour les navigateurs : il arrive en effet, la nuit, qu'elles s'abattent sur les voiles, et par leur poids submergent les navires. Elles ne volent pas par le vent du midi : elles en craignent le souffle trop impétueux. Très souvent elles se confient à l'aquilon, pour que leurs corps un peu lourds, et lents par cela même, soient plus facilement soutenus par un vent plus sec et plus vif. On nomme ortygomètre (9) la caille qui conduit la volée. Quand cette caille approche de la terre, l'épervier qui l'a épiée l'enlève, et alors la bande entière s'occupe de choisir un chef d'une autre espèce, qui les mette à l'abri des premiers dangers. Les aliments qui leur plaisent le plus sont des semences de plantes vénéneuses; ce qui les a fait exclure de la table des gens prudents : seules, entre les animaux, l'homme excepté, elles sont sujettes à l'épilepsie. 

XII. L'Eubée. Paros et la pierre dite sarda. Naxos, Icaros, Mélos, Carpathe, Rhodes, Lemnos.

L'Eubée est séparée du continent de la Béotie par un si petit espace de mer, que l'on peut douter si elle doit être comptée au nombre des îles : car c'est un pont qui l'unit à ce que l'on nomme la terre ferme, et la plus frêle construction suffit pour que l'on y pénètre à pied. Au nord, le cap Cénée la termine ; elle a pour bornes au midi deux autres caps : le Géreste, du côté de l'Attique ; le Capharée, qui s'avance dans l'Hellespont: c'est là qu'après la prise de Troie, la flotte grecque essuya de graves accidents, causés soit par la colère de Minerve, soit, d'après une tradition plus sûre, par l'influence de l'Arcture.
Paros est célèbre par ses marbres, et on la visite surtout pour la ville d'Abdèle. Avant le nom qu'elle porte actuellement, Paros était appelée Minoia car elle fut soumise par Minos, et elle conserva ce nom tant qu'elle se conforma aux lois de la Crète. Outre le marbre elle donne la pierre nommée sarda, qui l'emporte, il est vrai, sur le marbre, mais qui, parmi les gemmes, ne tient que le dernier rang.
Naxos est éloignée de Délos de dix-huit mille pas ; on y remarque la ville de Strongyle. Naxos s'appelait d'abord Dionysie, soit parce que Bacchus y reçut l'hospitalité, soit parce qu'elle est plus fertile en vignes que les autres îles. Il y a encore beaucoup d'autres Cyclades ; mais on a vu dans ce qui précède ce qui mérite d'être cité.
Parmi les Sporades on remarque Icare, qui a donné son nom à la mer Icarienne. Située entre Samos et Mycone, elle ne présente que des rochers inhospitaliers, n'offre aucun port, et doit à ses dangereux rivages une réputation sinistre. D'après Varron, c'est là que fit naufrage Icare, et ces lieux tirent leur nom de sa mort. Samos est célèbre surtout par la naissance de Pythagore, qui, révolté de la domination d'un tyran, quitta ses foyers, et vint en Italie sous le consulat de Brutus, l'auteur de l'expulsion des rois.
Mélos, que Callimaque appelle Mémallide, est la plus ronde de toutes les îles; elle est en face de l'Éolie. Carpathe a donné son nom à la mer Carpathienne. A Rhodes, le temps n'est jamais assez couvert, pour que l'on ne puisse apercevoir le soleil.
Les habitants de Lemnos rendent un culte à Vulcain, d'où est venu à la ville principale de cette île le nom d'Héphestie. Puis vient Myrine, dont la place publique voit l'ombre du mont Athos et de la Macédoine se projeter sur elle : ce que l'on regarde, à juste titre, comme une merveille ; car l'Athos est distant de Lemnos de quatre-vingt-six milles. Le mont Athos a d'ailleurs une telle hauteur qu'on le regarde comme plus élevé que la région où se forment les orages. Ce qui a accrédité cette opinion, c'est que sur les autels que présente sa cime, les cendres jamais ne se dispersent, mais restent entassées où on les a laissées. Au sommet de l'Athos était la ville d'Acrothon, dont les habitants avaient une vie de moitié plus longue que les autres hommes : d'où leur vint chez les Grecs le nom de MakrobÛoi, et chez nous celui de Longaevi (10).

XIII. L'Hellespont, la Propontide, le Bosphore. Des dauphins et des thons qui s'y trouvent.

Le quatrième golfe de l'Europe commence à l'Hellespont et finit à l'entrée de la mer Méotide. L'espace qui sépare ici l'Europe de l'Asie est resserré en sept stades. Là se trouve l'Hellespont, que passa Xerxès sur un pont de bateaux. Là aussi se trouve l'Euripe qui s'étend jus-qu'à la ville de Priape, en Asie, où débarqua Alexandre, avide de conquérir le monde, qu'il conquit en effet. L'Euripe ensuite s'élargit beaucoup pour se resserrer de nouveau, et il devient la Propontide ; enfin, restreint à un demi-mille de largeur, il devient le Bosphore de Thrace, que Darius fit traverser à ses troupes.
Dans ces mers se trouvent un grand nombre de dauphins. Ces animaux sont, sous bien des rapports, dignes d'observation. Ils surpassent en vitesse tous les poissons, et c'est au point qu'en bondissant ils s'élancent souvent par-dessus les voiles des vaisseaux. De quelque côté qu'ils se dirigent, ils vont par couples. Les femelles portent dix mois ; c'est en été qu'elles mettent bas ; elles allaitent leurs petits ; dès qu'ils sont nés, elles leur offrent leur gosier comme un asile, et les accompagnent quelque temps encore, tant qu'ils n'ont pas acquis assez de force. Ils vivent trente ans, comme on s'en est assuré en coupant la queue à de jeunes dauphins. Leur gueule n'est pas placée comme celle des autres animaux ; elle est presque sous le ventre. Contre l'ordinaire des autres animaux aquatiques, leur langue est mobile. Leur épine dorsale a des piquants, que l'animal dresse quand il est en colère, et qu'il cache dans une sorte de fourreau quand il est apaisé. Ou dit que les dauphins ne respirent pas dans l'eau, et qu'ils ont besoin d'air pour vivre. Leur voix ressemble à un gémissement humain. Ils suivent ceux qui les appellent d'un nom particulier, du nom de Simons. Ils distinguent plus promptement la voix de l'homme quand le vent du nord souffle ; par le vent du midi, ils ont l'ouïe plus dure. La musique les charme ; ils aiment le son de la flûte, et viennent par troupes au bruit d'une symphonie. Sous Auguste, un enfant, dans la Campanie, attira d'abord, en lui jetant quelques morceaux de pain, un dauphin qui depuis s'y habitua tellement, qu'il venait recevoir sa nourriture des mains de cet enfant. Bientôt celui-ci s'enhardit assez à ce jeu pour oser se confier au dauphin qui le portait au milieu des eaux du lac Lucrin. Souvent l'enfant fit ainsi le voyage de Baies à Pouzzol. Cela dura plusieurs années ; et ce fait, dont on avait le spectacle continuel, cessa d'être regardé comme un prodige. Mais l'enfant étant venu à mourir, le dauphin mourut lui-même, aux yeux du public, de regret et de douleur. On n'oserait affirmer ce fait, s'il n'était consigné dans les écrits de Mécène, de Fabianus et de beaucoup d'autres. Depuis, en Afrique, sur le rivage d'Hippone Diarrhyte, un dauphin fut nourri par les habitants de cette ville ; il se laissait manier, et souvent on se faisait porter par lui. Et ce ne fut pas seulement un privilège du peuple, car Flavien lui-même, proconsul d'Afrique, le palpa et le frotta d'essences. Assoupi par cette odeur nouvelle pour lui, le dauphin flotta. quelque temps sur l'eau, comme s'il eût été mort, et pendant plusieurs mois il se retira de la société des hommes. A Jase, ville de Babylonie, un dauphin conçut de l'affection pour un enfant. Après leurs jeux habituels, le voyant s'éloigner du rivage, il le suivit avec trop d'ardeur, et resta engagé dans les sables. Alexandre le Grand fit cet enfant prêtre de Neptune, regardant comme un gage de la bienveillance du dieu cette affection du dauphin. Hégésidème rapporte que près de la même ville, un autre enfant, nommé Hermias, traversant également la mer, assis sur un dauphin, fut englouti par les flots trop agités, que le dauphin le rapporta au rivage, et que s'imputant sa mort, il l'expia en mourant lui-même sur le sable, qu'il ne voulut point quitter pour retourner à la mer. On cite d'autres exemples, outre celui d'Arion, miraculeusement sauvé, comme l'histoire en fait foi. Ajoutons que si les jeunes dauphins s'ébattent trop étourdiment, les plus vieux leur donnent pour gardien un dauphin moins jeune, dont l'expérience les met en garde contre les attaques des monstres marins ; quoiqu'il y en ait peu dans ces parages, si ce n'est des phoques.
Il y a beaucoup de thons dans le Pont-Euxin, et ils ne fraient pas ailleurs : nulle part ils ne croissent plus vite que dans cette mer, sans doute à cause du peu d'amertume de ses eaux. Ils viennent dans le Pont vers le printemps : ils suivent la rive droite lorsqu'ils entrent ; à leur retour, ils suivent la gauche. On en attribue la cause à ce qu'ils ont l'oeil droit plus sûr que l'oeil gauche.

XIV. Le fleuve Ister. Le castor du Pont. La pierre précieuse du Pont.

L'Ister prend sa source en Germanie, où il descend d'une montagne située vis-à-vis de Rauracum dans la Gaule. Il reçoit dans son sein soixante rivières, presque toutes navigables. Il se jette dans le Pont par sept embouchures : la première se nomme Peucé, la seconde Naracustome, la troisième Calonstome, la quatrième Pseudostome ; la cinquième et la sixième, Borionstome et Stenonstome, sont plus faibles que les autres ; la septième, que son cours trop lent fait ressembler à un marais, ne peut être comparée à un fleuve. Les quatre premières bouches sont si vastes, que, dans un espace de quarante mille pas, elles ne se mêlent point à la mer, et que leurs eaux conservent leur goût de douceur dans toute sa pureté.
Dans tout le Pont abonde le liber, autrement nommé castor; il ressemble à la loutre. Les dents de cet animal sont si puissantes, que lorsqu'il saisit un homme, il ne desserre pas la gueule qu'il n'ait entendu le craquement des os qu'il broie. Ses testicules sont d'un usage précieux eu médecine : aussi, quand il se sent pressé, il se les dévore, pour que sa prise n'ait plus d'utilité.
Le Pont produit aussi diverses espèces de pierres, nommées pontiques, du nom de ce pays : les unes ont des étoiles dorées, les autres des étoiles sanguines, et elles sont réputées sacrées ;. elles que l'on recherche pour la parure plutôt que pour l'usage, ne sont pas tachetées de gouttes, mais présentent de longues raies de couleurs.

XV. Le fleuve Hypanis, et la fontaine Exampée.

L'Hypanis prend sa source chez les Auchètes ; c'est le premier des fleuves de la Scythie ; ses eaux sont pures et salubres, jusqu'à ce qu'il arrive aux frontières des Callipides, où la fontaine Exampée est tristement célèbre par son amertume. En se mêlant aux eaux de l'Hypanis, elle lui communique cette amertume, qui le rend différent de lui-même quand il se jette dans la mer. Aussi les peuples diffèrent-ils d'opinion sur l'Hypanis : ceux qui ne connaissent que le commencement de son cours, le vantent; ceux qui en connaissent la fin, le détestent à juste titre.

XVI. Curiosités diverses en Scythie, et, dans cette contrée, de l'espèce canine, de l'émeraude, de la pierre dite cyanée, du cristal.

Chez les Neures est la source du Borysthène, où se trouvent des poissons d'excellent goût, sans arêtes, et n'ayant que des cartilages extrêmement tendres. Quant aux Neures, à une certaine époque, dit-on, ils se changent en loups ; puis, après l'intervalle de temps assigné à la durée de cet état, ils reprennent leur forme première. Mars est le dieu de ces peuples ; leurs épées sont les objets de leur culte. Ils immolent des victimes humaines, et c'est avec des ossements qu'ils entretiennent le feu de leurs foyers.
Près d'eux sont les Gélons, qui se revêtent des peaux de leurs ennemis, et en couvrent leurs chevaux. Près
des Gélons sont les Agathyrses, qui se peignent en bleu, et teignent leurs cheveux de la même couleur; ce qu'ils ne font point toutefois sans observer une certaine diffé­rence : plus le rang est élevé, plus la couleur est foncée; une nuance claire est une marque d'infériorité.
Viennent ensuite les Anthropophages, qui ont l'exécrable habitude de se nourrir de chair humaine. C'est de cet usage d'une nation impie que vient l'affreuse solitude des contrées voisines effrayés de telles atrocités, les peuples limitrophes se sont éloignés. Aussi jusqu'à la mer nommée Tabis, sur toute l'étendue de la côte qui regarde l'orient d'été, on ne rencontre pas d'hommes ; il n'y a que des déserts immenses, jusqu'à ce que l'on arrive au pays des Sères. Les Chalybes et les Dahes, dans l'Asie Scythique, ne le cèdent pas en cruauté aux peuplades les plus féroces.
Sur la côte habitent les Albains, qui se disent descendants de Jason; ils naissent avec des cheveux dont la blancheur est la couleur primitive, et c'est de cette blancheur de la tête qu'ils ont tiré leur nom. Ils ont la pupille de l'oeil verte; aussi voient-ils mieux la nuit que le jour. Les chiens nés chez les Albains sont préférés aux chiens sauvages : ils déchirent les taureaux, terrassent les lions, tiennent à l'écart tout ce qui peut leur faire obstacle; aussi l'histoire s'occupe-t-elle d'eux. On rapporte qu'Alexandre, marchant vers l'Inde, reçut en présent du roi d'Albanie deux chiens, dont l'un eut un tel dédain pour les sangliers et les ours lâchés devant lui, que blessé de n'avoir affaire qu'à de tels adversaires, il ne se hâta pas de se lever, comme s'il n'eût été qu'un chien sans courage. Cette indolence fut mal comprise d'Alexandre, qui le fit tuer. L'autre, sur un signe de ceux qui étaient venus l'offrir, étrangla le lion qu'on avait lâché devant lui ; puis ayant aperçu un éléphant, il fit mille bonds, fatigua d'abord son ennemi par l'adresse, et enfin le terrassa au grand effroi des spectateurs. Les chiens de cette espèce atteignent une grandeur extraordinaire, et font entendre des aboiements plus épouvantables que des rugissements. Telles sont les qualités propres aux chiens d'Albanie; les autres leur sont communes avec toutes les espèces. Les chiens ont tous le même attachement pour leurs maîtres, comme le prouvent de nombreux exemples. En Épire, un chien reconnut dans une assemblée le meurtrier de son maître et le dénonça par ses aboiements. Jason, de Lycie, ayant été tué, son chien refusa de manger, et se laissa mourir de faim. Le chien du roi Lysimaque, ayant vu allumer le bûcher de son maître, se jeta dans les flammes où il fut consumé avec lui. Deux cents chiens ramenèrent le roi des Garamantes de son exil, luttant contre ceux qui s'opposaient à son retour. Les Colophoniens et les Castabales menaient à la guerre des chiens, dont ils formaient leurs premiers rangs. Sous le consulat d'Appius Junius et de P. Sicinius, un chien, dont le maître avait été condamné à mort, l'accompagna dans la prison, sans qu'il fût possible de l'en séparer. Après l'exécution, l'animal poussa des hurlements lamentables; et comme par pitié des citoyens lui avaient jeté des aliments, il les porta à la bouche de son maître; enfin, quand le cadavre eut été précipité dans le Tibre, il s'y élança lui-même, s'efforçant de le soutenir sur l'eau. Seuls les chiens entendent leur none et savent reconnaître leur route. Quand les chiennes sont en chaleur, les Indiens les attachent dans les forêts pour les faire couvrir par des tigres. La première portée leur paraît inutile, parce qu'elle conserve trop de férocité; il en est de même de la seconde: ils n'élèvent que la troisième. Les chiens d'Égypte, le long du Nil, ne boivent l'eau qu'en courant, pour éviter l'insidieuse voracité des crocodiles.
Parmi les Anthropophages de la Scythie asiatique, on compte les Essédons, chez qui les funérailles se célèbrent par d'exécrables festins. Une coutume chez les Essédons, c'est de chanter aux funérailles des parents, de convoquer les proches, de déchirer les cadavres avec les dents, et de faire des mets de ces lambeaux, qu'ils mêlent à des chairs d'animaux. Quant aux crânes, ils les incrustent d'or et en font des vases à boire. Les Scythotaures immolent les étrangers à leurs dieux. Les Nomades s'occupent de pâturages. Les Géorgiens, placés en Europe, s'adonnent à la culture des champs. Les Axiaques, également en Europe, n'ont pas de prédilection pour les moeurs étrangères, pas de goût prononcé pour leurs propres moeurs. Les Satarches, en proscrivant l'usage de l'or et de l'argent, se sont à jamais affranchis de l'avarice publique. Les coutumes des peuples de la Scythie intérieure ont quelque chose de farouche : ils habitent des cavernes; ils boivent dans des crânes, non pas comme les Essédons, car leurs vases sont faits avec les crânes de leurs ennemis. Ils aiment les combats; ils boivent le sang des morts, en suçant leurs blessures; le nombre de ceux qu'ils frappent est un titre ; n'avoir tué aucun combattant est une honte. En buvant réciproquement leur sang, ils scellent un traité; ce qui d'ailleurs n'est pas une coutume qui leur soit particulière : ils l'ont empruntée aux Mèdes. Dans la guerre qui eut lieu à la quarante-neuvième olympiade, six cent quatre ans après la prise de Troie, entre Alyatte, roi de Lydie, et Astyage, roi des Médes, la paix fut ainsi sanctionnée.
La ville de Dioscorie, en Colchide, fut fondée par Amphitus et Cercius, écuyers de Castor et Pollux; c'est d'eux aussi qu'est sortie la nation des Hénioques. Au delà des Sauromates, habitants de l'Asie, qui donnèrent une retraite à Mithridate, et qui doivent leur origine aux Mèdes, sont les Thalles, qui, à l'est, touchent aux confins de ces peuples. Là est le détroit de la mer Caspienne, dont les eaux décroissent singulièrement en temps de pluie, et croissent pendant les chaleurs. L'Araxe descend des montagnes de l'Héniochie. et le Phase de celles de la Moschie. L'Araxe a sa source voisine de celle de l'Euphrate, et se jette dans la mer Caspienne. Les Arimaspes, placés près du Gesclithros, n'ont qu'un seul oeil. Au delà des Arimaspes et sous les monts Riphées est une contrée couverte de neiges continuelles : on l'appelle Ptérophore, parce que ces flocons qui tombent sans cesse ressemblent à des plumes. C'est un pays maudit que la nature a plongé dans d'éternelles ténèbres; c'est l'affreux séjour de l'aquilon. Seule, cette contrée ne connaît pas la succession des saisons, et le ciel ne lui accorde qu'un hiver qui ne finit jamais. Il y a dans la Scythie d'Asie des terres riches, mais inhabitables : car, quoiqu'elles abon­dent en or et en pierres précieuses, tout est à la discrétion des griffons, monstrueux oiseaux, dont la férocité ne connaît point de bornes. Leur rage rend l'accès des mines difficile et rare; s'ils voient quelqu'un s'en approcher, ils le mettent en pièces, comme s'ils étaient nés pour punir une avarice téméraire. Les Arimaspes leur font la guerre pour arriver à la possession de ces pierres, dont nous ne dédaignerons pas d'étudier la nature.
La Scythie est le pays des émeraudes. Théophraste assigne à celles-ci le troisième rang parmi les pierres précieuses : car, quoiqu'il y ait des émeraudes en Égypte, dans la Chalcédoine, dans la Médie et dans la Laconie, celles de Scythie sont les plus belles. II n'y a point de pierre qui soit plus agréable et qui mieux qu'elles repose les yeux. D'abord leur nuance verte efface celle du gazon des lieux humides, celle de l'herbe des fleuves; puis leur aspect délasse la vue : grâce à elles, l'oeil fatigué par l'éclat d'une autre pierre, se ranime et reprend toute sa puissance. Aussi a-t-il paru convenable de ne pas les graver, pour ne pas altérer leur nature en y mêlant des images, quoique la véritable émeraude soit à peu près inaltérable. On reconnaît celle-ci aux caractères suivants: elle doit être translucide; quand elle est convexe, elle prend, par un effet de la dispersion, la nuance des objets placés près d'elle; quand elle est concave, elle réfléchit l'image de celui qui la regarde; ni l'ombre, ni la lumière de la lampe, ni le soleil ne doivent altérer ses propriétés. Toutefois les meilleurs gisements de cette pierre sont les plateaux étendus qui se trouvent sur la pente des montagnes. On la trouve à l'époque où soufflent les vents étésiens : son éclat la fait facilement remarquer, la superficie du sol se trouvant alors découverte : car les vents étésiens agitent beaucoup le sable. D'autres émeraudes, moins précieuses, se trouvent dans des fentes de rochers, dans les mines de cuivre ; on les nomme chalcosmaragdes. Celles qui sont défectueuses présentent à l'intérieur des taches qui ressemblent soit à du plomb, soit à des filaments, soit à des grains de sel. Les plus belles sont absolument pures; elles gagnent cependant, quoiqu'elles tiennent leur couleur de la nature, à être frottées de vin et d'huile verte.
La pierre dite cyanée, et que produit la Scythie, est irréprochable, si elle offre une étincelante couleur d'azur : les connaisseurs la distinguent en mâle et femelle. Les femelles brillent d'un éclat pur; les pierres mâles sont semées de taches d'or qui charment l'oeil.
Le cristal, quoique fourni par une petite partie de l'Asie et par la plus grande partie de l'Europe, est préféré s'il vient de la Scythie. On fait beaucoup de coupes en cristal, quoiqu'il ne puisse supporter que le froid. Il affecte la forme hexagone. Ceux qui le recueillent choisissent celui qui est parfaitement pur, et rejettent celui dont une teinte rousse, des nébulosités, une couleur d'écume altèrent la transparence; il ne faut pas non plus que trop de dureté le rende plus sujet à se briser. On prétend que la glace, en se condensant, produit le cristal; c'est une erreur : car s'il en était ainsi, Alabande en Asie et l'île de Chypre n'en produiraient pas, puisqu'il règne toujours dans ces pays une très vive chaleur. L'impératrice Livie dédia dans le Capitole un bloc de cristal du poids de cent cinquante livres.

XVII. Des Hyperboréens, et des nations hyperboréennes.

Ce que l'on a raconté des Hyperboréens devrait être regardé comme une fable, un vain bruit, si ce qui nous est parvenu de ce pays avait été cru à la légère; mais comme les auteurs les plus accrédités, les plus véridiques, s'accordent sur les mêmes choses, personne ne peut en faire l'objet d'un doute. Parlons donc des Hyperboréens. Ils habitent près du Ptérophore, que nous savons placé au delà des contrées du nord. C'est un peuple très heureux. Quelques-uns l'ont placé en Asie plutôt qu'en Europe, d'autres entre le soleil couchant des antipodes et notre soleil levant; ce que l'on ne saurait admettre, vu l'immensité de la mer qui sépare ces deux parties du globe. De fait, ils sont en Europe, aux lieux où se trouvent, dit-on, les pôles du monde, où finit le cours des astres, où le jour a six mois pour une nuit de vingt-quatre heures seulement; quoique quelques-uns prétendent que le soleil n'éclaire pas ce pays chaque jour, mais qu'il se lève à l'équinoxe d'été, et qu'il se couche à l'équinoxe d'automne : de sorte qu'il y aurait six mois de jour continu, six mois de nuit non interrompue. La plus douce température y règne; l'air y est toujours salubre; aucune exhalaison malsaine ne le vicie. Leurs demeures sont des forêts, des bois sacrés. Les arbres leur fournissent leur nourriture journalière. Ils ne connaissent ni discorde, ni chagrins, et sont naturellement portés au bien. Ils vont au devant de la mort, et hâtent par un trépas volontaire leur dernière heure. Ceux qui sont las de la vie, font un festin, se parfument, et d'un certain rocher se précipitent dans la mer. Cette sépulture est, à leur avis, la plus heureuse de toutes. On dit aussi qu'ils avaient coutume d'envoyer par les jeunes filles les plus irréprochables les prémices de leurs moissons à Délos, au temple d'Apollon. Mais plus tard, étant revenues sans que les lois de l'hospitalité eussent été respectées à leur égard, ces jeunes filles se contentèrent d'exercer dans leur pays ce ministère de consécration, dont elles s'acquittaient au dehors.

XVIII. Des Arimphéens et autres peuples de la Scythie, des tigres, des panthères et des léopards.

Il y a en Asie une autre nation, aux lieux où commence l'orient d'été, et où cessent les monts Riphées. Les Arimphéens ressemblent, dit-on, aux Hyperboréens. Comme ces derniers, ils aiment les feuilles d'arbres; ils se nourrissent de baies. Les deux sexes ont en dégoût les cheveux longs, et les coupent. Ils aiment la tranquillité, et ne cherchent pas à nuire. On les regarde comme sacrés, et c'est une profanation, même pour les peuples les plus sauvages, de les toucher. Quiconque se réfugie chez les Arimphéens pour se soustraire à un danger qu'il coure dans sa patrie, y trouve un lieu de sûreté aussi inviolable qu'un asile.
Viennent ensuite les Cimmériens, et les Amazones dont le pays s'étend jusqu'à la mer Caspienne, qui, après avoir traversé l'Asie, se jette dans l'océan Scytique. Puis, à une longue distance, sont les Hyrcaniens, qui occupent l'embouchure de l'Oxus. C'est tut pays hérissé de forêts, plein de bêtes farouches, et où abondent les tigres, animaux remarquables par les taches dont ils sont marqués, et par leur agilité. Ils sont de couleur fauve; cette couleur ondée de bandes noires leur donne un aspect dont la variété est loin de déplaire. Je ne sais si leurs élans tiennent à leur vélocité naturelle plutôt qu'à l'emportement. Il n'est point d'espace si long qu'ils ne franchissent en un instant; point d'intervalle qu'ils ne fassent à l'instant disparaître. Et cette puissance de vitesse, ils la développent surtout quand il s'agit de leurs petits. Quand ils sont sur la trace de ceux qui les leur ravissent, en vain se succèdent les cavaliers les uns aux autres, en vain les ravisseurs emploient-ils tout moyen de fuite, de ruse, pour emporter leur proie : la mer seule est un obstacle à la célérité de ces animaux. On a souvent remarqué que, s'ils voient ceux qui leur ont ravi leurs petits repasser la mer, dans leur rage impuissante ils se couchent sur le rivage, et semblent punir leur propre lenteur par une mort volontaire. Au reste, c'est à peine si sur une portée on peut enlever un seul petit.
Les panthères aussi sont nombreuses en Hyrcanie ; leur peau est semée de taches rondes : on dirait des yeux de couleur rousse; leur peau est tantôt bleuâtre, tantôt blanche. On prétend que l'odeur et même le regard de la panthère charment les animaux; que dès qu'ils la sentent, ils accourent par troupes, et qu'ils ne sont effrayés que par son aspect farouche. Elle cache donc sa tête, laissant voir seulement le reste de son corps, pour pouvoir en-suite dévorer avec sécurité les animaux que son aspect a fascinés. Les Hyrcaniens, car l'homme essaye de tous les moyens, la font périr par le poison plutôt que par le fer. Ils frottent avec de l'aconit des lambeaux de chair, qu'ils jettent à l'endroit où aboutissent plusieurs chemins; dès que la panthère en a mangé, elle est suffoquée. Aussi a-t-on nommé cette plante pardalianche (11). Mais alors ces animaux combattent le poison en avalant des excréments humains : ce remède leur est fourni par l'instinct. Ils ont d'ailleurs la vie si dure, que même avec les intestins hors du corps, ils luttent encore longtemps contre la mort. Dans les bois de ce pays on trouve aussi le léopard, espèce qui tient de la panthère; cet animal est assez connu, et nous ne nous étendrons pas à son sujet. Leurs accouplements monstrueux avec l'espèce des lions produisent aussi des lions, mais abâtardis.

XIX. D'où proviennent les mers méditerranées.

Puisque nous traitons de ce qui concerne le Pont, n'oublions pas d'indiquer les sources des mers intérieures. Quelques-uns pensent qu'elles commencent au golfe de Gadès, et que ce ne sont que des écoulements de l'Océan, dont les eaux, comme dans une partie de l'Italie, vont et viennent dans l'intérieur des terres. Ceux qui sont d'un avis opposé disent que ces eaux viennent du Pont-Euxin, parce que cette mer n'a pas la succession du flux et du reflux.

XX. Des îles de la Scythie, de l'océan Septentrional, de la distance qui sépare les Scythes et les Indiens, des formes diverses de l'homme, des cerfs, des tragélaphes.

L'île des Apollinitaires est à quatre-vingts milles du Bosphore de Thrace. Elle est en deçà de lister. C'est de là que Marcus Lucullus amena la statue d'Apollon au Capitole. Au-devant du Borysthène est l'île d'Achille, avec un temple où ne pénètre aucun oiseau ; s'il en est qui l'approchent, ils ne tardent pas à prendre la fuite.
L'océan Septentrional, selon Hécatée, prend, depuis l'embouchure du Paropamise, fleuve de Scythie, le nom de mer Amalchienne, qui signifie Glaciale dans la langue du pays. Philémon dit que, jusqu'au cap Rubées, les Cimbres l'appellent Morimaruse, c'est-à-dire mer Morte.
Au delà de ce cap, cette mer prend le nom de Cronienne. De l'autre côté du Pont, au delà des Massagètes et des Scythes Apaléens, dans la Scythie Asiatique, est la mer Caspienne, dont l'eau parut douce à Alexandre le Grand, puis au grand Pompée, qui, au rapport de Varron, son compagnon d'armes, voulut dans la guerre de Mithridate s'en assurer par lui-même. C'est sans doute l'énorme masse d'eau apportée par les fleuves qui change la nature de l'eau de cette mer.
Je rappellerai ici qu'à la même époque le même Alexandre put arriver en huit jours de l'Inde à la Bactriane, jusqu'au Dalère, fleuve qui se jette dans l'Oxus, puis atteindre la mer Caspienne, et passer de la mer Caspienne au Cyrus, qui coule entre l'Ibérie et l'Arménie. Aussi put-il, dans un voyage de cinq jours à peu près, non plus par eau, mais par terre, se rendre du Cyrus au Phase, qui conduit dans le Pont, et l'on sait que de là on peut, par mer, arriver jusqu'à l'Inde.
Xénophon de Lampsaque dit qu'en trois jours on peut aller de la côte Scythique à l'île d'Ahalcie, qui est d'une immense étendue, et semblable à un continent. Il ajoute que non loin de là sont les Oéones, où les habitants vivent d'oeufs d'oiseaux marins, et de l'avoine, qui y est très commune; qu'il y a d'autres îles voisines, dont les habitants nommés Hippopodes ont des pieds dont la forme est celle d'un pied de cheval; que là se trouve aussi l'île des Phannésiens, dont les oreilles sont tellement longues qu'elles leur couvrent tout le corps, et qu'ils n'ont pas besoin d'autre vêtement. Avant de quitter la Scythie, nous nous ferions un scrupule de ne pas parler des animaux qu'elle renferme.
II y a beaucoup de cerfs en ce pays. Occupons-nous donc des cerfs. Les mâles, à l'époque du rut, sont comme transportés d'une rage amoureuse. Les femelles, quoique ayant été couvertes avant le lever de l'Arcure, ne conçoivent pas avant cette époque. Elles n'élèvent point indistinctement leurs faons en tout lieu; elles les cachent avec soin, quand ils sont petits encore, sous des branches épaisses, ou sous des herbes, et du pied les poussent pour qu'ils se cachent. Quand ils sont assez forts pour courir, elles leur enseignent l'art de la fuite, et les accoutument à franchir, en bondissant, des endroits escarpés. Quand les cerfs entendent les aboiements des chiens, ils suivent le vent, afin d'emporter avec eux l'odeur de leurs traces. Ils aiment le son de la flûte. Lorsqu'ils dressent l'oreille, ils entendent très bien ; quand ils la baissent, ils n'entendent plus. Tout les frappe de stupeur : c'est ce qui fait qu'ils se livrent plus facilement aux flèches des chasseurs. S'ils passent les mers, ce n'est pas la vue du rivage, c'est l'odorat qui les dirige : ils placent les plus faibles à la queue de la file, et à tour de rôle ceux qui sont fatigués appuient leur tête sur la croupe de ceux qui les précèdent. De leurs cornes, la droite est douée de propriétés médicales plus efficaces; mais pour mettre en fuite les serpents, on peut indifféremment brûler l'une ou l'autre; cette odeur de corne brûlée fait en outre connaître les personnes sujettes à l'épilepsie. Leur bois croît proportionnellement à leur âge. Cet accroissement continue jusqu'à la sixième année; puis les andouillers, sans pouvoir devenir plus nombreux, peuvent devenir plus gros. La castration empêche et la renaissance et la chute du bois. On reconnaît qu'un cerf est vieux par le petit nombre ou par l'absence des dents. Ils avalent les serpents, que, par la force de leur respiration, ils font sortir du fond de leurs trous. Ce sont eux qui nous ont fait connaître le dictamne, qu'ils mangent pour faire tomber les traits de leurs blessures. En broutant l'herbe dite cynare, ils neutralisent l'effet des plantes vénéneuses. Un remède merveilleux contre le poison, c'est le sang caillé d'un faon tué dans le ventre de sa mère. Il est prouvé qu'ils ne ressentent jamais la fièvre : aussi la graisse extraite de leur moelle est-elle propre à calmer la chaleur brûlante des fébricitants. On dit que bien des personnes, qui avaient l'habitude de manger le matin de la chair de cerf, sont parvenues, sans fièvre, à un âge avancé; mais cette chair n'a cette vertu que si l'animal a été tué d'un seul coup. Pour connaître la durée de la vie du cerf, Alexandre le Grand attacha des colliers au cou de plusieurs cerfs, qui, pris cent ans après, n'annonçaient pas encore la vieillesse.
De l'espèce du cerf sont des animaux que l'on nomme tragélaphes, et que l'on ne trouve qu'aux environs du Phase. Ils ne diffèrent des cerfs qu'en ce qu'ils ont les épaules couvertes d'un long poil et le menton hérissé d'une barbe épaisse.

1.  Hauteurs, forteresses. 
2
.  Balatus.. 
3
.  Partus Iliae. 
4
.   Aegre parti.
5
.  Quod solem fugiat.
6
.  Ara.
7
.    Le tombeau de la chienne.
8
.  Qui apaise la faim.
9
. Qui règle le vol des cailles
10
.   Très vieux, très âgés. 
11
. Qui étrange les panthères.