MODESTUS
PRECIS DES TERMES DE LA MILICE.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
MODESTUSNOTICE SUR MODESTUS.Tout ce que l’on sait de Modestus, c’est qu’il composa pour l’empereur Tacite, vers l’année 275, son Précis des termes de la milice (Libellus de vocabulis rei militaris). Il s’est trouvé, il est vrai, des savants qui, sans tenir compte du nom de l’empereur à qui ce livre est dédié, en ont rapproché la date de plus d’un siècle, et l’ont déclaré postérieur celui de Végèce, que Modestus aurait, suivant eux, copié. Leur principal argument est que Végèce, qui a nommé, dans le titre même de son ouvrage, les auteurs à qui il a fait des emprunts, comme Caton, Celse, Trajan, Adrien et Frontin, n’y fait pas mention de Modestus. Mais il n’est pas certain que ce titre soit de Végèce lui-même : et cela fut-il prouvé, il a bien pu ne pas vouloir mettre à côté de ces noms-là celui d’un écrivain aussi peu considérable que Modestus. S’il est vrai que l’un des deux ait copié l’autre, laissons donc à Modestus le mérite, d’ailleurs assez médiocre en raison de l’oeuvre, d’avoir été le modèle, ce qui se réduit au simple bénéfice du temps, et à Végèce l’avantage d’avoir pu être le copiste, ce qui n’est pas en effet lui faire tort ni injure, puisque, de son propre aveu, son livre n’est qu’un recueil d’extraits de différents auteurs, c’est-à-dire, une pure compilation. Mais il est possible aussi qu’ils aient copié tous deux un écrivain dont l’ouvrage ne serait pas parvenu jusqu’à nous. Il n’y a rien à dire du style de Modestus, qui est suffisamment clair dans tous les endroits que les scribes ne sont pas parvenus à embrouiller. Les plus anciennes éditions de son livre, souvent réimprimé depuis dans le recueil des écrivains militaires, furent publiées à Venise en 1471 et 1474, la première sans nom d’auteur, sous ce titre : De disciplina militari; la seconde sous celui-ci De re militari. Nous reproduisons ici celle qui fut donnée par Scriverius (1604, in 4°). PRECIS DES TERMES DE LA MILICE.A TACITE AUGUSTE. § 1. La milice se divise en trois parties cavalerie, infanterie, marine. Il est une partie de la cavalerie qu’on désigne par le terme figuré d’aile, parce qu’elle couvre le corps de bataille sur les flancs, à peu près comme feraient des ailes; et on l’appelle vexillation, de nom des voiles ou petites flammes volantes qui lui servent d’enseignes. Il y a une autre sorte de cavalerie qui est nommée légionnaire, parce qu’elle fait corps avec la légion. L’infanterie a été elle-même divisée en deux parties, c’est-à-dire, en légionnaire et en auxiliaire. Cette dernière était recrutée parmi les alliés ou confédérés. Le nom de légion (legio) vient de legere (choisir), et indique le soin et la fidélité qu’on exige de ceux qui choissent les soldats.[1] § 2. Il faut mener très souvent les soldats au champ de Mars; les faire défiler l’un après l’autre, suivant l’ordre de rôle, et ne les mettre d’abord que sur un rang, queue qu’en soit l’Etendue, en ayant soin qu’ils soient parfaitement alignés, et qu’il y ait entre chaque une distance égale, et conforme aux règles. Ensuite on leur commandera de doubler le rang vivement, et de façon que, dans le même instant, le second rang qu’ils forment réponde exactement au premier. A un troisième commandement, ils doubleront encore le rang, et se mettront rapidement sur quatre de hauteur. De ce carré long ils formeront ensuite le triangle, qu’on appelle coin; disposition qui est ordinairement d’une grande utilité dans les batailles.[2] § 3. Les auxiliaires pie l’on mène au combat viennent de divers pays, et diffèrent par les moeurs et par la discipline; il n’y a entre eux aucun lien d’affection ; autres sont les coutumes, autre est la manière de combattre. Il est par conséquent difficile de remporter une prompte victoire avec des troupes qui, avant de combattre, ne marchent pas d’accord. On joignit toujours les auxiliaires aux légions dans les batailles, comme troupes légères; et s’ils ne faisaient pas la principale force des armées, on les comptait du moins pour un renfort utile.[3] § 4. On trouve dans tous les auteurs que chaque consul ne menait contre les ennemis les plus redoutables que deux légions, renforcées d’auxiliaires fournis par les alliés : tant l’on comptait sur la force de la discipline dans ces deux légions, pour quelque guerre que ce fut.[4] § 5. Chaque légion doit être de dix cohortes. La première cohorte est au-dessus des autres, et par le nombre et par la qualité des soldats qui doivent être des gens bien nés et élevés dans les lettres : elle est en possession de l’aigle, qui est toujours l’enseigne principale dans les armées romaines, et qui commande à toute la légion. Les images des empereurs, que chacun révère comme des marques présentes de la divinité, sont aussi sous la garde de cette cohorte. Elle est de onze cent cinq fantassins et de cent trente deux cavaliers cuirassés, et s’appelle cohorte milliaire. C’est la tête de la légion; c’est aussi par elle que l’on commence à former la première ligne, quand on se prépare à combattre. La seconde cohorte contient cinq cent soixante fantassins et soixante-six cavaliers, et s’appelle cohorte quingentaire (de cinq cents). La troisième cohorte contient aussi cinq cent soixante fantassins et soixante-six cavaliers; mais on la compose de soldats vigoureux et éprouvés, parce qu’elle occupe le centre de la première ligne. La quatrième cohorte a cinq cent cinquante-cinq fantassins et soixante-six cavaliers. La cinquième a également cinq cent cinquante-cinq fantassins et soixante-six cavaliers; mais elle demande surtout des soldats courageux, parce qu’on la place à la gauche, comme la première à la droite: ces cinq cohortes forment donc la première ligne. La sixième cohorte se compose de cinq cent cinquante-cinq fantassins et de soixante-six cavaliers : on la forme principalement de la fleur de la jeunesse, parce qu’elle est placée en seconde ligne derrière la première cohorte, qui a la garde de l’aigle et des images. La septième cohorte renferme cent cinquante cinq fantassins et soixante-six cavaliers; la huitième, cent cinquante-cinq fantassins et soixante-six cavaliers; mais elle demande aussi des hommes résolus, parce qu’elle occupe le centre de la seconde ligne. La neuvième cohorte a cinq cent cinquante cinq fantassins et soixante-six cavaliers. La dixième cohorte a, de même, cent cinquante cinq fantassins et soixante-six cavaliers; et on a soin d’y faire entrer de bons soldats, parce qu’elle forme la gauche de la seconde ligne, comme la sixième en forme la droite. Ces dix cohortes font une légion complète de six mille cent cinq fantassins et de sept cent vingt-six cavaliers. Il ne doit jamais y avoir moins de combattants dans chaque légion; mais on les fait quelquefois plus fortes, en y créant au besoin, non pas seulement une cohorte milliaire, mais plusieurs.[5] § 6. Le grand tribun est institué en vertu d’une lettre sacrée, par la volonté de l’empereur; le petit tribun doit sa charge à ses services. Le nom de tri bun vient de tribu, parce qu’il commande les soldats que Romulus leva le premier par tribus. On appelle ordinaires ceux qui, dans une bataille, mènent les ordres (ordines) ou divisions. Les aquilifères sont ceux qui portent l’aigle (aquilam); les imaginaires, ceux qui sont charges des images de l’empereur. Les options sont ainsi nommés de mot optare (choisir), parce qu’ils sont comme adoptés par des officiers d’un grade supérieur, dont ils font tout le service, en cas de maladie. Les signifères sont ceux qui portent les enseignes (signa), et qu’on appelle aujourd’hui draconnaires. On nomme tesséraires ceux qui portent le mot ou l’ordre aux chambrées. Or, on appelle tessera l’ordre du chef en vertu duquel l’armée est convoquée pour quelque travail, ou mise en mouvement pour la guerre. Il y avait les colliers doubles et les colliers simples : ceux-ci portaient un collier d’or pour unique prix de leur courage, et ceux-là, outre cette marque d’honneur, recevaient de temps en temps une double ration.[6] § 7. Le premier hastat commandait, dans la seconde ligne, deux centuries, c’est-à-dire, deux cents hommes au second rang: on l’appelle aujourd’hui ducénaire. Le prince de la première cohorte commande une centurie et demie, ou cent cinquante hommes. Ainsi les dix centuries de la première cohorte étaient commandées par cinq officiers appelés ordinaires. Les anciens, à cause de la grande utilité qu’on en tirait, avaient attaché de grands honneurs à ces grades, afin que tous les soldats de la légion s’efforçassent d’y atteindre par toute la valeur et tout le zèle possibles. Il y avait aussi des centurions à la tête de chaque centurie: on les nomme à présent centeniers. Il y avait en outre des dizainiers, commandant à dix soldats, et appelés présentement chefs de chambrée. La seconde cohorte a cinq centurions. Il en est de même de la troisième et de la quatrième, jusqu’à la dixième. On comptait dans toute la légion soixante-six centurions.[7] § 8. Des lieutenants de l’empereur, choisis parmi les consulaires, étaient envoyés aux armées; les légions et toutes les troupes auxiliaires leur obéissaient dans les affaires de la paix, comme dans les nécessités de la guerre. On sait que ces fonctions sont à présent remplies par des personnages illustres, auxquels on donne le titre de maîtres de la milice, et qui commandent deux légions, et même des troupes plus nombreuses; mais c’était proprement le préfet de la légion qui en était le chef: Il avait la qualité de comte de premier ordre, et, en l’absence du lieutenant de l’empereur, il en exerçait, comme son représentant, toute l’autorité. Les tribuns, les centurions et tons les soldats exécutaient ses commandements, soit pour les gardes, soit pour le départ. C’est à lui qu’on allait demander l’ordre. Si un soldat avait commis quelque crime, c’était par l’autorité du préfet de la légion que le tribun conduisait le coupable au supplice. La fourniture de toutes les armes, des chevaux, des habits et des vivres, était encore de sa charge. La discipline, les punitions et les exercices, non seulement de l’infanterie, mais aussi de la cavalerie légionnaire, étaient l’objet de son attention et de ses soins.[8] § 9. L’enseigne principale de toute la légion est l’aigle, que porte l’aquilifer. Il y a pour enseigne, dans chaque cohorte, des dragons (dracones) portés par les draconnaires. Les anciens, qui savaient que dans la mêlée il se produit facilement du désordre et de la confusion, imaginèrent, pour y remédier, de diviser les cohortes en centuries, et de donner à chaque centurie un étendard particulier, où était écrit le nom des différentes cohortes et des différentes centuries, afin que dans le plus grand trouble les soldats, en regardant cette enseigne et en lisant ce nom, pussent toujours se réunir à leurs camarades. Outre cela, les centurions, appelés aujourd’hui centeniers, portaient des cuirasses de guerre et sur leur casque des aigrettes, pour être plus aisément reconnus de leur compagnie : il n’était guère possible que les centuries se confondissent, étant guidées chacune par son enseigne et par le casque de son centurion, qui lui en tenait encore lieu. Les centuries étaient elles mêmes divisées en chambrées de dix soldats, vivant sous la même tente, et commandés par un dizainier, appelé à présent chef de chambrée. La chambrée s’appelait aussi manipule, parce que les soldats qui la composaient se donnaient pour ainsi dire la main pour combattre ensemble.[9] § 10. De même que les fantassins se divisent en centuries et en manipules, de même la cavalerie a ses turmes : une turme est composée de trente-deux cavaliers, et celui qui la commande porte le titre de décurion. Comme aussi cent dix fantassins sont commandés par un seul centurion sous un même étendard, semblablement trente-deux cavaliers sont conduits sous un seul étendard par un même décurion. On doit avoir soin de choisir pour centurion un homme robuste et de haute taille, qui sache lancer avec adresse et d’un bras vigoureux les javelots et les armes de jet. De même il faut chercher avant tout dans un décurion, qui doit commander une turme de cavalerie, la souplesse et la vigueur, afin que sous sa cuirasse, et couvert de toutes ses armes, il puisse monter à cheval avec une grâce admirée de tous, y faire des évolutions hardies, se servir adroitement de l’épieu, décocher les flèches d’une main sûre, et enseigner aux cavaliers de sa turme toutes les manoeuvres qu’exige un combat de cavalerie.[10] § 11. Pour montrer à présent comment on doit ranger une armée en bataille an moment du combat, prenons pour exemple une légion, dont la disposition peut servir pour en ranger plusieurs. La cavalerie se place sur les ailes; l’infanterie commence à se former par la première cohorte de la droite, et la seconde se place de suite en ligne. La troisième cohorte occupe le centre, et la quatrième se range à côté. La cinquième cohorte la suit, et ferme la gauche de la première ligne. Les ordinaires et les autres officiers qui combattaient dans la première ligne, en avant et autour des enseignes, s’appelaient le corps des princes. C’était la ligne des pesamment armés; ils avaient des casques, des cuirasses ou cottes d’armes, des jambarts et des boucliers; de grandes épées appelées spathes, et d’autres petites, appelées semispathes; cinq plombées placées dans la concavité de leurs boucliers, et qu’ils lançaient au premier choc. Ils avaient encore deux armes de jet : une grande, composée d’un fer triangulaire de neuf pouces de long, et montée sur une hampe de cinq pieds et demi; arme appelée autrefois pilum (javelot) et aujourd’hui spiculum, et qu’on exerçait particulièrement les soldats à lancer, parce que dirigée avec art et vigueur, elle transperçait souvent et les boucliers des fantassins et les cuirasses des cavaliers; une petite, ayant un fer de cinq pouces de long sur une hampe de trois pieds et demi; on la nommait autrefois verriculum (dard); on l’appelle aujourd’hui verulum. La première ligne était celle des princes; la seconde, celle des haslats, pourvue des mêmes armes. Cette seconde ligne se formait à la droite par la sixième cohorte, et la septième se plaçait de suite. La huitième cohorte occupait le centre, suivie de la neuvième; la dixième cohorte fermait toujours la gauche, dans la seconde ligne.[11] § 12. C’est une règle constante, de composer le premier rang de soldats anciens et exercés, qu’on appelait autrefois princes. On place au second rang les fantassins bien cuirassés, et d’excellents soldats armés de javelots (spiculis) ou de lances, et nommés autrefois hastats. L’intervalle d’un rang à un autre fut réglé à six pieds, afin que les combattants pussent facilement avancer ou reculer, et donner aux traits l’impulsion plus forte qui résulte du bond et de la course. Ces deux rangs sont composés de soldats munis d’armes pesantes, et auxquels l’âge et l’expérience inspirent de la confiance ; ils ne doivent ni reculer devant l’ennemi ni le poursuivre, de peur de troubler les rangs ; mais, comme un mur inébranlable, soutenir son choc et le repousser ou le mettre en fuite, en le combattant de pied ferme. Vient ensuite le troisième rang, formé des soldats les plus légèrement armés, de jeunes archers, de bons frondeurs, qu’on appelait anciennement férentaires. Le quatrième ordre est composé des gens de bouclier les plus lestes, des plus jeunes archers, et de soldats dressés à se servir de dards ou de martiobarbules, dites plombées. On les nommait les légèrement armés. Tandis que les premiers rangs demeurent à leur poste, le troisième et le quatrième se portent au delà du front de l’armée, et provoquent l’ennemi avec leurs armes de jet et leurs flèches. S’ils peuvent le mettre en fuite, ils le poursuivent eux-mêmes, soutenus par la cavalerie; Si au contraire ils sont repoussés, ils se replient sur la première et la seconde lignes, et regagnent leur poste par les intervalles de ces deux lignes; et alors cette première et cette seconde lignes soutiennent tout le choc, dès qu’on en est venu à la grande épée (spathe) et au javelot ou pilum, comme on l’appelle. On formait le cinquième rang de balistaires (soldats servant les balistes), de frondeurs, [de tragulaires, soldats armés du javelot nommé tragula], et de fustibulateurs, qui se servent, pour lancer des pierres, de l’espèce de fronde appelée fustibale sorte de fronde attachée à un bâton). La fustibale est un bâton (fustis) de quatre pieds de long, au milieu duquel on attache une fronde en cuir, qui, recevant des deux mains une impulsion violente, lance de grosses plerres presque aussi loin que l’onagre. Le sixième rang, après ceux-là, était composé de soldats bien éprouvés, couverts de boucliers, et pourvus de toutes sortes d’armes offensives et défensives : on les appelait autrefois triaires. Ils avaient coutume de se tenir sur les derrières de l’armée, afin de tomber plus vigoureusement sur l’ennemi avec des forces fraîches et entières car s’il arrivait quelque échec aux premières lignes, c’est sur eux que reposait tout l’espoir de le réparer.[12] § 13. Tous les porte-enseignes (signarii), quoique gens de pied, avaient des demi-cuirasses, et des casques couverts de peaux d’ours avec le poil, pour se donner un air plus terrible. Les centurions avaient des cuirasses ou cottes d’armes complètes, des boucliers et des casque de fer, surmontés dans tout leur contour d’aigrettes argentées, pour être plus facilement reconnus de leurs soldats.[13] § 14. Il faut savoir et se rappeler par tous les moyens que lorsqu’on engageait l’action la première et la deuxième lignes restaient immobiles; les triaires demeuraient aussi à leur place. Mais les férentaires, les légèrement armés, les archers, les frondeurs, s’avançaient à la tête de l’armée, et chargeaient l’ennemi : s’ils pouvaient le mettre en fuite, ils le poursuivaient; s’ils étaient obligés de céder au nombre ou à la force, ils se repliaient sur ces deux lignes, et allaient se poster derrière elles. Alors les pesamment armés, qui étaient comme un mur de fer, reprenaient le combat, d’abord de loin, avec les armes de jet, et bientôt de près, l’épée à la main. Mettaient-ils l’ennemi en fuite, ils ne le poursuivaient pas, de peur de se rompre et que l’ennemi disperse, revenant tout à coup sur eux, ne profitât de leur désordre : c’étaient les légèrement armés, avec les frondeurs, les archers et la cavalerie, qui se mettaient à sa poursuite. Grâce à ces dispositions prudentes, la légion était victorieuse sans danger; ou si elle avait du désavantage, elle se conservait en bon état; car il est de l’essence de la légion de ne pouvoir aisément ni fuir ni poursuivre.[14] § 15. De peur aussi que, dans la confusion de la mêlée, les soldats ne vinssent à s’écarter de leurs camarades, ils avaient dans chaque cohorte leurs boucliers peints de signes différents de ceux des autres. Outre cela, sur le revers du bouclier de chaque soldat était écrit son nom, avec l’indication de sa cohorte et de sa centurie. On voit, par ces détails, qu’une légion bien ordonnée était comme une place invincible, en ce qu’elle portait partout avec elle toutes les choses nécessaires à la guerre; qu’elle ne craignait jamais des surprises de l’ennemi, et qu’elle savait tout d’un coup, en rase campagne, se faire des retranchements de fossés et de palissades.[15] § 16. Les instruments militaires de la légion sont la trompette, appelée tubicen, le cornet, et la buccine ou cor. La trompette appelle le soldat au combat, et sonne aussi la retraite; au bruit du cornet, ce ne sont pas les soldats, mais les enseignes, qui se mettent en mouvement: c’est encore la trompette qui sonne toutes les fois que les soldats doivent sortir, sans enseignes, pour quelque travail; et quand on veut faire marcher les enseignes, le cornet leur en donne le signal. On désigne par le nom de classicum le son particulier de la buccine, qui s’adresse aux ailes de l’armée. C’est aussi une des marques du commandement : le classicum se joue en présence du général, ou lorsqu’on punit de mort des soldats; ce qui ne peut se faire qu’en vertu de son autorité. Pour commander les gardes ordinaires (vigiliae), ou les gardes hors du camp, appelées agraires, pour convoquer les troupes a quelque ouvrage, pour les appeler au champ de manoeuvres, on se sert de la trompette appelée tubicen; et c’est au son de cette même trompette que ces exercices là cessent. Faut-il faire avancer les enseignes, ou les arrêter tout à coup dans leur marche, le cornet sonne. Or tout cela se pratique dans les exercices et dans le promenades qu’on fait faire aux soldats sous les armes, afin que dans le combat même ils obéissent plus facilement, par habitude, à ces différents signaux, quand les chefs commandent soit de charger ou de s’arrêter, soit de poursuivre l’ennemi ou de revenir. La raison veut, en effet, qu’on s’accoutume à pratiquer dans le loisir de la paix ce que l’on devra nécessairement exécuter dans le tumulte des combats.[16] § 17. On commande dans chaque centurie quatre cavaliers et quatre fantassins pour la garde du camp pendant la nuit; et comme il paraît impossible que le même homme reste en vedette ou en sentinelle toute la nuit, on partage les gardes ou veilles en quatre parties, pour faire la part du repos, en sorte que chaque garde ne soit pas de plus de trois heures de nuit. On pose toutes les gardes au son de la trompette (tubicen), et, leurs heures faites, on les relève au son du cornet.[17] § 18. Quand on a rangé l’infanterie en bataille, on poste la cavalerie sur les ailes, en ayant soin que les cuirassiers et ceux qui lancent l’épieu (les contati, de contus, épieu) touchent aux fantassins : quant aux archers ou à ceux qui n’ont pas de cuirasses, ils s’étendent un peu davantage. Les premiers, comme plus fermes, sont destinés à couvrir les flancs de l’infanterie; les autres, comme plus lestes et plus agiles, à se jeter sur les ailes de l’armée ennemie, pour les rompre et y mettre le désordre. Un général doit savoir quelle espèce de cavalerie il faut opposer à tels dronges ou corps de l’ennemi; car je ne sais par quelle cause mystérieuse et, pour ainsi parler, divine, il se fait que telle troupe qui a naturellement de l’avantage sur telle autre perd souvent sa supériorité et la bataille en face d’une troupe plus faible en apparence. Si la cavalerie est inférieure à celle de l’ennemi, il faut, à l’exemple des anciens, y mêler des fantassins choisis parmi les plus agiles, armés de boucliers légers, et exercés à cette espèce de combat: on les nommait, à cause de leur vélocité, vélites. La cavalerie ennemie, fût-elle d’une force bien supérieure, ne peut tenir contre une troupe ainsi mélangée. Aussi tous nos anciens généraux réparaient-ils le désavantage du nombre en mettant entre deux cavaliers un de ces jeunes soldats bien exercés à la course, et au maniement du bouclier, de l’épée et des armes de jet.[18] § 19. Dans les batailles, les éléphants, par l’énormité de leur masse, par l’horreur de leur cri, par la nouveauté même du spectacle, épouvantent d’abord les hommes et les chevaux. Le roi Pyrrhus fut le premier qui en mit en bataille contre une armée romaine en Lucanie; il nous en fut ensuite opposé un grand nombre par Annibal en Afrique, par le roi Antiochus en Orient, par Jugurtha en Numidie. On imagina différents moyens de s’en défendre. Ainsi un centurion, en Lucanie, coupa avec son épée la main, ou, comme on dit, la trompe d’un de ces animaux. Ailleurs on attela deux chevaux bardés de fer à un chariot de dessus lequel des clibanaires, ou soldats armés de toutes pièces, portaient aux éléphants de grands coups de sarisses, c’est-à-dire de longs épieux. D’autres fois, on les fit attaquer par des fantassins cataphractaires, qui, outre leur armure, avaient les bras, les casques, les épaules hérissés de grandes pointes de fer, pour empêcher les éléphants de les saisir. Toutefois les anciens opposèrent surtout à ces animaux les vélites, qui étaient des jeunes gens armés à la légère, extrêmement agiles, et fort adroits à lancer, des rangs de la cavalerie, des armes de jet. Ils voltigeaient autour des éléphants, et les tuaient avec des lances armées d’un large fer, ou avec de grands javelots. Mais dans la suite, la hardiesse s’étant accrue, les soldats, groupés plusieurs ensemble, faisaient pleuvoir sur eux les javelots ou armes de jet nommées pila, et les couvraient de blessures. On y joignit des frondeurs, qui, avec la fronde ou la fustibale, leur lançaient de grosses plerres ainsi qu’à leurs conducteurs, et les accablaient aussi sous les débris de leurs tours; ce qui est le meilleur moyen de les combattre. Outre cela, les soldats, à l’approche de ces bêtes, ouvraient leurs rangs pour les laisser passer; et lorsqu’elles avalent pénétré assez avant dans le corps de bataille, elles étaient aussitôt enfermées dans un cercle d’hommes bien armés; et les maîtres de la milice les prenaient, sans les blesser, avec leurs conducteurs.[19] § 20. Une précaution excellente, et qui contribue beaucoup à la victoire, c’est d’avoir une élite de fantassins et de cavaliers, avec des officiers suppléants, des commandants et des tribuns sans poste fixe, et de les tenir en réserve, les uns près des ailes et les autres vers le centre du corps de bataille, afin qu’en se portant vivement au secours d’une troupe qui vient à plier, et en soutenant vigoureusement le choc de l’ennemi, elles en arrêtent l’impétuosité, sans déranger l’ordre de bataille. Les Lacédémoniens inventèrent les réserves : les Carthaginois en adoptèrent l’usage, que les Romains, d’après eux, ont toujours pratiqué depuis. C’est la meilleure disposition qu’il y ait. Le corps de bataille ne doit avoir, en effet, qu’une action générale, qui consiste à repousser ou à rompre l’ennemi. Or, si l’on veut ranger une troupe en forme de coin ou de tenaille, il faut la prendre dans le corps de réserve, et non dans le corps de bataille; car si l’on tire le soldat de son rang, on trouble tout. Dans le cas même où vous seriez inférieur en nombre, il vaut mieux avoir un corps de bataille moins nombreux et une réserve plus considérable.[20] § 21. Si un espion des ennemis s’est glissé et rôde dans le camp, qu’il soit ordonné à tous les soldats de se retirer avant la nuit sous leurs tentes, et l’espion sera aussitôt découvert.[21] Dès que vous savez l’ennemi informé de vos projets, il convient que vous changiez vos dispositions; car il ne faut plus compter sur l’effet d’une mesure dont le secret est parvenu à la connaissance de la multitude. Délibérez, sur ce qu’il faut faire, avec plusieurs; sur ce que vous ferez, avec un très petit nombre et des plus fidèles, on mieux encore avec vous-même. § 22. Tels sont, empereur invincible, les préceptes de l’art militaire disséminés dans les livres de différents auteurs, dont vous m’avez ordonné, malgré mon peu de talent, de faire un abrégé, de peur que le trop grand nombre ne causât de l’ennui, ou que le trop peu n’inspirât pas de confiance.[22] § 23. Cette ardeur martiale qui anima les hommes de tous les temps n’est pas refroidie elles ne sont pas épuisées, les terres qui ont produit les Lacédémoniens, les Athéniens, les Marses, les Samnites, les Pélignes, et surtout les Romains. Les Epirotes n’ont-ils pas été autrefois d’excellents soldats? Les Macédoniens, les Thessaliens, n’ont-ils pas vaincu les Perses, et pénétré, en combattant, jusqu’à l’Inde? Et les Daces, les Mysiens, les Thraces, n’ont-ils pas été de tout temps si belliqueux, que l’histoire fabuleuse a fait naître chez eux le dieu Mars? J’en aurais pour longtemps à énumérer les forces des diverses nations, puisque toutes sont contenues dans l’empire romain. Mais la sécurité, fruit d’une longue paix, a partagé ces peuples entre les douceurs de l’oisiveté et les tranquilles occupations des charges civiles; et nos exercices militaires, d’abord négligés, puis regardés comme inutiles, ont été enfin oubliés tout à fait.[23]
[1] Voyez, pour ce qui précède, Végèce. liv. I. c. ii. [2] Voyez Végèce, liv. I, c. xxvi. [3] Voyez Végèce, liv. II, c. ii. [4] Voyez Végèce, I. II, c. iv. [5] Voyez Végèce, liv. II. c. vi. [6] Voyez Végèce, liv. II, c. vii. [7] Voyez Végèce, liv. II, c. viii. [8] Voyez Végèce, liv. II, c. ix. [9] Voyez Végèce, liv. II, c. xiii. [10] Voyez Végèce, liv. II, c. xiv. [11] Voyez Végèce, liv. II. c. xv. [12] Voyez Végèce, liv. III, c. xiv. [13] Voyez Végèce, liv. II, c. xvi. [14] Voyez Végèce, liv. II, c. xvii. [15] Voyez Végèce, liv. II, c xviii. [16] Voyez Végèce, liv. II, c. xxii. [17] Voyez Végèce, liv. III, c. viii. [18] Voyez Végèce, liv. III. c. xvi. [19] Voyez Végèce, liv. III c. xxiv. [20] Voyez Végèce, liv. III, c. xvii. [21] Voyez Végèce, liv. III, c. xxvi. [22] Voyez Végèce, liv. III, prolog. [23] Voyez Végèce, liv. c. xxviii.
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