Michel Psellos

MICHEL PSELLOS

 

DEUX LETTRES INÉDITES DE L'EMPEREUR MICHEL DUCAS PARAPINACE A ROBERT GUISCARD RÉDIGÉES PAR MICHEL PSELLUS

Traduction française : Constantin SATHAS

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

DEUX LETTRES INÉDITES

 

DE L'EMPEREUR

 

MICHEL DUCAS PARAPINACE

A ROBERT GUISCARD

RÉDIGÉES PAR MICHEL PSELLUS

ET PUBLIEES

Par M. Constantin Sathas.

 

Extrait de l’Annuaire pour l’encouragement des études grecques en France, 1874.

 

 

Je crois utile de faire précéder les deux lettres qu'on lira ci-après de quelques notes empruntées au quatrième volume de ma Bibliothèque grecque[1] du moyen âge, dans lequel j'ai publié pour la première fois, d'après le manuscrit unique de la Bibliothèque nationale de Paris, les Mémoires historiques de Michel Psellus (976-1077), ainsi que plusieurs autres opuscules du même auteur et une longue étude biographique appuyée sur des documents complètement inconnus ou inédits.

Il existe deux Psellus dans la littérature byzantine. Le premier, originaire de l'île d'Andros, florissait vers la fin du huitième siècle et fut précepteur du célèbre mathématicien et philosophe Léon de Byzance. Ce Psellus a composé une chronique qui comprend la période des empereurs iconoclastes et dont on ne connaît aucun manuscrit.

Le second, Michel Psellus, de Byzance, est le grand représentant politique et littéraire du onzième siècle. Depuis Giraldi et Allatius jusqu'à Fabricius et Harlès, on a beaucoup écrit sur ce personnage ; par malheur, aucun de ses biographes ne connaissait ni ses Mémoires ni sa volumineuse correspondance historique, et tous, à l'envi, ont entassé erreurs sur erreurs. La confusion a persisté jusqu'à nos jours. Un Allemand, justement renommé pour sa critique judicieuse et ses études approfondies sur l'histoire byzantine, le professeur Tafel, a même publié en les attribuant à Eustathe, archevêque de Thessalonique, des lettres de Psellus adressées à des personnes qui n'étaient rien moins que contemporaines du fameux commentateur d'Homère. Enfin tous les dictionnaires biographiques français , anglais et allemands ne contiennent que des notices erronées sur cet écrivain.

Je résumerai ici, en suivant l'ordre chronologique, les faits principaux de la vie de Psellus, d'après l'étude placée en tête du quatrième volume de ma Bibliothèque grecque du moyen âge.

I.

1018. Constance Psellus (Κώνστας ψελλός) naît à Constantinople de parents pauvres, mais issus d'une ancienne famille consulaire et patricienne.

1026. Il termine ses premières études. Privé de ressources suffisantes pour continuer à s'instruire, il entre en qualité de scribe chez un fonctionnaire de province. A la mort de sa sœur, son père et sa mère désolés le rappellent auprès d'eux ; ils embrassent l'un et l'autre la vie monastique.

Psellus suit les leçons de Nicétas de Byzance et celles de Jean Mavropode, archevêque d'Euchaïte. Il se lie d'une étroite amitié avec l'un de ses condisciples, Jean Xiphilin, de Trébizonde, qui plus tard commenta les Basiliques et devint patriarche œcuménique. Psellus enseigne la philosophie à Xiphilin et celui-ci lui enseigne le droit ; devenu avocat, il se distingue au barreau par une éloquence aussi brillante que solide.

1034-1041. Son ami Constantin Lichoudis est choisi comme premier ministre par l'empereur Michel le Paphlagonien ; sur ses recommandations, Psellus est nommé juge de Philadelphie et, quelque temps après, scribe impérial.

1041-1042. Le successeur du Paphlagonien, Michel le Calaphate, nomme Psellus sous-secrétaire de la cour impériale.

1043. L'empereur Constantin Monomaque le choisit pour secrétaire particulier. Psellus lui recommande Jean Xiphilin et obtient pour lui le poste de Nomophylax. Il accompagne l'empereur dans la défense de la capitale contre les attaques de la flotte russe.

Psellus et Xiphilin conseillent à Monomaque de rétablir à Byzance l'ancienne Académie.

Xiphilin est nommé professeur de droit et Psellus premier professeur de philosophie ; il enseigne avec le plus grand éclat les doctrines platoniciennes et condamne celles d'Aristote. Dans son excessive admiration pour Platon, il déclare sa philosophie supérieure au christianisme. Tous, même le patriarche, applaudissent à ses leçons et encouragent ses tendances, que quelques-uns pourtant finissent par blâmer fortement comme subversives et dangereuses. De l'Orient et de l'Occident on accourt en foule pour l'entendre. Malheureusement, le capricieux Monomaque enjoint à Psellus et à Xiphilin de quitter leurs chaires et de revenir au palais lui tenir compagnie et l'initier i l'étude des sciences.

Bientôt Psellus est nommé ministre des relations extérieures (πρωτασηκρήτης), grand chambellan (βεστάρχης) et prince des philosophes (ὕπατος τῶν φιλοσόφων) ; quant à Xiphilin, il est créé ministre de la justice et magistre.

24 juillet 1054. Psellus et Xiphilin se déclarent contre les Latins dans la fameuse controverse qui se termina par le grand schisme des deux Églises.

Monomaque chasse son premier ministre, Constantin Lichoudis, qui refusait d'exécuter ses caprices ; il s'entoure de vils courtisans qui achèvent de le corrompre.

Psellus et Xiphilin, indignement attaqués par des pamphlétaires stipendiés, répondent d'une façon triomphante à leurs basses calomnies. Ils se décident à quitter la cour et demandent à l'empereur la permission de prendre l'habit monastique. Monomaque refuse d'abord avec dureté, mais enfin, voyant que leur résolution était inébranlable, il permet à Xiphilin de partir, à condition que Psellus resterait à la cour et remplirait, outre sa charge, celle dont s'acquittait son ami.

Xiphilin se rend dans un monastère du mont Olympe de Bithynie, et Psellus lui promet de l'y rejoindre dans un bref délai. Cependant Xiphilin n'a pas plutôt quitté Byzance que Psellus sent en lui-même une violente aversion pour l'état religieux; mais il a juré à son ami de le suivre, il surmonte ses répugnances et cède aux lettres pressantes qu'il reçoit de lui chaque jour. Il prononce ses vœux vers le mois de novembre 1054, et change, suivant une coutume en vigueur dans l'Église grecque comme dans l'Église latine, son nom de Constance, qu'il portait dans le monde, contre celui de Michel, sous lequel il est connu.

L'empereur accable Psellus de reproches, il le menace avec colère et l'oblige à revenir au palais.

11 janvier 1055. Mort de Monomaque. Psellus prononce l'oraison funèbre de l'empereur, et repart aussitôt après pour l'Olympe. Cependant son amour pour Platon et l'extrême négligence qu'il apporte à observer la règle monastique font suspecter la sincérité de sa foi. Tous ses confrères le fuient comme un réprouvé, et Xiphilin lui-même rompt complètement avec lui. Alors Psellus jette sans regret le froc aux orties , au grand scandale des moines qui écrivent contre lui de violentes satires, dans lesquelles ils le comparent à Jupiter quittant l'Olympe où il ne trouve plus de déesses à son goût. Psellus leur réplique par d'autres satires, et les traite « d'animaux qui ne savent que boire du vin ».

1055-1056. Retour de Psellus à Byzance. L'impératrice Théodora le reçoit avec bienveillance et sympathie; elle ne manque jamais de l'appeler au palais toutes les fois qu'il se présente une affaire importante à traiter. Mais ses courtisans, et surtout Stravospondylos, son premier ministre, considérant comme dangereuse pour leur crédit la présence de Psellus à la cour, finissent par lui en faire interdire l'entrée.

1056. L'empereur Michel VI, le Stratiotique, continue, comme Théodora, de ne pas recevoir Psellus.

1057. Grande révolte d'Isaac Comnène. Michel, très-embarrassé, fait appel à la grande expérience de Psellus. Il l'envoie en députation, avec Lichoudis et Alopus, au camp des rebelles. Psellus harangue les insurgés qui, furieux de tant d'audace, veulent le mettre à mort. Mais Comnène, qui connaissait le mérite de l'ambassadeur impérial, l'écoute avec une respectueuse déférence, et le prie d'aller à Constantinople présenter de sa part à Michel des propositions de conciliation. L'empereur, joyeux du succès de Psellus, le renvoie auprès de Comnène avec mission de l'informer qu'il est prêt à tenir ses engagements.

30 août 1057. Le patriarche Michel Cérulaire, à la tête du peuple et du sénat, proclame la déchéance de Michel VI et l'avènement de Comnène. Psellus apprend cette nouvelle au camp des révoltés ; ayant tout à craindre de la colère des soldats, il se prépare résolument à la mort. Mais, contrairement à son attente, le nouvel empereur le félicite de sa conduite courageuse, le nomme membre du sénat et le place à sa droite lors de son entrée triomphale à Constantinople.

1057-1059. Durant le règne du vaillant Isaac Comnène, Psellus vit entouré d'honneurs. Son ami Lichoudis devient premier ministre.

Psellus exhorte l'empereur à exterminer ou à transporter dans des provinces éloignées les peuplades barbares des bords du Danube , dont l'insolence chaque jour croissante compromet la paix future de l'empire.

1058. Le patriarche Michel Cérulaire, abusant de la bienveillance de Comnène, veut se faire proclamer patriarche-roi et porter les insignes impériaux. Il insulte l'empereur, dont il exige une soumission absolue. Arrêté, puis envoyé en exil, il refuse de donner sa démission; il comparaît devant un concile qui n'ose le condamner. C'est alors que Psellus se voit obligé, à son très grand regret, de rédiger contre lui un acte d'accusation.

1059. Cérulaire meurt pendant le jugement. Constantin Lichoudis lui succède.

Novembre 1059. Maladie de l'empereur. Discussion de Psellus avec les médecins du palais. Comnène, désespérant de sa guérison, nomme pour son successeur à l'empire Constantin Ducas, malgré l'opposition de sa famille, qui s'imagine que Psellus a conseillé ce choix au monarque moribond.

Ducas, n'ayant pas reçu les insignes impériaux, n'ose monter sur le trône, mais son ami Psellus l'y installe de force et l'oblige de prendre en main la direction des affaires de l'État.

1060-1067. Pendant le règne de Constantin Ducas, Psellus est au comble de sa gloire ; on le considère comme un membre de la famille impériale.

Août 1063. Il prononce l'oraison funèbre du patriarche Lichoudis, et recommande, pour lui succéder sur le siège œcuménique, son ami Xiphilin. Celui-ci, amant passionné de la vie monastique, se décide avec peine à accepter celte haute dignité.

1067-1068. Règne de la savante Eudoxie, fille de Jean Macrembolite et femme de Constantin Ducas. Elle hait Psellus, parce que c'est lui qui a prononcé jadis l'acte d'accusation contre son oncle, Michel Cérulaire. Psellus prend parti pour le fils de l'impératrice, Michel Ducas, son élève de prédilection, et, avec les parents de ce dernier, il conspire contre Eudoxie. Celle-ci, voyant avec peine les provinces de l'Asie-Mineure sans cesse exposées aux invasions des Turcs, épouse Romain Diogène et le nomme son collègue à l'empire, sous la condition qu'il ira combattre ce peuple, dont les progrès sont une menace perpétuelle contre l'intégrité du territoire byzantin.

1069. Psellus accompagne Romain Diogène dans sa seconde expédition contre les Turcs.

1071. L'empereur reste prisonnier du sultan. Psellus profite de la captivité du monarque pour faire prononcer sa déchéance ainsi que celle d'Eudoxie ; Michel VII Ducas est proclamé leur successeur.

1073. Diogène est vaincu et aveuglé, contre la volonté expresse de Psellus. Douleur de ce dernier. Il écrit au malheureux empereur une lettre très-émue où il proteste énergiquement de son innocence, et maudit ceux qui se sont rendus coupables d'un crime si odieux.

1071-1077. Dans la première année du règne de Michel VII, Psellus est comblé d'honneurs ; mais peu à peu il tombe en disgrâce et se voit presque refuser l'entrée du palais.

Il cherche alors un refuge dans l'étude de la philosophie platonicienne, pour laquelle il professait, comme il a été dit, une espèce de culte. Xiphilin le menace et lui déclare sans ambage que quiconque se dit adorateur du philosophe athénien ne peut être considéré comme chrétien orthodoxe. Psellus réplique qu'il est aussi bon chrétien que le patriarche, que ses intentions sont pures, et qu'il sait concilier les exigences de sa foi avec l'amour d'une philosophie sans rivale au monde.

1077. Psellus écrit la lettre de l'empereur à Nicéphore Phocas Botaniate, qui, à la tête des légions d'Orient, marchait sur Constantinople. Ses mémoires historiques se terminent brusquement par une courte analyse de cette missive. A partir de cette époque, nous perdons complètement la trace de Psellus. Selon toute probabilité, il quitta Constantinople et alla finir ses jours dans quelque paisible et studieuse retraite.

II.

Michel Psellus a été, comme je l'ai dit précédemment, le grand représentant politique et littéraire de son siècle. Homme de lettres, professeur, moine, ministre, il fut en relations très-étroites avec les empereurs, les patriarches et tous les grands dignitaires. Il se trouve dans sa longue correspondance des lettres adressées par les empereurs à divers princes d'Orient et d'Occident, et qui ont été certainement rédigées par lui, en sa qualité de secrétaire impérial ou de ministre des affaires étrangères.

Les deux lettres publiées ici pour la première fois sont extraites de ces documents ; et, quoiqu'elles ne portent ni date, ni signature, ni adresse, on peut cependant affirmer en toute sûreté qu'elles ont été écrites vers 1072-1073, peu de temps après la mort du brave Romain IV, par l'empereur Michel Ducas Parapinace au fameux Robert Guiscard, duc de Pouille, de Calabre et de Sicile. Dans ces deux missives, l'empereur grec demande au conquérant normand la main d'une de ses filles pour son frère Constantin Ducas Porphyrogénète. Ces documents jettent quelque lumière sur la famille de Robert Guiscard, et surtout sur les liens qui l'unissaient à la maison impériale de Byzance.

Skylitzès, Zonaras et Anne Comnène parlent avec détail du mariage d'une fille de Robert, nommée Hélène, avec le fils même de Michel Ducas, appelé Constantin comme son oncle ; mais aucun historien grec ne mentionne une alliance de cette nature avec le frère de l'empereur. Quant aux chroniqueurs normands, ils ne nous donnent que des détails confus sur cette union : les uns affirment que le gendre de Guiscard était le fils de l'empereur, les autres disent le frère, et certains l'empereur lui-même. Un seul, Orderic Vital, parle de deux filles de Robert mariées à Constantinople.

Cette confusion a, pour ainsi dire, obligé Du Cange et les autres historiens d'accepter le témoignage des Byzantins, qui s'accordent à dire qu'une de ces Normandes, Hélène, épousa le fils de Michel Ducas.

Guillaume de Pouille dit, au commencement du troisième livre de son histoire, que Michel associa à l'empire son frère Constantin :

Interea Michael romani jura regebat

Imperii, cum fratre suo, qui nomine dictus

Constantinus erat.

Et au quatrième livre, en parlant de la chute de Michel Ducas et de son collègue et frère, il ajoute que, à cause de cela, la fille de Guiscard partagea le sort de son mari :

His Michael solii dejectus ab arce diebus,

Cujus in insontem Romanum dira voluntas

Arserat indigne, socio sibi fratre repulso,

Efficitur monachus. Roberti filia moeret

Deponi socium, miser exulat ille coactus.

Guillaume de Jumièges et Philippe de Mouskes disent simplement que l'aînée fille de Robert épousa l'empereur de Constantinople ; mais cette confusion provient de ce que Constantin Ducas était collègue de son frère à l'empire.

Filiae vero adeo excellentissime maritatae sunt ut una earum matrimonio copulata sit imperatori Constantinopolitano.[2]

L'aisnée fille, biele et noble,

Fu donnée en Constantinople

A l'emperéour ; si le prist

Et espousa, si que pais fist.[3]

Écoutons maintenant le récit du plus sérieux des chroniqueurs normands sur les deux filles de Guiscard mariées à Constantinople:

« [Botoniate] usurpa l'empire, chassa du trône Michel, empereur de Constantinople, priva des yeux le fils de ce prince qui devait lui succéder, et le jeta dans les fers. Il fit mettre en prison les deux filles de Robert Guiscard, dont une avait été fiancée au jeune prince.

«... Dès le commencement de son règne, il (Alexis Comnène) fit tomber les fers du fils de Michel, qui, comme nous l'avons dit, avait perdu la vue, et confia sa personne à la protection de l'abbé de Saint-Cyr. Comme ce jeune prince se sentait inutile au monde, il se fit moine et resta toute sa vie avec les serviteurs de Dieu. Alexis aima tendrement, comme s'il eût été leur père, les deux filles de Guiscard; il eut d'elles les plus tendres soins, et, pendant près de vingt ans, les éleva sous sa protection au milieu des délices. Le matin, au moment où l'empereur se levait de son lit et se lavait les mains, leur emploi était de lui présenter un peigne d'ivoire et de lui peigner la barbe. Ces nobles princesses ne furent assujetties par ce prince généreux qu'à ce doux et agréable service ; puis, longtemps après, il les renvoya à son allié Roger, comte de Sicile, en témoignage de l'amitié qu'il lui portait.[4] »

Nous pouvons conclure de tout ce qui précède que deux filles de Robert Guiscard épousèrent deux membres de la famille impériale des Ducas. La première, dont on ignore le nom, fiancée, avant l'avènement de Michel VII Ducas, à un des fils de l'empereur Romain IV Diogène, épousa, après la déchéance de ce dernier, le frère de Michel VII, Constantin Ducas Porphyrogénète. C'est à ce mariage que se rapportent les deux lettres que je publie ci-après.

La seconde, Hélène, fiancée au fils même de l'empereur, qui était alors presque enfant, fut amenée à Constantinople pour s'accoutumer à l'étiquette de la cour impériale, et surtout pour tâcher d'inspirer quelque affection à son futur époux, qui la détestait à cause de sa laideur, et qui, dit Anne Comnène, avait peur d'elle comme d'un masque hideux (μορμολύκειον).

Une chose, toutefois, qui n'a pas manqué de nous surprendre, c'est de trouver deux lettres écrites au même Robert pour le premier mariage. Elles sont rédigées dans le même esprit, mais d'un style quelque peu différent. Dans l'une, l'empereur parle très-sèchement de la religion ; il déclare qu'il n'existe entre lui et Guiscard aucune différence de croyance, et il laisse entrevoir que l'union des familles peut avoir comme conséquence l'accord religieux. Cela semble prouver que la cour de Rome n'avait pas vu cette alliance d'un œil indifférent, et qu'elle avait conseillé à Guiscard d'exiger de Byzance des déclarations moins vagues sur l'union des deux Églises. Michel Parapinace, menacé du côté de l'orient par les Turcs et du côté de l'occident par les Papes, avait un immense besoin de l'amitié de Robert ; il voulait à tout prix devenir l'allié de ces Normands qui, maîtres de toute l'Italie méridionale, remplissaient le monde du bruit de leurs exploits.

Un autre motif encore poussait l'empereur grec à réitérer sa demande, c'était la crainte de la puissante famille de Romain Diogène, qui jouissait alors à Byzance d'une juste popularité. Un membre de cette famille était fiancé à une fille de Guiscard, et Michel Ducas comprenait parfaitement qu'il serait renversé par Romain Diogène, aidé de son beau-père, avec la même facilité qu'il avait chassé et fait tuer son père.

Un chroniqueur contemporain de Robert Guiscard expose avec naïveté les hésitations calculées que le rusé Normand mettait à répondre aux avances de Constantinople.

« Pour marier ses filles en cellui temps moult mandoient à lui (Robert), et moult de grans homes desiroient de eaux conjondre avec lui ; quar cornent se dira de puiz, aucuns avoient grant paour pour la soe grande victoire, et aucuns qui esperoient qu'il deust moult plus acquester, et alcun créoient par lui estre fait riche, dont cerchoient l'onor de ses filles...

« Et cornent se fust que lo Impière de Costentinoble fust privé de l'honor de toute Pouille et de toute Calabre par la vertu de cestui duc Robert et de li frère, lo Impéraor, parlo conseill de ceaux de sa cité, à ce qu'il non fust chacié de l'onor de l'empire, requist la fille del duc pour moillier à son fill et dui foix lo duc lo contredist ; et respondi que le cuernon lui soufferroit que sa fille fust tant loing de lui, et toutes voies se alégroit de la requeste que lui faisoit li Empereres. Mès gaboit li messagiers par maliciocez allégations, et li message de l'Empéreor lui prometoient de doter la pucelle, et li prometoient que li Empéreour li feroit tribut chascun an. Et li duc sagement cela la soe volenté à ce que venist à plus grant domp et promission ; et li message se partirent corrociez. Mès plus corrocié fu li Empéreor, quar créoit li Empéreor que pour ce ne volist faire parentèce auvec lui lo duc, car pensoit de lever lui l'empière et estre li Impéreor. Et toutes [voies] lui manda autre légat ο granz présens et moult de coses lui prometoit ; et en la fin lo duc sérène se enclina à la proière de lo Empéreor, et fu exaltée de dote roial et de grant honor. Et ensi li Empéreor, liquel devoit recevoir tribut de tout le monde, rendi tribut à cestui duc. Car li Impéreor lui mandoit par ses messages mille et dui cent de livre de or avec preciosissime pailles de or et autres domps. » (L'Ystoire de li Normant, par Aimé du Mont-Cassin, pages 213-214.)


 

I.

[5]Trois motifs m'ont déterminé, prince très noble et très sage, à rechercher votre amitié et à prendre vis-à-vis de vous les meilleures dispositions. Ce sont d'abord nos communes convictions en matière de foi, puis la noblesse de vos sentiments, et enfin l'élévation de votre naissance. Il était absurde, à mon avis, qu'un personnage professant le même culte que moi, doué d'un cœur aussi droit qu'excellent, et illustre par l'éclat de sa maison, ne me fût point uni par l'amitié et la concorde.

En effet, fils moi-même d'un empereur des plus pacifiques, pieux envers Dieu, franc avec ses amis, et sachant prouver son affection par des actes, en même temps que j'héritai de son autorité, je m'efforçai d'hériter aussi de ses principes, et surtout de favoriser la paix et de m'attacher par les liens d'une étroite amitié les hommes les plus intelligents et les plus généreux.

Or, beaucoup de personnes qui connaissent à fond votre pensée m'ont appris que la piété est à vos yeux le principal fondement du pouvoir, et que votre propre autorité n'a pour guide que la justice et l'honnêteté, et qu'enfin, loin de vous complaire dans les guerres sanglantes, vous aimez à gouverner vos États le plus pacifiquement possible. Plein d'admiration pour tant d'intelligence, j'ai le plus vif désir de contracter alliance avec vous.

Aux princes des autres nations, je considère comme suffisant de leur écrire pour les assurer de mon affection, et ils s'estiment très honorés de ce que je veux bien partager leurs sentiments et entretenir avec eux des rapports pacifiques, plutôt que de fomenter des différends et de leur faire la guerre. Mais, pour un prince aussi noble et aussi sage que vous, j'ai pensé qu'il me fallait faire quelque chose de plus, et contracter avec vous une amitié si parfaite que nul au monde ne pût la rompre. Et ne soyez pas surpris si je vous préfère aux autres princes et vous juge digne d'un plus grand honneur, car c'est l'identité de nos croyances et de notre foi en Dieu qui a produit cet ensemble si harmonieux d'intentions dont il me reste à parler.

Comment donc s'accomplira cette admirable union? Je désire créer entre nous un lien de parenté, et voir l'une de vos filles devenir l'épouse de mon frère l'empereur Constantin le porphyrogénète, afin que cette auguste alliance rende indestructible l'amitié qui nous unit actuellement.

Vous savez parfaitement en quoi consiste aujourd'hui la suprême autorité dans l'empire grec, vous n'ignorez pas non plus que même nos parents les plus éloignés considèrent comme un très grand bonheur de nous être unis ; et moi, ce n'est pas à un homme étranger à ma famille, ce n'est pas à un parent éloigné que je veux unir votre fille, mais à un frère issu du même sang que moi, rejeton de la même race, né dans la pourpre impériale, enveloppé de langes impériaux, à un prince auquel Dieu a donné l'empire en même temps que la vie. Telle est ma pensée, là est pour vous le bonheur, et la Providence en dispose ainsi pour notre commun avantage ; car, grâce à cela, votre autorité deviendra plus auguste, tous vous admireront et vous envieront la possession d'une pareille magnificence.

Si vous avez recherché une convention de cette nature avec mon ex-collègue à l'empire et si son fils a été fiancé à l'une de vos filles, la différence est énorme pour l'un comme pour l'autre ; car il n'y a rien de commun entre un empereur intrus et celui qui est empereur par droit de naissance, entre la probité impériale et le pouvoir absolu d'un tyran; leur autorité ne repose pas sur des bâtes égales. Moi, c'est comme légitime descendant des empereurs que j'ai obtenu la succession du pouvoir, tandis que lui, il n'est que le rejeton d'une souche étrangère greffé sur l'arbre de l'empire grec. Dieu, du haut du ciel, en a ainsi jugé, en le dépouillant d'un pouvoir dont il usait tyranniquement, et en m'y affermissant moi-même d'une façon plus parfaite.

« Maintenant cette alliance sera pour vous un sujet d'orgueil et de fierté, et votre fille, jugée digne du sang impérial, possédera légitimement et son titre et son rang.

Dorénavant donc, en votre qualité de prince admis aux honneurs d'une alliance avec notre Majesté, il faut, avant tout, vous réjouir grandement de ce fait, considérer l'accord comme vraiment terminé, être le rempart de nos frontières, épargner les princes qui sont actuellement nos vassaux, nous prêter secours en toutes choses et combattre avec nous tous nos ennemis, vous comporter avec bienveillance vis-à-vis de ceux qui sont bienveillants à notre égard, haïr nos ennemis et les détester ; car les lois de l'amitié veulent que chacun de ceux qu'elle unit prenne les intérêts de son ami comme les siens propres.

Vous voilà donc désormais parfaitement au courant de nos désirs, rien n'y sera changé par la suite. Faites aussi connaître à notre Majesté ce que vous pensez de nos intentions; vous leur ferez, je le sais, un accueil favorable, mais instruisez-moi par vos lettres comment vous désirez traiter l'affaire.

II.

Commencez par me féliciter, ô vous le plus savant et le plus sage de tous les hommes, d'avoir pris possession d'une façon plus entière et plus parfaite du pouvoir de mon père, et ce conformément à la volonté divine, avec l'approbation des prélats et des sénateurs, ou, pour mieux dire, du consentement unanime de tous mes sujets. Après avoir reçu cette bonne nouvelle de la part de notre Majesté, apprenez quels sont nos sentiments en ce qui concerne les affaires politiques.

Je suis le plus pacifique des hommes, et je veux gouverner mes États, non avec le désir de les accroître, ce qui m'obligerait à vivre en mauvais accord avec les princes des autres nations ; mais, satisfait de l'empire que Dieu m'a accordé, je veux m'unir par une étroite amitié aux hommes qui, comme vous, se distinguent par leur rang élevé et leur sagesse, et je veux, en quelque sorte, les fortifier en me fortifiant moi-même par cette union et ces relations de bonne intelligence. Mais pour vous, il existe un fait plus important que pour les autres princes. A ceux qui ne sont pas de la même religion que nous, il manque le point essentiel, à savoir la conformité du divin culte. Mais ceux qui possèdent cette base commune et inébranlable, ainsi que cela a lieu pour nous deux, pour ceux-là l'édifice de l'amitié s'élève sur des fondements solides, car notre future amitié reposera sur le Seigneur, cette pierre angulaire qui joint et unit en un ensemble parfait ce qui était auparavant divisé. Les livres sacrés et les histoires véridiques m'ont appris que nos États respectifs ont un principe commun et une origine unique ; la même parole de salut s'est répandue sur eux, et les mêmes témoins oculaires du mystère divin comme aussi ses mêmes hérauts y ont prêché l'Évangile. Il serait donc déraisonnable et absurde que des gens unis et joints par la communauté de religion fussent divisés par la diversité de famille et les divergences d'opinion, et que, d'accord sur les points les plus importants, ils fussent d'un avis différent sur de petites choses et se disputassent au sujet de leur autorité, lorsqu'ils reconnaissent pour souverain maître de leurs États un seul et même Dieu. Cela ne serait rien moins que le morcellement du même corps, la division et le déchirement des membres les plus intimement unis.

Quant à moi, qui tiens très légitimement de Dieu mon autorité, je gouverne selon la loi et la religion. Me souciant assez peu des autres princes, je désire d'abord faire alliance avec vous; et la première et principale raison de ceci, c'est notre conformité de religion non moins que la similitude de nos sentiments. Car beaucoup de personnes qui connaissent à fond vos affaires m'ont appris que vous détestez les divisions et les querelles, et que vous aimez, au contraire, la paix, la justice et les bienfaits de la concorde. Il y a encore une autre raison qui me fait rechercher votre amitié, c'est que ceux qui ont conversé avec vous et qui vous connaissent vous représentent comme un homme intelligent, aimant la piété non-seulement dans la voie droite de la foi, mais encore dans la rectitude des affaires ; on vous dit d'un caractère très prudent et très actif, et d'un esprit simple et enjoué. Me reconnaissant pour ainsi dire moi-même dans vos manières et dans vos mœurs, je vous offre la coupe de l'amitié et je veux que, après y avoir mélangé nos communs sentiments, nous buvions tous deux de ce breuvage ; et afin qu'une convention de cette nature soit parfaite et ne puisse être confondue, j'ai imaginé un genre d'alliance que j'aurais, sachez-le bien, hésité à mettre en pratique vis-à-vis de tout autre, mais que j'ai à cœur de contracter avec vous. Comment se fera cette alliance? Sur quoi reposera cette concorde perpétuelle? Je veux m'unir à vous par les liens du sang afin qu'il s'établisse entre nous la plus constante harmonie, et que le nœud de notre affection ne se compose pas seulement de vaines paroles, mais qu'il soit formé par la communauté de race, chose qui supprime toute contestation et met fin à toute opposition, à toute controverse.

Les personnes qui doivent être unies tant de votre côté que du mien, je leur reconnais la même légitimité d'origine, étant nées d'un sang royal, et sorties de la souche dont nous sortons nous-mêmes. J'ai un frère né du même père et de la même mère que moi, issu du même sang et ayant la même nature, le renommé seigneur Constantin, dont la prestance est si belle, s'il faut aussi parler de cet avantage, qu'il semble être la statue de l'Empire, et qui dépasse en sagesse tous ceux de son âge ; Constantin né à mon père non pas avant son avènement au trône, mais conçu et né après cet avènement, et que Dieu semble avoir destiné de longue date à être l'ornement de votre famille. Nos sujets grecs appellent porphyrogénètes les princes nés dans de pareilles conditions, et ceux qui portent ce titre le considèrent comme divin. C'est une marque distinctive de la pourpre impériale ; et, dans les acclamations publiques, on unit ce nom à celui de l'empereur, et, quand on parle du souverain, on ajoute immédiatement le Porphyrogénète.

Or, c'est à l'empereur Constantin Porphyrogénète, au frère chéri de notre Majesté, que je veux unir la plus belle de vos filles, afin qu'étant la plus jolie, elle devienne la compagne du meilleur et du plus beau, afin que le lien de cette alliance impériale soit pour nous un lien indestructible d'amitié, et que cette union fasse régner entre nous une indivisible concorde ; afin qu'elle soit dressée devant nous comme une coupe non pas remplie de l'eau qui coule, mais du sang de la parenté, non de ce sang que répandent les divisions, mais de celui que l'union solidifie.

Que cette pensée de mon cœur soit donc pour vous le gage assuré de la plus parfaite affection de notre Majesté; qu'elle soit une preuve irréfragable de l'union de nos sentiments. Il faut que cette alliance soit pour nous deux le principe des biens de l'amitié , il faut identifier nos intérêts respectifs, ménager l'autorité de chacun de nous comme notre propre autorité, et ne pas attendre pour agir ainsi l'époque où s'accomplira cette alliance, mais considérer comme la plus parfaite union l'avis même de l'union et de son acceptation, et en faire une sorte de gage réciproque d'amitié et de concorde. N'allez pas croire que ce soit sans l'intervention divine que s'accomplira cette union et que s'établira cette communauté de vues, mais c'est Dieu lui-même qui, d'en haut, nous a inspiré cette pensée ; car celui qui récompense notre religion et notre foi catholique et apostolique, c'est lui aussi qui consommera cette très admirable union ; de cette façon, le lien de notre parenté sera un, comme le principe de notre race, comme la religion que nous professons. Il aurait fallu que cela s'accomplît jadis, et que l'autorité aujourd'hui divisée se réunît de nouveau dans sa première source. Ce que la divine Providence a différé d'accomplir, elle daigne l'achever aujourd'hui par notre intermédiaire.

Recevez donc cet avis comme l'expression de la vérité, non comme la promesse de l'âme d'un tyran, mais comme celle d'une âme vraiment impériale. Votre fille prend racine ou, pour ainsi dire, est entée sur une souche magnifique et féconde, et non pas sauvage et desséchée. Et la racine de cet arbre impérial, la source de cette excellente fertilité, ce fut mon père ; par la suite, un rameau sauvage fut greffé sur ce tronc, mais la justice ne souffrit pas qu'un tel rameau participât à cette riche fécondité. Il fut arraché et brisé, tandis que moi, rejeton de la première racine, j'ai reverdi, et mes frères ont repoussé avec moi. C'est au plus beau d'entre eux que sera unie votre fille, afin que d'une souche légitime et vraiment impériale naissent de nouveau d'autres rejetons. Ainsi que je l'ai dit plus haut, considérez cette communication comme la plus exacte vérité, puis faites-nous connaître votre avis et la façon dont il vous plaît que l'affaire marche et reçoive son meilleur accomplissement.

 


 

[1] Bibliotheca graeca medii aevi, vol. I-IV. Paris, Maisonneuve, 15, quai Voltaire.

[2] Willelmi Gemeticensis Historia Normannorum (Duchesne, page 291).

[3] Philippe de Mouskes, vers 17637—17640.

[4] Orderic Vital.

[5] Manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris n° 1182, fol 220-221 v°.