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MACROBE

 

SATURNALES

 

LIVRE PREMIER

 

  livre 2

 

 

PRÉFACE.

La nature, ô mon fils Eustathe, nous attache dans cette vie, à des objets nombreux et divers; mais aucun lien n'est plus fort que l'amour qui nous unit à ceux auxquels nous avons donné l'existence. Afin que nous prenions soin d'élever et d'instruire nos enfants, la nature a voulu que le soin des parents à cet égard devînt leur plus douce volupté, et que, dans le cas contraire, ils dussent éprouver un égal chagrin. Aussi rien ne m'a été plus à coeur que ton éducation. Impatient de tout retard, et abrégeant de longs détours pour la perfectionner, je ne me contente point de tes progrès dans les matières qui sont l'objetde ton étude constante et spéciale; mais je m'applique encore à te rendre mes propres lectures utiles, en formant pour toi, de tout ce que j'ai lu, soit avant, soit après ta naissance, en divers ouvrages écrits dans les langues de la Grèce et de Rome, un répertoire de connaissances, où, comme dans un trésor littéraire, il te soit facile de trouver et de puiser, au besoin, les narrations perdues dans la masse d'écrits qui ont été publiés; les faits et les paroles qui méritent d'être retenus.

Toutes ces choses dignes de mémoire, je ne les ai point ramassées sans ordre, et comme entassées; mais de cette variété de matériaux pris en divers auteurs et à des époques diverses, que j'avais d'abord recueillis çà et là indistinctement, pour le soulagement de ma mémoire, j'en ai formé un certain corps.

Réunissant ceux qui se convenaient entre eux, je les ai organisés, pour être comme les membres de ce corps. Si, pour développer les sujets que j'emprunterai à mes différentes lectures, il m'arrive de me servir souvent des propres paroles qu'ont employées les auteurs eux-mêmes, ne m'en fais point de reproche, puisque cet ouvrage n'a pas pour but de faire montre d'éloquence, mais seulement de t'offrir un faisceau de connaissances utiles. Tu dois donc être satisfait si tu trouves la science de l'antiquité clairement exposée, tantôt par mes propres paroles, tantôt par les expressions des anciens eux-mêmes, selon qu'il y aura lieu, ou à les analyser, ou à les transcrire.

Nous devons, en effet, imiter en quelque sorte les abeilles, qui parcourent différentes fleurs pour en pomper le suc. Elles apportent et distribuent ensuite en rayons, tout ce qu'elles ont recueilli, donnant par une certaine combinaison, et par une propriété particulière de leur souffle, une saveur unique, à ce suc formé d'éléments divers. Nous aussi, nous mettrons par écrit ce que nous aurons retenu de nos diverses lectures, pour en former un tout, digéré dans une même combinaison. De cette façon, les choses se conservent plus distinctement dans l'esprit; et cette netteté de chacun de ces matériaux, combinés ensemble par une sorte de ciment homogène, laisse une saveur unique à ces essences diverses. En telle sorte que si l'on reconnaît où chaque chose est puisée, on reconnaît cependant aussi que chacune diffère de sa source. C'est de la même manière que la nature agit en nos corps, sans aucune coopération de notre part. Les aliments que nous consommons pèsent sur notre estomac tant qu'ils y surnagent, en conservant leur qualité et leur solidité; mais en changeant de substance, ils se transforment en sang et alimentent nos forces.

Qu'il en soit de même des aliments de notre esprit. Ne les laissons pas entiers et hétérogènes, mais digérons-les en une seule substance. Sans cela, ils peuvent bien entrer dans la mémoire, mais non dans l'entendement. Rassemblons-les tous, pour en former un tout; comme de plusieurs nombres on en compose un seul. Que notre esprit agisse de façon à montrer ce qui s'opère, en cachant ce dont il s'est servi pour opérer : comme ceux qui confectionnent des liniments odorants ont soin avant tout, que leurs préparations n'affectent aucune odeur particulière, voulant en former une spéciale du suc mêlé de tous leurs parfums. Considère de combien de voix un chœur est composé: cependant toutes ces voix n'en forment ensemble qu'une seule. L'une est aiguë, l'autre grave, l'autre moyenne; les voix d'hommes et de femmes se mêlent au son de la flûte; de cette sorte, la voix de chaque individu se trouve couverte, et cependant celle de tous s'élève; et l'harmonie résulte de la dissonance elle-même.
Je veux qu'il en soit ainsi du présent ouvrage; je veux qu'il renferme les notions de diverses sciences, des préceptes divers, des exemples de diverses époques; mais qu'il forme un travail homogène, dans lequel, en ne dédaignant point de revoir ce que tu connais déjà, et en ne négligeant pas d'apprendre ce que tu ignores, tu trouveras plusieurs choses agréables à lire, propres à orner l'esprit et utiles à retenir. Car jecrois n'avoir fait entrer dans cet ouvrage rien d'inutile à connaître, ou de difficile à comprendre; mais tout ce qui pourra servir à rendre ton intelligence plus forte, ta mémoire plus riche, ta parole plus diserte, ton langage plus pur : à moins toutefois que, né sous un autre ciel, l'idiome latin ne m'ait pas favorablement servi.

C'est pourquoi, si jamais quelqu'un a le loisir ou la volonté de lire cet ouvrage, d'avance nous réclamons son indulgence, s'il trouve à désirer dans notre style l'élégance native du langage romain. Mais ne vais-je point encourir imprudemment l'ingénieux reproche qu'adressa jadis M. Caton à Aulus Albinus, qui fut consul avec L. Lucullus ? Cet Albinus écrivit en grec l'histoire romaine. Au commencement de cette histoire, on rencontre cette pensée : que personne n'a droit de reprocher à l'auteur ce qu'il pourrait y avoir d'inexact ou d'inélégant dans son ouvrage; car, dit-il, je suis Romain, né dans le Latium, et la langue grecque m'est tout à fait étrangère. C'est pourquoi il demande grâce s'il a pu quelquefois errer. Tu es par trop plaisant, Aulus, s'écria M. Caton en lisant ces mots, d'avoir mieux aimé demander pardon d'une faute, que de t'abstenir de la commettre. Car on ne demande pardon que pour les erreurs où l'ignorance nous a entraînés, et pour les fautes auxquelles la nécessité nous a contraints. Mais toi, ajoute Caton, qui avant d'agir demandes qu'on te pardonne ta faute, qui t'a condamné, je te prie, à la commettre? Maintenant nous allons exposer, en forme de prologue, le plan que nous avons adopté pour cet ouvrage.

CHAPITRE I.

Plan de l'ensemble de l'ouvrage.

Pendant les Saturnales, les personnes les plus distinguées de la noblesse romaine, et d'autres hommes instruits, se réunissent chez Vettius Praetextatus, et consacrent, à des entretiens sur les arts libéraux, les jours solennellement fériés. Ils se donnent aussi des repas avec une mutuelle politesse, et ne se retirent chez eux que pour aller prendre le repos de la nuit. Ainsi, pendant tout le temps des féries, après que la meilleure partie du jour a été remplie par des discussions sérieuses, la conversation roule, durant le repas, sur des sujets convenables à la table; en sorte qu'il n'y a pas un moment, dans la journée, qui, ne soit rempli par quelque chose d'instructif ou d'agréable.

Cependant la conversation de la table aura toujours plus d'agrément qu'aucune autre, parce qu'elle a moins de sévérité et plus de licence. Ainsi, dans le Banquet de Platon, comme dans tous les auteurs qui ont décrit des repas, la conversation ne roule sur aucun sujet austère, mais elle forme un traité agréable et varié de l'amour. Socrate lui-même, dans cet ouvrage, n'enlace point, selon sa coutume, et ne presse point son adversaire, dans des nœuds de plus en plus resserrés; mais il le circonvient de manière qu'il puisse éluder et revenir au combat, lui fournissant lui-même l'occasion de s'esquiver et de fuir. La conversation, à table, doit donc être irréprochable sous le rapport de la décence, autant qu'attrayante par ses agréments; tandis que, le matin, elle sera toujours plus grave, et telle qu'elle convient à d'illustres et doctes personnages. Or, si les Cotta, les Lélius, les Scipion ont pu, dans les ouvrages des anciens, disserter sur tous les sujets les plus importants de la littérature romaine, ne sera-t-il pas permis aux Flavien, aux Albin, aux Symmaque, aux Eustathe, qui leur sont égaux en gloire et ne leur sont pas inférieurs en vertu, de disserter aussi sur quelque sujet du même genre? Qu'on ne me reproche point que la vieillesse de quelques-uns de mes personnages est postérieure au siècle de Praetextatus, car les dialogues de Platon sont une autorité en faveur de cette licence. En effet, Parménide est si antérieur à Socrate, que l'enfance de celui-ci aura à peine touché la vieillesse de celui-là; et cependant ils disputent entre eux sur des matières très ardues. Un dialogue célèbre est rempli par une discussion entre Socrate et Timée, qu'on sait n'avoir pas été contemporains. Paralus et Xanthippe, fils de Périclès, dissertent aussi, dans Platon, avec Protagoras, à l'époque de son second séjour à Athènes; quoique la fameuse peste les eût enlevés aux Athéniens longtemps auparavant.

Ainsi donc, autorisés par l'exemple de Platon, l'âge où vécurent les personnes que l'on a réunies a été compté pour rien. Afin qu'on pût reconnaître et distinguer facilement ce que dit chacun d'eux, nous avons fait interroger Postumien par Décius, touchant le fond de ces entretiens et touchant les personnes entre lesquelles ils s'agitent; et, pour ne pas suspendre plus longtemps l'impatience du lecteur, un dialogue entre Décius et Postumien va exposer quelle fut l'origine de ces colloques, et quel en fut le développement.

 CHAPITRE II.

Quelle fut l'origine de ces colloques de table, et quel en fut le développement.

DÉCIUS - Les féries que nous accorde une grande partie du mois consacré à Janus me permettent d'aller chez toi, Postumien, et d'y rencontrer des moments favorables pour t'entretenir; car presque tous les autres jours opportuns à la plaidoirie, on ne peut trouver un seul instant que tu ne sois occupé, soit à défendre au forum les causes de tes clients, soit à les étudier chez toi. Si donc tu as maintenant le loisir de répondre à mes interrogations (car je sais que tu ne remplis point les jours fériés par des frivolités, mais par des occupations sérieuses), tu me procureras un très grand plaisir, lequel, je pense, ne sera pas non plus sans agrément pour toi. Je te demande d'abord si tu as assisté personnellement à ces festins qu'une politesse réciproque prolongeait durant plusieurs jours; ainsi qu'à ces entretiens que tu vantes, dit-on, si fort, et dont tu fais partout les plus grands éloges. J'aurais dû les entendre raconter par mon propre père, s'il n'était parti de Rome aussitôt après ces festins, pour aller demeurer à Naples.

J'assistais dernièrement à d'autres festins où l'on admirait les forces de ta mémoire, qui te permirent souvent de répéter tout ce qui fut dit dans les circonstances dont il s'agit, et de le reproduire dans le même ordre.

POSTUMIEN - Durant tout le cours de ma vie, Décius, rien ne m'a paru mieux (comme tu as pu le voir toi-même, autant que te te permet ta jeunesse, ou comme tu as pu l'entendre dire à ton père Albin) que d'employer les loisirs que me laisse la plaidoirie, à converser dans la société d'hommes érudits, et tels, par exemple, que toi. En effet , un esprit qui a été bien dirigé ne saurait trouver de délassement plus utile et plus honnête, qu'un entretien où la politesse orne l'interrogation aussi bien que la réponse. Mais de quel banquet veux-tu parler? Sans nul doute tu veux parler de celui qui eut lieu d'abord chez Vettius Praetextatus, composé des plus doctes et des plus illustres, et qui, rendu ensuite par chacun des convies, s'embellit encore du charme de la variété.

DÉCIUS - C'est là précisément le but de mon interrogation. Veuille bien m'apprendre quel fut ce festin, auquel l'amitié particulière de chacun des convives pour toi me fait penser que tu as dû assister.

POSTUMIEN - Certes je l'aurais bien désiré, et je pense que ma présence n'y eût pas été désagréable. Mais comme, ces jours-là précisément, j'avais à m'occuper des causes de plusieurs de mes amis, invité à ces repas, je répondis que j'étais forcé d'employer mon temps, non en festins, mais à étudier mes causes; et je priai que l'on cherchât quelqu'un, libre de tout soin et de toute autre affaire. On le fit; et Praetextatus invita en ma place le rhéteur Eusèbe, homme érudit et éloquent, supérieur dans son art à tous les Grecs de notre âge, et, de plus, versé dans la littérature latine.

DÉCIUS - Comment donc sont parvenus à ta connaissance ces entretiens où, avec tant de grâce et de charme, sont tracés les meilleurs exemples pour régler la vie, riches, à ce que j'entends dire, de faits nombreux et d'instructions variées?

POSTUMIEN - Le jour du solstice, qui suivit immédiatement les fêtes des Saturnales, durant lesquelles eurent lieu ces banquets, j'étais chez moi, heureux de me trouver libre des affaires du barreau. Eusèbe y vint avec un petit nombre de ses disciples, et il me dit en souriant : - Postumien, j'avoue que je t'ai de grandes obligations pour bien des choses, mais surtout à raison de ce qu'en t'excusant auprès de Praetextatus, tu as laissé une place pour moi à son festin. Si bien que je m'imagine que, d'accord avec ta bienveillance pour moi, la fortune elle-même la seconde, et conspire avec elle pour que je reçoive des bienfaits de toi. - Veux-tu, lui dis-je, me restituer cette dette, que tu avoues si gratuitement et si bénévolement? employons ce loisir dont il m'est si rare de jouir, à me faire assister à mon tour, en quelque façon, à ce repas que tu as partagé. - Je le veux bien, me dit-il; toutefois je ne te donnerai point le détail des mets et des boissons, encore qu'on en ait servi en abondance, quoique sans superfluité; mais, autant qu'il me sera possible, je rapporterai ce que dirent en ces jours-là les convives, soit pendant, soit principalement après les repas.

En les écoutant, il me semblait que je me rapprochais de la vie de ceux que les sages proclamèrent heureux. Ce qui avait été dit la veille du jour auquel je vins m'asseoir au milieu d'eux m'est connu par la communication que m'en a faite Aviénus; et je l'ai entièrement mis par écrit, afin de n'en rien oublier. Si tu désires l'entendre de ma bouche, sache qu'un seul jour ne suffira pas pour répéter des entretiens qui ont rempli plusieurs journées. 

DÉCIUS - Quels étaient, Postumien, ces entretiens dont te parlait Aviénus? quels en étaient les interlocuteurs, et quelle en fut l'origine? Je t'écoute infatigablement.

POSTUMIEN - Eusèbe commença ainsi : La veille du jour de la fête des Saturnales, vers le soir, Vettius Praetextatus ayant mis sa maison à la disposition des personnes qui désiraient s'y réunir, Aurélius, Symmaque et Coecina Albin, très liés ensemble par leur âge, leurs moeurs et leurs goûts, s'y rendirent, Servius, nouvellement reçu docteur parmi les grammairiens, homme étonnant par sa science et d'une aimable modestie, les suivait, tenant les yeux baissés, et dans l'attitude de quelqu'un qui semble chercher à se cacher. Aussitôt que Praetextatus les eut aperçus, il alla au-devant d'eux, et les salua affectueusement; puis, s'étant tourné vers Furius Albin, qui se trouvait là par hasard, à côté d'Aviénus : Veux-tu, lui dit-il, mon cher Albin, que nous communiquions à ces personnes qui surviennent si fort à propos, et que nous pourrions justement appeller les lumières de notre cité, le sujet dont nous avions commencé de disserter entre nous? - Pourquoi ne le voudrais-je pas, dit Albin, puisque rien ne peut être plus agréable, et à nous et à eux, que de nous entretenir de savantes discussions? Chacun s'étant assis, Caecina prit la parole : J'ignore encore, mon cher Praetextatus, ce dont il s'agit; cependant je ne saurais douter que ce ne soit très bon à connaître, puisque cela a pu être entre vous un sujet de conversation, et que vous ne voulez pas nous le laisser ignorer. - Il faut donc que vous sachiez, reprit Praetextatus, que nous dissertions entre nous, vu que c'est demain le premier jour consacré aux fêtes de Saturne, pour savoir à quelle époque on peut dire que commencent les Saturnales : autrement dit, à quel moment commencera le jour de demain. Nous avions déjà effleuré quelque chose de cette question. Ainsi, comme ton érudition est trop connue pour que ta modestie puisse s'en défendre, je veux que tu commences à nous faire part de tout ce que tu as appris et retenu sur le sujet qui nous occupe.

CHAPITRE III.

Du commencement et de la division du jour civil.

Alors Caecina parla en ces termes : Puisque ni l'ignorance ni l'oubli n'ont dérobé, à aucun de vous tous qui m'engagez à parler sur cette matière, rien de ce que les anciens en ont écrit, il me parait superflu de vous répéter des choses que vous connaissez. Mais, pour que personne ne pense que l'honneur d'être interrogé me soit à charge, je vais résumer en peu de mots tout ce que ma faible mémoire me fournira sur ce sujet. - Après ces paroles, voyant tout le monde attentif et disposé à l'écouter, il poursuivit en ces termes : - M. Varron, dans son livre Des choses humaines, en traitant des jours, dit:

Homines, qui ex media nocte ad proximam mediam noctem his horis viginti quattuor nati sunt uno die nati dicuntur.

Ceux qui naissent dans les vingt quatre heures qui s'écoulent depuis le milieu de la nuit jusqu'au milieu de la nuit suivante, sont dits nés le même jour.

Par ces paroles, Varron parait avoir fixé la division du jour de telle sorte que celui qui est né après le coucher du soleil , mais avant minuit, appartient au jour qui a précédé la nuit; et qu'au contraire, celui qui est né dans les six heures postérieures de la nuit appartient au jour qui succède à la nuit.

Le même Varron nous apprend, dans le même livre, que les Athéniens observaient la chose autrement, et qu'ils comptaient pour un jour la distance d'un coucher du soleil à l'autre; que les Babyloniens en usaient encore différemment, et qu'ils donnaient le nom de jour à l'espace de temps qui se trouve compris entre deux soleils levants ; tandis que les Umbres appelaient jour la distance d'un midi à l'autre :

Quod quidem, nimis absurdum est. Nam qui Kalendis hora sexta apud Umbros natus est, dies eius natalis videri debebit et Kalendarum dimidiatus et qui post Kalendas erit usque ad horum eius diei sextam.

Ce qui est trop absurde, continue Varron; car celui qui est né chez les Umbres à la sixième heure de la journée des calendes, devra avoir son jour natal partagé entre le jour des calendes et les six premières heures de la journée du lendemain des calendes.

Le peuple romain, comme le dit Varron, a plusieurs motifs pour compter ses jours depuis le milieu de la nuit jusqu'au milieu de la nuit suivante; car ses solennités sont en partie diurnes, et en partie nocturnes. Les diurnes se prolongent depuis le commencement du jour jusqu'au milieu de la nuit, et les nocturnes commencent à la sixième heure de la nuit qui suit ce même jour. On observe la même division dans les cérémonies qui se pratiquent pour la consultation des augures. En effet, lorsque les magistrats doivent, en un même jour, consulter les augures, et accomplir l'action pour laquelle ils les consultent, ils consultent après minuit et agissent après le soleil levé; et cependant ils ont consulté et agi en un même jour. Pareillement, les tribuns du peuple, auxquels il n'est pas permis de passer jamais un jour entier hors de Rome, ne sont pas réputés avoir violé cette loi lorsque, partis après minuit, ils sont revenus après l'heure du premier flambeau, mais avant minuit suivant; parce qu'étant revenus avant la sixième heure de la nuit, ils passent une partie de cette nuit dans la ville. Le jurisconsulte Mucius soutenait encore qu'une femme n'aurait point accompli la formalité légale de l'usurpation, si, après avoir commencé aux calendes de janvier à cohabiter avec un homme pour cause de mariage, elle le quittait afin d'interrompre l'usurpation le 4 suivant des calendes de janvier; car on ne saurait compléter dans cet espace de temps, les trois nuits que la femme devait passer, durant l'année, éloignée de son mari, d'après la loi des Douze Tables, pour faire acte d'usurpation; puisque les six heures postérieures de la troisième nuit appartiendraient à l'année qui aurait commencé aux calendes.

On retrouve la même observation concernant la division du jour, exprimée dans Virgile; mais placée, comme il convenait à un poète, sous le voile d'une antique croyance religieuse.
 

Torquet, medios nox humida cursus:
Et me saevus equis oriens adflavit anhelis. 

La nuit humide, dit-il, « est au milieu de sa carrière, et déjà je sens l'haleine enflammée des chevaux du Soleil.

Par ces paroles, Virgile nous indique que le jour civil (selon l'expression des Romains) commence à la sixième heure de la nuit.
Le même poète, dans son sixième livre, a indiqué l'époque où commence la nuit. Car après avoir dit : 

Hac vice sermonum roseis Aurora quadrigis
Iam medium aetherio cursu traiecerat axem,

Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, déjà l'astre du jour avait sur son char lumineux, fourni plus de la moitié de sa carrière;

la Sybille ajoute bientôt :

Nox ruit, Aenea: nos flendo ducimus horas.
La nuit s'approche, Énée; et nous perdons le temps à verser des larmes.

Voilà comment Virgile a su décrire le commencement du jour et celui de la nuit, en se conformant avec la plus grande exactitude aux divisions civiles. Or, voici quelles sont ces différentes divisions. Le premier moment de la journée s'appelle inclination du milieu de la nuit, (media noctis inclinatio) ; vient ensuite le chant du coq (gallicinium), plus le moment du silence (conticinium), quand les coqs se taisent, en même temps que les hommes se livrent au sommeil; ensuite le point du jour (diluculum), c'est-à-dire, le moment où le jour commence à paraître; enfin le matin (mane), ainsi appelé, ou parce que le jour s'élève des mânes c'est-à-dire, des lieux inférieurs, ou bien, ce qui me parait plus vrai, comme étant de bon augure. En effet, les Lanuviens disent mane, pour bonum; et chez nous, au contraire, immane est l'opposé de bonum; comme dans immanis bellua, ou immane facinus, et d'autres mots de ce genre, où immane a la signification de non bonum. Vient ensuite le temps appelé du matin à midi (a mane ad meridiem), qui est le milieu du jour. Le temps qui suit s'appelle le couchant (conticinium); le suivant, suprema tempestas, c'est-à-dire la dernière période du jour, selon qu'il est dit expressément dans les Douze Tables: SOLIS. OCCASUS. SUPREMA. TEMPESTAS. ESTO. (Que le coucher du soleil soit la dernière période (légale) du jour). Ici succède vesper (le soir), mot tiré du grec ; car les Grecs appellent ce moment ἑσπέρα à cause de l'étoile Hesper; et c'est aussi pour le même motif que l'Italie est nommée Hespérie, comme étant située vers l'occident. Le moment qui suit est appelé premier flambeau (prima fax) ; celui qui vient après, l'heure du coucher (concubia); et enfin le dernier, intempestas, c'est-à-dire le temps où l'on ne s'occupe point d'affaires. Telle est, chez les Romains, la division du jour civil. Ainsi donc les Saturnales s'inaugureront au milieu de la nuit prochaine (noctu futura), quoiqu'on ne soit dans l'usage d'en commencer la célébration qu'au jour de demain (die crastini).

CHAPITRE IV.

Qu'on dit en latin Saturnaliorum, noctu futura, et die crastini.

Ici, après que chacun se fut mis à louer la mémoire d'Albin comme étant un vrai répertoire de l'antiquité, Praetextatus, apercevant Aviénus qui parlait bas à Furius Albin : - Qu'est-ce, lui dit-il, mon cher Aviénus, que tu indiques au seul Albin, et que tu laisses ignorer à tous les autres? - Celui-ci répliqua : - L'autorité de Caecina m'impose sans doute du respect, et je n'ignore pas que l'erreur ne saurait se mêler à tant de savoir; cependant la nouveauté de ses expressions a surpris mon oreille. Car, au lieu de dire nocte futura et die crastino, comme les règles l'eussent exigé, il a préféré dire noctu futura et die crastini. Or noctu n'est point un substantif, mais un adverbe; or futura, qui est un adjectif, ne peut s'accorder avec un adverbe, et il n'est pas douteux que noctu et nocte sont, relativement, comme diu et die. D'un autre côté, die et crastini ne sont pas au même cas; or, dans ce tour de phrase, ce n'est que l'identité du cas qui unit les deux mots ensemble. Je désirerais savoir aussi pourquoi nous dirions Saturnaliorum plutôt que Saturnalium?

- A ces questions, comme Caecina se taisait, ne faisant qu'en sourire, Servius, interrogé par Symmaque, répondit: Quoique j'aie beaucoup plus à apprendre qu'à enseigner dans cette réunion, non moins respectable par l'illustration de ceux qui la composent que par leur science, je céderai cependant à la volonté de celui qui m'interroge; et j'indiquerai d'abord, quant au mot Saturnalium, puis relativement aux autres expressions dont il s'agit, d'où vient, je ne dis pas la nouveauté mais la vétusté de ces locutions. Celui qui dit Satumalium suit la règle; car les noms qui ont le datif pluriel en -bus n'accroissent jamais d'une syllabe au génitif de ce même nombre. En effet, ou le génitif a autant de syllabes que le datif, comme monilibus, monilium; sedilibus, sedilium; ou il en a une de moins, comme carminibus, carminum; luminibus, luminum : de même donc Saturnalibus, Saturnalium, qui est plus régulier que Saturnaliorum. Mais ceux qui disent Saturnaliorum ont pour eux l'autorité de grands écrivains car Salluste, dans son troisième livre dit : Bacchanaliorum; et Masurius, dans son second livre des Fastes, dit : « Le jour des Vinales (Vinaliorum) est consacré à Jupiter, non à Vénus, comme le pensent quelques-uns » et (pour citer aussi le témoignage des grammairiens eux-mêmes) Verrius Flaccus, dans le livre intitulé Saturne, dit : « Les Grecs aussi solennisent les jours des Saturnales (Saturnaliorum) ». Il dit encore, dans le même livre : « Je pense avoir expliqué clairement l'institution des Saturnales (Saturnaliorum) ». Julius Modestus, Traité des Féries, dit aussi : feriae Saturnaliorum; et, dans le même livre, il ajoute : « Antias attribue à Numa Pompilius l'institution des Agonales (Agonaliorum) ».

Mais, direz-vous, ces autorités peuvent-elles être soutenues par quelques raisons? Certainement; et, puisque l'analogie est tout à fait du ressort de la grammaire, je tâcherai de faire ressortir de diverses présomptions le motif qui a pu déterminer ceux qui écrivent de préférence Saturnaliorum, au lieu d'employer l'expression ordinaire Saturnalium. D'abord j'estime que de ces noms neutres de fêtes qui n'ont point de singulier, ils ont voulu faire une classe distincte des autres noms, qui se déclinent dans les deux nombres; car les noms Compitalia, Bacchanalia, Agonalia, Vinalia, et autres semblables, sont des noms de fêtes, et n'ont point de singulier; ou si vous faites, usage de leur singulier, il n'a plus alors la même signification, à moins qu'on n'ajoute le mot fête; comme Bacchanale festum, Agonale festum, et ainsi des autres en sorte que ce ne sont plus, dans ces cas, des noms positifs, mais des adjectifs, que les Grecs appellent épithètes. Ceux donc qui ont déterminé d'introduire l'exception dont il s'agit, au génitif, ont eu l'intention de caractériser, par cette terminaison, le nom des jours solennels.

Ils n'ignoraient pas d'ailleurs que, dans la plupart des mots qui ont leur datif en -bus, le génitif se termine en -rum : comme domibus, domorum; duobus, duorum; ambobus, amborum. Ainsi encore, viridia, lorsqu'il est employé comme épithète, forme son génitif en -ium; viridia prata, viridium pratorum; tandis que, lorsque nous voulons exprimer la verdure même d'un lieu, nous disons viridiorum; comme dans formosa facies viridiorum (l'agréable aspect de la verdure). Dans ce dernier cas, viridia est employé comme positif, et non comme adjectif.

Les anciens ont tellement usé de la licence de ce génitif, qu'Asinius Pollion emploie souvent le génitif vectigaliorum, quoique vectigal ne soit pas moins usité que vectigalia; et de même, quoique nous trouvions le singulier ancile laeuaque ancile gerebat (il portait le bouclier du bras gauche), on trouve aussi anciliorum. En sorte qu'il reste encore à examiner s'il est rigoureusement vrai qu'on ait affecté cette terminaison aux dénominations des jours de fêtes, ou si ce n'est pas plutôt l'amour de la variété qui aura charmé les anciens; car enfin, outre les noms des jours de fêtes, nous en trouvons d'autres déclinés de la même façon, comme nous l'avons fait voir plus haut : viridiorum, vectigaliorum, anciliorum.

Il y a plus : je trouve les noms mêmes des fêtes déclinés régulièrement dans les auteurs anciens. Varron dit: « Le jour des fériales (Ferialium diem) est ainsi appelé de l'usage de porter (ferendis) des mets dans les tombeaux ». On voit qu'il ne dit point Ferialiorum. Il dit ailleurs floralium et non floraliorum, parlant en cet endroit non des jeux, mais des fêtes mêmes de Flore. Masurius dit aussi, dans le second livre des Fastes. « Le jour des Libérales (Liberalium dies) est appelé par les pontifes, agonium martiale (lutte martiale) ». Et dans le même livre il dit encore: « La nuit qui vient après le jour des Lucaries (Lucarium) » et non Lucariorum. De même aussi plusieurs auteurs ont dit : Liberalium, et non pas Liberaliorum.

De tout cela il faut conclure que les anciens se sont prêtés à ces variations par amour de la diversité : c'est ainsi qu'ils disaient Exanimos et Exanimes, inermos et inermes, hilaros et hilares. Il n'est donc pas douteux qu'on dit également bien Saturnalium et Saturnaliorum; l'un a pour lui et la règle et l'autorité de l'exemple; l'autre n'a que la seule autorité de l'exemple, mais il est donné par un très grand nombre d'auteurs.

Il nous reste maintenant à appuyer du témoignage des anciens les autres expressions qui ont paru étranges à notre ami Aviénus. Ennius, que, malgré l'élégance raffinée de notre siècle, je ne pense pas que nous devions mépriser, a employé noctu concubia dans les vers suivants : « Vers le milieu de cette nuit (noctu concubia), les Gaulois ayant attaqué furtivement les murs de la citadelle, massacrent les sentinelles surprises ». En cet endroit, il est à remarquer qu'il a dit non seulement, noctu concubia, mais même qua noctu Ennius a employé aussi la même désinence dans le quatrième livre de ses Annales; et d'une manière plus frappante encore, dans le troisième où il dit : « Cette nuit (hac noctu) le sort de l'Étrurie tiendra à un fil ».

Claudius Quadrigarius dit aussi, dans le troisième livre de ses Annales. « Le sénat s'assembla comme il était déjà nuit (de noctu), et ne se sépara que la nuit bien avancée (noctu multa) ». Je ne crois pas non plus étranger à mon sujet de remarquer ici que les décemvirs, dans les Douze Tables, ont, contre l'usage, employé nox pour noctu. Voici les paroles de la loi: SI UN VOL EST FAIT DE NUIT. (Sei nox furtum factum esit) ; SI QUELQU'UN TUE LE (voleur), IL SERA TUÉ LÉGALEMENT. Dans ces paroles, il faut aussi remarquer qu'à l'accusatif du mot is (sei- im- aliquis- occisit-) les décemvirs ont dit im et non eum.

L'expression die crastini n'a pas été employée non plus, par un homme aussi savant que Cœcina, sans qu'il y ait été autorisé par l'exemple des anciens, lesquels étaient dans l'usage d'écrire copulativement et d'employer adverbialement, tantôt diequinti, tantôt diequinte; ce qu'on reconnaît à la seconde syllabe qu'on fait brève, dans ce cas, tandis qu'elle est longue de sa nature lorsqu'on dit seulement die. Ce que nous disons de la dernière syllabe de ce mot, qu'elle est tantôt en -e, tantôt en -i, fut un usage des anciens qui employaient indifféremment ces deux lettres à la fin des mots : comme praefiscine et praefiscini, procliue et procliui. Voici un vers de Pomponius qui me revient dans la mémoire; il est tiré de l'Attellane intitulée Maevia: 

Dies hic sextus, cum nihil egi: die quarte moriar fame.

Voilà le sixième jour que je n'ai rien fait : je serai mort de faim dans quatre jours (die quarte).

On disait de même die pristine, ce qui signifiait la même chose que die pristino, c'est-à-dire la veille. On l'écrit aujourd'hui (en changeant l'ordre de la composition des mots) pridie, abrégé de pristino die. N'objectez point qu'on trouve dans les anciens die quarto, car on ne le trouve qu'au passé, et non point au futur. Voici comment le savant Cn. Mattrius exprime, dans ces vers de ses comédies ïambiques, notre nudius quartus ; (nunc dies quartus

Nuper die quarto, ut recordor, et certe
Aquarium urceum unicum domi fregit.

« Dernièrement, il y a quatre jours (die quarto), je m'en souviens fort bien, il a cassé le seul vase à eau qu'il y eût dans la maison.

Il en résultera donc qu'il faudra dire die quarto au passé, et die quarti au futur.
Pour n'avoir rien omis sur l'expression die crastini, il nous reste à rapporter ce passage du livre second de l'Histoire de Caelius :

Si vis mihi equitatum dare et ipse cum cetero exercitu me sequi, die quinti Romae in Capitolio curabo tibi coenam coctam 

Si tu veux me confier la cavalerie et me suivre toi-même avec le reste de l'armée, dans cinq jours (die quinti) je te ferai apprêter ton souper à Rome, au Capitole. 

- En cet endroit Symmaque dit à Servius : - Ton Caelius a pris et le fait et l'expression dans les Origines de M. Caton, où l'on trouve ce passage : 

Igitur dictatorem Carthaginiensium magister equitum monuit: Mitte mecum Romam equitatum, die quinti in Capitolio tibi coena cocta erit.

Or, le maitre de la cavalerie dit au dictateur des Carthaginois : Envoie-moi à Rome avec la cavalerie, et dans cinq jours (die quinti) ton souper sera préparé au Capitole. 

Praetextatus ajouta: - Les expressions dont se sert le préteur, et par lesquelles il promulgue dans le langage de nos ancêtres les fêtes appelées Compitales, me paraissent venir en aide pour démontrer quel fut l'usage des anciens sur la question dont il s'agit. Voici ces expressions: 

DIE NONI POPOLO ROMANO QUIRITIBUS COMPITALIA ERUNT.

LE NEUVIÈME JOUR (die noni) (des calendes de janvier), LE PEUPLE ROMAIN CÉLÉBRERA LES COMPITALES ; LESQUELLES COMMENCÉES, TOUTES AFFAIRES SERONT SUSPENDUES.

 

CHAPITRE V.

Des mots vieillis et inusités. Que l'expression : mille uerborum est latine et correcte.

Alors Aviénus s'adressant à Servius, lui dit : - Curius, Fabricius et Coruncanius, ces hommes des temps reculés, ou même les trois Horaces, ces jumeaux plus anciens qu'eux tous, parlaient à leurs contemporains intelligiblement, clairement, et ils n'employaient point le langage des Arunces, des Sicaniens, ou des Pélasges, qu'on dit avoir les premiers habité l'Italie ; mais ils se servaient de la langue de leur siècle : tandis que toi, comme si tu conversais avec la mère d'Évandre, tu veux nous rendre des termes déjà depuis plusieurs siècles tombés en désuétude. Tu entraînes même à les recueillir des hommes distingués, qui ornent leur mémoire par l'habitude continue de la lecture. Si c'est pour ses vertus, son austérité, sa simplicité, que vous vous vantez d'aimer l'antiquité, vivons selon les moeurs anciennes, mais parlons le langage de notre temps. Pour moi, j'ai toujours dans l'esprit et dans la mémoire ce que C. César, ce génie si supérieur et si sage, a écrit dans son livre premier, De l'Analogie : « J'évite un terme extraordinaire ou inusité, comme sur mer on évite un écueil ».

Enfin, il est mille de ces expressions (mille uerborum est) qui, bien que fréquemment appuyées de l'autorité.de l'antiquité, ont été répudiées et proscrites par les âges suivants. Je pourrais en citer une foule, si la nuit qui s'approche ne nous avertissait qu'il faut nous retirer. - Arrêtez, je vous prie, répliqua aussitôt Praetextatus avec sa gravité ordinaire; ne blessons point audacieusement le respect dû à l'antiquité, mère des arts, pour laquelle, Aviénus, tu trahis toi-même ton amour, au moment où tu veux le dissimuler. Car lorsque tu dis mille uerborum est (il est mille de ces mots) n'est-ce pas là une locution antique? En effet, si M. Cicéron, dans l'oraison qu'il a composée pour Milon, a écrit mille hominem uersabatur :

Ante fundum Clodii, quo in fundo propter insanas illas substructiones facile mille hominum versabatur valentium

devant la terre de Clodius, où, pour ses folles constructions, il employait au moins mille travailleurs; 

et non uersabantur, qu'on trouve dans les manuscrits moins corrects; et si dans son sixième discours contre Antoine, il a écrit mille nummum

Qui umquam in illo Iano inventus est qui L. Antonio mille nummum ferret expensum?

A-t-on jamais trouvé dans cette rue de Janus quelqu'un qui voulût prêter à Antoine mille sesterces; 

si enfin Varron, contemporain de Cicéron, a dit aussi, dans son dix-septième livre Des choses humaines,

Plus mille et centum annorum est

 (il y a plus de onze cents ans); 

toutefois, ces écrivains n'ont osé employer une telle construction que sur l'autorité des anciens. Car Quadrigarius a écrit, dans le troisième livre de ses Annales

Ibi occiditur mille hominum

Là furent tués mille hommes (mille hominum) ;

et Lucile, dans le troisième livre de ses Satyres

Ad portam mille a porta est, sex inde Salernum.

ad portam mille (Il y a mille (mille) de distance jusqu'à la porte, et puis six, de la porte à Salerne; 

tandis qu'ailleurs il décline ce mot; car il a dit, dans son dix-huitième livre : milli passum

Hunc milli passum qui vicerit atque duobus
Campanus sonipes subcursor nullus sequetur
Maiore spatio, ac diversus videbitur ire.

Le cheval campanien qui, dans une course, aura gagné celui-ci de trois mille pas, ne sera suivi de plus près par aucun autre coursier, et même il paraîtra courir à part.

Et dans le livre neuvième, milli nummum

Tu milli nummum potes uno quaerere centum.

Avec mille sesterces tu peux en acquérir cent mille, 

il écrit milli passum pour mille passibus, et milli nummum pour mille nummis; et par là il montre évidemment que mille est un nom substantif usité au singulier, lequel prend un ablatif, et dont le pluriel est millia. Car mille ne correspond point au mot grec χίλια, mais au mot χιλιάς. Et comme on dit : une chiliade et deux chiliades, de même les anciens disaient avec beaucoup de justesse et par analogie : unum mille et duo millia. Eh quoi ! Aviénus, voudrais-tu dans les comices littéraires refuser le droit de suffrage à ces hommes si doctes, dont M. Cicéron et Varron se glorifiaient d'être les imitateurs, et les précipiter en bas du pont, comme des ultra-sexagénaires?
Nous en dirions davantage sur ce sujet, si l'heure avancée ne nous forçait, malgré nous, de nous séparer. Mais voulez-vous que la journée de demain, que la plupart des gens perdent autour des tables et des pièces de jeu, nous la consacrions, depuis le commencement du jour jusqu'au repas du soir, à des entretiens graves, et que le repas lui-même ne soit point noyé dans des boissons, ni souillé par l'effervescence des festins; mais qu'il soit décemment employé en conversations instructives, et à nous communiquer mutuellement le fruit de nos lectures? En agissant ainsi, nous expérimenterons qu'on peut recueillir autant de fruit du repos des féries que de mille autres occupations, en ne donnant pas, comme on dit, relâche à notre esprit (car l'abandonner, suivant Musonius, c'est presque le perdre), mais en le soulageant et le récréant un peu, par les charmes d'une conversation agréable et décente. Si vous l'adoptez ainsi, votre réunion en ce lieu sera très agréable à mes dieux pénates.

Symmaque répondit : - Il n'est personne, à moins qu'il ne se sentit indigne de faire partie de cette réunion, qui en puisse récuser ou les membres ou le chef. Mais pour qu'il ne manque rien à sa perfection, j'estime qu'il convient d'y inviter, ainsi qu'au repas, Flavien, dont les qualités gracieuses sont supérieures même à ce que fut son père, et qui se fait encore admirer autant par l'élégance de ses moeurs et la sagesse de sa vie, que par sa profonde érudition ; Postumien, qui ennoblit le forum par la dignité de ses plaidoiries; et enfin Eustathe, philosophe si versé dans tout genre de philosophie, qu'il fait revivre en lui seul le génie de trois philosophes qui ont illustré nos vieilles annales. Je veux parler de ceux que les Athéniens envoyèrent jadis au sénat, pour obtenir la remise de l'amende à laquelle il avait condamné leur ville, en punition du saccagement d'Orope. L'amende était d'environ cinq cents talents. Les trois philosophes étaient : Carnéade, académicien; Diogène, stoïcien; et Critolaüs, péripatéticien. On rapporte que, pour montrer leur éloquence, ils discoururent séparément dans les lieux les plus fréquentés de la ville, en présence d'un grand concours de peuple. L'éloquence de Carnéade fut, à ce qu'on raconte, rapide et fougueuse; celle de Critolaüs, subtile et diserte; celle de Diogène, simple et sévère. Mais; introduits dans le sénat, ils durent prendre pour interprète le sénateur Coelius. Quant à notre ami Eustathe, quoiqu'il ait étudié toutes les sectes, et embrassé celle qui offre le plus de probabilités, quoiqu'il rassemble en lui seul toutes les qualités qui caractérisaient l'éloquence de chacun des trois Grecs, il s'exprime néanmoins dans notre idiome avec une telle richesse, qu'il est difficile de décider quelle langue il parle avec plus d'élégance ou de facilité.

Tout le monde approuva les choix proposés par Symmaque, pour composer la réunion; et les choses étant ainsi réglées, on prit d'abord congé de Praetextatus, puis on se sépara réciproquement, et chacun s'en retourna chez soi.

CHAPITRE VI.

Origine et usage de la prétexte; comment ce mot est devenu un nom propre; et de l'origine de plusieurs autres noms propres.

Le lendemain, tous ceux qui avaient accédé aux conventions de la veille se rendirent, dès le matin, chez Praetextatus, qui les ayant reçus dans sa bibliothèque, disposée pour la réunion leur dit: - Je vois que ce jour sera brillant pour moi, puisque vous voilà présents, et que ceux qu'il vous a plu d'inviter à nos réunions, ont promis de s'y rendre. Le seul Postumien a cru devoir préférer le soin de préparer ses plaidoiries. Sur son refus, je l'ai remplacé par Eusèbe, rhéteur, distingué par sa science et sa faconde helléniques. J'ai pris soin d'engager chacun à vouloir bien se donner à nous dès le commencement de la journée, puisqu'il n'est permis aujourd'hui de vaquer à aucun devoir public : car certainement on ne verra personne en ce jour porter la toge, la trabée, le paludamentum ou la prétexte (praetextatus).

Alors Aviénus interrogeant Praetextatus, comme c'était sa coutume, lui dit : - Puisque tu prononces ton nom, Praetextatus, révéré par moi, ainsi que par la république entière, parmi ceux consacrés à désigner l'un de nos divers costumes, ceci me donne l'idée de poser une question que je ne crois point du tout puérile. Ni la toge, ni la trabée, ni le paludamentum, n'ont prêté leur dénomination pour former des noms propres. Je te demande maintenant pourquoi l'antiquité a emprunté un nom propre au seul nom de la robe prétexte, et quelle est l'origine de ce nom? Pendant ces dernières paroles d'Aviénus, l'arrivée des deux illustres amis Flavien et Eustathe, et bientôt après celle d'Eusèbe, vint réjouir l'assemblée. Ceux-ci ayant reçu et rendu le salut, s'assirent, en s'informant du sujet de la conversation. Praetextatus leur dit : - Vous êtes arrivés bien à propos pour m'aider à répondre à mon interrogateur; car notre ami Aviénus porte la discussion sur mon nom propre, et demande à connaître son origine, comme s'il s'agissait de vérifier son extraction. Parce qu'il n'est personne qui porte le nom de Togatus, de Trabeatus, ou de Paludatus, il veut qu'on lui explique pourquoi on porte celui de Praetextatus.

Or, puisqu'il était écrit sur la porte du temple de Delphes : γνῶθι σεαυτὸν (Connais-toi toi-même), ce qui était aussi la devise de l'un des sept sages; que devrait-on penser de mon savoir, si je ne pouvais rendre raison de l'origine et de l'étymologie de mon propre nom?
Tullus Hostilius, troisième roi des Romains, fils d'Hostus, ayant vaincu les Étrusques, introduisit chez les Romains la chaise curule, les licteurs, la toge colorée, et la prétexte, qui étaient les insignes des magistrats étrusques. A cette époque, la prétexte n'était point portée par les enfants; mais, comme les autres objets que je viens d'énumérer, elle était un insigne honorifique. Dans la suite, Tarquin l'Ancien, qu'on dit aussi avoir été nommé Lucumon, fils de l'exilé corinthien Démarate, le troisième roi depuis Hostilius, le cinquième depuis Romulus, ayant vaincu les Sabins; et, dans cette guerre, son fils, âgé de quatorze ans, ayant tué un ennemi de sa propre main, Tarquin fit son éloge devant l'assemblée du peuple, et lui accorda la bulle d'or et la prétexte; décorant ainsi cet enfant, qui montrait une valeur au-dessus de son âge, des attributs de l'âge viril et des honneurs publics. Car, de même que la prétexte était la marque distinctive des magistrats, de même aussi la bulle était celle des triomphateurs.

Ils la portaient sur leur poitrine, dans la cérémonie de leur triomphe, après y avoir renfermé des préservatifs réputés très efficaces contre l'envie. C'est de ces circonstances qu'est dérivée la coutume de faire porter aux enfants nobles la prétexte et la bulle, pour être comme le voeu et l'augure d'un courage pareil à celui de l'enfant qui, dès ses premières années, obtint de telles récompenses.
D'autres pensent que le même Tarquin l'Ancien, voulant fixer, avec l'habileté d'un prince prévoyant, l'état des citoyens, et considérant le costume des enfants nés libres comme un des objets les plus importants, avait établi que ceux d'entre les patriciens dont les pères auraient rempli des magistratures curules porteraient la bulle d'or, avec la toge bordée de pourpre; et qu'il serait permis aux autres de porter seulement la prétexte, pourvu cependant que leurs parents eussent servi, dans la cavalerie, le temps légal. Quant aux affranchis, il ne leur était permis par aucune loi de porter la prétexte; encore moins aux étrangers, qu'aucun lieu n'attachait à la nation romaine. Mais, dans la suite, la prétexte fut aussi accordée aux enfants des affranchis, pour le motif rapporté par l'augure M. Lélius. Il dit qu'en vertu d'un sénatus-consulte rendu durant la seconde guerre Punique, les décemvirs recoururent aux livres Sibyllins, à raison de divers prodiges; et qu'après leur examen, ils déclarèrent qu'il fallait faire des prières supplicatoires au Capitole et dresser un lectisterne du produit d'une collecte à laquelle devaient contribuer, comme les autres, les femmes affranchies, lesquelles seraient autorisées à porter des robes longues. Ces prières solennelles eurent lieu, et les hymnes furent chantés par de jeunes garçons, les uns ingénus, les autres fils d'affranchis; et par des vierges, ayant encore leur père et leur mère. C'est depuis cette époque qu'il fut permis aux enfants des affranchis, mais seulement à ceux qui étaient nés d'une femme légitime, de porter la robe prétexte, et une lanière de cuir au cou, au lieu de l'ornement de la bulle.

Verrius Flaccus rapporte que, lors d'une épidémie qui affligea Rome, l'oracle ayant répondu que cet événement était arrivé parce que les dieux étaient vus de haut en bas (« despicerentur »), toute la ville se trouva dans une grande anxiété, ne comprenant pas le sens de ces paroles de l'oracle. Or il était arrivé que, le jour des jeux du cirque, un enfant avait plongé le regard (« despiceret ») du cénacle sur la pompe religieuse, et avait rapporté à son père l'ordre dans lequel il avait vu que les bulletins sacrés étaient placés secrètement dans l'arche portée sur le char. Le père ayant dénoncé au sénat ce qui s'était passé, on décida de voiler les lieux par où passerait la pompe religieuse. L'épidémie ayant été calmée par ce moyen, l'enfant qui avait expliqué l'ambiguïté de l'oracle reçut, en récompense, le droit de porter la toge et la prétexte.

Des personnes très versées dans la connaissance de l'antiquité racontent que, lors de l'enlèvement des Sabines, une femme nommée Hersilie se trouvant auprès de sa fille, fut enlevée avec elle. Romulus l'ayant donnée pour épouse à un nommé Hostus, du Latium, homme distingué par son courage, et qui était venu se réfugier dans son asile, elle mit au monde un fils avant qu'aucune autre Sabine fût devenue mère, et lui donna le nom d'Hostus Hostilius, comme étant le premier né sur le territoire ennemi; Romulus le décora de la bulle d'or et de la prétexte. On rapporte en effet qu'ayant fait appeler les Sabines enlevées, pour leur donner des consolations, Romulus s'était engagé à accorder une illustre prérogative au fils de la première qui donnerait le jour à un citoyen romain.

D'autres croient qu'on fit porter aux enfants de condition libre une bulle, sur laquelle était une figure suspendue à leur cou, afin qu'en la regardant ils se crussent déjà des hommes, si leur courage les en rendait capables; et qu'on y ajouta la robe prétexte, afin que la rougeur de la pourpre leur apprit à rougir de toute conduite indigne de leur naissance.

Je viens de dire l'origine de la prétexte; j'ai ajouté quels sont les motifs pour lesquels on croit qu'elle fut attribuée à l'enfance : il me reste maintenant à expliquer, en peu de mots, comment le nom de ce vêtement est devenu un nom propre. C'était autrefois l'usage que les sénateurs fissent entrer avec eux, dans le sénat, leurs fils encore revêtus de la prétexte. Un jour qu'une affaire importante, après avoir été discutée, fut renvoyée au lendemain, on décida que personne n'en parlerait avant qu'elle eût été décrétée. La mère du jeune Papirius, lequel avait accompagné son père au sénat, interrogea son fils sur ce qui avait occupé les pères conscrits. L'enfant répond qu'il doit le taire, parce qu'il a été interdit de le dire. La mère en devient plus curieuse d'être instruite du secret de l'affaire : le silence de son fils stimule sa curiosité. Elle l'interroge donc avec plus d'empressement et d'instance. L'enfant, pressé par sa mère, prend le parti de faire un mensonge spirituel et plaisant. Il dit qu'on avait agité dans le sénat cette question : Lequel serait le plus utile à la république, ou que chaque homme fût marié à deux femmes, ou que chaque femme fût mariée à deux hommes. Dès que cette femme entend ceci, elle prend l'épouvante, sort tremblante de chez elle, et va porter la nouvelle aux autres mères de famille. Le lendemain, une grande foule de mères de famille afflue au sénat, et elles supplient en pleurant qu'on les marie chacune à deux hommes, plutôt que de donner deux d'entre elles à un seul. Les sénateurs, à mesure qu'ils arrivaient dans le lieu de leur assemblée, s'étonnaient de ce dévergondage des femmes, et ne concevaient rien à une aussi étrange pétition. Ils s'alarmaient même, comme d'un prodige, de la folle impudeur d'un sexe naturellement retenu. Le jeune Papirius fit bientôt cesser l'inquiétude publique. Il s'avance au milieu du sénat, raconte les curieuses sollicitations de sa mère, et la feinte dont il a usé à son égard. Le sénat admire la fidélité ingénieuse de l'enfant; mais il décrète que désormais les enfants n'entreront plus avec leurs pères dans le sénat, à l'exception du seul Papirius. Ensuite il accorda par un décret, à ce même enfant, le surnom honorable de Praetextatus, à raison de son habileté à savoir parler et se taire, à l'âge où l'on porte encore la prétexte. Ce surnom se joignit par la suite au nom de notre famille.

Pareillement les Scipions ont reçu leur surnom de ce que Cornélius, qui servait comme de bâton à un père aveugle, de même nom que lui, fut surnommé Scipio (bâton), surnom qu'il a transmis à ses descendants. Il en est de même, Aviénus, de ton ami Messala, qui a reçu ce surnom de Valérius Maximus, l'un de ses aïeux, auquel il fut donné après qu'il eut pris Messine, l'une des principales villes de la Sicile. Au reste, il n'est pas étonnant que les surnoms soient devenus des noms, puisque souvent ils sont dérivés des noms eux-mêmes; comme, par exemple, Aemilianus d'Aemilius, Servilianus de Servilius.

Eusèbe répliqua : - Messala et Scipion ont reçu, comme tu l'as raconté, leurs surnoms, l'un de son courage, et l'autre de sa piété filiale; mais les surnoms de Scropha et d'Asina, qui sont ceux d'hommes d'un rare mérite, et qui cependant sont plutôt injurieux qu'honorables, je voudrais que tu me disses d'où ils sont venus?

- Praetextatus lui répondit. - Ce n'est ni par injure ni par honneur, mais par hasard, qu'ont été créés ces surnoms. Car celui d'Asina a été donné aux Cornélius, parce que le chef de cette famille ayant acheté une terre, ou marié une de ses filles, amena dans le forum, au lieu des garants légaux qui lui avaient été demandés, un âne chargé d'or; remplaçant ainsi les cautionneurs par la chose cautionnée. Voici maintenant à quelle occasion Trémellius a été surnommé Seropha. Ce Trémellius était à sa maison des champs, avec sa famille et ses enfants. La truie (scropha) d'un voisin étant venue errer chez lui, ses esclaves s'en saisissent et la tuent. Le voisin fait entourer la maison de surveillants, pourqu'on ne puisse soustraire l'animal d'aucun côté; et il somme ensuite le maître de la maison de lui restituer le quadrupède. Trémellius, qui avait été instruit par un paysan, cache le cadavre de la truie sous la couverture de la couche de sa femme, et permet ensuite la recherche au voisin. Lorsque celui-ci fut arrivé à la chambre où était le lit, Trémellius lui jura qu'il n'avait dans sa maison des champs aucune truie, si ce n'est celle, dit-il en montrant le lit, qui est étendue sous ces couvertures. C'est ce facétieux serment qui fit donner à Trémellius le surnom de Scropha.

CHAPITRE VII.

De l'origine et de l'antiquité des Saturnales, et, en passant, de quelques autres sujets.

Pendant ces récits, un des serviteurs, celui qui était chargé d'introduire ceux qui venaient visiter le maître de la maison, annonça Évangélus, avec Dysaire, lequel passait alors pour le premier de ceux qui exerçaient à Rome l'art de guérir. Plusieurs des assistants laissèrent voir, par le mouvement de leur visage, que la survenance d'Évangélus allait troubler le calme dont ils jouissaient, et que sa présence convenait peu dans leur paisible réunion. Car c'était un railleur amer, un homme dont la langue mordante, et audacieuse au mensonge, s'inquiétait peu des inimitiés que lui attiraient les paroles offensantes qu'il lançait indistinctement contre ses amis et ses ennemis. Mais Praetextatus, qui était également doux et facile pour tout le monde, envoya au-devant d'eux afin qu'on les introduisît. Horus se trouva arriver en même temps, et entra avec eux. C'était un homme pareillement robuste de corps et d'esprit, qui, après avoir remporté un grand nombre de palmes au pugilat, s'était tourné vers les études philosophiques, et qui, ayant embrassé la secte d'Antisthène, de Cratès et de Diogène lui-même, était devenu célèbre parmi les cyniques.

Évangélus fut à peine entré, qu'il offensa l'honorable assemblée, qui se levait à son arrivée. - Est-ce le hasard, dit-il, Praetextatus, qui a rassemblé autour de toi toutes ces personnes? Ou bien est-ce pour quelque affaire importante qu'ayant besoin d'être sans témoins, vous vous êtes réunis, afin d'en traiter à votre aise? S'il en est ainsi, comme je le pense, je m'en irai, plutôt que de m'immiscer dans vos secrets. C'est le hasard seul qui m'a amené au milieu de vous, et je consentirai bien volontiers à m'en retirer. Praetextatus, malgré la douceur de son caractère et son calme inaltérable, un peu ému par cette impertinente apostrophe, lui répondit : - Si tu avais songé, Évangélus, que c'est de moi qu'il s'agissait, ou de ces personnes d'une éclatante vertu, tu n'aurais jamais soupçonné qu'il y eût entre nous un tel secret qui ne pût être connu de toi, ou même publiquement divulgué. Car je n'ai pas oublié, et je ne crois pas que personne d'entre nous ignore ce précepte sacré de la philosophie : Qu'il faut toujours parler aux hommes comme étant entendus des dieux, et aux dieux, comme si les hommes nous entendaient. La seconde partie de cet axiome consacre que nous ne devons jamais rien demander aux dieux, dont nous aurions honte d'avouer le désir devant les hommes. Quant à nous, afin de célébrer les féries sacrées, et d'éviter cependant l'ennui de l'oisiveté en occupant notre loisir, nous nous sommes rassemblés pour la journée entière, que nous devons consacrer, chacun pour sa part, à des discours instructifs. Car puisque « aucun précepte de la religion ne défend de curer les fossés les jours de fêtes solennelles », et que les lois divines et les lois humaines permettent « de faire baigner les brebis dans les eaux salubres des fleuves »; pourquoi l'honneur même de la religion ne nous permettrait-il pas de penser qu'elle a voulu consacrer les jours de fêtes à l'étude sacrée des lettres? Or, puisque quelque dieu sans doute vous a réunis à nous, veuillez, si cela vous convient, en passant avec nous cette journée, partager nos repas et nos entretiens. Je me tiens assuré du consentement de tous ceux qui sont ici rassemblés. Évangélus répondit : - Survenir dans un entretien sans y avoir été appelé, il n'y a là rien d'inconvenant; mais se jeter spontanément sur un festin préparé pour autrui, Homère le blâme, même de la part d'un frère. Vois d'ailleurs si, tandis qu'un aussi grand roi qu'Agamemnon n'a reçu à sa table, sans l'avoir attendu, qu'un seul Ménélas, il n'y aurait pas de la présomption à toi de vouloir en recevoir trois à la tienne? - Alors tous les assistants, venant en aide à Praetextatus, se mirent à prier et à presser d'une manière flatteuse Évangélus, et ceux qui étaient venus avec lui, de partager avec eux le sort de la journée. Mais leurs invitations s'adressaient plus fréquemment et plus instamment à Évangélus. Cet empressement unanime l'ayant radouci, il leur dit : - Je ne crois pas que le livre de M. Varron, intitulé « Tu ne sais pas ce que t'apporte le soir », et qui fait partie des « satyres Ménippées », soit inconnu à aucun de vous; dans cet ouvrage, l'auteur établit cette règle : Que le nombre des convives d'un festin ne doit pas être moindre que celui des Grâces, ni plus élevé que celui des Muses. Ici, déduisez le roi du festin, je vois que vous êtes le même nombre que les Muses. Pourquoi cherchez-vous donc à ajouter â ce nombre parfait? - Praetextatus lui répondit : Nous retirerons de votre présence cet avantage, d'égaler à la fois le nombre des Muses et celui des Grâces, qu'il est juste de réunir à la fête du premier de tous les dieux.
Alors tous s'étant assis, Horus s'adressant à Avienus, qu'il connaissait plus particulièrement, lui dit : - Vos rites quant au culte de Saturne, que vous appelez le premier des dieux, diffèrent de ceux de la religieuse nation des Égyptiens; car ceux-ci n'avaient admis, dans les mystères de leurs temples, ni Saturne, ni Sérapis lui-même, jusqu'à la mort d'Alexandre, roi de Macédoine. A cette époque, contraints par la tyrannie des Ptolémées, ils furent forcés d'admettre ces dieux dans leur culte, conformément aux moeurs des Alexandrins, qui les honoraient spécialement. Ils obéirent; mais de manière cependant à ne point laisser confondre ce culte avec les autres cultes de leur religion. Ainsi, comme les Égyptiens n'ont jamais offert à leurs dieux le sang des animaux, mais seulement l'encens et les prières, et qu'il fallait pour suivre l'usage, immoler des victimes aux deux divinités étrangères, ils leur bâtirent des temples à l'extérieur de l'enceinte des villes, afin de pouvoir les honorer par les immolations des sacrifices solennels, sans cependant souiller par le meurtre des animaux les autres temples situés dans l'intérieur des villes. Aussi, aucune ville d'Égypte n'éleva de temple, dans ses murs, à Saturne ou à Sérapis. Je sais que vous avez à peine admis et reconnu le second de ces dieux. Quant à Saturne, vous l'honorez, entre tous les autres, d'un culte solennel. Je désire donc, si rien ne le prohibe, qu'on m'instruise sur ce sujet. - Avienus renvoya à Praetextatus le soin de répondre à la demande d'Horus : - Quoique tous ceux qui sont ici, dit-il, soient également doctes, le seul Praetextatus, initié dans les mystères sacrés, peut te dévoiler et l'origine du culte qu'on rend à Saturne, et les motifs des solennités de sa fête. - Praetextatus ayant tenté de rejeter ce soin sur quelque autre, tous lui firent des instances pour qu'il s'en chargeât. C'est pourquoi, ayant obtenu du silence, il commença ainsi :

Il m'est permis de vous découvrir, non cette origine des Saturnales qui se rapporte à la nature secrète de la divinité, maïs celle qui est mêlée à des traits fabuleux, ou celle que les physiciens enseignent publiquement. Car, pour les explications occultes et qui découlent de la source pure de la vérité, il n'est pas permis de les raconter, même au milieu des fêtes sacrées : que si quelqu'un en obtient la connaissance, ce n'est qu'à la condition de les tenir ensevelies au fond de sa conscience. Voici donc, de tout ce qu'il est permis de faire connaître, les détails que notre ami Horus pourra parcourir avec moi.

Janus régna sur ce pays qu'on appelle maintenant l'Italie; et, selon le témoignage d'Hygin, qui suit en cela Protarchus Trallianus, il partagea son pouvoir sur cette région avec Camèse, qui, comme lui, en était originaire; en telle sorte que la contrée prit le nom de Camésène, et la ville le nom de Janicule. Dans la suite, la puissance royale resta au seul Janus, qu'on croit avoir eu deux visages, de manière à voir ce qui se passait devant et derrière lui; ce qui certainement doit être interprété par la prudence et l'habileté de ce roi, qui connaissait le passé et prévoyait l'avenir; de la même manière que les déesses Antevorta et Postvorta, que les Romains honorent comme les fidèles compagnes de la divinité. Or Janus ayant donné l'hospitalité à Saturne, qu'un vaisseau amena dans son pays, et ayant appris de lui l'art de l'agriculture et celui de perfectionner les aliments, qui étaient grossiers et sauvages avant que l'on connût l'usage des productions de la terre, partagea avec lui la couronne. Janus fut aussi le premier qui frappa des monnaies de cuivre; et il témoigna dans cette institution un tel respect pour Saturne, qu'il fit frapper d'un côté un navire, parce que Saturne était arrivé monté sur un navire, et de l'autre l'effigie de la tête du dieu, pour transmettre sa mémoire à la postérité. On trouve une preuve de l'authenticité de cette empreinte de la monnaie de cuivre, dans cette espèce de jeu de hasard où les enfants jettent un denier en l'air, en disant : « Tête ou vaisseau ». On s'accorde à dire que Saturne et Janus régnèrent en paix, ensemble, et qu'ils bâtirent en commun, dans le même pays, deux villes voisines; ce qui est non seulement établi par le témoignage de Virgile, qui dit : « L'une fut nommée Janicule, et l'autre Saturnia » mais encore confirmé par la postérité, qui consacra à ces deux personnages deux mois consécutifs, décembre à Saturne, et janvier, à qui l'on donna le nom de Janus. Saturne ayant tout à coup disparu, Janus imagina de lui faire rendre les plus grands honneurs. Il donna d'abord à la contrée sur laquelle il régnait le nom de Saturnie; puis il consacra à Saturne, comme à un dieu, un autel, et des fêtes qu'il nomma Saturnales. C'est depuis ces siècles reculés que les Saturnales précèdent la fondation de Rome. Janus ordonna donc que Saturne fût honoré d'un culte religieux, comme ayant amélioré le sort de la vie. La statue de ce dieu est distinguée par une faux, que Janus lui donna comme l'emblème de la moisson. On lui attribue l'invention de la greffe, l'éducation des arbres fruitiers, et toutes les pratiques d'agriculture de ce genre.

Les Cyréniens, qui regardent Saturne comme l'inventeur de l'usage d'extraire le miel et de cultiver les fruits, célèbrent son culte en se couronnant de jeunes branches de figuier, et en s'envoyant mutuellement des gâteaux. Les Romains l'appellent Sterculus, parce qu'il a le premier fertilisé les champs par le moyen du fumier. Les années de son règne passent pour avoir été très fortunées, soit à raison de l'abondance de toutes choses, soit parce que les hommes n'étaient point encore distingués par les conditions de liberté et d'esclavage; ce qu'on peut regarder comme l'origine de l'usage où l'on est, pendant les Saturnales, d'accorder toute licence aux esclaves.

D'autres racontent ainsi l'origine des Saturnales. Ceux qu'Hercule avait délaissés en Italie, en punition, comme le disent les uns, de ce qu'ils n'avaient pas soigneusement gardé ses troupeaux, ou, comme d'autres le rapportent, dans le dessein de laisser des défenseurs à son autel et à son temple contre les incursions des étrangers, se voyant infestés de voleurs, se retirèrent sur une colline élevée, où ils prirent le nom de Saturniens, de celui que portait déjà la colline. S'étant aperçus qu'ils étaient protégés en ce lieu par le nom du dieu et par le respect qu'on lui gardait, ils instituèrent les Saturnales, afin, dit-on, d'inspirer, par la célébration de ces fêtes, aux esprits grossiers de leurs voisins, une plus grande vénération pour le dieu.

Je n'ignore pas non plus cette autre origine qu'on assigne aux Saturnales, et que rapporte Varron, savoir : que les Pélasges, chassés de leurs foyers, errèrent en diverses contrées, et se réunirent presque tous à Dodone, où, incertains du lieu dans lequel ils devaient se fixer, ils reçurent de l'oracle cette réponse :

Στείχετε μαιόμενοι Σικελῶν Σατούρνιον αἶαν
Ἡδ᾽ Ἀβορειγενέων, Κοτύλην, οὗ νᾶσος ὀχεῖται,
Οἷς ἀναμιχθέντες δεκάτην ἐκπέμπετε Φοίβῳ
Καὶ κεφαλὰς ἅιδῆ καὶ τῷ πατρὶ πέμπετε φῶτα·

Allez chercher la terre des Siciliens, consacrée à Saturne et à Kotyla des Aborigènes, où flotte une île; et quand vous en aurez pris possession, offrez la dîme à Phébus, offrez des têtes à Adès, et à son père des hommes ( φῶτα).

Ils acceptèrent ce sort; et après avoir longtemps erré, ils abordèrent dans le Latium, et découvrirent une île née dans le lac Cutyliensis. Ce fut d'abord une large étendue de gazon, ou plutôt une alluvion de marais, coagulée par la réunion de broussailles et d'arbres qui, agglomérés ensemble et enlacés au hasard, erraient battus par les flots; de la même sorte qu'on peut le croire de l'île de Délos, qui flottait sur les mers, quoique couverte de montagnes élevées et de vastes plaines. Ayant donc aperçu ce prodige, les Pélasges reconnurent le pays qui leur avait été prédit; ils dépouillèrent les habitants de la Sicile, s'emparèrent de leur pays; et, après avoir consacré la dixième partie de leur butin à Apollon, conformément à sa réponse, ils élevèrent à Dis (Pluton) un petit temple, à Saturne un autel, et la fête de cette fondation fut appelée les Saturnales. On rapporte qu'ils crurent longtemps honorer Dis en lui offrant des têtes d'hommes, et Saturne en lui offrant des victimes humaines, à cause de ces mots de l'oracle :

Καί κεφαλὰς Ἅιδῃ, καὶ τῷ πατρὶ πέμπετε φῶτα,

Offrez des têtes à Adès, et à son père des hommes, (φῶτα).

Mais Hercule, passant par l'Italie en ramenant le troupeau de Géryon, persuada à leurs descendants de changer ces sacrifices funestes en d'autres plus propices, en offrant à Pluton, non des têtes d'hommes, mais de petits simulacres de têtes humaines, et en honorant les autels de Saturne, non par des sacrifices humains, mais en y allumant des flambeaux; attendu que le mot φῶτα signifie non seulement homme, mais aussi flambeau. De là vint la coutume de s'envoyer, pendant les Saturnales, des flambeaux de cire.
Il en est cependant qui pensent que cette dernière coutume provient, uniquement de ce que, sous le règne de Saturne, les hommes furent évoqués des ténèbres d'une vie inculte à ce qu'on peut appeler la lumière de la connaissance des arts utiles. Je trouve aussi dans certains écrits que comme plusieurs personnes, à l'occasion des Saturnales, arrachaient par avarice des présents à leurs clients, fardeau qui devenait onéreux pour les gens d'une modique fortune, le tribun du peuple Publicius décréta qu'on ne devait envoyer aux gens plus riches que soi que des flambeaux de cire.
Ici, Albinus Caecina prit la parole : - Malgré cette permutation des sacrifices humains, que Praetextatus vient de mentionner tout à l'heure, je les retrouve, dit-il, postérieurement, durant les Compitales, pendant les jeux qu'on célébrait dans les carrefours de la ville, et rétablis par Tarquin le Superbe en l'honneur des Lares et de Mania, conformes à l'oracle d'Apollon, qui avait prescrit « d'intercéder pour les têtes avec des têtes ». Et en effet, durant un certain temps l'on immola des enfants pour le salut des familles à la déesse Mania, mère des Lares; sacrifices, qu'après l'expulsion de Tarquin, le consul Iunius Brutus ordonna qu'on célébrât d'une autre manière. Il prescrivit, qu'au lieu de commettre le crime d'une sacrilège immolation, on offrit des têtes d'ail et de pavot, pour satisfaire l'oracle d'Apollon sur le mot tête. La coutume s'établit, lorsqu'une famille était menacée de quelque danger, de suspendre pour le conjurer, l'effigie de Mania devant la porte de la maison. Et comme c'était dans les carrefours qu'on célébrait des jeux en son honneur, ces jeux prirent de là le nom de Compitalia. Mais poursuis ton discours, Praetextatus. - Et celui-ci continua en ces termes : Cette réforme dans les sacrifices est exacte et citée à propos. Quant aux Saturnales, il paraît, d'après les causes qu'on assigne à leur origine, qu'elles sont plus anciennes que la ville de Rome : si bien que L. Accius, dans les vers suivants de ses Annales, rapporte que cette solennité avait déjà commencé d'être célébrée en Grèce avant la fondation de Rome : 

Maxima pars Graium Saturno et maxime Athenae
Conficiunt sacra, quae Cronia esse iterantur ab illis,
Eumque diem celebrant: per agros urbesque fere omnes
Exercent epulis laeti: famulosque procurant
Quisque suos, nostrique itidem: et mos traditus illinc
Iste, ut cum dominis famuli epulentur ibidem.

Une très grande partie des Grecs, et principalement les Athéniens, célèbrent en l'honneur de Saturne des fêtes qu'ils appellent Cronia. Ils célèbrent ces jours à la ville et à la campagne, par de joyeux festins, dans lesquels chacun sert ses esclaves. Nous faisons de même; et c'est d'eux que nous est venue la coutume que les maîtres, en ce jour, mangent avec les esclaves.

 

CHAPITRE VIII.

Du temple de Saturne; des attributs du temple et de la statue du dieu. Comment il faut entendre les choses fabuleuses qu'on raconte de ce dieu.

Il reste maintenant quelque chose à dire du temple même de Saturne. J'ai lu que Tullus Hostilius, ayant triomphé deux fois des Albins et une fois des Sabins, consacra, par suite d'un voeu, un temple à Saturne, et que c'est alors, pour la première fois, que furent instituées à Rome les Saturnales. Cépendant Varron, dans son sixième livre, qui traite des édifices sacrés, dit que ce fut le roi L. Tarquin qui passa un marché pour la construction d'un temple de Saturne dans le forum, et que le dictateur T. Largius le consacra pendant les Saturnales. Je n'oublie pas non plus ce que dit Gellius, que le sénat décréta un temple à Saturne; et que L. Furius, tribun militaire, fut chargé de l'exécution. Ce temple a un autel, et au-devant un lieu de réunion pour le sénat. On y sacrifie la tête découverte, selon le rite grec, parce qu'on pense que cela fut ainsi pratiqué, dès le principe, par les Pélasges, et ensuite par Hercule. Les Romains voulurent que le temple de Saturne fût le dépôt du trésor public, parce qu'on raconte que, tout le temps que Saturne habita l'Italie, aucun vol ne fut commis dans ces contrées; ou bien parce que, sous lui, il n'existait point encore de propriété privée. 

Nec signare solum aut partiri limite campum
Fas erat: in medium quaerebant:

Il n'était permis, ni de marquer les champs, ni de les diviser par des limites : on prenait au milieu du terrain.

Voilà pourquoi on déposa le trésor du peuple chez celui sous lequel tout avait été commun à tous. J'ajouterai qu'on posait sur le faîte des temples de Saturne des Tritons, la trompette en bouche; parce que, depuis son époque jusqu'à la nôtre, l'histoire est claire et comme parlante; tandis qu'elle était auparavant muette, obscure et mal connue; ce qui est figuré par la queue des tritons, plongée et cachée dans l'eau. Verrius Flaccus dit qu'il ignore pourquoi Saturne est représenté dans des entraves. Voici la raison que m'en donne Apollodore. Il dit que Saturne est enchaîné durant l'année, d'un lien de laine, qu'on délie le jour de sa fête, au mois de décembre, où nous nous trouvons; et que de là est venu le proverbe que : « les dieux ont les pieds de laine ». Cette allégorie désigne le foetus, qui, animé dans le sein de la mère, où il est retenu par les doux liens de la nature, grandit jusqu'au dixième mois, qu'il naît à la lumière. Κρόνος (Saturne), et χρόνος (le temps), ne sont qu'un même dieu. Autant les mythologues enveloppent Saturne de fictions, autant les physiciens cherchent à ramener son histoire à une certaine vraisem blance. Ainsi, disent-ils, Saturne ayant coupé les parties naturelles de son père Coelus, et les ayant jetées dans la mer, Vénus en fut procréée, qui, du nom de l'écume dont elle fut formée, prit le nom d'Aphrodite; et voici leur interprétation : Lorsque tout était chaos, le temps n'existait point encore. Car le temps est une mesure, prise des révolutions du ciel; donc le temps est né du ciel; donc c'est du ciel qu'est né Κρόνος  (Saturne), qui, ainsi que nous l'avons dit, est le même que χρόνος  (le temps) : et comme les divers principes de tout ce qui a dû être formé après le ciel découlaient du ciel lui-même, et que les divers éléments qui composent l'universalité du monde découlaient de ces principes, sitôt que le monde fut parfaitement terminé dans l'ensemble de ses parties et dans chacun de ses membres, le moment arriva où les principes générateurs des éléments durent cesser de découler du ciel, car la création de ces éléments était désormais accomplie. Depuis lors, pour perpétuer sans cesse la propagation des animaux, la faculté d'engendrer par le fluide fut transportée à l'action vénérienne; en sorte que, de ce moment, tous les êtres vivants furent produits par le coït du mâle avec la femelle. A raison de la fable de l'amputation des parties naturelles, nos physiciens donnèrent au dieu le nom de Saturnus, pour Sathimus, dérivant de σάθη, qui signifie le membre viril. On croit que de là aussi vient le nom des Satyres, pour Sathimni, à cause que les Satyres sont enclins à la lubricité. Quelquesuns pensent que l'on donne une faux à Saturne, parce que le temps coupe, tranche et moissonne tout. On dit que Saturne est dans l'usage de dévorer ses enfants, et de les vomir ensuite. C'est encore afin de désigner qu'il est le temps, par lequel toutes choses sont tour à tour produites et anéanties, pour renaître ensuite de nouveau. Lorsqu'on dit que Saturne a été chassé par son fils, qu'est-ce que cela signifie, sinon que les temps qui viennent de s'écouler sont refoulés par ceux qui leur succèdent? On dit qu'il est lié, parce que les diverses portions du temps sont unies ensemble par les lois régulières de la nature; ou bien parce que la substance des fruits est formée de noeuds et de fibres enlacés. Enfin, la fable veut que sa faux soit tombée en Sicile, parce que cette contrée est très fertile.

CHAPITRE IX.

Du dieu Janus, de ses divers noms, et de sa puissance.

Nous avons dit que Janus régna avec Saturne, et nous avons déjà rapporté tout ce que les mythologues et les physiciens pensent touchant Saturne: disons maintenant ce qu'ils enseignent de Janus. Les mythologues racontent que, sous son règne, chaque maison fut habitée par la religion et par la vertu; et que, pour cette raison, l'on décerna à Janus les honneurs divins; et l'on voulut, pour reconnaître ses mérites, que l'entrée et l'issue des maisons lui fussent consacrées. Xénon, dans le premier livre de son Italicon, rapporte que Janus fut le premier qui éleva en Italie des temples aux dieux, et qui institua des rites sacrés ce qui lui valut d'être invoqué au commencement de tous les sacrifices. Quelques-uns pensent qu'on lui attribue deux visages, parce qu'il connut les choses passées et prévit les choses futures. Mais les physiciens établissent sa divinité sur des bases d'une plus haute importance: car il en est qui disent que Janus est le même à la fois qu'Apollon et Diane, et que ces deux divinités sont voilées sous son seul nom. En effet, comme le rapporte Nigidius, les Grecs honorent Apollon sous le nom de Θυραῖος (Thyréen), dont ils dressent les autels devant leurs portes, pour montrer qu'il préside aux entrées et aux issues. Ce même Apollon est encore appelé chez eux Agyieus, c'est-à-dire celui qui préside aux rues des villes; car ils appellent ἀγυιά les rues qui sont dans la circonférence de l'enceinte des villes. Les Grecs reconnaissent aussi Diane, sous le nom de Trivia, pour la divinité des divers chemins. Chez nous le nom de Janus indique qu'il est aussi le dieu des portes, puisque son nom latin est l'équivalent du mot grec θυραῖος mais on le représente avec une clef et une baguette, comme étant à la fois le gardien des portes et le guide des routes. Nigidius a dit expressément qu'Apollon est Janus et Diane, Jana, au nom de laquelle l'on a ajouté la lettre D, qu'on met souvent par euphonie devant l'i ; comme dans reditur, redhibetur, redintegratur, et autres mots semblables.

D'autres prétendent démontrer que Janus est le soleil; on lui donne deux visages, parce que les deux portes du ciel sont soumises à son pouvoir, et qu'il ouvre le jour en se levant et le ferme en se couchant. On commence d'abord par l'invoquer toutes les fois qu'on sacrifie à quelque autre dieu; afin de s'ouvrir, par son moyen, l'accès auprès du dieu auquel on offre le sacrifice, et pour qu'il lui transmette, en les faisant pour ainsi dire passer par ses portes, les prières des suppliants. Suivant la même opinion, sa statue est souvent représentée tenant de la main droite le nombre de 300, et de la gauche celui de 65, pour désigner la mesure de l'année; ce qui est la principale action du soleil. D'autres veulent que Janus soit le monde, c'est-à-dire le ciel, et que le nom de Janus vienne du mot eundo (allant), parce que le monde va toujours roulant sur lui-même, sous sa forme de globe. Ainsi Cornificius, dans son troisième livre des Étymologies, dit : « Cicéron l'appelle, non Janus, mais Eanus, dérivant de eundo. De là vient aussi que les Phéniciens l'ont représenté dans leurs temples sous la figure d'un dragon roulé en cercle, et dévorant sa queue; pour désigner que le monde s'alimente de lui-même, et se replie sur lui-même. Nous avons un Janus regardant vers les quatre parties du monde; telle est la statue apportée de Falère. Gavius Bassus, dans son traité des Dieux, dit qu'on représente Janus avec deux visages, comme étant le portier du ciel et de l'enfer; et avec quatre, comme remplissant tous les climats de sa majesté. Il est célébré dans les très anciens chants des Saliens, comme le dieu des dieux. Marcus Messala, collègue, dans le consulat, de Cn. Domitius, et qui fut augure pendant cinquante cinq ans, parle ainsi de Janus : « Celui qui a créé toutes choses, et qui les gouverne toutes, a combiné ensemble l'eau et la terre, pesantes par leur nature, et dont l'impulsion les précipite en bas, avec l'air et le feu, substances légères et qui s'échappent vers l'immensité d'en haut, en les enveloppant du ciel, dont la pression supérieure a relié ensemble ces deux forces contraires ». Dans nos cérémonies sacrées, nous invoquons aussi Janus-Géminus (à deux faces), Janus père, Janus Junoniùs, Janus Consivius, Janus Quirinus, Janus Patulcius et Clusivius.

J'ai dit plus haut pourquoi nous l'invoquons sous le nom de Géminus. Nous l'invoquons sous le nom de Père, comme étant le dieu des dieux; sous celui de Junonius, comme présidant non seulement au commencement de janvier, mais encore au commencement de tous les mois dont les calendes sont dédiées à Junon. Aussi Varron, dans le cinquième livre Des choses divines, dit qu'il y a douze autels dediés à Janus, pour chacun des douze mois. Nous l'appelons Consivius, de conserendo (ensemençant), par rapport à la propagation du genre humain, dont Janus est l'auteur; Quirinus, comme dieu de la guerre, nom dérivé de celui de la lance que les Sabins appellent curis; Patuléius et Clusivius, parce que les portes de son temple sont ouvertes pendant la guerre et fermées pendant la paix.

Voici comment on raconte l'origine de cette coutume. Pendant la guerre contre les Sabins, à l'occasion de l'enlèvement de leurs filles, les Romains s'étaient hâtés de fermer la porte qui était au pied de la colline Viminale (à laquelle l'événement qui suivit fit donner le nom de Janicule), parce que les ennemis s'y précipitaient: mais à peine fut-elle fermée, qu'elle s'ouvrit bientôt d'elle-même; ce qui survint une seconde et une troisième fois. Les Romains, voyant qu'ils ne pouvaient la fermer, restèrent en armes et en grand nombre sur le seuil de la porte pour la garder, tandis qu'un combat très vif avait lieu d'un autre côté. Tout à coup, le bruit se répand que Tatius a mis nos armées en fuite. Les Romains qui gardaient la porte s'enfuient épouvantés; mais lorsque les Sabins étaient prêts à faire irruption par la porte ouverte, on raconte que, par cette porte, il sortit du temple de Janus des torrents d'eau jaillissant avec une grande force, et que plusieurs groupes ennemis périrent ou brûlés par l'eau, qui était bouillante, ou engloutis par eon impétuosité. En raison de cet événement, il fut établi qu'en temps de guerre les portes du temple de Janus seraient ouvertes, comme pour attendre ce dieu secourable à Rome. Voilà tout sur Janus.

CHAPITRE X.

Quel jour il fut en usage de célébrer les Saturnales: on ne les a d'abord célébrées que durant un seul jour, mais ensuite durant plusieurs jours.

Maintenant revenons aux Saturnales. La religion défend de commencer la guerre durant ces fêtes; et on ne pourrait, sans expiation, supplicier en ces jours un criminel. Au temps de nos ancêtres, les Saturnales furent limitées à un jour, qui était le 14 des calendes de janvier; mais depuis que C. César eut ajouté deux jours à ce mois, on commença à les célébrer dès le 16. Il arriva de là que le commun des gens ne se trouvait pas fixé sur le jour précis des Saturnales. Les uns les célébraient suivant l'addition de César, les autres suivant l'ancien usage; ce qui les faisait prolonger durant plusieurs jours. C'était d'ailleurs une opinion reçue chez les anciens, que les Saturnales duraient sept jours; si toutefois il est permis de qualifier de simple opinion ce qui est appuyé sur l'autorité des meilleurs auteurs. En effet, Novius, auteur très estimé d'Atellanes dit : « Les sept jours des Saturnales, longtemps attendus, arrivent enfin. »
Memmius, qui ressuscita la comédie atellane, longtemps perdue après Novius et Pomponius, dit aussi: « Nos ancêtres instituèrent fort bien une foule de choses: ce qu'ils ont fait de mieux, c'est de fixer durant les plus grands froids les sept jours des Saturnales ».
Cependant Mallius rapporte que ceux qui, comme nous l'avons dit plus haut, se placèrent sous la protection du nom et du culte de Saturne, instituèrent trois jours de fêtes, qu'ils appelèrent Saturnales: « c'est pourquoi », dit-il, « Auguste, conformément à cette opinion, ordonna, dans ses lois judiciaires, de les férier pendant trois jours ». Masurius et d'autres ont cru que les Saturnales ne durent qu'un jour, savoir, le 14 des calendes de janvier. Fenestella confirme cette opinion, en disant que la vestale Aemilia fut condamnée le 15 des calendes de janvier, jour pendant lequel on n'aurait pas même plaidé une cause, si l'on eût célébré les Saturnales. Il ajoute immédiatement : « Les Saturnales suivaient ce jour »; et bientôt après: « Le surlendemain, qui était le 13 des calendes de janvier, la vestale Licinia fut citée pour être jugée ». Par où il montre que le 13 des calendes est un jour non férié. Le 12 des calendes de janvier, c'est la fête de la déesse Angeronia, à laquelle les pontifes sacrifient dans le temple de Volupia. Verrius Flaccus fait venir son nom Angeronia, de ce qu'elle délivre des angoisses (angores) et des inquiétudes de l'âme ceux qui se la rendent propice. Masurius ajoute que la statue de cette déesse est placée sur l'autel de Volupia, la bouche liée et scellée; parce que ceux qui dissimulent leurs douleurs physiques et morales parviennent, par le bénéfice de la patience, à une grande félicité. Julius Modestus dit qu'on sacrifie à cette divinité, parce que le peuple romain fut délivré, par un voeu qu'il lui adressa, de la maladie appelée angina (esquinancie). Le 11 des calendes (de janvier) est consacré à la fête des Lares, auxquels le préteur Émillus Régillus, pendant la guerre contre Antiochus, fit voeu d'élever un temple dans le champ de Mars. Au 10 des calendes sont fixées les féries de Jupiter, appelées Larentinales, sur lesquelles, puisqu'il m'est permis de m'étendre, voici les diverses opinions.

On raconte que, sous le règne d'Ancus, le gardien du temple d'Hercule, se trouvant oisif durant ces féries, provoqua le dieu à jouer aux essères, lui-même tenant les deux mains, sous la condition que celui qui perdrait payerait les frais d'un souper et d'une courtisane. Hercule ayant gagné, le gardien du temple y fit renfermer, avec un souper, Acca Larentia, célèbre courtisane de ce temps-là. Le lendemain, cette femme répandit le bruit qu'après avoir couché avec le dieu, elle en avait reçu pour récompense l'avis de ne point mépriser la première occasion qui s'offrirait à elle en rentrant dans sa maison. Or, il arriva que, peu après sa sortie du temple, Carucius, épris de sa beauté, l'appela. Elle se rendit à ses désirs, et il l'épousa. A la mort de son mari, Acca étant entrée en possession de ses biens, institua le peuple romain son héritier, après son décès. Pour ce motif, Ancus la fit ensevelir dans le Vélabre, lieu très notable de la ville, où l'on institua un sacrifice solennel, qu'un flamine offrait aux dieux mânes d'Acca. Le jour de ce sacrifice fut férié en l'honneur de Jupiter, parce que les anciens crurent que les âmes émanent de Jupiter, et qu'elles reviennent à lui après la mort. Caton dit que Larentia s'étant enrichie au métier de courtisane, laissa après son décès, au peuple romain, les champs appelés Turax, Semurium, Lutirium, Solinium, et qu'à cause de cela elle fut honorée d'un tombeau magnifique et d'une cérémonie funèbre annuelle. Macer Licinius, dans le premier livre de ses Histoires, affirme qu'Acca Larentia, femme de Faustulus, fut nourrice de Rémus et de Romulus; que, sous le règne de Romulus, elle fut mariée à un certain Carucius, riche Toscan, dont elle hérita, et qu'elle laissa dans la suite ce patrimoine à Romulus, qu'elle avait élevé, et dont la piété institua en son honneur une cérémonie funèbre et un jour de fête.

De tout ce qui vient d'être dit, l'on peut conclure que les Saturnales n'étaient célébrées que pendant un jour, et que ce jour est le 14 des calendes de janvier, durant lequel, au milieu, d'un festin dréssé dans le temple de Saturne, on proclamait les Saturnales. Ce même jour, qui fut jadis consacré à la fois à Saturne et à Ops, est maintenant entre les jours des Saturnales, spécialement consacré aux Opalies. La déesse Ops était regardée. comme l'épouse de Saturne: l'on célèbre ensemble, dans ce mois-ci, les Saturnales et les Opalies, parce que Saturne et son épouse étaient considérés comme ceux qui les premiers avaient su obtenir les grains de la terre et les fruits des arbres. C'est pourquoi, après qu'ils ont recueilli tous les divers produits des champs, les hommes célèbrent le culte de ces divinités comme étant les auteurs des premières améliorations de la vie, et qui suivant certains témoignages, ne sont autres que le Ciel et la Terre. Saturne ainsi appelé de satus (génération), dont le ciel est le principe; et Ops, de la terre, par l'assistance (ope) de laquelle s'obtiennent les aliments de la vie humaine; ou bien du mot opus (travail), par le moyen duquel naissent les fruits des arbres et les grains de la terre. On offre des veaux à cette déesse assis et touchant la terre, pour montrer que la terre est une mère que les mortels doivent chérir. Philochore, dit que Cécrops fut le premier qui éleva dans l'Attique un autel à Saturne et à Ops, qu'il les honora comme étant Jupiter et la Terre, et qu'il établit que, le jour de leur fête, les pères de famille mangeraient des fruits et des grains de la terre, par eux récoltés, ensemble avec les esclaves qui auraient partagé avec eux les fatigues des travaux de l'agriculture. Car le dieu agrée le culte que lui rendent les esclaves, en considération de leurs travaux. C'est par suite de cette origine étrangère que nous sacrifions à ce dieu la tête découverte.

Je crois avoir prouvé plus que suffisamment qu'on n'était dans l'usage de célébrer les Saturnales que durant un seul jour, qui était le 14 des calendes de janvier. Dans la suite, elles furent prolongées durant trois jours, d'abord à raison de ceux que César ajouta à ce même mois, ensuite en vertu d'un édit d'Auguste, qui déclara féries les trois jours des Saturnales. Elles commencent donc le 16 des calendes de janvier, et finissent le 14, qui était primitivement leur jour unique. Mais la célébration de la fête des Sigillaires leur étant adjointe, l'allégresse religieuse et le concours du peuple prolongea les Saturnales durant sept jours.

CHAPITRE XI.

Qu'il ne faut point mépriser la condition des esclaves, et parce que les dieux prennent soin d'eux, et parce qu'il est certain que plusieurs d'entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes ; quelle a été l'origine des Sigillaires.

Je ne puis pas supporter, dit alors Évangélus, que notre ami Praetextatus, pour faire briller son esprit et démontrer sa faconde, ait prétendu tout à l'heure honorer quelque dieu en faisant manger les esclaves avec les maîtres; comme si les dieux s'inquiétaient des esclaves, ou comme si aucune personne de sens voulût souffrir chez elle la honte d'une aussi ignoble société. Il prétend aussi mettre au nombre des pratiques religieuses les Sigillaires, ces petites figures de terre dont s'amusent les plus jeunes enfants. Ne serait-il donc jamais permis de douter des superstitions qu'il mêle à la religion, parce qu'il est réputé le prince des sciences religieuses? - A ces paroles, tous furent saisis d'indignation. Mais Praetextatus souriant répliqua : Je veux, Évangélus, que tu m'estimes un homme superstitieux et indigne de toute croyance, si de solides raisons ne te démontrent la certitude de mes deux assertions. Et, pour parler d'abord des esclaves, est-ce plaisanterie, ou bien penses-tu sérieusement qu'il y ait une espèce d'hommes que les dieux immortels ne jugent pas dignes de leur providence et de leurs soins? ou bien, par hasard, voudrais-tu ne pas souffrir les esclaves au nombre des hommes?

Apprends donc de quelle indignation le supplice d'un esclave pénétra le ciel.

L'an deux cent soixante-quatre de la fondation de Rome, un certain Autronius Maximus, après avoir fait battre de verges son esclave, le fit promener dans le cirque, avant l'ouverture des jeux publics, lié à un gibet. Jupiter, indigné de cette conduite, ordonna à un nommé Annius, pendant son sommeil, d'annoncer au sénat que cette action pleine de cruauté lui avait déplu. Celui-ci ne l'ayant pas révélé, son fils fut frappé d'une mort subite; et, après un second avertissement, il fut puni de sa négligence réitérée par une atonie corporelle, dont lui-même fut atteint subitement. Enfin, par le conseil de ses amis, il se fit porter en litière en cet état, et fit sa déclaration au sénat. A peine eut-il achevé de parler, qu'il recouvra immédiatement la santé, et sortit à pied du lieu de l'assemblée. C'est pourquoi, et pour apaiser Jupiter, un sénatus-consulte et la loi Maevia ajoutèrent, aux jours des fêtes du cirque, le jour appelé « instauratitius », ainsi nommé, non, comme le pensent quelques-uns, du nom grec de l'instrument patibulaire σταυρός, fourche ou croix; mais à raison de la réintégration d'Annius, conformément à l'opinion de Varron, qui dit qu'instaurare est formé de instar nouare.

Tu vois quelle sollicitude le plus grand des dieux eut pour un esclave. Qu'est-ce donc qui a pu t'inspirer un si profond et si étrange mépris pour les esclaves? comme s'ils n'étaient pas formés et nourris des mêmes éléments que toi, comme s'ils n'étaient pas animés du même souffle, dérivant du même principe ! Songe que ceux que tu appelles ta propriété sont issus des mêmes principes que toi, jouissent du même ciel, vivent et meurent comme toi. Ils sont esclaves, mais ils sont hommes. Ils sont esclaves, mais ne le sommes-nous pas aussi? Si tu réfléchis que la fortune a autant de pouvoir sur nous que sur eux, il peut arriver que tu les voies libres, et qu'à leur tour ils te voient esclave. Ne sais-tu pas à quel âge le devinrent Hécube, Crésus, la mère de Darius, Diogène, Platon lui-même? Enfin, pourquoi aurions-nous tant d'horreur de ce nom d'esclave ? On n'est esclave que par l'empire de la nécessité; mais un esclave peut avoir une âme libre. Tu auras rabaissé l'esclave, si tu peux me montrer qui ne l'est pas. L'un est esclave de la débauche, l'autre de l'avarice, l'autre de l'ambition; tous le sont de l'espérance et de la crainte.

Certainement, nulle servitude n'est plus honteuse que celle qui est volontaire; et cependant nous foulons aux pieds, comme un être méprisable, le malheureux que la fortune a placé sous le joug; et nous ne voulons pas rectifier nos préjugés à cet égard. Vous en trouverez parmi les esclaves qui sont inaccessibles à la corruption, tandis que vous trouverez tel maître à qui l'espoir du gain fait couvrir de baisers les mains des esclaves d'autrui. Ce ne sera donc point d'après leur condition que j'apprécierai les hommes, mais d'après leur caractère. Chacun se fait son caractère; c'est le hasard qui assigne les conditions. De même que celui qui ayant à acheter un cheval n'en considérerait que la housse et le frein, serait peu sensé; de même le plus insensé de tous les hommes est celui qui croit devoir apprécier son semblable d'après son habit ou d'après sa condition, qui l'enveloppe comme un vêtement.

Ce n'est point seulement, mon cher Évangélus, dans le sénat ou dans le forum qu'il faut chercher des amis. Si tu y prends garde soigneusement, tu en trouveras dans ta propre maison. Traite donc ton esclave avec douceur; admets-le gracieusement dans ta conversation, et accepte quelquefois de lui un conseil nécessaire. Observe nos ancêtres, qui, pour sauver aux maîtres l'odieux de la domination, et aux esclaves l'humiliation de la servitude, dénommèrent les uns patresfamilias (pères de famille), et les autres familiares (membres de la famille). Ainsi donc, crois-moi, fais-toi révérer plutôt que craindre de tes esclaves.

Quelqu'un m'accusera peut-être de faire descendre les maîtres de leur rang, et d'appeler en quelque sorte les esclaves à la liberté, parce que j'ai dit qu'ils doivent plutôt révérer leurs maîtres que les craindre. Celui qui penserait ainsi oublierait que c'est assez faire pour les maîtres, que de leur accorder ce qui suffit bien aux dieux. D'ailleurs, on aime celui qu'on respecte; mais l'amour ne saurait être uni à la crainte. D'où penses-tu que vienne ce proverbe insolent : « Autant d'esclaves, autant d'ennemis »? Non, ils ne sont point nos ennemis; mais nous les rendons tels, quand nous sommes à leur égard superbes, insultants, cruels. L'habitude d'une vie de délices nous pousse à un tel excès d'extravagance, que tout ce qui ne répond point sur-le-champ à notre volonté, excite en nous la colère et la fureur. Nous devenons de vrais tyrans dans nos maisons, et nous voulons exercer toute l'étendue de notre autorité sur les esclaves, sans aucune considération de justice.

En effet, indépendamment de divers autres genres de cruauté, il est des maîtres qui, tandis qu'ils se remplissent avidement en face de l'abondance de leurs tables, ne permettent pas à leurs esclaves, rangés debout alentour, de remuer les lèvres pour dire un seul mot. Le moindre murmure est réprimé par la verge : les cas fortuits eux-mêmes n'échappent pas au châtiment. La toux, un éternument, un hoquet, sont sévèrement punis. Il arrive de là que ceux à qui il n'est pas permis de parler devant leur maître parlent beaucoup de lui; tandis que ceux qui non seulement n'ont pas la bouche close devant leur maître, mais même qui ont pu parler avec lui, ont été prêts à périr avec lui, et à détourner sur leur propre tête les dangers qui le menaçaient. Ces esclaves-ci parlaient pendant les repas, mais ils se taisaient dans les tortures.

Veux-tu que nous parcourions les actes généreux dus à des esclaves? Le premier qui se présente concerne Urbinus. Condamné à mort, il se cachait à Réatinum. Sa retraite ayant été découverte, un de ses esclaves se coucha à sa place, portant son anneau et ses vêtements, dans le lit vers lequel se précipitaient ceux qui le poursuivaient, présenta sa tête aux soldats, et reçut le coup fatal comme s'il était Urbinus. Dans la suite, Urbinus, réhabilité, érigea à cet esclave un monument, avec une inscription qui attestait un si grand dévouement. Ésope, affranchi de Démosthène, instruit de l'adultère que son patron avait commis avec Julie, longtemps torturé, persévéra à ne point trahir son maître; jusqu'à ce que Démosthène lui-même, pressé par les autres témoins, eût avoué le crime. Si tu penses qu'il est toujours facile de celer le secret d'un seul individu, sache que les affranchis de Labiénus, qui l'avaient caché, ne purent être contraints à le découvrir par aucun genre de tourment. Et pour que personne ne dise que cette fidélité des affranchis a été due plutôt à la reconnaissance du bienfait de la liberté qu'à leur bon naturel, écoute un trait de bienveillance d'un esclave à l'égard de son maître, alors même que celui-ci le punissait. Antius Restion, proscrit, fuyait seul de nuit. Tandis que ses ésclaves pillaient ses biens, l'un d'eux, qu'il avait fait mettre aux fers et marquer au front, se trouvant, après la condamnation de son maître, délivré par la compassion d'un autre, se mit à la recherche du fugitif, l'engagea à ne point le redouter, disant qu'il savait que c'était à la fortune et non à son maître qu'il devait imputer son affront. Cet esclave vint porter des vivres à Restion pendant tout le temps qu'il fut caché. Lorsque ensuite il sentit que ceux qui le poursuivaient approchaient, il égorgea un vieillard que le hasard lui offrit, construisit un bûcher sur lequel il jeta le cadavre; et y ayant mis le feu, il vint au-devant de ceux qui cherchaient Restion, en leur disant qu'il s'était fait justice du proscrit, et l'avait châtié plus cruellement qu'il n'en avait été châtié lui-même. On le crut, et Restion fut sauvé.

Caepion, qui avait conspiré contre les jours d'Auguste, ayant été découvert et condamné, un esclave le porta de nuit dans une corbeille jusqu'au Tibre : descendu à Ostie, de là il le conduisit de nuit à la maison de campagne de son père, sur le territoire de Laurente. Repoussé de Cumes par un naufrage, il se cacha avec son maître à Naples. Là, ayant été pris par un centurion, ni l'argent, ni les menaces, ne purent l'amener à trahir son maître.

Asinius Pollion voulant forcer impitoyablement les habitants de Padoue à livrer leurs armes et leur argent, ceux-ci se cachèrent. Alors il promit la liberté et une récompense aux esclaves qui découvriraient leurs maîtres. Mais on sait qu'il n'y en eut aucun qui, séduit par la récompense, ait voulu trahir son maître. Écoute encore un trait qui est de la part des esclaves non seulement un acte de fidélité, mais même une invention ingénieuse et tournée au bien. Pendant le siége de Grumentum, des esclaves ayant quitté leur maîtresse, s'en furent vers l'ennemi. La ville prise, d'accord entre eux, ils se précipitèrent dans la maison de leur maîtresse, et l'entrainèrent d'un air menaçant, disant à ceux qu'ils rencontraient qu'ils avaient enfin le pouvoir de punir leur cruelle maîtresse. L'ayant ainsi enlevée, comme pour la conduire au supplice, ils la mirent en sûreté avec une respectueuse piété.

Voyez, dans cette autre occurrence, un esclave ayant la magnanimité de donner la préférence à la mort sur l'ignominie. L'esclave de C. Vettius, de la contrée des Pélignes, en Italie, le voyant saisi par ses propres cohortes, le tua afin qu'il ne fût point livré à Pompée, et se donna ensuite la mort pour ne pas survivre à son maître. Euporus, ou, comme d'autres le racontent, Philocratès, esclave de C. Gracchus, le suivit inséparablement, fuyant du mont Aventin, tant qu'il y eut quelque espoir de le sauver, et le défendit tant qu'il put; quand Gracchus eut été tué, l'esclave se tua lui-même sur le cadavre de son maître. L'esclave de Publ. Scipion, père de l'Africain, plaça sur un cheval son maître, qui venait d'être blessé dans un combat contre Annibal, et, tandis que tous l'abandonnaient, le ramena lui seul dans le camp.

Mais c'est peu d'avoir servi leurs maîtres vivants; les esclaves feront plus : on les retrouvera ardents à les venger. Un esclave du roi Séleucus devenu l'esclave d'un des amis de ce roi, et qui avait été son meurtrier, vengea la mort de son premier maître en tuant le second, pendant qu'il soupait. Que veut-on de plus? Veut-on voir réunies dans un esclave les deux plus nobles vertus, l'habileté à gouverner et la magnanimité de mépriser le trône? Messénius Anaxilaüs, qui fonda Messine en Sicile, et qui fut tyran des Reggiens, ayant laissé des enfants en bas âge, se contenta de les recommander à son esclave Mycithus, lequel géra religieusement cette tutelle,. et gouverna avec tant de modération, que les Reggiens ne s'indignèrent pas d'être régis par un esclave. Dans la suite, Micithus remit aux enfants devenus grands, leurs biens avec le gouvernement, et se retira muni d'une modique somme, à Olympie, où il atteignit la vieillesse dans une tranquillité profonde.

Divers exemples nous apprennent aussi de quelle utilité ont été les esclaves à l'intérêt public. Lors de la guerre Punique, comme on manquait de citoyens à enrôler, les esclaves, ayant offert de combattre pour leurs maîtres, furent admis au rang des citoyens; et, à raison de ce qu'ils s'étaient offerts volontairement, ils furent appelés uolones (volontaires). Après la bataille de Cannes, les Romains vaincus prirent pour soldats huit mille esclaves achetés; et quoiqu'il en eût moins coûté de racheter les prisonniers, la république, dans cette violente crise, préféra se confier aux esclaves. Après la fameuse défaite de Thrasymène, les affranchis furent aussi appelés au serment militaire. Durant la guerre Sociale, douze cohortes, levées parmi les affranchis, firent des actions d'une mémorable valeur. On sait que C. César, pour remplacer les soldats qu'il avait perdus, accepta les esclaves de ses amis, et retira d'eux un très bon service. César Auguste forma, en Germanie et en Illyrie, plusieurs cohortes d'affranchis, sous la dénomination de volontaires.

Ne crois pas que de pareils faits ne soient arrivés que dans notre république. Les Borysthéniens, attaqués par Zopyrion, affranchirent les esclaves, donnèrent aux étrangers le droit de cité, abolirent les titres des dettes; et purent ainsi résister à l'ennemi. Il ne restait plus que quinze cents Lacédémoniens en état de porter les armes; lorsque Cléomène, avec des esclaves affranchis, recruta neuf mille combattants. Les Athéniens aussi, ayant épuisé les ressources publiques, donnèrent la liberté aux esclaves.

Pour que tu ne penses pas qu'il n'y aurait eu de vertu chez les esclaves que parmi les hommes, écoute une action des femmes esclaves, non moins mémorable que les précédentes, et plus utile à la république qu'aucune que tu puisses trouver dans les classes nobles: La fête des servantes, qu'on célèbre le jour des nones de juillet, est si connue, que personne n'ignore ni son origine, ni la cause de sa célébrité. Ce jour-là, les femmes libres et les esclaves sacrifient à Junon Caprotine sous un figuier sauvage, en mémoire du précieux dévouement que manifestèrent les femmes esclaves pour la conservation de l'honneur national. A la suite de cette irruption des Gaulois, où Rome fut prise par eux, la république se trouva extrêmement affaiblie. Les peuples voisins, voulant saisir l'occasion d'anéantir le nom romain, se donnèrent pour dictateur Livius Postumius, de Fidènes, lequel fit savoir au sénat que, s'il voulait conserver les restes de la ville, il fallait lui livrer les mères de famille avec leurs filles. Pendant que les pères conscrits délibéraient, incertains du parti à prendre, une servante, nommée Tutela ou Philotia , s'offrit pour aller à l'ennemi avec les autres servantes, sous le nom de leurs maîtresses. Ayant pris le costume des mères et des filles de famille, les servantes furent conduites aux ennemis, suivies de personnes éplorées qui simulaient la douleur. Livius les ayant distribuées dans le camp, elles provoquèrent les hommes à boire, feignant que ce fût pour elles un jour de fête. Lorsque ceux-ci furent endormis, du haut d'un figuier sauvage qui était proche du camp, elles donnèrent un signal aux Romains, qui furent vainqueurs en attaquant à l'improviste. Le sénat reconnaissant fit donner la liberté à toutes les servantes, les dota aux frais de l'état, leur permit de porter le costume dont elles s'étaient servies en cette occasion, et donna à cette journée la dénomination de Nones Caprotines, à cause du figuier sauvage (caprificus) d'où les Romains reçurent te signal de la victoire. Il ordonna encore qu'en mémoire de l'action que je viens de raconter, on solenniserait annuellement ce jour par un sacrifice dans lequel on ferait usage du lait, parce que le lait découle du figuier sauvage.

Il s'est aussi trouvé chez les esclaves des esprits assez élevés pour atteindre à la science philosophique. Phédon, de l'école de Socrate, et son ami, et l'ami de Platon au point que ce dernier consacra à son nom ce divin traité De l'immortalité de l'âme, fut un esclave qui eut l'extérieur et l'âme d'un homme libre. On dit que Cébès, disciple de Socrate, l'acheta par le conseil de son maître, et qu'il fut formé par lui aux exercices de la philosophie. Phédon devint par la suite un philosophe illustre, et il a écrit sur Socrate des entretiens pleins de goût. Depuis Cébès, on trouve un grand nombre d'esclaves qui furent des philosophes distingués. Parmi eux, on compte Ménippus, dont M. Varron a voulu imiter les ouvrages dans ses satires, que d'autres appellent cyniques, et qu'il appelle lui-même Ménippées. A la même époque vécurent Pompolus, esclave du péripatéticien Philostrate; Persée, esclave du stoïcien Zénon, et Mys, esclave d'Épicure, lesquels furent chacun de célèbres philosophes. Parmi eux, on peut aussi comprendre Diogène le cynique, quoique né libre, il ne soit devenu esclave que pour avoir été vendu. Xéniade Corinthien voulant l'acheter, lui demanda quel art il savait : Je sais, répondit Diogène, commander aux hommes libres (liberis). Xéniade, admirant sa réponse, l'acheta, l'affranchit, et, lui confiant ses enfants, lui dit : Voici mes enfants (liberos), à qui vous commanderez. La mémoire de l'illustre philosophe Épictète est trop récente pour qu'il soit possible de rappeler, comme une chose oubliée, qu'il fut esclave. On cite deux vers de lui sur lui-même, dont le sens intime est : qu'il ne faut pas croire que ceux qui luttent contre la diversité des maux de cette vie soient nullement haïs des dieux; mais qu'il faut en chercher la raison dans des causes secrètes, que la sagacité de peu d'hommes est à portée de pénétrer.

Δοῦλος Ἐπίκτητος γενόμην, καὶ σῶμ᾽ ἀνάπηρος,
Καὶ πενίην Ἶρος, καὶ φίλος ἀθανάτοις.

Épictète est né esclave, son corps est mutilé; il est pauvre comme Irus; et néanmoins il est cher aux immortels.

Maintenant tu es convaincu, je pense, qu'il ne faut point mépriser les esclaves sur le titre de leur condition, puisqu'ils ont été l'objet de la sollicitude de Jupiter, et qu'il est certain que plusieurs d'entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes.
Il me reste maintenant quelque chose à dire sur les Sigillaires, pour que tu restes convaincu que j'ai parlé d'objets sacrés, et non de choses puériles. Epicadus rapporte qu'Hercule, après avoir tué Géryon, ramenant en vainqueur, à travers l'Italie, les troupeaux de boeufs qu'il lui avait enlevés, jeta dans le Tibre, sur le pont maintenant appelé Sublicius, et qui fut construit à cette époque, un nombre de simulacres d'hommes égal au nombre de ceux de ses compagnons qu'il avait perdus durant son voyage; afin que ces figures, portées dans la mer par le cours propice des eaux, fussent rendues par elles à la terre paternelle des défunts, à la place de leurs corps. C'est de là que l'usage de faire de telles figures serait devenu une pratique religieuse. Quant à moi, l'origine de cette coutume me paraît plus vraisemblable telle que je l'ai racontée plus haut, savoir : que les Pélasges, instruits par une favorable interprétation qu'on pouvait entendre par le mot (tête), non des têtes humaines, mais des têtes d'argile, et que le mot φωτός signifiait non seulement un homme, mais encore un flambeau, se mirent à allumer des flambeaux de cire en l'honneur de Saturne, et consacrèrent des figurines, au lieu de leurs propres têtes, sur l'autel de Saturne, contigu au sacellum de Dis. De là est venue la coutume de s'envoyer, pendant les Saturnales, des flambeaux de cire, et celle de fabriquer et de vendre des figurines d'argile sculptée, qu'on offrait en sacrifice expiatoire, pour soi et pour les siens, à Dis-Saturne. Le commerce de ces objets s'étant établi durant les Saturnales, la vente se prolongea durant sept jours, qui sont fériés, quoiqu'ils ne soient pas tous fêtés; mais seulement le jour du milieu des Saturnales, c'est-à-dire, le 13 des calendes, comme nous l'avons déjà prouvé. La même chose est encore constatée par le témoignage de ceux qui ont traité plus complétement de la division de l'année, des mois et des jours, et de l'organisation adoptée par C. César.

CHAPITRE XII.

De la division de l'année par Romulus.

Comme Praetextatus voulait terminer son discours en cet endroit, Aurélius Symmaque lui dit : Continue, Praetextatus, à nous parler avec tant d'intérêt sur la division de l'année, si tu veux éviter l'importunité des interrogations. Peut-être est-il quelqu'un de ceux ici présents, qui ignore quelle fut chez les anciens la division de l'année, et quelles furent les innovations qu'on introduisit par la suite, d'après des règles plus certaines. Je crois qu'en parlant des jours ajoutés à l'un des mois; tu as excité dans l'esprit de ceux qui t'écoutaient l'envie d'être instruits de cette question. Alors Praetextatus, reprenant son discours, continua dans les termes qui suivent : - Les Égyptiens sont les seuls qui eurent toujours un mode fixe de régler l'année. Les supputations des autres nations, quoique différentes entre elles, furent pareillement erronées. Je me contenterai de rapporter celles de quelques contrées. Les Arcadiens divisaient leur année en trois mois; les Acarnaniens, en six : les autres Grecs comptaient dans leur année trois cent cinquante-quatre jours. Il n'est donc pas étonnant qu'au milieu de ces variations, Romulus ait autrefois divisé l'année des Romains en dix mois. Cette année commençait au mois de mars, et comprenait trois cent quatre jours, en sorte que six mois, savoir, avril, juin, sextilis, septembre, novembre, décembre, étaient de trente jours; et quatre mois, savoir, mars, mai, quintilis, octobre, étaient de trente-un jours. Ces derniers ont encore aujourd'hui leurs nones au septième jour, tandis que les autres les ont au cinquième. Les mois qui avaient les nones au septième jour comptaient dix-sept jours d'intervalle des ides aux calendes; ceux qui avaient les nones au cinquième jour en comptaient dix-huit, depuis les ides jusqu'aux kalendes.

Telle fut la division de Romulus. Il consacra le premier mois de l'année à son père Mars. L'ordre de primauté de ce mois est prouvé par la dénomination de quintilis, qui est le cinquième depuis mars, et par la dénomination des autres mois qui suivent quintilis, et qui portent la dénomination de leur rang numérique. Le premier jour de ce mois, on allumait le feu nouveau sur les autels de Vesta, afin qu'avec l'année recommençât le soin de le conserver. Au début de ce même mois; on remplaçait les vieilles branches de laurier par de nouvelles, autour de la maison du roi, aux curies, et aux maisons des flamines. Au commencement de ce même mois, on sacrifiait en public et en particulier à Anna Pérenna, pour obtenir de passer heureusement l'année et d'en voir plusieurs autres. Dans ce même mois, on payait aux professeurs leurs salaires que l'année expirée avait fait échoir. Les comices s'ouvraient; on affermait les revenus publics; les dames romaines servaient leurs esclaves à table, comme les maîtres faisaient pendant les Saturnales; les femmes, pour exciter les esclaves par cet honneur, en commençant l'année, à une prompte obéissance; les hommes, pour les récompenser des services qu'ils avaient déjà rendus précédemment.

Romulus nomma le second mois, Avril, ou plutôt, comme quelques-uns pensent, Aphril, avec aspiration, du mot écume, que les Grecs disent ἀφρὸν, de laquelle on croit que Vénus est née; et voici le motif qu'on prête à Romulus. Ayant nommé Mars le premier mois de l'année, du nom de son père, il voulut que le second mois prît son nom de Vénus, mère d'Énée, afin que ceux à qui les Romains devaient leur origine occupassent les premiers rangs au commencement de l'année. En effet, encore aujourd'hui, dans les rites sacrés, nous appelons Mars notre père, et Vénus notre mère. D'autres pensent que Romulus, ou par une haute prévision, ou par une préscience divine, assigna leurs dénominations aux deux premiers mois, afin que, le premier étant dédié à Mars, ce grand meurtrier des hommes, selon ce que dit Homère, confident de la nature :

ἆρες ἄρες βροτολοιγὲ, μιαιφόνε, τειχεσιβλῆτα·

O Mars, sanglant fléau des humains et destructeur des murailles,

le second fût dédié à Vénus, dont l'influence bienfaisante pût neutraliser l'action de Mars. Ainsi, parmi les douze signes du zodiaque, qu'on croit être chacun le domicile d'une divinité particulière, le premier, qui est le Bélier, est assigné à Mars; et le suivant, qui est le Taureau, à Vénus. Le Scorpion est placé en regard et en retour de ces deux signes, de telle sorte qu'il est commun aux deux divinités. On ne pense pas que cette disposition soit étrangère à l'ordination céleste : car la partie postérieure du Scorpion, armée d'un aiguillon pareil à un trait redoutable, forme le second domicile de Mars; tandis que Vénus, qui, comme sous un joug en équilibre, assortit les amours et les mariages, a pour partage la portion antérieure, que les Grecs appellent ζυγὸς et nous libra (flèche de la balance). D'autre part, Cincius, dans son Traité des Fastes, dit que mal à propos aucuns pensent que les anciens ont dénommé le mois d'avril du nom de Vénus, puisqu'ils n'ont établi, durant ce mois, aucun jour de fête, ni aucun sacrifice solennel en l'honneur de cette déesse; et que, même dans les chants des Saliens, Vénus n'est point célébrée comme le sont tous les autres dieux. Varron est d'accord sur ce point avec Cincius. Il affirme que le nom de Vénus n'a été connu des Romains, au temps des rois, ni en grec ni en latin; et qu'ainsi le mois d'avril n'a pas pu en tirer sa dénomination. Mais, poursuit-il, comme jusqu'à l'équinoxe du printemps le ciel est triste et voilé de nuages, la mer fermée aux navigateurs, la terre elle-même couverte par les eaux, les glaces ou les neiges, tandis que le printemps, survenant dans le mois d'avril, ouvre toutes les voies, et que les arbres commencent alors à se développer, ainsi que tous les germes que la terre renferme; on peut croire que c'est de toutes ces circonstances que ce mois a pris son nom d'avril, comme qui dirait aperilis. C'est ainsi que, chez les Athéniens, le même mois est appelé ἀνθεστηριών (anthestérion), parce qu'à cette même époque toutes les plantes fleurissent. Toutefois Verrius Flaccus convient qu'il fut établi, plus tard, que les dames romaines célébreraient, le jour des calendes de ce mois, une fête en l'honneur de Vénus; institution dont je me dispenserai de rapporter la cause, comme étant étrangère à mon sujet.

Romulus plaça au troisième rang le mois de mai, dont le nom a donné lieu à une grande diversité d'opinions chez les auteurs. Fulvius Nobilior, dans les Fastes qu'il inscrivit dans le temple de l'Hercule des Muses, dit que Romulus ayant divisé son peuple en deux classes, les anciens (maiores) et les jeunes gens (iuniores), les uns destinés à servir l'État par leurs conseils, les autres en portant les armes, donna, en l'honneur de ces deux classes de citoyens, le nom de mai au mois dont il s'agit, et le nom de juin au mois suivant. D'autres prétendent que le mois de mai a passé dans nos Fastes, de ceux des Tusculains, parmi lesquels Jupiter est encore appelé Deus Maius, à cause de sa grandeur et de sa majesté. Cincius pense que ce mois a pris son nom de Maïa, qu'il dit l'épouse de Vulcain; s'appuyant sur ce que le flamine de ce dieu sacrifie à cette déesse, aux calendes de mai. Mais Pison soutient que l'épouse de Vulcain s'appelle Maïesta, et non Maïa. D'autres prétendent que c'est Maïa, mère de Mercure, qui a donné son nom au mois dont nous parlons, se fondant principalement sur ce que c'est pendant sa durée que les diverses classes de marchands sacrifient également à Maïa et à Mercure. D'autres, et parmi eux Cornélius Labéo, affirment que cette Maïa, à laquelle on sacrifie pendant le mois de mai, est la Terre, qui aurait pris ce nom à raison de sa grande étendue, et qu'on nomme effectivement dans les sacrifices « Mater magna ». Ils fondent encore leur assertion sur ce qu'on offre à Maïa une truie pleine, victime spécialement consacrée à la Terre; et ils disent que Mercure lui est adjoint, dans ces sacrifices, parce que c'est le contact de la Terre qui donne la voix à l'homme naissant; or nous savons que Mercure est le dieu de la voix et de l'éloquence. Cornélius Labéo dit encore qu'à l'époque des calendes de mai, on consacra un temple à cette Maïa, sous le nom de Bonne Déesse. Il ajoute qu'on peut se convaincre, par les mystères les plus sacrés de la religion, que cette Bonne Déesse est la même que la Terre, et que les livres des pontifes la désignent sous les noms de Fauna, Ops et Fatua. Elle est nommée Bona, comme étant la cause productrice de tout ce qui est bon pour notre nourriture; Fauna, parce qu'elle favorise (fauens) tout ce qui est utile aux êtres animés; Ops (secours), parce que la vie n'est que par son secours; Fatua, de fando (parlant), parce que, comme nous l'avons dit plus haut, les enfants nouveau-nés n'acquièrent la voix qu'après avoir touché la terre. Les uns disent que cette déesse possède la puissance de Junon; et que c'est pour cela qu'on lui met le sceptre royal dans la main gauche. D'autres croient qu'elle est la même que Péoserpine, et qu'on lui sacrifie une truie, parce que cet animal dévore les moissons que Cérès départit aux mortels. D'autres la croient l'Hécate des enfers. Les Béotiens la prennent pour Sémélé et la font fille de Faunus. Elle résista à la volonté de son père, devenu amoureux d'elle, qui la fustigea avec une branche de myrte, et qui, même en l'enivrant, ne put la faire céder à ses désirs. On croit cependant que le père, s'étant métamorphosé en serpent, eut commerce avec sa fille. A l'appui de ces circonstances on produit les indices suivants; les branches de myrte sont interdites dans son temple; on ombrage sa tête des feuilles de la vigne, dont le fruit fut employé par son père comme principal moyen de la séduire; le vin n'est pas apporté dans son temple sous son nom ordinaire; le vase dans lequel il est contenu porte la dénomination de vase à miel (mellarium); le vin lui-même y est appelé du lait; enfin, les serpents ne sont représentés dans son temple ni comme effrayant les hommes, ni comme effrayés par eux. Quelques-uns croient que cette déesse est Médée, parce qu'on trouve dans son temple toutes sortes d'herbes, dont les prêtres composent un grand nombre de remèdes; et parce qu'il n'est pas permis aux hommes d'y entrer, à cause de l'injure qu'elle éprouva de l'ingrat Jason. Chez les Grecs elle est appelée ἡ θεὸς γυναικεία (la divinité des femmes), que Varron dit être fille de Faunus; et tellement pudique (γυναικωνῖτιν), qu'elle ne sortit jamais du gynécée, que son nom ne fut jamais prononcé en public, qu'elle ne vit jamais aucun homme et ne fut jamais vue par aucun : c'est pourquoi aucun n'entre dans son temple. Voici maintenant d'où est venu qu'en Italie il n'est pas permis aux femmes d'assister aux sacrifices d'Hercule. Ce dieu ayant eu soif pendant qu'il conduisait à travers l'Italie les boeufs de Géryon, une femme lui dit qu'elle ne pouvait en ce jour lui donner de l'eau, parce qu'on célébrait la fête de la déesse des femmes, et qu'il n'était pas permis aux hommes d'en goûter les apprêts. En représailles, Hercule, devant offrir un sacrifice, repoussa la présence des femmes, et ordonna à Potitius et à Pinarius, gardiens des objets sacrés, d'empêcher qu'aucune femme y fût présente. Voilà donc qu'à l'occasion du nom de Maïa, que nous avons dit être la même que la Terre et que la Bonne Déesse, nous avons été entraînés à dire tout ce que nous connaissons sur cette dernière.

Après le mois de mai vient celui de juin, ainsi nommé, ou, comme nous l'avons dit plus haut, du nom d'une portion du peuple (iuniores), ou, comme le pense Cincius, de ce que primitivement nommé Iunonius chez les Latins, et après avoir longtemps porté ce nom chez les Ariciens et les Prénestiens, il passa ensuite dans nos fastes, où il prit le nom de Iunius; en sorte que, comme le dit Nisus dans ses commentaires des Fastes, le nom de Iunonius a été longtemps en usage chez nos ancêtres. Dans la suite, par la suppression de quelques lettres, de Iunonius on forma Iunius. En effet, un temple fut consacré à Iunon Moneta, le jour des calendes de juin. Quelques-uns ont pensé que le mois de juin a pris son nom de Iunius Brutus, qui fut le premier consul de Rome. Tarquin ayant été chassé durant ce mois, c'est-à-dire le jour des calendes, Brutus, pour s'acquitter d'un voeu qu'il avait fait, sacrifia à la déesse Carna, sur le mont Caelius. On regarde Carna comme la déesse des viscères du corps humain; ce qui fait qu'on l'intercède pour la conservation du foie, du coeur, et de tous les viscères qui sont dans l'intérieur du corps. Et comme ce fut la dissimulation de ce qu'il avait dans le coeur qui mit Brutus en état d'opérer le bienfait de la restauration publique, il consacra un temple à la déesse Carna, comme étant celle qui préside aux viscères. On lui offre de la purée de fèves avec du lard, aliments qui restaurent puissamment les forces du corps. Les calendes de juin sont aussi appelées Fabariae, parce que les fèves, mûres durant ce mois, sont offertes dans les sacrifices.

Au mois de juin succède celui de juillet, qui, se trouvant le cinquième selon la division de Romulus, d'après laquelle l'année commence par le mois de mars, est appelé quintilis, et qui, après que Numa eut placé avant mars, janvier et février, ne se trouvant plus le cinquième, mais le septième, conserva néanmoins sa dénomination. Mais dans la suite, d'après une loi portée par le consul M. Antonius, fils de Marcus (Marc-Antoine), ce mois fut appelé Julius, en l'honneur du dictateur Jules César, qui naquit dans le même mois, le quatrième jour des ides quintiles.

Vient ensuite Augustus (août), qui fut appelé sextilis, jusqu'à ce qu'il eût été consacré à Auguste, par un sénatus-consulte dont voici le texte :

L'EMPEREUR CÉSAR AUGUSTE ÉTANT ENTRÉ DANS SON PREMIER CONSULAT AU MOIS DE SEXTILIS, AYANT TROIS FOIS TRIOMPHÉ DANS ROME, ÉTANT TROIS FOIS PARTI DU PIED DU JANICULE, CONDUISANT LES LÉGIONS SOUS SA FOI ET SOUS SES AUSPICES, AYANT, DANS CE MÉME MOIS, SOUMIS L'ÉGYPTE A LA PUISSANCE DU PEUPLE ROMAIN, ET MIS FIN DANS CE MÊME MOIS A LA GUERRE CIVILE; TOUTES CES CAUSES AYANT RENDU ET RENDANT CE MOIS TRÈS HEUREUX POUR CET EMPIRE, IL PLAÎT AU SÉNAT QUE CE MOIS SOIT APPELÉ AUGUSTE.

Un plébiscite fut porté pour le même objet, sur la motion de Sextus Pacubius, tribun du peuple.

Le mois de septembre, auquel Domitien avait donné le nom de Germanicus, tandis qu'il avait donné le sien propre au mois d'octobre, retint son premier nom. Par la suite, quand on effaça du marbre et de l'airain le nom odieux de Domitien, ces deux mois furent aussi dépouillés des dénominations que la tyrannie leur avait imposées; et désormais les princes, redoutant de funestes présages, eurent la circonspection de laisser aux mois leurs anciens noms, qu'ils conservèrent depuis septembre jusqu'à décembre.

Telle fut la division de l'année établie par Romulus, laquelle, comme nous l'avons déjà dit, était de dix mois, et de trois cent quatre jours; six mois étant de trente jours, et quatre de trente-un. Mais comme cette division n'était d'accord ni avec le cours du soleil, ni avec les phases de la lune, il arrivait souvent que les froids survenaient durant les mois de l'été, et les chaleurs, au contraire, durant les mois de l'hiver. Quand cela arrivait, on cessait de compter les mois, et on laissait s'écouler les jours, en attendant d'être arrivé à cette époque de l'année où le mois dans lequel on se trouvait devait coïncider avec l'état du ciel.

CHAPITRE XIII.

De la division de l'année par Numa; quelle fut la cause de l'intercalation; et à quelle époque elle commença.

Numa, qui suivit immédiatement Romulus, ajouta cinquante jours à l'année, suivant tout ce qu'il avait pu connaître, n'ayant d'autre maître que son génie, dans un pays sauvage, et dans un siècle qui n'était pas encore civilisé, ou peut-être parce qu'il était instruit de la pratique des Grecs. En sorte que l'année fut portée à trois cent cinquante-quatre jours, espace qu'il crut devoir embrasser les douze révolutions de la lune. Aux cinquante jours qu'il avait additionnés à l'année, Numa en joignit encore six autres, retranchés aux six mois de trente jours, un jour à chacun d'eux; et ayant ainsi formé cinquante-six jours, il les distribua en deux mois égaux. Il appela le premier des deux Ianuarius (janvier), et voulut qu'il fût le premier mois de l'année, parce qu'étant consacré au dieu à la double face, il voit la fin de l'année qui vient de s'écouler, et regarde le commencement de celle qui s'ouvre. Numa consacra le second mois à Februus, qui est regardé comme le dieu des lustrations. Or la ville devait être purifiée durant ce mois, dans le cours duquel Numa institua aussi les sacrifices aux dieux Mânes.

Bientôt les peuples voisins, adoptant la division de Numa, commencèrent à compter dans leur année le nombre de mois et de jours réglé par Pompilius; mais ils différaient en ce qu'ils comptaient leurs mois alternativement de vingt-neuf et de trente jours. Peu de temps après, en l'honneur du nombre impair, dont la nature avait révélé le mystère avant Pythagore, Numa ajouta à l'année un jour, qu'il donna au mois de janvier, afin de conserver l'imparité tant dans l'année que dans les mois, celui de février seul excepté. En effet, douze mois, s'ils étaient tous pairs ou impairs, produiraient nécessairement un nombre pair; au lieu qu'un seul mois pair rend le nombre total des jours de l'année impairs. Ainsi donc janvier, avril, juin, sextilis, septembre, novembre, comptaient vingt-neuf jours; ils avaient leurs nones le 5 , et comptaient dix-sept jours, depuis les ides jusqu'aux calendes; tandis que mai, quintilis et octobre comptaient chacun trente jours; ils avaient leurs nones le 7, et, comme les précédents, comptaient dix-sept jours depuis les ides jusqu'aux calendes qui les suivent. Le seul février resta formé de vingt-huit jours; comme si l'infériorité et la parité du nombre fussent appropriés aux dieux infernaux.

Les Romains ayant donc, d'après cette division de Numa, conforme au cours de la lune, supputé leur année comme les Grecs, durent nécessairement établir comme eux un mois intercalaire. Car les Grecs s'étant aperçus que c'était inconsidérément qu'ils avaient divisé l'annéeen trois cent cinquante-quatre jours (puisqu'il résultait du cours du soleil, qui parcourt te zodiaque en trois cent soixante-cinq jours et un quart, qu'il manquait à leur année onze jours et un quart), ils établirent les intercalations, qu'ils soumirent à une règle fixe. Ils intercalèrent donc, chaque huitième année, quatre-vingt-dix jours, qu'ils divisèrent en trois mois de trente jours chacun. Les Grecs en usèrent ainsi, parce qu'il était incommode et malaisé d'intercaler, chaque année, onze jours et un quart. Ils préférèrent donc prendre ce nombre huit fois, et de ces quatre-vingt-dix jours, qui sont le produit de onze jours et un quart multipliés par huit, en former trois mois, divisés ainsi que nous l'avons dit. Ils appelaient ces jours ὑπερβαίνοντες (surabondants), et ces mois ἐμβολίμους; (intercalés). Les Romains voulurent adopter cet arrangement; mais ce fut sans utilité, parce qu'ils ne tinrent pas compte du jour qui, ajouté en faveur du nombre impair, comme nous l'avons dit plus haut, se trouvait en sus de la supputation des Grecs. Par l'effet de cet accident, l'intercalation octennaire ne pouvait rétablir la régularité ni dans l'ordre ni dans le nombre des jours. Comme l'erreur ne fut pas d'abord aperçue, on se mit à compter à l'exempte des Grecs, en ajoutant quatre-vingt-dix jours de supplément pour chaque huit ans. On les divisait en quatre intercalations, dont deux de vingt-deux jours, et deux de vingt-trois, qu'on plaçait après chaque deux ans. Mais l'année des Romains ayant un jour de plus que celle des Grecs, comme nous l'avons dit, chaque année se trouvait avoir un jour de reste; ce qui, au bout de huit ans, formait un excédant de huit jours intercalaires. Cette erreur ayant été reconnue à son tour, voici quelle espèce de correction fut adoptée. Chaque vingt-quatre ans, au lieu de quatre-vingt-dix jours, on n'en intercala que soixante-dix. Par ce retranchement de vingt-quatre jours, opéré chaque vingt-quatre ans, l'excédant de vingt-quatre jours, produit par le jour ajouté à l'année des Grecs, se trouvait exactement compensé.

Toutes les intercalations furent attribuées au mois de février, parce qu'il était le dernier mois de l'année; ce qu'on faisait encore à l'imitation des Grecs. Car eux aussi ils intercalaient leurs jours surnuméraires après le dernier mois de l'année, comme le rapporte Glaucippe, qui a écrit sur les coutumes religieuses des Athéniens. Les Romains différaient des Grecs en un point : en effet, ceux-ci intercalaient à la fin de leur dernier mois, et les Romains le vingt-troisième jour de février, après la célébration des Terminales; et ils plaçaient ensuite, après l'intercalation, les cinq jours qui étaient restés du mois de février. Je crois qu'il entrait dans leurs antiques coutumes religieuses que le mois de mars suivît immédiatemeut celui de février. Mais comme il arrivait souvent que les nundines (jours des marchés publics) tombaient, tantôt le premier jour de l'an, tantôt le jour des nones (deux circonstances réputées pernicieuses à la république), on imagina un moyen de les écarter toutes deux; ce que nous expliquerons quand nous aurons dit auparavant pourquoi l'on évitait que la tenue des marchés se rencontrât, soit le jour des premières calendes, soit en aucun de ceux des nones.

Toutes les fois que l'année s'était trouvée commencer un jour consacré aux nundines, elle avait été fatalement marquée par de déplorables événements; observation qui fut surtout fortement confirmée par la sédition de Lépidus. D'un autre côté, on croyait devoir éviter les rassemblements généraux de la multitude le jour des nones, parce que le peuple romain, même après l'expulsion des rois, célébrait solennellement le jour des nones, qu'il regardait comme celui de la naissance de Servius Tullius. Or, comme il était incertain dans quel mois Servius était né, et qu'on savait cependant qu'il était né un jour des nones, d'après cette donnée populaire on les célébrait toutes. Ceux donc qui présidaient à la disposition des jours, craignant que la multitude, rassemblée les jours de marché public, ne fit quelque innovation en faveur de la royauté, prirent garde que les marchés fussent écartés des nones. C'est pourquoi le jour que nous avons dit avoir été surnuméraire dans l'année fut laissé à la disposition de ceux qui présidaient aux fastes, pour être intercalé à leur gré, soit au milieu des Terminales, soit au milieu du mois intercalaire, de façon que la tenue des nundines fût écartée des jours suspects.

Les opinions sont partagées sur l'époque où l'on commença d'intercaler. Macer Licinius la fait remonter jusqu'à Romulus. Antias, livre second, soutient que Numa Pompilius imagina ce procédé à raison des institutions religieuses. Junius dit que ce fut le roi Servius Tullius qui intercala le premier. Varron lui attribue aussi l'institution des nundines. Tuditanus, au livre trois du traité Des magistrats, rapporte que ce furent les mêmes décemvirs qui ajoutèrent deux tables aux dix premières, qui provoquèrent un plébiscite pour l'intercalation. Cassius désigne les mêmes auteurs. Fulvius dit que ce fut le consul Manius qui introduisit cette opération l'an 562 de la fondation de Rome, peu avant la guerre Étolique. Mais Varron infirme ce témoignage en rapportant qu'une très ancienne loi, où il est fait mention de l'intercalation, fut gravée sur une colonne d'airain par les consuls L. Pinarius et Furius. Mais en voilà assez sur l'époque où commença l'intercalation.

CHAPITRE XIV.

Des corrections faites successivement à la division de l'année par les deux Césars Jules et Auguste.

On vit des temps où, par superstition, l'intercalation fut totalement omise; mais ce fut aussi quelquefois par l'intervention des prêtres, qui, en faveur des publicains, voulant tantôt raccourcir, tantôt allonger l'année, lui faisaient subir une augmentation ou une diminution de jours; en sorte que le motif de l'exactitude fournissait le prétexte d'introduire la plus grande confusion. Parla suite, C. César établit dans la nomenclature du temps, vague encore, changeante et incertaine, un ordre fixe , avec l'assistance du scribe M. Flavius, qui présenta au dictateur un tableau où chacun des jours était inscrit dans un ordre tel, qu'on pouvait le retrouver très facilement, et qu'une fois trouvé, il restait constamment fixé en sa place.

César, voulant donc entreprendre une nouvelle réglementation de l'année, laissa d'abord s'écouler tous les jours qui pouvaient encore produire de la confusion : ce qui fit que cette année, la dernière de l'état de désordre, s'étendit à quatre cent quarante-trois jours. Après cela, à l'imitation des Égyptiens, les seuls peuples instruits de l'économie céleste, il s'efforça de modeler l'année sur la révolution du soleil, laquelle termine son cours dans l'espace de trois cent soixante-cinq jours et un quart.

En effet, de même qu'un mois est l'année lunaire, parce que la lune emploie un peu moins d'un mois à faire le tour du zodiaque ; de même on doit prendre, pour l'année du soleil, le nombre de jours qu'il emploie à revenir au signe d'où il est parti. Delà vient que l'année reçoit les épithètes de uertens (retournant), et de magnus (grand); tandis que la révolution de la lune est l'annus breuis (la petite année). Virgile les indique toutes deux en disant :

Interea magnum sol circumvolvitur annum.

Cependant le soleil parcourt le cercle de la grande année.

C'est pourquoi Atéius Capiton pense que le mot année signifie circuit du temps; car les anciens employèrent an pour circum. Ainsi Caton, dans ses Origines, dit an terminum pour circum terminum (autour de la limite); et ambire pour circumire (aller autour).

Jules César ajouta donc dix jours à l'ancienne année, pour que l'année embrassât les trois cent soixante-cinq jours que le soleil emploie à parcourir le zodiaque; et, afin de ne pas négliger le quart de journée restant, il établit que, chaque quatre ans, les prêtres qui présidaient aux mois et aux jours intercaleraient un jour dans le même mois et au même lieu où les anciens intercalaient, c'est-à-dire avant les cinq derniers jours de février; et il appela cette opération le bisextum. Quant aux dix jours que nous avons dit avoir été ajoutés par lui, voici dans quel ordre il les distribua. Il ajouta deux jours aux mois de janvier, sextilis et décembre, et un jour aux mois d'avril, juin , septembre et novembre - mais il n'ajouta point de jour au mois de février, pour ne pas porter atteinte au culte des dieux infernaux. Mars, mai, quintilis et octobre restèrent dans leur ancien état, comme ayant un nombre suffisant de jours, c'est-à-dire trente et un. César n'ayant rien changé à ces mois, leurs nones restèrent au septième jour, comme Numa l'avait établi : janvier, sextilis et décembre, auxquels il ajouta deux jours, quoique depuis cette époque ils en eussent trente et un, continuèrent à compter cinq jours de nones. Les calendes qui les suivent sont fixées dix-neuf jours après leurs ides, parce que César ne voulut insérer les jours qu'il ajouta, ni avant les nones, ni avant les ides, pour ne pas troubler, par une nouvelle énumération, le rite religieux fixé à ces époques. Il ne voulut pas non plus placer ces jours immédiatement après les ides, pour n'avoir à troubler aucune férie dans le rang qui lui était assigné; mais il plaça ces jours nouveaux après toutes les féries de chaque mois écoulées. Ainsi, les deux jours que nous avons dits donnés à janvier devinrent le quatre et le trois d'avant les calendes de février; le jour donné au mois d'avril devint le trois d'avant les calendes de mai; celui de juin devint le trois d'avant les calendes de juillet; ceux d'août devinrent les quatre et trois d'avant les calendes de septembre; celui de septembre devint le trois d'avant les calendes d'octobre; celui de novembre, devint le trois d'avant les kalendes de décembre; ceux de décembre devinrent les quatre et trois d'avant les kalendes de janvier : en sorte qu'il arriva que tous ces mois qui furent augmentés, et dont les jours, avant cet arrangement, commençaient à remonter vers les calendes du mois suivant, le dix-septième jour, depuis cette augmentation commencèrent à remonter vers les kalendes suivantes, savoir : ceux qui avaient reçu une augmentation de deux jours, le dix-neuvième jour; et ceux qui n'avaient reçu qu'un seul jour d'augmentation, le dix-huitième jour. Cependant les féries de chaque mois conservèrent leur ordre. Ainsi, par exemple, si l'on fêtait ou si l'on fériait le troisième jour après les ides d'un mois, ce jour était dit le seizième d'avant les calendes. Après l'augmentation de l'année, on conserva encore ces rites au même jour, savoir, le troisième après les ides, quoique, depuis l'augmentation, il ne fût plus le seizième d'avant les calendes, mais le dix-septième ou le dix-huitième, selon qu'on avait ajouté au mois un ou deux jours. César établit que ces nouveaux jours, insérés à la fin de chaque mois après toutes les féries qui s'y étaient rencontrées, seraient jours fastes, afin de les laisser libres pour le commerce de la vie ; et non seulement il ne voulut pas les férier, mais même il ne voulut y fixer aucune assemblée publique, pour ne pas fournir de nouvelles occasions à l'ambition des magistrats.

César ayant ainsi organisé la division civile de l'année, qu'il mit en concordance avec les révolutions de la lune, en fit la promulgation publique par un édit. L'erreur aurait pu s'arrêter là, si les prêtres ne s'en étaient pas formé une nouvelle de la correction même. Mais tandis qu'il aurait fallu n'intercaler le jour produit par les quatre quarts de jours qu'après quatre années révolues, et avant le commencement de la cinquième, eux intercalaient, non après, mais au commencement de la quatrième année. Cette erreur dura trente-six ans, durant lesquels on intercala douze jours, tandis qu'on n'en aurait dû intercaler que neuf. Mais on s'en aperçut enfin, et Auguste la corrigea, en ordonnant de laisser écouler douze ans sans intercaler; afin que ces trois jours surnuméraires, produits par la trop grande hâte des prêtres durant trente-six ans, se trouvassent consommés par les douze années suivantes privées d'intercalation. Au bout de ce terme, il ordonna qu'on intercalât un jour au commencement de chaque cinquième année, comme César l'avait réglé; et il fit graver l'ensemble de cette division de l'année sur une table d'airain, pour la conserver à perpétuité.

CHAPITRE XV.

Des calendes, des ides et des nones.

Ici Horus, prenant la parole, dit: La coutume de placer le jour intercalaire avant le commencement de la cinquième année s'accorde avec celle de l'Égypte, la mère des sciences; mais il n'y a rien de compliqué dans la disposition des mois des Égyptiens. Tous sont de trente jours. Au bout de douze de ces mois, c'est-à-dire au bout de trois cent soixante jours, ils ajoutent à leur année cinq jours qui restent, et qu'ils placent entre août et septembre. C'est là qu'ils placent aussi, après chaque quatre ans, le jour intercalaire produit par les quatre quarts de jour. Chez vous on ne compte pas les jours du mois, depuis le premier jusqu'au dernier, suivant l'ordre croissant et continu de la numération. Mais, des calendes, la numération des jours se dirige vers les nones; ensuite elle décline vers ce que je vous entends appeler les ides; ensuite, si j'ai bien compris ce que vous rapportiez tout à l'heure, la numération des jours décline de nouveau vers les calendes du mois suivant. Or, je voudrais bien connaître la signification de ces divers mots; et cependant je ne puis me flatter de parvenir à comprendre ces dénominations que vous donnez à vos différents jours, comme celles de fastes et d'autres diverses. J'avoue aussi que je ne sais ce que c'est que vos « nundines », dont l'observation comporte tant d'exactitude et de précaution. Étant étranger, je n'ai point à rougir d'ignorer tout cela; mais même un citoyen romain ne souffrirait pas de l'apprendre de toi, Prétextatus.
Prétextatus lui répondit : Non seulement tu ne dois point rougir, Horus, toi qui es Égyptien d'origine; mais nous-mêmes qui sommes d'origine romaine, je ne pense pas que nous devions rougir de nous instruire sur ce que tous les anciens ont jugé digne de leurs investigations. Or les calendes, les nones, les ides, et l'observation des différentes féries, sont des sujets qui ont exercé la plume d'un nombre infini d'auteurs, dont nous allons recueillir brièvement les diverses opinions.

Romulus, ayant organisé son empire d'après l'instinct de son génie énergique, mais inculte, commençait chaque mois le jour qu'apparaissait la nouvelle lune. Mais comme il n'arrive pas régulièrement qu'elle revienne à pareil jour, et qu'au contraire son apparition est retardée ou accélérée par des causes fixes, il s'ensuivit que, lorsque la lune retarda son apparition, on ajouta plusieurs jours au mois, et qu'on en retrancha lorsqu'elle l'accéléra. En sorte que le nombre de jours qui fut attribué, à perpétuité, à chaque mois, se trouva fixé la première fois par le hasard. De là il arriva que, parmi les mois, les uns furent detrente-un jours, les autres de vingt-neuf. Mais cependant on voulut que, chaque mois, il y eût neuf jours des nones aux ides; et l'on régla aussi qu'entre les ides et les calendes du mois suivant, on compterait seize jours. Ainsi les mois les plus longs avaient leurs deux jours de surplus, placés entre les calendes et les nones. De là vient que les mois ont leurs nones, les uns le cinquième jour après les calendes, et les autres le septième. Cependant César, comme nous l'avons dit plus haut, respectant la fixité des institutions religieuses, ne voulut pas transposer l'ordre des nones, même dans les mois auxquels il ajouta deux jours, parce que, sans toucher aux institutions sacrées, il put ajouter ces jours après toutes les féries du mois.

Anciennement, avant que les Fastes eussent été divulgués au public, contre le gré du sénat, par le scribe Cn. Flavius, un pontife mineur était chargé d'observer l'apparition de la nouvelle lune; et, aussitôt après l'avoir aperçue, de la notifier au roi des sacrifices, lequel offrait aussitôt un sacrifice conjointement avec celui-ci. Après quoi le pontife mineur convoquait le peuple (kalabat) dans la curie (kalabra) qui est proche de la cabane qu'habita Romulus : il proclamait combien de jours devaient s'écouler depuis les calendes jusqu'aux nones, et annonçait, en répétant cinq fois le mot grec καλῶ, que les nones devaient être le cinquième jour ou le septième jour, en répétant sept fois ce même mot. Le mot καλῶ est grec, et signifie j'appelle. De là vient qu'on appelle calende le premier des jours qu'on proclamait de cette manière, et qu'on a appelé « kalabra » la curie où on les proclamait. Or le pontife mineur faisait cette proclamation du nombre des jours qui devaient s'écouler jusqu'aux nones, parce qu'après la nouvelle lune, les habitants des campagnes devaient se rendre à la ville le jour des nones, pour apprendre du roi des sacrifices le motif des féries, et tout ce qu'il y aurait à observer durant le cours du mois. De là vient que quelques-uns pensent que les nones ont pris leur nom de ce qu'elles sont le commencement d'un nouvel ordre d'observation, noua; ou bien de ce qu'on suppose qu'il y a toujours neuf jours des nones aux ides. Chez les Toscans, les nones étaient plus fréquentes; car chaque neuf jours ils venaient conférer de leurs affaires privées, et saluer leur roi.

Quant au nom des ides, il est pris des Toscans, chez lesquels ce jour est appelé itis. Chez eux, le mot item signifie : gage de Jupiter. En effet, nous tenons Jupiter pour l'auteur de la lumière; c'est pourquoi les Saliens le célèbrent dans leurs chants sous le nom de Lucetius; les Crétois le nomment le dieu du jour; les Romains eux-mêmes l'appellent Diespiter, mot composé de diei pater (père du jour) : ce n'est donc pas sans raison que le jour des ides est appelé foi de Jupiter; parce qu'en ce jour la lumière ne se trouve point éteinte par le coucher du soleil, la nuit étant éclairée comme le jour par la clarté de la lune; ce qui n'arrive que dans la pleine lune, c'est-à-dire ordinairement à moitié du mois. On nomme foi de Jupiter, en se servant de l'expression toscane, le jour dont la nuit n'a point de ténèbres; et c'est pourquoi aussi l'antiquité a consacré les ides de tous les mois comme féries de Jupiter.

D'autres pensent que le mot idus est le même que uidus, lequel vient de uidere (voir), parce qu'en ce jour la lune se voit en son plein. Dans la suite, on retrancha du mot la lettre V; comme, par contraire, quand les Grecs disent ἰδεῖν (voir), nous disons, en ajoutant un V, uidere. D'autres aiment mieux faire venir le mot ides de l'expression grecque οἷον ἀπὸ τοῦ εἴδους (forme), parce qu'en ce jour la lune découvre sa forme tout entière. Il en est qui pensent que les ides ont été ainsi appelées d'Idulis, mot par lequel les Toscans désignent la brebis qu'ils font immoler à Jupiter par un flamine, aux ides de chaque mois. Pour nous, l'étymologie qui nous paraît la plus exacte, c'est que nous appelons ides le jour qui partage le mois; car iduare, en langue étrusque, veut dire diviser. Ainsi l'on dit uidua (veuve), pour ualde idua, c'est-à-dire ualde divisa (fortement séparée); ou bien l'on dit uidua, pour a uiro diuisa (séparée de son mari).

De même que les ides étaient consacrées à Jupiter, ainsi nous savons, par les témoignages de Varron et du livre Pontifical, que les kalendes étaient dédiées à Junon. C'est pourquoi les Laurentins, fidèles aux pratiques religieuses de leurs pères, conservent à Junon le nom de Kalendaris, que ceux-ci lui donnèrent dans son culte. De plus, ils invoquent cette déesse le jour des calendes de chaque mois, depuis mars jusqu'à décembre. Les Romains font de même : outre le sacrifice offert à Junon dans la curie kalabra par le pontife mineur, la reine des sacrifices lui offre dans sa demeure royale une truie ou une brebis. C'est de cette déesse que Janus, comme nous l'avons dit, tire son nom de Junonius; parce que, tandis que toutes les entrées sont consacrées à ce dieu, les jours des calendes de chaque mois paraissent devoir être attribués à Junon. En effet, puisque les anciens observaient de commencer leurs mois avec la nouvelle lune, et qu'ils croyaient que la lune était la même que Junon, c'est à juste titre qu'ils auraient consacré les calendes à cette déesse; ou bien, puisque la lune sillonne l'air (aussi les Grecs l'appelèrent Ἄρτεμιν (Artémis), c'est-à-dire qui fend les airs (ἀερότομιν), et que Junon préside à cet élément, c'est à bon droit qu'on lui aurait consacré les commencements des mois, c'est-à-dire les calendes.

Je ne dois pas passer sous silence que les calendes, les nones et les ides étaient des jours religieux relativement à la consommation du mariage, c'est-à-dire pendant lesquels on pensait devoir s'en abstenir; car ces jours, à l'exception des nones, sont fériés. Or il. est sacrilége de faire violence à qui que ce soit les jours fériés; c'est pourquoi l'on évite, ces jours-là, de célébrer les mariages, dans lesquels il est censé qu'on fait violence aux vierges. Sur quoi Varron rapporte que Verrius Flaccus, très versé dans le droit pontifical, avait coutume de dire que puisque les jours de féries il était permis de recreuser les anciens fossés, mais non d'en creuser de nouveaux, de même, l'on pouvait licitement, ces jours-là, célébrer les mariages des veuves et non ceux des vierges. Mais, dira-t-on, les nones n'étaient point jours fériés: pourquoi donc était-il aussi défendu de célébrer les noces ce jour-là ? La raison en est claire. Le premier jour des noces est donné à la pudeur. Le lendemain, la nouvelle mariée doit être mise en possession de son autorité dans la maison de son mari, et offrir un sacrifice : mais les lendemains, soit des calendes, soit des nones, soit des ides, sont également considérés comme jours funestes; c'est pourquoi l'on a établi que les jours des nones seraient impropres au mariage, afin que l'épousée n'entrât point en possession de la liberté que lui donne sa nouvelle condition, sous les auspices funestes du lendemain; ou afin qu'elle n'offrit point son sacrifice en un jour funeste, ce qui serait néfaste.

CHAPITRE XVI.

Des diverses sortes de jours chez les Romains et des différences qui furent entre eux.

Mais puisque l'ordre naturel du sujet nous a conduits à parler des jours, il nous faut dire aussi quelque chose sur ce point, qui est compris dans l'interrogation de notre ami Horus. Comme il avait divisé l'année en mois, ainsi Numa divisa chaque mois en jours ; et tous les jours furent dénommés, ou festi (fêtés), ou profesti (non fêtés) ou intercisi (entrecoupés). Les jours furent consacrés aux dieux. Les jours non fêtés furent laissés aux hommes, pour traiter les affaires publiques et privées. Les jours entrecoupés furent communs aux dieux et aux hommes. Aux jours fêtés appartiennent les sacrifices, les festins religieux, les jeux publics et les féries; et aux jours non fêtés, les fastes, les assemblées comitiales, les comperendini, les stati, les proeliales. Quant aux jours entrecoupés, ils se subdivisent non entre eux, mais chacun en soi-même: car à certaines heures de ces jours il est permis, à d'autres heures il est interdit, de rendre la justice. Pendant l'immolation de la victime, il y a interdiction; entre l'immolation et l'oblation, l'interdiction est levée; et elle est de nouveau rétablie pendant qu'on brûle la victime. Il y a donc lieu de parler principalement de la division des jours fêtés et non fêtés.
Un jour est solennellement célébré, ou par des sacrifices offerts aux dieux, ou par des festins religieux, ou par des jeux en l'honneur des dieux, ou par l'observation des féries. Or il y a quatre sortes de féries publiques : les statives, les conceptives, les impératives et les nundines.

Les statives sont communes à tout le peuple, placées à des jours et à des mois déterminés et invariables, et marquées dans les fastes par des observances définies. Les principales de ces féries sont : les agonales, les carmentales, les lupercales. Les féries conceptives sont celles qui sont promulguées chaque année par les magistrats ou par les prêtres, soit à des jours fixes, soit même à des jours indéterminés : comme sont les latines, les sémentives, les paganales, les compitales. Les féries impératives sont celles que les consuls ou les préteurs établissent au gré de leur autorité. Les nundines sont consacrées aux habitants des villages et des campagnes, durant lesquelles ils se rassemblent pour traiter de leurs affaires privées ou de leur négoce. En outre, il est des féries particulières à chaque famille, comme celles des familles Claudia, AEmilia, Julia, Cornélia , et toutes autres féries particulières que chaque famille célèbre selon ses usages domestiques.

Il est des féries particulières aux individus, comme les jours de naissance, de la foudre, des funérailles, des expiations. Chez les anciens, celui qui avait prononcé les noms de « Salus, Semonia, Seia, Segetia, Tutilina », observait férie. La femme du flamine, chaque fois qu'elle entendait le tonnerre, était en férie jusqu'à ce qu'elle eût apaisé les dieux. Les prêtres enseignaient que les féries étaient profanées, si on se livrait à quelque travail après qu'elles avaient été promulguées et commencées. Bien plus, il n'était pas même permis au roi des sacrifices et aux flamines, de voir travailler pendant les féries. C'est pourquoi on faisait annoncer par un crieur public qu'on eût à s'abstenir du travail, et une amende était infligée à celui qui négligeait de se conformer à ce précepte. Les prêtres enseignaient encore que celui qui, en ces jours, avait travaillé par mégarde, devait offrir, outre l'amende, un porc en expiation; et le pontife Scévola soutenait qu'il n'y avait point d'expiation pour celui qui aurait travaillé sciemment. Cependant Umbro affirme que celui qui aurait fait un travail relatif aux dieux ou aux choses sacrées, ou pour quelque utilité pressante de la vie, ne contracte aucune souillure. Enfin Scévola, consulté sur ce qu'il était permis de faire les jours de férie, répondit : qu'on pouvait faire ce dont l'omission serait nuisible. Ainsi donc, si un boeuf était tombé dans un précipice et qu'un père de famille eût employé ses soins pour l'en retirer, ce père de famille n'était pas considéré comme ayant profané la férie; non plus que celui qui, étayant la poutre rompue de son toit, l'a préservé d'une ruine imminente. C'est pourquoi Virgile, profondément versé en toute doctrine, sachant qu'on lave les brebis, ou pour nettoyer leur laine ou pour les guérir de la gale, prononce qu'il est licite de plonger les brebis dans l'eau durant les féries, lorsque c'est pour cause de remède.

Balantumque gregem fluvio mersare salubri.

Nulle ordonnance des pontifes ne défend) dit-il, de plonger le troupeau bélant dans l'eau salubre du fleuve.

En employant le mot salubre, il montre que la permission se rapporte seulement au motif de préserver de la maladie, et non point à celui de faire du gain, en nettoyant la laine.
Voilà pour ce qui regarde les jours fêtés, ainsi que ceux qui en dérivent et qu'on appelle aussi nefastes. Parlons maintenant des jours non fêtés (profesti), et de tous ceux qui en procèdent, c'est-à-dire des jours fasti, comitiales, comperendini, stati, proeliales. Les jours fastes sont les jours auxquels il est permis au préteur de prononcer (fari) les trois paroles sacramentelles : Do, dico, addico (je donne, je prononce, j'adjuge). Les jours néfastes, au contraire, sont ceux où cette même faculté est interdite au préteur. Les jours comitiales sont ceux où l'on peut faire voter le peuple. Pendant les jours fastes, on peut actionner en vertu de la loi, mais non faire voter la loi par le peuple; tandis que, pendant les jours comitiales, on peut faire l'un et l'autre. Les jours comperendini sont les jours auxquels il est permis d'ajourner à comparaître sous caution personnelle. Les jours stati sont les jours fixés pour le jugement des causes avec les étrangers;
Ainsi Plaute a dit, dans le Curculion :

Status condictus cum hoste intercessit dies.

Si le jour fixé (status condictus) pour plaider contre l'étranger (cum hoste) est échu.

Hoste, en cet endroit, signifie, selon l'usage des anciens, l'étranger. Je ne distinguerai point les jours proeliales des jours appelés iusti, qui sont trente jours consécutifs, pendant lesquels l'armée étant convoquée, un drapeau de couleur rousse est placé au Capitole.
Durant tous les jours proeliales, il est également permis et de répéter sa chose en justice, et d'attaquer l'ennemi. Mais lorsque le Latiar, c'est-à-dire la solennité des fêtes latines, est promulgué, ainsi que durant les jours des Saturnales, et lorsque le mundus est ouvert, il n'est pas permis d'engager le combat: pendant les fêtes latines, parce qu'il n'eût pas été convenable de commencer la guerre à l'époque où fut jadis publiquement sanctionnée la trêve entre le peuple romain et les Latins; pendant les fêtes de Saturne, parce qu'on croit que son règne ne fut jamais troublé par le tumulte de la guerre; enfin pendant que le mundus consacré à Dispater et à Proserpine est ouvert, parce qu'on a pensé qu'il valait mieux, pour aller au combat, prendre le temps où la gueule de Pluton est fermée. C'est ce qui a fait dire à Varron :

Mundus cum patet, deorum tristium atque inferum quasi ianua patet: propterea non modo praelium committi, verum etiam dilectum rei militaris causa habere, ac militem proficisci, navem solvere, uxorem liberum quaerendorum causa ducere, religiosum est

Lorsque le mundus est ouvert, la porte des divinités du malheur et de l'enfer peut être aussi considérée comme ouverte; c'est pourquoi il est irréligieux, en ces jours-là, non seulement d'engager un combat, mais aussi de faire des levées de soldats, ou de les faire partir pour l'armée, ou de lever l'ancre, ou d'épouser une femme légitime dans la vue d'en avoir des enfants.

Les anciens évitaient, pour appeler des citoyens à l'armée, les jours signalés par des malheurs : ils évitaient même les féries, comme l'a dit Varron dans son traité des Augures, où il s'exprime en ces termes :

Viros vocare feriis non oportet: si vocavit, piaculum esto.

Il ne faut point appeler les citoyens à l'armée pendant les féries. Si on l'a fait, il y a lieu à expiation.

Remarquons cependant que les Romains devaient choisir le jour du combat, lorsqu'ils étaient assaillants; mais lorsqu'ils étaient attaqués, aucun jour ne les empêchait de défendre, ou leur propre sûreté, ou la dignité publique. Quel moyen en effet d'être fidèle à aucune observation, lorsqu'on n'a pas la faculté de choisir?

Nos ancêtres ont en toutes choses considéré les lendemains (des féries) comme impropices; aussi les ont-ils marqués de la qualification funeste d'atri. Quelques-uns cependant, comme par mitigation, les appelèrent jours communs.

Voici la raison qu'en rapporte Aulu-Gelle, dans le quinzième livre de ses Annales, et Cassius Hemina, dans le second livre de ses Histoires : L'an trois cent soixante-trois de la fondation de Rome, les tribuns militaires Virginius, Manlius, Aemilius, Postumius et leurs collègues, discutant dans le sénat quelle était la cause pour laquelle la république venait d'être affligée de si grands malheurs dans l'espace d'un petit nombre d'années, l'aruspice Aquinius ayant été mandé par ordre des pères conscrits, pour consulter la religion sur ce point; il dit que Q. Sulpicius, tribun militaire, prêt à combattre les Gaulois sur l'Allia, avait offert un sacrifice, à cette intention, le lendemain des ides Quintiles; que de même, auprès de Créméra et dans plusieurs autres lieux et circonstances, le combat avait eu une issue malheureuse après un sacrifice offert un lendemain (de férie). Alors les pères conscrits décidèrent qu'il serait référé au collège des pontifes, touchant cette observation religieuse; et les pontifes prononcèrent que tous les lendemains des calendes, des nones et des ides devaient être regardés comme jours funestes (atri), et n'étaient ni proeliales, ni puri, ni comitiales.

Le pontife Fabius Maximus Servilianus prétend, au livre douzième, qu'on ne doit point offrir des sacrifices funéraires pour ses parents, en un jour « ater », parce que, dans ces cas, il faut invoquer Jupiter et Janus, dont les noms ne doivent pas être prononcés en de pareils jours. Plusieurs évitent aussi, comme innominal, le quatrième jour avant les calendes, les nones, ou les ides. On demande si quelque tradition religieuse nous a transmis cette observation? nous ne trouvons rien dans les auteurs sur ce sujet, si ce n'est que Q. Claudius (Quadrigarius), dans le cinquième livre de ses Annales, place l'effroyable carnage de la bataille de Cannes au quatrième jour avant les nones sextiles. Varron observe qu'il n'importe rien dans les choses purement militaires, que le jour soit faste ou néfaste; et que cela ne concerne que les seules actions privées.

J'ai placé les nundines parmi les féries; cette assertion peut être infirmée, puisque Titius, écrivant sur les féries, ne range point les nundines dans leur nombre, il les appelle seulement des jours solennels; puisque encore Julius Modestus assure que l'augure Messala ayant consulté les pontifes pour savoir si les jours des nones et des nundines romaines devaient être considérés comme féries, ils répondirent que la négative leur paraissait devoir être prononcée pour les nundines, puisque Trébatius, dans son premier livre des Observances religieuses, dit que les magistrats, aux jours des nundines, peuvent affranchir les esclaves et prononcer des jugements. Mais, d'un autre côté, Jules César, dans son sixième livre du Traité des auspices, nie qu'on puisse, pendant les nundines, convoquer les assemblées pour faire voter le peuple; et, par conséquent, que les comices puissent avoir lieu ces jours-là chez les Romains. Cornélius Labéo prononce aussi, au livre premier des Fastes, que les nundines sont des féries. Le lecteur attentif découvrira la cause de cette variété d'opinion dans Granius Licinianus, au livre second ; cet auteur dit qu'en effet les nundines sont des féries consacrées à Jupiter, puisque la femme du flamine est dans l'usage, à toutes les nundines, d'immoler dans sa demeure royale un bélier à Jupiter; mais la loi Hortensia a rendu ces jours fastes, dans l'intention que les habitants des campagnes qui venaient dans la ville tenir les marchés pussent aussi suivre leurs affaires judiciaires : car, les jours néfastes, le préteur ne pouvait prononcer judiciairement (fari). Ainsi donc ceux qui soutiennent que les nundines sont des féries restent à l'abri de fausse allégation, par l'autorité de l'antiquité; et ceux qui pensent le contraire disent la vérité relativement à l'époque qui a suivi la loi précitée. Quelques-uns attribuent l'origine des nundines à Romulus, lequel ayant associé C. Tatius au gouvernement, aurait institué des sacrifices et le collége des prêtres Sodales pour accompagner l'institution des nundines: ainsi l'affirme Tuditanus. Mais Cassius (Hemina) attribue cette institution a Servius Tullius, dans la vue de rassembler à Rome les habitants des campagnes, poury régler les affaires tant de la ville que des champs. Géminus dit qu'on ne commença de célébrer les nundines qu'après l'expulsion des rois, à l'occasion de ce que plusieurs d'entre le peuple, pour rappeler la mémoire de Servius Tullius, offraient en son honneur des sacrifices funéraires pendent les nundines. Varron adhère à cette opinion. Rutilius dit que les Romains instituèrent les nundines, afin que les habitants des campagnes, après s'être livrés dans les champs pendant huit jours aux travaux rustiques, quittassent les champs le neuvième jour, et vinssent à Rome pour tenir les marchés, et recevoir notification des lois, afin que les actes du sénat et des magistrats fussent déférés à une plus nombreuse assemblée du peuple, et que, proposés pendant trois nundines consécutives, ils fussent facilement connus de tous et de chacun. De là vient aussi la coutume de promulguer les lois pendant trois nundines.

Par là pareillement s'introduisit l'usage que les candidats vinssent dans le lieu de la réunion des comices pendant les nundines, et se plaçassent sur une éminence, d'où ils pussent être vus de tous. Mais ces usages commencèrent d'abord à être négligés, et furent dans la suite abolis, lorsque l'accroissement de la population fit que, les jours d'intervalle entre les marchés le concours du peuple ne fut pas moins considérable.

Les Romains ont aussi une déesse Nundina, ainsi nommée du neuvième jour des nouveau-nés, qui est appelé lustricus (purificatoire); ce jour est celui où ils sont purifiés par l'eau lustrale et reçoivent un nom. Mais ce jour, qui est le neuvième pour les hommes est le huitième pour les femmes.

Telle est la constitution des mois et de l'année; et je pense qu'il est pleinement, satisfait aux questions de notre ami Horus touchant les dénominations des jours et leurs observances. Je désirerais savoir à mon tour, s'il est quelque chose dans l'organisation de l'année romaine qui provoque le sourire de l'ingénieux riverain du Nil, voisin de la nation qui excelle dans le calcul (l'Arabe); ou s'il ne désavoue pas ce que les Toscans riverains du Tibre ont puisé dans les institutions de son pays.

Eustathe prit alors la parole : - Je ne dis pas seulement notre ami Horus, homme grave et d'un esprit orné, mais même qui que ce soit, quelque futile que fût son jugement, ne saurait, je pense, refuser son approbation à l'organisation rectifiée de l'année romaine; taillée, ainsi qu'on dit, comme l'ongle; organisation qui a reçu un nouveau lustre de l'imperturbable mémoire et de l'éloquence lumineuse de celui qui nous l'a expliquée. Au reste, il n'est pas surprenant que cette organisation échappe aux morsures de la critique, puisque sa dernière réformation est appuyée sur l'autorité dé l'Égypte. En effet, Jules César, qui apprit plusieurs choses des Égyptiens, notamment les mouvements des astres, sur lesquels il a laissé de savants ouvrages, puisa à la même source l'idée de fixer la durée de l'année sur la durée de la course du soleil; tandis que les anciens habitants du Latium, qui, n'ayant aucun moyen de communiquer avec les Égyptiens, ne pouvaient rien apprendre d'eux, ont adopté, dans la computation des jours de leurs mois, la manière des Grecs, qui allaient comptant à rebours du plus au moins. Ainsi nous disons le dixième jour, puis le neuvième et puis le huitième, comme les Athéniens comptaient, δεκάτην καὶ ἐννάτην φθίνοντος, en déclinant, dix et puis neuf. Ainsi encore dans ce vers d'Homère :

Τοῦ μὲν φθίνοντος μηνὸς, τοῦ δ᾽ ἰσταμένοιο,

Un mois sur son déclin (φθίνοντος), et l'autre s'approchant (ἱσταμενοιο).

L'expression φθίνοντος ne désigne-t-elle pas la supputation du mois courant, qui va s'amoindrissant peu à peu en terminant par le nom du mois qui succède? tandis que le mot ἱστάμενος indique cette autre numération prête à succéder à celle qui s'éteint. C'est de même ainsi que votre Homère de Mantoue, considérant comme fixe tout but vers lequel on tend, a dit :

Stat sua cuique dies

Chacun a son jour fixe.

On voit qu'il considère comme fixe le dernier jour, lequel est en effet celui qui arrête le rang de tous les autres. Le même poète, non moins illustre par sa science que par sa piété, sachant que les anciens Romains avaient réglé la durée de l'année sur le cours de la lune, tandis que leurs descendants l'avaient réglé sur celui du soleil, et voulant rendre hommage aux opinions de ces deux époques, a dit :

- labentem caelo qui ducitis annum
Liber et alma Ceres
,

O vous, Liber, et vous, bienfaisante Cérès, flambeaux éclatants du monde, qui dirigez dans le ciel la course décroissante de l'année!

Dans cette invocation, le soleil et la lune sont tous deux pareillement désignés comme étant les régulateurs de l'année. 

CHAPITRE XVII.

Que tous les dieux se rapportent au soleil et qu'il est démontré par les divers noms d'Apollon, qu'il est lui aussi le même dieu que le soleil.

Ici Aviénus prit la parole.

- J'ai souvent et longtemps réfléchi à part moi pourquoi nous honorons le soleil, tantôt sous le nom d'Apollon, tantôt sous le nom de Liber, tantôt sous diverses autres dénominations. Or puisque les dieux ont voulu, ô Vettius Praetextatus, que vous exerciez les suprêmes fonctions de notre culte, continuez, je vous prie, de parler, pour m'expliquer la raison d'une si grande diversité de noms donnés à la même divinité.

- Croyez, cher Avienus, répondit alors Praetextatus, que lorsque les poètes parlent des dieux, ils puisent ordinairement leurs sujets dans les mystères de la philosophie. Aussi ce n'est point une vaine superstition, mais c'est une raison divine, qui ramène au soleil presque tous les dieux, du moins ceux qui sont sous le ciel. En effet, si le soleil, comme l'ont pensé les anciens, est le conducteur et le modérateur des autres lumières célestes; si lui seul préside aux étoiles errantes, et si la course de ces étoiles, ainsi que quelquesuns le croient, est la puissance qui règle l'ordre des choses humaines, ou bien qui la pronostique, comme il est certain que Plotin l'a pensé; il faut bien que nous reconnaissions le soleil pour l'auteur de tout ce qui se meut autour de nous, puisqu'il est le régulateur de nos régulateurs eux-mêmes. Ainsi donc, de même que Virgile, lorsqu'il a dit, en parlant de la seule Junon : « Par l'offense de quelle divinité --- » a montré que les divers attributs du même dieu devaient être considérés comme autant de divinités; pareillement les différentes vertus du soleil ont produit les noms d'autant de dieux : ceci a conduit les princes de la science à admettre ἓν τὸ πᾶν, un seul tout. Donc on appela la vertu divinatoire et médicinale du soleil, Apollon. La vertu, source de la parole, reçut le nom de Mercure; car la parole étant l'interprète des secrets de la pensée, Hermès a reçu, du grec ἑρμηνεύειν (interpréter), le nom qui lui est approprié. C'est la vertu et la puissance du soleil qui produit les plantes et les fruits de la terre; et de là sont nés les noms des dieux qui président à ces objets, comme de tous ceux qui ont un rapport mystérieux, mais certain, avec le soleil. Et pour qu'une révélation si importante- ne repose pas sur une assertion isolée, consultons, touchant chacun des noms du soleil, l'autorité des anciens.

Différentes manières d'interpréter le nom d'Apollon le font rapporter au soleil. Je vais les dévoiler successivement. Platon dit que le soleil est surnommé Apollon, ἀπὸ τοῦ ἀποπάλλειν τάς ἀκτῖνας (lancer continuellement des rayons). Chrysippe dit qu'Apollon est ainsi nommé, ὡς οὐχὶ τῶν πολλῶν καὶ φαύλων οὐσιῶν τοῦ πυρὸς ὄντα, parce que le feu du soleil n'est pas de la substance commune des autres feux. En effet, la première lettre de ce nom (A) ayant en grec une signification, privative (ἢ ὅτι μόνος ἐστὶ καὶ οὐχὶ πολλοί), indique qu'il s'agit d'une qualité unique, et que d'autres ne partagent point avec le soleil. Ainsi il a été appelé, en latin, sol (seul), à cause du grand éclat qui lui est exclusivement propre.

Speusippe dit que le nom d'Apollon signifie que c'est par la diversité et la quantité de ses feux qu'est produite sa force (ὡς ἀπὸ πολλῶν οὐσιῶν πυρὸς αὐτοῦ συνεστῶτος). Cléanthe dit que ce nom signifie que le point du lever du soleil est variable (ὡς ἀπ᾽ ἄλλων καὶ ἄλλων τόπων τὰς ἀνατολὰς ποιουμένου,). Cornificius pense que le nom d'Apollon vient d' g-anapolein; c'est-à-dire que le soleil, lancé par son mouvement naturel dans les limites du cercle du monde, que les Grecs appellent pôles, est toujours ramené au point d'où il est parti.
D'autres croient que le nom d'Apollon vient
ἀπὸ τοῦ ἀναπολεῖν, faisant périr les êtres vivants. Il fait périr en effet les êtres animés, lorsque, par une chaleur excessive, il produit la peste. C'est pourquoi Euripide dit, dans Phaëthon : 

Ὦ χρυσοφεγγές ἥλι᾽ ὡς μ᾽ ἀπώλεσας,
ὅθεν σ᾽ ἀπόλλων᾽ ἐμφανῶς κλῄζει βροτός

Soleil aux rayons dorés, puisque tu m'as donné la mort, tu mérites bien le nom d'Apollon que te décernent les mortels.

Archiloque dit de même:

ἄναξ Ἄπολλον, καὶ σὺ τοὺς μὲν αἰτίους
σήμαινε, καὶ σφᾶς ὄλλυ᾽ ὥσπερ ὀλλύεις,

O puissant Apollon, punis les coupables et fais-les périr, comme tu en as le pouvoir.

Enfin on désigne ceux que la maladie consume, par les mots d'ἀπολλωνοβλήτους καὶ ἡλιοβλήτους (frappés par Apollon et frappés par le soleil). Et comme les effets bienfaisants ou nuisibles, du soleil et ceux de la lune sont semblables entre eux, les femmes affectées de leurs maladies périodiques sont dites frappées par Sélène, et frappées par Artémis (la Lune) (σεληνοβλήτους et ἀρτεμιδοβλήτους). Les simulacres d'Apollon. sont ornés d'un arc et de flèches, lesquelles figurent la force des rayons que lance le soleil. Ce qui a fait dire à Homère:

Αὐτὰρ ἔπειτ᾽ αὐτοῖσι βέλος ἐχεπευκὲς ἐφιεὶς
βάλλ'.

Mais ensuite Apollon les frappe (les Grecs), en leur lançant un trait mortel.

Le soleil est aussi l'auteur de la santé publique, que l'on considère comme produite par l'effet de sa température sur les êtres animés. Et attendu que le soleil n'est pestilentiel qu'accidentellement et rarement, et qu'au contraire il est le principe de la salubrité habituelle, les statues d'Apollon portent les Grâces dans la main droite, et tiennent de la gauche l'arc et les flèches; ce qui indique que le soleil est lent à nuire, et qu'il prodigue la santé d'une main plus prompte. On attribue à Apollon le pouvoir de guérir, parce que la chaleur modérée du soleil fait fuir toutes les maladies. Aussi en est-il qui croient que son nom vient ὡς ἀπελαύνοντα τὰς νόσους ἀπόλλωνα (détournant les maladies), dont on aurait fait ἀπόλλωνα pour ἀπέλλωνα. Cette interprétation, qui concorde avec la signification latine de ce mot, nous a dispensés de traduire du grec le nom du dieu; en sorte que, quand nous disons Apollon, il faut entendre aspellens mala (repoussant les maux), dans le même sens que les Athéniens appellent ce dieu ἀλεξίκακος (Sauveur du mal). Les Indiens honorent Apollon Λοίμον, surnom qu'ils lui donnèrent après la cessation d'une peste.

Nos rites sacrés favorisent aussi l'opinion qui considère Apollon comme le dieu de la salubrité et de la médecine; car, les vierges vestales l'invoquent en ces termes : Apollon médecin, Apollon Paean. Le soleil ayant deux effets principaux; la chaleur tempérée propice à la vie des mortels, et un virus pestilentiel qu'il lance quelquefois, avec ses rayons, on donne à ce dieu deux surnoms dont la double signification convient a ces deux effets, savoir : Ἰήϊος et Παιᾶν; dans le premier dérivant de ἰᾶσθαι (guérir), et de παύειν τὰς ἀνίας (faire cesser les chagrins), ou bien dans le second cas, dérivant Ἰήϊος, de ἱέναι (envoyer des traits mortels); et Παιὰν, de παὶειν (frapper).

Cependant l'usage s'établit que, lorsqu'on priait Apollon pour demander la santé, on disait ἰὴ Παιὰν, par un η, c'est-à-dire, Guéris, Paean ; mais que lorsqu'on disait ἵε Παιὰν par un ε, et l'-ι étant aspiré, cela avait le sens d'une imprécation contre quelqu'un, comme si l'on eût dit, Frappe, Paean. C'est de cette expression qu'on dit que se servit Latone, lorsqu'elle invita Apollon à s'opposer avec ses flèches à la fureur de Python : ce dont je donnerai en son lieu l'interprétation naturelle. On rapporte aussi que l'oracle de Delphes consacra l'expression ἵε Παιὰν, en répondant aux Athéniens qui, sous le règne de Thésée, invoquaient l'assistance du dieu contre les Amazones. Il prescrivit qu'avant de commencer la guerre on invoquât son secours, par ces mêmes expressions.
Apollodore, au livre quatorze de son Traité des Dieux, dit qu'Apollon considéré comme le soleil est appelé Ἰήϊον, de ἵεσθαι καὶ ἰέναι, à raison de l'impulsion qui le pousse autour du globe. Timothée s'exprime ainsi:

Σύ τε, ὦ τὸν ἀεὶ πόλον οὐράνιον
λαμπραῖς ἀκτῖσ᾽ ἥλιε βάλλων,
πέμψον ἑκαβόλον ἐχθροῖσι βέλος
σᾶς ἀπὸ νεύρας, ὢ ἵε Παιάν.

Et toi, Soleil (ἥλιε), qui toujours éclaires le ciel par tes rayons; darde et lance contre tes ennemis un trait de ton arc qui frappe au loin.

Ce même dieu considéré comme présidant aux causes de la salubrité est appelé Oulios, c'est-à-dire principe de la santé; nom dérivé d'une expression d'Homère, salut et grande joie (Οὖλέ τε καὶ μάλα χαῖρε.).
Méandre dit que les Milésiens sacrifiaient pour leur santé à Apollon Oulios (auteur de la santé). Phérécyde rapporte que Thésée, lorsqu'il était conduit en Crète vers le Minotaure, fit des vœux pour sa conservation et pour son rteour à Apollon Oulios et à Artémide (Diane) Oulia (ἀπόλλωνι Οὐλίῳ καὶ ἀρτέμιδι Οὐλίᾳ). Or, il n'est pas surprenant que deux effets géminés soient célébrés sous divers noms; puisque nous savons que, par un procédé contraire, on attribue à d'autres dieux une double puissance et un double nom à l'égard d'une même chose. Ainsi Neptune tantôt est appelég-enosichthona, c'est-à-dire ébranlant la terre; et tantôt g-asphaliohna, c'est-à-dire, affermissant la terre. De même Mercure assoupit ou bien réveille les esprits et les yeux des mortels ;

Εἴλετο δὲ ῥάβδον, τῇτ᾽ ἀνδρῶν ὄμματα θέλγει.

Il prend sa verge, dit Homère, et fascine les yeux des mortels.

C'est ainsi et de même que nous adorons Apollon, c'est-à-dire le soleil, sous des noms qui signifient tantôt la salubrité, tantôt la contagion. Néanmoins c'est aux méchants qu'il envoie la contagion, ce qui prouve évidemment que ce dieu protège les bons. De là vient qu'on rend à Apollon Libystinus un culte solennel à Pachynum, promontoire de Sicile. La flotte des Libyens ayant abordé ce promontoire pour envahir la Sicile, imploré parles habitants, Apollon, qui y est honoré, envoya chez les ennemis une peste qui les fit périr presque tous subitement; ce qui le fit surnommer Libystinus. Dans nos propres annales est aussi consigné un pareil effet de la puissance de ce dieu. Pendant qu'on célébrait à Rome pour la première fois les jeux Apollinaires, d'après les vaticinations du devin Marcius, et d'après les vers Sibyllins, une attaque subite de l'ennemi fit courir, le peuple aux armes, et marcher au combat. Dans ce même temps, on vit une nuée de flèches fondre sur les assaillants, les mettre en fuite, et les Romains vainqueurs retourner aux fêtes du dieu qui venait de les sauver. C'est d'après cette version qu'on croit que les jeux Apollinaires ont été institués à cause de cette victoire, et non à cause d'une peste , comme quelques-uns le pensent. Voici quel est le fondement de cette dernière opinion. Le soleil, à l'époque de ces jeux, darde à plomb sur nos demeures; car le signe du Cancer est situé dans le tropique d'été. Pendant que le soleil parcourt ce signe, ce n'est plus de loin que les rayons de cet astre atteignent notre climat, mais ils sont dardés directement au-dessus de nos têtes. Voilà ce qui a fait croire à quelquesuns qu'on célébrait à cette époque les jeux Apollinaires pour se rendre propice alors surtout, le dieu de la chaleur. Mais je trouve dans divers écrits que ces jeux ont été établis à raison d'une victoire, et non pour des causes sanitaires, comme le rapportent certains annalistes. C'est en effet pendant la guerre punique que la première institution de ces jeux fut prise des livres Sibyllins, sur l'avis du décemvir Cornélius Rufus, lequel, à raison de cela, fut surnommé Sibylla, dont on fit depuis, par corruption, le nom de Sylla, qu'il fut le premier à porter. On dit qu'on trouva les paroles suivantes écrites dans les textes du devin Marcius, dont deux volumes furent portés dans le sénat:

Hostem, Romani, si ex agro expellere vultis, vomicam quae gentium venit longe, Apollini censeo vovendos ludos qui quotannis comiter Apollini fiant. His ludis faciendis praesit is praetor qui ius populo plebique dabit summum: decemviri Graeco ritu hostiis sacra faciant. Hoc si recte facietis, gaudebitis semper fietque res publica melior: nam is divus extinguet perduelles vestros qui vestros campos pascunt placide.

Romains, si vous voulez chasser l'ennemi du territoire et repousser l'inondation des peuples lointains, je suis d'avis qu'il faut voter en l'honneur d'Apollon des jeux qui soient célébrés annuellement aux frais de l'État; qu'à la célébration de ces jeux préside le même préteur qui rend souverainement la justice au peuple; que les décemvirs offrent des sacrifices selon le rite grec. Si vous faites cela exactement, vous vous en réjouirez; et la république prospérera toujours de plus en plus; car le dieu exterminera vos ennemis qui dévorent tranquillement vos campagnes.

Pour obéir à ces textes prophétiques, un jour fut d'abord consacré à des cérémonies religieuses. Ensuite il intervint un sénatus-consulte qui ordonnait aux décemvirs de consulter les livres Sibyllins, pour se mieux instruire touchant la célébration des jeux d'Apollon, et de la manière dont il convenait d'organiser cette fête. Ces livres ayant dit la même chose que ceux de Marcius, les pères conscrits délibérèrent qu'il serait voté et célébré en l'honneur d'Apollon des jeux pour lesquels on mettrait à la disposition du préteur douze mille (livres) de cuivre et deux hosties majeures. Avec ces deux hosties, il fut ordonné aux décemvirs d'offrir un sacrifice selon le rite grec, savoir : à Apollon un boeuf et deux chèvres blanches ayant les cornes dorées, et à Latone une vache ayant aussi les cornes dorées ; il fut ordonné au peuple d'assister à ces jeux, dans le cirque, la tète couronnée. Telle est l'origine la plus accréditée des jeux Apollinaires.
Maintenant prouvons encore, par les autres noms d'Apollon, que ce dieu est le même que le soleil. Il est surnommé Loxias, comme dit Oenopides, de λοξὸς (oblique), parce que de l'orient à l'occident le soleil parcourt une ligne circulaire oblique (ὅτι ἐκπορεύεται τὸν λοξὸν κύκλον ἀπὸ δυσμῶν ἐπ᾽ ἀνατολὰς κινούμενος); ou, comme le dit Cléanthe, parce qu'il suit le même mouvement que l'hélice, et que l'un et l'autre ont une course oblique (ἐπειδὴ καθ᾽ ἕλικας κινεῖται· λοξαὶ γάρ εἰσιν καὶ αὗται), ou bien parce que, situés au septentrion relativement au soleil, ses sayons nous viennent transversalement du midi (ἢ ὅτι λοξὰς τὰς ἀκτῖνας ἵησιν ἐφ᾽ ἡμᾶς βορείους ὅντας νότειος ὢν).

Apollon est surnommé Délius, ἀπὸ τοῦ δῆλα καὶ φανερὰ πάντα ποιεῖν τῷ φωτὶ, (clair, qui éclaire et illumine l'œil); parce que c'est la lumière qui nous fait voir toutes choses. Il est appelé Φοῖβος, dit Cornificius, ἀπὸ τοῦ φοιτᾶν βίᾳ, (force énergique), à raison de la force de son mouvement. D'autres croient que ce nom de Phébus vient de la purété et de l'éclat de son aspect. On l'appelle aussi Φάνητα, ἀπὸ τοῦ φαίνειν (briller) et Φανεὸν, ἐπειδὴ φαίνεται νέος, parce qu'il éclaire en se renouvelant chaque jour : ce qui a fait dire à Virgile : mane nouum (le matin nouveau). Les Camérienses, qui habitent une île consacrée au soleil, sacrifient à Apollon ἀειγενέτῆς  (toujours engendré et qui engendre toujours), τῷ τὸν ἥλιον ἀεὶ γίγνεσθαι καὶ ἀεὶ γεννᾶν, parce qu'en effet il est toujours engendré chaque fois qu'il se lève, et qu'il engendre lui-même toutes choses, en les semant, en les échauffant, en les produisant, en les alimentant, en les développant.

Nous connaissons plusieurs origines du surnom d'Apollon. Lycius Antipater le stoïque dit qu'Apollon est appelé Lycius, ἀπὸ τοῦ λευκαίνεσθαι πάντα φωτίζοντος ἡλίου (blanchir), parce que le soleil blanchit toutes choses en les éclairant. Cléanthe observe qu'Apollon est appelé Lycius, parce que, de même que les loups enlèvent les brebis, de même le soleil enlève l'humidité avec ses rayons. Les anciens Grecs appelèrent la première lueur qui précède le lever du soleil, λύκη, c'est-à-dire temps clair : on l'appelle aujourd'hui Λυκόφως (Lycophos); C'est de ce moment qu'Homère a dit :

 Ἦμος δ᾽ οὔτ᾽ ἄρ πω ἠὼς, ἔτι δ᾽ ἀμφιλύκη νύξ.

Lorsque l'aurore n'a pas commencé à briller, et que la nuit domine encore le crépuscule.

Ailleurs, le même Homère dit encore :

Εὒχεο δ᾽ Ἀπόλλωνι Λυκηγενει κλυτοτόχῳ,

J'invoque Apollon générateur de la lumière (Λυκηγενει), et célèbre par son arc.

Comme qui dirait : celui qui par son lever engendre la lumière. En effet, la splendeur des rayons qui précèdent dans tous les sens l'approche du soleil, dissipe peu à peu l'épaisseur des ténèbres, et engendre la lumière. Les Romains, qui ont pris plusieurs choses des Grecs, paraissent avoir emprunté d'eux l'usage de représenter la lumière sous la figure d'un loup. Aussi les plus anciens écrivains grecs ont-ils donné à l'année l'épithète de λυκάβαντα (marchant comme le loup), mot ἀπὸ τοῦ λύκου (le loup) qui est le soleil, et de βαινόμενον καὶ μετρούμενον (qui marche et qui mesure). Une autre preuve que le soleil reçoit le nom de Lycos, c'est que Lycopolis, ville de Thébaïde, rend un culte pareil à Apollon et au loup (λύκος), adorant le soleil dans tous les deux : parce qu'en effet cet animal enlève et dévore tout, comme fait le soleil, et, par son regard pénètrant, triomphe presque entièrement, comme cet astre, des ténèbres de la nuit. Quelques-uns pensent aussi que le loup tire son nom λύκος de λυκῆ, c'est-à-dire la lumière du crépuscule; parce que cet animal choisit ce moment comme le plus favorable pour enlever les troupeaux, que le jeûne de la nuit fait sortir de leurs étables avant le jour, pour aller paître.

Apollon reçut aussi le nom de Πατρῷος (paternel), non de la piété particulière d'une nation ou d'une ville, mais comme l'auteur de la génération de toutes choses; car le soleil en absorbant les eaux devint la cause efficiente de toutes les générations. Aussi Orphée a dit en parlant du soleil :

Πατρὸς ἔχοντα νόον καὶ ἐπίφρονα βουλήν·

Père ayant la sagesse et le bon conseil.

A notre tour, nous disons « Janus pater », adorant le soleil sous ce nom. On a aussi surnommé Apollon Νόμιος (berger), non parce qu'il aurait exercé l'état de berger, ou à raison de la fable qui feint qu'il fut pasteur des troupeaux du roi Admète, mais parce que le soleil nourrit toutes les productions de la terre; ce qui lui a valu d'être célébré, non comme le pasteur de quelque espèce particulière, mais comme le pasteur de toutes les espèces de troupeaux. Ainsi, dans Homère, Neptune dit :

Φοῖβε, σὺ δ᾽ εἰλίποδας ἕλικας βοὺς βουκολέεσκες.

Phébus, tu faisais paître les boeufs qui courbent, en marchant, leur pied à forme de croissant.

Cependant le même est encore désigné, dans le même poète, comme pasteur de juments, en ces termes :

Τὰς ἐν Φηρίῆ θρέψ᾽ ἀργυρότοχος Ἀπόλλων,
ἄμφω θηλείας, φόβον ἄρηος φορεούσας.

Apollon, ce dieu armé d'un arc d'argent, a nourri sur le mont Piéris deux juments portant la terreur de Mars.

De plus, Apollon a un temple, comme pasteur des brebis, chez les Camirenses, sous le nom de Épimélios (qui préside aux brebis) ; et chez les Naxiens, sous celui de Poïmnios (berger de brebis). Il est aussi honoré chez les Lesbiens sous les noms d'Arnocomès (ἀρνοκόμης - toison de brebis), et de Napaïos (Ναπαῖος - habitant des bois). Il porte encore, dans différentes villes, divers autres surnoms, ayant tous rapport à l'office d'un dieu pasteur. Aussi il est universellement reconnu comme le pasteur et le gardien de toute espèce de troupeau.

Apollon est encore appelé Eléléus (Ἐλελεὺς), ἀπὸ τοῦ ἐλίττεσθαι περὶ τὴν γῆν (tourner autour), parce qu'un continuel mouvement parait entraîner le soleil à rouler circulairement autour de la terre:

 Ἥλιε θοαῖς ἵπποισιν ἐλίσσων φλόγα,
ἢ ὅτι συναλισθέντος πολλοῦ πυρὸς περιπολεῖ, ut ait Empedocles:
Οὒνεκ᾽ ἀναλισθεὶς μέγαν οὐρανὸν ἀμφιπολεύει.

O soleil, dit Euripide : dont les rapides coursiers répandent circulairement la lumière par allusion et à la direction circulaire de sa course, et à la masse de feu dont il est formé; et, comme dit Empédocle : Ainsi formé de ces substances réunies ἀναλισθεὶς), ils parcourt circulairement la vaste étendue des cieux.

D'autres voient dans le mot g-analistheis la propriété qu'a le soleil de convoquer en se levant et de réunir les hommes.
Apollon est nommé Χρυσοκόμας, à cause de la splendeur de ses rayons, qu'on appelle les cheveux d'or du Soleil. C'est encore par rapport à ses rayons qu'il est appelé ἀκερσικόμης,  parce qu'ils ne peuvent jamais être arrachés de la source de leur lumière. Il est aussi appelé ἀργυρότοξος, (arc d'argent), parce qu'à son lever il parait à l'extrémité de l'horizon du globe comme un arc d'un argent éclatant, qui lance des rayons brillants, semblables à des flèches. Le soleil est surnommé Smyntheus, ὅτι ζέων θεῖ, qui court enflammé, et Carnéios, parce qu'il paraît toujours brûlant, et toujours jeune (Καρνεῖος, ἐπεὶ καιόμενος ὁρᾶται νέος), ou parce que, tandis que tout ce qui brûle se consume, lui, par son incandescence, ne fait que renouveler son éclat. Apollon a aussi été surnommé Κiallios, (Ἀπόλλων Κιλλαῖος, ὅτι τὰς κινήσεις λαιὰς ποιεῖ (produire l'ombre ailleurs), parce que le soleil court constamment du midi vers nous, et projette l'ombre du côté opposé. On appelle Apollon Thymbraïos, parce qu'il est le dieu de la pluie Θυμβραῖος ἀπόλλων, ὁ τοὺς ὄμβρους θεὶς). On l'appelle Philesios (aimable), parce qu'à son lever nous saluons sa clarté chérie avec une tendre vénération. Les physiciens pensent qu'Apollon est surnommé Pythios, (ἀπόλλων Πύθιος οὐκ ἀπὸ τῆς πεύσεως - interrogation), c'est-à-dire non à cause des consultations qu'on adresse à ses oracles, ἀπὸ τοῦ πύθειν, id est σήπειν, (mais de πύθειν, qui est la même chose que σήπειν (pourrir), effet qui n'est jamais produit sans une forte chaleur. C'est de là qu'on estime qu'il a pris le nom de Pythios, malgré la fiction des Grecs qui fait venir ce surnom du dieu du meurtre d'un dragon, fiction qui cependant n'est point contradictoire avec le sens du mystère de la nature: ce qui va paraître évident, si nous parcourons la série des faits qui concernent la naissance d'Apollon, comme je me suis engagé à le faireun peu plus haut.

On raconte que Junon voulut s'opposer à l'enfantement de Latone, prête à mettreau monde Apollon et Diane; et l'on ajoute qu'à peine ceux-ci eurent vu le jour, qu'un serpent nommé Python attaqua leur berceau; et qu'Apollon, dans sa première enfance, tua le monstre à coups deflèches: ce que la raison naturelle explique ainsi qu'il suit : Après le chaos, quand, pour la première fois, la matière informe, et confuse commença à prendre les formes des corps divers; quand les éléments parurent, et que la terre, substance encore humide, vacillait sur sa base instable et molle; quand la chaleur éthéréenne, augmentant peu à peu répandait sur elle des semences enflammées; c'est alors, comme on le croit, que les deux astres dont nous parlons furent produits; le soleil fût enlevé dans les régions supérieures par un très grand degré de chaleur; tandis que la lune, appesantie par une tiédeur humide, semblable à celle qui est naturelle au sexe féminin, resta dans des régions inférieures, comme si l'un eût participé de la substance du père et l'autre de celle de la mère. Les physiciens veulent que Latone soit la terre. Junon s'opposa longtemps à ce qu'elle mit au monde les divinités dont nous venons de parler; c'est-à-dire que l'air, qui alors était encore humide et pesant, empêchait que l'éclat des feux de l'éther pût rayonner, comme par une sorte d'enfantement, à travers son humide épaisseur. Mais la, Providence divine favorisait, ajoute-t-on, cet enfantement; et sa puissance triompha. Ce qui confirme la vérité de cette manière d'expliquer la fiction, c'est qu'on a élevé dans l'île de Délos un temple à la Providence, qu'on appelle le temple de la prescience d'Athéna. On lui rend un culte approprié à la nature de sa divinité. On dit que l'enfantement a eu lieu dans une île, parce que les deux astres nous paraissent sortir de la mer. Cette île est appelée Délos, parce que le lever, et, pour ainsi dire, l'enfantement des deux astres, fait apparaître clairement (δῆλα) tous les objets.
Voici maintenant l'explication physique du meurtre du dragon, telle qu'elle est donnée par Antipater le stoïque. Les exhalaisons de la terre encore humide s'élevaient en haut par tourbillons, et puis après s'être échauffées se repliaient sinueusement en bas comme un serpent venimeux, corrompaient toutes choses par l'action de la putréfaction, laquelle est produite par la combinaison de la chaleur et de l'humidité, et, voilant le soleil lui-même par leur épaisse vapeur, paraissaient en quelque sorte anéantir sa lumière. Mais enfin ces exhalaisons furent aspirées, desséchées, absorbées par l'ardeur des rayons célestes, pareils à des flèches; ce qui donna lieu à la fable du dragon tué par Apollon. Il est encore une autre interprétation du meurtre du dragon. Le cours du soleil, quoiqu'il ne s'écarte jamais de la ligne de l'écliptique, est sinueux comme le corps d'un dragon, s'élevant et s'abaissant alternativement, et variant ainsi, par une certaine inflexion, les alternatives des vents. Ce qui fait dire à Euripide :

- Πυριγενὴς δὲ δράκων
ὁδὸν ἡγεῖται ταῖς τετραμόρφοις
ὥραισι ζευγνὺς ἁρμονίᾳ
πλούτου πολύκαρπον ὄχημα.

Le dragon enflammé conduit les quatre saisons; et son char, sous les pas duquel naissent les fruits, roule avec harmonie.

On exprimait donc, sous cette dénomination de dragon, cette route céleste du soleil; et lorsque cet astre l'avait accomplie (confecisset), on disait qu'il avait tué le dragon (draconem confecisset); et de là est venue la fable du meurtre du dragon. Les flèches indiquent les rayons que lance le soleil, lesquels paraissent les plus longs à l'époque où le soleil, parvenu à la plus grande élévation de son parcours annuel, donne lieu aux plus longs jours du solstice d'été. De là vient que le soleil est appelé Ἑκηβόλος (Hékebolos) et Ἑκατηβόλος (Hécatebolos), noms formés de ἕκαθεν τὰς ἀκτῖνας βάλλων, c'est-à-dire lançant ses rayons sur la terre de très haut et de très loin. Nous en aurions assez dit sur le surnom de Python, s'il ne s'en offrait encore une autre origine. Le soleil accomplit le solstice d'été lorsqu'il est parvenu dans le signe du Cancer, qui est le terme des jours les plus longs, et le commencement de l'inclinaison graduelle vers les jours les plus courts. A cette époque, le soleil est appelé Pythius, de πύματον θέων (le dieu qui finit); ce qui signifie qu'il est parvenu à l'extrémité de sa carrière. Ce même nom lui convient aussi, lorsque, rentrant dans le Capricorne, il a terminé la course du jour le plus bref et, par conséquent, le parcours de sa carrière annuelle dans l'un et l'autre signe. C'est pourquoi on dit qu'Apollon a tué le dragon, c'est-à-dire qu'il a terminé en cet endroit sa course sinueuse. Cornificius rapporte cette autre opinion dans ses Étymologies. Les deux signes appelés portes du soleil ont reçu le nom de Cancer (écrevisse) et de Capricorne (chèvre) : l'un, parce que le cancer est un animal qui marche obliquement et à reculons, et que le soleil commence dans ce signe sa course rétrograde et oblique; l'autre, parce que l'habitude des chèvres paraît être de gagner toujours les hauteurs en paissant, et que le soleil, dans le Capricorne, commence à remonter de haut en bas.

On appelle Apollon Didyme (Jumeau ), parce qu'il reproduit une seconde image de sa divinité, en illuminant et en rendant visible la lune; et que ces deux astres éclairent les jours et les nuits par une double lumière qui découle de la même source. C'est pourquoi les Romains honorent le soleil sous le nom et sous la figure de Janus et d'Apollon Didyme. On appelle Apollon Delphien, parce que le soleil fait apparaître, par la clarté de sa lumière, les choses obscures: ce nom dérive de δηλοῦν ἀφανῆ (manifestant ce qui est obscur); ou bien ce nom signifie, ainsi que le veut Numénius, que le soleil est seul et unique. Car, dit cet auteur, en vieux grec, un se dit δέλφος : « c'est pourquoi frère se dit ἀδέλφος, c'est-à-dire qui n'est pas un ».

Les Hiérapolitains, qui sont de la nation des Assyriens, ramènent toutes les vertus et tous les attributs du soleil à un simulacre barbu, qu'ils appellent Apollon. Sa tête, d'une forme allongée, est terminée par une barbe pointue, et surmontée d'un calathus. Son corps est couvert d'une cuirasse. De la main droite il élève une pique, au-dessus de laquelle est placée une petite statue de la Victoire; et de la gauche il présente l'effigie d'une fleur. Du haut de ses épaules pend un voile bordé de serpents, comme ceux des Gorgones, qui le couvre par derrière. Auprès de lui sont des aigles qui semblent prêts à s'envoler. A ses pieds est l'image d'une femme, avec deux autres figures, de femmes, placées l'une à sa droite et l'autre à sa gauche. Un dragon les entoure des replis de son corps. La barbe pendante désigne que les rayons sont lancés d'en haut sur la terre. Le calathus, qui s'élève au-dessus de la tête, désigne la masse de l'éther, qu'on croit être la substance du soleil. Par la pique et la cuirasse, on veut représenter Mars, que nous prouverons, dans la suite, être le même que le soleil. L'image de la Victoire témoigne que toutes choses sont soumises à la puissance du soleil. L'effigie de la fleur figure les fleurs de toutes les plantes, que ce dieu ensemence et fait germer, développe, nourrit, et fait mûrir. La figure de femme est l'image de la terre, que le soleil éclaire d'en haut. Les deux autres statues de femmes qui l'environnent sont la Nature et la Matière, qui servent ensemble la Terre : le dragon représente la carrière sinueuse que parcourt le soleil. Les aigles, par la vélocité et la hauteur de leur vol, désignent la hauteur du soleil. La statue porte un vêtement de Gorgone, parce que, comme on sait, c'est l'attribut de Minerve, laquelle est une vertu du soleil. En effet, Porphyre dit que Minerve est cette vertu du soleil qui donne la prudence à l'esprit humain. C'est à cause de cela qu'on la dit sortie de la tête de Jupiter; c'est-à-dire de la partie la plus élevée de l'éther, d'où le soleil aussi tire son origine.

CHAPITRE XVIII.

Que le dieu appelé Liber pater est le même que le soleil.

Ce que nous avons dit d'Apollon peut être considéré comme si nous l'avions dit de Liber pater. En effet, Aristote qui a écrit les Théologumènes, entre plusieurs arguments par lesquels il prouve qu'Apollon et Liber pater ne sont qu'un seul et même dieu, raconte qu'il y a en Thrace, chez les Ligyréens, un temple consacré à Liber, où l'on rend des oracles. Dans ce temple, les vaticinateurs ne proclament l'avenir qu'après avoir bu beaucoup de vin; de même que, dans celui d'Apollon de Claros, c'est après avoir bu beaucoup d'eau.
Les Lacédémoniens, pendant les fêtes appelées Hyacinthia, qu'ils célèbrent en l'honneur d'ApolIon, se couronnent de lierre, comme il se pratique dans le culte de Bacchus. Les Béotiens, tout en reconnaissant que le Parnasse est une montagne consacrée à Apollon, y révèrent à la fois, comme étant consacrés au même dieu, et l'oracle de Delphes et les cavernes bachiques: c'est pourquoi on sacrifie sur le Parnasse à Apollon et à Pater-Liber. C'est ce qu'affirment Varron et Granius Flaccus, et ce qu'Euripide nous apprend avec eux.

Διόνυσος ὃς θύρσοισι καὶ νεβρῶν δοραῖς
καθαπτὸς ἐν πεύκαισι Παρνασσὸν κάτα
πηδᾷ χορεύων.

Bacchus, portant des thyrses et des peaux de faon, danse sur le Parnasse, au milieu des torches d'arbres résineux.

C'est sur ce mont Parnasse, qu'une fois chaque deux ans se célèbrent les Bacchanales, où l'on voit, à ce qu'on assure, de nombreux rassemblements de Satyres, et où souvent l'on entend leurs voix. Un retentissement de cymbales vient aussi, de cette montagne, frapper souvent les oreilles des hommes. Et que personne ne croie que le Parnasse est consacré à des dieux différents; car le même Euripide (cité plus haut) nous apprend, dans ce vers de Licyninius, qu'Apollon et Liber ne désignent qu'un seul et même dieu:

Δέσποτα φιλόδαφνε Βάκχε, Παιὰν ἄπολλων εὔλυρε.

O dieu amant du laurier, Bacchus, Païan, Apollon habile à jouer de la lyre.

Eschyle dit, dans le même sens :

 Ὁ Κισσεὺς ἀπόλλων, ὁ Βακχεῖος, ὁ μάντις.

O Apollon qui portes le lierre, O Cabaïos, O devin.

Puis donc qu'il a été prouvé peu auparavant, qu'Apollon et le soleil ne font qu'un, et que nous apprenons après cela que Pater-Liber est le même qu'Apollon, on ne doit nullement douter que le soleil et Pater-Liber ne soient la même divinité; ce qui va être positivement prouvé par des arguments encore plus clairs.

C'est une pratique mystérieuse de la religion, dans les cérémonies sacrées, que tandis que le soleil est dans l'hémisphère supérieur, c'est-à-dire pendant le jour, on l'appelle Apollon, et que, tandis qu'il est dans l'hémisphère inférieur, c'est-à-dire pendant la nuit, on l'appelle Dionysius, qui est le même que Liber-Pater. De plus, les simulacres de Pater-Liber sont représentés les uns sous la figure d'un enfant, ou d'un adolescent; et d'autres sous celle d'un homme barbu, et même d'un vieillard; tels que ceux des Grecs, qui l'appellent Bassarea et Brisea, et ceux des Napolitains dans la Campanie, qui l'honorent sous le nom d'Hélion.

Ces diversités d'àges se rapportent au soleil. Il est en effet considéré comme un enfant au solstice d'hiver, époque à laquelle les Égyptiens le portent sous cette figure hors de son temple. Alors en effet, à cause de la brièveté du jour, le soleil parait être dans son enfance. Ensuite, lorsque, vers l'équinoxe du printemps, les journées augmentent, semblable à un adolescent, il acquiert des forces, et on le représente sous la figure d'un jeune homme. Enfin, au solstice d'été, il entre dans la plénitude de l'àge, figurée par la barbe; et alors aussi le jour est parvenu à son plus grand accroissement. Les diminutions des jours le font ensuite ressembler à un homme qui vieillit; ce qui est la quatrième figure sous laquelle on représente le dieu.

Nous savons aussi que, chez les Thraces, le soleil est regardé comme étant le même que Liber. Ils l'appellent Sébadius, et ils l'honorent, au rapport d'Alexandre, avec la plus grande solennité. Un temple de forme ronde, éclairé par le milieu du toit, lui est consacré sur la colline Zilmissus. La rondeur de cet édifice figure la forme de l'astre. Il est éclairé par le sommet de la voûte, pour indiquer que le soleil éclaire tout par la lumière qu'il lance du haut du ciel, et que son lever rend perceptibles tous les objets. Orphée, voulant parler du soleil, dit, entre autres choses :

Τήκων αἰυέρα δι᾽ ον, άκίνητον πρὶν ἐοντα,
ἐξανέφηνε θεοῖσιν ὁρᾶν κάλλιστον ίδέσθαι,
ὃν δὴ νῦν καλέουσι Φάνητά τε καὶ Διόνυσον
Εὐβουλῆα τ᾽ ἄνακτα καὶ Ἀνταύγην ἀρίδηλον·
ἄλλοι δ᾽ ἄλλο καλοῦσιν ἐπιχθονίων ἀνθρώπων.
Πρῶτος δ᾽ ἐς φάος η\λθε, Διόνυσος δ᾽ ἐπεκλήθη,
οὗνεκα δινεῖται κατ᾽ ἀπείρονα μακρὸν Ὄλυμπον·
ἀλλαχθεὶς δ᾽ ὄνομ᾽ ἔσχε, προσωνυμίας πρὸς ἕκαστον
παντοδαπὰς κατὰ καιρὸν, ἀμειβομένοιο χρόνοιο.

Dios (Jupiter), ayant liquéfié l'Éther, qui était auparavant solide, rendit visible aux dieux le plus beau phénomène qu'on puisse voir. On l'a appelé Phanès Dionysos, seigneur, sage conseiller, éclatant procréateur de soi-même; enfin, les hommes lui donnent des dénominations diverses. Il fut le premier qui se montra avec la lumière; et s'avança sous le nom de Dionysos, pour parcourir le contour sans bornes de l'Olympe. Mais il change ses dénominations et ses formes, selon les époques et les saisons.

Orphée appelle le soleil Phanès ἀπὸ τοῦ φῶτος καὶ φανεροῦ, c'est-à-dire lumière et illumination; parce qu'en effet, voyant tout, il est vu partout. Orphée l'appelle encore Dionysos, de δινεῖσθαι et de περιφέρεσθαι, à cause de sa marche circulaire; ce qui a fait dire à Cléanthe que le soleil était surnommé Dionysius, de διανύσαι (qui termine une marche) ; parce que, dans sa course quotidienne de l'orient à l'occident, qui forme le jour et la nuit, il parcourt le contour du ciel. Les physiciens l'ont appelé Dionysos, de Διὸς νοῦν (intelligence divine), parce qu'ils disent que le soleil est l'âme du monde. Par le monde, ils entendent le ciel, auquel ils donnent le nom de Jupiter. C'est pourquoi Aratus, s'apprêtant à chanter le ciel, a dit :

 Ἐκ Διὸς ἀρχώμεσθα.

Commençons par Dios.

Les Romains appellent le soleil Liber, parce qu'il est libre et vagabond (vagus). Comme dit Naevius :

Hac qua sol vagus igneas habenas
Inmittit propius iugatque terrae.

Le soleil vagabond retire à soi ses rênes de feu, et dirige son char vers la terre.

Les vers d'Orphée que nous avons cités, en donnant à Apollon l'épithète d'Εὐβουλῆα (qui conseille bien), prouvent que ce dieu préside aux bons conseils. Car si les conseils naissent des conceptions de l'esprit, et si le soleil, comme le pensent les auteurs, est cette âme du monde d'où émane le principe de l'intelligence humaine, c'est avec raison qu'on a cru que le soleil présidait aux bons conseils.
Orphée prononce clairement, dans le vers suivant, que le soleil est le même que Liber :

 Ἥλιος ὃν Διόνυσον ἐπίκλησιν καλέουσιν.

Le soleil, qu'on a appelé du surnom de Dionysos.

Ce vers est positif. En voici un du même poète, dont le sens est plus difficile:

Εἷς Ζεὺς, εἷς Ἅιδης, εἷς Ἥλιος, εἷς Διόνυσος.

Un Zeus, un Adès, un Soleil, un Dionysos.

Ce vers est fondé sur l'autorité de l'oracle d'Apollon de Claros, dont les vers sacrés ajoutent aux autres noms du soleil celui d' g-iaoh. Car Apollon de Claros, consulté pour savoir quel était ce dieu appelé Ἰαὼ, répondit ainsi :

 Ὄργια μὲν δεδαῶτας ἐχρῆν νηπευθέα κεύθειν,
εἰ δ᾽ ἄρα τοι παύρη σύνεσις καὶ νοῦς ἀλαπαδνός,
φράζεο τὸν πάντων ὕπατον θεὸν ἔμμεν Ἰαὼ,
χείματι μέν τ᾽ ἀΐδην, Δία δ᾽ εἴαρος ἀρχομένοιο,
Ἠέλιον δὲ θέρευς, μετοπώρου δ᾽ ἁβρὸν Ἰαώ.

Ιl faut, après avoir été initié dans les mystères, les tenir cachés sans en parler à personne; car l'intelligence (de l'homme) est étroite, sujette à l'erreur, et son esprit est faible. Je déclare que le plus grand de tous les dieux est « Iao »,  lequel est Aïdès (le dieu de l'enfer) , en hiver; au commencement du printemps, Dia (Jupiter); en été, Hélios (le soleil); et en automne, le glorieux « Iad ».

Cornélius Labéo, dans son livre intitulé De l'oracle d'Apollon de Claros, s'est conformé à l'autorité divine de cette réponse de l'oracle, et à l'explication qu'il donne de la signification du nom d'Iaô; d'où il résulte qu'il est le même dieu que Liber-Pater et le soleil. Orphée, en démontrant que Liber et le soleil ne font qu'un seul et même dieu, a décrit ainsi ses ornements et son costume pendant les fêtes appelées Libérales :

Ταῦτά τε πάντα τελεῖη, ἦρι σκευῇ πυκάσαντα
σῶμα θεοῦ, μίμημα περικλύτου ἠελινοιο·
πρῶτα μὲν οὖν φλογέαις ἐναλίγκιον ἀκτίνεσσιν
πέπλον φοινίκεον πυρὶ εἴκελον ἀμφιβαλέσθαι·
αὐτὰρ ὗπερθε νεβροῖο παναίολον εὐρὺ καθάψαι
δέρμα πολύστικτον θηρὸς κατὰ δεξιὸν ὦμον,
ἄστρων δαιδαλέων μίμημ᾽ ἱεροῦ τε πόλοιο.
Εὶτα δ᾽ ὕπερθε νεβρῆς χρύσεον ζωστῆρα βαλέσθαι,
παμφανόωντα, πέριξ στέρνων φορέειν, μέγα σῆμα,
εὐθὺς ὅτ᾽ ἐκ περάτων γαίης φαέθων ἀνορούων
χρυσείαις ἀκτῖσι βάλῆ ῥόον ὠκεανοῖο,
αὐγὴ δ᾽ ἄσπετος ᾖ, ἀνὰ δὲ δρόσῳ ἀμφιμιγεῖσα
μαρμαίρῆ δίνῆσιν ἑλισσομένη κατὰ κύκλον,
πρόσθε θεοῦ· ζωστὴρ δ᾽ ἄρ᾽ ὑπὸ στέρνων ἀμετρήτων
φαίνεται ὠκεανοῦ κύκλος, μέγα θαῦμα ἰδέσθαι.

Voici les vêtements sacrés dont on doit revêtir la statue éclatante du soleil. D'abord un péplos couleur de pourpre et de feu, et, sur l'épaule droite, la peau tachetée d'un faon aux diverses couleurs, à l'imitation de l'admirable disposition des étoiles et du sacré firmament. Ensuite il faut mettre, par-dessus la peau du faon, une ceinture d'or brillant, passée autour de la poitrine de la statue, symbole du soleil; qui, lorsqu'il vient à paraître et à briller aux extrémités de la terre, frappe de ses rayons d'or les ondes de l'Océan. Dans cet instant, sa splendeur immense, se mêlant avec la rosée, fait rouler devant lui la lumière en tourbillons; et alors (chose merveilleuse à voir!) la vaste circonférence de la mer paraît une ceinture placée sous sa poitrine.

Virgile sachant que Pater-Liber est le soleil, et Cérès la lune, lesquels influent également et sur la fertilité de la terre et sur la maturité des fruits, l'un par la température douce de la nuit, et l'autre par la chaleur du jour, a dit:

- Vestro, ait, si munere tellus

Chaoniam pingui glandem mutavit arista.
Si par vos bienfaits l'épi fertile a remplacé au sein de la terre le gland de Chaonie.

Le même poète prouve bientôt après, par un exemple puisé hors de la religion, que le soleil est le principe de la fécondité de la terre, lorsqu'il dit:

Saepe etiam steriles incendere profuit agros

Souvent il est utile d'incendier les champs stériles.

En effet, si l'emploi du feu imaginé par l'homme est d'une grande utilité, que ne doit-on pas attribuer à la chaleur éthérée du soleil ?

CHAPITRE XIX.

Que Mars aussi, ainsi que Mercure, sont la même divinité que le soleil.

Ce qui vient d'être dit sur Pater-Liber démontre que Mars aussi est le même que le soleil; car on les réunit quelquefois comme n'étantqu'un même dieu. En effet, Bacchus est surnommé Ἐνυάλιος (meurtrier), ce qui est un des noms propres à Mars. Chez les Lacédémoniens, la statue de Liber est représentée avec une pique, et non point avec un thyrse. Mais-même lorsqu'elle tient ce thyrse, qu'est-ce que ce thyrse, sinon une lance déguisée, dont le fer est couvert par le lierre qui l'entortille? Ce qui signifie que la modération doit servir comme un lien pour modifier l'impétuosité guerrière. Or, d'un côté le lierre a la propriété de lier et d'étreindre; tandis que, d'un autre côté, la chaleur du vin, dont Liber-Pater est le principe, pousse souvent les hommes à la fureur des combats. C'est donc à cause du rapport qui existe entre ces deux effets, qu'on n'a voulu faire qu'un même dieu de Mars et de Liber. Aussi les Romains les honoraient tous deux du nom de père, appelant l'un Liber-Pater, et l'autre Marspiter, c'est-à-dire Mars père. Ce qui prouve encore que Liber-Pater est le dieu de la guerre, c'est qu'on le regarde comme le premier inventeur de la cérémonie du triomphe. Puis donc que Liber-Pater est le même que le soleil, et que Mars est le même que Liber-Pater, qui peut douter que Mars ne soit le même que le soleil? Les Accitains, nation espagnole, honorent très religieusement, sous le nom de Néton, le simulacre de Mars orné de rayons.
D'ailleurs, la raison veut que les dieux, principes de la céleste chaleur, s'ils sont distingués par le nom, ne soient en effet qu'une même chose et une même substance. Ainsi, on a nommé Mars cette ardeur qui, lorsque l'âme en est embrasée, l'excite tantôt à la colère, tantôt au courage, tantôt aux excès passagers de la fureur, sentiments d'où naissent les combats. C'est pour exprimer cette force qu'Homère, en la comparant au feu, a dit:

Μαίνετο δ᾽ ὡς ὅτ᾽ ἄρης ἐγχέσπαλος ἢ ὀλοὸν πῦρ.

La fureur (d'Hector) était semblable à celle de Mars lorsqu'il fait vibrer sa lance, ou bien  à celle du feu destructeur.

De tout cela on peut conclure qu'on appelle Mars cet effet du soleil qui produit l'ardeur des esprits et excite la chaleur du sang. Des autorités d'un grand poids prouvent aussi que Mercure est le même que le soleil. En effet, on peut croire qu'Apollon est le même que Mercure, soit parce que, chez plusieurs nations, l'astre de Mercure porte le nom d'Apollon, soit parce qu'Apollon préside le choeur des Muses, et que Mercure est le dieu de la parole, qui est l'attribut des Muses. Il est en outre plusieurs motifs de croire que Mercure est pris pour le soleil.

D'abord les statues de Mercure ont des ailes, ce qui fait allusion à la vélocité du soleil. En effet, nous regardons Mercure comme le dieu de l'intelligence, et nous pensons que son nom vient de ἑρμηνεύειν (interpréter). D'un autre côté, le soleil est l'intelligence du monde et la vélocité de l'intelligence est extrême.
Elle est, ainsi que le dit Homère,

- ὡσεὶ πτερὸν ἠὲ νόημα·

Rapide comme l'oiseau.

Voilà pourquoi on donne des ailes à Mercure, comme pour indiquer la nature du soleil. Les Égyptiens rendent cette preuve plus évidente, en représentant le soleil sous la forme d'une statue ailée. Ces simulacres n'ont pas tous la même couleur. Les uns sont bleus, les autres d'une couleur claire. Des Égyptiens appellent ceux de couleur claire, supérieurs; et ceux de couleur bleue, inférieurs. Or le soleil est qualifié inférieur, lorsqu'il parcourt l'hémisphère inférieur, c'est-à-dire les signes de l'hiver; et il est qualifié supérieur, lorsqu'il parcourt dans le zodiaque les signes de l'été. La même fiction, sous une autre forme, existe à l'égard de Mercure, considéré comme ministre et messager entre les dieux du ciel et ceux des enfers. De plus, il est surnommé Argiphontès, non pour avoir tué Argus, qui, dit-on, ayant la tête pourvue d'yeux dans tout son contour, gardait, par ordre de Junon, Io, fille d'Inachus, sa rivale, métamorphosée en vache; mais parce que, dans cette fiction, Argus figure le ciel qui est parsemé d'étoiles, lesquelles paraissent en quelque sorte être ses yeux. Le ciel a été appelé Argus, des mots grecs λευκὸν et ταχὺ, qui signifient éclat et vélocité. Par sa position supérieure, il semble considérer la terre, que les Égyptiens désignent, dans leurs caractères hiéroglyphiques, sous la figure d'une vache. Argus tué par Mercure signifie la voûte du ciel ornée d'étoiles, que le soleil tue, pour ainsi parler, en les obscurcissant, et en les dérobant par l'éclat de sa lumière aux yeux des mortels.

On représente aussi Mercure sous la forme d'un bloc carré, n'ayant de modelé que la tête, et le membre viril en érection. Cette figure signifie que le soleil est la tête du monde et le procréateur des choses, et que toute sa force réside dans l'intelligence; dont la tête est le siége, et non dans les fonctions réparties entre les divers membres.

On donne à cette figure quatre côtés, par la même raison pour laquelle on place le tétrachorde au nombre des attributs de Mercure. Le nombre quatre fait allusion, ou au nombre pareil des parties du monde, ou bien aux quatre saisons qui embrassent la durée de l'année, ou enfin à la division du zodiaque en deux équinoxes et en deux solstices.

C'est ainsi que la lyre à sept cordes d'Apollon est considérée comme l'emblème du mouvement des sphères célestes, à qui la nature a donné le soleil pour modérateur.

Il est encore évident que c'est le soleil qu'on honore sous le nom de Mercure, d'après le caducée que les Égyptiens ont consacré à ce dieu, sous la figure de deux serpents, mâle et femelle, entrelacés. Ces serpents se tiennent ensemble par le milieu du corps, au moyen d'un nœud dit nœud d'Hercule. Leurs extrémités supérieures se replient en rond, et, se baisant mutuellement, forment un cercle; tandis que leurs queues, après avoir formé le noeud, viennent aboutir au manche du caducée, et sont garnies d'ailes qui partent de ce même point.

Les Égyptiens appliquent la fiction du caducée à la génération des hommes, appelée (en grec) γένεσις.

Ils disent qu'il y a quatre dieux qui président à la naissance de l'homme: Δαίμων (le génie individuel), Τύχη (la fortune), Ἔρως (l'amour), Ἄναγκη (la nécessité). Par les deux premiers, ils entendent le soleil et la lune. Le soleil, étant le principe de la chaleur et de la lumière, est l'auteur et le conservateur de la vie humaine : c'est pourquoi il est regardé comme le démon, c'est-à-dire le dieu du nouveau-né. La lune est appelée Τύχη (la fortune), parce qu'elle est la divinité des corps, lesquels sont sujets aux chances fortuites des événements. L'amour est figuré par le baisement des serpents; la nécessité, par le nœud qu'ils forment. Nous avons expliqué plus haut pourquoi on leur donne des ailes. En suivant cette interprétation, le motif qui avait fait choisir pour allégorie des serpents au corps onduleux doit être le cours sinueux des deux astres.

CHAPITRE XX.

Qu'Esculape, Hercule, Salus, ainsi qu'Isis et Sérapis, sont la même divinité que le soleil.

C'est parce qu'Esculape et Salus sont les mêmes divinités que le soleil et la lune, qu'on donne un serpent pour attribut à leurs statues. Esculape est cette force salutaire, émanant de la substance du soleil, qui soutient les esprits et les corps des mortels.
Salus est cet effet propre à la lune, qui maintient les corps animés dans un état de santé. On joint à leurs statues des figures de serpents, parce que ce sont ces divinités qui font que le corps humain, dépouillant, pour ainsi parler, la peau de la maladie, recouvre sa primitive verdeur; de même que les serpents rajeunissent chaque année, en se dépouillant de leur peau.

C'est aussi par la même raison que le serpent représente le soleil, parce que cet astre est toujours ramené du point de sa plus grande déclinaison, qui est en quelque sorte sa vieillesse, à celui de sa plus grande hauteur, où il semble recouvrer la force de la jeunesse. On prouve aussi que le serpent (draco) est un des principaux emblèmes du soleil, par son nom formé de δέρκειν, qui signifie voir. Son oeil perçant et vigilant participe, dit-on, de la nature du soleil. Aussi désigne-t-on le dragon comme gardien des temples, des oracles, des édifices publics et des trésors.

Quant à Esculape, ce qui prouve qu'il est le même qu'Apollon, c'est non seulement qu'il est regardé comme son fils, mais encore qu'il partage avec lui la prérogative de la divination. Car Apollodore, dans l'ouvrage intitulé Des Dieux, dit qu'Esculape préside aux divinations et aux augures. Et cela n'est point surprenant, puisque l'art de la médecine et celui de la divination ont des principes communs.
En effet, le médecin prévoit les biens et les maux qui doivent survenir au corps.

Aussi, dit Hippocrate, le médecin doit pouvoir dire du malade :

τά τε παρεόντα καὶ τὰ προγεγονότα καὶ τὰ μέλλοντα ἔσεσθαι

Ce qui est, ce qui a été, ce qui doit être

Cela est rendu par ce vers de Virgile:

Quae sint, quae fuerint, quae mox ventura sequentur

(Embrasse) le passé, le présent, l'avenir.

Et cela correspond aussi à la science de la divination, qui fait connaître

- τά τ᾽ ἔοντα τά τ᾽ ἐσσόμενα πρό τ᾽ ἐόντα.

les choses présentes, futures et passées.

Hercule n'est pas non plus une divinité autre que le soleil ; car Hercule est cette vertu du soleil qui donne à l'espèce humaine un courage qui l'élève à la ressemblance des dieux. Et ne croyez pas que le fils d'Alcmène, né à Thèbes en Béotie, soit le seul ou le premier, qui ait porté le nom d'Hercule. Au contraire, il fut le dernier qui ait été jugé digne et honoré de ce nom, après plusieurs autres, pour avoir mérité par son grand courage, de porter le nom du dieu qui préside aux actes de la force. Hercule est religieusement honoré comme dieu à Tyr. Les Égyptiens lui rendent un culte des plus solennels et des plus sacrés; et, quelle que soit la. haute antiquité où remontent leurs traditions, ils l'honorent comme n'ayant point eu de commencement, du moins en deçà de la mémoire des hommes. Hercule est la valeur des dieux; et c'est pourquoi on croit que ce fut lui qui tua les Géants, en défendant le ciel contre eux. Mais que doit-on penser que furent les Géants, si ce n'est une race d'hommes impies, qui méconnaissait les dieux? Voilà ce qui a fait croire qu'ils ont voulu les chasser des célestes demeures. Les pieds des Géants se terminaient roulés sur eux-mêmes, dans la forme du corps des serpents : ce qui signifie qu'ils n'ont eu aucun sentiment droit ni élevé, et que toutes les actions de leur vie se sont traînées dans la bassesse. Le soleil punit avec justice cette race, par le violent effet d'une chaleur pestilentielle. Le nom même d'Hercule montre aussi clairement qu'il n'est autre que le soleil.

Car Ἡρακλῆς n'est-il pas formé de Ἥρας κλέος (gloire de l'air)? Or, qu'est-ce que la gloire de l'air, si ce n'est la lumière du soleil, en l'absence de laquelle l'air est couvert de ténèbres profondes? Les cérémonies sacrées des Égyptiens représentent, dans leurs divers détails, les diverses puissances du dieu, et prouvent qu'Hercule est cet Hélios (soleil) qui est partout et dans tout. Un autre argument, qui n'est point à mépriser, se tire d'un événement arrivé dans une contrée étrangère aux nôtres. Théron, roi de l'Espagne citérieure, équipa une flotte, poussé par la fureur de détruire le temple d'Hercule. Les Gaditains vinrent à sa rencontre, montés sur des vaisseaux longs. Le combat était engagé et se soutenait avec des succès balancés, lorsque tout à coup les navires de l'armée du roi furent mis en fuite, et se trouvèrent envahis en même temps par un subit incendie, qui les consuma. Le peu d'ennemis qui se sauvèrent. furent pris, et déclarèrent que des lions leur étaient apparus sur la proue des vaisseaux gaditains, et qu'au même instant leurs vaisseaux avaient été brûlés par des rayons tels que ceux qu'on figure autour de la tête du soleil.

Une ville adjacente à l'Égypte, et qui se glorifie d'avoir pour fondateur Alexandre le Macédonien, rend un culte qu'on peut dire extraordinaire à Sérapis et à Isis, mais elle témoigne que, sous ces noms, tout ce culte se rapporte au soleil; soit lorsqu'elle place sur la tête de la statue un calathus, soit lorsqu'elle place auprès de ce simulacre l'image d'un animal à trois têtes: celle du milieu, qui est aussi la plus élevée, appartient à un lion; celle de droite est d'un chien, à l'air doux et caressant; et celle de gauche est d'un loup rapace. Un serpent entoure de ses noeuds le corps de ces animaux, et sa tête vient s'abaisser sous la main droite du dieu. Or, la tête du lion figure le temps présent, qui, placé entre le passé et l'avenir, jouit d'une force énergique par le fait de son action actuelle. Le temps passé est figuré par la tête du loup, parce que le souvenir des choses passées est enlevé et dévoré. La tête caressante du chien désigne les événements futurs à l'égard desquels l'espérance nous flatte, bien qu'incertaine à qui cependant le temps obéirait-il, si ce n'est à celui qui en est l'auteur? Le calathus qui surmonte la tête de la statue figure la hauteur du soleil et la puissance de sa capacité, qui est telle que tous les éléments terrestres reviennent en lui, enlevés par la force de la chaleur qui émane de son sein. Voici maintenant ce qu'un oracle a prononcé touchant le soleil, ou Sérapis. Sérapis, que les Égyptiens proclamèrent le plus grand des dieux, consulté par Nicocréonte, roi de Chypre; pour savoir quelle divinité il était, satisfit par les vers suivants à la religieuse curiosité de ce roi:

 Εἰμὶ θεὸς τοιόσδε μαθεῖν, οἷόν κ᾽ ἐγὼ εἴπω·
οὐράνιος κόσμος κεφαλὴ, γαστὴρ δὲ θάλασσα,
γαῖα δέ μοι πόδες εἰσὶ, τὰ δ᾽ ουἄτ᾽ ἐν αἰθέρι κεῖται,
ὄμμα τε τηλαυγὲς λαμπρὸν φάος ἠελίοιο.

La nature de ma divinité est celle que je vais te faire connaître. Ma tête est l'ornement du ciel, mon ventre est la mer, mes pieds sont la terre, mes oreilles sont l'air, et mon oeil resplendissant au loin est la lumière brillante du soleil.

D'après cela il est clair que Sérapis et le soleil sont une seule et même divinité. On joint à son culte celui d'Isis, qui est, ou la terre, ou la nature des choses qui sont sous le soleil. De là vient que tout le corps de la déesse est couvert de mamelles, serrées l'une sur l'autre, parce que la nature ou la terre nourrit toutes choses.

CHAPITRE XXI.

Qu'Adonis, Attis, Osiris, et Horus, ne sont autres que le soleil; et que les douze signes du zodiaque se rapportent à la nature du soleil.

On ne doutera pas non plus qu'Adonis ne soit le soleil„ si l'on considère la religion des Assyriens, chez lesquels florissait autrefois le culte de Vénus Architis et d'Adonis, lequel est passé maintenant chez les Phéniciens. Or les physiciens ont attribué le nom de Vénus à la partie supérieure, que nous habitons, de l'hémisphère terrestre; et ils ont appelé Proserpine la partie inférieure de cet hémisphère. Voilà pourquoi Vénus, chez les Assyriens et chez les Phéniciens, est en pleurs lorsque le soleil, parcourant dans sa course annuelle les douze signes du zodiaque, entre dans la partie inférieure de l'hémisphère; car, des douze signes du zodiaque, six sont réputés inférieurs, et six supérieurs. Lorsque le soleil est dans les signes inférieurs, et que, par conséquent, les jours sont plus courts, la déesse est censée pleurer la mort temporaire et la privation du soleil, enlevé et retenu par Proserpine, que nous regardons comme la divinité de l'hémisphère inférieur, appelé par nous antipodes.

On veut qu'Adonis soit rendu à Vénus, lorsque le soleil, ayant accompli la traversée annuelle des six signes inférieurs, commence à parcourir le circuit de ceux de notre hémisphère, avec accroissement de lumière et prolongement du jour. On dit qu'Adonis fut tué par un sanglier : c'est qu'on veut figurer l'hiver par cet animal au poil rude et hérissé, qui se plaît dans les lieux humides, fangeux, couverts de gelée, et qui se nourrit de gland, fruit particulier à l'hiver. Or l'hiver est comme une blessure pour le soleil, dont il diminue pour nous la lumière et la chaleur; ce qui est aussi l'effet que produit la mort sur les êtres animés. Vénus est représentée sur le mont Liban, la tête voilée, l'attitude affligée, soutenant son visage dans les plis de sa robe, avec la main droite, et paraissant verser des larmes. Cette image, outre qu'elle représente la déesse pleurant pour le motif que nous avons dit plus haut, figure aussi la terre pendant l'hiver, époque à laquelle, voilée par les nuages et privée du soleil, elle est dans l'engourdissement. Les fontaines, qui sont comme les yeux de la terre, coulent abondamment, et les champs dépouillés de leurs ornements n'offrent qu'un triste aspect. Mais lorsque le soleil s'élève au-dessus des régions inférieures de la terre, lorsqu'il franchit l'équinoxe du printemps et prolonge la durée du jour, alors Vénus est dans la joie. Les champs s'embellissent de leurs moissons, les prés de leurs herbes, les arbres de leur feuillage.

C'est pourquoi nos ancêtres consacrèrent le mois d'avril à Vénus.

Les traditions et les diverses cérémonies religieuses qui existèrent jadis chez les Phrygiens, bien que différentes de celles qui précèdent, donnent les mêmes choses à entendre à l'égard de la mère des dieux et d'Attis. Qui doute en effet que cette mère des dieux ne soit la terre? La déesse est portée par des lions, animaux d'une force ardente et impétueuse, ce qui est aussi la nature du ciel, dans le contour duquel est contenu l'air qui porte la terre. On donne pour attribut au soleil, sous le nom d'Attis, une verge et une flûte. La flûte comporte une série de souffles inégaux; ce qui désigne l'inégalité des vents, dont la substance émane de celle du soleil. La verge témoigne la puissance du soleil, qui régit toutes choses. Parmi toutes les cérémonies des Phrygiens, la principale circonstance dont on peut conclure qu'elles se rapportent au soleil, c'est que, d'après les rites de ce peuple, la fin du déclin de l'astre étant arrivée, et avec elle la simulation du deuil ayant cessé, on célèbre la renaissance de la joie le 8 des calendes d'avril, jour qu'ils appellent des Hilaries, et qui est le premier que le soleil fait plus long que la nuit.

La cérémonie qui a lieu chez les Égyptiens lorsqu'ils pleurent Osiris, est la même chose sous d'autres noms; car on n'ignore pas qu'Osiris n'est autre que le soleil, et Isis, comme nous l'avons dit, la terre, ou la nature. Pour les mêmes motifs que ceux qui concernent Adonis et Attis, la religion de l'Égypte prend aussi alternativement, suivant les phases de l'année, les marques de la joie, ou du deuil. De plus les Égyptiens, toutes les fois qu'ils veulent exprimer dans leur écriture hiéroglyphique qu'Osiris est le soleil, gravent un sceptre, sur lequel est sculptée la figure d'un oeil. Cet emblème représente Osiris, et signifie que ce dieu est le soleil, lequel voit de sa région sublime toutes les choses sur lesquelles il exerce son souverain pouvoir. Et en effet, l'antiquité appela le soleil l'oeil de Jupiter. Chez les mêmes Égyptiens, Apollon, c'est-à-dire le soleil, est appelé Horus, d'où les vingt-quatre parties dont le jour et la nuit sont composés ont tiré leur nom; ainsi que les quatre saisons qui forment le cercle de l'année, et qui sont aussi appelées heures. Ces mêmes Égyptiens, voulant consacrer au soleil une statue sous son propre nom, le figurèrent la tête rase, à laquelle il ne restait des cheveux que du côté droit. Ces cheveux qui restent indiquent que le soleil n'est jamais caché à la nature; les cheveux coupés, mais dont cependant la racine existe, désignent que cet astre, même lorsqu'il n'est pas visible pour nous, conserve, comme les cheveux, la propriété de reparaître. Cette fiction désigne encore l'époque des jours les plus brefs, alors que, privée de tous ses accroissements, la journée se trouve réduite à sa plus courte durée, parce que le soleil est parvenu au point le plus étroit de sa carrière diurne.

C'est cette époque que les anciens appelèrent solstice brumal; car le nom de (hiver (bruma), est dérivé de βραχὺ (court), ἥμαρ (jour), à raison de la brièveté des jours.

Mais ensuite, sortant de son étroite et obscure prison, le soleil s'élève vers l'hémisphère de l'été, et semble renaître par ses accroissements progressifs. C'est alors qu'il est réputé parvenu dans son empire. Aussi les Égyptiens lui consacrèrent un animal dans le zodiaque, et dans cette partie du ciel où sa course annuelle est animée de la chaleur la plus ardente.

Ils appelèrent cette demeure du soleil le signe du Lion, parce que la nature de cet animal parait émaner de la substance du soleil, et qu'il est au-dessus de tous les autres animaux par son ardeur et son impétuosité, de la même façon que le soleil est au-dessus des autres astres.

Le lion est robuste principalement de la poitrine et de la partie antérieure du corps, tandis que ses membres inférieurs dégénèrent; de même la force du soleil va toujours croissant, soit pendant la première partie du jour, jusqu'à midi; soit pendant la première partie de l'année, depuis le printemps jusqu'à l'été; tandis qu'ensuite il va s'affaiblissant, soit jusqu'au couchant, qui parait être la partie inférieure du jour, soit jusqu'à l'hiver, qui parait être la partie inférieure de l'année. L'oeil du lion est toujours ouvert et enflammé : ainsi l'oeil toujours ouvert et enflammé du soleil embrasse la terre d'un regard perpétuel et infatigable.

Ce n'est pas seulement le lion, mais encore tous les signes du zodiaque, qu'on peut a bon droit rapporter à la nature du soleil. Et, pour commencer par le bélier, ne lui trouve-t-on pas un grand rapport avec cet astre ? car cet animal, pendant les six mois de l'hiver, se couche sur le côté gauche; tandis qu'il se couche sur le côté droit, à partir dé l'équinoxe du printemps. De même le soleil, pendant la première de ces époques, parcourt le côté droit de l'hémisphère, et, pendant la seconde, l'hémisphère gauche. C'est pour cela que les Libyens représentent Hammon, qu'ils regardent comme le soleil couchant, avec les cornes du bélier, dans lesquelles réside la principale force de cet animal, de même que celle du soleil réside dans des rayons. Aussi est-il appelé chez les Grecs corne de bélier. La religion des Égyptiens fournit aussi plusieurs preuves du rapport qui existe entre le taureau et le soleil, soit parce qu'ils rendent un culte solennel, dans la ville d'Héliopolis, à un taureau consacré au soleil et qu'ils appellent Néton, soit parce que le boeuf Apis est honoré à Memphis, comme étant le soleil ; soit enfin parce qu'en la ville d'Hermunthis, dans un magnifique temple d'Apollon, on honore un taureau nommé Pacin, célèbre par des prodiges qui ont rapport à la nature du soleil. Caron assure qu'à chaque heure il change de couleur, et que son poil est disposé en sens contraire de celui de tous les autres animaux; ce qui le rend en quelque sorte l'image du soleil, qui brille dans la partie du monde qui lui est opposée. Les Gémeaux, dont la vie se compose de morts alternatives, que figurent-ils, sinon le soleil, qui seul et toujours le même, tantôt descend au point le plus bas du monde, et tantôt remonte au point le plus élevé? Que signifie la démarche oblique du cancer, si ce n'est la route du soleil, qui n'est jamais directe, puisqu'il est toujours obligé :

Obliquus qua se signorum verteret ordo

De se plier à la disposition oblique des signes?

Et c'est principalement dans le signe du Cancer que le soleil commence à dériver obliquement de la partie supérieure. Nous avons déjà parlé du Lion. Que signifie la Vierge, qui dans sa main tient un épi, si ce n'est cette puissance du soleil qui préside aux produits de la terre? C'est pourquoi l'on croit aussi que la Vierge figure la justice, qui seule permet de conserver pour l'usage des hommes les fruits que la terre produit. Le Scorpion, dans lequel est contenue la Balance, est une image complète de la nature du soleil; car, engourdi pendant l'hiver, après cette saison il relève son aiguillon par la force qui lui est propre, sans avoir éprouvé aucun détriment de cette torpeur passagère.

Le Sagittaire est la plus basse des douze demeures du zodiaque. Aussi la partie supérieure de son corps est de forme humaine, tandis que les parties inférieures dégénèrent en la forme d'un animal, comme si les parties supérieures de son corps refoulaient les parties inférieures dans les basses régions. Il lance cependant sa flèche, ce qui indique que tout puise la vie dans les rayons du soleil, alors même qu'ils viennent du point le plus abaissé. Le Capricorne, qui ramène le soleil des signes inférieurs vers les signes supérieurs, paraît imiter le caractère de la chèvre, qui, en paissant, tend toujours des lieux les plus bas vers la cime des rochers les plus élevés. Le Verseau désigne spécialement la puissance du soleil; car d'où la pluie tomberait-elle sur la terre, si la chaleur du soleil n'attirait en haut les vapeurs humides, dont la réfusion forme la pluie? Au dernier rang dans l'ordre du zodiaque, sont placés les Poissons, consacrés au soleil, non pour quelque similititude à sa nature, comme les autres signes; mais en témoignage de la puissance de cet astre qui donne la vie, non seulement aux animaux de l'air et de la terre, mais même à ceux dont le séjour, étant au fond des eaux, sont comme exilés de sa présence : tant est grande la puissance du soleil, qu'il vivifie même les choses qui lui sont cachées, en pénétrant dans elles !

CHAPITRE XXII.

Que Némésis, Pan (qu'on appelle aussi Inuus), et Saturne, ne sont autres que le soleil.

Je reviens aux divers effets de la puissance du soleil. Nemésis, qu'on invoque contre l'orgueil, qu'est-ce autre chose que la puissance du soleil, qui est de telle nature qu'elle obscurcit et dérobe à la vue les objets brillants, tandis qu'elle illumine et fait ressortir à la vue ceux qui sont dans l'obscurité? Les esprits les plus avisés doivent aussi reconnaître le soleil dans les formes sous lesquelles on représente Pan, surnommé Inuus. Les Arcadiens honorent ce dieu sous le nom de seigneur de la matière (ὕλης κύριον); n'entendant pas par le mot ὕμης les forêts, mais la matière universelle, dont ils veulent dire qu'il est la divinité: c'est-à-dire cette substance qui constitue l'essence de tous les corps, soit terrestres, soit célestes. Ainsi les cornes d'Inuus et sa longue barbe pendante figurent la lumière du soleil ; qui éclaire et la voûte élevée des cieux et les parties inférieures du monde. Ce qui a fait dire à Homère, en parlant du soleil:

 Ὤρνυθ᾽ ἵν᾽ ἀθανάτοισι φόως φέροι, ἠδὲ βροτοῖσιν.

Qu'il se levait pour porter la lumière aux mortels comme aux immortels.

Nous avons dit plus haut, en parlant des attributs d'Attis, ce que signifient la flûte et la verge. Voici l'explication des pieds de chèvre qu'on donne à la statue de Pan. La matière qui, par l'intermédiaire du soleil, entre dans la composition de toutes les substances, après avoir donné naissance aux corps divins, a fini par former l'élément de la terre. On a choisi, pour figurer cette dernière destination de la nature, les pieds de la chèvre, parce que, quoiqu'elle soit un animal terrestre, néanmoins en paissant elle tend toujours vers les lieux élevés : à l'exemple du soleil , qui tantôt lance ses rayons du haut du ciel, et tantôt, lorsqu'il se couche, paraît se montrer sur les montagnes. L'invisible Écho passe pour être l'amour et les délices d'Inuus. C'est l'emblème de l'harmonie céleste, qui est l'amie du soleil, comme du modérateur des sphères qui la produisent, en même temps que cette harmonie n'est jamais perceptible pour nos sens. Saturne lui-même, qui est le principe du temps, et qui, à cause de cela, est appelé par les Grecs Κρόνος (le temps), avec le changement d'une lettre (χρόνος), quel autre serait-il que le soleil, si l'on considère cet ordre constant des éléments, que divisent les périodes du temps, éclairé par la lumière, dont l'éternité enchaîne le noeud, et qui n'est pas accessible à notre vue? toutes choses où se manifeste l'action du soleil.

CHAPITRE XXIII.

Que Jupiter lui-même, et l'Adad des Assyriens, ne sont autres que le soleil; et qu'on peut prouver par l'autorité d'Orphée, aussi bien que des autres théologiens, que tous les dieux se rapportent au soleil.

Jupiter lui-même, le roi des dieux, n'est point un être supérieur au soleil : mais, au contraire, il est des preuves évidentes qu'ils ne sont tous deux qu'un même dieu. Quand, par exemple, Homère dit .

Ζεὺς γὰρ ἐς ὠκεανὸν μετ᾽ ἀμύμονας Αἰθιοπῆας
χθιζὸς ἔβη μετὰ δαῖτα, θεοὶ δ᾽ ἅμα πάντες ἕποντο,
δωδεκάτῆ δέ τοι αὖθις ἐλεύσεται Οὐλυμπόνδε,

Hier Jupiter, suivi de tous les autres dieux, est allé dans l'Océan souper chez les vaillants Éthiopiens, et dans douze (heures) il retournera dans le ciel.

Cornificius écrit que, sous le nom de Jupiter, il faut entendre le soleil, auquel l'Océan fournit ses ondes, afin de lui servir comme d'aliment. C'est pour cette cause que la carrière du soleil, ainsi que l'affirment Possidonius et Cléanthe, ne s'écarte pas de la zone dite torride ; parce que l'Océan, qui embrasse et divise la terre, coule dans cette partie. Or il est certain, d'après le témoignage de tous les physiciens, que la chaleur s'alimente de l'humidité.

Quand Homère dit : θεοὶ δ᾽ ἅμα πάντες ἕποντο (Jupiter suivi de tous les autres dieux), il désigne les astres, qui, avec le soleil, sont portés, par le mouvement diurne du ciel, vers le levant envers le couchant, et, comme lui, s'alimentent de la même substance humide. Car par θεοὺς on entend les étoiles et les astres en général : ce mot est dérivé de θέειν, qui est la même chose que τρέχειν (courir), parce que les astres sont toujours en course; ou bien il est dérivé de θεωρεῖσθαι (être contemplé). Quand le poëte dit : δωδεκατῆ (douze), il entend parler, non du nombre des jours, mais de celui des heures, qui ramènent les astres au-dessus de l'hémisphère supérieur.

Les paroles suivantes du Timée de Platon nous conduisent à la même opinion touchant le soleil :

 Ὁ μὲν δὴ μέγας ἡγεμὼν ἐν οὐρανῷ Ζεὺς ἐλαύνων πτηνὸν ἅρμα πρῶτος πορεύεται διακοσμῶν πάντα καὶ ἐπιμελούμενος· τῷ δὲ ἕπεται στρατιὰ θεὼν καὶ δαιμόνων κατὰ ἕνδεκα μέρη κεκοσμημένη, μένει δὲ Ἑστία ἐν θεῶν οἴκῳ μόνη.

Jupiter, le grand souverain des cieux, s'avance le premier, conduisant un char ailé, gouvernant et embellissant toutes choses. Le cortége des dieux et des démons (génies), rangés en onze groupes, le suit. Hestia seule reste dans la demeure des dieux.

Par ces paroles, Platon établit que le soleil, sur un char ailé qui désigne la vélocité de l'astre, est le souverain régulateur du ciel, sous le nom de Jupiter. En effet, comme, dans quelque signe qu'il se trouve, il éclipse tous les signes et tous les astres, ainsi que les dieux qui y président, on a pensé qu'il marche au-devant de tous les dieux et les conduit, en ordonnant et embellissant toutes choses. Et parce qu'en quelque signe qu'il se trouve, il occupe le douzième rang à cause de leur disposition circulaire, les autres dieux, distribués dans les diverses parties des autres signes, paraissent former son armée. Platon joint à l'énonciation de la dénomination des dieux, celle des démons; ou parce que les dieux sont instruits de l'avenir (δαίμονες) ou bien, comme l'a dit Possidonius dans l'ouvrage intitulé Des dieux et des Héros, parce qu'ils ont été admis à la participation de la substance éthérée; ce qui ferait dériver leur dénomination, ou de g-deomenos, qui signifie la même chose que g-καίομενος (enflammé), ou de δαιόμενος, qui signifie la même chose que μεριζόμενος (divisé). Ce que Platon ajoute ensuite :

μένει δὲ Ἑστία ἐν θεῶν οἴκῳ μόνη

Qu'Hestia reste seule dans la demeure des dieux,

signifie que la terre, que nous savons être cette Hestia, demeure seule immobile dans la maison des dieux, c'est-à-dire dans le monde. Cela est conforme à ce que dit Euripide :

Καὶ Γαῖα μῆτερ, Ἑστίαν δέ σ᾽ οἱ σοφοὶ
Βροτῶν καλοῦσιν ἡμένην ἐν αἰθέρι.

O terre, notre mère, que les sages d'entres les mortels appellent Hestia, et qui es assise dans l'éther!

Νous apprenons aussi, dans les deux passages suivants, ce qu'il faut penser du soleil et de Jupiter. On lit dans le premier que

Πάντα ἰδὼν Διὸς ὀφθαλμὸς καὶ πάντα νοήσας,

L'oeil de Jupiter voit et pénètre toutes choses.

Dans l'autre :

 Ἠέλιος θ᾽ ὃς πάντ᾽ ἐφορᾷς καὶ πάντ᾽ ἐπακούεις,

Que le soleil voit et entend toutes choses.

Il résulte de ces deux passages, que le soleil et Jupiter sont tous deux une même puissance. Aussi les Assyriens rendent au soleil, dans la ville d'Héliopolis, un culte solennel, sous le nom de Jupiter, qu'ils nomment Dia Heliopolites. La statue de ce dieu fut tirée, sous le règne de Sénémure, qui est peut-être le même que Sénépos, d'une ville d'Égypte nommée aussi Héliopolis. Elle y avait été primitivement apportée par Opia, ambassadeur de Déléboris, roi des Assyriens, et par des prêtres Égyptiens, dont le chef se nommait Partémétis. Après avoir longtemps séjourné chez les Assyriens, elle fut de nouveau transférée à Héliopolis. Je remets à un autre moment, parce que cela est étranger au sujet actuel, de dire comment tout cela arriva; comment cette statue est venue de l'Égypte au lieu où elle est maintenant, et pourquoi elle y est honorée conformément aux rites du culte des Assyriens, plutôt que selon ceux des Égyptiens. Mais on reconnaît, aux cérémonies de son culte et à ses attributs, que ce dieu est le même que Jupiter et le soleil. En effet, sa statue est d'or, sans barbe, la main droite levée et tenant un fouet, dans l'attitude du conducteur d'un char; sa main gauche tient la foudre et des épis : toutes choses qui figurent la puissance réunie du soleil et de Jupiter. Le temple du dieu est principalement consacré à la divination, objet qui rentre dans les attributions du pouvoir d'Apollon, qui est le même que le soleil. Le simulacre du dieu d'Héliopolis est promené sur un brancard, de la même manière qu'on promène ceux des autres dieux, dans la pompe des jeux du cirque. Les personnes les plus distinguées de la province, la tête rasée, et purifiées par une longue continence, le portent sur leurs épaules. Agitées par l'esprit divin, elles ne transportent point le simulacre au gré de leur propre pensée, mais là où elles sont poussées par le dieu : comme nous voyons à Antium les statues de la Fortune se mouvoir pour donner leurs réponses. Les absents consultent aussi le dieu par des écrits cachetés, auxquels il répond en suivant l'ordre des demandes qui y sont consignées.

Ainsi l'empereur Trajan, près de passer, avec une armée, de l'Assyrie dans la Parthie, engagé par des amis d'une ferme religion, qui avaient grandement expérimenté la puissance du dieu, à le consulter sur le sort futur de son entreprise, voulut auparavant, de l'avis de son conseil romain, mettre à l'épreuve l'authenticité de ce culte, de peur qu'il ne couvrît quelque fraude de la part des hommes. C'est pourquoi il envoya d'abord des lettres cachetées, auxquelles il demandait qu'il fût répondu. Le dieu ordonna qu'on apportât un papier, qu'on le scellât en blanc et qu'on l'envoyât en cet état, au grand étonnement des prêtres, qui ignoraient le contenu des lettres de l'empereur. Trajan reçut cette réponse avec une grande admiration, car il avait lui-même envoyé au dieu des tablettes en blanc. Alors il écrivit et scella d'autres lettres, dans lesquelles il demanda s'il était destiné à retourner à Rome après la fin de la guerre. Le dieu ordonna qu'on prit, parmi les objets consacrés dans le temple, un sarment de centurion, et qu'après l'avoir divisé en plusieurs morceaux, on l'enveloppât dans un suaire, et qu'on l'envoyât à l'empereur. Le sens de cette allégorie fut expliqué par la mort de Trajan et la translation à Rome de ses os. Les sarments divisés en morceaux désignaient l'état des restes de Trajan; et la vigne, l'époque de l'événement.
Maintenant, sans parcourir les noms de tous les dieux, je vais dire quelle était l'opinion des Assyriens sur la puissance du soleil. Ils ont donné le nom d'Adad au dieu qu'ils honorent comme le premier et le plus grand de tous. Ce mot signifie unique. Ils honorent donc ce dieu comme le plus puissant; mais ils lui adjoignent une déesse nommée Adargatis, et attribuent à ces deux divinités toute puissance sur toute chose entendant par elles, le soleil et la terre. Sans énoncer par une multitude de noms, les divers effets de leur puissance, ils en expriment la multiple prééminence par les attributs dont ils décorent les deux divinités. Ces attributs désignent le soleil. Car la statue d'Adad est entourée de rayons inclinés qui indiquent que la force du ciel réside dans les rayons que le soleil envoie sur la terre. Les rayons de la statue d'Adargatis s'élèvent en haut, ce qui marque que c'est par la force des rayons envoyés d'en haut, que naît tout ce que produit la terre. Au-dessus de cette même statue sont des figures de lions, qui désignent la terre, par la même raison que les Phrygiens représentèrent la mère des dieux, c'est-à-dire la terre, portée par des lions. Enfin les théologiens enseignent que la suprématie de toute puissance se rapporte à la puissance du soleil, d'après cette courte invocation qu'on prononce dans les sacrifices:

Ἥλιε παντοκράτορ, κόσμου πνεῦμα, κόσμου δύναμις, κόσμου φῶς.

O Soleil tout puissant, âme du monde, puissance du monde, flambeau du monde.

Orphée aussi, dans les vers suivants, rend témoignage que le soleil est tout:

Κέκλυθι τηλεπόρου δίνης ἑλικαύγεα κύκλον
οὐρανίαις στροφάλιγξι περίδρομον αἰὲν ἑλίσσων,
ἄγλαε Ζεῦ Διόνυσε, πάτερ ποντου, πάτερ αἴης,
ἥλιε παγγενέτορ πανταίολε χρυσεοφεγγές.

Écoute-moi, ô toi qui parcours dans l'espace un cercle brillant autour des sphères célestes, et qui poursuis ta course immense, brillant Jupiter, Dionysos, père de la mer, père de la terre, Soleil à la lumière dorée et aux couleurs diverses, toi qui as tout engendré ---.

 

CHAPITRE XXIV.

Éloge de Virgile et son érudition variée. De l'ordre des matières qui doivent être traitées dans les livres suivants.

Ici Praetextatus ayant cessé de parler, les assistants, les yeux fixés sur lui, témoignaient leur admiration par leur silencieux étonnement. Ensuite l'un se mit à louer sa mémoire, l'autre sa science, tous son instruction religieuse, chacun proclamant que lui seul était initié au secret de la nature des dieux, et que seul il avait l'intelligence pour pénétrer les choses divines, et le génie pour en parler. Sur ces entrefaites, Évangélus prenant la parole, dit: J'admire, je l'avoue, que Praetextatus ait pu discerner le genre de puissance de tant de divinités différentes. Mais si, toutes les fois qu'il s'agit de religion, vous appelez en témoignage notre poète de Mantoue, je pense que c'est plutôt pour l'agrément du discours, que pour un motif très judicieux. Croirai-je que lorsqu'il a dit: « Liber, et vous bienfaisante Cérès » pour le soleil et la lune, il n'ait pas écrit cela à l'imitation de quelque autre poète ; sachant sans doute qu'on l'avait dit avant lui, mais ignorant pourquoi? A moins que nous ne voulions imiter les Grecs, qui, en parlant de tout ce qui leur appartient, exagèrent toujours à l'excès, et qu'à leur exemple, nous ne voulions aussi faire des philosophes de nos poètes : alors que Cicéron lui-même, qui cultiva avec une égale application la philosophie et l'art de la parole, toutes les fois qu'il traite ou de la nature des dieux, ou du destin, ou de la divination, affaiblit par l'incohérence de ses raisonnements la gloire qu'il tira de son éloquence.

Symmaque répliqua - : Plus tard nous nous occuperons de Cicéron, qui d'ailleurs, Évangélus, est au-dessus du blâme. Maintenant, puisqu'il s'agit de Virgile, je veux que tu me dises si tu penses que les ouvrages de ce poète ne sont propres seulement qu'à instruire les enfants, ou si tu avoues qu'ils contiennent des choses au-dessus de cet âge. Car il me paraît que les vers de Virgile sont encore pour toi ce qu'ils étaient pour nous, lorsque dans notre enfance nous les récitions d'après nos maîtres. Évangélus lui répondit: - Lorsque nous étions enfants, Symmaque, nous admirions Virgile sans connaissance de cause; car ni nos maîtres, ni notre âge, ne nous permettaient d'apercevoir ses défauts. Qui oserait cependant les nier, alors que l'auteur lui-même les a avoués? En léguant, avant de mourir, son poème aux flammes, n'a-t-il pas voulu sauver sa mémoire des affronts de la postérité? Et certes l'on s'aperçoit que ce n'est pas sans raison qu'il a redouté le jugement de l'avenir; quand on lit, ou le passage dans lequel Vénus demande des armes pour son fils au seul mari qu'elle avait épousé, et dont elle savait bien qu'elle n'avait point eu d'enfant, ou mille autres choses bien plus honteuses pour le poète; soit en ce qui concerne les expressions tantôt grecques, tantôt barbares; soit dans la disposition même de l'ouvrage. A ces paroles, qui faisaient frémir l'assemblée, Symmaque répondit :

- Évangélus, telle est la gloire de Virgile, qu'aucune louange ne peut l'accroître, qu'aucune critique ne peut l'affaiblir. Quant à tes tranchantes assertions, le moindre des grammairiens est en état d'y répondre, sans qu'il soit besoin de faire l'injure à notre ami Servius (lequel, à mon avis, surpasse en savoir tous les maîtres anciens), d'avoir recours à lui pour réfuter de telles inculpations. Mais enfin, puisque les vers d'un si grand poète t'ont déplu, je te demanderai si du moins la force de l'éloquence, portée chez lui à un si haut degré, est digne de te plaire.

Évangelus accueillit d'abord cette question par un sourire. Il répondit ensuite : - En vérité, il nevous reste plus qu'à proclamer encore que Virgile est un orateur. Au reste, ce n'est pas surprenant, après que, tout à l'heure, vous aviez l'ambition de le placer aussi au rang des philosophes. - Puisque tu as l'opinion, répliqua Symmaque, que Virgile n'a rien envisagé que comme poète, quoique tu lui envies encore ce titre, écoute ce qu'il dit lui-même des connaissances variées qu'exigeait son ouvrage. Une de ses lettres, adressée à Auguste, commence ainsi :

Ego vero frequentes a te litteras accipio

Je reçois de fréquentes lettres de toi.

Et plus bas :

De Aenea quidem meo, si mehercle iam dignum auribus haberem tuis, libenter mitterem: sed tanta inchoata res est, ut paene vitio mentis tantum opus ingressus mihi videar, cum praesertim, ut scis, alia quoque studia ad id opus multoque potiora inpertiar.

Quant à mon Énée, certainement si je le jugeais digne de t'être lu, je te l'enverrais volontiers; mais l'ouvrage est encore tellement ébauché, que, par suite de mon incapacité, un si grand travail me parait à peine commencé; surtout depuis que j'y consacre, comme tu le sais, de nouvelles études d'une grande importance.

Ces paroles de Virgile sont concordantes avec l'abondance des choses que renferme son ouvrage, sur lesquelles la plupart des littérateurs passent légèrement; comme si les grammairiens n'avaient autre chose à connaître que d'épiloguer sur les mots. Ces beaux diseurs ont posé des bornes à la science, et lui ont tracé comme une enceinte consacrée, que nul ne peut avoir l'audace de franchir, sans être accusé d'avoir porté des regards dans l'intérieur du temple de la déesse dont les mâles sont repoussés. Pour nous, à qui cette sagesse grossière ne saurait convenir, nous ne souffrirons pas que les mystères du poème sacré restent voilés; mais, par l'investigation du sens qui s'y trouve caché, nous offrirons au culte des savants la connaissance de choses qui n'avaient pas encore été pénétrées. Et afin qu'on ne croie pas que je veuille moi seul tout embrasser, je ne m'engage qu'à démontrer, dans l'ouvrage de Virgile, les plus fortes conceptions et les plus puissants artifices de la rhétorique. Mais je n'enlève point à Eusèbe, le plus éloquent de nos orateurs, le soin de le considérer sous le rapport de l'art oratoire: il s'en acquittera mieux que moi par son savoir, et par l'habitude qu'il a d'enseigner. Vous tous enfin qui êtes ici présent, je vous conjure instamment de mettre en commun, chacun pour sa part, vos observations particulières sur le génie de Virgile.

Ces. paroles causèrent un vif plaisir à tous les assistants. Chacun eût désiré entendre parler les autres, sans qu'aucun voulût se charger de prendre la parole. Après s'être engagés d'abord mutuellement à parler, on tomba d'accord, avec facilité et de bonne grâce. Tout le monde ayant d'abord jeté les yeux sur Praetextatus, on le pria de donner le premier son opinion; après quoi chacun parlerait à son tour, dans l'ordre où le hasard les avait fait trouver assis.

Praetextatus dit aussitôt : Parmi tant de choses dans lesquelles brille le mérite de Virgile, dont je suis le lecteur assidu, ce que j'y admire le plus, c'est qu'en plusieurs parties de son ouvrage il a aussi savamment observé les règles du droit pontifical que s'il l'eût professé spécialement. Si la conversation permet de traiter une matière si importante, je m'engage à démontrer que Virgile est le plus grand de tous nos pontifes.

Flavien dit à son tour. Je trouve notre poète si profondément versé dans la science du droit augural, que, quand même il manquerait de savoir en d'autres sciences , celle-là seule suffirait pour le placer à un rang élevé. Quant à moi, dit Eusthate, je vanterais principalement avec quelle adresse et quel art il a su profiter des ouvrages des Grecs, tantôt en dissimulant avec habileté, tantôt par une imitation avouée, si je n'admirais encore davantage sa philosophie en général, et en particulier les connaissances astronomiques qu'il a semées dans son ouvrage, avec une sobriété qui n'encourt jamais le blâme. Furius Albin, placé à l'autre côté de Praetextatus, et auprès de lui Cécina Albin, louèrent tous deux, dans Virgile, le goût de l'antiquité, l'un dans la versification, l'autre dans les expressions.
Pour moi, dit Aviénus, je ne me chargerai de démontrer. en particulier aucune des qualités de Virgile; mais en vous entendant parler, soit que je trouve quelque chose à observer dans ce que vous direz, soit que j'aie déjà fait mon observation en lisant, je vous la produirai dans l'occasion; pourvu que vous n'oubliiez pas d'exiger de notre ami Servius qu'il nous explique, lui, qui est le premier des grammairiens, tout ce qui paraîtra obscur.

Après ces discours, qui obtinrent l'adhésion universelle, Praetextatus, voyant tous les yeux fixés sur lui, dit : - La philosophie, qui est le don unique des dieux et l'art des arts, doit obtenir l'honneur de la première dissertation. C'est pourquoi Eusthate se souviendra qu'il est le premier à parler, toute autre question devant céder à la sienne.

Tu lui succéderas, mon cher Flavien, et pour que je jouisse du plaisir de vous entendre tous deux, et afin que, par un moment de silence, je reprenne des forces pour parler. - Sur ces entrefaites, le chef du service des esclaves, chargé de brûler l'encens aux Pénates, de dresser les mets sur la table et de diriger les actes du service domestique, vient avertir le maître que ses serviteurs ont terminé le repas d'usage en cette solennité annuelle. Car en cetté fête (les Saturnales) on fait l'honneur aux esclaves, dans les maisons religieuses, de les servir les premiers, et à des tables disposées comme pour les maîtres.

On renouvelle ensuite le service de la table pour le repas des maîtres. Celui qui avait présidé à ce repas des esclaves venait donc avertir que le moment du repas des maîtres était arrivé. Alors Praetextatus dit : - Il faut réserver notre Virgile pour un moment plus favorable de la journée, et lui consacrer une autre matinée, où nous parcourrons avec ordre son poème. Maintenant l'heure nous avertit de venir honorer cette table de votre présence. Mais Eustathe, et après lui Nicomaque, se souviendront qu'ils ont le premier rang pour nos dissertations de demain.

- D'après votre consentement, dit Flavien, je suis convenu avec vous que, le jour suivant, mes Pénates auront le bonheur et l'honneur d'offrir l'hospitalité à une réunion si distinguée. - Tous en ayant été d'accord, ils allèrent prendre le repas du soir avec beaucoup de gaieté, chacun se rappelant et confirmant quelqu'une des questions qu'ils avaient traitées entre eux.