Phocas

NICÉPHORE PHOCAS.

 

ÉLOGE DU CHIEN

 

Traduction française : E. MILLER

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 


 


 

 

ÉLOGE DU CHIEN PAR L’EMPEREUR NICÉPHORE.

Traduction de E. Miller

 

 

Cette petite pièce est intéressante à plus d’un point de vue. Elle était inédite. Elle est intitulée Eloge du chien, ἐγώμιον κυνός, et a pour auteur un empereur d’Orient nommé Nicéphore. Dans mon Catalogue des manuscrits grecs de la bibliothèque de l’Escurial, où elle est conservée[1] je l’ai attribuée à Nicéphore Phocas, mais je dois faire quelques réserves à propos de cette opinion littéraire. Dans le titre l’auteur est simplement désigné par les mots, de l’empereur Nicéphore, τοῦ βασιλέως κυροῦ Νικηφόρου. Il y a eu plusieurs empereurs de ce nom. Il n’est pas probable qu’il s’agisse ici de Nicéphore I, dit le Logothète qui régna au commencement du neuvième siècle. Le style trahit une époque postérieure. Vient ensuite Nicéphore II Phocas, auquel on doit des constitutions et des règlements (διατάξεις) militaires, ces derniers rédigés d’après son ordre. Puis Nicéphore Bryenne qui sous le règne de Michel VII s’était fait proclamer empereur. Mais il porta ce titre pendant très peu de temps. On lui creva les yeux et il mourut l’année suivante en 1079. Il serait difficile d’admettre qu’il eût composé l’opuscule en question en y mettant son titre éphémère de βασιλεύς. Un autre Nicéphore Bryenne, mari d’Anne Comnène, était célèbre comme écrivain. Il est (1057-1071) auteur d’une histoire de son temps, mais il n’a jamais porté que le titre de César, et dans le même manuscrit de l’Escurial qui contient son éloge par Eustathe il n’est qualifié que de César. Reste Nicéphore III, dit Botaniate, monté sur le trône en 1078 un an avant la mort de Psellus. Ce dernier a eu une grande influence sur ses contemporains et probablement sur le souverain lui-même, à la cour duquel il remplissait de hautes fonctions. Ses éloges du pou et de la puce ont-ils inspiré la pièce en question, c’est ce que je n’oserais dire. Toujours est-il que ces trois éloges sont placés à la suite l’un de l’autre dans le manuscrit de l’Escurial. Du reste on pourrait peut-être éclaircir la question si on consultait la pièce qui suit l’éloge du chien et qui est due au même empereur. C’est un discours devant servir de préface à ses ouvrages. Je comptais en faire aussi une copie, mais je n’en ai pas eu le temps. Les ouvrages composés par les empereurs d’Orient ne sont pas communs; il y a donc là une question littéraire qui ne manque pas d’intérêt. Je la recommande aux savants qui auront l’occasion de consulter le manuscrit de l’Escurial. Quant à la pièce elle même, elle est assez élégamment écrite. Elle trahit en effet l’époque de Psellus où le style était recherché, un peu obscur et où les écrivains employaient de préférence les mots rares. Celle-ci toutefois est un peu moins entachée des défauts auxquels nous faisons allusion. La mode était alors aux imitations. Lucien avait fait l’éloge de la mouche, Synésius celui de la calvitie, Psellus ceux du pou et de la puce, comme je viens de le dire. Mais dans ces diverses pièces l’éloge est ironique, comme l’avaient été dans le sens philosophique, ceux de la mort, par Alcidamas, et de la pauvreté, par Aristophane. Ici l’éloge du chien est sérieux et sort de la plaisanterie. Quoi qu’il en soit, voici cette pièce avec la traduction française.

 

TRADUCTION FRANÇAISE.

Eloge du chien par l’empereur Nicéphore.

Τοῦ βασιλέως κυροῦ Νικηφόρου Εγκώμιον κυνός

 

Je ne craindrai pas Momus, parce que j’ai choisi l’éloge du chien, car je ne me laisserai pas aller à la folie de Dionysos, au point de faire un dieu de cet animal. Quand on se décide pour un sujet d’éloge, il ne faut pas, pour honorer l’objet choisi, avoir recours à des moyens impossibles, autrement on n’arrive pas à la persuasion. C’est, je pense, pour se moquer de ceux qui agissent ainsi que ce sophiste de Syrie, ce bouffon, ce plaisant, ce comique, a représenté Dionysos conduisant dans les cieux le duel de son amante, et Momus le persifflant à cause de cela. Quant à moi, je ne dis pas que cet animal est un dieu, mais montrant qu’il est ami des dieux, j’aurai le courage de témoigner en sa faveur. Artémis en effet porte un arc et un carquois; elle conduit en outre des chiens comme compagnons, d’où elle a reçu le nom de chasseresse. Comme les meilleures choses arrivent aux hommes par les dieux et que le chien est allé ensuite visiter ces derniers, je pense que cet animal est ce qu’il y a de mieux après l’homme. Il procure le plaisir le plus pur aux rois, pour ne pas dire à tous ceux pour qui la chasse est une affaire. Il court après les cerfs et les lièvres, et après les autres fauves qui sont sur terre et au moyen desquels il prépare la sensualité de la table impériale, et, ce qui est très extraordinaire, il a une grande puissance dans l’odorat et, toutes les fois qu’il le faut, dans la vue. Si quelque chose s’est dérobé à ses yeux et s’est sauvé au milieu des buissons, le chien emploie une autre puissance dans les yeux en allant à travers les bois épais et les forêts, quêtant et suivant à la piste pour ainsi dire le gibier. Déjà il a pris le fugitif à ses petits eux-mêmes et le saisissant comme une proie il l’a apporté tout fier à son maître. Je l’ai vu, moi, je l’ai vu forçant la nature elle-même s’élancer contre les compagnies d’oiseaux. La fatigue n’arrête point ce chasseur sans foyer, se chauffant au soleil, agissant tout le jour; car la chasse procure puis de jouissance que de peine comme dit le poète de Cilicie. Où il y a profit et plaisir, le mal et la fatigue n’existent plus.

Si tu le veux, je te décrirai, comme dans un tableau, les détails de la chasse. Le chasseur part à cheval en criant, en chasse! Placés autour de lui les chiens suivent, comme autour d’un général une armée prête au combat. On voit l’un allant et venant autour de ses pieds et aboyant d’une manière caressante, l’autre sautant également et luttant de vitesse avec ses camarades, cet autre glorieux des attaches qu’il a autour du cou, se pavanant avec ses pierreries et fier de ses liens d’or, spectacle agréable à voir, à moins qu’on n’ait le cœur dur comme du diamant, ou qu’on n’ait reçu la naissance dans la mer verte. Lorsqu’ils sont arrivés sur le lieu de la chasse, je veux dire dans une plaine où on élève des bêtes fauves ou même sur le sommet d’une montagne, le chasseur les range autour de lui, ceux-ci regardant tous avec des yeux insatiables de combat, et ensuite, comme d’une barrière, serrés les uns contre les autres, ils se précipitent dans la forêt. Mais observez très attentivement la peinture que je mets sous vos yeux. On serait Apelle ou Praxitèle[2] le peintre, qu’avec les ressources des couleurs et de la peinture ou serait impuissant à reproduire la joie de ces animaux. Le récit est commode pour vous procurer un vif plaisir. Voyez donc les uns se précipitant sur les biches et les renversant courageusement, un autre mettant à la débandade une troupe de lièvres, dont il tue toujours le dernier, celui-ci attaquant avec fureur un terrible sanglier et le déchirant partout avec les dents comme avec des dards, celui-là s’engageant avec d’autres au hasard. Lorsque fatigués de luttes ils doivent renoncer au combat, on voit un spectacle des plus agréables. Aucun d’eux ne revenant à vide et sans avoir rien fait, chacun traîne le résultat de sa chasse et l’amène à son maître comme un collecteur d’impôts. Ainsi tout est brillant et agréable même pour ceux qui n’en jouissent que par l’ouïe et par la vue. Le récit seul suffit pour ouvrir toutes les sources du désir. Et tout cela est public et a lieu en plein air. Quant aux faits qui se passent dans la maison, qui n les admirera pas, puisqu’ils ne le cèdent en rien pour le plaisir aux choses du dehors?

J’ai montré que le chien pour les qualités n’est inférieur à aucun des êtres qui viennent après l’homme. Ce que je vais dire maintenant non seulement confirmera cette vérité d’une manière plus exacte, mais même causera de l’étonnement à ceux qui l’entendront. De tous les êtres qui ont le malheur d’être privés de raison, seul le chien, par le raisonnement, ne vous en étonnez pas, est capable de quelque invention, et par là il est supérieur aux autres animaux. En effet le cheval en hennissant, le bœuf en mugissant, l’agneau en bêlant calculent ainsi sans raison qu’ils frappent l’air avec les sons insignifiants et inutiles de la voix. Celle du chien qui aboie, a une signification et annonce la présence des étrangers, comme s’il pouvait prononcer des sons articulés et dire à chacun d’eux, « D’où es-tu? » Je pense qu’il dit à son maître quelque chose dans ce genre là: « O mon maître, quel soin prends-tu de toutes ces barrières qui sont à l’entour? Quelle attention prêtes-tu aux portes? Quel souci as-tu des clefs? Quelles dépenses fais-tu dans ce but? T’inquiètes-tu de tout cela? Je te garde comme un portier et je te défendrai comme un soldat armé. »

Telles sont les qualités du chien, qualités qui procurent à ceux qui sont capables de sentir un étonnement mêlé de plaisir. Cet animal habile à garder les troupeaux de moutons, de bœufs et de chevaux, est plein d’adresse pour combattre les bêtes féroces. Pourquoi ne pas dire le plus étrange de tout? il guide même les aveugles et devient pour eux un autre œil; il les conduit partout auprès des portes pour demander du pain et les ramène à leur logis. J’en prends les dieux à témoin, y a-t-il rien de plus grand que cette affection? Ce que les hommes ne supportent pas de faire les uns pour les autres, cet animal, auquel est échu le manque de raison, le fait pour les hommes. Il baisse timidement et humblement le cou sous la main de ceux qui le veulent, et il imagine d’adopter un pas mesuré pour ne pas paraître tirer violemment celui qu’il dirige. Si seulement il le voulait, rien ne l’empêcherait d’aboyer après son maître, de briser ses liens et de s’enfuir; mais il se laisse battre et quand il est poursuivi, il ne se sauve pas. Il aimerait mieux expirer sous les coups que d’être un seul instant séparé de son maître. Avec toutes les autres qualités il possède la bienveillance, noble don de la nature et le fabuliste avec beaucoup de raison a mis en relief cette qualité quand, mêlant à son étude beaucoup de badinage, il a affirmé que la chienne était plus affectionnée à son maître que la maîtresse elle-même. J’en trouve une dans l’accident qui est arrivé à Nicias, ce chasseur si connu. Celui-ci, par hasard, étant tombé à l’improviste dans le feu d’une charbonnière, son chien (admirez l’amour de l’animal pour son maître), son chien se mit à gémir, suivant l’indication première de la nature; il courait circulairement autour du foyer et cherchait son maître. Puis, comme il ne pouvait rien dans ce malheur, il pensa qu’une pareille douleur demandait un secours humain, il tirait avec les dents les passants par leurs vêtements et les conduisait auprès du foyer pour leur apprendre le malheur qui venait d’arriver. Telle est l’âme de cet animal, âme des plus philanthropiques et à laquelle aucune qualité ne manque. Et ce vieux chien d’Ithaque, quelle place lui donnerons-nous? Épuisé par les fatigues de la vieillesse il restait toujours sans bouger; et cependant son maître étant revenu au bout de vingt ans, il le reconnut après l’avoir flairé. Alors se levant tout seul, il alla lui lécher les pieds, action vraiment étonnante et digne d’admiration. Homère voulant peindre la vitesse de ces animaux, les appelle ironiquement lents (ἀργούς). Comment donc, Télémaque ne menait-il pas ses chiens dans la place publique, en guise de gardiens? Certes Platon a bien raison de donner le nom de soldats à ces animaux, vigilants et doux pour ceux de la maison, hargneux et terribles pour les étrangers. Qu’on ose me vanter les bœufs et les chevaux gardés par un chien comme dans une forteresse, pour qu’ils ne soient pas déchirés par les bêtes féroces. Qui viendra dire que le gardé est supérieur au gardant, à moins d’être un digne successeur de Melitidès ou d’être rempli de la folie de Corœbus? Aussi je ne crains pas d’affirmer que de toutes les qualités qui chez l’homme montrent une âme généreuse, il n’en est pas une seule dont les chiens ne soient doués.

 

 

 


 

[1] Con. gr. II. V. 10, fol. 522, v. C’est du même manuscrit que j’ai tiré (fol. 84, r) la description d’une chasse à l’once, publiée dans l’Annuaire de l’association de Études grecques, t. VII.

[2] Praxitèle était célèbre comme sculpteur et non comme peintre.