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SOLIN

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XXI. De la Germanie, et, dans la Germanie, des oiseaux dits hercyniens, des bisons, des tires, de l'alcé de l'île Gangavie, du succin, de la pierre callaïque, de la cérannienne blanche.

Une montagne gigantesque, le Sévon, aussi considérable que la chaîne des Riphées, commence la Germanie. Elle est occupée par les Ingévons, qui les premiers, après les Scythes, voient le nom des Germains s'établir. C'est une terre de guerriers, de peuples nombreux et redoutés. Elle s'étend de la forêt Hercynienne aux rochers des Sarmates. Où elle commence, elle est arrosée par le Danube ; où elle finit, par le Rhin. Des fleuves très considérables, l'Albis, le Guthale, la Vistule, coulent de ce pays dans l'Océan.
Dans la forêt Hercynienne il y a des oiseaux dont les plumes brillent et étincellent au milieu des ténèbres de la nuit la plus épaisse. Les personnes qui voyagent de nuit ont recours à eux pour se diriger ; ils s'en font précéder, et l'éclat des plumes de ces oiseaux suffit pour leur indiquer la route.
Dans ces contrées, et dans toute la plage du nord, abondent les bisons, qui, semblables au boeuf sauvage, ont le cou velu, la crinière hérissée ; ils surpassent les taureaux en agilité, et, lorsqu'on les a pris, ne peuvent s'apprivoiser.
On y trouve aussi les ures, que le vulgaire ignorant appelle bubales ; mais le bubale est un animal d'Afrique, qui a des rapports de ressemblance avec le cerf. Les ures ont des cornes, semblables à celles des taureaux, mais d'une dimension telle qu'aux festins des rois on les présente, à cause de leur grande capacité, pour servir de coupes.
On y trouve enfin l'alcé, que l'on pourrait prendre pour un mulet ; sa lèvre inférieure est si longue qu'il ne peut paître qu'à reculons.
L'île de Gangavie, en Germanie, produit un animal semblable à l'alcé, mais dont les jambes, comme celles de l'éléphant, ne peuvent se plier. Aussi ne se couche-t-il pas pour dormir : il s'appuie contre un arbre, que l'on coupe d'avance, pour faire tomber cet animal lorsqu'il veut prendre son appui habituel. C'est ainsi qu'on s'en empare, et cela serait difficile autrement, car, malgré la raideur de ses jambes, il fuit avec une vitesse inconcevable. Des îles germaniques, l'île Gangavie est la plus grande ; mais elle n'a rien de grand qu'elle-même.
La Glésarie donne le cristal, et le succin, que dans leur langue les Germains nomment glése. Nous avons dit plus haut quelques mots sur la nature du succin. C'est pendant que Germanicus César côtoyait la Germanie que l'on découvrit un arbre de l'espèce des pins, d'où découle en automne ce qu'on appelle le succin. Le mot même fait voir qu'on peut le regarder comme le suc de l'arbre. Si on brûle cette substance, l'odeur qu'elle exhale indique son origine. Il importe de donner ici plus de détails pour que l'on ne s'imagine pas que ce sont les forêts des environs du Pô qui fournissent le succin. Des barbares l'ont introduit dans l'Illyrie : les rapports des Pannoniens et des habitants de la Transpadane l'ont fait connaître à ceux-ci, et comme c'est chez eux que nous l'avons vu pour la première fois, nous avons cru qu'il y était né. Néron déploya une grande magnificence d'objets tout en succin ; ce qui lui fut facile, car le roi de Germanie lui avait fait don de treize mille livres pesant de cette substance. Le succin naît d'abord brut et plein d'écorce ; mais en le faisant bouillir avec de la graisse de cochon de lait, il acquiert l'éclat que nous lui connaissons. Il a des noms divers, selon l'aspect qu'il offre : on lui donne les noms de mielleux ou de Falerne, d'après la ressemblance qu'il peut avoir avec le miel ou avec le vin. Il est prouvé qu'il attire à lui les feuilles et les brins de paille. L'usage qu'en font les médecins prouve son utilité dans les maladies. L'Inde aussi a du succin, mais la Germanie en plus grande quantité et en meilleure qualité.
En passant à l'île de Glésarie, nous avons d'abord parlé du succin. Mais dans la Germanie on trouve la pierre précieuse dite callaïque, que l'on préfère à la callaïque d'Arabie : celle de Germanie a, en effet, plus d'éclat. Les Arabes disent qu'on ne la trouve que dans le nid des oiseaux que l'on nomme mélancoryphes ; ce qui n'est admis par personne, puisqu'en Germanie elle se rencontre (rarement il est vrai) dans les rochers. On la recherche et on l'estime à l'égal de l'émeraude ; elle est de couleur vert-pâle, et nulle autre pierre ne se marie plus agréablement qu'elle à l'or.
Il y a plusieurs espèces de céraunies : celle de Germanie est blanche ; mais elle a un reflet azuré, et, au jour, elle s'imprègne de l'éclat des astres.

XXII. De la Gaule, des pays où elle aboutit. De l'huile médique.

La Gaule s'étend du Rhin aux Pyrénées, de l'Océan aux Cévennes et au Jura ; elle est riche en terres fertiles, en fruits, en vignes, en arbres, et abondamment dotée de tout ce qui appartient à la vie animale. Elle est arrosée par des rivières, par des sources nombreuses, mais qui parfois exhalent des vapeurs funestes. Dans ce pays, dit-on (car je ne prends pas sur moi la responsabilité de cette assertion), il y a d'horribles sacrifices : au mépris de tout sentiment religieux, on immole des victimes humaines. On peut de la Gaule se diriger facilement vers tous les points de l'univers : en Espagne, et en Italie par terre et par mer ; en Afrique, par mer seulement. Si l'on veut aller en Thrace, le territoire de Rhétie, si riche, si fertile, s'offre d'abord ; puis le Norique, qui, lorsqu'il s'éloigne des Alpes, présente l'aspect le plus gai ; puis la Pannonie avec ses plaines fécondes, et ses fleuves renommés, le Drave et le Save, qui forment sa ceinture ; puis la Mésie, que nos aïeux appelaient à bon droit le grenier de Cérès, pays, nommé Pontique, où l'on trouve une herbe que l'on mêle à l'huile dite médique. Si l'on essaye d'éteindre avec de l'eau le feu allumé par cette huile, elle brûle avec plus de force, et on ne peut maîtriser la flamme qu'en projetant de la poussière.

XXIII. De la Bretagne, et, dans la Bretagne, de la gagate, de ses peuplades barbares, des îles remarquables qui l'entourent.

Le monde se terminerait aux côtes de la Gaule, si, par son étendue en tous sens, l'île de Bretagne ne méritait presque d'être nommée un autre monde. Elle a dans sa longueur plus de huit cent mille pas, si nous la mesurons jusqu'à la pointe de la Calédonie où aborda Ulysse, comme l'atteste un autel dont l'inscription en lettres grecques exprime un voeu. Elle est entourée d'un grand nombre d'îles assez remarquables. L'une d'elles, l'Hibernie, a la même étendue ; les moeurs des habitants sont barbares ; elle a tant de pâturages qu'on n'en éloigne le bétail que dans la crainte des suites d'une nourriture trop abondante. On n'y trouve point de serpents ; il y a peu d'oiseaux ; le peuple y est inhospitalier et redoutable à la guerre. Les vainqueurs se couvrent le visage du sang de leurs ennemis, après en avoir bu d'abord. Ils ne font pas la distinction du bien et du mal. Si une mère enfante un fils, elle lui donne ses premiers aliments avec le glaive du père, les lui enfonce légèrement dans la bouche avec la pointe de l'arme, et, par une formule propre au pays, exprime le voeu qu'il ne périsse que sur le champ de bataille. Ceux qui aiment la parure décorent la garde de leurs épées de dents d'animaux marins : car elles brillent à l'égal de l'ivoire, et les guerriers mettent leur principale gloire dans l'éclat de leurs armes. L'Hibernie n'a pas d'abeilles ; la poussière apportée de cette île, et jetée sur les ruches, suffit pour faire que les essaims abandonnent leurs rayons. La mer qui sépare l'Hibernie de la Bretagne est toute l'année houleuse, agitée ; elle n'est navigable que pendant très peu de jours : or, les Hiberniens naviguent dans des nacelles formées de bois pliants et recouvertes de peaux de boeufs. Tant que dure la navigation, ils s'abstiennent de nourriture. La largeur du détroit est de cent vingt mille pas, d'après les appréciations les plus probables.
L'île de Silure est séparée par un bras de mer orageux de la côte des Dumnoniens, peuple breton. Les habitants de cette île conservent encore maintenant les anciens usages : ils ne veulent pas de monnaie ; ils payent et reçoivent en nature ; c'est par des échanges surtout qu'ils se procurent le nécessaire. Ils vénèrent les dieux ; les hommes et les femmes ont la prétention de lire dans l'avenir.
L'île d'Adtanatos est rafraîchie par le vent de la mer des Gaules. Elle est séparée du continent de la Bretagne par un bras de mer de peu d'étendue ; elle a des blés en abondance, un sol fertile ; c'est un pays favorable pour ceux qui l'habitent comme pour les peuples des autres contrées : car comme les serpents n'y peuvent vivre, la terre que l'on transporte de là quelque part que ce soit, tue les serpents.
Beaucoup d'autres îles entourent la Bretagne. La dernière est l'île de Thulé, où il n'y a pas de nuit à l'époque du solstice d'été, quand le soleil franchit le signe du Cancer, et pas de jour au solstice d'hiver, car le lever et le coucher du soleil se confondent. En partant du cap de la Calédonie pour Thulé, on arrive après deux jours de navigation aux îles Hébudes, qui sont au nombre de cinq. Il n'y a pas de fruits dans ces îles, dont les habitants ne vivent que de poisson et de lait. Ils ont un roi commun, car, quoique distinctes, ces îles ne sont séparées que par de petits bras de mer. Le roi n'a rien à lui ; tout appartient au peuple ; des lois précises le retiennent dans les limites de l'équité, et pour que l'avarice ne le détourne pas du bien, il est soumis à la justice par la pauvreté, puisqu'il n'a rien. Il est entretenu aux frais de l'État. Il n'a aucune femme qui lui soit propre ; il prend temporairement celle qui lui convient.
De là vient qu'il ne forme ni le voeu ni le désir d'avoir des enfants. Les Orcades sont les îles que l'on rencontre ensuite quand on a quitté le continent. Il y a sept jours et sept nuits de navigation des Orcades aux Hébudes. Elles sont au nombre de trois. Elles sont inhabitées ; il n'y a pas de forêts, il n'y a qu'un amas de joncs et des sables arides. Des Orcades à Thulé, la navigation est de cinq jours et de cinq nuits. Thulé abonde en fruits que l'on recueille presque en tout temps. Ceux qui habitent cette île vivent au commencement du printemps, d'abord de l'herbe des pâturages avec leurs troupeaux, puis de lait. Ils font pour l'hiver des récoltes de fruits. Chez eux, les femmes sont à la disposition de tous ; le mariage n'existe pas. Au-delà de Thulé, la mer est dormante et lourde. Le tour de la Bretagne est de quatre mille huit cent soixante-cinq milles. Elle renferme des fleuves considérables et nombreux, des sources d'eau chaude appropriées avec un soin particulier aux besoins des hommes. À ces sources préside la déesse Minerve, dans le temple de laquelle brûlent perpétuellement des feux qui jamais ne se réduisent en cendres, mais qui, lorsqu'ils sont consumés, se changent en rochers.
En outre, pour ne pas parler d'une multitude très variée de métaux dont la Bretagne offre partout de riches mines de tout genre, on y trouve de fort belles pierres gagates, et en quantité considérable : la couleur de cette pierre est d'un noir brillant ; une de ses propriétés naturelles est de s'enflammer par le contact de l'eau et d'être éteinte par l'huile ; échauffée par le frottement, elle retient les objets, comme le succin. Les habitants de ce pays sont en partie des barbares, qui, par des incisions, des plaies artificielles, figurent sur leurs corps, dès leur enfance, des formes diverses d'animaux, et qui se servent de couleurs pour se faire des inscriptions qui croissent avec le développement de leur corps ; et ces nations farouches regardent comme une preuve éclatante de courage et de patience de pouvoir étaler plus tard de menteuses cicatrices.

XXIV. De l'Espagne, et, dans l'Espagne, de la ceraunienne rouge, du détroit de Gadès ; de la Méditerranée, de l'Océan.

Revenus au continent, l'Espagne nous appelle. Ce pays est comparable aux plus privilégiés, et n'est inférieur à aucun pour l'abondance de ses productions et la fécondité du sol, pour les vignes comme pour les arbres. Il abonde en toutes matières précieuses ou utiles : il a de l'or, de l'argent, des mines de fer ; il ne le cède par ses vignes à aucun pays, et l'emporte sur tous par ses oliviers. L'Espagne, divisée en trois provinces, nous appartient depuis la seconde guerre punique. Elle ne présente rien de superflu, rien de stérile. Le sol qui refuse une récolte de telle ou telle nature offre au moins de riants pâturages ; celui qui semble aride et improductif fournit aux marins de quoi faire des cordages. On n'y fait point usage de sel factice, on le tire de mines. Ils extraient du minium les parcelles les plus brillantes ; ils en teignent les toisons jusqu'à ce qu'elles aient pris la couleur de l'écarlate. Dans la Lusitanie est le cap Artabrum, que l'on nomme aussi Olysippo. Il sépare le ciel, la terre, la mer : la terre, puisque là se termine l'Espagne ; le ciel et la mer, puisque, quand on l'a doublé, commencent l'océan Gaulois et le nord, et que là aussi se terminent l'océan Atlantique et l'ouest. Là se trouve la ville d'Olysippo, bâtie par Ulysse ; là est le fleuve du Tage. Le Tage charrie de l'or dans ses sables, et, pour cette raison, est considéré comme le fleuve le plus important de cette contrée. Aux environs d'Olysippo sont des cavales dont la fécondité est une merveille : car elles conçoivent par le souffle du favonius, qui les accouple, pour ainsi dire, aux mâles en chaleur. Le fleuve de l'Ébre a donné son nom à toute l'Espagne, le Bétis à une province : tous les deux sont célèbres. Les Carthaginois ont fondé chez les Ibères une nouvelle Carthage, qui bientôt devint une colonie ; les Scipions ont fondé Tarragone : c'est la capitale de la province Tarragonaise.
On trouve en grande quantité dans la Lusitanie des céraunies, que l'on préfère même à celles de l'Inde. Elles sont de même couleur que le pyrope ; on les éprouve par le feu : si elles subissent cette épreuve sans en être altérées, elles sont regardées comme un préservatif contre la foudre. Vis-à-vis de la Celtibérie sont beaucoup d'îles dites Cassitérides : elles donnent beaucoup de plomb ; il en est trois, dites les îles Fortunées, dont il suffit de remarquer le nom. L'île d'Ebuse, éloignée de Dianium de sept cents stades, ne renferme point de serpents : la terre de ce pays les fait fuir. Colubraria, vis-à-vis de Sucron, en est pleine. Bocchoris régna dans les Baléares, autrefois remplies de lapins qui infestaient les moissons. Au front même de la Bétique, où est la limite du monde connu, une île est séparée du continent de sept cents pas. Les Tyriens, qui venaient de la mer Rouge, ont donné à cette île le nom d'Érythrée ; les Carthaginois l'ont nommée dans leur langue, Gadis, c'est-à-dire une haie. C'est ce pays qu'habitait Géryon, comme le prouvent plusieurs monuments, quoique l'on dise aussi qu'Hercule y mena ses troupeaux d'une autre île située en face de la Lusitanie.
Le détroit de Gadès a été ainsi appelé de la ville de ce nom. L'océan Atlantique se joint ainsi, en séparant les terres, à la Méditerranée. L'Océan, ainsi nommé par les Grecs parce qu'il est à l'occident, baigne l'Europe à gauche, l'Afrique à droite, et, séparant les monts Abinna et Calpé, que l'on nomme les colonnes d'Hercule, se répand dans la Mauritanie et l'Espagne. Puis, à ce bras dont la longueur est de quinze milles pas, et la largeur à peine de sept, il ouvre un passage dans les mers intérieures, en se mêlant aux golfes de la Méditerranée, qu'il étend jusqu'à l'orient. Celui de ces golfes qui baigne l'Espagne s'appelle Ibérique et Baléarique ; celui qui baigne la province Narbonnaise, Gaulois ; puis viennent le golfe Ligurien ; le golfe Toscan, nommé par les Grecs Ionien ou Thyrrénien, et par les Italiens mer Inférieure ; le Sicilien, de la Sicile jusqu'à la Crète ; le Crétois, qui pénètre dans la Pamphylie et l'Égypte. Toute cette masse d'eaux, en tournant le nord, vient ensuite par de longs détours, le long de la Grèce et de l'Illyrie, se resserrer par l'Hellespont dans les détroits de la Propontide. La Propontide, qui sépare l'Europe de l'Asie, va jusqu'aux Méotides. Les causes de ces noms divers tiennent ou aux provinces, mers Asiatique et Phénicienne ; ou aux îles, mers Carpathienne, Egéenne, Icarienne, Baléarique, Cyprienne ; ou aux peuples, mers Ausonienne, Dalmatique, Ligurienne, de Toscane ; ou aux villes, Adriatique, Argotique, Corinthienne, Tyrienne ; ou à des accidents survenus aux hommes, mer Myrtoënne, Hellespont ; au souvenir d'un roi, mer Ionienne ; au passage d'un boeuf, ou peut-être à l'espace étroit que peuvent franchir des boeufs, le Bosphore ; aux moeurs des habitants, l'Euxin, autrefois nommé Axin ; enfin au cours que suivent les eaux, la Propontide. La mer d'Égypte appartient à l'Asie ; celle des Gaules à l'Europe ; celle d'Afrique à la Libye. Les diverses parties de ces diverses contrées ont donné leurs noms aux mers qui les avoisinent. Voilà pour l'intérieur des terres.
L'extérieur a pour limite l'Océan, qui emprunte à ses rivages les noms d'Arabique, de Persique, d'Indien, d'Oriental, de Sérique, d'Hyrcanien, de Caspien, de Scythique, de Germanique, de Gaulois, d'Atlantique, de Libyen, d'Éthiopien. Les flots gonflés de l'Océan se précipitent sur les côtes de l'Inde avec la plus grande violence, soit que l'eau s'enfle par l'action de la chaleur, soit que sur ce point du globe il y ait une plus grande affluence de sources et de rivières. On ne sait encore aujourd'hui comment s'élève l'Océan, comment après son débordement il rentre dans son lit ; et il est clair que bien des opinions ont été exprimées plutôt d'après une manière de voir particulière à chacun, que d'après une croyance fondée sur la vérité. Laissant de côté ces divergences, exposons les avis les plus accrédités. Les physiciens disent que le monde est un animal, qu'il est formé de différents corps, qu'un souffle l'anime, qu'une intelligence le dirige, et que ces éléments se répandant dans tous ses membres, la masse éternelle y puise sa vigueur. Ainsi, de même que dans nos corps il y a un esprit vital, dans les profondeurs de l'Océan sont, en quelque sorte, les narines du monde, qui, par la respiration ou par l'aspiration, enflent tantôt les mers et tantôt les abaissent. Ceux qui ont foi à la science des astres prétendent que ces mouvements viennent des phases de la lune, de sorte que cette succession du flux et reflux dépend du croissant ou du décours de cette planète : et en effet le flot ne revient pas chaque jour à la même heure, mais suit les mouvements successifs de l'astre qui le guide.

XXV. De la Libye. Jardins des Hespérides. Mont Atlas.

De l'Espagne on passe en Libye : car arrivé à Belone, en Bétique, on se rend par un trajet de trente-trois mille pas à Tingis, maintenant colonie de Mauritanie, mais dont le fondateur fut Antée. Comme c'est dans cette contrée que finit la mer d'Égypte et que commence la mer de Libye, nous donnons à la Libye le nom d'Afrique. Quelques auteurs toutefois croient que la Libye tire son nom de Libye, fille d'Épaphos, et l'Afrique d'Afer, fils d'Hercule Libyen. Dans ces contrées est aussi la colonie de Lix, où fut le palais d'Antée, qui, redoutable dans l'art d'attaquer et de se défendre à la lutte quand il touchait la terre, dont il passait pour être fils, fut vaincu par Hercule.
Quant aux Hespérides, et au dragon qui veillait à la porte de ce jardin, pour ne pas blesser la vérité par une relation fabuleuse, nous exposerons le fait. Un bras de mer présente des détours sinueux, des replis tortueux, au point que de loin on croit voir se glisser un serpent dont les évolutions se multiplient ; on a nominé jardins l'espace qu'il entoure ; on a vu là un gardien des fruits, et ainsi s'est propagée la fiction. Mais cette île, jetée au milieu des flots qui refluent, et située dans de certaines sinuosités, ne présente, à l'exception de ses arbres qui ressemblent à l'olivier sauvage, et de l'autel d'Hercule, rien qui puisse consacrer son antique souvenir. Toutefois, outre ses rameaux d'or, outre, ce métal couronné de feuilles, ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que là terre, quoique, un peu plus basse que les terres voisines, n'est jamais couverte par les eaux : une sorte de barrière naturelle les arrête ; les bords, recouverts de petites éminences, contiennent l'effort des flots : spectacle merveilleux, le sol reste sec, quoique la vague arrive impétueuse et menaçante ! La ville de Sala est sur les bords du fleuve de ce nom. C'est par le pays des Autololes que l'on se rend de Sala aux déserts de l'Atlas.
Le mont Atlas s'élance du sein de ces immenses plaines de sable pour cacher sa tête au-dessus des nues, dans le voisinage de l'orbite lunaire. Du côté de l'Océan, auquel il a donné son nom, il n'y a que des sources, de sombres bois, d'âpres rochers, de la stérilité, une terre nue et sans verdure ; mais en regard de l'Afrique, il étale de riches productions qui naissent d'elles-mêmes, des arbres élevés et touffus qui exhalent une odeur pénétrante, et dont les feuilles, semblables à celles du cyprès, sont recouvertes d'une laine qui ne le cède en rien aux tissus de soie. On trouve en abondance sur les flancs du mont l'euphorbe dont le suc est excellent, soit pour éclaircir la vue, soit contre les poisons. Son sommet est toujours couvert de neige. On trouve dans ses bois des quadrupèdes, des serpents, d'autres animaux, même des éléphants. Le jour, il y règne un silence universel et l'horreur des déserts ; la nuit, on voit briller des feux, on entend le bruit de la danse des Egipans, les accords de la flûte, le son des cymbales qui retentissent sur toute la côte. Il est distant de Lix de deux cent cinq mille pas : Lix est à cent douze milles du détroit de Gadès. Il fut autrefois habité, comme l'indique l'aspect du lieu, où l'on trouve des traces de la culture de la vigne et du palmier. Son sommet, inaccessible à tout autre, fut atteint par Persée et par Hercule, comme l'atteste l'inscription des autels. Du côté du couchant, entre l'Atlas et le fleuve Anatis, et sur un espace de quatre cent quatre-vingt-seize mille pas, sont des forêts infestées par des bêtes farouches.
Aux environs de l'Atlas coulent d'autres fleuves qu'il ne faut pas omettre ; quoique à une certaine distance de cette montagne, ils sont, pour ainsi dire, de son domaine : l'Asana, où remonte la marée ; le Bambothe, dont les eaux nourrissent une quantité considérable de crocodiles et d'hippopotames. Plus loin est un fleuve dont les flots noirs coulent au milieu de régions brûlées et solitaires, où la chaleur toujours active d'un soleil plus ardent que le feu, dévore et consume. Voilà sur l'Atlas, que les Maures appellent Adderis, ce que nous ont appris et le Périple d'Hannon, et Juba, fils de Ptolémée, qui fut roi des deux Mauritanies. Suétone Paulin a mis la dernière main aux connaissances relatives à ce sujet, lui qui, le premier et presque le seul, a porté au delà de l'Atlas les étendards romains.

XXVI. De la Mauritanie, et, dans la Mauritanie, des éléphants, de leurs combats avec les serpents dits dragons. D'où provient le cinabre.

Des provinces de la Mauritanie, la Tingitane, du côté du midi et de la Méditerranée, s'élève sur sept montagnes, que leur ressemblance a fait nommer les Sept-Frères. Ces montagnes, où abondent les éléphants, nous amènent tout d'abord à parler de ce genre d'animaux. Les éléphants ont une intelligence qui approche de celle de l'homme : ils ont beaucoup de mémoire, ils observent le culte des astres ; à l'apparition de la lune, ils se rassemblent aux bords des fleuves, et, après des ablutions, ils attendent le soleil à son lever pour le saluer par des mouvements qui leur sont propres ; puis ils regagnent leurs forêts. Il y a deux espèces d'éléphants : ceux de pure race sont plus grands que ceux qui appartiennent à une race abâtardie. On reconnaît que les éléphants sont jeunes à la blancheur de leurs défenses : l'une est pour le service journalier ; ils réservent l'autre pour les combats, et se gardent d'en émousser la pointe. S'ils sont pressés par des chasseurs, ils se brisent l'une et l'autre afin de se soustraire aux recherches par le sacrifice qu'ils font de leur ivoire : car ils savent que c'est pour cela qu'on les attaque. Ils marchent toujours de compagnie : le plus âgé conduit la troupe, le second en âge ferme la marche. Lorsqu'ils traversent une rivière, ils font passer d'abord les plus petits, de peur que le poids des plus gros n'enfonce le terrain et n'augmente la profondeur du gué. La femelle ne connaît l'amour que vers la dixième année, le mâle vers la cinquième. Les accouplements n'ont lieu que tous les deux ans, et seulement pendant cinq jours. Ils ne rejoignent ensuite la troupe qu'après une ablution dans des eaux vives. Ils ne combattent pas pour la possession des femelles ; ils ne connaissent pas l'adultère. Ils sont bienveillants : en effet, s'ils rencontrent un voyageur égaré dans les déserts, ils le remettent dans le chemin connu ; s'ils rencontrent un troupeau de moutons, ils s'ouvrent le chemin doucement et sans précipitation, au moyen de leur trompe, afin de ne blesser aucun animal dans la route qu'ils suivent. S'il arrive un conflit fortuit, ils prennent soin de leurs compagnons et reçoivent au milieu d'eux ceux qui sont fatigués ou blessés. S'ils tombent par captivité entre les mains de l'homme, un peu d'orge suffit pour les apprivoiser. Lorsqu'ils doivent traverser les mers, ils ne montent sur les vaisseaux qu'après que le conducteur a juré de les ramener. L'éléphant de la Mauritanie craint celui de l'Inde, et par une sorte de conscience de ses petites dimensions, il cherche à n'en être pas vu. La femelle ne porte pas dix ans, comme le pense le vulgaire, mais deux ans seulement, comme le dit Aristote ; elle ne produit qu'une fois, et jamais qu'un seul petit. Les éléphants vivent trois cents ans. Ils supportent difficilement le froid. Ils mangent les troncs d'arbres, avalent les pierres, et trouvent dans le palmier leur plus agréable nourriture. Ils fuient par-dessus tout l'odeur du rat ; ils refusent les fourrages qu'a touchés cet animal. S'il arrive à un éléphant d'avaler un caméléon, ver qui lui est funeste, en mangeant de l'olivier sauvage, il prévient l'action du poison. Il a la peau très dure sur le dos et molle sous le ventre : nulle part elle n'est recouverte de poil. Entre les éléphants et les dragons il y a des luttes continuelles. Voici comment ces reptiles leur dressent des embûches. Ils se cachent près des chemins que fréquentent les éléphants ; et, laissant passer les premiers, attaquent les derniers pour que ceux-ci ne puissent être secourus par les autres ; et d'abord ils s'entortillent autour de leurs pieds, afin de retarder, par ces sortes d'entraves, la marche de l'animal qu'ils attaquent : car l'éléphant, à moins d'être atteint par ces replis embarrassants, se rapproche des arbres ou des rochers pour écraser et faire périr le reptile sous le poids de sa chute. La principale cause de ce combat, est, dit-on, que l'éléphant a le sang très froid, et que les serpents en sont très avides, surtout dans les grandes chaleurs ; ils n'attaquent l'éléphant que quand il vient de se désaltérer, pour pouvoir, dans ses veines récemment rafraîchies, s'abreuver eux-mêmes plus largement. Ils visent surtout aux yeux, qui seuls leur donnent prise, comme d'ailleurs ils le savent, ou bien ils se glissent dans l'oreille, parce que c'est la seule partie du corps que la trompe ne peut défendre. Quand les dragons se sont gorgés de sang, les éléphants tombent et les écrasent. Le sang, ainsi répandu de deux côtés, arrose la terre et devient une couleur que l'on nomme cinabre.
L'Italie vit pour la première fois des éléphants l'an quatre cent soixante-douze de la fondation de Rome, pendant la guerre d'Épire, en Lucanie, et de là on leur donna le nom de boeufs lucaniens. Dans la colonie Césarienne on trouve Césarée, qui doit à Claude son titre, et qui d'abord fut le séjour royal de Bocchus, pour appartenir ensuite à Juba, par une faveur des Romains. Là se trouve aussi Siga, que Syphax habitait. N'oublions pas de mentionner Icose. Quand Hercule passa dans ce pays, vingt de ses compagnons qui l'avaient quitté choisirent ce lieu et y jetèrent des murs ; et pour qu'aucun d'eux ne pût se glorifier d'avoir fondé la ville, ils lui donnèrent le nom des vingt fondateurs.

XXVII. De la Numidie, et des ours qui s'y trouvent.

Au fleuve Amsaga commence la Numidie. Tant que ses habitants furent errants et vagabonds, on les appela Nomades. Elle renferme des villes nombreuses et célèbres : la première est Cirta ; vient ensuite Chulles, dont les tissus en pourpre rivalisent avec ceux de Tyr. Cette contrée est bornée par la Zeugitane. Dans les forêts de ce pays, il y a des bêtes farouches, et dans les montagnes, des chevaux. On vante la beauté de ses marbres.
Les ours de Numidie l'emportent sur les autres, mais seulement par la fureur et par la longueur de leur poil ; car partout leur mode de génération est le même. Je vais l'exposer. Ils ne s'accouplent pas à la manière ordinaire des quadrupèdes ; mais ils s'étreignent dans des embrassements mutuels à la manière des hommes. Les ours se recherchent au commencement de l'hiver. Les mâles, par un sentiment de pudeur, s'isolent des femelles quand elles sont pleines, et, quoique dans les mêmes cavernes, trouvent une couche à part dans quelque trou. Les femelles mettent bas après une courte gestation, le trentième jour est le terme de leur délivrance ; cette fécondité si rapide donne lieu à des productions informes. Les petits ne sont d'abord qu'une petite masse de chair blanche, où l'on ne distingue pas les yeux, matière brute à cause de sa précocité, et qui ne présente de saillant que les ongles. C'est en léchant cette masse que la mère lui donne une forme ; et de temps en temps elle la presse sur sa poitrine, pour que l'animal réchauffé par ce soin respire l'air vital. Pas de nourriture alors : pendant les quatorze premiers jours, la mère tombe dans un sommeil si profond que les blessures même ne peuvent l'éveiller. Après avoir mis bas, les femelles restent quatre mois cachées. Puis, se produisant en plein air, elles supportent si difficilement une lumière inaccoutumée qu'on les croirait aveugles. La force de l'ours n'est pas dans la tête : elle est, et au plus haut degré, dans les épaules et les reins ; ce qui fait que parfois il s'appuie sur les pattes de derrière. Il attaque les ruches des abeilles, recherche les rayons de miel, qu'il préfère à tout. Le fruit de la mandragore est mortel pour les ours ; mais ils savent arrêter les progrès du mal, et pour se guérir ils mangent des fourmis. Si parfois ils attaquent les taureaux, ils savent à quelles parties surtout ils doivent s'attacher ; ils s'adressent aux cornes ou aux naseaux : aux cornes, pour fatiguer l'ennemi par leur poids ; aux naseaux, pour que la douleur soit plus vive dans cette partie plus délicate.
Sous le consulat de M. Messala, Domitius Enobarhus, édile curule, mit en présence, dans le cirque romain, cent ours de Numidie et un nombre égal de chasseurs éthiopiens : ce spectacle est consigné parmi les faits remarquables.

XXVIII. De l'Afrique et de la Cyrénaïque, et, dans cette contrée, des lions, du léontophone, de l'hyène, de la pierre d'hyène, de la crocotte, des onagres, des serpents, de la pierre héliotrope, des Psylles, de la pierre nasamonite, de la pierre corne d'Hammon, de l'arbre dit mélope, du lait sirpicien, du basilic, de l'espèce des singes.

À la Zeugitane commence l'Afrique, opposée a la Sardaigne par le cap d'Apollon, et par le cap de Mercure, à la Sicile. Elle s'étend sur deux promontoires, dont l'un est appelé le cap Blanc, et l'autre, qui est dans la Cyrénaïque, le cap Phyconte. Par le golfe Crétois, elle est opposée au golfe de Crète, et fait saillie du côté du Ténare en Laconie. Par les sables de Catabathme, elle pénètre en Égypte, dans la partie voisine de la Cyrénaïque, et se prolonge entre les deux Syrtes, que le flux et le reflux d'une mer pleine de bas-fonds rend inaccessibles. Il est difficile d'expliquer le flux et le reflux dans cette mer, qui, par des mouvements incertains, tantôt s'élève et couvre les écueils, tantôt déborde avec violence. Varron dit que, comme les vents tourmentent la côte, c'est leur action plus ou moins impétueuse qui force la mer à sortir de son lit, ou à y rentrer. Toute cette contrée depuis l'Éthiopie et les bornes de l'Asie, fixées par le Niger, d'où sort le Nil, est séparée de l'Espagne par un détroit. Du côté du midi, elle n'a point de sources, et l'on chercherait vainement à s'y désaltérer. Du côté du nord, elle offre des eaux abondantes. Dans la plaine de Byzacium, qui a deux cents milles ou plus d'étendue, le terrain est si fertile que la semence rend cent pour un. Nous établirons, par l'énumération des villes et des lieux, qu'un grand nombre d'étrangers sont venus dans cette contrée. C'est ainsi que les Grecs ont donné le nom de Borion à un promontoire battu par le vent du nord. C'est à des cavaliers grecs que l'on doit la fondation d'Hippone, appelée depuis Regium, puis d'une autre Hippone, qu'ils ont nommée Diarrhyte, à cause du détroit qui la divise : ce sont deux villes très célèbres. Les Siciliens bâtirent la ville de Clypea, nommée depuis Aspis, puis Vénéric, où ils transportèrent les cérémonies de Vénus Erycine. Les Achéens ont, dans leur langue, donné le nom de Tripolis à trois villes, OEa, Sabrate, la grande Leptis. Les autels des Philènes tirent leur nom grec de l'amour des deux frères pour la gloire. Ce sont les Tyriens qui ont fondé Adrumète et Carthage ; je vais rapporter ce qu'on a dit de plus exact sur Carthage. Cette ville, dit Caton dans son discours au sénat, fut fondée, sous le règne du Libyen Japon, par la Phénicienne Elisse, qui la nomma Carthade, ce qui, en phénicien, signifie ville nouvelle. Bientôt, ces noms, en passant dans la langue punique, devinrent Elissa et Carthage : cette ville fut détruite sept cent trente-sept ans après sa fondation. Puis, C. Gracchus en fit une colonie italienne, et on l'appela Junonia ; ce n'était plus alors qu'une ville assez obscure et dans un état peu florissant. Cent deux ans après, sous le consulat de M. Antoine et de P. Dolabella, elle brilla d'un nouvel éclat sous le nom de Nouvelle-Carthage, et devint, après Rome, la première ville du monde.
Pour revenir à l'Afrique, l'intérieur de ce pays est peuplé d'un très grand nombre d'animaux, mais surtout de lions. Ce sont, suivant Aristote, les seuls du genre nommé denté qui voient dès leur naissance. On en distingue trois espèces : les premiers ont le corps ramassé, la crinière crépue, et ils sont, en général, timides et lâches ; les autres, plus allongés, et couverts d'un poil lisse, sont plus ardents et plus forts ; quant à ceux qui proviennent des pardes, ils n'ont pas de crinière, et n'offrent rien de remarquable. Ils évitent tous également l'excès de la nourriture : d'abord ils ne boivent et ne mangent que de deux jours l'un ; et souvent, si la digestion ne s'est pas fait, ils passent un jour de plus sans prendre de nourriture ; si leur estomac est trop plein, ils s'enfoncent les griffes dans le gosier, et ils eu retirent ce qui le surcharge. C'est ce qu'ils font aussi quand il faut fuir dans l'état de satiété. La chute des dents est chez eux un signe de vieillesse. Les lions ont souvent donné des exemples de clémence : ils font grâce à ceux qu'ils ont terrassés ; leur fureur s'exerce plutôt contre les hommes que contre les femmes, et ce n'est que pressés extrêmement par la faim qu'ils dévorent les enfants. Ils éprouvent le sentiment de la pitié : il y a beaucoup de preuves de leur générosité à l'égard de captifs, qui, quoique exposés à leurs atteintes, ont pu, sans avoir été attaqués, revenir dans leur patrie. Les livres de Juba citent le nom d'une femme de Gétulie, qui les toucha par ses prières au moment où ils l'allaient dévorer, et qui revint saine et sauve. Ils s'accouplent par derrière, comme le font d'ailleurs les lynx, les chameaux, les éléphants, les rhinocéros, les tigres. La lionne à sa première portée produit cinq petits ; chacune des années suivantes, elle en produit un de moins ; enfin, quand elle arrive à n'en plus produire qu'un seul, elle devient à jamais stérile. Les diverses affections du lion se connaissent à sa face et à sa queue, comme celles du cheval aux oreilles. La nature a donné ces signes expressifs aux animaux de la plus noble espèce. La plus grande force du lion est dans sa poitrine ; sa tête est la partie la plus ferme. Pressé par les chiens, il se retire d'un air de dédain, s'arrête de temps en temps pour dissimuler sa crainte par une retraite incertaine : c'est du moins ce qu'il fait en plaine et à découvert ; mais, dans les forêts, comme s'il n'avait plus à redouter les témoins de sa peur, il fuit aussi vite qu'il le petit. Quand il poursuit, il s'élance par bonds, ce qu'il ne sait pas faire en fuyant. Quand les lions marchent, ils enferment leurs ongles dans une sorte de gaine, pour que la pointe n'en soit pas émoussée, et ils les gardent ainsi tant qu'ils ne courent pas ; alors ils retirent leurs griffes en arrière. Entourés de chasseurs, ils fixent les yeux sur la terre, pour n'être pas intimidés par la vue des épieux. Ils ne regardent jamais en dessous, et ne veulent pas qu'on les regarde ainsi. Le chant du coq, le bruit des roues, le feu surtout les effraient.
J'ai entendu dire qu'il existe de petits animaux appelés léontophones, que l'on brûle pour saupoudrer de leur cendre des lambeaux de chair que l'on jette à l'endroit où aboutissent plusieurs chemins, dans le but de donner la mort aux lions, qui expirent, si peu qu'ils en aient mangé. Aussi les lions leur portent-ils une haine naturelle, et quand ils le peuvent, ils les mettent en lambeaux et les écrasent du pied, en s'abstenant toutefois de les mordre.
Le premier spectacle de lions à Rome fut donné par Scévola, fils de Publius, dans son édilité curule.
L'Afrique produit aussi l'hyène, chez qui l'épine du dos se prolonge jusque dans le cou, ce qui fait qu'elle ne peut se tourner qu'en faisant participer tout son corps à ce mouvement. On raconte sur cet animal beaucoup de choses merveilleuses : on dit qu'il suit les bergers ; qu'à force d'entendre leur nom il le retient, et parvient à le répéter en imitant la voix humaine : par ce stratagème il les attire quand il fait nuit, et les met en pièces. Il contrefait aussi le vomissement de l'homme, et par ces faux hoquets attire les chiens, qu'il dévore ; s'ils courent à sa poursuite, le contact seul de son ombre les rend incapables d'aboyer : ils ont perdu la voix. L'hyène fouille les tombeaux pour déterrer les corps. On parvient plus facilement à prendre les mâles que les femelles, auxquelles la nature a départi plus de ruse et d'astuce. Les couleurs de ses yeux varient de mille manières ; ils renferment une pierre, nommée hyénienne, et douée du pouvoir de révéler l'avenir à l'homme qui la place sous sa langue. L'hyène enfin rend immobile l'animal autour duquel elle aura tourné trois fois : aussi lui a-t-on attribué un pouvoir magique.
En Éthiopie, l'accouplement de cet animal avec la lionne produit un monstre que l'on nomme crocotte, qui sait pareillement imiter la voix de l'homme. Ses yeux sont fixes et ne clignotent jamais. Ses mâchoires sont dépourvues de gencives ; sa denture n'est formée que d'un os continu, qui, pour ne pas s'émousser, est enchâssé dans la mâchoire qui forme une espèce de bourrelet.
Parmi les herbivores, l'Afrique produit beaucoup d'onagres ; dans cette espèce, chaque mâle règne sur un troupeau de femelles. Ils ne veulent point de rivaux ; et, pour cette raison, ils surveillent les femelles qui sont pleines, et, s'ils le peuvent, châtrent avec les dents les mâles qui naissent. Les femelles, par précaution, cachent leurs petits.
L'Afrique est tellement pleine de serpents, qu'on lui accorde à juste titre la palme de cette malfaisante production Les cérastes portent de petites cornes, au nombre de quatre, par le mouvement desquelles ils attirent les oiseaux, comme par un appât, et les font périr : à cet effet, ils ont l'instinct de se couvrir de sable le reste du corps, et ne laissent paraître que la partie qui, en présentant une nourriture illusoire, appelle les oiseaux à leur perte. L'amphisbène a deux têtes, dont l'une est à sa place naturelle et l'autre à la queue, ce qui fait que son corps suit ses deux têtes en décrivant un cercle. Le serpent dit jaculus se tient sur les arbres, d'où il s'élance avec une force prodigieuse pour frapper tout ce qui se présente. La scytale a des couleurs si variées qu'elle arrête par sa beauté ceux qui la voient, et, comme elle rampe lentement, elle met à profit l'admiration qu'elle fait naître pour arriver à ceux qu'elle n'atteindrait pas autrement. Toutefois, c'est elle qui la première, au, milieu de tout cet éclat, dépose sa dépouille d'hiver. Il y a de nombreuses et diverses espèces d'aspics, dont chacune nuit à sa manière : la dipsade tue par la soif ; l'hypnale par le sommeil : on se procure ce reptile pour se donner la mort, comme le fit Cléopâtre. Le poison des autres espèces, que l'on peut neutraliser, leur donne moins d'importance. L'hémorrhoïs fait, par sa morsure, jaillir le sang, et, par l'interruption des canaux qui le renferment, la vie s'échappe en même temps que ce fluide. La piqûre du prester produit un gonflement, une obésité dont on meurt. Celle du seps produit la putréfaction. Il y a encore l'hammodyte, le cenchris, l'éléphantie, le chersydre, le chamédracon ; et ici autant de noms, autant d'espèces de morts. Quant aux scorpions, aux scinques, aux lézards, c'est parmi les vers et non parmi les serpents qu'on les range. Quand ces monstres ont bu, ils sont moins cruels. Ils ne sont pas dépourvus d'affection : le mâle et la femelle ne vont guère qu'ensemble ; s'il arrive que l'un soit pris ou tué, celui qui survit devient furieux. Les femelles ont la tête plus effilée, le ventre plus gros, le venin plus dangereux. Le mâle est arrondi d'une manière plus égale ; il est plus grand, il est moins féroce. Les reptiles, en général, ont une mauvaise vue. Rarement ils regardent devant eux ; cela s'explique : leurs yeux sont placés non pas au front, mais aux tempes ; aussi ont-ils l'oreille plus subtile que les yeux.
On a discuté si les plus belles pierres héliotropes venaient de l'Éthiopie, de l'Afrique ou de l'île de Chypre ; mais des comparaisons nombreuses ont fait décerner la palme à celles de l'Éthiopie ou de la Libye. L'héliotrope est d'un vert qui n'est pas très vif, mais plutôt sombre et foncé ; elle est marquée çà et là d'étoiles pourprées. Son nom lui vient de l'effet qu'elle produit, et de son caractère particulier. Placée dans un vase d'airain, elle fait paraître l'image du soleil couleur de sang. Hors de l'eau, elle atténue et absorbe sa lumière. On dit aussi qu'unie à l'herbe de même nom, et à l'aide de certaines formules d'enchantement, elle rend invisible celui qui la porte.
Entre les Syrtes, même pour ceux qui voyagent par terre, la route est indiquée par les astres ; il n'y a même pas d'autres guides : car un souffle change l'aspect de ce sol friable, et le moindre vent produit des effets si divers qu'il bouleverse la face des lieux, et ne laisse plus aucun moyen de se reconnaître, tantôt créant des vallons où étaient des hauteurs, tantôt couvrant d'un amas de sable ce qui était vallon. Le continent souffre également de la mer qui le baigne, et l'on ne sait où est la tempête ; car les deux éléments conspirant contre les voyageurs, le vent tourmente la terre, la terre tourmente la mer. Il y a entre les deux Syrtes une distance de deux cent cinquante milles pas. La petite Syrte est un peu moins dangereuse. On sait que sous le consulat de Cn. Servilius et de C. Sempronius la flotte romaine traversa heureusement ces bancs de sable. Dans ce golfe est l'île de Méninx, qui, après les marais de Minturnes, servit de retraite à G. Marius.
Au-delà des Garamantes étaient les Psylles, dont le corps résistait d'une manière incroyable aux atteintes du poison. Seuls ils survivaient à la morsure des serpents, et, quoique atteints de la dent fatale, échappaient à la mort. Ils exposaient aux serpents leurs enfants nouveau-nés. Si ces enfants étaient les fruits de l'adultère, leur mort était le châtiment du crime de la mère ; s'ils étaient légitimes, le privilège du sang paternel les sauvait. C'est ainsi que le poison décidait de la pureté de leur naissance. Mais cette nation est tombée sous les coups des Nasamons, qui n'ont laissé subsister du nom des Psylles que la réputation qui y est attachée.
On trouve chez les Nasamons la pierre nasamonite, qui est couleur de sang, et qui a des veines noires. À l'extrémité de la grande Syrte, près de l'autel des Philènes, étaient les Lotophages : c'est du moins ce que disent les auteurs, et ce qui me paraît hors de doute. Non loin de l'autel des Philènes est un marais où se jette le fleuve Triton, et où, dit-on, se mira la déesse des arts.
Près de la grande Syrte est une ville nommée Cyrène, qui fut fondée par Battus de Lacédémone, vers la quarante-cinquième olympiade, sous Martius, roi de Rome, cinq cent quatre-vingt-six ans après la prise de Troie, et qui fut la patrie du poète Callimaque. Il y a entre cette ville et le temple d'Ammon quatre cents mille pas. Près du temple est une fontaine consacrée au Soleil ; elle embrasse de ses eaux une terre ayant l'aspect de la cendre, et en forme un gazon Ce n'est pas sans une sorte de prodige qu'on y voit des taillis verdoyants, tandis qu'aux environs il n'y a que des plaines arides.
Là aussi se trouve la pierre dite corne d'Ammon : ce nom lui vient de ce qu'elle est recourbée et arquée de manière à figurer une corne de bélier. Elle a l'éclat de l'or. Elle donne, dit-on, des rêves divins à ceux qui l'ont sous leur tête quand ils sont couchés. Il y a encore un arbre du nom de mélope, d'où découle lentement un suc qui, de ce lieu, a pris le nom d'ammoniac.
On trouve en outre dans la Cyrénaïque une plante, que l'on nomme sirpé, dont la racine est odorante, et dont les pousses sont plutôt celles d'une herbe que celles d'un arbre : de la tige, à une certaine époque, découle une liqueur grasse, qui s'attache à la barbe des boucs qui mangent de cette plante. Quand elle est séchée, et que les gouttes qu'elle distille ont pris de l'accroissement, on l'emploie pour les repas, ou comme remède. On a donné d'abord au suc le nom de lait sirpique, parce qu'en effet il est laiteux ; puis, par altération, on l'a appelé laser. Ces plantes, d'abord par suite de l'invasion des barbares qui ravagèrent ce pays, ensuite à cause de l'énormité des impôts qui ont forcé les habitants mêmes à les arracher, ont disparu presque entièrement.
À gauche de la Cyrénaïque est l'Afrique ; l'Égypte à droite ; en face, une mer orageuse, et qui n'offre aucun port ; par derrière, des peuplades de barbares, un désert inculte, triste, inaccessible, qui produit un monstre affreux, le basilic.
C'est un serpent qui a près d'un demi-pied de longueur ; sa tête est marquée d'une tache blanche en forme de diadème ; il n'est pas seulement fatal à l'homme et aux autres animaux, il l'est à la terre même, qu'il souille et qu'il brûle, partout où il établit son fatal séjour. Il fait périr les herbes, il tue les arbres ; il vicie l'air à tel point, que partout où son souffle impur s'est exhalé, nul oiseau ne passe impunément. Quand il se met en mouvement, une moitié de son corps seulement rampe sur la terre ; l'autre moitié se présente haute et dressée. Son sifflement effraye les autres serpents ; dès qu'ils l'ont entendu, ils prennent la fuite de tous côtés. Aucune bête ne goûte, aucun oiseau ne touche à ce qu'il a mordu. La belette étant le seul animal qui détruise le basilic, on l'enferme dans les cavernes où il se cache. Toutefois, il peut encore nuire après sa mort. Les habitants de Pergame se sont procuré à prix d'or les restes d'un basilic : pour écarter d'un temple construit par Apelle les araignées et les oiseaux, ils y ont placé le squelette de ce reptile suspendu dans un filet d'or.
Sur le dernier promontoire des Syrtes est la ville de Bérénice, que baigne le fleuve Léthon, dont les sources sont, dit-on, dans l'enfer, et que les poètes ont vanté comme procurant l'oubli. La ville de Bérénice fut fondée dans la grande Syrte par Bérénice, femme de Ptolémée III.
Toute la partie boisée du pays qui s'étend entre l'Égypte, l'Éthiopie et la Libye, est pleine de singes d'espèces diverses. Que ce nom ne choque personne, ne détourne personne de s'instruire : car il importe de ne rien omettre de ce qu'offre à nos observations la sagesse de la nature.
La foule de singes dont, abonde ce pays, a un instinct naturel qui les porte à l'imitation. Par suite de ce penchant, ils tombent plus facilement entre les mains de l'homme : on les voit, en effet, s'étudiant à imiter les chasseurs, et victimes d'une ruse qu'ils ont observée, s'enduire les yeux de la glu que ceux-ci ont laissée à dessein : une fois les yeux ainsi couverts, il est facile de les prendre. Ils bondissent de joie à l'apparition de la nouvelle lune ; ils sont tristes au décours de cet astre. Les guenons n'ont pas le même attachement pour tous leurs petits, et cette préférence fait qu'elles perdent plus facilement ceux qui ont leur affection et qu'elles portent entre leurs bras, que ceux qu'elles négligent et qui se tiennent toujours attachés derrière leur dos. Les cercopithèques ont des queues : c'est la seule différence entre cette espèce et les précédentes. Les cynocéphales aussi sont rangés parmi les singes ; ils sont très nombreux dans une partie de l'Éthiopie ; leur bond est impétueux, leur morsure est redoutable ; à leur mansuétude apparente succède la rage. Parmi les singes, on range aussi les sphinx au poil épais, à la poitrine un peu saillante et développée, et qui sont faciles à apprivoiser. Il y en a que l'on nomme satyres, qui ont la figure très agréable, et dont les gestes sont animés et fréquents. Les callitriches diffèrent presque entièrement des autres par la forme ; ils ont de la barbe et la queue large. Il n'est pas difficile de les prendre ; mais on parvient rarement à les dépayser, car ils ne vivent que dans l'Éthiopie, c'est-à-dire dans la contrée où ils sont nés.

XXIX. Des Amantes et des Asbystes.

Entre les Nasamons et les Troglodytes est la nation des Amantes, qui se construisent des maisons avec des blocs de sel, qu'ils tirent des montagnes, comme on en tire des pierres, et dont ils se servent pour leurs constructions. Il y a dans ce pays une si grande abondance de sel, que les toits mêmes en sont faits. Les habitants font avec les Troglodytes le commerce de la pierre précieuse dite escarboucle. En deçà des Amantes, les plus voisins des Nasamons sont les Asbystes qui vivent de laser : aussi recherchent-ils cette substance qui leur est particulièrement agréable.

XXX. Source chez les Garamantes, et route de ce pays. Bestiaux des Garamantes, et caractères de l'île Gauloë.

Il y a dans le pays des Garamantes une ville, Débris, où l'on trouve une source admirable dont, par un retour successif, les eaux sont froides le jour, brûlantes la nuit, et d'où sortent, par les mêmes conduits, tantôt de chaudes vapeurs, tantôt un air glacé. C'est quelque chose d'incroyable que cette variété, cette contradiction de la nature en si peu de temps ! et ceux qui veulent étudier ce phénomène, pourront croire que pendant la nuit une torche ardente embrase continuellement ces eaux ; mais s'ils observent ce qu'est la source pendant le jour, ils croiront qu'elle est toujours glacée. C'est ce qui rend à juste titre Débris célèbre, puisque, pendant la révolution des astres, et en sens inverse de cette révolution, les eaux changent de nature ; car, lorsque le soir rafraîchit la terre, cette eau commence à devenir tellement chaude, qu'on ne peut la toucher impunément ; quand les rayons du soleil ont brillé, et que la chaleur se répand sur le monde, cette eau devient tellement froide que l'on ne peut en boire. Quoi de plus étonnant que cette source que la chaleur refroidit, qu'échauffe le froid ! La capitale des Garamantes est Garama, dont la route fut longtemps impraticable, parce que les voleurs du pays masquaient, à l'aide du sable, l'ouverture des puits, afin que les voyageurs, privés d'eau par cette supercherie du moment, fussent obligés d'éviter les lieux où il était impossible de se désaltérer. Mais sous Vespasien, dans la guerre qu'il soutint contre les peuples d'OEa, cet obstacle disparut par la découverte d'un chemin plus court. Cornelius Balbus soumit les Garamantes, et fut le premier qui obtint sur ce peuple le triomphe. Ce fut aussi le premier étranger, car il était de Gadès, qui fut admis à cet honneur du triomphe.
Les boeufs de cette nation paissent la tète penchée de côté : s'ils paissent comme les autres animaux, ils endommagent leurs cornes, dont la pointe tournée vers la terre leur fait obstacle.
Du côté de Cercine se trouve l'île de Gauloë, où il ne naît pas de serpents, et où ne vivent pas ceux qu'on y apporte : aussi la terre, prise dans ce pays et portée dans d'autres contrées, en écarte les reptiles ; jetée sur le scorpion, elle le tue aussitôt. 

XXXI. Des Éthiopiens, et des curiosités de lieux et de peuples qu'offre l'Éthiopie. Des dragons, de la pierre dite dracontia, de la girafe, des cèphes, du rhinocéros, du catoblèpe, des fourmis d'Éthiopie, de Lycaon, du parandre, des loups d'Éthiopie, du porc-épic, des oiseaux dits pégase et tragopane, des pierres dites hyacinthe, chrysopaste, hématite.

Les Éthiopiens, et les nations atlantiques, sont séparés par le Niger, que l'on regarde comme le père du Nil. Il offre comme lui le papyrus, le calamus, les mêmes animaux, les mêmes inondations, et rentre dans son lit en même temps que le Nil. Les Éthiopiens Garamantes ne connaissent pas le mariage : la communauté des femmes est un usage du pays. Ainsi les mères seules reconnaissent leurs fils ; le titre honorable de père n'est applicable à aucun. Qui pourrait, en effet, distinguer un père au milieu d'une pareille licence de moeurs ? Aussi les Éthiopiens Garamantes passent-ils pour un peuple dégénéré, et à juste titre, puisque, par suite de cette promiscuité le nom de la famille se perd tristement.
L'Éthiopie s'étend au loin. Dans la partie de l'Afrique où se trouve Méroé, il y a de nombreuses et diverses nations éthiopiennes. De ce nombre sont les Nomades, qui vivent du lait des cynocéphales. Les Syrbotes ont douze pieds de hauteur. Les Azachéens se nourrissent des éléphants qu'ils ont pris à la chasse. Chez les Psambares, tous les quadrupèdes, même les éléphants, sont sans oreilles. Leurs voisins ont pour roi un chien, dont ils étudient les divers mouvements pour pouvoir exécuter ses ordres. Les Éthiopiens maritimes ont, dit-on, quatre yeux, ou plutôt ils ont la vue perçante, et excellent à tirer de l'arc. À l'ouest sont les Agriophages, qui ne se nourrissent que de la chair des panthères et des lions, et dont le roi n'a qu'un oeil au milieu du front. Là aussi sont les Pamphages, qui mangent de toute espèce de comestibles, et se nourrissent de ce que le hasard leur présente. Puis viennent les Anthropophages, dont le nom seul indique les habitudes ; les cynomolges qui ont, dit-on, une gueule de chien et un museau proéminent ; les Artabites, qui errent comme les bêtes sauvages, et n'ont pas de séjour fixe. Les peuples qui habitent aux confins de la Mauritanie, à une certaine époque de l'année, prennent des sauterelles qu'ils salent et conservent pour en faire leur seule nourriture. La plus longue vie chez eux est de quarante ans. De l'Océan à Méroé, première île que forme le Nil, il y a six cent vingt mille pas.
Au-delà de Méroé, dans la partie la plus orientale, les Éthiopiens prennent le nom de Macrobiens. Leur vie est en effet de moitié plus longue que la nôtre. Ils pratiquent la justice et l'égalité. Ils sont d'une force et d'une beauté remarquables ; ils emploient le cuivre pour leurs ornements, et fabriquent avec de l'or les chaînes des malfaiteurs. Dans le pays est un lieu nommé „HlÛou tr‹peza
,(1)  où se trouvent toujours en abondance des mets dont chacun peut à volonté se nourrir. Ces mets, dit-on, se multiplient par une volonté particulière des dieux. Il y aussi un lac d'où les corps sortent aussi luisants que si on les eût frottés d'huile. L'eau de ce lac est très saine ; elle est très limpide ; les feuilles mêmes, tombées des arbres, ne surnagent pas, et tombent au fond, tant cette eau est légère. Au-delà de ce pays sont d'affreuses solitudes, des déserts barbares, jusqu'au golfe d'Arabie. Aux extrémités de la partie orientale, les habitants ont un aspect monstrueux : les uns n'ont pas de nez, et leur visage plat offre les traits les plus difformes ; d'autres ont la bouche tellement rétrécie qu'ils ne peuvent prendre leur nourriture que par une petite ouverture et au moyen d'un tuyau d'avoine ; quelques-uns n'ont pas de langue, et ne se font entendre que par gestes et par signes ; quelques autres, avant Ptolémée Lathyre, roi d'Égypte, ne connaissaient pas l'usage du feu. L'Éthiopie, dans son ensemble, se dirige de l'orient d'hiver à l'occident d'hiver. Tout ce qui est au sud présente de verdoyantes forêts. Au midi s'élève également une montagne qui domine la mer, et qu'embrasent des flammes éternelles, un feu qui brille toujours. Au milieu de cet embrasement sont des dragons en grande quantité.
Les véritables dragons n'ont pas de gueule avec laquelle ils puissent mordre, mais des espèces de conduits par lesquels ils respirent et font sortir leur langue. Leur force n'est pas dans les dents, mais dans la queue, et c'est par des coups de queue plutôt que par la gueule qu'ils présentent du danger.
On tire du cerveau des dragons la pierre dite dracontias, mais on ne peut l'avoir à l'état de pierre qu'en l'enlevant à un dragon vivant : car, si le serpent se sent mourir, en même temps qu'il expire elle perd sa consistance. Les rois de l'orient sont glorieux de se parer de cette pierre, quoique sa dureté n'admette pas les embellissements de l'art. Ce qu'elle offre de remarquable ne vient pas du travail, mais de sa nature même. Sotacus écrit qu'il a vu cette pierre, et il nous apprend comment on se la procure. Les hommes les plus hardis explorent les cavernes, les trous où se retirent ces serpents ; dans l'attente de leur proie, ils vont aux lieux où paît le reptile, et, s'avançant sur des chars rapides, ils répandent des préparations soporifiques, coupent la tête au dragon endormi, et pour prix de cet acte audacieux, rapportent cette pierre, monument de leur témérité.
L'Éthiopie est pleine d'animaux sauvages, parmi lesquels est celui qu'ils appellent nabus et que nous nommons caméléopard : il a l'encolure du cheval, les pieds du boeuf, la tête du chameau, des taches blanches semées sur un fond fauve. Rome l'a vu, pour la première fois, aux jeux du Cirque donnés par le dictateur César.
À peu près dans le même temps, parurent à Rome, venant aussi de l'Éthiopie, les animaux nommés cèpes, dont les pieds de derrière ressemblent aux pieds et aux jambes de l'homme, et dont les pieds de devant ressemblent à nos mains. Depuis ce temps, on n'a plus revu ces animaux.
Avant les jeux donnés par Cneius Pompée, on n'avait pas vu à Rome de rhinocéros ; la couleur de cet animal est celle du buis ; il porte sur le nez une seule corne retroussée, qu'il aiguise contre les rochers pour se préparer au combat contre l'éléphant : il est d'ailleurs de la même longueur que cet animal ; mais il a les jambes plus courtes. Il tâche de frapper l'éléphant au ventre, où il sait que la peau est plus tendre.
Près du Niger naît un animal de grandeur médiocre, et comme frappé d'inertie, le catoblépas. Il porte avec peine sa tête pesante ; son regard est funeste : quiconque a rencontré ses yeux est sur-le-champ frappé de mort.
Les fourmis, en Éthiopie, ont la grandeur d'un gros chien. Elles tirent l'or des mines avec leurs pattes qui ont la forme de celles des lions ; elles veillent à leur butin, et mettent en pièces ceux qui voudraient le leur ravir.
L'Éthiopie produit aussi le lycaon : c'est un loup qui a une crinière, et dont les couleurs changent tellement qu'on peut dire qu'il les a toutes.
Elle produit encore le taraude, qui a la taille du boeuf, le pied fendu, le bois rameux, la tête semblable à celle du cerf, la couleur et le long poil de l'ours. On dit qu'il change d'aspect quand il a peur, et que, lorsqu'il se cache, il prend la couleur des objets qu'il approche, que ce soit une pierre blanche, un arbrisseau, ou toute autre chose. Les polypes dans la mer et sur la terre, les caméléons présentent les mêmes phénomènes ; mais le polype et le caméléon n'ont pas de poil, ce qui rend plus concevable leur ressemblance de couleur avec les objets dont ils approchent. Toutefois remarquons, comme une chose inouïe et singulière, cette propriété des poils hérissés de pouvoir prendre successivement diverses couleurs. De là vient que l'on prend difficilement ces animaux.
Le propre des loups d'Éthiopie, c'est de bondir avec tant de rapidité que leur course n'est pas plus rapide que leur marche. Cependant jamais ils n'attaquent les hommes. Ils sont couverts de poils en hiver ; ils sont nus en été. On les appelle thos.
Le porc-épic est très commun dans ce pays ; il est du genre des hérissons ; son dos est armé de piquants qu'il lâche et décoche volontairement pour opposer une nuée de traits aux chiens qui l'attaquent.
Le ciel de l'Éthiopie voit aussi naître un animal ailé qu'on nomme pégase, mais qui ne ressemble au cheval que par les oreilles ; et le tragopan, oiseau plus grand que l'aigle, dont la tête est armée de cornes de bélier.
Les Éthiopiens recueillent le cinname. Cet arbrisseau est petit, ses branches sont courtes et faibles ; il n'excède pas deux coudées ; plus il est frêle, plus on lui trouve de beauté ; celui qui prend trop de développement est méprisé. Il est recueilli par des prêtres, après que l'on a immolé des victimes : le sacrifice terminé, on le coupe ; mais il faut que ce ne soit ni avant ni après le lever du soleil. Le grand prêtre partage les branches avec une pique consacrée à cette cérémonie. Une portion est réservée pour le soleil ; et si la part est bien faite, elle s'enflamme d'elle-même.
Parmi les choses curieuses de l'Éthiopie, on trouve l'hyacinthe, pierre de couleur azurée, très précieuse, si toutefois elle n'a pas de défaut ; car elle y est sujette : souvent, en effet, elle est d'un violet-pâle, ou bien elle est terne, ou enfin elle a une blancheur verdâtre comme celle de l'eau. On estime le plus celle dont la teinte n'est point assez foncée pour lui ôter son brillant, ni assez claire pour la rendre transparente : par un heureux mélange de rouleur pourpre et de lumière, elle doit ressembler à la fleur dont elle porte le nom. Elle ressent l'influence de l'air et du ciel : elle ne brille pas du même éclat quand le temps est sombre, ou quand il est clair. Dans la bouche, elle produit une vive impression de froid. Elle ne se prête point à la gravure ; on ne lui donne que difficilement le poli. On en tire cependant parti, puisque au moyen du diamant on parvient à y tracer des caractères et des emblèmes.
Où se trouve l'hyacinthe, se trouve aussi la chrysopaste, qu'on ne voit pas à la lumière, et que les ténèbres nous font apercevoir : pâle le jour, elle jette des feux la nuit.
Le sol produit encore l'hématite, d'un rouge de sang : c'est de cette couleur que lui vient son nom.

XXXII. Des peuples de l'intérieur de la Libye, de la pierre dite hexécontalithe.

Toute la partie qui s'étend de l'Atlas à la bouche du Nil, où se termine la Libye et où commence l'Égypte, et qui se nomme Canopique, du nom de Canope, pilote de Ménélas, enseveli dans une île que forme le fleuve en cet endroit ; toute cette partie est occupée par des peuples de langages différents, et qui se sont renfermés dans une solitude presque impénétrable. Parmi eux sont les Atlantes, qui s'écartent de toutes les coutumes humaines. Chez eux, personne n'a de nom propre, de nom spécial. Ils accueillent par des imprécations le lever et le coucher du soleil ; et, brûlés par ses feux, ils détestent le dieu de la lumière. On affirme qu'ils n'ont pas de songes, et qu'ils s'abstiennent de la chair de tout animal. Les Troglodytes creusent des grottes qu'ils habitent. Il n'y a chez eux aucune cupidité, et par une pauvreté volontaire ils ont renoncé aux richesses.
Ce pays ne nous offre comme pierre précieuse que celle que nous nommons hexécontalithe, dont les nuances sont si nombreuses que, malgré sa petitesse, on y distingue les couleurs de soixante gemmes.
Les Troglodytes ne vivent que de la chair des serpents ; et, ne connaissant aucune langue, ils sifflent plutôt qu'ils ne parlent. Les Augyles n'adorent que les dieux infernaux. Ils veulent que les premières nuits des noces, leurs femmes se rendent adultères ; mais ensuite, par les lois les plus sévères, elles sont astreintes à une rigoureuse chasteté. Les Gamphasantes ne font point la guerre ; ils fuient la rencontre des autres hommes, ne s'allient avec aucun étranger. Les Blemmyes, dit-on, n'ont pas de tête : leur bouche, leurs yeux sont à la poitrine. Les Satyres n'ont rien de l'homme que la figure. Les Égipans ont la forme sous laquelle on nous les représente ordinairement. Les Himantopodes, avec leurs jambes flexibles, rampent plutôt qu'ils ne marchent, se glissent plutôt qu'ils n'avancent. Les Pharusiens, qui accompagnaient Hercule lors de son expédition contre les Hespérides, s'arrêtèrent dans ces contrées, fatigués de voyager. Nous n'avons plus rien à dire de la Libye.

XXXIII. De l'Égypte, et, dans l'Égypte, des sources et de la nature du Nil, du bœuf Apis, du crocodile, du scinque, de l'hippopotame, de l'ibis, des serpents d'Arabie, du figuier d'Égypte, du palmier d'Égypte, des moeurs égyptiennes, des villes célèbres.

L'Égypte s'étend au midi, clans les terres, jusqu'à ce qu'enfin elle ait l'Éthiopie derrière elle. Sa partie inférieure est limitée par le Nil, qui se divise au lieu que l'on nomme Delta, et forme par ses branches une espèce d'île ; ce fleuve, d'ailleurs, vient de sources presque inconnues, comme nous le dirons plus tard. Il sort d'une montagne de la Mauritanie inférieure, qui n'est pas éloignée de l'Océan. Voilà ce que l'on trouve consigné dans le Périple d'Hannon, et ce que nous a transmis le roi Juba. Il forme aussitôt un lac que l'on nomme Nilide.
On présume que là est la source du Nil, puisque l'on y trouve les herbes, les poissons, les animaux que produit le Nil ; et si la Mauritanie, d'où il sort, est inondée par des fontes de neiges plus considérables ou des pluies plus abondantes qu'à l'ordinaire, les crues se montrent en Égypte dans la même proportion. Mais au sortir de ce lac, il disparaît sous les sables, et se cache dans des cavités souterraines ; puis, s'élançant plus majestueux dans la Mauritanie Césarienne, il offre les mêmes caractères qu'à sa source, se cache de nouveau, et ne reparaît enfin qu'après avoir atteint, après un long cours, les contrées de l'Éthiopie. En reparaissant, il forme le Niger, fleuve qui, comme nous l'avons dit, est la limite de l'Afrique. Les indigènes lui donnent le nom d'Astape, qui veut dire eau prenant sa source dans les ténèbres. Il forme aussi des îles nombreuses et considérables ; quelques-unes sont d'une étendue telle, que ses eaux, malgré leur impétuosité, ne mettent pas moins de cinq jours à en achever le tour. La plus connue est Méroé, où il se divise en deux bras, dont le droit prend le nom d'Astosape, et le gauche celui d'Astabore. Après avoir parcouru une grande étendue de pays, où son impétuosité est d'abord excitée par les récifs qu'il rencontre, il se précipite ensuite avec tant de force au milieu des rochers, qu'il jette ses flots plutôt qu'il ne les épanche ; arrivé enfin à la cataracte, nom que les Égyptiens donnent à certains réservoirs du Nil, il devient plus paisible, et perdant le nom de Niger, il suit un cours tranquille. Il se jette par sept bouches au midi de la mer d'Égypte. L'ignorance du cours des astres, ou celle des lieux, a assigné diverses causes aux débordements du Nil. Les uns prétendent que les vents étésiens rassemblent d'épais nuages aux lieux où ce fleuve prend sa source, et que cette source, augmentée par les eaux du ciel, donnent au Nil des accroissements proportionnés à l'abondance de la pluie. D'autres croient que, refoulé par les vents, et ne pouvant poursuivre son cours ordinaire, ses eaux trop à l'étroit se gonflent, et que plus le souffle des vents contraires est violent, plus les eaux ont de force pour remonter : le cours ordinaire du fleuve ne suffisant pas pour épuiser son lit, où déjà resserré il a reçu les eaux impétueuses des torrents, il résulte de la violence de l'élément, poussant d'un côté et repoussé de l'autre, que la masse de ses vagues mugissantes s'accroît et produit les débordements. D'autres enfin disent que sa source, nommée Phiale, est soumise aux mouvements des astres, et que quand le soleil approche, ses rayons attirent le fleuve, qui reste comme suspendu, mais non sans obéir à une certaine loi, c'est-à-dire à l'influence de la nouvelle lune. Selon eux, les débordements viennent du soleil, quand il entre dans le signe du Cancer ; et quand il a parcouru les trente phases de sa carrière, quand il est entré dans le signe du Lion, quand vient le Sirius, le Nil coule naturellement avec moins d'abondance. C'est l'époque que les prêtres regardent comme l'anniversaire de la création du monde : c'est entre le treizième et le onzième jour des calendes d'août. Il redescend ensuite quand le soleil passe dans le signe de la Vierge, et rentre complètement dans son lit quand l'astre est entré dans la Balance. Ils ajoutent que ses crues trop peu abondantes ne sont pas moins nuisibles que ses trop grands débordements : en effet, une crue médiocre n'apporte pas aux terres assez de fécondité, et un débordement excessif les couvre trop longtemps, et retarde la culture. La crue la plus forte est de dix-huit coudées ; la plus habituelle, de seize ; celle de quinze ne compromet rien ; au-dessous, il y a famine. On accorde au Nil le don précieux de présager l'avenir, s'appuyant sur cette particularité, que sa crue ne fut que de cinq coudées pendant la guerre de Pharsale. Une chose reconnue, c'est que, seul de tous les fleuves, il n'exhale pas de vapeurs. Le Nil ne commence à couler, sous la domination égyptienne, qu'à Syène, limite de l'Égypte et de l'Éthiopie ; et de là jusqu'à la mer, il garde son nom.
Parmi les choses dignes d'être mentionnées en Égypte, on cite surtout le boeuf Apis : il y est adoré comme une divinité ; sa marque distinctive est une tache blanche en forme de croissant sur le côté droit. Le nombre de ses années est déterminé : quand le temps en est venu, on le fait mourir en le noyant dans la fontaine sacrée, car il ne peut vivre au-delà de l'époque fixée. Ensuite on prend le deuil jusqu'à ce qu'on lui ait trouvé un successeur ; ce successeur une fois trouvé, cent prêtres le conduisent à Memphis, pour qu'initié aux cérémonies sacrées, il devienne lui-même sacré. Il y a pour lui des temples où il entre, où il repose, et que l'on désigne sous le nom mystique de couches. On le consulte sur tout ce qui doit arriver ; le présage le plus favorable est quand il accepte des aliments de la main de ceux qui le consultent. S'étant détourné de la main de Germanicus César, il lui annonça ainsi ce qui le menaçait ; bientôt après, Germanicus mourut. Les enfants suivent en foule le boeuf Apis, puis, comme inspirés, prédisent l'avenir. Une fois l'année, on lui présente une génisse qui a, comme lui, ses marques distinctives, et que l'on fait mourir le jour même où un l'a trouvée et présentée. On célèbre à Memphis la naissance du boeuf Apis, en jetant une coupe d'or dans un certain endroit du Nil. Cette solennité dure sept jours ; pendant ce temps les crocodiles observent une sorte de trêve avec les prêtres, et ne font point de mal à ceux qui se baignent. Au huitième jour, après les cérémonies, ils reprennent leur férocité, comme si le privilège de faire des victimes leur était rendu.
Le crocodile, animal malfaisant, également redoutable sur la terre et dans le fleuve, n'a point de langue, il a la mâchoire supérieure mobile ; il imprime une morsure terrible, parce que ses dents s'engrènent les unes dans les autres. Sa longueur est souvent de vingt coudées. Ses oeufs ressemblent à ceux des oies. Il calcule, par un instinct providentiel, le lieu où il les doit placer, et ne les dépose que là où ne doivent pas arriver les eaux du Nil dans sa crue. Le mâle et la femelle couvent tour à tour. Outre leur énorme gueule, les crocodiles ont des griffes formidables. Ils passent la nuit dans l'eau, et le jour ils se reposent sur la terre. Leur peau est si solide que leur dos peut repousser les coups portés par n'importe qu'elle machine. Le trochile est un petit oiseau qui vient chercher sa nourriture dans ce qui reste entre les dents du crocodile ; il lui nettoie ainsi peu à peu la gueule, l'affecte agréablement par ses picotements, et pénètre ainsi jusque dans la gorge. C'est alors que l'ichneumon, qui observe le monstre, pénètre dans son corps, et n'en sort qu'après lui avoir rongé les intestins.
Il y a dans le Nil des dauphins dont le dos est arme d'épines disposées en dents de scie. Ces dauphins provoquent le crocodile, le forcent à nager, puis, par une manoeuvre perfide, plongent sous l'eau, fendent au ventre la peau tendre du crocodile, et le tuent. Il y a, en outre, dans l'île formée par le Nil, des hommes de petite taille, mais d'une telle intrépidité qu'ils vont au-devant du crocodile : car ce monstre poursuit ceux qui le fuient, redoute ceux qui lui résistent. On le prend alors, et, soumis, il subit l'esclavage dans les eaux, son domaine : la crainte l'a rendu tellement docile, que, ne conservant plus aucun reste de sa férocité, il porte ses vainqueurs à cheval sur son dos. Aussi les crocodiles se gardent-ils d'approcher cette île, et fuient-ils le peuple qui l'habite partout où l'odorat leur révèle sa présence. Le crocodile a la vue mauvaise dans l'eau, excellente sur la terre. L'hiver, il ne prend aucune nourriture, et même, à partir du moment où commencent les frimas, il passe quatre mois sans manger.
On trouve aussi les scinques en grande quantité dans les environs du Nil : ils ressemblent aux crocodiles ; mais ils sont petits et minces. Ils sont d'un assez grand secours en médecine : les hommes de l'art en tirent des breuvages, qui réveillent les nerfs engourdis et neutralisent l'action du poison.
L'hippopotame naît dans le même pays et dans le même fleuve ; il a le dos, la crinière et le hennissement du cheval, le museau relevé, le pied fendu, les dents du sanglier, la queue tortueuse. La nuit, il dévaste les moissons, où, par ruse, il ne va qu'à reculons, pour mettre en défaut ceux qui voudraient lui tendre des embûches à son retour. Lorsqu'il se sent surchargé d'embonpoint, il va vers des roseaux nouvellement coupés, et s'y promène jusqu'à ce qu'un piquant de ces tiges aiguës l'ait blessé, et que le sang qu'il perd ait dégagé son corps ; ensuite il enduit la plaie de limon, pour qu'elle se cicatrise. Marcus Scaurus fut le premier qui fit voir à Rome des hippopotames et des crocodiles.
Dans les mêmes contrées est l'oiseau ibis. Il détruit les oeufs de serpents, et porte à ses petits cette nourriture qui leur est fort agréable. Ainsi diminue l'espèce des animaux malfaisants. Ces oiseaux ne sont pas particuliers à l'Égypte : en Arabie, lorsque des essaims de serpents ailés sortent des marais, serpents qui, quoique très petits, ont cependant un venin si dangereux que leur morsure est suivie de mort avant qu'on en ait ressenti la douleur, les ibis, avec une sagacité particulière, viennent les envelopper, et avant que cette redoutable espèce n'ait franchi les limites du pays, ils l'arrêtent dans les airs et la détruisent entièrement. Aussi regarde-t-on les ibis comme des oiseaux sacrés et inviolables. Ils pondent par le bec. On ne trouve des ibis noirs que dans les environs de Pelusium ; partout ailleurs ils sont blancs.
Des arbres que l'Égypte seule produit, le principal est le figuier, qui, par la feuille, ressemble au mûrier, et qui porte des fruits non seulement aux branches, mais au tronc même : tant il a de peine à suffire à sa fécondité. Il les produit chaque année sept fois ; dès que l'on a cueilli une figue, une autre commence à pousser. Le bois du figuier plongé dans l'eau va d'abord au fond ; après y être resté un certain temps, il surnage, et l'eau dont s'imbibent tous les autres bois, lui enlève, au contraire, son humidité.
Parlons aussi du palmier d'Égypte nommé proprement adipsos, comme il était naturel de l'appeler, puisque son fruit étanche la soif. Ce fruit a l'odeur du coing ; mais il n'apaise la soif que s'il est cueilli avant sa maturité : si l'on en goûte lorsqu'il est mûr, il trouble les sens, il embarrasse la marche, il épaissit la langue, et, agissant à la fois sur l'esprit et sur le corps, il produit l'effet de l'ivresse.
Les frontières de l'Égypte sont, du côté de Diacecaucène, habitées par des peuples qui observent le moment où recommence la révolution annuelle du ciel. On choisit un bois sacré, où sont renfermés des animaux d'espèces tout à fait différentes. Au moment où la révolution nouvelle se produit, ils trahissent leurs divers sentiments chacun à sa manière : les uns hurlent, les autres mugissent ; on en entend d'autres siffler, d'autres braire ; d'autres, en troupe, vont se jeter dans des bourbiers. Voilà comment ils attestent qu'ils ont saisi le moment qu'ils attendaient. Les habitants de ce pays disent tenir de leurs aïeux que le soleil se couche maintenant où il se levait autrefois.
Parmi les villes d'Égypte est Thèbes, fameuse par le nombre de ses portes, et qui est un entrepôt pour les Arabes et les Indiens. Là commence la Thébaïde. Abydos, célèbre autrefois par le palais de Memnon, l'est aujourd'hui par le temple d'Osiris. Alexandrie se recommande, et par la beauté de ses édifices, et par le nom de son fondateur. L'architecte Dinocrate, qui en traça le plan, occupe, après Alexandre, une place dans le souvenir des hommes. Alexandrie fut fondée vers la cent douzième olympiade, sous le consulat de L. Papyrius Spurius, fils de Spurius, et de C. Pétilius, fils de Caïus, non loin de la bouche du Nil, que les uns appellent Héracléotique, et les autres Canopique. Puis vient Phare, colonie fondée parle dictateur César, d'où brillent la nuit des feux qui indiquent aux vaisseaux leur direction : car l'entrée d'Alexandrie est semée de bas-fonds perfides ; et la mer, fort dangereuse, n'y présente que trois canaux navigables, le Tégane, le Posidée, le Taurus. Aussi appelle-t-on phares les fanaux placés dans les ports. Les pyramides sont des tours élevées, en Égypte, au-delà de toute hauteur que semble pouvoir atteindre le travail des hommes ; et comme elles excèdent la mesure des ombres, elles ne projettent pas d'ombres. Quittons maintenant l'Égypte.

XXXIV. De l'Arabie et des curiosités qu'elle renferme ; sources qui s'y trouvent ; mœurs et coutumes de ses habitants ; du fleuve Eulée, de l'encens, de la myrrhe, du cinname, du phénix, des oiseaux dits cinnamolgues, de la pierre dite sardonique, de la molochite, de l'iris, de l'andradamanle, de la pierre dite pédéros, de la pierre arabique.

Au-delà de l'embouchure Pélusiaque est l'Arabie, qui s'étend jusqu'à la mer Rouge, nommée Érythrée, du roi Erythra, fils de Persée et d'Andromède, et non pas seulement à cause de sa couleur. Tel est, du moins, le sentiment de Varron, qui affirme que sur le rivage de cette mer il y a une source qui change la nature de la toison des brebis qui y boivent : de blanches qu'elles étaient, elles prennent bientôt après une couleur noire. La ville d'Arsinoë est située sur les bords de la mer Rouge.
Ce pays s'étend jusqu'à l'autre Arabie, si riche en parfums, si opulente, occupée par les Catabanes et les Scénites, peuples célèbres par le mont Casius. Les Scénites tirent leur nom des tentes qui sont leur seule demeure. Ces tentes se nomment cilicines : dans leur langage, ils appellent ainsi des pièces d'étoffe tissues de poil de chèvres. Ils s'abstiennent entièrement de la chair de porc. Cet animal d'ailleurs, transporté dans ce pays, y meurt sur-le-champ. Cette Arabie a été nominée par les Grecs EédaÛmvn, et par nous Beata (2). Elle est située sur une colline faite de main d'homme, entre le Tigre et le fleuve Eulée, dont la source est en Médie, et dont l'eau est si pure que les rois n'en boivent pas d'autre.
Ce n'est pas sans motif qu'on l'a nommée Heureuse ; car outre les parfums qu'elle produit en quantité, elle donne seule l'encens, et encore n'est-ce pas partout. Vers le milieu du pays sont les Atramites, canton des Sabéens, à huit journées de la contrée d'où vient l'encens : on l'appelle Arabie, c'est-à-dire sacrée.
Tel est, du moins, le sens qu'on a donné à ce mot. Les arbrisseaux qui produisent l'encens ne sont pas une propriété publique ; mais chose nouvelle chez les barbares, ils passent dans les familles par droit de succession, et quiconque en est possesseur est, chez les Arabes, regardé comme sacré. Lors de la récolte ou de la taille, ceux qui sont chargés de ce soin ne doivent ni assister à des funérailles, ni avoir aucun commerce avec les femmes. Ces arbres, avant qu'il y eût une autorité irrécusable, passaient pour ressembler au lentisque ou au térébinthe ; mais dans les livres écrits par Juba à César, fils d'Auguste, il est établi que l'arbre de l'encens a le tronc tortueux, que ses branches ressemblent à celle de l'érable, qu'il jette une gomme semblable à celle de l'amandier, et qu'on lui fait une incision, au lever de la canicule, dans les plus fortes chaleurs.
Dans les mêmes bois naît la myrrhe, qui, comme la vigne, aime le hoyau, et à qui le déchaussement est profitable. Dénudée, elle jette plus de gomme. Quand cette gomme découle naturellement, elle a plus de prix ; si elle vient d'une incision, elle est moins estimée. Le tronc de cet arbre est tortueux, épineux ; sa feuille est celle de l'olivier, mais plus piquante ; sa plus grande hauteur est de cinq coudées. Les Arabes entretiennent, avec ses branches, leurs feux, dont la fumée malsaine engendre, si l'on n'y remédie par l'odeur du storax brûlé, des maladies le plus souvent incurables.
Là aussi naît le phénix, qui a la grandeur de l'aigle, la tête ornée d'une touffe de plumes, la mandibule inférieure parée de caroncules, le cou rayonnant d'or, le reste du corps de couleur pourpre, si ce n'est la queue, qui est azurée et semée de plumes incarnates. Il est prouvé qu'il vit cinq cent quarante ans. Il se construit un bûcher avec du cinname qu'il recueille près de la Panchaïe, et il établit ce bûcher sur les autels dans la ville du Soleil. La révolution de la grande année se rapporte, d'après les auteurs, à la vie du phénix ; quoique beaucoup d'entre eux disent que cette grande année n'est pas de cinq cent quarante, mais bien de douze mille neuf cent cinquante-quatre ans. Sous le consulat de Plautius Sextus et de P. Apronius, un phénix parut en Égypte, et pris l'an huit cent de Rome, il fut, par ordre de l'empereur Claude, montré en assemblée publique. Ce fait, abandonné d'ailleurs à la critique, est attesté par les actes de Rome.
Il y a aussi en Arabie un oiseau nommé cinnamolgue qui, dans les bois les plus élevés, construit son nid avec de petites branches de cinname ; comme on ne peut les atteindre à cause de la hauteur et de la fragilité des branches, les habitants du pays abattent le nid de ces oiseaux avec des flèches garnies de plomb, et vendent à un prix très élevé ceux qu'ils peuvent faire tomber, parce que le cinname d'Arabie est plus estimé que les autres. Les Arabes, qui s'étendent en sens divers, ont des moeurs et des pratiques diverses. La plupart ont la chevelure longue, portent la mitre, et se rasent en partie la barbe. Ils s'appliquent au commerce, n'achètent rien de ce qui vient de l'étranger, vendent ce que produit leur pays. Leurs forêts et la mer les rendent assez riches. Les ombres qui sont à notre droite, sont à leur gauche. Une partie d'entre eux, dont le genre de vie est âpre, se nourrissent de serpents, et n'ont souci ni de leurs corps ni de leur âme. On les nomme ophiophages.
C'est des côtes de l'Arabie que vint cette pierre du roi Polycrate, nommée sardoine, qui, la première, excita chez nous l'ardeur du luxe. Nous ne nous étendrons guère à son sujet, tant elle est connue. On l'estime, quand elle est d'un beau vermillon ; elle a peu de valeur, si elle est couleur de lie ; elle se distingue par un cercle d'une blancheur éclatante ; elle est parfaite, si sa couleur ne se répand hors d'elle, et si une couleur étrangère ne peut altérer la sienne. Le fond est noir. Plus elle est transparente, moins ou l'estime : sa beauté dépend de son opacité.
On trouve aussi en Arabie la molochite, d'un vert plus foncé que l'émeraude, et qu'une vertu naturelle rend propre à servir de préservatif aux enfants. On trouve aussi dans la mer Rouge l'iris, qui est hexagone, comme le cristal. Frappée des rayons du soleil, elle reflète les nuances de l'arc-en-ciel.
Les Arabes ont encore l'androdamas, qui a l'éclat de l'argent, et les côtés régulièrement carrés ; cette pierre tient du diamant. Elle a, dit-on, reçu ce nom, parce qu'elle dompte l'ardeur des animaux en chaleur, et les transports de la colère.
On tire encore de ces contrées la pédéros et la pierre dite arabique. L'arabique a l'aspect de l'ivoire ; on ne peut la graver ; elle est réputée bonne contre les affections des nerfs. Le pédéros, par une sorte de privilège, réunit toutes sortes de beautés : il a le brillant du cristal, l'éclat de la pourpre, et près de ses bords une couronne de safran, nette et, pour ainsi dire, limpide. Cette pierre, par sa grâce, charme les yeux, captive le regard, fixe l'admiration ; les Indiens mêmes sont séduits par tant de beauté. En voilà assez sur l'Arabie ; revenons à Pelusium.

XXXV. Contrée d'Ostracine. Ville de Joppé. Chaînes d'Andromede.

À partir de Pelusium on trouve le mont Casius, le temple de Jupiter Casien, et Ostracine, célèbre par le tombeau du grand Pompée. Vient ensuite l'Idumée, féconde en palmiers ; puis Joppé, la plus ancienne ville du monde, puisqu'elle est antérieure au déluge. Près de cette ville est un rocher, où l'on montre les traces des chaînes d'Andromède. Ce n'est pas un vain bruit qui l'a représentée comme ayant été exposée à un monstre. M. Scaurus, entre autres merveilles qu'il exposa à Rome dans son édilité, produisit les os de ce monstre. Ce fait est consigné dans les annales ; la mesure exacte du monstre s'y trouve ; ses côtes avaient plus de quarante pieds de longueur ; sa taille était plus haute que celle des éléphants indiens, les vertèbres dorsales avaient plus d'un demi-pied de large.

XXXVI. De la Judée, et, dans la Judée, du lac Asphaltite, du baumier, de la nation des Esséniens.

La Judée est célèbre par ses eaux ; mais toutes n'ont pas la même nature. Les eaux du Jourdain sont excellentes. Sorti de la fontaine Panéade, il parcourt les pays les plus agréables, puis il se jette dans le lac Asphaltite, où ses eaux perdent leur qualité. Ce lac produit le bitume ; nul animal n'y prend vie ; aucun corps n'y peut plonger : les taureaux mêmes et les chameaux surnagent. Il y a dans la Judée un autre lac nominé Génésara, qui a seize mille pas de long, et qu'entourent des villes nombreuses et célèbres ; lui-même est très remarquable. Mais le lac Tibériade l'emporte sur tous par la salubrité et les propriétés médicales de ses eaux thermales. La capitale de la Judée était Jérusalem, aujourd'hui ruinée. Puis vint Hiérique, qui succomba sous les armes d'Artaxerxe.
Près de Jérusalem est la source de Callirhoé, connue par ses eaux chaudes, dont la médecine a reconnu l'efficacité, et auxquelles elle doit son nom.
Ce pays produit le baume. On n'y cultivait l'arbre qui le produit que dans un espace de vingt arpents, avant notre conquête de la Judée ; depuis, nous en avons des bois si nombreux, que nos collines les plus étendues suent, pour ainsi dire, le baume. Sa souche est semblable à celle de la vigne ; on le propage par marcottes ; le binage lui donne de la vigueur ; il aime l'eau, il veut être taillé, il a toujours des feuilles. Si le fer atteint la tige, l'arbre meurt aussitôt ; aussi se sert-on de verre, ou de couteaux en os, pour lui faire adroitement, mais seulement sur l'écorce, une incision, une plaie, d'où s'échappe un suc d'une douceur extraordinaire. Après ce suc, le fruit est ce que cet arbre a de plus précieux, puis l'écorce, et enfin le bois.
À une longue distance de Jérusalem est un triste lieu, atteint jadis par le feu du ciel, comme l'atteste une terre noire, qui n'est que de la cendre. Là sont deux villes, l'une Sodome, l'autre Gomorrhe, où les fruits, malgré l'apparence de la maturité, ne peuvent être mangés : car la peau ne fait qu'envelopper un amas de cendres fuligineuses, que la plus légère pression fait échapper en fumée, et se résoudre en poussière.
À l'ouest de la Judée sont les Esséniens, que des pratiques particulières isolent des autres peuples, et que la Providence semble avoir destinés à donner l'exemple de la grandeur. Chez eux pas de femmes ; ils ont renoncé à l'amour. L’argent leur est inconnu ; ils vivent des fruits du palmier. Quoiqu'il ne naisse personne parmi eux, leur nombre cependant ne diminue pas. Leur séjour semble être celui de la pudicité ; quel que soit le nombre des étrangers qui de toutes parts y affluent, on n'admet que celui dont les moeurs pures et l'innocence ne peuvent être contestées : celui à qui on pourrait reprocher la faute, même la plus légère, malgré ses instances pour être accepté, est écarté, comme par une volonté divine. Ainsi, chose étonnante, un peuple où il n'y a pas de naissances, subsiste depuis un nombre infini de siècles. Au-dessous des Esséniens était Engadda, aujourd'hui ruinée. Mais son ancienne gloire a survécu dans ses bois admirables, dans ses forêts de palmiers, qui n'ont souffert ni de la guerre ni du temps. La Judée finit au fort Massada.

XXXVII. De la ville de Scythopolis, du mont Casius.

Je passe Damas, Philadelphie, Raphiane, pour parler des premiers habitants de Scythopolis et de son fondateur. Bacchus, après avoir rendu les derniers devoirs à sa nourrice, bâtit cette ville, pour honorer le tombeau qu'il venait d'élever. Les habitants manquaient ; il choisit parmi ses compagnons des Scythes, et pour les affermir dans la volonté de se fixer en ces lieux, il donna leur nom à la ville.
Il y a dans la Séleucie un autre mont Casius, voisin de l'Antiochie ; de sa cime on voit, dès la quatrième veille, le soleil se lever, et comme ses rayons dissipent les ténèbres, on peut, par un simple mouvement de corps, voir la nuit d'un côté, et de l'autre le jour. Ainsi, du haut du Casius, on peut observer la lumière, et la voir avant que le jour commence.

XXXVIII. Du Tigre et de l'Euphrate. Des pierres dites zmilanthis, sagda, myrrhite, mithridace, técolithe, hammochryse, aétite, pyrite, chalazie, élite, dionysienne, glessopètre; de la pierre précieuse du soleil, de la chevelure de Vénus; des pierres dites sélénite, méconite, myrmecite, caleophthongue, sidérile, phlogite, anthracie, enhydre.

L'Euphrate a sa source dans la grande Arménie au-dessus de Zizame, au pied d'une montagne voisine de la Scythie, et que les habitants du pays appellent Capoté. Là il s'accroît de quelques fleuves qu'il reçoit dans son sein, et grossi par leurs eaux, il brise à Élegée les barrières que le mont Taurus lui oppose vainement, malgré la surface de terrain qu'il recouvre, et qui est de douze mille pas. Dans son cours long et rapide, il laisse à sa droite la Comagène, à sa gauche l'Arabie ; puis, après avoir traversé nombre de pays, il divise la Babylonie, jadis le siège de l'empire des Chaldéens. Il féconde la Mésopotamie par ses débordements annuels, en couvrant les terrains de limon, comme fait le Nil. C'est d'ailleurs à peu près dans le même temps, c'est-à-dire quand le soleil a atteint la vingtième partie du Cancer il diminue, quand, après avoir parcouru le signe du Lion, le soleil passe à l'extrémité du signe de la Vierge. Ceux qui s'occupent de gnomonique, prétendent que cela arrive aux parallèles, qui se trouvent, par l'égalité de la ligne normale, avoir la même position sur la terre : d'où l'on peut conclure que, placés sur la même perpendiculaire, deux fleuves, quoique dans des pays différents, ont les mêmes causes d'accroissement.
Il est convenable maintenant de parler aussi du Tigre. Il sort en Arménie, avec une remarquable limpidité, d'une belle source qui tombe d'un lieu élevé nominé Elégos. Il n'est pas lui-même dès le commencement. Il coule d'abord lentement et n'ayant pas encore son nom ; ce n'est qu'en entrant dans la Médie qu'il prend le nom de Tigre, qui, dans la langue du pays, veut dire flèche. Il se jette dans le lac Arethise, dont les eaux supportent tout ce que l'on y jette, et dont les poissons n'entrent jamais dans le lit du Tigre, de même que les poissons du fleuve n'entrent jamais dans le lac d'Arethise, qu'il traverse avec la rapidité d'un oiseau, en gardant sa couleur. Puis, comme le Taurus devient pour lui un obstacle, il se précipite dans un gouffre, d'où il sort pour reparaître de l'autre côté près de Zomada, rapportant de l'abîme des herbes et de l'écume souillée ; puis il se cache de nouveau pour reparaître encore. Il traverse alors la contrée des Adiabènes et l'Arabie ; puis il embrasse la Mésopotamie, reçoit le Choaspe, ce fleuve si renommé, et verse l'Euphrate dans le golfe Persique. Toutes les nations riveraines de l'Euphrate ont des pierres précieuses de natures différentes.
La zmilantis se trouve dans l'Euphrate même ; elle ressemble au marbre de Proconèse, si ce n'est que le centre est vert de mer, et brille comme la pupille de l'oeil.
La sagde nous est venue de la Chaldée ; elle n'est pas facile à trouver, à moins, comme on le dit, qu'elle ne se fasse prendre : car, par une attraction naturelle, elle vient du fond de la mer s'attacher aux vaisseaux, et si fortement qu'on ne peut guère la détacher qu'en coupant le bois. Cette pierre tient, chez les Chaldéens, le premier rang, à cause des effets qu'ils lui attribuent ; elle charme d'ailleurs les yeux par une très agréable couleur verte.
La myrrhite se trouve chez les Parthes : à la simple vue, elle offre la couleur de la myrrhe, et n'a rien qui puisse fixer l'attention ; mais si vous l'examinez avec plus d'attention, si vous l'échauffez par le frottement, elle exhale une odeur de nard. En Perse il y a tant de pierres précieuses, et elles sont de nature si diverses, qu'il serait déjà long d'en donner les noms.
La mithridace brille de mille couleurs au soleil.
La técolithe, qui ressemble à un noyau d'olive, n'a pas un aspect brillant, mais elle a une propriété qui fait qu'on la préfère aux pierres les plus belles : dissoute et prise comme remède, elle guérit la gravelle et apaise les douleurs de reins et de la vessie.
L'hammochryse, qui est un mélange de sable et d'or, présente des petits carrés, tantôt de paillettes d'or, tantôt de sable.
L'aétite est de couleur fauve, de forme ronde, et renferme en elle-même une autre pierre ; le bruit qu'elle rend, quand on l'agite, ne provient pas, d'après les savants, de la petite pierre intérieure, mais il est dû à un effet de l'air. Zoroastre place cette pierre au-dessus de toutes les autres, et lui attribue une puissance souveraine : elle se trouve dans les nids d'aigle, ou sur les rivages de l'Océan. En Perse, elle est commune. Placée sur le ventre des femmes, elle prévient l'avortement.
La pyrite est fauve, et ne se laisse pas toucher sans ménagement ; si on la presse un peu, elle brûle les doigts. La chalazie a la blancheur et la forme d'un grêlon ; elle est très dure, et ne se brise pas. L'échite est marquée de taches, comme la vipère. La dionysienne est noirâtre, semée de points rouges ; elle donne à l'eau, dans laquelle on la broie, le goût du vin, et ce que son odeur a de remarquable, c'est qu'elle préserve de l'ivresse. La glossopètre tombe du ciel pendant les éclipses de lune ; elle a l'aspect d'une langue humaine. D'après les mages, elle a une puissance merveilleuse, puisque c'est à elle qu'ils attribuent les mouvements lunaires. La pierre du soleil est d'une blancheur éblouissante, comme l'astre dont elle porte le nom : elle jette d'éclatants rayons. Le cheveu de Vénus est noir ; mais il présente dans son intérieur des linéaments semblables à des cheveux roux. La sélénite est blanche et tirant à la couleur du miel ; elle présente à son intérieur l'image de la lune, et l'on prétend que cette image s'accroît chaque jour lorsque l'astre est dans son croissant, et qu'elle diminue lorsqu'il est dans son décours. La méconite ressemble au pavot. La myrmécite offre l'image d'une fourmi qui marelle. La chalcophthongue a le son de l'airain ; son usage modéré entretient la netteté de la voix. La sidérite ressemble au fer ; mais où se trouve cette pierre malfaisante règne la discorde. La phlogite représente des tourbillons de flammes. L'anthracie est marquée d'étoiles brillantes ; l'enhydre suinte, comme s'il y avait en elle une source.

XXXIX. De la Cilicie, et, dans la Cilicie, du Cydnus, de l'antre de Coryce, du mont Taurus.

C'est de la Cilicie qu'il s'agit maintenant, et si nous la décrivons telle qu'elle est aujourd'hui, nous paraîtrons ne pas respecter les anciennes traditions ; si nous indiquons ses anciennes limites, nous serons en désaccord avec ce qui existe de nos jours. Entre ces deux écueils, le mieux est d'exposer son état sous les deux époques. Autrefois la Cilicie allait jusqu'à Pelusium en Égypte ; les Lydiens, les Mèdes, les Arméniens, la Pamphilie, la Cappadoce reconnaissaient les lois de la Cilicie. Bientôt soumise par les Assyriens, elle fut réduite à de moindres proportions. La plus grande partie est en plaine, et reçoit dans un large golfe la mer d'Issus ; par derrière, les monts Taurus et Amanus la bordent. Elle doit son nom à Cilice, dont l'histoire se perd dans la nuit des temps. Phénix, son père, plus ancien que Jupiter lui-même, fut l'un des premiers enfants de la terre.
La ville principale de cette contrée est Tarse, que bâtit l'illustre enfant de Danaé, Persée. Le Cydnus traverse cette ville. Les uns font descendre ce fleuve du Taurus, d'autres disent que c'est un bras du Choaspe. Les eaux du Choaspe sont si bonnes, que, tant qu'il coule dans la Perse, les rois de ce pays ne boivent que de celles-là, et qu'ils en font porter avec eux dans leurs voyages. C'est à ce fleuve que le Cydnus doit l'excellence de ses eaux. Ce qui est blanc, est dans ce pays appelé Cydnus : c'est de là que le fleuve a tiré son nom.
Il se gonfle au printemps, à la fonte des neiges ; tout le reste de l'année, il est étroit et tranquille.
Près de Coryque, en Cilicie, on récolte en abondance du safran d'excellente qualité. La Sicile, la Cyrénaïque et la Lycie en produisent aussi ; mais celui de la Cilicie est le plus estimé : il a une odeur plus suave, une couleur d'or plus tranchée, et son suc a des vertus médicales plus efficaces.
Là est la ville de Coryque, et une caverne creusée au sommet même d'une montagne qui domine la mer. Cette caverne a une immense ouverture ; ses flancs, qui s'abaissent à une profondeur considérable, enveloppent d'une enceinte de bois le centre qui est vide, et d'où l'on jouit de la verdure de ces bois qui semblent suspendus. On y descend par un sentier de deux mille cinq cents pas, où le jour pénètre dans tout son éclat, et où l'on entend continuellement un bruit de sources. Quand on est arrivé au fond de cet antre, on en découvre un second, qui d'abord présente une large ouverture, et qui s'obscurcit à mesure que l'on avance. Là est un temple dédié à Jupiter, et dans le sanctuaire duquel, d'après une croyance que l'on adoptera, si l'on veut, fut la couche du géant Typhon. Héliopolis, ancienne ville de la Cilicie, patrie de Chrysippe, illustre stoïcien, fut soumise par Tigrane, roi d'Arménie, et longtemps abandonnée, elle reçut de Cn. Pompée, après la défaite des Ciliciens, le nom de Pompéiopolis.
Le mont Taurus commence à la mer de l'Inde ; puis du cap Chélidoine, entre la mer d'Égypte et celle de Pamphylie, il se dirige à droite vers le septentrion, à gauche vers le midi, tandis qu'il se prolonge directement vers l'occident. Il pénétrerait évidemment dans les terres, après avoir franchi la mer, si elle n'opposait une résistance à ses envahissements. Ceux qui ont l'expérience des lieux savent qu'il a par les caps tenté toute espèce d'issue ; partout où les flots de la mer le baignent, il s'avance par promontoires ; mais tantôt il est resserré par le golfe de Phénicie, tantôt par celui du Pont, ou par le golfe Caspien, ou encore par le golfe Hyrcanien, et après les obstacles continuels qu'il rencontre, il se recourbe vis-à-vis du lac Méotis, et, fatigué de tant d'obstacles, il vient enfin se joindre aux monts Riphées. Son nom varie selon la diversité des peuples et des langues. Chez les Indiens il s'appelle lmaüs, puis Paropamise, Choatras chez les Parthes, puis Niphate, et de nouveau Taurus, et là où il atteint le plus haut degré d'élévation, Caucase. Les dénominations suivantes lui viennent des provinces qu'il parcourt : à droite on l'appelle Carpien ou Hyrcanien, à gauche Amazonique, Moschique, Scythique. Beaucoup d'autres noms se joignent à ceux-là. Quand il s'entr'ouvre, démembré pour ainsi dire, il forme des portes, dites Arméniennes, Caspiennes, Ciliciennes ; puis il se relève en Grèce, sous le nom de monts Cérauniens. Il sépare la Cilicie de l'Afrique : au midi, le soleil le brûle ; au nord, il est battu par les vents et les frimas ; sa partie boisée est infestée d'une foule de bêtes féroces et de lions énormes.

XL. De la Lycie, et, dans la Lycie, du mont Chimère.

Ce qu'est dans la Campanie le Vésuve, en Sicile l'Etna, le mont Chimère l'est en Lycie. La nuit il lance des flammes et de la fumée. De là vient cette fable qui fait de la Chimère un monstre à trois corps ; et comme tout le pays est travaillé par des feux souterrains, les Lyciens ont dédié à Vulcain une ville voisine qu'ils ont appelée Héphestie du nom même de ce dieu. Entre autres villes de la Lycie, Olympe fut jadis célèbre ; elle est ruinée aujourd'hui. Ce n'est plus qu'un château, au-dessous duquel coulent des eaux dont on admire la beauté.

XLI. De l'Asie, de la Phrygie, de la Lydie, de la Teuthranie, et, dans ces contrées, de la ville d'Éphèse, du mont Mimas, des hommes illustres des temps d'Homère et d'Hésiode, de l'animal dit bonnaque, des tombeaux d'Ajax et de Memnon, des oiseaux memnoniens, du caméléon, des cigognes.

Vient ensuite l'Asie, non pas celle qui, dans le partage du monde, a pour limites des fleuves, le Nil du côté de l'Égypte, le Tanaïs du côté du lac Méotide ; mais celle qui commence à Telmesse en Lycie, où commence aussi le golfe Carpathien. Cette Asie est bornée à l'est par la Lycie et la Phrygie, à l'ouest par la mer Égée : au midi par la mer d'Égypte, au nord par la Paphlagonie.
On y trouve une ville très remarquable, Éphèse : Éphèse est célèbre par le temple de Diane, ouvrage des Amazones, et si magnifique que Xerxès, qui livrait aux flammes tous les temples d'Asie, épargna celui-là seul ; toutefois, cette faveur de Xerxès ne sauva pas longtemps l'édifice sacré : Hérostrate, pour donner à son nom une triste célébrité, incendia de sa main ce monument fameux ; il avoua lui-même que son but était de s'illustrer ainsi. On a remarqué que le temple d'Éphèse fut brûlé le jour même qu'Alexandre le Grand naquit à Pella. Ce jour, d'après Nepos, appartient aux temps du consulat de M. Fabius Ambustus et de Titus Quintius Capitolinus, c'est-à-dire à l'an trois cent quatre-vingt-cinq de la fondation de Rome. Comme les Éphésiens voulurent rétablir ce temple dans de plus larges proportions, Dinocrate présida à la reconstruction. C'est ce Dinocrate qui, comme nous l'avons dit plus haut, traça, par ordre d'Alexandre, le plan d'Alexandrie en Égypte.
Nulle part il n'y a autant de tremblements de terre, autant de villes victimes des inondations qu'en Asie. C'est ce qu'ont prouvé les désastres de l'Asie, puisque sous Tibère douze villes à la fois ont été détruites.
L'Asie a produit de beaux génies : parmi les poètes, Anacréon, Mimnerme, Antimaque, Hipponax, Alcée, et Sapho, cette femme si célèbre ; parmi les historiens, Xanthus, Hécatée, Hérodote, puis Éphore et Théopompe ; Bias, Thalès, Pittacus, qui sont comptés au nombre des sept sages ; Cléanthe, si éminent parmi les stoïciens ; Anaxagore, ce scrutateur de la nature ; Héraclite, qui pénétra dans les secrets d'une science plus profonde encore.
À l'Asie succède la Phrygie, où se trouve Célène, qui, plus tard, changeant de nom, et reconstruite par Seleucus, est devenu Apamie. C'est là que naquit et fut enseveli Marsyas, et c'est de là que le fleuve voisin a pris le nom de Marsyas. La lutte sacrilège qu'il osa soutenir contre Apollon, en lui disputant le prix de la flûte, est attestée par une vallée où se trouve une source, et qui a conservé le monument de ce fait : cette vallée, qui est à une distance de dix mille pas d'Apamie, s'appelle encore aujourd'hui d'Aulocrène.
Des hauteurs d'Apamie sort le Méandre, dont les eaux sinueuses se précipitent, entre la Carie et l'Ionie, dans un golfe qui sépare Milet et Priène. La Phrygie est située au-dessus de la Troade, et bornée au nord par la Galatie, au midi par la Lycaonie, la Pisidie, la Mygdonie. À l'est de la Phrygie se trouve la Lydie, au nord la Mésie, au midi la Carie.
En Lydie, se trouve le mont Tmolus, qui produit beaucoup de safran ; et le Pactole, qui roule de l'or dans ses eaux : ce fleuve est aussi appelé Chrysorrhoas.
Dans cette contrée naît un animal, que l'on nomme bonnaque, qui a du taureau la tête et le reste du corps, mais dont la crinière est celle du cheval. Ses cornes sont tellement contournées sur elles-mêmes, que leur choc ne peut produire aucune blessure. Mais le secours que lui refuse sa tête, son ventre le lui fournit : en fuyant, il jette et lance derrière lui, jusqu'à trois jugères de distance, des excréments qui brûlent tout ce qu'ils touchent. C'est au moyen de ces excréments dangereux qu'il tient à l'écart ceux qui le poursuivent.
La ville principale de l'Ionie est Milet, célèbre par la naissance de Cadmus : je veux parler de celui qui, le premier, écrivit en prose.
Non loin d'Éphèse est la ville de Colophon, célèbre par les oracles qu'y rendait Apollon Clarien.
On voit aussi près de là le Mimas, dont la cime, quand les brouillards l'enveloppent, présage la tempête.
La capitale de la Méonie est Sypile, autrefois appelée Tantalis, en souvenir de la triste maternité de Niobé, qui perdit tous ses enfants.
Smyrne est baignée par le Mélès, qui, parmi les fleuves de l'Asie, occupe le premier rang. Les plaines de Smyrne sont traversées par l'Hermus, né près de Dorylée en Phrygie, et qui sépare la Phrygie de la Carie. Les anciens ont cru que l'Hermus aussi roulait de l'or dans ses flots. Le plus beau titre de Srnyrne, c'est d'être la patrie d'Homère, qui mourut deux cent soixante-douze ans après la prise de Troie, sous le règne du roi albain Agrippa Sylvius, fils de Tyberinus, cent soixante ans avant la fondation de Rome. Entre lui et Hésiode, qui mourut au commencement de la première olympiade, il y a un intervalle de cent trente-huit ans.
Sur la côte de Rhétée, les Athéniens et les Mityléniens bâtirent auprès du tombeau d'Achille, la ville d'Achillion, aujourd'hui en ruines ; puis à quarante stades, sur la pointe opposée, les Rhodiens bâtirent en l'honneur d'Ajax de Salamine, une ville qui reçut le nom d'Éantium.
Près d'Ilion est un autre tombeau, celui de Memnon, autour duquel se rassemblent tous les ans, venant de l'Éthiopie, des oiseaux que l'on nomme memnoniens. Cremutius dit que ces mêmes oiseaux reviennent en troupe tous les cinq ans en Éthiopie, quel que soit l'endroit où ils se trouvent, et se rassemblent autour du palais de Memnon.
Dans les terres, au-dessus de la Troade, est la Teutranie, qui fut la première patrie des Mésiens. Cette contrée est arrosée par le Caïque.
Dans toute l'Asie on trouve un grand nombre de caméléons : ce quadrupède ressemble au lézard, et n'en diffère qu'en ce que ses jambes, droites et plus hautes, ont leur point d'attache sous le ventre ; sa queue est longue et se replie circulairement ; il a des ongles en forme d'hameçons, aigus et crochus, une marche lente que l'on pourrait comparer à celle de la tortue ; la surface de la peau, écailleuse et rude, comme celle du crocodile ; les yeux enfoncés, et comme perdus dans leur orbite, et que jamais il ne voile en clignant. S'il regarde autour de lui, ce n'est pas par le mouvement de la prunelle, mais en tournant un oeil fixe. Il a toujours la gueule ouverte, sans que cependant elle lui serve : car il vit sans manger et sans boire ; l'air est son seul aliment. Sa couleur est variable ; elle change selon les objets qu'il touche. Il y a deux couleurs seulement qu'il ne peut prendre, le rouge et le blanc ; il prend facilement toutes les autres. Son corps est presque sans chair ; il n'a point de rate, et ce n'est que dans le coeur qu'on lui trouve un peu de sang. Il se cache l'hiver, ne paraît qu'au printemps. Le corbeau l'attaque et le tue : mais le caméléon devient funeste à son vainqueur ; car pour peu que le corbeau en mange, il meurt ; la nature, toutefois, fournit un remède à cet oiseau : car quand il se sent empoisonné, il se guérit en avalant une feuille de laurier.
Il y a en Asie de vastes plaines, que l'on appelle Pythonos Come (3), où, à leur arrivée, se rassemblent les cigognes ; celle qui arrive la dernière est mise en pièces par les autres. Quelques-uns pensent qu'elles n'ont pas de langue, et que le craquement qu'elles font entendre est produit par le bec plutôt que par l'organe vocal. Elles ont une piété admirable : autant elles ont passé de temps à élever leur couvée, autant leurs petits, à leur tour, passent de temps à les nourrir. Elles couvent avec tant d'assiduité, qu'elles en perdent leurs plumes. Leur faire du mal est partout considéré comme un crime, mais surtout en Thessalie, où il y a une effroyable quantité de serpents, qu'elles chassent pour en faire leur pâture, rendant par là un grand service au pays.

XLII. De la Galatie.

La Galatie fut dans les premiers temps occupée par les anciens Gaulois, dont les noms de Tolistobogues, Vétures, Ambitotes subsistent encore. Toutefois la Galatie indique assez, par son nom, à qui elle doit son origine.

XLIII. De la Bithynie, et, dans la Bithynie, mort et tombeau d'Hannibal.

La Bithynie, à la frontière du Pont, et vis-à-vis de la Thrace du côté de l'orient, contrée opulente et pleine de villes. commence à la source du fleuve Sangarius ; elle s'est appelée autrefois Bébrycie, puis Mygdonie, et enfin Bithynie, du roi Bithynus.
Dans ce pays, la ville de Pruse est baignée par le fleuve Hylas, et par le lac du même nom, aux bords duquel habitait le jeune Hylas, aimé d'Hercule, puis enlevé par des nymphes; en mémoire de cet enfant, le peuple fait solennellement, encore aujourd'hui, le tour du lac, en répétant le nom d'Hylas.
C'est aussi dans la Bithynie que se trouve Lybyssa, voisine de Nicomédie, et fameuse par le tombeau d'Hannibal ; de cet Hannibal qui, après la décision des Carthaginois, se réfugia d'abord auprès d'Antiochus ; qui, depuis, lorsqu'une bataille malheureuse aux Thermopyles eut abattu le prince, vint demander l'hospitalité à Prusias ; qui, enfin, pour n'être pas livré à Titus Quintius, qui avait été envoyé en Bithynie dans le but de s'en emparer, voulut éviter la honte d'être conduit à Rome, comme captif, et trouva dans le poison un moyen d'échapper aux fers que lui préparaient les Romains.

XLIV. Port de l'Acone et caverne d'Achéron.

Sur la côte du Pont, après le Bosphore, le fleuve Rhesus et le port Calpas, le fleuve Sagaris, autrement dit Sangarius, qui prend sa source en Phrygie, établit le commencement du golfe Maryandinien. C'est là que sur le fleuve Lycus, est située Héraclée ; c'est là qu'est le port Acone, tellement célèbre par ses mauvaises herbes, que de son nom vient aux plantes vénéneuses celui d'aconit. Près de là est la caverne de l'Achéron, dont les profondeurs, par un sombre conduit, vont, dit-on, jusqu'aux enfers.

XLV. Paphlagonie, et origine des Vénètes.

La Galatie termine la Paphlagonie par derrière. La Paphlagonie, du cap de Carambis, regarde la Taurique ; là s'élève, à une hauteur de soixante-trois mille pas, le mont Cytore ; là est le pays des Hénètes, d'où, selon Cornelius Nepos, se sont rendus en Italie les Paphlagons, qui bientôt après prirent le nom de Vénètes. Les Milésiens ont fondé dans ce pays plusieurs villes ; Mithridate y bâtit Eupatorie qui, après la défaite de ce prince par Pompée, prit le nom de Pompéiopolis.

XLVI. De la Cappadoce, et des chevaux de ce pays.

De toutes les nations qui avoisinent le Pont, la Cappadoce est celle qui s'étend le plus dans les terres. Du côté gauche, elle se prolonge au-delà des deux Arménies et de la Comagène ; du côté droit, elle est environnée d'un grand nombre de peuples de l'Asie. Elle s'élève vers le Taurus, à l'orient. Elle passe la Lycaonie, la Pisidie, la Cilicie ; elle s'étend sur la Syrie Antiochienne, et d'un autre côté en Scythie. L'Euphrate la sépare de la grande Arménie, qui commence aux monts Parydres. Il y a en Cappadoce beaucoup de villes célèbres ; nous en passons sous silence plusieurs : remarquons toutefois Archélaide, sur le fleuve Halys, colonie fondée par l'empereur Claude ; Néocésarée que baigne le Lycus ; Mélite, bâtie par Sémiramis ; Mazaque, regardée par les Cappadociens comme la reine des villes : elle est située au pied du mont Argée, dont le sommet est chargé de neiges, que les chaleurs mêmes de l'été ne font pas disparaître, et que les peuples voisins croient habitée par un dieu.
C'est dans cette contrée surtout qu'on élève les chevaux ; et elle leur convient parfaitement. Nous entrerons ici dans quelques détails sur le caractère de ces animaux. Une foule d'exemples prouvent leur intelligence. On en a vu qui ne reconnaissaient que leurs anciens maîtres, oubliant la condition qu'ils avaient subie depuis. Ils distinguent si bien les ennemis de leur parti, qu'au milieu du combat ils les attaquent et les mordent. Ce qui est plus remarquable encore, c'est qu'après avoir perdu les cavaliers qu'ils aimaient, ils se laissent mourir de faim. Mais c'est dans les chevaux de meilleure race que l'on trouve ce caractère : car ceux qui sont de race bâtarde n'ont rien présenté qui soit digne de remarque.
Pour ne paraître avancer rien de suspect, nous citerons des exemples.
Alexandre le Grand eut un cheval, nommé Bucéphale, soit à cause de son regard farouche, soit parce qu'il avait une tête de taureau marquée sur l'épaule, soit enfin que de son front, présentant une forme de corne, jaillît la menace. Il se laissait monter facilement par son palefrenier en toute circonstance ; mais paré du harnais royal, il ne daignait porter que son maître. Dans plusieurs combats, il sauva Alexandre des dangers les plus imminents ; ses services lui valurent, après sa mort dans l'Inde, des funérailles que le prince honora de sa présence ; Alexandre éleva même, en souvenir de son nom, la ville de Bucéphale. Le cheval de C. César ne se laissait monter que par César lui-même. Il avait les pieds de devant semblables à ceux de l'homme : c'est ainsi qu'il est représenté devant le temple de Vénus Génitrix. Un roi des Scythes ayant été tué dans un combat singulier, son cheval écrasa sous ses pieds, et déchira de ses dents le vainqueur qui s'était approché pour dépouiller le mort. La contrée d'Agrigente a beaucoup de tombes élevées à des chevaux, en mémoire de leurs services. Ils aiment les spectacles du cirque, et sont animés à la course, soit par les sons de la flûte, soit par les danses, soit par la variété des couleurs ; quelques-uns enfin le sont par l'éclat des flambeaux. Ils expriment leurs sentiments par des larmes. Le roi Nicomède ayant été tué, son cheval se laissa mourir de faim. Antiochus, ayant dans une bataille vaincu les Galates, monta, pour triompher, sur le cheval d'un chef du nom de Cintarète, qui avait été tué en combattant ; le cheval se rendit tellement maître du frein, que, se laissant tomber à dessein, il écrasa son cavalier en succombant lui-même. Les jeux du Cirque, célébrés par l'empereur Claude, ont aussi prouvé l'intelligence de ces animaux. Un des concurrents ayant été renversé de son char, ses chevaux, par leur adresse comme par leur célérité, devancèrent tous ceux qui lui disputaient le prix, et, après avoir fourni la carrière voulue, ils s'arrêtèrent d'eux-mêmes au lieu où se donnait la palme, semblant réclamer le prix de la victoire. Un conducteur de char, nommé Rutumanna, s'étant laissé tomber, ses chevaux quittèrent la lice et se précipitèrent vers le Capitole : ils ne s'arrêtèrent, malgré les embarras de la voie publique, qu'après avoir trois fois fait le tour, de gauche à droite, du temple de Jupiter Tarpéien.
Chez les chevaux, les mâles vivent plus longtemps que les femelles : on lit qu'un cheval vécut soixante-dix ans. Il est certain que les chevaux engendrent jusqu'à trente-trois ans ; après vingt ans, on les retire du cirque pour les employer comme étalons. On cite même un cheval d'Oponte qui put être ainsi employé jusqu'à quarante ans. On apaise l'ardeur des cavales en leur tondant la crinière.
Les chevaux apportent en naissant le philtre qu'on nomme hippomanès : c'est un morceau de chair qui est attaché au front du poulain nouvellement né ; il est de couleur noire, et semblable à une cicatrice. Si on l'enlève sur le champ, la mère refuse ses mamelles à son petit.
Plus un cheval a d'ardeur et plus il promet, plus il enfonce dans l'eau ses naseaux pour boire.
Les Scythes n'emploient pas les mâles pour la guerre ; ils préfèrent les juments, parce qu'elles peuvent rendre leur urine sans cesser de courir. Il y a des juments qui sont fécondées par les vents ; mais leurs poulains ne vivent pas au-delà de trois ans.

XLVII. De l'Assyrie et de la Médie, et, dans ces contrées, de l'origine des parfums, de l'arbre médique.

L'Adabiène ouvre l'Assyrie ; c'est là que se trouve l'Arbalétide, que la victoire d'Alexandre le Grand ne nous permet pas de passer sous silence : là, il mit en fuite les troupes de Darius, fit ce prince prisonnier, et dans son camp, dont il s'était emparé, il trouva, parmi d'autres dépouilles, une boîte de parfums. Le goût des parfums étrangers s'est depuis répandu à Rome. La vertu de nos ancêtres nous a préservés quelque temps de leurs attraits pernicieux : ainsi, pendant leur censure, en l'an de Rome six cent soixante-cinq, Publius Crassus et Jules César prohibèrent l'entrée des parfums exotiques. Mais nos vices l'emportèrent bientôt, et ce genre de délices plut tellement aux sénateurs, que même dans l'exil ils ne s'en abstenaient pas. L. Plotius, frère de L. Plancus, deux fois consul, proscrit par les triumvirs, fut trahi, dans sa retraite de Salerne, par l'odeur de ses parfums.
Vient ensuite la Médie, qui produit un arbre illustré par le poète de Mantoue : c'est un arbre élevé, dont la feuille ressemble à celle de l'arbousier ; il n'en diffère d'ailleurs qu'en ce qu'il est hérissé de piquants. Le fruit, qui est un excellent antidote, a une saveur âpre, d'une amertume prononcée ; mais rien n'est plus agréable que son odeur, qui se répand au loin. Il donne une si grande abondance de fruits, que ses branches plient sous leur poids. Quand ils tombent de maturité, aussitôt d'autres se produisent, et cette fécondité n'éprouve de retard que parce qu'il faut que les fruits venus les premiers soient tombés. Des nations ont voulu s'approprier cet arbrisseau, et le propager chez elles par rejetons ; mais la Médie seule a pu jouir de ce bienfait : la nature l'a refusé à tout autre pays.

XLVIII. Portes Caspiennes.

Les portes Caspiennes sont formées par un passage pratiqué de main d'homme, et qui a huit mille pas de longueur ; quant à la largeur, à peine un chariot peut-il passer. Dans les aspérités de ces gorges s'élèvent des rochers escarpés, d'où s'échappent en très grande abondance des courants d'eau salée, à laquelle la chaleur donne de la consistance, et qui forme une sorte de glace d'été, ce qui rend ce passage presque inaccessible. En outre, ce trajet qui en tout est de vingt-huit mille pas, n'offre sur aucun de ses points de puits ou de fontaines, où l'on puisse se désaltérer ; et puis des serpents y viennent en foule de toutes parts dès le printemps. Ainsi, soit à cause des dangers, soit à cause des difficultés de la route, on ne peut aborder ce pays qu'en hiver.

XLIX. La plaine Direum. De la Margiane et des villes de cette contrée.

À l'est de la mer Caspienne est une plaine nommée Direum, d'une extrême fertilité : elle est environnée par les Tapyres, les Naricles, les Hyrcaniens. Près de là est aussi la Margiane, dont le sol et le ciel sont si favorables, qu'elle seule, dans tout le pays, voit prospérer la vigne. Des montagnes forment autour d'elle un amphithéâtre de quinze cents stades, dont l'abord est rendu presque inaccessible par une solitude sablonneuse qui n'a pas moins de cent vingt mille pas en tout sens. Alexandre le Grand fut si charmé de la beauté de ce pays, qu'il y fonda Alexandrie, et qu'après la destruction de cette ville par les barbares, Antiochus, fils de Seleucus, la rebâtit, et, du nom de sa famille, l'appela Séleucie. La ville a soixante-dix stades de tour. C'est là qu'Orode conduisit les Romains faits prisonniers à la défaite de Crassus. Alexandre fonda aussi chez les Caspiens une autre ville, nommée Héraclée tant qu'elle subsista, mais qui, détruite par les barbares, fut rebâtie par. Antiochus, qui préféra l'appeler Achaïs.

L. Nations des environs de l'Oxus. Limites des voyages de Bacchus et d'Hercule. Description de ces pays et de leurs peuples. De la nature des chameaux.

L'Oxus prend sa source dans un lac du même nom ses bords sont habités des deux entés par les Batènes et les Oxistaques ; mais les Bactres en occupent la plus grande partie. Les Bactres ont un fleuve du nom de Bactres, d'où est venu le nom de Bactre, leur ville. Cette contrée a pour limites, par derrière la chaîne du Paropamise, par-devant les sources de l'Indus ; le reste est embrassé par le fleuve Oxus.
Au-delà est Panda, ville des Sogdiens, sur les frontières desquels Alexandre le Grand bâtit une troisième Alexandrie, pour y constater le terme de ses voyages. C'est le point où furent élevés des autels d'abord par Bacchus, puis par Hercule, ensuite par Sémiramis, et enfin par Cyrus ; tous ont tenu à honneur de s'être avancés jusque là.
C'est là que sont les frontières du pays, déterminées par un fleuve que les Bactres seuls appellent laxarte : les Scythes le nomment Silis. L'armée d'Alexandre le Grand le prit pour le Tanaïs ; mais Démodamas, général de Seleucus et d'Antiochus, que l'on doit regarder comme compétent en cette matière, ayant franchi ce fleuve, et surpassé ainsi la gloire de ses devanciers, se convainquit que c'était un autre fleuve que le Tanaïs. Pour consacrer sa gloire, il éleva en ces lieux des autels à Apollon Didyméen. Là se trouvent les limites de la Perse et la Scythie Les Perses donnent aux Scythes le nom de Saces ; de leur côté, les Scythes appellent les Perses Chorsaques, et le Caucase Croucasse, c'est-à-dire blanc de neige. Il y a là une foule de peuples qui observent inviolablement des lois qui, dès le principe, ont été adoptées d'un commun accord avec les Parthes. Les plus célèbres d'entre eux sont les Massagètes, les Essédons, les Satarques et les Apaléens. Après eux viennent, parmi les nations les plus barbares, des peuples sur les moeurs desquels on n'a rien dit qui nous ait paru avoir le caractère de la certitude. On trouve dans la Bactriane les chameaux les plus forts, quoique l'Arabie en produise un grand nombre. Ils diffèrent toutefois des chameaux d'Arabie : ceux-ci ont deux bosses sur le dos, et ceux de la Bactriane n'en ont qu'une. Ils n'usent jamais le dessous de leurs pieds, car ils sont munis d'une sorte de semelle charnue qui se renouvelle ; mais, en compensation, ils ont, dans la marche, à redouter un autre mal, leurs pieds n'ayant rien qui leur soit en aide quand ils s'appuient dessus pour faire effort. On les emploie à un double service. Les uns sont plus propres à porter des fardeaux, les autres plus convenables pour la course : mais les premiers ne veulent porter que des fardeaux en rapport avec leurs forces ; et les autres ne se soumettent qu'à parcourir une distance accoutumée. Ils sont tellement tourmentés du désir de la reproduction, qu'ils entrent en fureur quand ils veulent assouvir leur passion. Ils ont une aversion naturelle pour le cheval. Ils supportent la soif pendant quatre jours, et, quand ils en trouvent l'occasion, ils boivent pour la soif passée et pour la soif à venir. Ils recherchent l'eau trouble, évitent celle qui est claire. Si l'eau est trop limpide pour eux, ils piétinent pour la troubler, en délayant la vase. Ils vivent jusqu'à cent ans, à moins que le changement de climat ne leur cause des maladies. On destine les femelles à la guerre, et on a imaginé un genre de castration pour éteindre en elles le désir de l'accouplement : on croit leur donner plus de force en leur rendant l'approche du mâle impossible.

LI. Sères. Laine sérique.

En se dirigeant de l'Océan Scythique et de la mer Caspienne vers l'océan Oriental, on trouve d'abord dans ce pays des amas de neige, puis d'immenses solitudes, puis l'affreuse nation des Anthropophages, et enfin un pays infesté de bêtes féroces qui rendent près de la moitié de la route inaccessible. Tous ces obstacles ne disparaissent qu'à une montagne qui domine la mer, et que les barbares appellent Tabis ; et puis viennent encore des déserts. Sur cette plage, du côté de l'orient d'été, les Sères sont le premier peuple que l'on connaisse ; les feuilles de leurs forêts sont couvertes d'un duvet d'une grande délicatesse, qu'on ne peut employer qu'en l'imbibant d'eau, et dont on fait des tissus. C'est ce que l'on nomme le tissu sérique, admis à notre honte dans nos usages, et qui sert à montrer les corps plutôt qu'à les vêtir ; employé d'abord par les femmes, il a été ensuite adopté par les hommes : triste effet de coupables penchants !
Les Sères sont d'un caractère doux, très pacifiques entre eux ; mais ils fuient l'approche des autres hommes : ils se refusent à des rapports avec les autres peuples. Toutefois les marchands de cette nation traversent leur fleuve ; et sur ses bords, sans qu'il y ait aucun commerce de langage entre les parties, ils livrent leurs richesses à ceux qui les apprécient, mais ils n'achètent rien qui vienne de nos contrées.

LII. Nation des Attaques.

Vient ensuite le golfe Attacénien, et la nation des Attaques, à qui le ciel le plus doux a départi un climat privilégié. Ils n'ont à craindre aucun vent nuisible, protégés qu'ils sont par des collines exposées au soleil, qui éloignent tout souffle pernicieux ; et par cela même, à ce qu'assure Anrornète, ils ont le même genre de vie que les Hyperboréens. Entre eux et les Indiens, les savants ont placé les Cicones.

LIII. De l'Inde ; du caractère et des moeurs de ses habitants ; de la douceur du ciel ; de la nature du sol, des serpents indiens, de l'animal dit leucrocotte, de l'éale, des taureaux indiens, de la mantichore, des boeufs de l'Inde, du monocéros, des anguilles du Gange, des vers du Gange, de la baleine de l'Inde, du physétère, du perroquet, des bois, du figuier et des roseaux de l'Inde, des arbres insulaires de l'Inde, de l'arbre à poivre, de l'ébène, du diamant, des pierres dites béryl, chrysobéryl, chrysoprase, hyacinthizonte.

Aux monts Émodes commence l'Inde, qui s'étend de la mer du Midi à l'est, et dont la salubrité tient à l'influence du vent d'ouest. Deux fois l'année elle jouit de l'été ; deux fois elle récolte des fruits, et, comme si c'était l'hiver, les vents étésiens y soufflent. Posidonius la croit située vis-a-vis de la Gaule. Il ne peut certes y avoir rien de douteux sur ce pays : car révélé par les conquêtes d'Alexandre et par les excursions des rois ses successeurs, il nous est parfaitement connu. Megasthène, qui resta quelque temps auprès des rois de l'Inde, a écrit l'histoire de ce pays, pour transmettre à la postérité ce qu'il avait observé. Denys, qui de son côté fut envoyé par le roi Philadelphe dans le but d'éclaircir la vérité, a raconté les mêmes choses. Ils disent donc qu'il y avait dans l'Inde cinq mille villes importantes, et neuf mille peuples. Longtemps on l'a regardée comme une troisième partie du monde. Que l'on ne s'étonne pas du nombre des habitants ou des villes de l'Inde, puisque les indigènes de ce pays sont, parmi les nations, les seuls qui ne se sont jamais éloignés du sol où ils sont nés.
C'est Bacchus qui le premier entra dans l'Inde ; et c'est lui, en effet, qui le premier soumit les Indiens. De Bacchus à Alexandre, on compte six mille quatre cent cinquante et un ans et trois mois, d'après un calcul établi sur le nombre des cent cinquante-trois rois, qui, dans cet intervalle, ont occupé le trône.
Les fleuves les plus considérables de l'Inde sont le Gange et l'indus. Le Gange, selon quelques auteurs, vient de sources incertaines et, sous ce rapport, ressemble au Nil, d'autres le fout venir des montagnes de Scythie. Là aussi se trouve un fleuve célèbre, l'Hypanis, où finit la marche d'Alexandre, comme le prouvent les autels élevés sur ses bords. La plus petite largeur du Gange est de huit mille pas ; la plus grande de vingt mille ; sa profondeur la moins considérable de cent pieds.
Les Gangarides sont le dernier peuple de l'Inde. Leur roi dispose pour la guerre de mille cavaliers, de sept cents éléphants, et de soixante mille fantassins.
Parmi les Indiens, quelques-uns s'adonnent à la culture, un grand nombre à la guerre, d'autres au commerce ; les plus marquants et les plus riches veillent aux intérêts de l'État, rendent la justice, assistent au conseil des rois. En ce pays, la sagesse suprême consiste, quand on est rassasié de la vie, à périr volontairement sur un bûcher. Il y a des Indiens qui se sont choisis un genre de vie des plus rudes : ils habitent les bois, prennent et domptent les éléphants, qu'ils dressent au labourage et dont ils font leur monture.
Il y a dans le Gange une île très populeuse, et qui contient une nation considérable, dont le roi a sous les armes cinquante mille fantassins et quatre mille cavaliers. Tous ceux qui sont revêtus du pouvoir royal ne s'occupent d'exercices militaires qu'avec un grand déploiement d'éléphants, de cavaliers, de fantassins.
Les Prasiens, peuple puissant, ont pour capitale Palibotra, ce qui leur a fait donner, par quelques auteurs, le nom de Palibotres. Le roi entretient continuellement une armée de soixante mille fantassins, de trente mille cavaliers et de huit mille éléphants. Au-delà de Palibotra est le mont Matée, où l'ombre a tour à tour deux directions, l'une au nord pendant l'hiver, l'autre au sud pendant les six mois de l'été. La grande Ourse, en ce pays, ne paraît qu'une fois l'année, et pas plus de quinze jours, comme l'atteste Béton, qui ajoute que cela a lieu sur beaucoup d'autres points de l'Inde.
Les habitants des bords de l'Indus, du côté du midi, sont brûlés plus que les autres par la chaleur du soleil : leur teint en est la preuve. Les Pygmées occupent les montagnes. Les peuples qui avoisinent l'Océan n'ont point de rois. Les Pandes sont gouvernés par des femmes ; leur première reine fut, dit-on, la fille d'Hercule. La ville de Nysa appartient aussi à cette contrée, ainsi qu'une montagne, consacrée à Jupiter, et du nom de Méros.
C'est dans une grotte de cette montagne que fut élevé Bacchus, disent les anciens de l'Inde ; c'est le nom de Méros qui a accrédité ce bruit fabuleux, que Bacchus était né de la cuisse de Jupiter.
Au-delà de l'embouchure de l'Indus sont deux îles, Chrysé et Argyre, où abondent les mines, à tel point que quelques écrivains prétendent que le sol même est de l'or et de l'argent. Les Indiens ont une longue chevelure, qu'ils teignent d'une couleur d'azur ou de safran. Leur principal luxe est dans les pierres précieuses. Chez eux, point de funérailles pompeuses. En outre, d'après les livres des rois Juba et Archelaüs, autant diffèrent les moeurs de ces peuples, autant diffèrent leurs vêtements : les uns portent des habits tissus de lin ; les autres, tissus de laine ; les uns vont tout nus ; les autres ne cachent que les parties sexuelles ; d'autres s'enveloppent d'écorces flexibles. Quelques-uns sont d'une stature si haute, qu'ils montent des éléphants, comme on monte des chevaux. Pour les uns, c'est un devoir de ne point tuer l'animal, de s'abstenir de toute chair ; pour d'autres le poisson est la seule nourriture, et ils ne vivent que de la mer. Il en est qui tuent leurs proches et leurs parents, comme on tue des victimes, avant que la vieillesse ou la maladie les aient fait maigrir ; puis ils mangent la chair de ces victimes, ce qui, dans ce pays, au lieu d'être un crime, est un acte de piété. Il y en a qui, lorsque la maladie les surprend, s'isolent, et vont loin de la société des hommes attendre tranquillement la mort naturelle.
Le pays des Astacanes produit des forêts de lauriers, des bois de buis; il est fort abondant en vignes, et en toute sorte d'arbres gracieux.
Les Indiens ont des philosophes qu'ils nomment gymnosophistes, qui, du matin jusqu'au soir, regardent fixement le soleil, même lorsqu'il est le plus éclatant, cherchant à surprendre dans ce globe de feu quelques secrets, et qui se tiennent tout le jour tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre dans des sables brûlants. Au mont Nulus sont des hommes qui ont les pieds tournés en arrière, et huit doigts à chaque pied. Megasthène dit que sur diverses montagnes de l'Inde les habitants ont des têtes de chien, qu'ils sont armés de griffes, vêtus de peaux de bêtes ; qu'ils n'ont pas de langage humain, mais qu'ils font seulement entendre des aboiements, en ouvrant une gueule menaçante. On lit dans Ctésias, qu'il y a des femmes, en ce pays, qui n'accouchent qu'une seule fois, et que leurs enfants ont les cheveux blancs dès le moment de leur naissance ; qu'il y a aussi un autre pays dont les habitants ont les cheveux blancs quand ils sont jeunes, noirs quand ils sont vieux, et qui vivent au-delà de notre terme ordinaire. On lit encore que là naissent des hommes qui n'ont qu'une jambe, et qui pourtant sont fort agiles : quand ils veulent se protéger contre une chaleur trop vive, ils se couchent sur le dos et se donnent de l'ombre avec le pied, qu'ils ont énorme. Vers la source du Gange, il y a des hommes qui, pour se nourrir, n'ont besoin d'aucunes ressources : ils ne vivent que de l'odeur des fruits de leurs forêts, et s'ils poursuivent une longue route, ils les emportent pour se nourrir en les sentant. S'il leur arrive de respirer une odeur un peu forte, ils le payent toujours de la vie.
On rapporte aussi qu'il y a dans l'Inde des femmes qui conçoivent à cinq ans, mais qui ne vivent pas au-delà de huit. Il y a des hommes sans tête, et qui ont les yeux aux épaules. D'autres, qui vivent dans les forêts, ont le corps velu, des dents de chien, et ne font entendre qu'un effroyable glapissement. Chez ceux de ces peuples où l'on adopte un genre de vie régulier, plusieurs femmes sont les épouses d'un seul homme ; quand l'époux meurt, chacune établit ses droits auprès des juges les plus graves, et quand un arrêt a été rendu en faveur de l'une d'elles par les juges, celle qui a obtenu cet honneur peut allumer, comme elle l'entend, le bûcher du mort, et s'y offrir en sacrifice ; les autres vivent dans une sorte de déshonneur.
Les serpents de l'Inde parviennent à une telle grandeur qu'ils avalent tout entiers des cerfs et d'autres animaux de la même taille. Bien plus, ils pénètrent au milieu de l'océan Indien, et abordent, pour y chercher leur nourriture, des îles qu'un long espace sépare du continent. Il est évident qu'il leur faut une grandeur extraordinaire pour arriver, à travers une si vaste étendue, au but qu'ils veulent atteindre. Il y a dans ce pays une foule d'animaux remarquables, dont nous allons faire connaître une partie.
La leucrocotte l'emporte en agilité sur tous les autres animaux. Elle a la taille de l'âne sauvage, le derrière du cerf, la poitrine et les jambes du lion, la tête du blaireau, les pieds fourchus, la gueule fendue jusqu'aux oreilles, et, au lieu de dents, un os qui garnit toute la mâchoire. Voilà pour la forme ; quant à la voix, on prétend qu'elle ressemble à celle de l'homme.
Là aussi se trouve l'éale, qui, sous bien des rapports, ressemble au cheval, mais qui a la queue de l'éléphant, le poil noir, les mâchoires du sanglier, des cornes de plus d'une coudée de long et qui se prêtent aux mouvements que lui imprime l'animal : mais elles ne restent pas raides ; elles ont la mobilité nécessaire pour le combat ; quand l’éale se bat, il dirige l'une d'elles en avant, et replie l'autre, afin que si la pointe de la première vient à s'émousser, l'autre prenne sa place. On le compare à l'hippopotame ; et en effet il aime aussi l'eau des fleuves.
Les taureaux indiens sont de couleur fauve, leur agilité est extrême, ils ont le poil à contre-sens, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Ils ont aussi les cornes mobiles à volonté, une peau dure, impénétrable à toute espèce d'armes, et tellement indomptables qu'une fois pris, ils meurent de rage.
Chez les mêmes peuples se trouve la mantichore, qui a une triple rangée de dents, s'engrenant les unes dans les autres, la face de l'homme, les yeux glauques, la couleur rouge de sang, le corps du lion, la queue armée d'un aiguillon, comme le scorpion, et dont la voix semble se composer des sous combinés de la flûte et de la trompette. Cet animal recherche la chair humaine avec beaucoup d'avidité. Il a dans les pieds tant de vigueur, il bondit avec tant de souplesse, qu'il n'est arrêté ni par l'espace, ni par la hauteur.
L'Inde produit aussi des boeufs qui n'ont qu'une corne et d'autres qui en ont trois ; ils sont solipèdes, et non fissipèdes.
Mais le monstre le plus effroyable de ce pays est le monocéros, dont le mugissement est affreux, et qui a la forme du cheval, les pieds de l'éléphant, la queue du sanglier, la tête du cerf. Du milieu du front s'élève une seul corne, d'un éclat remarquable, qui est longue de quatre pieds, et tellement aiguë qu'elle perce facilement tout ce qu'elle frappe. Cet animal ne tombe pas vivant entre les mains de ses ennemis : on peut le tuer, mais non le prendre.
Les eaux de ce pays ne produisent pas moins d'animaux merveilleux. On trouve dans le Gange des anguilles de trente pieds ; Statius Sebosus dit que dans ce fleuve, entre autres productions remarquables, on trouve des vers appelés bleus, et qui le sont en effet. Ils ont deux branchies de six coudées de long. Leur force est telle, que lorsqu'un éléphant vient boire, ils lui saisissent la trompe, et l'entraînent au fond de l'eau. Les mers de l'Inde ont des baleines offrant une étendue de plus de quatre jugères.
Mais les animaux que l'on nomme physétères (4), plus hauts que les plus hautes colonnes, s'élèvent au-dessus même des vergues des vaisseaux, et jettent une si énorme quantité d'eau, que souvent, par cette inondation, ils coulent bas les navires.
C'est de l'Inde seulement que vient le perroquet ; son plumage est vert ; il a un collier rouge ; son bec est si dur, que quand, du haut des airs, il se précipite sur un rocher, il tombe sur son bec, comme sur un appui d'une solidité extraordinaire ; sa tête elle-même est d'ailleurs si forte, que lorsqu'on veut lui apprendre à parler, car il répète les mots qu'il entend, il faut, pour attirer son attention, le frapper avec une petite verge de fer. Tant qu'il est petit, et dans la première moitié de son âge, il apprend plus vite et retient mieux ; plus tard, il oublie, il est indocile. Le nombre des doigts établit parmi ces oiseaux deux classes : l'une distinguée, l'autre vulgaire ; les premiers ont cinq doigts aux pieds, les seconds n'en ont que trois. Ils ont une langue large, beaucoup plus large que les autres oiseaux, ce qui leur donne la facilité de prononcer distinctement les mots articulés. À Rome, on fut si charmé de cette habileté des perroquets, que pour s'en procurer, on fit commerce avec les barbares.
Les forêts des Indiens ont des arbres d'une telle hauteur qu'une flèche n'en peut atteindre le sommet. On trouve dans les vergers des figuiers dont le tronc présente une circonférence de soixante pas, et dont les branches couvrent deux stades de leur ombre. La largeur des feuilles peut se comparer à la pelte des Amazones ; le fruit a une saveur exquise. Les marais produisent des roseaux d'une dimension telle, que de la partie comprise entre chaque noeud on peut former des canots. On exprime des racines une liqueur aussi douce que le miel. Tylos est une île de l'Inde ; elle produit le palmier, cultive l'olivier, et offre de nombreux vignobles. Elle a sur tous les pays cet avantage merveilleux qu'aucun arbre n'y perd ses feuilles. En ces contrées commence le mont Caucase, dont la chaîne pénètre au milieu d'une très grande partie du globe. Du côté le plus exposé au soleil, se trouve l'arbre qui porte le poivre, et qui, dit-on, donne, comme le genévrier, plusieurs fruits : celui qui paraît le premier, semblable aux chatons du coudrier, se nomme poivre long ; celui qui lui succède et qui tombe brûlé par l'ardeur du soleil, tire son nom de sa couleur ; celui enfin que l'on cueille à l'arbre même, est appelé poivre blanc, comme il l'est en effet. Si l'Inde seule produit le poivre, seule aussi elle produit l'ébène : ce n'est pas pourtant dans toute son étendue, mais seulement dans une petite partie, qu'on voit des forêts d'ébeniers. Cet arbre, qui le plus souvent est mince, a beaucoup de branches ; sa souche prend rarement de la grosseur ; son écorce s'entr'ouvre facilement, et présente une espèce de réseau, dont les veines se divisent de telle sorte, que la partie intérieure est à peine couverte d'une pellicule. Le bois en entier, comme le coeur de l'arbre, a l'aspect et l'éclat du jais. Les rois indiens en tirent leurs sceptres, et dans l'Inde toutes les images des dieux sont en ébène. D'après les indigènes, ce bois ne contient aucun suc malfaisant, et détruit par son contact toute mauvaise influence : aussi se servent-ils de vases d'ébène. Il n'est donc pas étonnant que les étrangers l'estiment, puisqu'il est prisé dans le pays même qui le produit. Le grand Pompée fit voir l'ébène à Rome dans son triomphe, après la défaite de Mithridate. L'Inde produit aussi des roseaux, dont l'odeur est un spécifique contre les affections morales. Elle produit d'ailleurs une foule d'autres végétaux d'un parfum délicieux.
Parmi les pierres précieuses, les Indiens assignent le premier rang au diamant. Il dissipe les hallucinations, neutralise l'effet du poison, et délivre des vaines frayeurs. Nous avons cru devoir nous occuper d'abord de ce qui regarde l'utilité ; maintenant nous dirons quelles sont les diverses espèces de diamants, et quelle est pour chacune la couleur la plus estimée. Le diamant de l'Inde se trouve dans une espèce de cristal auquel il ressemble par sa brillante transparence ; ses deux moitiés sont légèrement coniques et présentent six facettes. Jamais on n'en a rencontré de plus gros qu'une aveline. Celui que nous placerons au second rang, et qui se trouve dans l'or le plus pur, est plus pâle, et approche de la couleur de l'argent. Le troisième, que l'on rencontre dans les mines de cuivre, tire sur le ton du bronze. Le quatrième, qu'on recueille dans les mines de fer, l'emporte sur les autres en densité, mais non en dureté : car ainsi que celui de Chypre, il peut être brisé, et souvent même percé par d'autres diamants ; tandis que ceux que nous avons désignés les premiers ne peuvent être attaqués ni par le fer, ni par le feu. Si cependant on les laisse tremper dans du sang de bouc, encore chaud, ou fraîchement versé, il arrive qu'après avoir brisé quelques marteaux, quelques enclumes, on parvient à les briser eux-mêmes ; ils se divisent alors en parcelles que les graveurs recherchent pour travailler toute espèce de pierres précieuses. Le diamant a une sorte d'antipathie naturelle pour l'aimant : placé près de lui, il lui enlève la propriété d'attirer le fer, et si le fer est attaché à l'aimant, le diamant le lui enlève, et semble ravir une proie.
L'Inde produit aussi la lychnite, dont le feu des flambeaux fait ressortir l'éclat, ce qui lui a fait donner ce nom par les Grecs. On en distingue deux variétés : l'une couleur de pourpre éclatante, l'autre d'un rouge écarlate et qui, lorsqu'elle est pure, offre dans toutes ses parties une admirable transparence. La lychnite, échauffée par les rayons du soleil, ou par le contact des doigts, attire à elle des brins de paille, ou des filaments de papyrus. Elle résiste énergiquement aux efforts du graveur, et si l'on parvient à la décorer d'emblèmes, quand on veut les imprimer sur la cire, la pierre en retient une partie, comme le ferait un animal avec les dents. Les Indiens taillent les béryls en hexaèdre ; car leur nuance terne ne prend d'éclat que par la réverbération de la lumière sur les angles. Il y a plusieurs espèces de béryls ; les plus beaux, par un certain mélange de vert et de bleu, ont l'aspect agréable de la mer calme. Après eux viennent les chrysobéryls, un peu plus pâles, mais dont l'éclat semble voilé par un nuage d'or. On a également rangé parmi les béryls les chrysoparses, dont la couleur tient de celle de l'or et du poireau ; puis entre les hyacinthizontes, celles qui rappellent l'hyacinthe. Quant à celles qui ont l'aspect du cristal, et que des filaments qui parcourent leur eau obscurcissent (car tel est le terme dont on se sert pour exprimer ce défaut), les connaisseurs les abandonnent au peuple. Les rois Indiens aiment à faire tailler les pierres de cette espèce en cylindres très longs, qu'ils enfilent avec des crins d'éléphants, après les avoir percés, pour s'en faire des colliers ; ou bien ils enchâssent les deux extrémités dans de petites bossettes d'or, pour donner à l'aspect de la pierre un éclat plus nourri, et pour qu'elle tire une lumière plus brillante du métal que l'art lui associe.

LIV. De Taprobane, et du caractère de ses habitants ; des astres, de la nature de la mer, des moeurs du pays, de la grandeur des tortues, de la perle.

L'île de Taprobane, avant que les audacieuses investigations de l'homme au sein des mers les plus reculées n'eût dévoilé la vérité, passait pour un autre inonde, habité par des Antipodes. Mais, grâce aux armes victorieuses d'Alexandre qui a porté la gloire de son nom jusque dans ces contrées mystérieuses, ce préjugé a été détruit. Onésicrite, amiral de la flotte macédonienne, chargé d'explorer le pays, nous a fait connaître cette terre, son étendue, ses productions, son état : elle a sept mille stades de long sur cinq mille de large. Un fleuve la traverse. Une partie de ce pays est pleine d'animaux de toute espèce et d'éléphants beaucoup plus gros que ceux de l'Inde ; l'autre partie est occupée par les hommes. Elle abonde en perles et en pierreries. Située entre l'est et l'ouest, elle commence à la mer d'Orient, et se développe le long de l'Inde. De la nation indienne, dite Prasie, à cette contrée, on comptait d'abord vingt jours de traversée ; aujourd'hui que nos vaisseaux ont remplacé les bâtiments de papyrus, bons pour la navigation du Nil, on a réduit ce nombre à sept. La mer qui la sépare du continent a beaucoup de bas-fonds ; la hauteur des eaux n'est pas de plus de six pas, excepté dans de certains trous où il y a une telle profondeur que nulle ancre ne peut en mesurer l'étendue. Les navigateurs, pour se diriger, n'ont point recours à l'inspection des astres : car on n'y voit ni la grande Ourse ni les Pléiades. La lune, chez eux, ne se montre à l'horizon que de la huitième à la sixième heure. L'astre majestueux et brillant de Canope les éclaire. Ils ont à droite le soleil levant, à gauche le soleil couchant. N'ayant donc aucune règle pour leur navigation, et rien qui puisse les guider, ils emportent des oiseaux auxquels ils donnent la volée, et comme ces oiseaux se dirigent vers la terre, ils les suivent. Ils ne naviguent que pendant quatre mois de l'année.
Voilà tout ce que nous savions de la Taprobane quand Claude parvint à l'empire. Mais alors nous dûmes à la fortune de pouvoir compléter nos notions : car l'affranchi d'Annius Plocamus, qui était chargé de percevoir les impôts des bords de la mer Rouge, se rendant en Arabie, et porté par les vents au-delà de la Carmanie, aborda enfin le quinzième jour à un port nommé Hippures. Au bout de six mois il connut la langue, et, admis à s'entretenir avec le roi, il a pu rapporter ce qu'il avait vu. D'abord le roi s'étonna de ce que les effigies des pièces de monnaies que portait avec lui son captif ne fussent pas les mêmes, quoique leur poids ne présentât aucune différence ; cette égalité qui le frappa l'excita plus vivement à rechercher l'amitié des Romains, et il nous envoya des députés, dont le chef se nommait Rachias : ces étrangers nous firent connaître tout ce qui avait rapport à leur pays.
Les naturels de Taprobane ont une taille plus haute que celle des autres hommes ; ils teignent leurs cheveux en rouge ; ils ont les yeux bleus, le regard farouche, un son de voix effrayant. Ceux qui meurent avant l'âge vivent environ cent ans ; les autres parviennent à une vieillesse fort avancée et qui semble dépasser les bornes assignées à la faiblesse humaine. Ils ne dorment ni avant ni pendant le jour : ils consacrent une partie de la nuit au repos ; ils se lèvent avant le jour. Ils bâtissent de modestes maisons. Toute l'année chez eux n'est qu'une récolte perpétuelle. Ils ne connaissent pas la vigne ; ils recueillent des fruits en abondance. Hercule est l'objet de leur culte. Chez eux ce n'est pas la naissance, mais le suffrage universel qui détermine le choix d'un roi. Le peuple élit un homme de moeurs irréprochables, d'une bonté reconnue, et même un peu âgé. On exige toutefois de lui qu'il n'ait pas d'enfants : quelque considéré qu'il soit, s'il est père, il ne peut régner ; et si pendant son règne il songe à avoir de la famille, il abdique le pouvoir. C'est une précaution contre l'hérédité du trône. Quand même les actes du roi seraient tous empreints d'équité, on ne veut pas que tout lui soit permis ; il a quarante conseillers, pour n'être pas seul juge dans les causes capitales, et du jugement même de ce conseil ou peut faire appel au peuple, qui nomme soixante-dix juges, dont l'arrêt est alors définitif. Le roi se distingue du peuple par le costume : il a une robe traînante ; il est vêtu à peu près comme on représente Bacchus. S'il commet quelque faute, on le punit de mort : nul toutefois ne peut porter la main sur lui ; seulement, d'un consentement unanime, on lui interdit toute espèce d'affaires ; on lui refuse même tout entretien. Les habitants de ces contrées s'adonnent tous à l'agriculture. Ils se livrent aussi à la chasse, mais ils dédaignent une proie vulgaire : il leur faut des tigres ou des éléphants.
Ils explorent les mers avec une grande sagacité ; ils se plaisent à prendre des tortues marines, dont la dimension est telle qu'ils font avec leurs carapaces des cabanes qui peuvent servir d'abri à une famille entière. La plus grande partie de cette île est brûlée par le soleil, et ne présente que de vastes solitudes. La mer qui la baigne est ombragée par une telle quantité d'arbres, que souvent leurs feuillages sont froissés par le gouvernail des vaisseaux. Du haut de leurs montagnes ils découvrent les Sères. Ils estiment l'or, et ornent leurs vases de pierreries. Ils taillent des marbres qui ont la beauté de l'écaille.
Ils pèchent une quantité considérable de perles, et de fort remarquables par leur grosseur. Les coquilles où ou les recueille s'entr'ouvrent à une certaine époque de l'année, pour cette sorte de conception ; elles aspirent après la rosée comme après un époux, et écartent leurs valves pour la recevoir ; et c'est surtout quand la lune préside à cette petite pluie du matin qu'elles absorbent le fluide désiré. C'est ainsi qu'elles conçoivent, et que les fruits de leur enfantement sont des perles, dont la qualité diffère selon la qualité de la rosée. Pure, la rosée produit des perles très blanches ; trouble, elle produit des perles pâles ou rougeâtres. Ainsi les perles tiennent plus du ciel que de la mer. Elles sont claires, ou obscures, selon que la rosée est tombée le matin, ou le soir ; plus la rosée est abondante, plus la perle sera grosse. Si l'éclair vient à briller, la coquille épouvantée se resserre avant le temps, et cette frayeur subite produit l'avortement : alors elle ne donne plus que de très petites pierres, ou une vaine apparence. Les coquilles ne sont pas dépourvues de sentiment ; elles craignent que leurs fruits ne soient souillés, et quand la chaleur du jour est trop forte, elles s'enfoncent dans la mer pour garantir les perles de l'atteinte du soleil, et y trouver elles-mêmes un abri. Mais cette précaution n'empêche pas l'action de la vieillesse, qui fait perdre aux perles leur blancheur : quand la coquille grandit, elles jaunissent. Les perles sont molles tant qu'elles restent dans l'eau ; elles durcissent quand elles sont tirées du coquillage. On n'en trouve jamais deux ensemble, d'où leur vient le nom d'unions.
On dit qu'on n'en trouve pas qui pèsent plus d'une demi-once. Les coquilles craignent les pièges des pêcheurs ; de là vient qu'elles se cachent ou dans les rochers, ou au milieu des chiens de mer. Elles nagent en troupe, et cette espèce d'essaim a un chef ; s'il est pris, celles même qui s'échappent viennent bientôt se jeter dans les filets. L'Inde et les côtes de la Bretagne fournissent des perles. J. César a fait connaître, par une inscription, que celles qui décoraient la cuirasse dont il orna le temple de Vénus Génitrix venaient de la Bretagne. On sait que l'épouse de Caligula, Lollia Paullina, porta une robe toute couverte de perles, estimée à quarante millions de sesterces : pour satisfaire la cupidité de sa fille, M. Lollius avait pillé tout l'Orient ; par là, il déplut à Caïus César fils d'Auguste, tomba dans la disgrâce de ce prince, et s'empoisonna. Les recherches des anciens nous ont appris que c'est vers le temps de Sylla que l'on apporta, pour la première fois, des perles à Rome.

LV. Itinéraire de l'Inde. Golfes Persique et Arabique. Mer Azanienne.

Il est à propos de revenir des îles au continent. Retournons donc de Taprobane à l'Inde : car il convient d'examiner ce pays. Mais si nous nous étendions trop longuement sur les villes et les peuples qu'elle contient, nous manquerions à cette loi de concision que nous nous sommes imposée. Près de l'Indus est la ville de Caphuse, détruite par Cyrus. Sémiramis bâtit Arachosie sur le fleuve Erumande La ville de Cadrusie fut fondée par Alexandre le Grand au pied du Caucase, où se trouve aussi Alexandrie, qui a trente stades d'étendue (5). Il y a beaucoup d'autres villes ; mais celles que nous venons de nommer sont des plus remarquables.
Après les Indiens, viennent les Ichtyophages, qui habitent un pays couvert de montagnes. Alexandre, après les avoir soumis, leur interdit l'usage du poisson : c'était auparavant leur seule nourriture.
Au-delà, se trouvent les déserts de la Carmanie, ensuite la Perse, et après, la mer où se voit l'île du Soleil, dont la terre est toujours rouge, et que ne touche en vain aucune espèce d'animaux : tous ceux qu'on y transporte y périssent. En revenant de l'Inde vers l'Azarius, fleuve de la Carmanie, on commence à voir la grande Ourse. Là se sont établis les Achéménides. Du cap de la Camanie à l'Arabie, il y a cinquante mille pas ; viennent ensuite trois îles, dans les environs desquelles sont des hydres marines qui ont plus de vingt coudées de longueur.
Il faut dire ici comment de la ville d'Alexandrie en Égypte, on va jusqu'à l'Inde. À l'époque des vents étésiens, on navigue sur le Nil jusqu'à Coptos ; puis on va par terre jusqu'à Hydreum ; ensuite, après quelques stations, on arrive à Bérénice, port sur la mer Rouge ; enfin on atteint Océlis, port de l'Arabie. La première ville marchande de l'Inde est Zmiris, fameuse par ses pirates. Par divers ports on arrive à Cottonare, où des canots d'une seule pièce de bois portent des cargaisons de poivre. Ceux qui se rendent dans l'Inde, cessent de naviguer au milieu de l'été, avant le lever de la canicule, ou aussitôt après son coucher. Ceux qui reviennent de l'Inde font leur trajet au mois de décembre. Le vent favorable pour ce trajet est le vulturne, et quand on est entré dans la mer Rouge, l'africus ou l'auster. L'Inde a, dit-on, dix-sept cent cinquante mille pas d'étendue ; la Carmanie, cent mille, dont une partie est en vignobles. Il y a dans la Carmanie des peuples qui ne mangent que de la chair de tortue, et dont tout le corps est velu, sauf la tête ; ils se font un vêtement de peaux de poissons ; on les nomme Chélonophages.
La mer Rouge pénètre dans ce pays et se partage en deux golfes : l'un, à l'est, est le golfe Persique, qui doit son nom à ce que les Perses ont habité cette côte ; il a huit millions de pas de circonférence ; vis-à-vis, du côté de l'Arabie, est le golfe Arabique. La mer qui baigne ce pays, s'appelle Azanienne.
À la Carmanie confine la Perse, dont l'île d'Aphrodisie est comme la tête. Cette île riche en biens de toute espèce, a pris jadis le nom de Parthie ; ses côtes, dans leur direction occidentale, ont une étendue de cinq cent cinquante mille pas. La ville la plus remarquable est Suse, où se trouve un temple consacré à Diane Susienne. À cent trente-cinq mille pas de Suse est Babytace, où tous les hommes, en haine de l'or, achètent ce métal pour l'enfouir dans les profondeurs de la terre, et pour interdire ainsi à l'avarice le moyen d'altérer l'équité. La dimension des mesures varie extrêmement dans ce pays : et cela doit être : car parmi les nations qui limitent la Perse, les unes font usage du schène, les autres de la parasange, d'autres de dimensions inconnues pour déterminer les distances ; il a dû résulter de cette discordance quelque chose d'irrégulier.

LVI. Parthie, et régions voisines. Tombeau de Cyrus.

La Parthie, dans toute son étendue, est bornée au midi par la mer Rouge, au nord par la mer Hyrcanienne. Elle contient dix-huit royaumes, rangés en deux classes. La première comprend onze royaumes, que l'on nomme supérieurs, qui commencent à l'Arménie et aux côtes de la mer Caspienne, et qui s'étendent jusqu'au pays des Scythes, auxquels ressemblent leurs habitants. Les sept autres, qu'on appelle inférieurs, sont limités à l'est par les Aries et les Ariens, au midi par la Carmanie, à l'ouest par la Médie, au nord par l'Hyrcanie. La Médie s'étend en biais à l'ouest, et embrasse les deux divisions du pays des Parthes ; au nord elle est environnée par l'Arménie ; à l'est elle touche aux Caspiens ; au midi elle touche à la Perse. Puis elle s'avance jusqu'au fort de Passargade, occupé par les Mages. Là est le tombeau de Cyrus.

LVII. Babylone. Retour vers l'océan Atlantique ; et, îles Gorgades, Hespérides, Fortunées, situées dans cette mer.

Babylone, capitale de la Chaldée, bâtie par Sémiramis, est si célèbre, qu'en son honneur le nom de Babylonie a été donné à l'Assyrie et à la Mésopotamie. Babylone a soixante mille pas de tour, des murailles de deux cents pieds de haut sur cinquante de large : or, le pied babylonien a trois doigts de plus que le nôtre. Elle est baignée par l'Euphrate. On y voit un temple de Jupiter Belus, inventeur de l'astrologie, comme l'atteste le culte qui en fait un dieu. Les Parthes ont fondé Ctésiphon, pour rivaliser avec cette ville.
Il est temps de revenir à l'Océan, de retourner vers l'Éthiopie : en effet, comme nous l'avons dit, il y a longtemps déjà que l'océan Atlantique commence à l'ouest et à l'Espagne, il convient d'aborder les parties du monde où il commence à prendre ce nom. La mer Azanienne s'étend jusqu'aux rivages de l'Éthiopie ; l'Éthiopie va jusqu'au cap de Mossyle, et là reparaît l'océan Atlantique. La plupart des écrivains pensent que l'extrême ardeur du soleil rend ces parages inabordables ; Juba, eu faisant, à l'appui de son assertion, l'énumération des peuples et des îles, prétend que toute cette mer, de l'Inde à Gadès, est navigable, mais toutefois par le souffle du corus, qui peut pousser quelque flotte que ce soit au delà de l'Arabie, de l'Égypte, de la Mauritanie, pourvu que la navigation s'opère en partant du cap indien, nommé par les uns Lepté-Acra, par les autres Drepanum. Il a donné, de plus, et l'indication des lieux où l'on peut s'arrêter, et les distances qui les séparent. Des proéminences de l'Inde à l'île Malichu, il assure qu'il y a quinze cent mille pas ; de l'île de Malichu à Scénéos, deux cent vingt-cinq mille ; de là à l'île Adanu, cent cinquante mille : en tout, pour atteindre la mer libre, dix-huit cent soixante-quinze mille pas. Juba, pour réfuter l'opinion de ceux qui pensent que l'ardeur du soleil rend la plus grande partie de ce pays inaccessible, dit que le commerce, dans ces parages, est troublé par les Arabes, nommés Ascites, désignation prise des outres dont ils font usage : en effet, jetant un pont sur des outres accouplées deux à deux, ils lancent de cette embarcation des flèches empoisonnées. Il ajoute que les parties brûlantes de l'Éthiopie sont habitées par les Troglodytes et les Ichtyophages : les Troglodytes sont d'une agilité telle, qu'ils atteignent les bêtes à la course ; les Ichtyophages nagent avec autant de facilité que les animaux marins. Après avoir ainsi parcouru la mer Atlantique jusqu'à l'ouest, il fait mention des îles Gorgades.
Les îles Gorgades sont situées, dit-on, en face du cap Hespérucéras. Les Gorgones les ont jadis habitées, et aujourd'hui encore un peuple monstrueux les occupe. Elles sont à deux jours de navigation du continent. Xénophon de Lampsaque dit qu'Hannon le Carthaginois pénétra dans ces îles, et qu'il y trouva des femmes d'une extrême agilité, et que parmi celles qui s'étaient montrées, on en prit deux qui avaient le corps tellement rude et velu que, soit comme preuve du fait, soit comme monument de cette merveille, on suspendit leurs peaux dans le temple de Juron, où elles restèrent jusqu'à la prise de Carthage.
Au-delà des Gorgades sont les îles Hespérides, qui, selon Sébose, se prolongent dans la mer à une distance de quarante jours de navigation.
Il est certain, comme on le dit, que les îles Fortunées sont situées à gauche de la Mauritanie ; Juba les place au midi, mais toutefois se rapprochant beaucoup du couchant. Leur nom promet beaucoup ; mais la réalité est loin de ce qu'il fait attendre. Dans la première, nommée Norion, il n'y a pas, et il n'y a jamais eu de maisons. Le sommet des montagnes se ressent de l'humidité des lacs. Les férules s'y élèvent à la hauteur des arbres : les noires donnent une liqueur très amère ; les blanches une boisson agréable. La seconde des îles Fortunées, appelée Junonia, a un petit temple, d'une élévation bien modeste. La troisième, qui porté le même nom que la précédente, n'offre rien qui soit à remarquer. La quatrième s'appelle Capraria, et est infestée d'énormes lézards. Vient ensuite Nivaria, dans une atmosphère dense et nébuleuse, et par cela même toujours couverte de neiges ; puis enfin Canarie, où se trouvent par milliers des chiens magnifiques : on en amena deux au roi Juba. Canarie a quelques restes d'édifices. On y trouve aussi une multitude d'oiseaux, des vergers, des palmiers couverts de dattes, des pommes de pin en abondance, beaucoup de miel, des fleuves qui nourrissent une quantité innombrable de silures. On dit aussi que la mer rejette sur les côtes de cette île des monstres marins, et qu'une fois passés à l'état de putréfaction, ces animaux infectent toute la côte d'une odeur pestilentielle. Comme on le voit, la condition de ces îles ne répond pas complètement à leur dénomination.

1.   Table du soleil.
2
.  Heureuse.
3
.  Pays du serpent.
4
. Souffleurs.   
5
. De l'E. à l'O.