SOLIN
NOTICE SUR C. J. SOLIN.
SOLIN (Caius
Julius), auquel on donne généralement le titre de grammairien (grammaticus),
était peut-être, comme cette qualité semblerait l'indiquer, professeur de
sciences et de belles-lettres, ou plutôt il était ce que nous appelons homme
de lettres.
En adoptant cette dernière opinion, nous nous éloignons un peu de celle
qu'émet la Biographie universelle. Pour expliquer la diversité des titres
donnés à l'ouvrage de Solin, et la division des chapitres, en cinquante-six,
en cinquante-sept, et même en soixante-dix, l'auteur de l'article sur Solin dit
que les auditeurs de ce savant avaient recueilli ses leçons, ou que peut-être
le professeur avait communiqué ses cahiers. Nulle part, cependant, Solin ne
parle de ses auditeurs, de ses disciples.
Bien que Solin aborde quelquefois l'histoire et l'archéologie, on doit le
considérer comme naturaliste et géographe.
Suivant l'opinion la plus accréditée, il naquit à Rome. On a beaucoup
discuté sur l'époque à laquelle il vivait. Au dire de quelques-uns il fut
antérieur à Pline (a) ; d'autres ont été jusqu'à
prétendre qu'il vivait au siècle d'Auguste. Cette dernière opinion n'est pas
soutenable. En effet, Pline, qui a l'habitude de citer ses autorités, n'aurait
certainement pas manqué de faire mention de Solin. Ce dernier, d'ailleurs,
parle, au ch. XXIX, de l'empereur Vespasien comme antérieur à son époque; et
Adventus, l'ami auquel notre auteur dédia son livre, fut consul en
218.Contemporain du grammairien Censorinus, selon toute vraisemblance, Solin
appartient à la première moitié du troisième siècle.
L'auteur que nous donnons ici, traduit en français pour la première fois,
n'avait encore été interprété qu'en deux langues : en allemand par Jean
Heydan, Francfort, 1600, in-f° ; et en italien par Louis Domenichi, Venise,
1603, in-4°.La première édition de l'ouvrage de Solin, intitulée Julii
Solini de Mirabilibus mundi, a été donnée par Bonini Mombriti; elle est
sans date, et n'indique pas le lieu de l'impression. On présume qu'elle parut
vers l'an 1470, et qu'elle fut imprimée à Venise ; toutefois, Bonini résidant
à Milan, comme le fait assez voir le titre de Patricius Mediolanensis
sous lequel on le désigne, on pourrait, avec quelque raison, émettre l'opinion
qu'elle parut dans cette dernière ville. Elle est dédiée à un personnage
fort inconnu, et il serait à souhaiter, pour la gloire de l'éditeur, que les
quatre vers qui forment cette dédicace fussent restés aussi ignorés que celui
pour qui ils ont été faits. Nous voulons, toutefois, laisser le lecteur juge
de cette production, où le rythme, à ce qu'il paraît, a peu préoccupé
l'auteur :
Accipe prirnitias nostri, vir summe, laboris,
Et disce parvo maxima sape dari.
Quid nostrae possint, bis experire novales
Frugibus; exspectes jam meliora velim.
On ne reconnaît à l'édition de Bonini d'autre mérite que celui d'être la
première.
Celle de Nicolas Jenson, Français, donné à Venise en 1473, format gr. in-4°,
est regardée comme bien supérieure. Voici son titre : Julii Solini de Situ
orbis terrarum, et memorabilibus quae mundi ambitu continentur.
L'édition de Parme, 1480, in-4°, et beaucoup d'autres, sont intitulées
Rerum memorabilium collectanea, titre que Solin, dans sa première lettre à
Adventus, reconnaît avoir choisi d'abord ; toutefois d'autres éditions
postérieures ont adopté le titre de Mirabilibus, ou de Memorabilibus
mundi. Solin, dans la lettre dont nous venons de parler, déclare choisir
définitivement pour titre Polyhistor. C'est celui que porte la première
édition qui parut à Paris en 1503, et c'est le seul que l'on doive adopter,
d'après Solin lui-même. L'excellente édition que nous avons suivie, celle de
Deux-Ponts, 1794, in-8°, donne une notice de toutes les éditions ; et, parmi
celles-ci, les plus célèbres sont celle de J. Camers et celle de Saumaise, que
nous aurons plus d'une fois occasion de citer, et dont les commentaires sont un
monument de prodigieuse érudition. Fort souvent, il est vrai, Saumaise ne
commente Solin que pour l'attaquer; mais quelles que soient ses injustices à
l'égard de notre auteur, il éclaircit des passages fort obscurs, soit dans ce
dernier, soit dans Pline, dont Solin, a-t-on dit, n'est que le singe, comme on a
dit de Silius Italicus, qu'il n'est que le singe de Virgile. Mais, à ce propos,
n'y a-t-il pas, dans la Biographie universelle, une supposition un peu gratuite,
lorsque l'on avance que sur quatre-vingt-seize auteurs environ cités par Solin,
jamais Pline n'est nommé, et que de là on conclut que peut-être les deux
auteurs ont puisé à des sources communes ? Nous ne pouvons nous ranger à
cette opinion. Solin a fait, selon nous, à l'égard de Pline, ce que font bien
des écrivains, qui n'indiquent pas les sources où ils puisent. Quelquefois,
sans doute, il est permis de s'approprier les idées d'autrui, en les
rajeunissant, en les présentant sous une forme plus nette, plus vive, plus
instructive, plus originale surtout ; malheureusement Solin n'a rien d'original,
et en cela il diffère de ceux dont le génie excuse ou même consacre les
emprunts. Remarquons, d'ailleurs, que s'il copie Pline, c'est très souvent pour
le délayer.
Pline avait, d'ailleurs, montré plus de conscience que son imitateur. «J 'ai
placé, dit-il (b), en tête de mes livres la liste
des auteurs que j'ai mis à contribution : il y a, ce me semble, de
l'honnêteté et beaucoup d'ingénuité et de pudeur à confesser les larcins
dent nous avons profité. Les auteurs auxquels j'ai fait des emprunts ont, pour
la plupart, été plus discrets ; car je dois vous apprendre qu'en confrontant
ces écrivains, j'ai surpris les plus renommés et les plus voisins de nous à
transcrire mot à mot les anciens, et sans les nommer, n'imitant en cela ni le
talent de Virgile, qui lutte avec ses modèles, ni la candeur de Cicéron, qui,
dans ses livres de la République, convient qu'il imite Platon, et qui dit,
dans sa Consolation sur la mort de sa fille : « Je « copie Crantor, » et dans
ses Offices : « Je suis Panétius. Cependant ses ouvrages, vous le savez, sont
de ceux qu'on doit avoir sans cesse, non pas à la main, mais dans la mémoire.
Certes, il est d'une âme abjecte et d'un esprit étroit d'aimer mieux être
surpris dans un larcin que de faire l'aveu d'un emprunt, lorsque surtout il faut
rendre avec usure ce que l'on a dérobé (c). »
Dans sa seconde lettre à Adventus, Solin annonce qu'il extrait des écrivains
les plus dignes de foi tout ce qui a rapport à la position des lieux, des mers,
des diverses parties du monde. Il ajoute qu'il a décrit les caractères de
l'homme et des animaux ; qu'il a porté son attention sur les plantes et les
pierres précieuses qu'offre chaque pays, sur le physique et le moral de nations
peu connues, enfin sur tout ce qu'il a trouvé digne d'être observé. Il aurait
pu ajouter qu'il adopte, sans les combattre, une foule de fables.
Le style de Solin, simple le plus souvent, s'élève quelquefois ; de temps en
temps même il a de l'élégance. Quelques expressions ne se rencontrent que
chez lui ; mais généralement elles sont si justes qu'elles paraissent
nécessaires. C'est ce que ne semble pas avoir remarqué Saumaise, qui, comme
nous l'avons déjà dit, ne reconnaît pas assez le mérite de l'auteur qu'il a
annoté, bien différent, en cela, de la plupart des commentateurs et
traducteurs. Les deux énormes volumes in-f° consacrés à l'examen de Solin,
sous le titre de Claudii Salmasii Plinianae exercitationes in Caii. Julii
Solini Polyhistora, imprimés d'abord à Paris, 1629, puis à Utrecht, 1689,
sont une savante dépréciation plutôt qu'un commentaire impartial et
consciencieux. Ce travail, d'ailleurs, est sur l'Histoire naturelle de Pline,
plutôt que sur Solin lui-même. Pour nous, qui ne cherchons pas cependant à
nous exagérer le mérite de notre auteur, nous pensons qu'après Aristote et
Pline peu d'écrivains ont mieux traité que lui de l'histoire naturelle, et que
parmi les géographes il tient également un rang distingué, quoiqu'au-dessous
de Strabon, de Ptolémée, de Pline et de Pomponius Mela.
Au nombre des précieux auxiliaires dont nous avons pu disposer pour notre
travail, nous ne devons pas omettre de mentionner un manuscrit de Solin du XVe
siècle et de la plus grande pureté, que M. Panckoucke, dont le goût était si
exquis pour tout ce qui est utile et agréable, avait acquis quelques années
avant sa mort, toujours préoccupé du monument qu'il élevait aux lettres
latines.
A. AGNANT.
Pour les notes : ici
C. J. SOLIN A SON AMI ADVENTUS SALUT.
On s'est hâté, avec plus d'impatience que de soin, de faire paraître avant le temps le petit ouvrage que j'avais entrepris, et on l'a livré au public sans qu'il fût poli, sans qu'il eût reçu la dernière main ; aujourd'hui même on en répand des exemplaires fautifs, où l'on donne comme avouées par l'auteur des choses qu'il avait rejetées, et où l'on a omis ce que le sujet a pu gagner depuis par un plus long travail : j'ai donc craint de laisser tomber entre vos mains, comme reconnu par l'auteur, ce qui n'était qu'une grossière ébauche, et j'ai cru devoir, pour vous le bien faire connaître, vous envoyer mon ouvrage, revu par moi-même. J'ai voulu par là, premièrement vous soumettre mon plan, le rendre facile à saisir, et de plus substituer à une publication informe une édition véritable. Cet ouvrage sera donc définitivement intitulé Polyhistor. Quant au titre primitif, Recueil des choses mémorables, j'ai cru devoir, entre autres changements que j'ai faits, ne pas le conserver. Ainsi, en rapprochant cette lettre de celle qui commence l'ouvrage, vous vous convaincrez que vous ne différez pas de celui à qui j'ai dédié l'ensemble de mon travail.
C. J. SOLIN A ADVENTUS SALUT.
Comme je sais parfaitement que vous avez plus que tout autre de l'indulgence et la connaissance approfondie des belles-lettres, et qu'une longue expérience m'a prouvé que je ne présumerais pas vainement de votre bienveillance, j'ai cru devoir vous soumettre, à vous particulièrement, ce petit ouvrage. Votre capacité me promet un suffrage plus sûr, et votre bonté un jugement plus favorable. Ce livre est un abrégé, et, autant que l'a permis le sujet, il est renfermé dans de justes limites. Il ne présente ni trop d'abondance, ni une précision trop sèche. En y portant votre attention, vous y trouverez plutôt un germe assez fécond de science qu'un fastueux étalage d'éloquence. J'avoue, en effet, que je me suis surtout attaché à un petit nombre de volumes choisis, d'un côté pour m'abstenir de choses trop connues, de l'autre pour m'étendre sur celles qui le sont moins. La mention des lieux tient une grande place dans mon ouvrage, et c'est même là son but principal. Cette mention consiste à faire connaître, dans l'ordre le plus naturel, et en suivant les divisions du monde, ce qu'offrent de remarquable les golfes et les mers. J'ai donné d'autres détails qui, sous divers rapports, se rattachent à mon sujet, et la variété au moins préviendra l'ennui du lecteur. J'ai en outre décrit les caractères de l'homme et des animaux; j'ai ajouté quelques détails sur les plantes et sur les pierres exotiques, sur les formes distinctives observées chez les peuples éloignés, sur les mœurs diverses des nations peu connues, sur d'autres choses enfin qui m'ont paru ne pas pouvoir être omises, et dont l'exactitude, que je désire particulièrement soumettre à vos lumières, repose sur la foi des écrivains les plus estimés. Que puis-je, en effet, regarder comme m'appartenant en propre, quand les travaux scrupuleux des anciens ont tout abordé ? Aussi dois-je vous prier de ne pas juger mon travail comme étant de l'époque actuelle, puisque, attentif à rechercher et à suivie les traces de l'érudition antique, j'ai mieux aimé choisir qu'innover. Si donc je ne remplis pas en tout votre attente, pardonnez à mon inhabileté. Les preuves de ce que j'avance sont dans les auteurs que j'ai pris pour guides. De même que ceux qui veulent figurer des corps s'occupent en premier lieu de la tête, et ne s'attachent à représenter les autres parties qu'après avoir commencé par le sommet, si je puis ainsi parler, je commencerai par la tête du monde, c'est-à-dire par Rome, quoique sur ce sujet les plus savants auteurs n'aient rien laissé qui prête à des éloges nouveaux, et qu'il soit presque superflu de retourner sur un chemin tant de fois parcouru. Pour ne pas cependant me taire sur l'origine de cette ville, je mettrai tous mes soins à l'exposer.
(a)
Voir JAC. THOMAS, § 545, de Plagio ad Vossium, lib. III, de Hist.
Latinis, P. 720, 721.
(b) Hist. Nat., liv. I, Dédicace à Vespasien.
(c) Traduction de M. AJASSON DE GRANDSAGNE.
1. De l'origine de Rome, des diverses époques de son histoire, des jours intercalaires, de la génération de l'homme, et de ce que l'on a observé de remarquable dans l'homme, de la pierre dite alectorie.
CERTAINS auteurs
pensent que Rome doit son nom à Évandre qui, aux lieux où elle est située,
trouva une ville, nommée auparavant Valentia par la jeunesse latine; que cette
ville, conservant la signification de son nom primitif Valentia, prit le nom
grec de Rome, et que les Arcadiens, ayant d'abord habité la partie la plus
élevée du mont où Rome est située, le nom d'arces (1)
fut ensuite appliqué aux parties les plus inattaquables des villes. Héraclide
veut qu'après la prise de Troie, quelques Grecs soient venus par le Tibre aux
lieux où l'on voit aujourd'hui Rome; il ajoute que, par les conseils d'une des
captives les plus distinguées, Romé, leur compagne d'infortune, ils
brûlèrent leurs vaisseaux, s'établirent dans le pays, et y élevèrent une
ville qui reçut le nom de Rome. Agathocle prétend que Romé n'était pas une
captive, comme on vient de le dire, mais une fille d'Ascagne, une petite-fille
d'Énée, et que c'est d'elle que vient le nom de Rome. Il y a un autre nom
particulier de Rome, et plus vrai, mais qui n'arrive pas jusqu'aux oreilles du
vulgaire, et qu'il est défendu de prononcer publiquement.
On ne le prononce même pas au milieu des cérémonies sacrées, dans le but
d'obtenir par un silence scrupuleux et convenu l'abolition de ce nom. Valerius,
qui, contrairement à la prescription, osa le faire entendre, fut, pour cette
profanation, puni de mort. Un des objets du culte les plus anciens est le
sanctuaire d'Angérone, à qui l'on fait des sacrifices le douze des calendes de
janvier. La statue de cette déesse du silence a la bouche fermée d'une bande
scellée.
L'époque de la fondation de Rome a donné lieu à des discussions, parce que
longtemps avant Romulus quelques parties du pays étaient habitées. En effet,
l'autel qu'Hercule avait fait vœu d'élever, s'il retrouvait les vaches qu'on
lui avait dérobées, il le dédia, après avoir puni Cacus, à Jupiter
Inventeur. Ce Cacus habitait l'endroit appelé Saline, où se trouve maintenant
la porte Trigemina. Au rapport d'Aulu-Gelle, Cacus jeté dans les fers par
Tarchon, roi des Toscans, vers qui l'avait député le roi Marsyas, en lui
donnant pour compagnon le Phrygien Mégale, s'échappa, revint aux lieux qu'il
habitait d'abord, et puis, avec des forces considérables, s'empara des bords du
Vulturne et de la Campanie ; mais, ayant osé toucher aux domaines des
Arcadiens, il fut écrasé par Hercule, qui se trouvait alors en ce pays.
Mégale trouva un asile chez les Sabins, instruits par lui dans l'art des
augures.
Hercule éleva aussi à sa propre divinité l'autel Très-Grand, comme
l'appellent les pontifes. Quand Nicostrate, mère d'Evandre, que l'on nomme
Carmente parce qu'elle prédisait l'avenir, eut appris au demi-dieu qu'il était
immortel, il se consacra de plus un enclos où les Potitius initiés aux
cérémonies de son culte firent des sacrifices de boeufs. Le temple dédié à
Hercule est sur le marché aux Bœufs, où subsistent des souvenirs de l'antique
festin et de la majesté du dieu : car par l'effet d'une volonté divine, il n'y
entre ni chiens, ni mouches. En effet, quand Hercule partageait les restes des
victimes aux assistants, il invoqua, dit-on, le dieu Myiagrus, et laissa à
l'entrée du lieu sa massue, dont l'odeur écartait les chiens ; ce que l'on
remarque encore aujourd'hui.
Quant au temple que l'on dit être l'ærarium de Saturne, les compagnons
d'Hercule l'élevèrent en l'honneur de ce dieu, qu'ils savaient avoir habité
ces contrées. Ils donnèrent aussi le nom de Saturnien au mont Capitolin, et
celui de Saturnia à la porte du fort qu'ils bâtirent, porte appelée depuis
Pandane. La partie basse du mont Capitolin fut habitée par Carmente: on y
trouve aujourd'hui le temple de cette déesse, qui a donné son nom à la porte
Carmentale. Personne ne peut douter que le Palatium ne doive son origine aux
Arcadiens, qui fondèrent Pallantée, ville que les Aborigènes habitèrent
quelque temps, mais qu'ensuite, en raison du voisinage incommode d'un marais,
dû aux débordements du Tibre, ils quittèrent pour Réate. Selon quelques-uns,
le mont Palatin tire son nom, par un changement de lettre, du bêlement (2)
des brebis, selon d'autres, de Palès, divinité pastorale, ou, comme le veut
Silenus, de Palante, fille d'Hyperborée, qu'Hercule paraît avoir en ce lieu
soumise à ses désirs. Quelle que soit la valeur de ces diverses suppositions,
il est évident que c'est à de tels auspices que Rome doit la gloire de son nom
: c'est ce dont le calcul des temps fournit surtout la preuve. D'après Varron,
cet auteur si exact, Rome fut fondée par Romulus, fils de Mars et de Rhéa
Silvia, ou selon d'autres de Mars et d'Ilia. Rome fut d'abord appelée Quadrata,
parce qu'elle présentait la figure d'un carré.
Elle commence à la forêt qui avoisine le temple d'Apollon, et se termine au
sommet des échelles de Cacus, où fut la cabane de Faustulus. C'est là
qu'habitait Romulus, qui, après avoir pris les augures, jeta les fondements de
la ville, à l'âge de dix-huit ans, le onze des calendes de mai, entre la
seconde et la troisième heure, comme le rapporte Lucius Tarruntius, ce
mathématicien célèbre, Jupiter étant alors dans les Poissons; Saturne,
Vénus, Mars, Mercure dans le Scorpion ; le Soleil dans le Taureau, la Lune dans
la Balance. Depuis, la coutume s'établit de ne pas immoler de victimes aux
fêtes Parilies, pour que le sang ne fût pas versé en ce jour, que l'on
prétend avoir tiré son nom des couches d'Ilia (3)
Romulus régna trente-sept ans. Son premier triomphe fut sur les Céniniens. Il
enleva à Acron, leur roi, des dépouilles qu'il consacra à Jupiter
Férétrien, et qu'il appela opimes. Il triompha en second lieu des Antemnates,
et en troisième des Véiens. Il disparut près du marais de Caprée le jour des
nones de juillet. Nous dirons quels lieux habitèrent les autres rois. Tatius
habita la partie de la citadelle où est maintenant le temple de Junon Moneta.
Cinq ans après son arrivée à Rome, il fut assassiné par les Laurentins, et
mourut dans le cours de la vingt-septième olympiade. Numa habita d'abord le
mont Quirinal, puis près du temple de Vesta, lieu qui s'appelle encore
aujourd'hui Regia. Il régna quarante-trois ans, et fut inhumé au pied du
Janicule. Tullus Hostilius habita le mont Vélie, où depuis fut élevé un
temple aux dieux Pénates ; il régna trente-deux ans, et mourut dans le cours
de la trente-cinquième olympiade. Ancus Martius habita le haut de la voie
Sacrée, où est le temple des Lares; il régna vingt-quatre ans, et mourut dans
le cours de la quarante et unième olympiade. La demeure de Tarquin l'Ancien
fut, près de la porte Mugonia, dans le haut de la voie Neuve ; il régna
trente-sept ans. Celle de Servius Tullius fut aux Esquilies, sur le tertre
Urbium; celle de Tarquin le Superbe, également aux Esquilies, sur le tertre
Pullius, près du lac Fagutal ; il régna vingt-cinq ans.
Cincius veut que Rome ait été bâtie vers la douzième olympiade ; Pictor vers
la huitième ; Nepos et Lutatius, qui adoptent l'opinion d'Ératosthène et
d'Apollodore, la seconde année de la septième olympiade; Pomponius Atticus et
Cicéron, la troisième année de la sixième olympiade. En comparant les
époques grecques et les nôtres, nous trouvons que c'est au commencement de la
septième olympiade que remonte la fondation de Rome, quatre cent trente-trois
ans après la prise de Troie. En effet, les jeux Olympiques institués par
Hercule en l'honneur de Pélops, l'un de ses aïeux maternels, furent après une
interruption, rétablis par Iphitus d'Élée, quatre cent huit ans après la
prise de Troie. C'est donc à Iphitus que remonte la première olympiade. Alors,
c'est après l'intervalle de six olympiades, dont chacune comprend quatre
années, et c'est au commencement de la septième, que Rome a été fondée, et
l'on doit conclure de là, qu'entre la prise de Troie et la fondation de Rome,
il y a quatre cent trente-trois ans. Ce qui confirme cette assertion, c'est que
Caïus Pompeius Gallus et Quintus Verannius furent consuls l'an huit cent un de
la fondation de Rome, et que c'est à l'époque de leur consulat que se
rapporte, d'après les actes publics, la deux cent septième olympiade. Ainsi,
en multipliant par quatre deux cent six olympiades, on aura huit cent
vingt-quatre ans, auxquels on devra ajouter la première année de la septième
olympiade, ce qui donnera le total de huit cent vingt-cinq ans. Que l'on ôte de
ce total les vingt-quatre ans des six olympiades, il restera huit cent un ans;
et puisqu'à l'an huit cent un de la fondation de Rome, répond la deux cent
septième olympiade, il est juste de croire que c'est à la première année de
la septième olympiade que remonte la fondation de Rome. L'époque des rois
comprend deux cent quarante-trois ans.
Les décemvirs furent créés l'an trois cent deux. La première guerre punique
commença l'an quatre cent quatre-vingt-neuf ; la seconde l'an cinq cent
trente-sept ; la troisième l'an six cent quatre. La guerre Sociale commença
l'an six cent soixante-deux. Hirtius et Caïus Pansa furent consuls vers l'an
sept cent dix. Après eux César Auguste, créé consul à dix-huit ans, dirigea
les affaires publiques avec tant d'habileté, que l'empire fut non seulement
tranquille, mais libre de toute crainte. C'est presque la seule époque où la
paix ait vraiment régné, en même temps que florissaient de beaux génies,
afin sans doute que le mérite ne languît pas dans l'inaction, quand le bruit
des armes avait cessé.
Alors on commença à se rendre compte du cours de l'année dont le calcul avait
été jusqu'à cette époque très confus. Car avant César Auguste on n'était
pas d'accord sur ce point. L'année, chez les Égyptiens, était de quatre mois;
chez les Arcadiens, de trois ; chez les Acarnaniens, de six ; en Italie, chez
les Laviniens, de treize ; chez ces derniers d'ailleurs, l'année était de
trois cent soixante-quatorze jours. Chez les Romains, l'année fut d'abord de
dix mois : elle commençait au mois de mars ; le premier de ce mois, on allumait
des feux aux autels de Vesta, on substituait des couronnes de laurier vert aux
anciennes couronne ; le sénat et le peuple tenaient des assemblées ; les dames
romaines donnaient des repas à leurs esclaves, comme les maîtres au temps des
Saturnales : les premières, pour provoquer par leurs égards plus de soumission
; les autres, pour reconnaître les services rendus. Ce qui prouve surtout que
ce mois était le premier, c'est qu'on appelait le mois de juillet quintilis,
parce qu'il était le cinquième à compter de mars, et qu'en continuant ainsi,
le mois de décembre terminait l'année au trois cent quatrième jour : car ce
nombre complétait l'année, de sorte qu'il y avait six mois de trente jours, et
quatre de trente et-un. Mais comme cette manière de compter avant Numa ne se
rapportait pas au cours de la lune, on compléta l'année par le calcul lunaire,
en ajoutant cinquante et un jours. Pour former douze mois, on retrancha un jour
de chacun des six mois existants, lesquels jours, ajoutés aux cinquante et un
ci-dessus mentionnés, formèrent un total de cinquante-sept, qui furent
divisés en deux mois, dont l'un avait vingt-neuf jours et l'autre vingt-huit.
L'année compta ainsi trois cent cinquante-cinq jours. Ensuite, comme on
s'aperçut qu'on avait eu tort de renfermer l'année dans cet espace de jours,
puisqu'il était évident que le soleil ne parcourt pas les signes du zodiaque
en moins de trois cent soixante-cinq jours, plus un quart de jour, on ajouta à
l'année dix jours un quart, et elle fut ainsi composée de trois cent
soixante-cinq jours un quart ; calcul d'ailleurs conforme à la règle de
Pythagore, qui veut qu'en toute chose on préfère le nombre impair. Aussi
consacre-t-on aux dieux du ciel janvier et mars, dont les jours sont en nombre
impair ; tandis que février, dont les jours sont en nombre pair, est dédié,
comme étant de mauvais augure, aux dieux de l'enfer. Cette manière de compter
ayant été acceptée partout, les différents peuples, pour conserver ce quart
de jour, faisaient diverses intercalations, et cependant jamais on n'arrivait à
un calcul exact. Aussi les Grecs retranchaient-ils de chaque année onze jours
et quart, qui, multipliés par huit, s'ajoutaient à la neuvième année : d'où
résultaient quatre-vingt-dix jours, que l'on divisait en trois mois de trente
jours. Ces quatre-vingt-dix jours ajoutés à la neuvième année faisaient un
total de quatre cent quarante-quatre jours, qui s'appelaient intercalaires ou
supplémentaires.
Les Romains, qui d'abord avaient adopté cette division, choqués bientôt d'y
trouver le nombre pair, la laissèrent de côté, abandonnant aux prêtres le
soin d'intercaler ; or, ceux-ci, pour plaire aux fermiers des deniers publics,
faisaient à leur gré dans leurs calculs des retranchements ou des additions.
Cela étant, et l'intercalation recevant tantôt plus, tantôt moins de
développement, et quelquefois même passant inaperçue, il arrivait quelquefois
que les mois d'hiver tombaient tantôt en été, tantôt en automne. César
voulut remédier à l'inconvénient de cette incertitude et corriger cette
confusion : pour ramener toutes ces variations à un calcul précis, il
intercala vingt et un jours et quart : faisant ainsi rétrograder les mois, il
détermina chaque époque d'une manière convenable. Cette année eut donc seule
trois cent quarante quatre jours, et les suivantes trois cent soixante et quart
; mais il se commit encore une erreur due aux prêtres. On leur avait, en effet,
recommandé d'intercaler un jour à la quatrième année. Cette intercalation
devait avoir lieu à la fin de cette quatrième année, et avant l'inauguration
de la cinquième ; or, elle eut lieu au commencement de la quatrième et non à
la fin : ainsi au lieu d'intercaler neuf jours pour trente-six ans, on en
intercala douze. Cette erreur fut corrigée par Auguste, qui prescrivit de
laisser passer douze ans sans intercalation, pour faire disparaître par
compensation ces trois jours ajoutés à tort aux neuf jours nécessaires. Telle
est la base sur laquelle fut établie désormais la supputation de l'année.
Cette réforme et bien d'autres choses appartiennent au temps d'Auguste. La vie
de ce prince, qui jouit d'une domination souveraine presque sans exemple, fut
traversée par tant d'adversités, qu'il est difficile d'établir s'il fut plus
heureux que malheureux. D'abord la préférence donnée sur lui par son oncle à
Lepidus, alors tribun, pour la place de maître de la cavalerie, et cela avec
une note infamante, au moment des auspices; puis le partage du triumvirat où le
pouvoir d'Antoine l'écrasait ; puis encore la haine que lui attira la
proscription qui suivit la bataille de Philippes ; l'exhérédation d'Agrippa
Postumus après son adoption ; les vifs regrets qu'il en éprouva ; ses
naufrages en Sicile, où il fut obligé de se cacher honteusement dans une
caverne ; de nombreuses séditions parmi ses soldats ; l'inquiétude suscitée
par l'émeute de Pérouse ; la découverte de l'adultère et des desseins
parricides de sa fille ; l'infamie non moins grande de sa petite-fille ; la mort
de ses fils qui lui fut imputée, et leur perte rendue plus cruelle par ce
reproche ; la peste à Rome, la famine en Italie, la guerre d'Illyrie; ses
embarras d'argent pour payer ses troupes ; un corps affaibli par la maladie, la
dissension outrageante de Néron, son beau-fils ; les projets suspects de son
épouse et de Tibère, et beaucoup d'autres sujets de chagrin. Toutefois, comme
si le siècle eût pleuré ses derniers moments, il y eut à sa mort une disette
de tous les biens de la terre ; et pour que cela ne parût pas fortuit, des
signes certains annoncèrent l'approche de ces calamités. Une femme du peuple
appelée Fausta, eut d'une seule couche quatre enfants jumeaux, deux garçons et
deux filles, présageant par cette fécondité monstrueuse les malheurs qui
devaient arriver. Il est vrai que l'auteur Trogue assure qu'en Égypte des
femmes mettent au monde jusqu'à sept enfants à la fois ; ce qui là est moins
surprenant, parce que les eaux du Nil, non seulement rendent les terres
fertiles, mais influent aussi sur la fécondité des femmes. Nous lisons que
Cnéus Pompée fit paraître sur son théâtre une femme venue d'Asie, nommée
Eutychis, accompagnée de ses vingt enfants. Il était de notoriété qu'elle en
avait eu trente. Il me semble à ce propos convenable de traiter ici de la
génération de l'homme.
En effet, comme nous devons nous occuper des animaux qui nous paraîtront dignes
de quelque mention, à mesure que nous parlerons des pays où ils se trouvent,
il est surtout convenable de commencer par celui que la nature a placé, par la
pensée et la raison, au-dessus de tous les autres. Et d'abord, ainsi que l'a
établi Démocrite le physicien, parmi les êtres animés, la femme seule est
sujette au flux menstruel ; cet écoulement est, à juste titre, d'après des
autorités qui ne sont point à dédaigner, mis au rang des choses monstrueuses.
Mises en contact avec cet écoulement, les graines ne germent point, le moût
tourne à l'aigre, les plantes meurent, les arbres perdent leurs fruits, le fer
se rouille, l'airain noircit. Les chiens qui en ont goûté sont bientôt
atteints de la rage, et leur morsure communique cette affreuse maladie. Mais ce
n'est rien encore : le lac Asphaltite en Judée produit un bitume d'une matière
si épaisse et si visqueuse, qu'on ne peut le séparer de lui-même : quand on
veut eu enlever une partie, tout le reste suit : on ne peut le diviser, parce
qu'il s'étend à mesure qu'on le tire ; mais, à l'aide d'un fil trempé dans
ce sang, le bitume se divise de lui-même ; l'ensemble se désunit, et cette
substance, dont la ténacité est naturellement insurmontable, se laisse
séparer sans effort dès qu'elle est en contact avec le flux menstruel. Le seul
effet salutaire que cet écoulement produise, c'est d'écarter l'astre
d'Hélène, fatal aux navigateurs. Au reste les femmes qui subissent cette loi
de leur nature, tant qu'elles y sont soumises, ont un regard funeste ; à leur
aspect les miroirs se ternissent ; ils s'obscurcissent complètement
lorsqu'elles s'y regardent, et perdent leur propriété de réfléchir les
traits du visage, dont la beauté se trouve alors enveloppée d'un nuage.
Il y a des femmes qui sont toujours stériles ; il y en a qui cessent de l'être
en s'unissant à d'autres époux. Quelques-unes n'engendrent qu'une fois ;
d'autres donnent toujours des filles, ou toujours des garçons. A cinquante ans
toutes les femmes cessent de concevoir ; quant aux hommes, ils peuvent engendrer
jusqu'à quatre-vingts ans: témoin le roi Masinissa, qui eut un fils,
Mathumanne, à l'âge de quatre-vingt-six ans. Caton à quatre-vingts ans
accomplis eut de la fille de Salonius, son client, l'aïeul de Caton d'Utique.
On sait aussi que s'il s'est écoulé peu de temps entre deux conceptions,
chacune peut arriver à terme, comme on le vit dans Hercule et lphiclès, son
frère : portés ensemble dans les mêmes flancs, leur naissance eut lieu aux
mêmes intervalles que leur conception. Un autre exemple est celui de cette
esclave de Proconèse qui, après un double commerce, accoucha de deux enfants
dont chacun ressemblait à son père. Cet Iphiclès eut pour fils lolas, qui,
venu en Sardaigne, réunit en société les habitants dispersés et errants, et
fonda Olbie ainsi que d'autres villes grecques. Les loliens, qui tirent de lui
leur nom, lui élevèrent un temple au lieu même de sa tombe, en mémoire des
maux nombreux dont il avait délivré la Sardaigne, fidèle aux exemples de son
oncle paternel.
La femme qui désire un enfant doit craindre d'éternuer après le commerce
charnel, de peur qu'une secousse subite ne fasse sortir la liqueur séminale,
avant que les entrailles en aient été pénétrées. Si la femme a conçu, elle
sera, dix jours après, avertie de sa grossesse par des douleurs. Alors
commenceront les bourdonnements d'oreilles, les éblouissements. L'estomac
dégoûté repoussera la nourriture.
Tous les auteurs s'accordent sur ce point, que de toutes les parties charnues le
cœur est la première qui se forme ; que ce viscère augmente pendant
soixante-quinze jours, et qu'ensuite il décroît ; que des os l'épine dorsale
se développe la première. Il y a certitude de mort, si l'une ou l'autre de ces
parties est attaquée. Si c'est un garçon qui se forme dans le sein de la
mère, elle a le teint meilleur, et ses couches seront moins pénibles ;
l'enfant, en outre, remue dès le quarantième jour. Si c'est une fille, le
premier mouvement n'a lieu qu'au quatre-vingt-dixième jour. La mère alors
devient pâle, et sent de l'embarras dans les jambes. Pour l'un comme pour
l'autre sexe, quand les cheveux commencent à pousser, la mère éprouve un
malaise plus grave, surtout pendant la pleine lune, temps qui d'ailleurs
incommode même toujours les enfants nouveau-nés. Si la femme enceinte prend
des aliments trop salés, son enfant n'aura pas d'ongles. Quand arrive le moment
de la délivrance, elle doit retenir sa respiration ; car il est mortel pour une
femme de bâiller pendant l'accouchement. Il n'est pas naturel que les enfant
viennent au jour les pieds les premiers : aussi leur donne-t-on le nom
d'Agrippa, c'est-à-dire mis au monde avec peine (4).
Les enfants ainsi nés sont moins heureux et vivent moins longtemps. Parmi eux,
un exemple presque unique de bonheur est celui de Marcus Agrippa ; encore
peut-on dire qu'il a connu l'adversité plus que la prospérité : l'infirmité
de ses pieds, la découverte des désordres de son épouse, et d'autres malheurs
ont vérifié le présage de sa naissance contre nature.
Il est également d'un mauvais augure pour une femme de naître avec la partie
sexuelle fermée, comme il arriva à la mère des Gracques, Cornélie, dont les
enfants justifièrent ce triste présage par une mort sinistre. Ceux dont la
naissance coûte la vie à leur mère viennent au jour sous de meilleurs
auspices, comme Scipion l'Africain, qui, en raison de l'incision faite à sa
mère morte, fut le premier des Romains que l'on appela César. De deux jumeaux,
celui qui reste dans le sein de la mère, l'autre étant mort par une fausse
couche, s'appelle Vopiscus. Quelques enfants naissent avec des dents, comme
Cnéus Papirius Carbon, et M. Curius, surnommé pour cela Dentatus. Quelques
enfants, au lieu de dents, ont un os continu : tel fut le fils de Prusias, roi
de Bithynie. Le nombre des dents varie selon le sexe : les hommes en ont plus
que les femmes. Quand les dents canines sont doubles à droite, cela promet les
faveurs de la fortune; à gauche, c'est le contraire.
Le premier son qu'émette l'organe de la voix chez les enfants nouveau-nés est
un vagissement : l'expression de la joie, le rire ne se voit pas avant le
quarantième jour. Nous ne connaissons qu'un homme qui ait ri à l'heure même
de sa naissance, c'est Zoroastre, si distingué depuis, à tant de titres.
Crassus, l'aïeul de celui qui périt dans la guerre des Parthes, ne rit jamais,
ce qui le fit surnommer Agélaste. Entre autres choses que l'on cite de Socrate,
il est remarquable qu'il eut toujours un visage égal, même avec ceux qui
combattaient ses opinions. Héraclite et Diogène le Cynique ne perdirent jamais
rien de leur fermeté d'âme, et s'élevèrent. constamment au-dessus de toute
douleur comme de toute pitié. Le poète Pomponius, personnage consulaire, est
cité comme exemple parmi les personnes qui n'eurent jamais d'éructation, et
tout le monde sait qu'Antonia, fille de Drusus, ne cracha jamais. On dit qu'il y
a des hommes qui sont nés ayant les os compactes, et qui jamais ne suent,
jamais ne sont altérés : tel fut., dit-on, le Syracusain Lygdonis, qui, vers
la trente-troisième olympiade, remporta aux jeux Olympiques le prix du
pancrace, et dont les os étaient sans moelle.
Il est prouvé que la force dépend surtout des muscles, et que plus ils sont
développés, plus ils peuvent acquérir de vigueur. Varron, citant des exemples
d'une force extraordinaire, parle du Samnite Trittannus, gladiateur, qui, grâce
à l'appareil musculaire qui recouvrait ses côtes et qui sillonnait ses mains
et ses bras, touchait à peine ses adversaires pour les abattre, n'ayant presque
aucun danger à redouter pour lui Il ajoute que son fils, soldat sous Cnéus
Pompée, et qui était constitué de la même manière, méprisa tellement un
ennemi qui le défiait, que, sans être armé, il le terrassa, et qu'à l'aide
d'un seul doigt il l'emporta dans le camp de son général. Varron cite encore
Milon de Crotone, comme doué d'une force surnaturelle : on rapporte que, d'un
seul coup de sa main nue, il abattit un taureau, et que le jour même il le
mangea sans peine tout entier. Ce fait ne paraît pas douteux, car il est
constaté par un monument.
Vainqueur dans toutes les luttes qu'il soutint, il se servait, à ce que l'on
prétend, de l'alectorie, pierre qui a l'aspect du cristal et la grosseur d'une
fève, que l'on trouve dans le gésier des gallinacées, et qui, dit-on, est
utile aux combattants. Milon vivait du temps de Tarquin l'Ancien.
Maintenant, si nous voulons nous occuper des causes diverses de ressemblance,
que d'habiles combinaisons nous offrira la nature ! Parfois ces ressemblances
tiennent à la famille et se transmettent de race en race : ainsi souvent les
enfants reproduisent des taches, des cicatrices, des traces quelconques de leur
origine première. Trois membres de la famille des Lépides sont nés, dans un
ordre intermittent, avec un même caractère, celui d'un oeil recouvert d'une
membrane. Un athlète célèbre de Byzance, dont la mère était fille
adultérine d'un Éthiopien, ne ressemblait en rien à son père, et reproduisit
les traits de l'Éthiopien son aïeul. Mais cela étonnera moins, si l'on fait
attention à ce que l'on a remarqué chez les étrangers. En Syrie, un certain
Artémon, de la classe du peuple, ressemblait tellement à Antiochus, que
l'épouse de ce prince fit croire, en présentant cet homme, à l'existence de
son mari déjà mort depuis longtemps, et qu'il fut, sous le patronage de cette
femme, appelé à la succession du trône. Cnéus Pompée, et Cn. Vibius, d'une
naissance obscure, se ressemblaient d'une manière qui prêtait tellement à la
méprise, que les Romains donnaient à Vibius le surnom de Pompée, à Pompée
celui de Vibius. L'histrion Rubrius représentait si bien l'orateur Lucius
Plancus, que le peuple l'appelait lui-même Plancus. Un gladiateur du nom
d'Armentarius, et l'orateur Cassius Severus, se ressemblaient au point que,
même en les voyant ensemble, on ne pouvait les reconnaître l'un de l'autre, à
moins qu'ils ne fussent différemment vêtus. Marcus Messalla, qui fut censeur,
et Menogène, homme de basse extraction, avaient de tels rapports de
physionomie, que l'on croyait que Messalla n'était autre que Ménogène, et
Ménogène autre que Messalla. Un pêcheur de Sicile avait des traits de
ressemblance avec le proconsul Sura, et entre autres, la même ouverture de
bouche, le même épaississement de langue, le même embarras de prononciation.
Et ce ne sont pas seulement les étrangers d'un même pays, ce sont quelquefois
ceux que l'on a tirés des parties du monde les plus diverses qui présentent
d'étranges similitudes. Un certain Thoranius avait vendu à Antoine, déjà
triumvir, deux enfants d'une rare beauté, au prix de trois cents sesterces. Il
les avait présentés comme jumeaux, quoiqu'il eût tiré l'un de la Gaule
Transalpine, l'autre de l'Asie; le langage seul établissait entre eux une
différence. Antoine se plaignit d'avoir été joué. Thoranius lui répondit
avec esprit, que ce dont l'acheteur se plaignait était ce qui en faisait le
prix ; que la ressemblance de ces enfants n'aurait rien de merveilleux, s'ils
étaient réellement jumeaux; mais que l'on ne pouvait payer assez cher une
conformité plus grande que celle des jumeaux, entre deux enfants nés si loin
l'un de l'autre. Cette réponse radoucit tellement Antoine, que depuis il
répéta que dans toute sa fortune il n'avait rien de plus précieux.
Maintenant, si nous nous occupons de la stature même des hommes, il sera
clairement établi que sous ce rapport l'antiquité ne s'est rien attribué de
trop, mais que, décroissant par une dégénération successive, les hommes de
nos jours n'ont plus la taille élevée des hommes d'autrefois. Aussi quoique
l'on fixe généralement à sept pieds la plus grande hauteur à laquelle un
homme puisse atteindre, parce que telle fut celle d'Hercule, on vit cependant au
temps des Romains, sous Auguste, deux hommes de plus de dix pieds, Pusion et
Secundilla, dont on voit encore les restes dans le monument sépulcral des
jardins de Salluste. Depuis, sous l'empire de Claude, on amena d'Arabie un
certain Gabbara qui avait neuf pieds neuf pouces ; mais, dans l'espace d'environ
mille ans avant Auguste, on n'avait pas remarqué de taille si élevée, de
même qu'après Claude on n'en vit plus. Les enfants ne sont-ils pas aujourd'hui
moins grands que leurs pères ? Une preuve de la haute stature des anciens nous
est fournie par le corps d'Oreste qui, vers la cinquante-neuvième olympiade,
exhumé à Tégée par les Spartiates sur un ordre de l'oracle, se trouva être
de sept coudées. Des écrits qui citent des autorités de l'antiquité en
témoignage de leur véracité, établissent que, pendant la guerre de Crète,
une inondation d'une extrême violence ayant entrouvert la terre, on trouva, au
milieu de nombreuses crevasses du sol, un corps humain de trente-trois coudées.
Poussés par la curiosité, le lieutenant L. Flaccus et Metellus lui-même
vinrent charmer leurs yeux d'un spectacle dont le merveilleux les avait vivement
frappés, mais qu'ils se refusaient à croire. Je rappellerai ici qu'à
Salamine, le fils d'Euthymène avait à trois ans trois coudées de haut, mais
que sa démarche était lente et son esprit borné ; qu'il avait la voix forte,
et que déjà il était arrivé à la puberté ; mais qu'atteint bientôt de
plusieurs maladies, il paya par d'atroces souffrances la précocité de son
développement. La taille de l'homme se mesure de deux manières. La distance
qui se trouve entre les extrémités des grands doigts de la main, quand les
bras sont étendus, est égale à celle qui existe entre le sommet de la tête
et la plante des pieds : voilà pourquoi les physiciens ont appelé l'homme un
petit monde. On attribue plus de souplesse à la partie droite, plus de
solidité à la partie gauche : aussi l'une est-elle plus propre au geste, et
l'autre à porter un fardeau. La nature ménage la pudeur même après que le
corps est sans vie, par une différence dans la position des cadavres qui
surnagent : ceux des hommes flottent sur le dos, ceux des femmes sur le ventre.
Pour parler maintenant de l'agilité, la première palme en ce genre d'exercice
appartient à un certain Ladas, qui effleurait si légèrement la poussière
mobile, qu'aucun de ses pas ne restait empreint sur le sable qui couvrait le
sol. Un enfant de Milet, Polymnestor, que sa mère avait placé pour garder des
bestiaux, atteignit en se jouant un lièvre à la course ; et pour ce fait, le
maître du troupeau l'ayant aussitôt produit dans les jeux, ce jeune garçon
obtint vers la quarante-sixième olympiade, selon Bocchus, le prix de la course.
Philippide parcourut en deux jours les mille deux cent quarante stades qui
séparent Lacédémone d'Athènes. Anystis de Lacédémone et Philonide,
coureurs d'Alexandre le Grand, firent en un jour le chemin d'Élis à Sicyone,
qui est de douze cent stades. Sous le consulat de Fonteius et de Vipsanius, un
enfant d'Italie, âgé de neuf ans, parcourut un espace de soixante-quinze mille
pas de midi à la nuit.
Ajoutons, pour ce qui concerne la vue, qu'un homme du nom de Strabon distinguait
les objets à cent trente-cinq mille pas, selon Varron, et que quand la flotte
punique sortait de Carthage, il indiquait très exactement du cap de Lilybée le
nombre des vaisseaux. Cicéron mentionne que l'Iliade d'Homère fut écrite sur
parchemin en caractères si fins, qu'on pouvait la renfermer dans une coquille
de noix. Callicrate fit en ivoire des fourmis si petites, que nul autre que lui
n'en pouvait discerner les parties. Apollonide dit qu'en Scythie il y a des
femmes que l'on appelle bityes, et dont les yeux ont une double pupille ; que
ces femmes tuent ceux qu'elles regardent, lorsqu'elles sont en colère.
Chez les Romains de nombreux titres assignent le premier rang du courage à L.
Sicinius Dentatus. Il fut tribun du peuple peu après l'expulsion des rois, sous
le consulat de Tarpeius et de A. Haterius. Il sortit vainqueur de huit combats
singuliers ; il portait par devant quarante-cinq cicatrices, et n'en avait pas
une par derrière ; il avait enlevé trente-quatre dépouilles. En hausse-cols,
piques sans fer, bracelets et couronnes, il obtint trois cent douze récompenses
; il suivit le triomphe de neuf généraux qui lui devaient leur victoire.
Après lui, Marcus Sèrgius, dans ses deux premières campagnes, fut blessé par
devant vingt-trois fois ; à sa seconde campagne il perdit la main droite. Il se
fit faire alors une main de fer ; et quoique chacune de ses mains fût peu
propre au combat, il combattit quatre fois en un jour avec la main gauche, et
fut vainqueur, après avoir eu deux chevaux tués sous lui. Pris deux fois par
Annibal, deux fois il s'échappa après avoir eu, pendant vingt mois de
captivité, les mains et les pieds toujours enchaînés. Dans les plus rudes
combats qu'aient à cette époque soutenus les Romains, il obtint des
récompenses militaires ; les journées du Trasimène, de la Trébie et du
Tésin lui valurent des couronnes civiques. Au combat de Cannes, où le plus
beau succès fut d'avoir échappé, seul il reçut une couronne. Heureux certes
de tant de titres glorieux, si l'un de ses descendants, Catilina, n'eût terni
l'éclat d'un si beau nom par la honte du sien ! Autant brille entre les soldats
Sicinius ou Sergius, autant brille entre tous les généraux, ou pour mieux dire
entre tous les hommes, le dictateur César. Dans les combats qu'il livra, onze
cent trente-deux mille ennemis périrent : car il n'a pas voulu que l'on
dénombrât ceux qu'enlevèrent les guerres civiles. Il combattit cinquante-deux
fois enseignes déployées, et seul il surpassa M. Marcellus, qui avait livré
trente-neuf batailles. Ajoutons que personne n'écrivit ou ne lut avec plus de
rapidité que lui. On dit qu'il dictait quatre lettres à la fois. Sa bonté
d'ailleurs était telle, que les ennemis qu'il avait domptés par les armes, il
les soumit encore plus par la clémence.
Cyrus avait le don de la mémoire ; il appelait chacun par son nom tous les
soldats de sa nombreuse armée. L. Scipion nommait de même tous les citoyens
romains ; mais nous pensons que cette merveille fut dans Cyrus comme dans
Scipion un effet de l'habitude. Cinéas, ambassadeur de Pyrrhus, dès le
lendemain de son arrivée à Rome, salua par leurs noms les chevaliers et les
sénateurs. Mithridate, roi de Pont, rendait la justice sans interprète aux
vingt-deux nations qu'il gouvernait. On a fait un art de la mémoire : ainsi le
philosophe Métrodore, qui vivait du temps de Diogène le Cynique, en vint, à
force d'exercice, au point de retenir ce qu'avaient dit plusieurs personnes, non
seulement pour le sens, mais dans les mêmes termes. Toutefois on a souvent
observé que chez l'homme rien ne se perd plus facilement que la mémoire par
l'effet de la peur, d'une chute, ou d'une maladie. Un homme frappé d'une pierre
oublia les lettres de l'alphabet. Messalla Corvinus, après une maladie, oublia
son propre nom, quoique pour le reste son intelligence n'eût souffert aucune
atteinte. La peur fait perdre la mémoire; mais d'un autre côté elle donne à
la voix plus de force, et la produit même, si elle n'existait pas. Vers la
cinquante-huitième olympiade, Cyrus étant entré vainqueur à Sardes, ville
d'Asie, où Crésus se tenait caché, la crainte arracha, dit-on, ces paroles à
Atys, fils du roi, muet jusqu'alors : « Cyrus, grâce pour mon père! Que nos
malheurs mêmes t'apprennent que tu es homme! »
Il nous reste à parler des qualités morales qui brillèrent avec éclat dans
deux personnages surtout. Le chef de la famille Porcia, Caton, fut excellent
général, excellent orateur, excellent sénateur. En butte aux attaques de la
haine sous divers rapports, il plaida sa cause quarante-quatre fois, et toujours
il fut absous. Il semble par là que Scipion Émilien ait encore plus de titres
à la gloire : car outre les qualités qui distinguaient Caton, il posséda à
un plus haut degré l'affection publique. Scipion Nasica fut déclaré le plus
honnête homme, non par un jugement particulier, mais par tout le sénat, sous
la foi du serment ; on ne trouva personne, en effet, qui fût plus digne de
présider à la cérémonie la plus sainte, quand l'oracle eut annoncé qu'il
fallait faire venir de Pessinonte les objets du culte de la Mère des dieux.
Un grand nombre de Romains se sont distingués par l'éloquence ; mais ce talent
ne fut héréditaire que dans la famille des Curions, qui produisit, par une
succession non interrompue, trois orateurs. Cela certes est remarquable dans un
siècle où l'éloquence obtint le suffrage des hommes et des dieux : car
Apollon fit alors découvrir les assassins du poêle Archiloque ; son
intervention convainquit de leur crime des brigands. Tandis que le
Lacédémonien Lysandre assiégeait Athènes, où gisait sans, sépulture le
corps du poète tragique Sophocle, Bacchus recommanda en songe au général de
permettre qu'on ensevelît l'objet de ses délices; et il ne cessa de l'avertir
que lorsque Lysandre, ayant su quel citoyen était mort et ce que le dieu
voulait, eût fait trêve aux hostilités, et que les restes de Sophocle eussent
reçu une sépulture convenable. Le poète lyrique Pindare se trouvait dans une
salle de festin qui menaçait ruine ; pour qu'il ne pérît pas avec les autres,
Castor et Pollux l'appelèrent hors de la salle, aux yeux de tous les convives,
et par là il échappa seul au danger.
Après les dieux, il faut citer Cn. Pompée le Grand, qui, allant rendre visite
à Posidonius, si célèbre alors par ses leçons de philosophie, défendit au
licteur de frapper à la porte selon l'usage, et voulut, quoiqu'il vînt de
terminer la guerre de Mithridate, et qu'il fût le vainqueur de l'Orient,
abaisser ses faisceaux devant la porte d'un savant. Le premier Africain ordonna
que la statue de Quintus Ennius fût placée sur son tombeau. Caton d'Utique,
quand il revint de l'armée où il était tribun militaire, amena avec lui à
Rome un philosophe grec ; il en amena un second au retour de sa légation de
Chypre, déclarant que par là il rendait un grand service au sénat et au
peuple, quoique son bisaïeul Caton eût souvent opiné à chasser les Grecs de
Rome. Denys le tyran envoya au-devant de Platon un vaisseau décoré de
bandelettes, et il lui fit l'honneur de le recevoir lui-même, à son
débarquement, sur un quadrige attelé de chevaux blancs.
La palme de la sagesse fut adjugée au seul Socrate par l'oracle de Delphes. La
maison de Metellus a offert l'exemple le plus connu de piété ; mais le plus
remarquable nous est fourni par une femme du peuple, nouvellement accouchée.
Née dans un rang vulgaire, inconnue par conséquent, elle obtint avec peine la
liberté d'entrer dans la prison où était enfermé son père, condamné à
mourir de faim. Surveillée par les geôliers, pour qu'elle ne pût apporter des
aliments à son père, elle fut surprise l'allaitant : action qui illustra son
auteur et le lieu où elle se passa ; car celui qui était condamné, ayant dû
sa grâce à sa fille, vécut en témoignage de ce trait glorieux ; et le lieu,
dédié à la Piété, devint un temple de cette divinité. Un vaisseau venu de
Phrygie avec les objets du culte de Cybèle, suivit la direction des bandelettes
de la chasteté, et donna ainsi le prix à Claudia. Sulpitia, fille de
Paterculus, épouse de M. Fulvius Flaccus, fut, au jugement des dames romaines,
choisie entre les cent plus estimées, pour dédier la statue de Vénus,
d'après l'ordre des livres Sibyllins. Pour ce qui regarde le bonheur, personne
ne s'est encore trouvé que l'on ait pu à juste titre appeler heureux : car
Cornelius Sylla eut le surnom d'Heureux, plutôt qu'il ne le fut réellement. Le
trépied d'Apollon a proclamé comme heureux le seul Aglaüs, qui, maître d'un
petit bien dans un coin de l'Arcadie, n'était jamais sorti des limites de
l'héritage paternel.
De l'Italie, et, dans l'Italie, du serpent boa, des loups, des lynx, de la pierre dire lyngurium, du corail, de la syrtis, de la véientane, des cigales muettes, des oiseaux de Diomède.
Nous avons assez parlé de l'homme. Maintenant, pour revenir à notre sujet, nous allons nous occuper des lieux, et particulièrement de l'Italie, dont nous avons déjà parlé avec éloge à propos de Rome. L'Italie a été décrite avec tant de soin, et principalement par M. Caton, que l'on ne peut rien dire qui ait échappé aux recherches des anciens auteurs. Cet excellent pays préte beaucoup à la louange : les écrivains les plus distingués célèbrent la salubrité des lieux, la douceur du climat, la fertilité du
sol, l'heureuse exposition des coteaux, la fraîcheur des bois, l'air pur des vallons, les riches produits de la vigne et des oliviers, la beauté des toisons, et ces fleuves nombreux, ces vastes lacs, ces lieux consacrés à la culture de la violette et qui la voient fleurir deux fois l'année, et au milieu de tout cela, le Vésuve qui exhale des vapeurs et des flammes, les sources tièdes de Baïes, des colonies populeuses, la gracieuse régularité des villes nouvelles, l'imposante beauté des anciennes, qui furent fondées d'abord par les Aborigènes, les Aurunces, les Pélasges, les Arcadiens, les Siciliens, puis par des étrangers venus de toutes les parties de la Grèce, et en dernier lieu par les Romains; ajoutons à cela des côtes couvertes de ports et ouvrant leur sein au commerce des divers peuples du monde.III. De la Corse, et, dans la Corse, de la pierre dite catochitis.
Quittons
l'Italie : d'autres parties de la terre nous appellent, et il serait trop long
dl'effleurer dans notre énumération toutes les îles qui sont en regard des
promontoires de l'Italie ; et cependant, placées dans les lieux les plus
délicieux, et offertes, pour ainsi dire, en spectacle, elles ne devraient pas
être passées sous silence. Mais combien nous ennuierions si, omettant
l'essentiel, nous allions, par une sorte de paresse, citer Pandataris ou
Prochyta, ou Ilua, célèbre par ses mines de fer, ou Caprarie, l'Aegilon des
Grecs, ou Planasie, ainsi appelée de l'aspect que présente sa hauteur, ou
Colombarie, mère des oiseaux dont elle tire son nom, ou les Ithacésies, qui
furent, dit-on, l'observatoire d'Ulysse, ou Énarie, qu'Homère appelle Inarime,
d'autres enfin qui ne sont pas moins agréables, parmi lesquelles est la Corse,
décrite longuement par tant d'auteurs, et avec une telle exactitude, qu'un
esprit difficile n'y peut rien désirer. On sait comment cette île fut peuplée
par les Liguriens, comment on y construisit des villes ; on sait que Marius et
Sylla y amenèrent des colonies, et que la mer de Ligurie baigne la Corse.
Laissons tout cela de côté.
La Corse, et c'est une particularité de son territoire, produit seule la pierre
tout à fait remarquable, dite catochitis. Cette pierre est plus grande que
celles qui servent à l'ornement : c'est moins une gemme qu'un caillou. Elle
retient captive la main qui s'y pose, s'unissant à tel point aux corps qui la
touchent, qu'ils y demeurent attachés ; elle semble enduite de je ne sais
quelle matière visqueuse, semblable à la gomme. On dit que Démocrite
d'Abdère portait souvent cette pierre pour montrer !es forces occultes de la
nature, dans les luttes qu'il soutint contre les mages.
IV. De la Sardaigne, et, dans la Sardaigne, de la solifuge et de l'herbe sardonique.
Quant
à la Sardaigne, que Timée appelle Sandaliotes, et Crispus lchnuse, on sait
dans quelle mer elle est située, et par qui elle fut peuplée. Ainsi peu
importe de rappeler que Sardus, fils d'Hercule, et Norax, fils de Mercure, le
premier arrivant de la Libye, le second de Tartesse, ville d'Espagne, vinrent en
ces contrées, et donnèrent, Sardus son nom au pays même, Norax le sien à la
ville de Nora ; qu'après eux régna Aristée à Caralis, ville qu'il avait
bâtie, établissant ainsi une alliance entre deux peuples d'un sang différent,
et ramenant aux mêmes moeurs des nations divisées jusqu'alors, mais que ce
changement ne rendit en rien rebelles à son autorité.
Pour ne nous arrêter ni sur cette particularité, ni sur Iolaüs qui vint fixer
sa demeure en ce pays, ni sur les Iliens et les Locriens, remarquons qu'il n'y a
pas en Sardaigne de serpents, mais que le solifuge est dans ce pays ce qu'est
ailleurs le serpent. Le solifuge, très-petit animal de la forme d'une araignée, est ainsi appelé parce qu'il fuit le soleil (5).
Il se trouve fréquemment dans les mines d'argent : car le sol de ce pays
contient beaucoup de ce métal. Il se glisse sans être vu, et blesse
mortellement ceux qui ont l'imprudence de s'asseoir sur lui. Il y a encore dans
ce pays autre chose de dangereux, c'est l'herbe sardonique, que les écoulements
des eaux de fontaines ne font naître que trop abondamment. Si l'on s'avise, par
ignorance, d'en manger, les nerfs se contractent, la bouche s'ouvre et s'étend,
et l'on meurt en paraissant rire. Les eaux, au contraire, offrent mille
avantages. Les étangs sont très poissonneux; on conserve les eaux pluviales de
l'hiver pour obvier à la sécheresse de l'été : car les Sardes savent mettre
la pluie à profit. Les eaux qu'ils ont recueillies parent aux besoins de leur
consommation, quand les sources sont taries.
En quelques lieux bouillonnent des sources d'eaux chaudes et salutaires, dont ou
tire des remèdes, et qui sont propres, soit à consolider les os fracturés,
soit à détruire le venin insinué par des solifuges, soit à guérir les
maladies des yeux. Celles qui guérissent les yeux servent aussi à découvrir
les voleurs car celui qui, sous la foi du serment, nie un larcin, et se mouille
les yeux. de cette eau, y voit mieux, s'il n'est pas coupable de parjure ; s'il
a violé sa foi, il est frappé de cécité, et la perte de la vue est une
preuve du crime commis dans les ténèbres.
V. De la Sicile, et, dans la Sicile, des curiosités du sol et des eaux, puis de la pierre nommée agate.
Si
nous avons égard à l'ordre des temps ou à celui des lieux, après la
Sardaigne, c'est la Sicile qui nous appelle : d'abord parce que ces deux îles,
réduites sous la domination romaine, devinrent des provinces à la même
époque, puisque la même année, la première échut à M. Valerius, la seconde
à C. Flaminius, comme préteurs ; ensuite parce que le détroit de Sicile a
donné son nom à la mer de Sardaigne. Un des caractères les plus remarquables
de la Sicile est la forme triangulaire que lui donnent ses promontoires : le
Pachyne regarde le Péloponnèse et le midi ; le Pélore se tourne au couchant
du côté de l'Italie ; le Lilybée s'étend vers l'Afrique. Parmi ces
promontoires, le Pélore tient le premier rang pour l'heureuse nature du sol,
qui est tel que l'humidité ne produit pas de boue, et que la sécheresse ne
résout pas la terre en poussière. Dans l'intérieur, quand le pays s'est
élargi, on trouve trois lacs, dont l'un est remarquable, non parce qu'il est
très poissonneux, ce que je ne citerais pas comme une merveille, mais parce que
ses environs sont plantés de petits bois qui nourrissent dans leur sein du
gibier, de sorte que les chasseurs qui pénètrent par certains chemins, que on
suit à pied, peuvent se procurer le double plaisir de la pêche et de la
chasse. On regarde comme sacré le troisième lac, au milieu duquel s'élève un
rocher (6) qui sépare les eaux basses des eaux
profondes. Pour y arriver, on a de l'eau jusqu'aux jambes ; on ne doit ni
sonder, ni même toucher ce qui est au delà. Celui qui l'oserait, serait puni
de la perte de toute la partie du corps qui aurait été immergée. On dit qu'un
pêcheur, ayant jeté sa ligne le plus loin possible dans les eaux profondes, et
y ayant plongé le bras pour chercher à la ramener, eut la main percluse.
Dans la région du Pélore est une colonie, Taurominium, jadis Naxos, puis la
ville de Messine ; vis-à-vis, en Italie, se trouve Regium, nommée „R®gion
par les Grecs, à cause de la séparation violente des deux contrées. Au
Pachyne, la mer contient une grande quantité de thons, de hérissons, de
poissons de tout genre : aussi y fait-on toujours des pêches abondantes. Le
promontoire de Lilybée est renommé par la ville de Lilybée et le tombeau de
la Sibylle. Longtemps avant la guerre de Troie, la Sicile s'appelait Sicanie, du
nom du roi Sicanus, qui jadis y aborda avec une troupe considérable d'Ibères;
puis vint Siculus, fils de Neptune. On y vit affluer beaucoup de Corinthiens,
d'Argiens, de Troyens, de Doriens, de Crétois. Dédale, l'habile artiste,
était du nombre. La principale ville de la Sicile est Syracuse, où, même
lorsque le ciel est enveloppé des nuages de l'hiver, on voit chaque jour le
soleil. Ajoutons que dans cette ville est la fontaine d'Aréthuse. Les monts les
plus élevés sont l'Etna et l'Éryx. L'Etna est consacré à Vulcain, l'Éryx
à Vénus. Au sommet de l'Etna sont deux ouvertures, que l'on nomme cratères,
d'où s'échappe une vapeur épaisse, après un bruit qui longtemps gronde
sourdement dans les entrailles de la terre, au sein de ces brûlantes cavernes ;
ce n'est jamais qu'après ce mugissement que s'exhalent des tourbillons de
flamme. C'est là quelque chose de merveilleux ; ce qui ne l'est pas moins,
c'est qu'au milieu de ces convulsions du mont embrasé, la neige apparaît
mêlée au feu, et que le sommet, d'où jaillit l'incendie, garde constamment la
blancheur et l'aspect des frimas. Ainsi, par l'effet de forces invincibles et
contraires, le froid ne tempère point la chaleur, la chaleur ne diminue point
l'intensité du froid. On cite encore deux monts, le Nébrode et le Neptunien :
du haut de ce dernier on découvre la mer de Toscane et l'Adriatique; des
troupes de daims et de faons parcourent le Nébrode : c'est de là que lui vient
son nom. Toutes les productions de la Sicile, qu'elles soient le fruit du sol ou
celui de la culture, sont estimées ; toutefois le safran de Centorbe l'emporte
sur toute autre production. C'est en Sicile que fut inventée la comédie ;
c'est là que prirent naissance les bouffonneries des jeux mimiques. La Sicile
est le pays d'Archimède, habile astronome, habile mécanicien ; c'est celui de
Laïs, qui aima mieux se choisir une patrie que d'avouer la sienne. De vastes
cavernes attestent en Sicle l'origine des Cyclopes ; on y retrouve la demeure
des Lestrigons, qui porte encore aujourd'hui leur nom. C'est là que parut
Cérès qui enseigna aux hommes la culture du blé. Là se trouvent les champs
d'Enna toujours fleuris, et jouissant d'un printemps que chaque jour voit
renaître. C'est près de ce lieu qu'est l'ouverture d'où l'on dit que Pluton,
quittant les enfers pour enlever Proserpine, vit la clarté du jour.
Catane et Syracuse se disputent les noms de deux frères illustres. Selon les
habitants de Catane, ces deux frères se nommaient Anapis et Amphinomus ; selon
les Syracusains, Emantias et Criton. Un fait cependant à l'appui des
prétentions de Catane, c'est que dans une éruption de l'Etna deux jeunes gens
enlevèrent les auteurs de leurs jours du milieu des flammes, sans que e feu les
atteignît eux-mêmes. La postérité honora leur mémoire, et le lieu de leur
sépulture se nomme le Champ des pieux.
Quant à la fontaine Aréthuse et au fleuve Alphée, ce qu'il y a de certain,
c'est qu'ils se confondent. On raconte d'ailleurs sur ces fleuves une foule de
merveilles. Si l'on puise, sans avoir été purifié, aux eaux de Diane, dont le
cours se dirige vers Canierina, le mélange du vin et de l'eau ne pourra
s'opérer. Dans le pays de Ségeste, l'Helbèse, au milieu de son cours,
bouillonne subitement.
L'Acis, quoique sortant de l'Etna, n'est surpassé par aucun fleuve en
fraîcheur. Les eaux d'Himère changent selon le point du ciel vers lequel elles
se dirigent: elles sont amères quand elles coulent vers le nord, et douces
dès qu'elles se tournent au midi. Si les eaux nous offrent des particularités
extraordinaires, les salines nous en fournissent qui ne sont pas moins
étonnantes. Jeté sur le feu, le sel d'Agrigente se dissout; l'eau le fait, au
contraire, pétiller, comme s'il brûlait. Le sel d'Enna tire sur le pourpre,
celui du cap Pachyne est transparent. Les autres minéraux des salines, ceux qui
avoisinent Agrigente ou Centorbe, servent, comme la pierre, à reproduire les
traits des hommes ou des dieux. Aux environs de Thermes est une île fertile en
roseaux propres à rendre les sons de toute flûte : de la praecentoria,
qui donne le ton dans les cérémonies religieuses; de la vasca, qui
précède la praecentoria ; de la puellatoria, dont l'harmonie est
aussi claire que la voix d'une jeune fille ; de la gingrina, aux accents
plus brefs, et toutefois plus perçants ; des milvines, aux sons aigus ;
des lydiennes, appelées aussi turaires ; des corinthiennes, des
égyptiennes, d'autres enfin diversement classées par les musiciens pour
l'emploi comme pour le nom. Près d'Halèse, une source, ordinairement calme et
tranquille, élève ses eaux aux accords de la flûte, et, comme émue par ces
sons harmonieux, franchit ses bords. L'étang de Gélon, par son odeur infecte,
chasse ceux qui l'approchent. On y trouve deux sources : l'une, dont l'eau rend
fécondes les femmes stériles ; l'autre, dent l'eau rend stériles les femmes
fécondes. L'étang de Pétra, mortel pour les serpents, offre à l'homme des
eaux salubres. On voit sur le lac d'Agrigente de l'huile surnager : cette
substance grasse adhère aux feuilles des roseaux ; elle provient d'une espèce
de bourbier compacte, qui présente un chevelu dont on tire des remèdes contre
les maladies des bestiaux. Non loin de là est la colline de Vulcain, où ceux
qui veulent faire un sacrifice, élèvent sur l'autel un monceau de bois de
vigne, sans y mettre le feu ; quand ils y ont placé les entrailles de la
victime, si le dieu est propice, s'il accepte le sacrifice, les sarments,
quelque verts qu'ils soient, s'allument d'eux-mêmes, et sans qu'aucune flamme
en soit approchée, le dieu en détermine l'embrasement. La flamme se joue
au-tour des convives du banquet sacré; dans ses capricieuses évolutions elle
touche sans brûler, et n'est que le signe de l'accomplissement régulier de la
cérémonie. Ce même territoire d'Agrigente abonde en sources bourbeuses, et
comme le limon amené par ces sources suffit pour établir des rives dans cette
partie de la Sicile, le sol ne fait jamais défaut, et la terre rejette
continuellement de la terre.
L'agate fut pour la première fois trouvée en Sicile, sur les bords du fleuve
Achate : pierre alors estimée, parce qu'elle ne se trouvait que là, et que ses
veines nuancées représentent, quand elle est de première qualité, divers
objets de la nature. C'est ce qui donna de la célébrité à l'anneau du roi
Pyrrhus, qui fit la guerre aux Romains : dans cet anneau était enchâssée une
agate qui représentait les neuf Muses avec leurs attributs, et Apollon une lyre
à la main, non que l'art y eût contribué, mais naturellement. Aujourd'hui on
trouve l'agate en divers endroits. La Crète produit le corail-agate, qui
ressemble à l'agate, mais qui est semé de taches d'or, et qui est un
préservatif contre les morsures des scorpions. L'Inde donne des agates qui
représentent tantôt des bois, tantôt des animaux; qui, lorsqu'on les regarde,
soulagent la vue; qui enfin, placées dans la bouche apaisent la soif. Il y en a
qui, au feu, exhalent une odeur de myrrhe. L'hémagate a des taches de sang.
L'agate que l'on estime le plus a la transparence du verre : telle est celle de
Chypre. Celles qui ressemblent à de la cire sont très communes et par
conséquent peu estimées. L'île entière de Sicile a trois mille stades de
circonférence.
Dans le détroit de Sicile sont les îles Héphestiennes, à vingt-cinq milles de l'Italie, où elles prennent le rom de Vulcaniennes - c'est qu'en effet leur sol igné emprunte ou communique à l'Etna des feux souterrains. Ce séjour est regardé comme celui du dieu du feu. Elles sont au nombre de sept. L'une doit son nom de Lipara à Liparus, qui la gouverna avant Éole. Une autre reçut le rom d'Hiéra : elle est particulièrement consacrée à Vulcain ; elle a une colline très élevée, d'où s'exhalent la nuit des tourbillons de flamme. Strongyle, la troisième, qu'habitait Éole, se trouve à l'est, présente peu de caps, et diffère des autres en ce que ses flammes sont plus claires, ce qui fait que les habitants calculent, d'après la fumée qui s'en échappe, quels vents doivent souffler pendant trois jours. De là vint qu'Eole fut regardé comme le roi des vents. Quant aux autres îles, Didyme, Éricuse, Phénicuse, Évonyme, comme elles se ressemblent, il suffit de les nommer.
VII. Troisième golfe d'Europe, et, dans ce golfe, des lieux remarquables de la Grèce, des fleuves, des sources, des merles, des perdrix, de la pierre dite galactite, de la pierre dite asbeste, d'Arion.
Le
troisième golfe commence aux monts Céranniens et se termine à l'Hellespont.
Là se trouvent chez les Molosses, outre le temple de Jupiter Dodonéen, le mont
Tomare, dont cent sources arrosent le pied, au rapport de Théopompe. Il y a en
Épire une source sacrée dont l'eau est froide plus qu'aucune autre, et qui
produit deux effets contraires : si vous y plongez un flambeau allumé, il
s'éteint ; si vous en approchez à une certaine distance un flambeau éteint,
il se rallume de lui-même. Dodone s'élève sur le penchant du Tomare. Delphes
est célèbre par le fleuve Céphise, par la fontaine de Castalie, par le mont
Parnasse. On remarque le mont Aracynthe en Acarnanie. Cette province est
séparée de l'Etolie per le Pinde, où prend sa source l'Achéloüs, qui ne le
cède en célébrité à aucun des fleuves de la Grèce. Et c'est à juste
titre, puisque parmi les pierres qui brillent sur ses bords on trouve la
galactite, qui, quoique étant de couleur noire, rend, si on la broie, une
humeur qui a l'aspect et le goût du lait. Attachée sur le sein des nourrices,
elle leur donne beaucoup de lait ; suspendue au cou des enfants, elle produit
chez eux une salivation abondante. Tenue dans la bouche, elle se fond, et alors
elle fait perdre le don précieux de la mémoire. Après le Nil, l'Achéloüs
est le seul fleuve qui la fournisse.
Près de la ville de Patres, est le mont Scioessa, que ses neuf collines
ombragées rendent presque inaccessible aux rayons du soleil, et qui n'est
d'ailleurs connu que sous ce rapport. Dans la Laconie est la caverne du Ténare.
Il y a aussi vis-à-vis de l'Afrique un promontoire du nom de Ténare, où est
le temple d'Arion de Méthymne, qui aborda sur ce rivage, porté par un dauphin,
comme l'atteste un monument d'airain qui reproduit et consacre les détails de
cette aventure ; l'époque en est d'ailleurs précisée. Ce fait eut lieu à la
vingt-neuvième olympiade, dans laquelle ce même Arion fut vainqueur en
Sicile. Il y a encore une autre ville du nom de Ténare, d'une ancienneté
remarquable ; puis quelques autres, parmi lesquelles Leuctres, depuis longtemps
célèbre par la sanglante défaite des lacédémoniens ; Amycles, que perdit
son silence ; Sparte, renommée par le temple de Castor et Pollux, et par les
hauts faits d'Othryade ; Thérapné, d'où vient le culte de Diane ; Pitane, que
rendit célèbre la sagesse du stoïcien Archésilas, né dans cette ville;
Anthia et Cardamyle, aux lieux où fut autrefois Thyré, et où, dans la
dix-septième année du règne de Romulus, il y eut entre les Lacédémoniens et
les Argiens une guerre mémorable. Le mont Taygète et le fleuve Éurotas sont
trop connus pour qu'il soit besoin d'en parler.
L'Inachus, fleuve d'Achaïe, traverse l'Argolide ; il doit son nom au roi
Inachus, à qui remonte la première célébrité de ce pays. On admire à
Épidaure le temple d'Esculape, où viennent coucher les malades pour y
apprendre en songe quels remèdes ils doivent employer. Il suffit de nommer ici
Pallantée, ville d'Arcadie : Evandre, roi d'Arcadie, tira du nom de cette ville
celui de notre Palatium. En Arcadie, les monts Cyllène, Lycée et Ménale
eurent des dieux pour nourrissons ; l'Erymanthe mérite aussi d'être cité.
Parmi les fleuves, l'Erymanthe, qui sort du mont Érymanthe, et le Ladon, sont
fameux, le premier par le combat d'Hercule, le second parle séjour de Pan.
Varron dit qu'il y a en Arcadie une source qui donne la mort à celui qui en
boit. Les oiseaux de cette contrée ne présentent rien qui soit digne de
remarque, sinon que le merle, noir dans tout autre pays, est très blanc aux
environs de Cyllène.
N'oublions pas une pierre que l'on trouve en Arcadie : c'est l'asbeste, qui a la
couleur du fer. Une fois rougie au feu, elle ne s'éteint plus.
L'Isthme s'étend jusqu'au golfe de Mégare. Il est remarquable par un temple de
Neptune et par les jeux qu'on y célèbre tous les cinq ans. Ces jeux furent
institués, dit-on, parce que cinq golfes entourent le Péloponnèse : au nord
le golfe Ionien, à l'ouest le golfe de Sicile, au nord-est celui d'Égée, au
sud-est celui de Myrtos, et enfin celui de Crète, au midi. Ces jeux,
interrompus sous le tyran Cypselus, furent rendus à leur splendeur première
par les Corinthiens, dans la quarante-neuvième olympiade.
Le Péloponnèse, comme l'atteste son nom, eut autrefois Pélops pour roi. Cette
presqu'île, par ses angles saillants et rentrants, présente la forme d'une
feuille de platane ; elle s'étend entre les mers Ionienne et Égée, dont elle
ne sépare pas les rivages de plus de quatre milles, par une petite langue de
terre, que, pour cela même, on appelle l'Isthme. Là commence l'Hellade, que
les Romains nomment la véritable Grèce.
L'Attique d'aujourd'hui est l'Acté d'autrefois. Là s'élève Athènes,
qu'avoisinent les roches Scironiennes, qui ont six milles de long, et qui
doivent leur nom à l'éclatante vengeance que Thésée tira des crimes d'un
brigand. C'est de ces roches qu'Ino se précipita dans les flots avec Palémon
son fils, et augmenta ainsi le nombre des divinités de la mer. Nous ne
passerons pas non plus sous silence les monts de l'Attique : l'Icare, le
Brilesse, le Lycabèthe, l'Égiale, l'Hymette surtout, qui, à juste titre, est
le plus renommé, parce que, couvert de fleurs, il fournit un miel d'un goût
excellent, et l'emporte par là sur tous les monts de cette contrée ou des
autres pays. On admire en Attique la fontaine Callirhoé, sans toutefois
dédaigner une autre fontaine, Crunèse. Le lieu où se tenait le tribunal
d'Athènes se nommait l'Aréopage. Les plaines de Marathon sont fameuses par la
sanglante bataille qui s'y est livrée. Beaucoup d'îles sont situées en face
du continent de l'Attique, et sont, pour ainsi dite, à ses portes: Salamine,
Suniurn, Céos, Cos, où, d'après Varron, se firent pour la première fois,
grâce aux progrès de l'art, des vêtements plus délicats pour la parure des
femmes.
Parmi les villes de Béotie, Thèbes tient le premier rang. Thèbes fut fondée
par Amphion, non pas que les accords de sa lyre aient entraîné les pierres,
mais parce que ses paroles persuasives firent passer à un état régulier de
société des hommes qui n'habitaient que des rochers et dont les moeurs
étaient incultes. Cette ville se glorifie de divinités nées dans son sein,
comme l'attestent les chants sacrés où l'on célèbre Hercule et Bacchus. Pres
de Thèbes se trouvent le bois sacré de l'Hélicon, le Cithéron, le fleuve
Ismène, les fontaines Aréthuse, Oedipodie, Psamaté, Dircé, Aganippe et
Hippocrène : ces deux dernières sont surtout fameuses. Cadmus, l'inventeur de
l'écriture, les découvrit, dans une course à cheval, en cherchant le lieu où
il devait s'arrêter. Les poètes, pour donner à ces deux fontaines une égale
renommée, ont supposé que Pégase, avait fait jaillir la première d'un coup
de pied, et que toutes les deux inspiraient celui qui venait y boire.
L'île d'Eubée, en s'étendant de deux côtés, forme le port de l'Aulide,
célèbre par la ligue des Grecs contre Troie. Les Béotiens étaient
primitivement les Lélèges. Le Céphise passe en Béotie avant de se perdre
dans la mer.
Dans cette contrée se trouvent le golfe d'Oponte, la ville de Larisse, Delphes,
Rhamne, où l'on remarque le temple d'Amphiaraüs et la statue de Diane, ouvrage
de Phidias. Selon Varron, il y a en Béotie deux fleuves, dont les eaux, quoique
provenant de sources distinctes, produisent un phénomène analogue : si des
brebis viennent boire à l'un de ces fleuves, elles deviennent noires ; si elles
boivent à l'autre, leur laine devient blanche. Il ajoute qu'il y a aussi en
Béotie un puits pestilentiel dort les eaux donnent la mort à celui qui en
boit.
Les perdrix, qui partout sont libres, comme tous les autres oiseaux, ne le sont
pas en Béotie ; elles n'ont pas un vol indépendant : il y a dans l'air même
des limites qu'elles n'osent franchir; elles ne vont jamais au delà, et ne
pénètrent pas dans l'Attique. Voilà ce qu'offrent ce particulier les perdrix
de la Béotie ; nous allons résumer ce qui est commun à tous les oiseaux de
cette espèce.
Les perdrix savent habilement arranger et munir leurs nids : elles les couvrent
de broussailles, de branches épineuses, dont les piquants écartent les animaux
malfaisants. Elles forment un lit de poussière pour y déposer leurs oeufs,
vers lesquels elles retournent furtivement, de peur qu'un séjour trop assidu ne
fasse découvrir lit lieu qu'elles ont choisi. Souvent les femelles transportent
ailleurs leurs oeufs, pour tromper les mâles, qui les brisent dans leur
impatience de satisfaire une trop vive passion. Vers l'époque de la pariade,
les mâles se battent entre eux, et le vaincu, comme si c'était une femelle,
subit, dit-on, la lubricité du vainqueur. Quant aux femelles, elles sont d'une
ardeur telle, que le vent qui leur apporte l'odeur des mâles suffit pour les
féconder. Si quelqu'un s'approche de l'endroit où couvent les mères, elles
viennent à sa rencontre, et en feignant de souffrir des pattes ou des ailes,
elles laissent croire, par leur lenteur, qu'on peut les prendre sans peine.
C'est par cette feinte qu'elles excitent. et trompent l'espoir de ceux qui se
présentent, jusqu'à ce qu'ils soient bien loin de la couvée. Les petits ne se
montrent pas moins soigneux de leur conservation : quand ils craignent d'avoir
été vus, ils se couchent sur le dos, et, à l'aide de leurs pattes, ils
élèvent sur eux de petits tas de terre, dont ils se couvrent avec tant
d'adresse qu'ils échappent même à la vue de celui qui vient de les
surprendre.
VIII. [De la Thessalie et de la Magnésie. Philippe privé d'un œil.]
La
Thessalie est la même contrée que l'Hémonie, appelée par Homère l'Argos
Pélasgique. C'est là que naquit Hellen, ce roi qui donna son nom aux
Hellènes. Derrière la Thessalie s'étend jusqu'à la Macédoine la Piérie,
que la victoire soumit au joug des Macédoniens. Elle renferme beaucoup de
villes et de fleuves. Les villes remarquables sont Phthie, Larisse de Thessalie
et Thèbes. Parmi les fleuves on distingue le Pénée, qui descend, entre
l'Ossa et l'Olympe, d'une colline légèrement inclinée à droite et à gauche,
dans cette longue vallée boisée que l'on nomme Tempé ; ce fleuve, dont
ensuite les eaux plis abondantes coulent entre la Macédoine et la Magnésie, se
jette dans le golfe de Thermes. En Thessalie sont les plaines de Pharsale, où
fit explosion l'orage des guerres civiles. Pour ne pas parler de montagnes trop
connues, laissons la description du Pinde et de l'Othrys à ceux qui s'occupent
de l'origine des Lapithes ; celle de l'Ossa à ceux qu'intéressent les étables
des Centaures. Le Pélion est tellement célèbre par le festin nuptial de
Thétis et de Pélée, que l'on s'étonnerait à plus juste titre de le voir
omis.
Dans la Magnésie se trouve Mothone. Philippe, le père d'Alexandre le Grand, au
siège de cette ville, fut atteint à l'oeil d'une flèche lancée par un de ses
habitants appelé Aster, qui sur cette flèche avait désigné et le nom de
celui qui la lançait, et l'endroit qu'elle devait frapper, et le nom de celui
auquel elle était adressée. Nous pouvons conjecturer que ce peuple excellait
dans l'art de lancer les flèches par l'exemple seul de Philoctète, puisque
Mélibée fait partie de cette contrée. Pour ne pas omettre une source
inspiratrice des poètes, citons la fontaine de Libethra qui se trouve
également dans la Magnésie.
IX. De la Macédoine et de ses rois, de la nature du mont Olympe, et de la pierre dite péanite.
Le
pays qu'habitaient autrefois les Edones, et que l'on appelait Mygdonie, Piérie,
Émathie, est aujourd'hui connu sous le nom uniforme de Macédoine ; les
différentes parties de cette contrée, qui formaient autrefois autant d'États
distincts, ont été réunies en un seul, auquel les Macédoniens ont imposé
leur nom. La Macédoine est d'un côté bornée par la Thrace ; ses limites, au
midi, sont la Thessalie et l'Épire; à l'ouest, la Dardanie et l'Illyrie ; au
nord, la Péonie et la Pélagonie. Du côté des Triballes, de hautes montagnes
l'exposent au souffle glacé des vents du nord. Enfin le Strymon, qui descend de
l'Hémus, sépare la Macédoine de la Thrace.
Pour ne parler ni du mont Rhodope en Mygdonie, ni de l'Athos, rendu navigable
pour l'armée des Perses, et dont le détroit qu'ils ouvrirent a un mille et
demi de long, je dirai un mot des riches et nombreuses mines d'or et d'argent
que l'on exploite en Macédoine, et en même temps de l'Orestide. Voici
l'origine du nom dOrestes, donné aux habitants de ce pays. Parti de Mycènes en
fugitif, après le meurtre de sa mère, Oreste, qui voulait porter plus loin ses
pas, laissa secrètement en Émathie un jeune enfant, qu'il avait eu dans cette
contrée d'Hermione, la compagne de sa vie infortunée. Cet enfant grandit,
plein de l'orgueil qu'inspire un sang royal, et portant le nom de son père;
puis, après s'être emparé de tout le territoire qui s'étend entre la
Macédoine et la mer Adriatique, il donna le nom d'Orestide au pays sur lequel
il avait régné.
Phlegra, qui, avant d'être une ville, fut, dit-on, le théâtre du combat des
dieux et des géants, m'avertit de rappeler les preuves qui dans cette contrée
attestent maintenant encore l'expédition divine. Si parfois en ces lieux, et
cela arrive, les pluies amènent des torrents, et que les eaux, brisant toute
digue, se précipitent dans les champs avec violence, aujourd'hui même,
l'inondation met à découvert des os, semblables à ceux des corps humains,
mais d'une dimension bien plus grande, et dont l'énormité annonce l'ancienne
existence d'une armée monstrueuse ; et ce qui vient à l'appui de cette
assertion, c'est la grandeur démesurée de rochers, qui, dit-on, servirent à
l'attaque du ciel.
J'arrive au reste des montagnes qui s'étendent dans la Thessalie et dans
l'Athamanie. Elles sont plus élevées qu'aucune autre, et il n'est rien dans
l'univers qu'on puisse avec raison leur comparer ; car ce sont les seules que le
débordement diluvien, qui étendit partout son ravage, n'ait pas atteintes. Il
y a des preuves incontestables que les eaux n'y sont pas arrivées : dans les
flancs caverneux des rochers que minèrent alors les flots furieux, on trouve
des aspérités produites par des coquillages, et d'autres objets que la mer
agitée rejette en abondance, de sorte que ces rochers, quoique situés au
milieu des terres, présentent l'aspect d'un rivage. Les merveilles du mont
Olympe montrent que c'est à juste titre qu'Homère l'a célébré : d'abord son
sommet est si élevé que les habitants du pays l'appellent le ciel. Sur la cime
du mont est un autel dédié à Jupiter. S'il reste quelque chose après le
sacrifice des victimes que l'on y offre, les vents ne le dissipent pas, les
pluies ne le détrempent pas; mais après une année, les restes se retrouvent
tels qu'ils avaient été laissés ; et quelle que soit la température, les
vents respectent ce qui une Fois a été consacré au dieu. Les lettres écrites
sur la cendre subsistent jusqu'au renouvellement de la cérémonie annuelle.
Je vais parler maintenant des habitants de cette contrée. Emathius, qui le
premier régna en Emathie, est regardé comme fils de la terre, soit parce que
les traces de son origine se sont perdues, soit parce qu'il en est effectivement
ainsi. Depuis ce prince jusqu'à la naissance de Macedo, le nom d'Emathie a
subsisté ; mais Macedo, petit-fils maternel de Deucalion, qui seul avec sa
famille avait échappé à la ruine du monde, appela ce pays Macédoine,
d'après son propre nom. Après Macedo, vient un chef de Péloponnésiens,
Caranus, qui, d'après une réponse de l'oracle, fonda, aux lieux où il avait
remarqué que s'était arrêté son troupeau de chèvres, une ville du nom
d'Égéen où il était d'usage d'ensevelir les rois : les anciens Macédoniens
n'avaient pas d'autre emplacement pour les tombeaux de leurs grands hommes. A
Caranus succéda Perdiccas, vers la vingt-deuxième olympiade : c'est le premier
qui en Macédoine ait porté le nom de roi. A Perdiccas succéda Alexandre, fils
d'Amyntas, nommé le Riche ; et ce n'est pas sans raison : il fut si habile à
augmenter ses richesses, qu'il put, le premier de tous, envoyer en présent à
Delphes pour Apollon, en Élide pour Jupiter, des statues d'or. Il recherchait
extrêmement le plaisir de l'oreille : il s'attacha, pour son agrément, par de
riches présents, ceux qui savaient jouer de la lyre, et entre autres le poète
Pindare. Après lui régna Archelaüs, consommé dans le métier des armes, et
non moins illustre par les combats qu'il livra sur mer. Cet Archelaüs aimait
tellement les lettres, qu'il consultait Euripide pour la plus grande partie des
affaires de son gouvernement : il ne se contenta pas de faire les frais des
funérailles du poète, il se fit couper les cheveux, et son extérieur
témoigna de la tristesse de son âme. Vainqueur à une course de chars, aux
jeux Pythiens et aux jeux Olympiques, ce même Archelaüs se fit gloire, en
Grec plutôt qu'en roi, de ce double succès.
Après Archelaüs des troubles agitèrent la Macédoine, qui passa sous les lois
d'Amyntas. Amyntas eut trois fils : ce fut Alexandre qui succéda à son père.
A la mort d'Alexandre, Perdiccas obtint le souverain pouvoir, dont, mourant
lui-même, il laissa l'héritage à Philippe, son frère : c'est ce même
Philippe qui, comme nous l'avons dit plus haut, perdit l'oeil droit au siège de
Mothone. Un présage avait précédé cet accident : aux noces de Philippe, les
joueurs de flûte qu'on avait appelés firent entendre, dit-on, l'air des
Cyclopes, comme s'il y eût eu collusion entre eux : Philippe fut le père
d'Alexandre le Grand, quoique la mère de ce dernier, Olympias, ait voulu
attribuer à son fils une naissance plus remarquable, en supposant qu'elle avait
eu commerce avec un dragon. Pour lui, il se distingua tellement qu'on pût le
croire fils d'un dieu. Ses maîtres furent Aristote et Callisthène ; il
parcourut l'univers les armes à la main il soumit l'Asie, l'Arménie,
l'Ibérie, l'Albanie, la Cappadoce, la Syrie, l'Égypte. Il franchit le Taurus
et le Caucase, conquit la Bactriane, dicta des lois aux Mi des et aux Perses, et
enfin, après avoir traversé le monde, il s'empara de l'Inde, où avaient
pénétré Bacchus et Hercule. Son visage avait un air de majesté plus
qu'humaine ; il portait la tête haute ; il avait les yeux vifs et brillants,
les joues un peu rouges, mais de manière à plaire, et d'ailleurs dans son
ensemble un aspect imposant. Vainqueur en tout, il fut vaincu par la colère et
le vin : la maladie qui l'emporta à Babylone fut causée par l'ivresse, et
ainsi sa mort ne fut pas digne de sa vie. Ceux qui lui succédèrent,
semblèrent être nés plutôt pour être un aliment à la gloire de Rome, que
pour hériter d'un si grand nom.
On trouve en Macédoine une pierre que l'on nomme péanite. Cette pierre, si
l'on en croit la renommée, conçoit et produit d'autres pierres, et sert dans
les accouchements. On en trouve beaucoup près du tombeau de Tirésias.
X. De la Thrace, des moeurs de ses habitants, et, dans la Thrace, des grues, des hirondelles, de l'isthme.
Il
est temps maintenant de parcourir la Thrace, et le nous diriger du côté des
nations les plus redoutables de l'Europe. Quiconque les étudiera avec
attention, comprendra facilement que le peuple barbare de Thrace méprise la vie
par une sorte de sagesse instinctive. Tous penchent pour la mort volontaire ;
quelques-uns croient que les âmes des morts reviennent sur la terre ; d'autres,
qu'elles ne sont pas anéanties, mais qu'elles deviennent. plus heureuses. La
plupart regardent la naissance d'un enfant comme un malheur : le père accueille
le nouveau-né par des pleurs ; les funérailles, au contraire, sont un sujet de
gaîté, et l'on y fait aux morts un joyeux adieu. Les hommes se glorifient du
nombre de leurs femmes ; c'est un honneur que d'en avoir beaucoup. Les femmes,
qui se font une loi de respecter la pudicité, montent sur le bûcher de
l'époux qu'elles ont perdu, et pensent donner un exemple éclatant de chasteté
en se précipitant au milieu des flammes. Ce n'est pas la volonté des parents
qui détermine les mariages. Les femmes dont la beauté est remarquable se
mettent à l'encan, et, par suite d'une estimation, épousent le caractère
moins que l'argent ; celles qui n'ont pas le don de la beauté achètent avec
leur dot celui qu'elles épousent. Dans les festins, les deux sexes se tiennent
autour d'un feu où l'on jette des semences de plantes dont l'odeur frappe les
sens ; et alors c'est pour eux un bonheur de feindre l'ivresse. Voilà ce qui
concerne leurs moeurs ; passons maintenant aux lieux et aux habitants de cette
contrée.
Sur les bords du Strymon, à droite, sont les Denselates ; les Besses forment un
grand nombre de peuplades jusqu'au Nestus, fleuve qui coule aux pieds du mont
Pangée. Les Odryses voient naître l'Hèbre, qui arrose le pays des Priantes,
des Dolonques, des Thynes, des Corpiles, d'autres barbares, et enfin des
Cicones. L'Hémus, dont la hauteur est de six mille pas, a pour habitants sur la
pente opposée les Mésiens, les Gètes, les Sarmates, les Scythes, et un grand
nombre d'autres peuples. Sur la côte du Pont sont les Sithoniens, qui doivent
leur illustration à la naissance du poète Orphée, qui, dit-on, célébrait
les mystères des dieux, et faisait entendre ses chants sacrés sur le
promontoire du Sperchius. Vient ensuite le lac Bistonien, et non loin la
contrée du Maronée, où fut la ville de Tirida, célèbre par les haras de
Diomède : il ne reste plus de cette vile que les débris d'une tour. A une
petite distance est Abdère, ville fondée par la soeur de Diomède, qui lui
donna son nom. On voit près d'Abdère la maison du philosophe Démocrite, ce
qui certes est un grand honneur pour cette ville. Abdère tombait en ruines vers
la trente et unième olympiade ; les Clazoméniens, venus d'Asie, la
rétablirent, firent disparaître les restes de l'ancienne ville, et lui
donnèrent leur nom. La plaine de Dorisque est célèbre par l'arrivée de
Xerxès, qui y fit le dénombrement de son armée. Enos nous offre le tombeau de
Polydore, dans cette partie qu'habitent les Scythes qui s'adonnent au labourage.
Les barbares appellent Cathize l'ancienne ville de Géranie, d'où les Pygmées
furent, dit-on, chassés par les grues : il est certain d'ailleurs que les grues
affluent l'hiver dans le nord du pays. La marche qu'elles suivent dans leurs
expéditions est curieuse. Elles ont une sorte de drapeau de guerre, et pour que
la violence du vent ne retarde pas leur arrivée au but qu'elles veulent
atteindre, elles avalent du sable et se lestent avec un poids modéré de petits
cailloux. Alors elles s'élèvent très haut, pour déterminer de ces régions
élevées de l'air la distance des pays où elles doivent se rendre. La plus
hardie s'avance en tête de la troupe ; celle qui ferme la marche crie pour
hâter la lenteur du vol, et, quand vient l'enrouement, une autre lui succède.
Quand elles vont traverser le Pont-Euxin, elles recherchent les détroits, et,
comme on peut le voir d'ailleurs, celui surtout qui sépare la Taurique de la
Paphlagonie, c'est-à-dire qui s'étend entre Carambis et Criu-Métopon. Quand
elles voient qu'elles approchent du milieu du trajet, elles laissent tomber de
leurs pattes les graviers : c'est ce qu'ont raconté les navigateurs qui souvent
ont reçu cette pluie de pierres. Elles ne rejettent de la gorge le sable, que
quand elles sont arrivées à leur destination. Elles ont tant de soin pour
celles d'entre elles qui sont fatiguées, que si quelqu'une manque de force,
elles la soutiennent, et la portent jusqu'à ce que le repos l'ait rétablie.
Sur terre elles n'ont pas moins de vigilance ; elles posent la nuit des
sentinelles : de sorte que sur dix il y en a une qui veille. Celle-ci tient dans
une de ses pattes de petites pierres, dont la chute l'avertit qu'elle succombe
au sommeil. Elle indique par le battement de ses ailes les dangers imminents. On
reconnaît l'âge des grues par leur couleur : elles noircissent en
vieillissant.
Venons maintenant au cap Chrysoceras, qu'illustre Byzance, autrefois appelée
Lygos, distante de sept cent onze mille pas de Dyrrachium : telle est, en effet,
la distance de l'Adriatique à la Propontide.
Dans la Génique, non loin de la colonie de Flaviopolis, se trouve la ville de
Byzie, autrefois la résidence du roi Terée, odieuse aux hirondelles, qui n'en
approchent plus. On dit aussi qu'elles ne viennent pas à Thèbes, parce que
cette ville a souvent été prise. Entre autres prérogatives, elles ont une
sorte de prescience, ce que l'on reconnaît en ce qu'elles n'abordent pas les
maisons qui vont tomber en ruines, les toits qui menacent de s'écrouler. Les
oiseaux de proie ne les attaquent pas : elles sont sacrées pour eux. Ce n'est
pas en s'arrêtant qu'elles se nourrissent ; c'est en volant qu'elles prennent
et avalent les aliments dont elles subsistent.
Un autre isthme en Thrace est aussi resserré, et offre dans une mer étroite la
même largeur que celui de Corinthe; ses rivages présentent deux villes en face
l'une de l'autre : sur la Propontide Pactye, sur le golfe Mélane Cardie, qui
tira son nom de sa forme en coeur. L'Hellespont entier est resserré en sept
stades, qui séparent l'Europe et l'Asie. Là aussi se trouvent à l'opposite
deux villes : Abydos en Asie, Sestos en Europe ; puis deux promontoires
également opposés : celui de Mastusie dans la Chersonnèse, où finit le
troisième golfe d'Europe; celui de Sigée en Asie, où se trouvent le tombeau
d'Hécube, appelé Cynossema (7), et la tour sacrée
de Protésilas. Sur les frontières de la Thrace est au nord l'Ister, à l'est
le Pont-Euxin et la Propontide, au midi la mer Égée.
XI. Iles remarquables; et choses remarquables dans ces îles. En Crète, la plante alimos, l'animal phalangien, la pierre idéenne, nommée dactyle. Aux environs de Caryste, les oiseaux carystiens, le lin carystien. A Délos, les époques des déluges, et les cailles.
Entre
Ténédos et Chio, où s'étend le golfe d'Égée, à droite se trouve le rocher
d'Antandre, connu des navigateurs : car il mérite le nom de rocher plutôt que
celui d'île. Comme le rocher semble de loin bondir, ainsi qu'une chèvre (dont
le nom grec est aàj), le golfe a reçu le
nom d'Egée. Après le cap Phalare qui appartient à Corcyre, on voit s'élever,
semblable à un navire, un rocher qui fut, dit-on, le vaisseau d'Ulysse.
Cythère, située à cinq milles de Malée, eut autrefois le nom de Porphyris.
Il est plus facile de parler de la Crète que de la mer où elle est en effet
située. Les Grecs ont tellement changé, tellement multiplié les noms de cette
mer, qu'ils ont tout embrouillé. Nous mettrons cependant tous nos soins à
éclaircir ce point, pour ne rien laisser de douteux. Elle s'étend très
longuement de l'est à l'ouest, ayant en face la Grèce d'un côté, de l'autre
Cyrène. Au nord elle est battue par les eaux de la mer Égée et par ses
propres flots, c'est-à-dire ceux de la mer Crétique ; au midi les eaux de la
Libye et de l'Égypte la baignent : elle n'a pas cent villes, comme on l'a dit
avec exagération, mais elle a de grandes et magnifiques villes, dont les
principales sont Gortyne, Cydonée, Gnose, Thérapnes, Cylisse. Son nom vient,
selon Dosiade, de la nymphe Crété, fille d'Hespéride ; selon Anaximandre, de
Crès, roi des Curètes ; Cratès dit qu'elle fut appelée d'abord Aéria, puis
Curétis ; d'autres disent que sa température lui fit donner le nom d'île des
Heureux. La Crète est le premier pays où la rame et les flèches aient été
employées, où les lois aient été écrites. C'est là que Pyrrhus établit le
premier des danses équestres, qui servirent au maintien de la discipline
militaire. L'étude de la musique date de l'époque où les dactyles idéens ont
assujetti au rythme de la versification le bruit et le tintement de l'airain. Le
sommet des monts Dyctine et Cadiste est blanc, et de loin les navigateurs
croient voir des nuages. Entre toutes les montagnes, citons l'Ida, qui voit le
soleil avant qu'il soit levé. Varron, dans son ouvrage sur les Côtes de la
mer, dit que même de son temps on allait visiter le tombeau de Jupiter. Les
Crétois out pour Diane la plus grande vénération, et la nomment, dans leur
langage, Britomarte, ce qui chez nous signifie douce vierge. On ne peut entrer
que nu dans le temple de la divinité. Ce temple a été construit par Dédale.
Près de Gortyne coule le fleuve Léthé, dans lequel Europe fut, disent les
Gortyniens, emportée par un taureau. Ces mêmes Gortyniens ont établi un culte
pour le frère d'Europe, Atymne : car c'est le nom qu'ils lui donnent. Il
apparaît le soir seulement, pour présenter des traits plus augustes. Les
Gnossiens regardent comme leur concitoyenne la déesse Minerve, et soutiennent
hardiment contre les habitants de l'Attique, que c'est chez eux que le blé fut
semé pour la première fois. Le territoire de Crète nourrit un grand nombre de
chèvres sauvages, n'a pas de cerfs, et ne produit ni loups, ni renards, ni
autres quadrupèdes d'espèce malfaisante. Il n'y a pas de serpents ; la vigne y
vient parfaitement ; le sol y est d'une admirable fécondité ; les arbres y
prospèrent, et ce n'est que dans cette partie de l'île que repoussent les
cyprès coupés.
Il y a une plante nommée limow (8)
; en la mordant on se préserve de la faim. Cette plante vient en Crète. Le
sphalangium est une espèce d'araignée; ne vous attendez pas à trouver en lui
de la force ; mais une puissance funeste : il verse en piquant l'homme un venin
qui donne la mort. La pierre idéenne nominée dactyle est, dit-on, commune dans
cette île, elle est de couleur de fer, et ressemble au pouce de l'homme. La
Crète n'a point de hibou ; et ceux que l'on y transporte meurent.
Caryste a des eaux chaudes; on les appelle Hellopies : elle a des oiseaux qui
traversent impunément la flamme, et du lin incombustible. Calchis avait ce
même nom chez les anciens, au rapport de Callidème, l'airain y ayant été
découvert. Des cérémonies religieuses prouvent qu'à une époque bien
reculée les Titans y ont régné. Les Carystiens rendent un culte à Briarée,
comme les habitants de Calchis à Egéon : car presque toute l'Eubée fut le
domaine des Titans.
Les Cyclades ont été ainsi nommées, parce que, quoique assez éloignées de
Délos, elles forment autour de cette île un cercle (cercle, en grec, se dit kæklow).
Le tombeau d'Homère assure à los la prééminence parmi les Cyclades.
Rappelons ici qu'après le premier déluge, que l'on rapporte au temps
d'Ogygès, une nuit épaisse s'étant répandue sur le globe pendant neuf jours
consécutifs, Délos fut éclairée la première par les rayons du soleil, et
qu'elle a tiré de là son nom. Entre Ogygès et Deucalion on compte six cents
ans. Délos n'est autre qu'Ortygie, placée généralement, au premier rang
parmi les Cyclades ; tantôt aussi on l'appelle Astérie, parce qu'on y rendait
un culte à Apollon ; tantôt Lagia ou Cynèthe, noms tirés de la chasse ;
Pyrpile enfin, parce que c'est là que, pour la première fois, il y eut du feu
et des foyers. On y vit aussi, pour la première fois, des cailles, dont le nom
grec est 'örtugew. On les regarde comme
étant sous la protection de Latone. On ne les voit pas toute l'année : elles
passent à une certaine époque, à la fin de l'été. Quand elles traversent
les mers, elles modèrent leur essor, et, craignant un trop long voyage, elles
entretiennent leurs forces par la lenteur. Quand elles sentent la terre, elles
se rassemblent par troupes, et une fois groupées, elles ont un vol plus vif,
dont la rapidité souvent n'est pas sans danger pour les navigateurs : il arrive
en effet, la nuit, qu'elles s'abattent sur les voiles, et par leur poids
submergent les navires. Elles ne volent pas par le vent du midi : elles en
craignent le souffle trop impétueux. Très souvent elles se confient à
l'aquilon, pour que leurs corps un peu lourds, et lents par cela même, soient
plus facilement soutenus par un vent plus sec et plus vif. On nomme ortygomètre
(9) la caille qui conduit la volée. Quand cette
caille approche de la terre, l'épervier qui l'a épiée l'enlève, et alors la
bande entière s'occupe de choisir un chef d'une autre espèce, qui les mette à
l'abri des premiers dangers. Les aliments qui leur plaisent le plus sont des
semences de plantes vénéneuses; ce qui les a fait exclure de la table des gens
prudents : seules, entre les animaux, l'homme excepté, elles sont sujettes à
l'épilepsie.
XII. L'Eubée. Paros et la pierre dite sarda. Naxos, Icaros, Mélos, Carpathe, Rhodes, Lemnos.
L'Eubée
est séparée du continent de la Béotie par un si petit espace de mer, que l'on
peut douter si elle doit être comptée au nombre des îles : car c'est un pont
qui l'unit à ce que l'on nomme la terre ferme, et la plus frêle construction
suffit pour que l'on y pénètre à pied. Au nord, le cap Cénée la termine ;
elle a pour bornes au midi deux autres caps : le Géreste, du côté de
l'Attique ; le Capharée, qui s'avance dans l'Hellespont: c'est là qu'après la
prise de Troie, la flotte grecque essuya de graves accidents, causés soit par
la colère de Minerve, soit, d'après une tradition plus sûre, par l'influence
de l'Arcture.
Paros est célèbre par ses marbres, et on la visite surtout pour la ville
d'Abdèle. Avant le nom qu'elle porte actuellement, Paros était appelée Minoia
car elle fut soumise par Minos, et elle conserva ce nom tant qu'elle se conforma
aux lois de la Crète. Outre le marbre elle donne la pierre nommée sarda, qui
l'emporte, il est vrai, sur le marbre, mais qui, parmi les gemmes, ne tient que
le dernier rang.
Naxos est éloignée de Délos de dix-huit mille pas ; on y remarque la ville de
Strongyle. Naxos s'appelait d'abord Dionysie, soit parce que Bacchus y reçut
l'hospitalité, soit parce qu'elle est plus fertile en vignes que les autres
îles. Il y a encore beaucoup d'autres Cyclades ; mais on a vu dans ce qui
précède ce qui mérite d'être cité.
Parmi les Sporades on remarque Icare, qui a donné son nom à la mer Icarienne.
Située entre Samos et Mycone, elle ne présente que des rochers inhospitaliers,
n'offre aucun port, et doit à ses dangereux rivages une réputation sinistre.
D'après Varron, c'est là que fit naufrage Icare, et ces lieux tirent leur nom
de sa mort. Samos est célèbre surtout par la naissance de Pythagore, qui,
révolté de la domination d'un tyran, quitta ses foyers, et vint en Italie sous
le consulat de Brutus, l'auteur de l'expulsion des rois.
Mélos, que Callimaque appelle Mémallide, est la plus ronde de toutes les
îles; elle est en face de l'Éolie. Carpathe a donné son nom à la mer
Carpathienne. A Rhodes, le temps n'est jamais assez couvert, pour que l'on ne
puisse apercevoir le soleil.
Les habitants de Lemnos rendent un culte à Vulcain, d'où est venu à la ville
principale de cette île le nom d'Héphestie. Puis vient Myrine, dont la place
publique voit l'ombre du mont Athos et de la Macédoine se projeter sur elle :
ce que l'on regarde, à juste titre, comme une merveille ; car l'Athos est
distant de Lemnos de quatre-vingt-six milles. Le mont Athos a d'ailleurs une
telle hauteur qu'on le regarde comme plus élevé que la région où se forment
les orages. Ce qui a accrédité cette opinion, c'est que sur les autels que
présente sa cime, les cendres jamais ne se dispersent, mais restent entassées
où on les a laissées. Au sommet de l'Athos était la ville d'Acrothon, dont
les habitants avaient une vie de moitié plus longue que les autres hommes :
d'où leur vint chez les Grecs le nom de MakrobÛoi, et chez nous celui de Longaevi (10).
XIII. L'Hellespont, la Propontide, le Bosphore. Des dauphins et des thons qui s'y trouvent.
Le
quatrième golfe de l'Europe commence à l'Hellespont et finit à l'entrée de
la mer Méotide. L'espace qui sépare ici l'Europe de l'Asie est resserré en
sept stades. Là se trouve l'Hellespont, que passa Xerxès sur un pont de
bateaux. Là aussi se trouve l'Euripe qui s'étend jus-qu'à la ville de Priape,
en Asie, où débarqua Alexandre, avide de conquérir le monde, qu'il conquit en
effet. L'Euripe ensuite s'élargit beaucoup pour se resserrer de nouveau, et il
devient la Propontide ; enfin, restreint à un demi-mille de largeur, il devient
le Bosphore de Thrace, que Darius fit traverser à ses troupes.
Dans ces mers se trouvent un grand nombre de dauphins. Ces animaux sont, sous
bien des rapports, dignes d'observation. Ils surpassent en vitesse tous les
poissons, et c'est au point qu'en bondissant ils s'élancent souvent par-dessus
les voiles des vaisseaux. De quelque côté qu'ils se dirigent, ils vont par
couples. Les femelles portent dix mois ; c'est en été qu'elles mettent bas ;
elles allaitent leurs petits ; dès qu'ils sont nés, elles leur offrent leur
gosier comme un asile, et les accompagnent quelque temps encore, tant qu'ils
n'ont pas acquis assez de force. Ils vivent trente ans, comme on s'en est
assuré en coupant la queue à de jeunes dauphins. Leur gueule n'est pas placée
comme celle des autres animaux ; elle est presque sous le ventre. Contre
l'ordinaire des autres animaux aquatiques, leur langue est mobile. Leur épine
dorsale a des piquants, que l'animal dresse quand il est en colère, et qu'il
cache dans une sorte de fourreau quand il est apaisé. Ou dit que les dauphins
ne respirent pas dans l'eau, et qu'ils ont besoin d'air pour vivre. Leur voix
ressemble à un gémissement humain. Ils suivent ceux qui les appellent d'un nom
particulier, du nom de Simons. Ils distinguent plus promptement la voix de
l'homme quand le vent du nord souffle ; par le vent du midi, ils ont l'ouïe
plus dure. La musique les charme ; ils aiment le son de la flûte, et viennent
par troupes au bruit d'une symphonie. Sous Auguste, un enfant, dans la Campanie,
attira d'abord, en lui jetant quelques morceaux de pain, un dauphin qui depuis
s'y habitua tellement, qu'il venait recevoir sa nourriture des mains de cet
enfant. Bientôt celui-ci s'enhardit assez à ce jeu pour oser se confier au
dauphin qui le portait au milieu des eaux du lac Lucrin. Souvent l'enfant fit
ainsi le voyage de Baies à Pouzzol. Cela dura plusieurs années ; et ce fait,
dont on avait le spectacle continuel, cessa d'être regardé comme un prodige.
Mais l'enfant étant venu à mourir, le dauphin mourut lui-même, aux yeux du
public, de regret et de douleur. On n'oserait affirmer ce fait, s'il n'était
consigné dans les écrits de Mécène, de Fabianus et de beaucoup d'autres.
Depuis, en Afrique, sur le rivage d'Hippone Diarrhyte, un dauphin fut nourri par
les habitants de cette ville ; il se laissait manier, et souvent on se faisait
porter par lui. Et ce ne fut pas seulement un privilège du peuple, car Flavien
lui-même, proconsul d'Afrique, le palpa et le frotta d'essences. Assoupi par
cette odeur nouvelle pour lui, le dauphin flotta. quelque temps sur l'eau, comme
s'il eût été mort, et pendant plusieurs mois il se retira de la société des
hommes. A Jase, ville de Babylonie, un dauphin conçut de l'affection pour un
enfant. Après leurs jeux habituels, le voyant s'éloigner du rivage, il le
suivit avec trop d'ardeur, et resta engagé dans les sables. Alexandre le Grand
fit cet enfant prêtre de Neptune, regardant comme un gage de la bienveillance
du dieu cette affection du dauphin. Hégésidème rapporte que près de la même
ville, un autre enfant, nommé Hermias, traversant également la mer, assis sur
un dauphin, fut englouti par les flots trop agités, que le dauphin le rapporta
au rivage, et que s'imputant sa mort, il l'expia en mourant lui-même sur le
sable, qu'il ne voulut point quitter pour retourner à la mer. On cite d'autres
exemples, outre celui d'Arion, miraculeusement sauvé, comme l'histoire en fait
foi. Ajoutons que si les jeunes dauphins s'ébattent trop étourdiment, les plus
vieux leur donnent pour gardien un dauphin moins jeune, dont l'expérience les
met en garde contre les attaques des monstres marins ; quoiqu'il y en ait peu
dans ces parages, si ce n'est des phoques.
Il y a beaucoup de thons dans le Pont-Euxin, et ils ne fraient pas ailleurs :
nulle part ils ne croissent plus vite que dans cette mer, sans doute à cause du
peu d'amertume de ses eaux. Ils viennent dans le Pont vers le printemps : ils
suivent la rive droite lorsqu'ils entrent ; à leur retour, ils suivent la
gauche. On en attribue la cause à ce qu'ils ont l'oeil droit plus sûr que
l'oeil gauche.
XIV. Le fleuve Ister. Le castor du Pont. La pierre précieuse du Pont.
L'Ister
prend sa source en Germanie, où il descend d'une montagne située vis-à-vis de
Rauracum dans la Gaule. Il reçoit dans son sein soixante rivières, presque
toutes navigables. Il se jette dans le Pont par sept embouchures : la première
se nomme Peucé, la seconde Naracustome, la troisième Calonstome, la quatrième
Pseudostome ; la cinquième et la sixième, Borionstome et Stenonstome, sont
plus faibles que les autres ; la septième, que son cours trop lent fait
ressembler à un marais, ne peut être comparée à un fleuve. Les quatre
premières bouches sont si vastes, que, dans un espace de quarante mille pas,
elles ne se mêlent point à la mer, et que leurs eaux conservent leur goût de
douceur dans toute sa pureté.
Dans tout le Pont abonde le liber, autrement nommé castor; il ressemble à la
loutre. Les dents de cet animal sont si puissantes, que lorsqu'il saisit un
homme, il ne desserre pas la gueule qu'il n'ait entendu le craquement des os
qu'il broie. Ses testicules sont d'un usage précieux eu médecine : aussi,
quand il se sent pressé, il se les dévore, pour que sa prise n'ait plus
d'utilité.
Le Pont produit aussi diverses espèces de pierres, nommées pontiques, du nom
de ce pays : les unes ont des étoiles dorées, les autres des étoiles
sanguines, et elles sont réputées sacrées ;. elles que l'on recherche pour la
parure plutôt que pour l'usage, ne sont pas tachetées de gouttes, mais
présentent de longues raies de couleurs.
XV. Le fleuve Hypanis, et la fontaine Exampée.
L'Hypanis prend sa source chez les Auchètes ; c'est le premier des fleuves de la Scythie ; ses eaux sont pures et salubres, jusqu'à ce qu'il arrive aux frontières des Callipides, où la fontaine Exampée est tristement célèbre par son amertume. En se mêlant aux eaux de l'Hypanis, elle lui communique cette amertume, qui le rend différent de lui-même quand il se jette dans la mer. Aussi les peuples diffèrent-ils d'opinion sur l'Hypanis : ceux qui ne connaissent que le commencement de son cours, le vantent; ceux qui en connaissent la fin, le détestent à juste titre.
XVI. Curiosités diverses en Scythie, et, dans cette contrée, de l'espèce canine, de l'émeraude, de la pierre dite cyanée, du cristal.
Chez
les Neures est la source du Borysthène, où se trouvent des poissons
d'excellent goût, sans arêtes, et n'ayant que des cartilages extrêmement
tendres. Quant aux Neures, à une certaine époque, dit-on, ils se changent en
loups ; puis, après l'intervalle de temps assigné à la durée de cet état,
ils reprennent leur forme première. Mars est le dieu de ces peuples ; leurs
épées sont les objets de leur culte. Ils immolent des victimes humaines, et
c'est avec des ossements qu'ils entretiennent le feu de leurs foyers.
Près d'eux sont les Gélons, qui se revêtent des peaux de leurs ennemis, et en
couvrent leurs chevaux. Près des Gélons
sont les Agathyrses, qui se peignent en bleu, et teignent leurs cheveux de la
même couleur; ce qu'ils ne font point toutefois sans observer une certaine
différence : plus le rang est élevé, plus la couleur est foncée; une
nuance claire est une marque d'infériorité.
Viennent ensuite les Anthropophages, qui ont l'exécrable habitude de se nourrir
de chair humaine. C'est de cet usage d'une nation impie que vient l'affreuse
solitude des contrées voisines effrayés de telles atrocités, les peuples
limitrophes se sont éloignés. Aussi jusqu'à la mer nommée Tabis, sur toute
l'étendue de la côte qui regarde l'orient d'été, on ne rencontre pas
d'hommes ; il n'y a que des déserts immenses, jusqu'à ce que l'on arrive au
pays des Sères. Les Chalybes et les Dahes, dans l'Asie Scythique, ne le cèdent
pas en cruauté aux peuplades les plus féroces.
Sur la côte habitent les Albains, qui se disent descendants de Jason; ils
naissent avec des cheveux dont la blancheur est la couleur primitive, et c'est
de cette blancheur de la tête qu'ils ont tiré leur nom. Ils ont la pupille de
l'oeil verte; aussi voient-ils mieux la nuit que le jour. Les chiens nés chez
les Albains sont préférés aux chiens sauvages : ils déchirent les taureaux,
terrassent les lions, tiennent à l'écart tout ce qui peut leur faire obstacle;
aussi l'histoire s'occupe-t-elle d'eux. On rapporte qu'Alexandre, marchant vers
l'Inde, reçut en présent du roi d'Albanie deux chiens, dont l'un eut un tel
dédain pour les sangliers et les ours lâchés devant lui, que blessé de
n'avoir affaire qu'à de tels adversaires, il ne se hâta pas de se lever, comme
s'il n'eût été qu'un chien sans courage. Cette indolence fut mal comprise
d'Alexandre, qui le fit tuer. L'autre, sur un signe de ceux qui étaient venus
l'offrir, étrangla le lion qu'on avait lâché devant lui ; puis ayant aperçu
un éléphant, il fit mille bonds, fatigua d'abord son ennemi par l'adresse, et
enfin le terrassa au grand effroi des spectateurs. Les chiens de cette espèce
atteignent une grandeur extraordinaire, et font entendre des aboiements plus
épouvantables que des rugissements. Telles sont les qualités propres aux
chiens d'Albanie; les autres leur sont communes avec toutes les espèces. Les
chiens ont tous le même attachement pour leurs maîtres, comme le prouvent de
nombreux exemples. En Épire, un chien reconnut dans une assemblée le meurtrier
de son maître et le dénonça par ses aboiements. Jason, de Lycie, ayant été
tué, son chien refusa de manger, et se laissa mourir de faim. Le chien du roi
Lysimaque, ayant vu allumer le bûcher de son maître, se jeta dans les flammes
où il fut consumé avec lui. Deux cents chiens ramenèrent le roi des
Garamantes de son exil, luttant contre ceux qui s'opposaient à son retour. Les
Colophoniens et les Castabales menaient à la guerre des chiens, dont ils
formaient leurs premiers rangs. Sous le consulat d'Appius Junius et de P.
Sicinius, un chien, dont le maître avait été condamné à mort, l'accompagna
dans la prison, sans qu'il fût possible de l'en séparer. Après l'exécution,
l'animal poussa des hurlements lamentables; et comme par pitié des citoyens lui
avaient jeté des aliments, il les porta à la bouche de son maître; enfin,
quand le cadavre eut été précipité dans le Tibre, il s'y élança lui-même,
s'efforçant de le soutenir sur l'eau. Seuls les chiens entendent leur none et
savent reconnaître leur route. Quand les chiennes sont en chaleur, les Indiens
les attachent dans les forêts pour les faire couvrir par des tigres. La
première portée leur paraît inutile, parce qu'elle conserve trop de
férocité; il en est de même de la seconde: ils n'élèvent que la troisième.
Les chiens d'Égypte, le long du Nil, ne boivent l'eau qu'en courant, pour
éviter l'insidieuse voracité des crocodiles.
Parmi les Anthropophages de la Scythie asiatique, on compte les Essédons, chez
qui les funérailles se célèbrent par d'exécrables festins. Une coutume chez
les Essédons, c'est de chanter aux funérailles des parents, de convoquer les
proches, de déchirer les cadavres avec les dents, et de faire des mets de ces
lambeaux, qu'ils mêlent à des chairs d'animaux. Quant aux crânes, ils les
incrustent d'or et en font des vases à boire. Les Scythotaures immolent les
étrangers à leurs dieux. Les Nomades s'occupent de pâturages. Les Géorgiens,
placés en Europe, s'adonnent à la culture des champs. Les Axiaques, également
en Europe, n'ont pas de prédilection pour les moeurs étrangères, pas de goût
prononcé pour leurs propres moeurs. Les Satarches, en proscrivant l'usage de
l'or et de l'argent, se sont à jamais affranchis de l'avarice publique. Les
coutumes des peuples de la Scythie intérieure ont quelque chose de farouche :
ils habitent des cavernes; ils boivent dans des crânes, non pas comme les
Essédons, car leurs vases sont faits avec les crânes de leurs ennemis. Ils
aiment les combats; ils boivent le sang des morts, en suçant leurs blessures;
le nombre de ceux qu'ils frappent est un titre ; n'avoir tué aucun combattant
est une honte. En buvant réciproquement leur sang, ils scellent un traité; ce
qui d'ailleurs n'est pas une coutume qui leur soit particulière : ils l'ont
empruntée aux Mèdes. Dans la guerre qui eut lieu à la quarante-neuvième
olympiade, six cent quatre ans après la prise de Troie, entre Alyatte, roi de
Lydie, et Astyage, roi des Médes, la paix fut ainsi sanctionnée.
La ville de Dioscorie, en Colchide, fut fondée par Amphitus et Cercius,
écuyers de Castor et Pollux; c'est d'eux aussi qu'est sortie la nation des
Hénioques. Au delà des Sauromates, habitants de l'Asie, qui donnèrent une
retraite à Mithridate, et qui doivent leur origine aux Mèdes, sont les
Thalles, qui, à l'est, touchent aux confins de ces peuples. Là est le détroit
de la mer Caspienne, dont les eaux décroissent singulièrement en temps de
pluie, et croissent pendant les chaleurs. L'Araxe descend des montagnes de
l'Héniochie. et le Phase de celles de la Moschie. L'Araxe a sa source voisine
de celle de l'Euphrate, et se jette dans la mer Caspienne. Les Arimaspes,
placés près du Gesclithros, n'ont qu'un seul oeil. Au delà des Arimaspes et
sous les monts Riphées est une contrée couverte de neiges continuelles : on
l'appelle Ptérophore, parce que ces flocons qui tombent sans cesse ressemblent
à des plumes. C'est un pays maudit que la nature a plongé dans d'éternelles
ténèbres; c'est l'affreux séjour de l'aquilon. Seule, cette contrée ne
connaît pas la succession des saisons, et le ciel ne lui accorde qu'un hiver
qui ne finit jamais. Il y a dans la Scythie d'Asie des terres riches, mais
inhabitables : car, quoiqu'elles abondent en or et en pierres précieuses,
tout est à la discrétion des griffons, monstrueux oiseaux, dont la férocité
ne connaît point de bornes. Leur rage rend l'accès des mines difficile et
rare; s'ils voient quelqu'un s'en approcher, ils le mettent en pièces, comme
s'ils étaient nés pour punir une avarice téméraire. Les Arimaspes leur font
la guerre pour arriver à la possession de ces pierres, dont nous ne
dédaignerons pas d'étudier la nature.
La Scythie est le pays des émeraudes. Théophraste assigne à celles-ci le
troisième rang parmi les pierres précieuses : car, quoiqu'il y ait des
émeraudes en Égypte, dans la Chalcédoine, dans la Médie et dans la Laconie,
celles de Scythie sont les plus belles. II n'y a point de pierre qui soit plus
agréable et qui mieux qu'elles repose les yeux. D'abord leur nuance verte
efface celle du gazon des lieux humides, celle de l'herbe des fleuves; puis leur
aspect délasse la vue : grâce à elles, l'oeil fatigué par l'éclat d'une
autre pierre, se ranime et reprend toute sa puissance. Aussi a-t-il paru
convenable de ne pas les graver, pour ne pas altérer leur nature en y mêlant
des images, quoique la véritable émeraude soit à peu près inaltérable. On
reconnaît celle-ci aux caractères suivants: elle doit être translucide; quand
elle est convexe, elle prend, par un effet de la dispersion, la nuance des
objets placés près d'elle; quand elle est concave, elle réfléchit l'image de
celui qui la regarde; ni l'ombre, ni la lumière de la lampe, ni le soleil ne
doivent altérer ses propriétés. Toutefois les meilleurs gisements de cette
pierre sont les plateaux étendus qui se trouvent sur la pente des montagnes. On
la trouve à l'époque où soufflent les vents étésiens : son éclat la fait
facilement remarquer, la superficie du sol se trouvant alors découverte : car
les vents étésiens agitent beaucoup le sable. D'autres émeraudes, moins
précieuses, se trouvent dans des fentes de rochers, dans les mines de cuivre ;
on les nomme chalcosmaragdes. Celles qui sont défectueuses présentent à
l'intérieur des taches qui ressemblent soit à du plomb, soit à des filaments,
soit à des grains de sel. Les plus belles sont absolument pures; elles gagnent
cependant, quoiqu'elles tiennent leur couleur de la nature, à être frottées
de vin et d'huile verte.
La pierre dite cyanée, et que produit la Scythie, est irréprochable, si elle
offre une étincelante couleur d'azur : les connaisseurs la distinguent en mâle
et femelle. Les femelles brillent d'un éclat pur; les pierres mâles sont
semées de taches d'or qui charment l'oeil.
Le cristal, quoique fourni par une petite partie de l'Asie et par la plus grande
partie de l'Europe, est préféré s'il vient de la Scythie. On fait beaucoup de
coupes en cristal, quoiqu'il ne puisse supporter que le froid. Il affecte la
forme hexagone. Ceux qui le recueillent choisissent celui qui est parfaitement
pur, et rejettent celui dont une teinte rousse, des nébulosités, une couleur
d'écume altèrent la transparence; il ne faut pas non plus que trop de dureté
le rende plus sujet à se briser. On prétend que la glace, en se condensant,
produit le cristal; c'est une erreur : car s'il en était ainsi, Alabande en
Asie et l'île de Chypre n'en produiraient pas, puisqu'il règne toujours dans
ces pays une très vive chaleur. L'impératrice Livie dédia dans le Capitole un
bloc de cristal du poids de cent cinquante livres.
XVII. Des Hyperboréens, et des nations hyperboréennes.
Ce que l'on a raconté des Hyperboréens devrait être regardé comme une fable, un vain bruit, si ce qui nous est parvenu de ce pays avait été cru à la légère; mais comme les auteurs les plus accrédités, les plus véridiques, s'accordent sur les mêmes choses, personne ne peut en faire l'objet d'un doute. Parlons donc des Hyperboréens. Ils habitent près du Ptérophore, que nous savons placé au delà des contrées du nord. C'est un peuple très heureux. Quelques-uns l'ont placé en Asie plutôt qu'en Europe, d'autres entre le soleil couchant des antipodes et notre soleil levant; ce que l'on ne saurait admettre, vu l'immensité de la mer qui sépare ces deux parties du globe. De fait, ils sont en Europe, aux lieux où se trouvent, dit-on, les pôles du monde, où finit le cours des astres, où le jour a six mois pour une nuit de vingt-quatre heures seulement; quoique quelques-uns prétendent que le soleil n'éclaire pas ce pays chaque jour, mais qu'il se lève à l'équinoxe d'été, et qu'il se couche à l'équinoxe d'automne : de sorte qu'il y aurait six mois de jour continu, six mois de nuit non interrompue. La plus douce température y règne; l'air y est toujours salubre; aucune exhalaison malsaine ne le vicie. Leurs demeures sont des forêts, des bois sacrés. Les arbres leur fournissent leur nourriture journalière. Ils ne connaissent ni discorde, ni chagrins, et sont naturellement portés au bien. Ils vont au devant de la mort, et hâtent par un trépas volontaire leur dernière heure. Ceux qui sont las de la vie, font un festin, se parfument, et d'un certain rocher se précipitent dans la mer. Cette sépulture est, à leur avis, la plus heureuse de toutes. On dit aussi qu'ils avaient coutume d'envoyer par les jeunes filles les plus irréprochables les prémices de leurs moissons à Délos, au temple d'Apollon. Mais plus tard, étant revenues sans que les lois de l'hospitalité eussent été respectées à leur égard, ces jeunes filles se contentèrent d'exercer dans leur pays ce ministère de consécration, dont elles s'acquittaient au dehors.
XVIII. Des Arimphéens et autres peuples de la Scythie, des tigres, des panthères et des léopards.
Il
y a en Asie une autre nation, aux lieux où commence l'orient d'été, et où
cessent les monts Riphées. Les Arimphéens ressemblent, dit-on, aux
Hyperboréens. Comme ces derniers, ils aiment les feuilles d'arbres; ils se
nourrissent de baies. Les deux sexes ont en dégoût les cheveux longs, et les
coupent. Ils aiment la tranquillité, et ne cherchent pas à nuire. On les
regarde comme sacrés, et c'est une profanation, même pour les peuples les plus
sauvages, de les toucher. Quiconque se réfugie chez les Arimphéens pour se
soustraire à un danger qu'il coure dans sa patrie, y trouve un lieu de sûreté
aussi inviolable qu'un asile.
Viennent ensuite les Cimmériens, et les Amazones dont le pays s'étend jusqu'à
la mer Caspienne, qui, après avoir traversé l'Asie, se jette dans l'océan
Scytique. Puis, à une longue distance, sont les Hyrcaniens, qui occupent
l'embouchure de l'Oxus. C'est tut pays hérissé de forêts, plein de bêtes
farouches, et où abondent les tigres, animaux remarquables par les taches dont
ils sont marqués, et par leur agilité. Ils sont de couleur fauve; cette
couleur ondée de bandes noires leur donne un aspect dont la variété est loin
de déplaire. Je ne sais si leurs élans tiennent à leur vélocité naturelle
plutôt qu'à l'emportement. Il n'est point d'espace si long qu'ils ne
franchissent en un instant; point d'intervalle qu'ils ne fassent à l'instant
disparaître. Et cette puissance de vitesse, ils la développent surtout quand
il s'agit de leurs petits. Quand ils sont sur la trace de ceux qui les leur
ravissent, en vain se succèdent les cavaliers les uns aux autres, en vain les
ravisseurs emploient-ils tout moyen de fuite, de ruse, pour emporter leur proie
: la mer seule est un obstacle à la célérité de ces animaux. On a souvent
remarqué que, s'ils voient ceux qui leur ont ravi leurs petits repasser la mer,
dans leur rage impuissante ils se couchent sur le rivage, et semblent punir leur
propre lenteur par une mort volontaire. Au reste, c'est à peine si sur une
portée on peut enlever un seul petit.
Les panthères aussi sont nombreuses en Hyrcanie ; leur peau est semée de
taches rondes : on dirait des yeux de couleur rousse; leur peau est tantôt
bleuâtre, tantôt blanche. On prétend que l'odeur et même le regard de la
panthère charment les animaux; que dès qu'ils la sentent, ils accourent par
troupes, et qu'ils ne sont effrayés que par son aspect farouche. Elle cache
donc sa tête, laissant voir seulement le reste de son corps, pour pouvoir
en-suite dévorer avec sécurité les animaux que son aspect a fascinés. Les
Hyrcaniens, car l'homme essaye de tous les moyens, la font périr par le poison
plutôt que par le fer. Ils frottent avec de l'aconit des lambeaux de chair,
qu'ils jettent à l'endroit où aboutissent plusieurs chemins; dès que la
panthère en a mangé, elle est suffoquée. Aussi a-t-on nommé cette plante
pardalianche (11). Mais alors ces animaux
combattent le poison en avalant des excréments humains : ce remède leur est
fourni par l'instinct. Ils ont d'ailleurs la vie si dure, que même avec les
intestins hors du corps, ils luttent encore longtemps contre la mort. Dans les
bois de ce pays on trouve aussi le léopard, espèce qui tient de la panthère;
cet animal est assez connu, et nous ne nous étendrons pas à son sujet. Leurs
accouplements monstrueux avec l'espèce des lions produisent aussi des lions,
mais abâtardis.
XIX. D'où proviennent les mers méditerranées.
Puisque nous traitons de ce qui concerne le Pont, n'oublions pas d'indiquer les sources des mers intérieures. Quelques-uns pensent qu'elles commencent au golfe de Gadès, et que ce ne sont que des écoulements de l'Océan, dont les eaux, comme dans une partie de l'Italie, vont et viennent dans l'intérieur des terres. Ceux qui sont d'un avis opposé disent que ces eaux viennent du Pont-Euxin, parce que cette mer n'a pas la succession du flux et du reflux.
XX. Des îles de la Scythie, de l'océan Septentrional, de la distance qui sépare les Scythes et les Indiens, des formes diverses de l'homme, des cerfs, des tragélaphes.
L'île
des Apollinitaires est à quatre-vingts milles du Bosphore de Thrace. Elle est
en deçà de lister. C'est de là que Marcus Lucullus amena la statue d'Apollon
au Capitole. Au-devant du Borysthène est l'île d'Achille, avec un temple où
ne pénètre aucun oiseau ; s'il en est qui l'approchent, ils ne tardent pas à
prendre la fuite.
L'océan Septentrional, selon Hécatée, prend, depuis l'embouchure du
Paropamise, fleuve de Scythie, le nom de mer Amalchienne, qui signifie Glaciale
dans la langue du pays. Philémon dit que, jusqu'au cap Rubées, les Cimbres
l'appellent Morimaruse, c'est-à-dire mer Morte.
Au delà de ce cap, cette mer prend le nom de Cronienne. De l'autre côté du
Pont, au delà des Massagètes et des Scythes Apaléens, dans la Scythie
Asiatique, est la mer Caspienne, dont l'eau parut douce à Alexandre le Grand,
puis au grand Pompée, qui, au rapport de Varron, son compagnon d'armes, voulut
dans la guerre de Mithridate s'en assurer par lui-même. C'est sans doute
l'énorme masse d'eau apportée par les fleuves qui change la nature de l'eau de
cette mer.
Je rappellerai ici qu'à la même époque le même Alexandre put arriver en huit
jours de l'Inde à la Bactriane, jusqu'au Dalère, fleuve qui se jette dans
l'Oxus, puis atteindre la mer Caspienne, et passer de la mer Caspienne au Cyrus,
qui coule entre l'Ibérie et l'Arménie. Aussi put-il, dans un voyage de cinq
jours à peu près, non plus par eau, mais par terre, se rendre du Cyrus au
Phase, qui conduit dans le Pont, et l'on sait que de là on peut, par mer,
arriver jusqu'à l'Inde.
Xénophon de Lampsaque dit qu'en trois jours on peut aller de la côte Scythique
à l'île d'Ahalcie, qui est d'une immense étendue, et semblable à un
continent. Il ajoute que non loin de là sont les Oéones, où les habitants
vivent d'oeufs d'oiseaux marins, et de l'avoine, qui y est très commune; qu'il
y a d'autres îles voisines, dont les habitants nommés Hippopodes ont des pieds
dont la forme est celle d'un pied de cheval; que là se trouve aussi l'île des
Phannésiens, dont les oreilles sont tellement longues qu'elles leur couvrent
tout le corps, et qu'ils n'ont pas besoin d'autre vêtement. Avant de quitter la
Scythie, nous nous ferions un scrupule de ne pas parler des animaux qu'elle
renferme.
II y a beaucoup de cerfs en ce pays. Occupons-nous donc des cerfs. Les mâles,
à l'époque du rut, sont comme transportés d'une rage amoureuse. Les femelles,
quoique ayant été couvertes avant le lever de l'Arcure, ne conçoivent pas
avant cette époque. Elles n'élèvent point indistinctement leurs faons en tout
lieu; elles les cachent avec soin, quand ils sont petits encore, sous des
branches épaisses, ou sous des herbes, et du pied les poussent pour qu'ils se
cachent. Quand ils sont assez forts pour courir, elles leur enseignent l'art de
la fuite, et les accoutument à franchir, en bondissant, des endroits escarpés.
Quand les cerfs entendent les aboiements des chiens, ils suivent le vent, afin
d'emporter avec eux l'odeur de leurs traces. Ils aiment le son de la flûte.
Lorsqu'ils dressent l'oreille, ils entendent très bien ; quand ils la baissent,
ils n'entendent plus. Tout les frappe de stupeur : c'est ce qui fait qu'ils se
livrent plus facilement aux flèches des chasseurs. S'ils passent les mers, ce
n'est pas la vue du rivage, c'est l'odorat qui les dirige : ils placent les plus
faibles à la queue de la file, et à tour de rôle ceux qui sont fatigués
appuient leur tête sur la croupe de ceux qui les précèdent. De leurs cornes,
la droite est douée de propriétés médicales plus efficaces; mais pour mettre
en fuite les serpents, on peut indifféremment brûler l'une ou l'autre; cette
odeur de corne brûlée fait en outre connaître les personnes sujettes à
l'épilepsie. Leur bois croît proportionnellement à leur âge. Cet
accroissement continue jusqu'à la sixième année; puis les andouillers, sans
pouvoir devenir plus nombreux, peuvent devenir plus gros. La castration empêche
et la renaissance et la chute du bois. On reconnaît qu'un cerf est vieux par le
petit nombre ou par l'absence des dents. Ils avalent les serpents, que, par la
force de leur respiration, ils font sortir du fond de leurs trous. Ce sont eux
qui nous ont fait connaître le dictamne, qu'ils mangent pour faire tomber les
traits de leurs blessures. En broutant l'herbe dite cynare, ils neutralisent
l'effet des plantes vénéneuses. Un remède merveilleux contre le poison, c'est
le sang caillé d'un faon tué dans le ventre de sa mère. Il est prouvé qu'ils
ne ressentent jamais la fièvre : aussi la graisse extraite de leur moelle
est-elle propre à calmer la chaleur brûlante des fébricitants. On dit que
bien des personnes, qui avaient l'habitude de manger le matin de la chair de
cerf, sont parvenues, sans fièvre, à un âge avancé; mais cette chair n'a
cette vertu que si l'animal a été tué d'un seul coup. Pour connaître la
durée de la vie du cerf, Alexandre le Grand attacha des colliers au cou de
plusieurs cerfs, qui, pris cent ans après, n'annonçaient pas encore la
vieillesse.
De l'espèce du cerf sont des animaux que l'on nomme tragélaphes, et que l'on
ne trouve qu'aux environs du Phase. Ils ne diffèrent des cerfs qu'en ce qu'ils
ont les épaules couvertes d'un long poil et le menton hérissé d'une barbe
épaisse.
1. Hauteurs,
forteresses.
2. Balatus..
3. Partus Iliae.
4. Aegre parti.
5. Quod solem fugiat.
6. Ara.
7. Le tombeau de la chienne.
8. Qui apaise la faim.
9. Qui règle le vol des cailles
10. Très vieux, très âgés.
11. Qui étrange les panthères.