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LONGIN (psEudo-)

 

Le traité du sublime.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

AU LECTEUR

 

 

J'AVAIS médité une assez longue Préface, ou, suivant la coutume reçue parmi les écrivains de ce temps, j'espérais rendre un compte fort exact de mes ouvrages, & justifier les libertés que j'y ai prises. Mais depuis j'ai fait réflexion, que ces sortes d’avant-propos ne servaient ordinairement qu'à mettre en jour la vanité de l'auteur, & au lieu d'excuser ses fautes, fournissaient souvent de nouvelles armes contre lui. D'ailleurs je ne crois point mes ouvrages assez bons pour mériter des éloges, ni assez criminels pour avoir besoin d'apologie. Je ne me louerai donc ici ni ne me justifierai de rien. Le lecteur saura seulement que je lui donne une édition de mes Satires plus correcte que les précédentes, deux épîtres nouvelles, l'Art Poétique en vers, & quatre Chants du Lutrin. J’y ai ajouté aussi la traduction du Traité que le rhéteur Longin a composé du sublime ou du merveilleux dans le discours. J'ai fait originairement cette traduction pour m’instruire, plutôt que dans le dessein de la donner au public. Mais j'ai cru qu'on ne serait pas fâché de la voir ici à la suite de la Poétique, avec laquelle ce Traité a quelque rapport, & où j'ai même inséré plusieurs préceptes qui en sont tirés. J'avais dessein d'y joindre aussi quelques dialogues en prose que j'ai composé mais des considérations particulières m'en ont empêché. J'espère en donner quelque jour un volume à part. Voilà tout ce que j'ai à dire au lecteur. Encore ne sais-je si je ne lui en ai point déjà trop dit & si en ce peu de paroles je ne suis point tombé dans le défaut que je voulais éviter.

 

 

 


 

(Pseudo-) LONGIN

TRAITE DU  SUBLIME

OU

DU MERVEILLEUX

DANS LE DISCOURS

Traduit du Grec de Longin.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

Servant de préface à tout l’ouvrage.

ous savez bien, mon cher Terentianus, que quand nous lûmes ensemble le petit traité que Cecilius a fait du sublime, nous trouvâmes que la bassesse de ton style répondait assez mal à la dignité de son sujet : que les principaux points de cette matière n'y étaient pas touchés, & qu'en un mot cet ouvrage ne pouvait pas apporter un grand profit aux lecteurs, qui est néanmoins le but où doit tendre tout homme qui veut écrire. D'ailleurs, quand on traite d'un art, il y a deux choses à quoi il se faut toujours étudier. La première est, de bien faire entendre son sujet. La seconde, que je tiens au fonds la principale, consiste à montrer comment & par quels moyens ce que nous enseignons se peut acquérir. Cecilius s'est fort attaché à l'une de ces deux choses : car il s'efforce de montrer par une infinité de paroles, ce que c'est que le grand & le sublime, comme si c'était un point fort ignoré : mais il ne dit rien des moyens qui peuvent porter l’esprit à ce grand & à ce sublime. Il passe cela, je ne sais pourquoi, comme une chose absolument inutile. Après tout, cet auteur peut-être n'est-il pas tant à reprendre pour ses fautes, qu'à louer pour son travail, & pour le dessein qu'il a eu de bien faire. Toutefois, puisque vous voulez que j'écrive aussi du sublime, voyons, pour l'amour de vous, si nous n'avons point fait sur cette matière quelque observation raisonnable, & dont les orateurs puissent tirer quelque sorte d'utilité.

Mais c'est à la charge, mon cher Terentianus, que nous reverrons ensemble exactement mon ouvrage, & que vous m'en direz votre sentiment avec cette sincérité que nous devons naturellement à nos amis. Car, comme un sage dit fort bien[1] si nous avons quelque voie pour nous rendre semblables aux Dieux, c'est de faire plaisir & de dire la vérité.

Au reste, comme c'est à vous que j'écris, c'est à dire à un homme instruit de toutes les belles connaissances, je ne m'arrêterai point sur beaucoup de choses qu'il m'eût fallu établir avant que d'entrer en matière, pour montrer que le sublime est en effet ce qui forme l'excellence & la souveraine perfection du discours: que c'est par lui que les grands poètes & les écrivains les plus fameux ont remporté le prix, & rempli toute la postérité du bruit de leur gloire.

Car il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, & produit en nous une certaine admiration méfiée d'étonnement & de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader. Nous pouvons dire à l'égard de la Persuasion, que pour l'ordinaire, elle n'a sur nous qu'autant de puissance que nous voulons. Il n'en est pas ainsi du sublime : il donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible, qui enlevé l'âme de quiconque nous écoute. Il ne suffit pas d'un endroit ou deux dans un ouvrage, pour vous faire remarquer la finesse de l’invention, la beauté de l’économie & de la disposition C'est avec peine que cette justesse se fait remarquer par toute la suite même du discours. Mais quand le sublime vient à paraître où il faut ; il renverse tout comme un foudre, & présente d'abord toutes les forces de l'Orateur ramassées ensemble. Mais ce que je dis ici, & tout ce que je pourrais dire de semblable serait fort inutile pour vous, qui savez ces choses par expérience, & qui m'en feriez au besoin à moi-même des leçons.

CHAPITRE II

S’il y a un art particulier du sublime
& des trois vices qui lui
sont opposés

Il faut voir d'abord, s'il y a un art particulier du sublime. Car il se trouve des gens qui s'imaginent, que c'est une erreur de le vouloir réduire en art, & d'en donner des préceptes. Le sublime, disent-ils, naît avec nous, & ne s'apprend point. Le seul art pour y parvenir, c'est d'y être né. Et même, à ce qu'ils prétendent, il y a des ouvrages que la nature doit produire toute seule. La contrainte des préceptes ne fait que les affaiblir, & leur donner une certaine sécheresse qui les rend maigres & décharnés. Mais je soutiens, qu'à bien prendre les choses, on verra clairement tout le contraire.

Et à dire vrai, quoi que la nature ne se montre jamais plus libre que dans les discours sublimes & pathétiques, il est pourtant aisé de reconnaître qu'elle n'est pas absolument ennemie de l'art & des règles. J'avoue que dans toutes nos productions il la faut toujours supposer comme la base, le principe, & le premier fondement. Mais aussi est-il certain que notre esprit a besoin d'une méthode pour lui enseigner à ne dire que ce qu'il faut, & à le dire en son lieu, & que cette méthode peut beaucoup contribuer pour acquérir la parfaite habitude du sublime. Car comme les vaisseaux sont en danger de périr, lorsqu'on les abandonne à leur seule légèreté, & qu'on ne sait pas leur donner la charge & le poids qu'ils doivent avoir. Il en est ainsi du sublime, si on l’abandonne à la seule impétuosité d'une nature ignorante & téméraire, notre esprit assez souvent n’a pas moins besoin de bride que d'éperon. Démosthène dit en quelque endroit, que le plus grand bien qui puisse nous arriver dans la vie, c'est d'être heureux: mais qu'il y en a encore un autre qui n’est pas moindre, & sans lequel ce premier ne saurait subsister, qui est de savoir se conduire avec prudence. Nous en pouvons dire autant à l'égard du discours. La nature est ce qu'il y a de plus nécessaire pour arriver au grand : toutefois si l'art ne prend soin de la conduire, c'est une aveugle qui ne sait où elle va. ************.[2] Telles sont ces pensées : Les torrents de flamme entortillés. Vomir contre le ciel. Faire de Borée son joueur de flûtes, & toutes les autres façons de parler dont cette pièce est pleine. Car elles ne sont pas grandes & tragiques, mais enflées & extravagantes. Toutes ces phrases ainsi embarrassées de vaines imaginations troublent & gâtent plus un discours, qu'elles ne servent à l'élever. De sorte qu'à les regarder de près & au grand jour, ce qui paraissait d'abord si terrible devient tout à coup sot & ridicule. Que si c'est un défaut insupportable dans la tragédie, qui est naturellement pompeuse & magnifique, que de s'enfler mal à propos ; à plus forte raison doit-il être condamné dans le discours ordinaire. De là vient qu'on s'est raillé de Gorgias, pour avoir appelle Xerxès, le Jupiter des Perses, & les vautours, des sépulcres animés. On n’a pas elle plus indulgent pour Callisthène, qui en certains endroits de ses écrits ne s'élève pas proprement, mais se guinde si haut qu'on le perd de vue. De tous ceux-là pourtant je n'en vois point de si enflé que Clitarque. Cet Auteur n'a que du vent & de l'écorce, il ressemble à un homme qui, pour me servir des termes de Sophocle, ouvre une grande bouche, pour souffler dans une petite flûte. Il faut faire le même jugement d'Amphicrate, d'Hegesias & de Matris. Ceux-ci quelquefois s'imaginant qu'ils sont épris d'un enthousiasme & d’une fureur divine, au lieu de tonner, comme ils pensent, ne font que niaiser & que badiner comme des enfants.

Et certainement en matière d'éloquence il n'y a rien de plus difficile à éviter que l’enflure. Car comme en toutes choses naturellement nous cherchons le Grand, & que nous craignons sur tout d'être accusés de sécheresse ou de peu de force j il arrive, je ne sais comment, que la plupart tombent dans ce vice : fondés sur cette maxime commune :

Dans un noble projet on tombe noblement.

 Cependant il est certain que l’enflure n'est pas moins vicieuse dans le discours que dans les corps. Elle n'a que de faux dehors & une apparence trompeuse : mais au dedans elle est creuse & vide, & fait quelquefois un effet tout contraire au Grand. Car comme on dit fort bien, Il n’y a rien de plus sec qu’un Hydropique.

Au reste le défaut du style enflé, c'est de vouloir aller au delà du Grand. Il en est tout au contraire du Puérile. Car il n'y a rien de si bas, de si petit, ni de si opposé à la noblesse du discours.

Qu’est-ce donc que puérilité? Ce n’est visiblement autre chose qu'une pensée d'écolier, qui pour être trop recherchée devient froide. C’est le vice où tombent ceux qui veulent toujours dire quelque chose d'extraordinaire & de brillant : mais sur tout ceux qui cherchent avec tant de soin le plaisant & l'agréable. Parce qu'à la fin, pour s'attacher trop au style figuré, ils tombent dans une sotte affectation.

Il y a encore un troisième défaut opposé au grand, qui regarde le pathétique. Théodore l'appelle une fureur hors de saison : lorsqu'on s'échauffe mal à propos, ou qu'on s'emporte avec excès, quand le sujet ne permet que de s'échauffer médiocrement. En effet quelques-uns, ainsi que s'ils étaient ivres, ne disent point les choses de l'air dont elles doivent être dites: mais ils sont entraînés de leur propre impétuosité, & tombent sans cesse en des emportements d'écolier & de déclamateur : si bien que comme on n'est point touché de ce qu'ils disent, ils se rendent à la fin odieux & insupportables. Car c'est ce qui arrive nécessairement à ceux qui s'emportent & se débattent mal à propos devant des gens qui ne sont point du tout émus. Mais nous parlerons en un autre endroit de ce qui concerne les passions.

CHAPITRE III

Du style froid.

Pour ce qui est de ce froid ou puéril dont nous parlions, Timée en est tout plein. Cet auteur est assez habile homme d'ailleurs ; il ne manque pas quelquefois par le grand & le sublime: il sait beaucoup, & dit même les choses d'assez bon sens: Si ce n'eu qu'il est enclin naturellement à reprendre les vices des autres, quoi qu'aveugle pour ses propres défauts, & si curieux au reste d'étaler de nouvelles pensées, que cela le fait tomber assez souvent dans la dernière puérilité. Je me contenterai d'en donner ici un ou deux exemples parce que Cecilius en a déjà rapporté un assez grand nombre. En voulant louer Alexandre le Grand. Il a, dit-il, conquis toute l’Asie en moins de temps, qu’Isocrate n’en a employé à composer son panégyrique. Voilà sans mentir une comparaison admirable d'Alexandre le Grand avec un rhéteur. Par cette raison, Timée, il s'ensuivra que les Lacédémoniens le doivent céder à Isocrate : puisqu'ils furent trente ans à prendre la ville de Messène y & que celui-ci n'en mit que dix à faire son panégyrique.

Mais à propos des Athéniens qui étaient prisonniers de guerre dans la Sicile, de quelle exclamation penseriez-vous qu'il se serve ? Il dit : Que c’était une punition du Ciel, à cause de leur impiété envers le Dieu

Hermès, autrement Mercure, & pour avoir mutilé ses statues. Parce qu’il y avait un des chefs de l’armée ennemie, qui tirait son nom d'Hermès de père en fils, savoir Hermocrate fils d'Hermon; sans mentir, mon cher Terentianus, je m'étonne qu'il n'ait dit aussi de Denys le Tyran: que les Dieux permirent qu'il fût chassé de son royaume par Dion & par Héraclide, à cause de son peu de respect à l'égard de Dios & d'Héraclès c’est à dire de Jupiter & d'Hercule.

Mais pourquoi m'arrêter après Timée ? Ces héros de l'antiquité, je veux dire Xénophon & Platon, sortis de l'école de Socrate s’oublient bien quelquefois eux-mêmes, jusqu'à laisser échapper dans leurs écrits des choses basses & puériles. Par exemple ce premier dans le livre qu'il a écrit de la république des Lacédémoniens. On ne les entend, dit-il, non plus parler, que si c’étaient des pierres : ils ne tournent non plus les yeux, que s’ils étaient de bronze: Enfin ils ont plus de pudeur, que ces parties de l’œil que nous appelions en grec du nom de vierges. C’était à Amphicrate & non pas à Xénophon d’appeler les prunelles des vierges pleines de pudeur. Quelle pensée ! bon Dieu ! parce que le mot de Coré qui signifie en grec la prunelle de l'œil, signifie aussi une vierge, de vouloir que toutes les prunelles universellement soient des vierges pleines de modestie : vu qu'il n'y a peut-être point d'endroit sur nous où l'impudence éclate plus que dans les yeux : & c'est pourquoi Homère, pour exprimer un impudent: Ivrogne, dit-il, avec tes yeux de chien. Cependant Timée n'a pu voir une si froide pensée dans Xénophon, sans la revendiquer comme un vol qui lui avait été fait par cet Auteur. Voici donc comme il l'emploie dans la vie d'Agathocle. N’est-ce pas une chose étrange qu’il ait ravi sa propre cousine qui venait d’être mariée à un autre, qu’il l’ait dis-je, ravie le lendemain même de ses noces ? Car qui est-ce qui eût voulu faire cela ; s’il eût eu des vierges aux yeux, & non pas des prunelles impudiques ! Mais que dirons-nous de Platon, quoique divin d'ailleurs, qui voulant parler de ces tablettes de bois de cyprès, ou l'on devait écrire les actes publics, use de cette pensée, Ayant écrit toutes ces choses, ils poseront dans les temples ces monuments de cyprès. Et ailleurs à propos des murs. Pour ce qui est des murs, dit-il, Megillus, je suis de l’avis de Sparte, de les laisser dormir & de ne les point faire lever tandis qu’ils sont couchés, par terre.[3] Il y a quelque chose d'aussi ridicule dans Hérodote, quand il appelle les belles femmes, le mal des yeux. Ceci néanmoins semble en quelque façon pardonnable à l'endroit où il est : parce que ce sont des Barbares qui le disent dans le vin & la débauche : mais comme ces personnes ne sont pas de fort grande considération, il ne fallait pas pour en rapporter un méchant mot, se mettre au hasard de déplaire à toute la postérité.

 

 

CHAPITRE IV.

De l’origine du style froid.

Toutes ces affectations cependant si basses & si puériles ne viennent que d'une seule cause, c'est à savoir de ce qu'on cherche trop la nouveauté dans les pensées, qui est la manie sur tout des écrivains d'aujourd'hui. Car du même endroit que vient le bien, assez souvent vient aussi le mal. Ainsi voyons-nous que ce qui contribue le plus en de certaines occasions à embellir nos ouvrages : ce qui fait, dis-je, la beauté, la grandeur, les grâces de l’élocution, cela même en d'autres rencontres est quelquefois cause du contraire y comme on le peut aisément reconnaître dans les hyperboles & dans ces autres figures qu'on appelle pluriels. En effet nous montrerons dans la suite, combien il est dangereux de s'en servir. Il faut donc voir maintenant comment nous pourrons éviter ces vices qui se glissent quelquefois dans le sublime. Or nous en viendrons à bout sans doute, si nous nous acquérons d'abord une connaissance nette & distincte du véritable sublime ; & si nous apprenons à en bien juger, qui n'est pas une chose peu difficile : puisque enfin de savoir bien juger du fort & du faible d'un discours, ce ne peut être que l'effet d'un long usage, & le dernier fruit, pour ainsi dire, d'une étude consommée. Mais par avance, voici peut-être un chemin pour y parvenir.

CHAPITRE V.

Des moyens en général pour connaître le sublime.

Il faut savoir, mon cher Terentianus, que dans la vie ordinaire on ne peut point dire qu'une chose ait rien de grand, quand le mépris qu'on fait de cette chose tient lui-même du grand. Telles sont les richesses, les dignités, les honneurs, les empires & tous ces autres biens en apparence qui n'ont qu’un certain faite au dehors, & quine passeront jamais pour de véritables biens dans l'esprit d'un sage : puisqu'au contraire ce n'est pas un petit avantage que de les pouvoir mépriser. D'où vient aussi qu'on admire beaucoup moins ceux qui les possèdent, que ceux qui les pouvant posséder, les rejettent par une pure grandeur d’âme.

Nous devons faire le même jugement à l'égard des ouvrages des poètes & des orateurs. Je veux dire, qu'il faut bien se donner de garde d'y prendre pour sublime une certaine apparence de grandeur bâtie ordinairement sur de grands mots assemblés au hasard, & qui n’est, à la bien examiner, qu’une vaine enflure de paroles plus digne en effet de mépris que d'admiration. Car tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre, quand on l'écoute, qu'il élève l’âme, & lui fait concevoir une plus haute opinion d’elle-même, la remplissant de joie & de je ne sais quel noble orgueil, comme si c'était elle qui eût produit les choses qu'elle vient simplement d'entendre.

Quand donc un homme de bon sens & habile en ces matières entendra réciter un ouvrage, si après l’avoir ouï plusieurs fois, il ne sent point qu'il lui élève l'âme, & lui laisse dans l’esprit une idée qui soit même au dessus de ses paroles : mais si au contraire, en le regardant avec attention, il trouve qu'il tombe & ne se soutienne pas, il n'y a point là de grand : puisque enfin ce n'est qu'un son de paroles qui frappe simplement l'oreille, & dont il ne demeure rien dans l'esprit. La marque infaillible du sublime, c'est quand nous sentons qu'un discours nous laisse beaucoup à penser, fait d'abord un effet sur nous auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible de résister, & qu'ensuite le souvenir nous en dure, & ne s'efface qu'avec peine. En un mot s figurez-vous qu'une chose est véritablement sublime, quand vous voyez qu'elle plaît universellement & dans toutes ses parties. Car lorsqu'en un grand nombre de personnes différentes de profession & d’âge, & qui n'ont aucun rapport ni d'humeurs ni d'inclinations, tout le monde vient à être frappé également de quelque endroit d'un discours ; ce jugement & cette approbation uniforme de tant d'esprits si discordants d'ailleurs, est une preuve certaine & indubitable qu'il y a là du merveilleux & du grand.

CHAPITRE VI

Des cinq sources du grand.

Il y a pour ainsi dire, cinq sources principales du sublime: mais ces cinq sources présupposent, comme pour fondement commun, une faculté de bien parler ; sans quoi tout le reste n'est rien.

Cela pose, la première & la plus considérable est une certaine élévation d’esprit qui nous fait penser heureusement les choses : comme nous l’avons déjà montré dans nos commentaires sur Xénophon.

La seconde consiste dans le pathétique: j'entends par pathétique, cet enthousiasme, & cette véhémence naturelle qui touche & qui émeut. Au reste à l'égard de ces deux premières, elles doivent presque tout à la nature, & il faut qu'elles naissent en nous: au lieu que les autres dépendent de l'art en partie.

La troisième n'est autre chose, que les figures tournées d’une certaine manière. Or les figures sont de deux fortes les figures de pensée, & les figures de diction.

Nous mettons pour la quatrième, la noblesse de l’expression, qui a deux parties, le choix des mots, & la diction élégante & figurée.

Pour la cinquième qui est celle, à proprement parler, qui produit le grand & qui renferme en soi toutes les autres, c’est la composition & l’arrangement des paroles dans toute leur magnificence & leur dignité.

Examinons maintenant ce qu'il y a de remarquable dans chacune de ces espèces en particulier : mais nous avertirons en passant que Cecilius en a oublié quelques-unes, & entre autres le pathétique. Et certainement s'il l'a fait, pour avoir cru que le sublime & le pathétique naturellement n'allaient jamais l'un sans l'autre, & ne faisaient qu'un, il se trompe: puisqu'il y a des passions qui n'ont rien de grand, & qui ont même quelque chose de bas, comme l’affliction, la peur, la tristesse : & qu'au contraire il se rencontre quantité de choses grandes & sublimes, où il n'entre point de passion. Tel est entre autres ce que dit Homère avec tant de hardiesse en parlant des Aloïdes.[4]

Pour détrôner les Dieux de leur vaste ambition

Entreprit d'entasser Osse sur Pélion.

Ce qui suit est encore bien plus fort.

Ils l’eussent fait sans doute, &c.

Et dans sa prose les panégyriques & tous ces discours qui ne se font que pour l'ostentation ont par tout du grand & du sublime : bien qu'il n'y entre point de passion pour l'ordinaire. De sorte qu'entre les orateurs même ceux-là communément sont les moins propres pour le panégyrique, qui sont les plus pathétiques & au contraire ceux qui réussissent le mieux dans le panégyrique, s'entendent assez mal à toucher les passions. Que si Cecilius s'est imaginé que le pathétique en général ne contribuait point au grand, & qu'il était par conséquent inutile d'en parler il ne s'abuse pas moins. Car j'ose dire, qu'il n'y a peut-être rien qui relève davantage un discours, qu'un beau mouvement & une passion poussée à propos. En effet c'est comme unie espèce d'enthousiasme & de foreur noble qui anime l’oraison, & qui lui donne un feu & une vigueur toute divine.

CHAPITRE VII.

De la sublimité dans les pensées.

Bien que des cinq parties dont j’ai parlé, la première & la plus considérable, je veux dire cette élévation d’esprit naturelle, soit plutôt un présent du ciel, qu'une qualité qui se puisse acquérir ; nous devons autant qu'il nous est possible, nourrir notre esprit au grand, & le tenir toujours plein, pour ainsi dire, d'une certaine fierté noble & généreuse.

Que si on demande comme il s'y faut prendre; j’ai déjà écrit ailleurs que cette élévation d'esprit était une image de la grandeur d'âme : & c'est pourquoi nous admirons quelquefois la seule pensée d'un homme, encore qu’il ne parle point, à cause de cette grandeur de courage que nous voyons. Par exemple le silence d'Ajax aux Enfers, dans l’Odyssée. Car ce silence a je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu'il aurait pu dire.[5]

La première qualité donc qu'il faut supposer en un véritable orateur ; c’est qu’il n’ait point l’esprit rampant. En effet il n'est pas possible qu'un homme qui n'a toute sa vie que des sentiments & des inclinations basses & serviles puisse jamais rien produire qui soit fort merveilleux ni digne de la postérité. Il n'y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes & de solides pensées qui puissent faire des discours élevés, & c’est particulièrement aux grands hommes qu'il échappe de dire des choses extraordinaires. Voyez par exemple ce que répondit Alexandre quand Darius lui fit offrir la moitié de l'Asie avec sa fille en mariage. Pour moi, lui disait Parménion si j’étais Alexandre, j’accepterai ces offres. Et moi aussi, répliqua ce prince, si j’étais Parménion. N'est-il pas vrai qu'il fallait être Alexandre pour faire cette réponse ?

Et c’est en cette partie qu'a principalement excellé Homère, dont les pensées sont toutes sublimes : comme on le peut voir dans la description de la déesse Discorde qui a, dit-il,

La Tête dans les Cieux, & les pieds sur la Terre.

Car on peut dire que cette grandeur qu'il lui donne est moins la mesure de la discorde, que de la capacité & de l'élévation de l’esprit d'Homère. Hésiode a mis un vers bien différent de celui-ci dans son Bouclier & s'il est vrai que ce poème fait de lui quand il dit à propos de la déesse des ténèbres,

Une puante humeur lui coulait des narines.

En effet il ne rend pas proprement cette déesse terrible, mais odieuse & dégoûtante. Au contraire vois quelle majesté Homère donne aux Dieux.

Autant, qu’un homme assis aux rivages des mers

Vois du haut d’une tour d’espace dans les airs :

Autant, des immortels les coursiers intrépides

En franchisent d'un saut, &c.

Il mesure l’étendue de leur saut à celle de l'Univers. Qui est-ce donc qui ne s’écrierait avec raison, en voyant la magnificence de cette hyperbole, que si les chevaux des dieux voulaient faire un second saut, ils ne trouveraient pas assez d'espace dans le monde ? Ces peintures aussi qu'il fait du combat des dieux ont quelque chose de fort grand, quand il dit :

Le ciel en retentit, & l’Olympe en trembla.[6]

Et ailleurs.

L’Enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.

Pluton sort de fin trône il pâlit, il s’écrie:

Il a peur que ce Dieu, dans cet affreux séjour,

D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour,

Et par le centre ouvert de la Terre ébranlée,

Ne fasse voir du Styx la rive désolée :

Ne découvre aux vivants cet empire odieux

Abhorré des mortels, & craint même des Dieux.[7]

Voyez-vous, mon cher Terentianus, la terre ouverte jusqu'en son centre, l'enfer prêt à paraître, & toute la machine du monde sur le point d'être détruite & renversée : pour montrer que dans ce combat, le Ciel, les Enfers, les choses mortelles & immortelles, tout enfin combattait avec les Dieux, & qu'il n'y avait rien dans la nature qui ne fût en danger? Mais il faut prendre toutes ces pensées dans un sens allégorique, autrement elles ont je ne sais quoi d'affreux, d'impie, & de peu convenable à la majesté des Dieux. Et pour moi lorsque je vois dans Homère les plaies, les ligues, les supplices, les larmes, les emprisonnements des Dieux, & tous ces autres accidents où ils tombent sans cesse, il me semble qu'il s'est efforcé autant qu'il a pu de faire des Dieux de ces hommes qui furent au siège de Troie, & qu'au contraire des Dieux mêmes il en fait des hommes. Encore les fait-il de pire condition : car à l'égard de nous, quand nous sommes malheureux, au moins avons-nous la mort qui est comme un port assuré pour sortir de nos misères: au lieu qu'en représentant les Dieux de cette sorte, il ne les rend pas proprement immortels, mais éternellement misérables.

Il a donc bien mieux réussi lorsqu'il nous a peint un dieu tel qu'il est dans toute sa majesté, & sa grandeur, & sans mélange des choses terrestres : comme dans cet endroit qui a été remarqué par plusieurs devant moi, où il dit en parlant de Neptune :

Neptune ainsi marchant dans ces vastes campagnes

Fait trembler sous ses pieds et forêts & montagnes.[8]

Et dans un autre endroit.

Il attelle son char & montant fièrement

Lui fait fendre les flots de l’humide élément.

Dès qu’on le voit marcher sur ces liquides plaines

D'aise on entend fauter les pesantes Baleines.

L’Eau frémit sous le Dieu qui lui donne la loi.

Et semble avec plaisir reconnaître son Roi.

Cependant le char vole, &c.

Ainsi le législateur des Juifs, qui n'était pas un homme ordinaire, ayant fort bien conçu la grandeur & la puissance de Dieu, l'a exprimée dans toute & dignité y au commencement de ses lois, par ces paroles.

Dieu dit : Que la lumière se fasse & la lumière se fit.

Que la Terre si fasse, Terre fut faite.

Je pense, mon cher Terentianus, que vous ne serez pas fâché que je vous rapporte encore ici un passage de notre poète, quand il parle des hommes, afin de vous faire voir combien Homère est héroïque lui-même ; en peignant le caractère d'un héros. Une épaisse obscurité avait couvert tout d'un coup l'armée des Grecs, & les empêchait de combattre. En cet endroit Ajax ne sachant plus quelle résolution prendre s'écrie :

Grand Dieu châtie la nuit qui nous couvre les yeux

Et combats contre nous à la clarté des cieux.[9]

Voila les véritables sentiments d'un guerrier tel qu'Ajax. Il ne demande pas la vie, un héros n'était pas capable de cette bassesse : mais comme il ne voit point d'occasion de signaler son courage au milieu de l'obscurité, il se fâche de ne point combattre : il demande donc en hâte que le jour paraisse, pour faire au moins une fin digne de son grand cœur, quand il devrait avoir à combattre Jupiter même. En effet Homère en cet endroit est comme un vent favorable qui seconde l'ardeur des combattants: car il ne se remue pas avec moins de violence, que s'il était épris aussi de fureur.

Tel que Mars en courroux au milieu des batailles,

Ou comme on voit un feu dans la nuit & l’horreur,

Au travers des forêts promener sa fureur

De colère il écume, &c.[10]

Mais je vous prie de remarquer, pour plusieurs raisons, combien il est affaibli dans son Odyssée où il fait voir en effet que c'est le propre d’un grand esprit, lorsqu'il commence à vieillir & à décliner, de se plaire aux contes & aux fables. Car qu'il ait composé l'Odyssée depuis l'Iliade, j'en pourrais donner plusieurs preuves. Et premièrement il est certain qu'il y a quantité de choses dans l'Odyssée qui ne sont que la suite des malheurs qu'on lit dans Iliade, & qu'il a transportées dans ce dernier ouvrage, comme autant d'effets de la guerre de Troie. Ajoutés que les accidents qui arrivent dans l'Iliade sont déplorés souvent par les héros de l'Odyssée, comme des malheurs connus & arrivés il y a déjà longtemps. Et c'est pourquoi l'Odyssée n'est à proprement parler que l'épilogue de l'Iliade.

Là gît le grand Ajax, & l’invincible Achille.

La de ses ans Patrocle a vu borner le cours.

Là mon fils, mon cher fils a terminé ses jours.[11]

De là vient à mon avis, que comme Homère a composé son Iliade durant que son esprit était en sa plus grande vigueur, tout le corps de son ouvrage est dramatique & plein d'action : au lieu que la meilleure partie de l'Odyssée se passe en narrations, qui est le génie de la vieillesse, tellement qu'on le peut comparer dans ce dernier ouvrage au soleil quand il se couche, qui a toujours sa même grandeur, mais qui n'a plus tant d'ardeur ni de force. En effet il ne parle plus du même ton : on n'y voit plus ce sublime de l'Iliade qui marche par tout d'un pas égal, sans que jamais il s'arrête, ni se repose. On n'y remarque point cette foule de mouvements & de passions entassées les unes sur les autres. Il n'a plus cette même force, & s'il faut ainsi parler, cette même volubilité de discours si propre pour l'action, & mêlée de tant d'images naïves des choses. Nous pouvons dire que c'est le reflux de son esprit qui comme un grand océan se retire & déserte ses rivages. A tout propos il s'égare dans des imaginations & des fables incroyables. Je n'ai pas oublié pourtant les descriptions de tempêtes qu'il fait, les aventures qui arrivèrent à Ulysse chez Polyphème, & quelques autres endroits qui sont sans doute fort beaux. Mais cette vieillesse dans Homère, après tout, c'est la vieillesse d'Homère : joint qu'en tous ces endroits-là il y a beaucoup plus de fable & de narration que d'action.

Je me suis étendu là-dessus y comme j'ai déjà dit : afin de vous faire voir que les génies naturellement les plus élevés tombent quelquefois dans la badinerie, quand la force de leur esprit vient à s'éteindre. Dans ce rang on doit mettre ce qu'il dit du sac où Eole enferma les vents, & des compagnons d'Ulysse changez par Circé en pourceaux, que Zoïle appelle de petits Cochons larmoyants. Il en est de même des colombes qui nourrirent Jupiter, comme un pigeonneau : de la disette d'Ulysse qui fut dix jours sans manger après son naufrage, & de toutes ces absurdités qu'il conte du meurtre des amants de Pénélope. Car tout ce qu'on peut dire à l'avantage de ces fictions, c'est que ce sont d'assez beaux songes, &, si vous voulez, des songes de Jupiter même. Ce qui m’a encore obligé à parler de l'Odyssée, c'est pour vous montrer que les grands poètes, & les écrivains célèbres, quand leur esprit manque de vigueur pour le pathétique, s'amusent ordinairement à peindre les mœurs. C’est ce que fait Homère, quand il défait la vie que menaient les amants de Pénélope dans la maison d’Ulysse. En effet toute cette description est proprement une espèce de comédie où les différents caractères des hommes sont peints.

CHAPITRE VIII.

De la sublimité qui se tire des circonstances.

Voyons si nous n'avons point encore quelque autre moyen par où nous puissions rendre un discours sublime. Je dis donc, que comme naturellement rien n'arrive au monde qui ne soit toujours accompagné de certaines circonstances, ce sera un secret infaillible pour arriver au grand, si nous savons faire à propos le choix des plus considérables, & si en les liant bien ensemble, nous en formons comme un corps. Car d'un côté ce choix, & de l’autre cet amas de circonstances choisies attachent fortement l'esprit.

Ainsi, quand Sapho veut exprimer les fureurs de l'amour, elle ramasse de tous cotés les accidents qui suivent & qui accompagnent en effet cette passion: mais où son adresse paraît principalement, c’est à choisir de tous ces accidents ceux qui marquent davantage l'excès & la violence de l'amour, & à bien lier tout cela ensemble.

Heureux ! qui près de toi, pour toi seule soupire ;

Qui jouit du plaisir de t’entendre parler :

Qui te voit quelquefois doucement lui sourire.

Les Dieux, dans son bonheur peuvent-ils l’égaler ?

Je sens de veine en veine une subtile flamme

Courir par tout mon corps, si tôt que je te vois :

Et dans les doux transports, où s'égare mon âme

 Je ne saurais trouver de langue, ni de voix

Un nuage confus se répand sur ma vue

Je n’entends plus, je tombe en de douces langueurs

Et passe y sans haleine, interdite, éperdue,

Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs.

Mais quand on n’a plus rien, il faut tout hasarder, &c.

N'admirez-vous point comment elle ramasse toutes ces choses, l’âme, le corps, l'ouïe, la langue, la vue, la couleur, comme si c'étaient autant de personnes différentes & prêtes à expirer ? Voyez de combien de mouvements contraires elle est agitée, elle gèle, elle brûle, elle est folle, elle est sage ; ou elle est entièrement hors d'elle-même, ou elle va mourir : en un mot on dirait quelle n'est pas éprise d'une simple passion, mais que son âme est un rendez-vous de toutes les passions & c'est en effet ce qui arrive à ceux qui aiment. Vous voyez donc bien, comme j'ai déjà dit, que ce qui fait la principale beauté de son discours, ce sont toutes ces grandes circonstances marquées à propos, & ramassées avec choix. Ainsi quand Homère veut faire la description d’une tempête, il a soin d'exprimer tout ce qui peut arriver de plus affreux dans une tempête. Car par exemple l'auteur du poème des Arimaspiens[12] pense dire des choses fort étonnantes quand il s’écrie :

O prodige étonnante ô fureur incroyable

Des hommes insensés, sur de frêles vaisseaux,

S’en vont loin de la terre habiter sur les eaux :

Et suivant sur la mer une route incertaine,

Courent chercher bien loin le travail & la peine.

Ils ne goûtent jamais de paisible repos.

Ils ont les yeux au Ciel, & l’esprit sur les flots :

Et les bras étendus, les entrailles émues,

Ils font souvent aux Dieux des prières perdues.

Cependant il n y a personne, comme je pense, qui ne voie bien que ce discours est en effet plus fardé & plus fleuri que grand & sublime. Voyons donc comment fait Homère, & considérons cet endroit entre plusieurs autres.

Comme l’on voit les flots soulevés par l’orage,

Fondre sur un vaisseau qui s’oppose à leur rage.

Le vent avec fureur dans les voiles frémit,

La mer blanchit d écume & l’air au loin gémit

Le matelot troublé, que fin art abandonne,

Croit voir dans chaque flot la mort qui l’environne.

Aratus a tâché d'enchérir sur ce dernier vers, en disant :

Un bois mince & léger les défend de la mort.

Mais en fardant ainsi cette pensée, il l’a rendue basse & fleurie de terrible qu'elle était. Et puis renfermant tout le péril dans ces mots, Un bois mince & léger les défend de la mort, il l'éloigne & le diminue plutôt qu'il ne l'augmente. Mais Homère ne met pas pour une seule fois devant les yeux le danger où se trouvent les matelots ; il les représente, comme en un tableau, sur le point d'être immergés à tous les flots qui s'élèvent & imprime jusque dans ses mots & les syllabes, image du péril. Archiloque ne s’est point servi d'autre artifice dans la description de son naufrage non plus que Démosthène dans cet endroit où il décrit le trouble des Athéniens à la nouvelle de la prise d'Élatée, quand il dit: Il était déjà fort tard, &c. Car ils n'ont fait tous deux que trier, pour ainsi dire, & ramasser soigneusement les grandes circonstances, prenant garde à ne point inférer dans leurs discours de particularités basses & superflues, ou qui sentissent l'école. En effet, de trop s'arrêter aux petites choses, cela gâte tout : & c'est comme du moellon ou des plâtras qu'on aurait arrangés, & comme entassés les uns sur les autres pour élever un bâtiment.

CHAPITRE IX.

De l’amplification.

Entre les moyens dont nous avons parlé, qui contribuent au sublime, il faut aussi donner rang à ce qu'ils appellent amplification. Car quand la nature des sujets qu'on traite ou des causes qu'on plaide demande des périodes plus étendues & composées de plus de membres, on peut s'élever par degrés, de telle forte qu'un mot enchérisse toujours sur l'autre. Et cette adresse peut beaucoup servir, ou pour traiter quelque lieu d'un discours, ou pour exagérer, ou pour confirmer, ou pour mettre en jour un fait, ou pour manier une passion. En effet l'amplification se peut diviser en un nombre infini d'espèces, mais l'orateur doit savoir que pas une de ces espèces n'est parfaite de soi, s'il n'y a du grand & du sublime: si ce n'est lorsqu'on cherche à émouvoir la pitié, ou que l'on veut ravaler le prix de quelque chose. Partout ailleurs si vous ôtez à l'amplification ce qu'elle a de grand, vous lui arrachez, pour ainsi dire, l'âme du corps. En un mot dès que cet appui vient à lui manquer, elle languit, & n'a plus ni force ni mouvement. Maintenant, pour plus grande netteté, disons en peu de mots la différence qu'il y a de cette partie à celle dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, & qui, comme j'ai dit, n'est autre chose, qu'un amas de circonstances choisies que l'on réunit ensemble ; et voyons par où l'amplification en général diffère du grand & du sublime.

CHAPITRE X.

Ce que c’est qu’amplification.

Je ne saurais approuver la définition que lui donnent les maîtres de l'art. L'amplification, disent-ils, est un discours qui augmente & agrandit les choses. Car cette définition peut convenir tout de même au sublime, au pathétique & aux figures: puisqu'elles donnent toutes au discours je ne sais quel caractère de grandeur. Il y a pourtant bien de la différence. Et premièrement le sublime consiste dans la hauteur & l’élévation : au lieu que l'amplification consiste aussi dans la multitude des paroles ; c'est pourquoi le sublime se trouve quelquefois dans une simple pensée: mais l'amplification ne subsiste que dans la pompe & l'abondance. L'amplification donc, pour en donner ici une idée générale, est un accroissement de paroles, que l’on peut tirer de toutes les circonstances particulières des choses & de tous les lieux de l’oraison, qui remplit le discours, & le fortifie, en appuyant far ce qu’on a déjà dit. Ainsi elle diffère de la preuve, en ce qu'on emploie celle-ci pour prouver la question, au lieu que l'amplification ne sert qu'à étendre & à exagérer *****************

La même différence à mon avis est entre Démosthène & Cicéron pour le grand & le sublime, autant que nous autres Grecs pouvons juger des ouvrages d un Auteur Latin. En effet Démosthène est grand en ce qu'il est ferré & concis, & Cicéron au contraire en ce qu'il est diffus &étendu. On peut comparer ce Premier à cause de la violence, de la rapidité, de la force, & de la véhémence avec laquelle il ravage, pour ainsi dire, & emporte tout, à une tempête & à un foudre. Pour Cicéron, à mon sens, il ressemble à un grand embrasement qui se répand par tout, & s'élève en l'air, avec un feu dont la violence dure & ne s'éteint point: qui fait de différents effets, selon les différents endroits où il se trouve, mais qui se nourrit néanmoins & s'entretient toujours dans la diversité des choses où il s'attache. Mais vous pouvez mieux juger de cela que moi. Au reste le sublime de Démosthène vaut sans doute bien mieux dans les exagérations fortes, & les violentes passions : quand il faut, pour ainsi dire, étonner l'auditeur. Au contraire l'abondance est meilleure, lorsqu'on veut, si j'ose me servir de ces termes répandre une rosée agréable dans les esprits. Et certainement un discours diffus est bien plus propre pour les lieux communs, les péroraisons, les digressions, & généralement pour tous ces discours qui se font dans le genre démonstratif. Il en est de même pour les histoires, les traités de physique & plusieurs autres semblables matières.

CHAPITRE XI

De l’imitation.

Pour retourner à notre discours. Platon dont le style ne laisse pas d'être fort élevé, bien qu'il coule sans être rapide & sans faire de bruit, nous a donné une idée de ce style que vous ne pouvez ignorer, si vous avez lu les livres de sa République. Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, qui ne savent ce que c’est que de sagesse ni de vertu, & qui sont continuellement plongés dans les festins & dans la débauche, vont toujours de pis en pis, et errent enfin toute leur vie. La vérité n’a point pour eux d’attraits ni de charmes : Ils n’ont jamais levé les yeux pour la regarder ; en un mot ils n’ont jamais goûté de pur ni de solide plaisir. Ils sont comme des bêtes qui regardent toujours en bas, qui sont courbées vers la Terre, ils ne songent qu’à manger, & à repaître, qu’à satisfaire leurs passions brutales, & dans l’ardeur de les rassasier, ils regimbent, ils égratignent, ils se battent à coups d'ongles & de cornes de fer, & périssent à la fin par leur gourmandise insatiable.

Au reste ce philosophe nous a encore enseigné un autre chemin, si nous ne voulons point le négliger, qui nous peut conduire au sublime. Quel est ce chemin ? c'est l’imitation & l'émulation des poètes & des écrivains illustres qui ont vécu devant nous. Car c'est le but que nous devons toujours nous mettre devant les yeux.

Et certainement il s'en voit beaucoup que l'esprit d’autrui ravit hors d'eux-mêmes, comme on dit qu'une sainte fureur saisit la prêtresse d'Apollon sur le sacré Trepié. Car on tient qu'il y a une ouverture en terre d'où sort un souffle, une vapeur toute céleste qui la remplit sur le champ d'une vertu divine, & lui fait prononcer des oracles. De même ces grandes beautés que nous remarquons dans les ouvrages des anciens sont comme autant de sources sacrées, d'où il s'élève des vapeurs heureuses qui se répandent dans l’âme de leurs imitateurs, & animent les esprits mêmes naturellement les moins échauffés: si bien que dans ce moment ils sont comme ravis & emportés de l’enthousiasme d'autrui. Ainsi voyons-nous qu'Hérodote & devant lui Stésichore & Archiloque ont été grands imitateurs d'Homère. Platon néanmoins est celui de tous qui l'a le plus imité : car il a puisé dans ce poète, comme dans une vive source, dont il a détourné un nombre infini de ruisseaux : & j'en donnerais des exemples si Amonius n’en avait déjà rapporté plusieurs.

Au reste on ne doit point regarder cela comme un larcin, mais comme une belle idée qu'il a eue, & qu'il s'est formée sur les mœurs, l'invention, & les ouvrages d'autrui. En effet jamais, à mon avis, il ne dit de si grandes choses dans ses traités de philosophie, que quand du simple discours passant à des expressions & à des matières poétiques, il vient, s'il faut ainsi dire, comme un nouvel athlète, disputer de toute sa force le prix à Homère, c'est à dire à celui qui était déjà l'admiration de tous les siècles. Car bien qu'il ne le fasse peut-être qu'avec un peu trop d'ardeur, & comme on dit, les armes à la main; cela ne laisse pas néanmoins de lui servir beaucoup, puisque enfin, selon Hésiode :

La noble jalousie est utile aux mortels.

Et n'est-ce pas en effet quelque chose de bien glorieux & bien digne d'une âme noble, que de combattre pour l'honneur & le prix de la victoire, avec ceux qui nous ont précédés ? puisque dans ces sortes de combats on peut même être vaincu sans honte.

CHAPITRE XII.

De la manière d’imiter.

Toutes les fois donc que nous voulons travailler à un ouvrage qui demande du grand & du sublime, il est bon de faire cette réflexion. Comment est-ce qu'Homère aurait dit cela ? Qu’auraient fait Platon, Démosthène ou Thucydide même, s'il est question d'histoire, pour écrire ceci en style sublime? Car ces grands hommes que nous nous proposons à imiter, se présentant de la sorte à notre imagination, nous servent comme de flambeau, & souvent nous élèvent l'âme presque aussi haut que l'idée que nous avons conçue de leur génie. Surtout si nous nous imprimons bien ceci en nous-mêmes. Que penseraient Homère ou Démosthène de ce que je dis s'ils m'écoutaient & quel jugement feraient-ils de moi?

En effet ce sera un grand avantage pour nous, si nous pouvons nous figurer que nous allons, mais sérieusement, rendre compte de nos écrits devant un si célèbre tribunal, & sur un théâtre où nous avons de tels héros pour juges & pour témoins. Mais un motif encore plus puissant pour nous exciter, c'est de songer au jugement que toute la postérité fera de nos écrits. Car si un homme, dans la crainte de ce jugement, ne se soucie pas qu'aucun de ses ouvrages vive plus que lui : son esprit ne saurait rien produire que des avortons aveugles & imparfaits, & il ne se donnera jamais la peine d'achever des ouvrages, qu’il ne fait point pour passer jusqu’à la dernière postérité.

CHAPITRE XIII.

Des images.

Ces images, que d'autres appellent teintures ou fictions, sont aussi d'un grand artifice pour donner du poids, de la magnificence, & de la force au discours. Ce mot image se prend en général, pour toute pensée propre à produire une expression, & qui fait une peinture à l'esprit de quelque manière que ce soit. Mais il se prend encore dans un sens plus particulier & plus resserré ; pour ces discours que l’on fait, lorsque par un enthousiasme & un mouvement extraordinaire de l'âme s’il semble que nous voyons les choses dont nous parlons, & que nous les mettons devant les yeux de ceux qui écoutent,

Au reste vous devez savoir que les images dans la rhétorique, ont tout un autre usage que parmi les poètes. En effet le but qu'on s'y propose dans la poésie, c'est l'étonnement & la surprise : au lieu que dans la prose c'est de bien peindre les choses, & de les faire voir clairement. Il y a pourtant cela de commun, qu'on tend à émouvoir en l’une & en l'autre rencontre.

Mère cruelle arrête, éloigne de mes yeux

Ces villes de l'enfer, ces spectres odieux.

Ils viennent : je les vois : mon supplice s’apprête.

Mille horribles fervents leur sifflent sur la tête.[13]

Et ailleurs.

Où fuirai-je ? Elle vient. Je la vois. Je suis mort.

Le Poète en cet endroit ne voyait pas les Furies: cependant il en fait une image si naïve, qu'il les fait presque voir aux auditeurs. Et véritablement je ne saurais pas bien dire si Euripide est aussi heureux à exprimer les autres passions, mais pour ce qui regarde l'amour & la fureur, c'est à quoi il s'est étudié particulièrement, & il y a fort bien réussi. Et même en d'autres rencontres il ne manque pas quelquefois de hardiesse à peindre les choses. Car bien que son esprit de lui-même ne soit pas porté au grand, il corrige son naturel, & le force d'être tragique & relevé, principalement dans les grands sujets : de sorte qu'on lui peut appliquer ces vers du poète :

A l’aspect du péril, au combat il s’anime :

Et le poil hérissé, les yeux étincelants,

De sa queue il se bat les côtés & les flancs.

Comme on le peut remarquer dans cet endroit où le soleil parle ainsi à Phaéton, en lui mettant entre les mains les rênes de ses chevaux.

Prends garde qu’une ardeur trop funeste à ta vie

Ne t'emporte au dessus de l’aride Lybie

Là jamais d’aucune eau le sillon arrosé

Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasée

Et dans ces vers suivants.

Aussitôt devant toi s'offriront sept étoiles

Dresse par là ta course, & suis le droit chemin:

Phaéton, à ces mots, prend les rênes en main.

De ses chevaux ai/les il bat les flancs agiles.

Les coursiers du Soleil à sa voix sont dociles,

Ils vont: le char s’éloigne, & plus prompt qu’un éclair.

Pénètre en un moment les vastes champs de l’air.

Le père cependant plein d'un trouble funeste,

Le voit rouler de loin sur la plaine céleste

Lui montre encore sa route, & du plus haut des deux,

Le fait autant qu'il peut de la voix & des yeux.

Va par là, lui dit-il, Reviens : Détourne: Arrête

Ne diriez vous pas que l’âme du poète monte sur le char avec Phaéton, qu'elle partage tous les périls, & qu'elle vole dans l'air avec les chevaux? car s'il ne les suivait dans les Cieux, s'il n'assistait à tout ce qui s’y passe pourrait-il peindre la chose comme il fait ? Il en est de même de cet endroit de sa Cassandre qui commence par :

Mais ô braves Troyens, &c.

Eschyle a quelquefois aussi des hardiesses & des imaginations tout à fait nobles & héroïques : comme on le peut voir dans la Tragédie intitulée Les Sept devant Thèbes, où un courrier venant apporter à Étéocle la nouvelle de ces sept chefs qui avaient tous impitoyablement juré, pour ainsi dire, leur propre mort, s'explique ainsi.

Sur un bouclier noir sept chefs impitoyables,

Épouvantent les Dieux de serments effroyables

Près d'un Taureau mourant qu'ils viennent d’égorger

Tous la main dans le sang jurent de se venger,

Ils en jurent, la Peur, le Dieu Mars, & Bellone

Au reste bien que ce poète, pour vouloir trop s'élever, tombe assez souvent dans des pensées rudes, grossières & mal polies : toutefois Euripide, par une noble émulation, s'expose quelquefois aux mêmes périls. Par exemple dans Eschyle le palais de Lycurgue est ému & entre en fureur, à la vue de Bacchus.

Le palais en fureur mugit à son aspect.

Euripide emploie cette même pensée d’une autre manière, en l’adoucissant néanmoins.

La montagne à leurs cris répond en mugissant.

Sophocle n'est pas moins excellent à peindre les choses, comme on le peut voir dans la description qu'il nous a laissée d'Oedipe mourant & s'ensevelissant lui-même au milieu d'une tempête prodigieuse, & dans cet autre endroit où il dépeint l'apparition d'Achille sur son tombeau, dans le moment que les Grecs allaient lever l'ancre. Je doute néanmoins pour cette apparition, que jamais personne en ait fait une description plus vive que Simonide : mais nous n'aurions jamais fait, si nous voulions étaler ici tous les exemples que nous pourrions rapporter à ce propos,

Pour retourner à ce que nous disions, les images dans la poésie sont pleines ordinairement d'accidents fabuleux, & qui passent toute forte de créance : au lieu que dans la rhétorique le beau des images, c'est de représenter la chose comme elle s'est passée, & telle qu'elle est dans la vérité. Car une invention poétique & fabuleuse dans une oraison traîne nécessairement avec foi des digressions grossières & hors de propos & tombe dans une extrême absurdité. C’est pourtant ce que cherchent aujourd'hui nos orateurs. Ils voient quelquefois les Furies, ces grands orateurs, aussi bien que les poètes tragiques, & les bonnes gens ne prennent pas garde que quand Oreste dit dans Euripide:

Toi qui dans les Enfers me veux précipiter,

Déesse, cesse enfin de me persécuter ;

il ne s'imagine voir toutes ces choses, que parce qu'il n'est pas dans son bon sens. Quel est donc l'effet des images dans la rhétorique? C’est qu’outre plusieurs autres propriétés, elles ont cela qu'elles animent & échauffent le discours. Si bien qu'étant mêlées avec art dans les preuves, elles ne persuadent pas seulement; mais elles domptent, pour ainsi dire, elles soumettent l'auditeur. Si un homme, dit un orateur, a entendu un grand bruit devant le Palais, & qu’un autre à même temps vienne annoncer que les prisons sont ouvertes, & que les prisonniers de guerre se sauvent : il n’y a point de vieillard si chargé d'années ni de jeune homme si indifférent, qui ne coure de toute sa force au secours. Que si quelqu'un sur ces entrefaites leur montre l’Auteur de ce désordre: c’est fait de ce malheureux s’il faut qu'il périsse sur le champ, & l’on ne lui donne pas le temps de parler.

Hypéride s'est servi de cet artifice dans l'oraison où il rend compte de l'ordonnance qu'il fit faire, après la défaite de Chéronée, qu'on donnerait la liberté aux esclaves. Ce n’est point, dit-il, un orateur qui a fait passer cette loi : c’est la bataille, c’est la défaite de Chéronée. Au même temps qu'il prouve la chose par raison, il fait une image, & par cette proposition qu'il avance, il fait plus que persuader & que prouver. Car comme en toutes choses on s'arrête naturellement à ce qui brille & éclate davantage, l'esprit de l'auditeur est aisément entraîné par cette image qu'on lui présente au milieu d'un raisonnement, & qui lui frappant l'imagination, l'empêche d'examiner de si près la force des preuves, à cause de ce grand éclat dont elle couvre & environne le discours. Au reste il n'est pas extraordinaire que cela fasse cet effet en nous, puisqu'il est certain que de deux corps mêlés ensemble celui qui a le plus de force attire toujours à soi la vertu & la puissance de l'autre. Mais c'est assez parlé de cette sublimité qui consiste dans les pensées, & qui vient, comme j’ai dit, ou de la Grandeur d'âme, ou de l'Imitation ou de l’imagination.

 

CHAPITRE XIV.

Des figures & premièrement de l’apostrophe.

Il faut maintenant parler des figures, pour suivre l'ordre que nous nous sommes prescrit : car, comme j'ai dit, elles ne sont pas une des moindres parties du sublime, lorsqu'on leur donne le tour qu'elles doivent avoir. Mais ce serait un ouvrage de trop longue haleine, pour ne pas dire infini, si nous voulions faire ici une exacte recherche de toutes les figures qui peuvent avoir place dans le discours. C’est pourquoi nous nous contenterons d'en parcourir quelques-unes des principales, je veux dire, celles qui contribuent le plus au sublime : seulement afin de faire voir que nous n'avançons rien que de vrai, Démosthène veut justifier si conduite, & prouver aux Athéniens, qu'ils n'ont point failli en livrant bataille à Philippe. Quel était l'air naturel d'énoncer la chose ? Vous n’avez point failli, pouvait-il dire, Messieurs, en combattant au péril de vos vies pour la liberté & le salut de toute la Grèce, & vous en avez, des exemples qu’on ne saurait démentir. Car on ne peut pas dire que ces grands hommes aient failli, qui ont combattu pour la même cause dans les plaines de Marathon, à Salamine & devant Platées. Mais il en use bien d'une autre forte, & tout d'un coup, comme s'il était inspiré d'un Dieu, & possédé de l'esprit d'Apollon même, il s'écrie en jurant par ces vaillants défenseurs de la Grèce. Non, Messieurs, non, vous n’avez point failli. J'en jure parles mânes de ces grands hommes qui ont combattu pour la même cause dans les plaines de Marathon. Par cette seule forme de serment, que j'appellerai ici apostrophe, il déifie ces anciens citoyens dont il parle, & montre en effet, qu'il faut regarder tous ceux qui meurent de la sorte, comme autant de dieux par le nom desquels on doit jurer. Il inspire à ses juges l'esprit & les sentiments de ces illustres morts, & changeant l'air naturel de la preuve en cette grande & pathétique manière d'affirmer par des serments si extraordinaires, si nouveaux, si dignes de foi, il fait entrer dans l’âme de ses auditeurs comme une espèce de contrepoison & d'antidote qui en chasse toutes les mauvaises impressions. Il leur élève le courage par des louanges. En un mot il leur fait concevoir qu'ils ne doivent pas moins s'estimer de la bataille qu'ils ont perdue contre Philippe, que des victoires qu'ils ont remportées à Marathon & à Salamine & par tous ces différents moyens renfermés dans une seule figure, il les entraîne dans son parti. Il y en a pourtant qui prétendent que l'original de ce serment se trouve dans Eupolis, quand il dit:

On ne me verra plus affligé de leur joie.

J’en jure mon combat aux champs de Marathon.

Mais il n'y a pas grande finesse à jurer simplement. Il faut voir où, comment, en quelle occasion, & pourquoi on le fait. Or dans le passage de ce poète il n'y a rien autre chose qu’un simple serment. Car il parle là aux Athéniens heureux, & dans un temps où ils n'avaient pas besoin de consolation. Ajoutez que par ce serment il ne traite pas, comme Démosthène, ces grands hommes d'immortels, & ne songe point à faire naître dans l’âme des Athéniens, des sentiments dignes de la vertu de leurs ancêtres : vu qu'au lieu de jurer par le nom de ceux qui avaient combattu, il s'amuse à jurer par une chose inanimée, telle qu'est un combat. Au contraire dans Démosthène ce serment est fait directement pour rendre le courage aux Athéniens vaincus, & pour empêcher qu'ils ne regardassent dorénavant, comme un malheur, la bataille de Chéronée. De sorte que, comme j'ai déjà dit, dans cette seule figure, il leur prouve par raison qu'ils n'ont point failli, il leur en fournit un exemple, & il le leur confirme par des serments, il fait leur éloge & il les exhorte à la guerre contre Philippe.

Mais comme on pouvait répondre à notre orateur, il s'agit de la bataille que nous avons perdue contre Philippe, durant que vous maniiez les affaires de la République, & vous jurez par les victoires que nos ancêtres ont remportées. Afin donc de marcher sûrement, il a soin de régler ses paroles, & n'emploie que celles qui lui sont avantageuses : faisant voir, que même dans les plus grands emportements, il faut être sobre & retenu. En disant donc que leurs ancêtres avaient combattu par terre à Marathon & par mer à Salamine, avaient donné bataille près d'Artémise & de Platées : il se garde bien de dire qu’ils en fussent sortis victorieux. Il a soin de taire l'événement qui avait été aussi heureux en toutes ces batailles, que funeste à Chéronée ; & prévient même l'auditeur en poursuivant ainsi. Tous ceux, ô Eschine, qui sont péris en ces rencontres, ont été enterrés aux dépens de la République, & non pas seulement ceux dont la fortune a secondé la valeur.

 

CHAPITRE XV.

Que les figures ont besoin du sublime pour les soutenir.

Il ne faut pas oublier ici une réflexion que j'ai faite, & que je vais vous expliquer en peu de mots : c est que si les figures naturellement soutiennent le sublime, le sublime de son côté soutient merveilleusement les figures : mais où, & comment, c'est ce qu’il faut dire.

En premier lieu, il est certain qu'un discours ou les figures sont employées toutes seules, est de soi-même suspect d’adresse, d'artifice, & de tromperie. Principalement lorsqu'on parle devant un juge souverain, & surtout si ce juge est un grand seigneur, comme un tyran, un roi, ou un général d'armée : car il conçoit en lui-même une certaine indignation contre l'orateur, & ne saurait souffrir qu'un chétif rhétoricien entreprenne de le tromper, comme un enfant, par de grossières finesses. Et même il est à craindre quelquefois, que prenant tout cet artifice pour une espèce de mépris, il ne s'effarouche entièrement : & bien qu'il retienne sa colère, & se laisse un peu amollir aux charmes du discours, il a toujours une forte répugnance à croire ce qu'on lui dit. C’est pourquoi il n'y a point de figure plus excellente que celle qui est tout à fait cachée, & lorsqu'on ne reconnaît point que c'est une figure. Or il n'y a point de secours ni de remède plus merveilleux pour l'empêcher de paraître, que le sublime & le pathétique, par ce que l'art ainsi renfermé au milieu de quelque chose de grand & d'éclatant, a tout ce qui lui manquait, & n'est plus suspect d'aucune tromperie. Je ne vous en saurais donner un meilleur exemple que celui que j'ai déjà rapporté.

J'en jure par les mânes de ces grands hommes, &c.

Comment est-ce que l'Orateur a caché la figure dont il se sert ? N'est-il pas aisé de reconnaître que c'est par l'éclat même de sa pensée? Car comme les moindres lumières s'évanouissent, quand le soleil vient à éclairer ; de même toutes ces subtilités de rhétorique disparaissent à la vue de cette grandeur qui les environne de tous côtés. La même chose à peu près arrive dans la peinture. En effet qu'on tire plusieurs lignes parallèles sur un même plan, avec les jours & les ombres : il est certain que ce qui se présentera d'abord à la vue, ce sera le lumineux à cause de son grand éclat qui fait qu’il semble sortir hors du tableau, & s'approcher en quelque façon de nous. Ainsi le sublime & le pathétique, soit par une affinité naturelle qu'ils ont avec les mouvements de notre âme, soit à cause de leur brillant, paraissent davantage & semblent toucher de plus près notre esprit que les figures, dont ils cachent l'art, & qu'ils mettent comme à couvert.

CHAPITRE XVI.

Des interrogations.

Que dirai-je des demandes & des interrogations? Car qui peut nier que ces sortes de figures ne donnent beaucoup plus de mouvement, d'action, & de force au discours ? Ne voulez-vous jamais faire autre chose, dit Démosthène aux Athéniens, qu’aller par la ville vous demander les uns aux autres : Que dit-on de nouveau ? & que peut-on vous apprendre de plus nouveau, que ce que vous voyez ? Un homme de Macédoine se rend maître des Athéniens, & fait la loi à toute la Grèce. Philippe est-il mort ? dira l’un : Non, répondra l’autre, il n’est que malade. Hé, que vous importe, Messieurs, qu'il vive ou qu’il meure ? Quand le ciel vous en aurait délivrés, vous-vous feriez bientôt vous même un autre Philippe. Et ailleurs. Embarquons-nous pour la Macédoine, mais où aborderons-nous, dira quelqu'un, malgré Philippe ? La guerre même, Messieurs, nous découvrira par où Philippe est facile à vaincre. S'il eût dit la chose simplement, son discours n’eût point répondu à la majesté de l'affaire dont il parlait : au lieu que par cette divine & violente manière de se faire des interrogations & de se répondre sur le champ à soi-même, comme si c'était une autre personne, non seulement il rend ce qu'il dit plus grand & plus fort, mais plus plausible & plus vraisemblable. Car le pathétique ne fait jamais plus d'effet que lorsqu'il semble que l'orateur ne le recherche pas, mais que c'est l’occasion qui le fait naître. Or il n'y a rien qui imite mieux la passion que ces sortes d'interrogations & de réponses. Car ceux qu'on interroge sur une chose dont ils savent la vérité, sentent naturellement une certaine émotion qui fait que sur le champ ils se précipitent de répondre. Si bien que par cette figure l'auditeur est adroitement trompé, & prend les discours les plus médités pour des choses dites sur l'heure & dans la chaleur * * * *. Il n'y a rien encore qui donne plus de mouvement au discours que d'en ôter les liaisons. En effet un discours que rien ne lie & n'embarrasse, marche & coule de soi-même, & il s'en faut peu qu'il n'aille quelquefois plus vite que la pensée même de l'orateur. Ayant approché leurs boucliers les uns des autres, dit Xénophon, ils recalaient, ils combattaient, ils tuaient, ils mouraient ensemble. Il en est de même de ces paroles d'Euryloque à Ulysse dans Homère.

Nous avons par ton ordre à pas précipités

Parcouru de ces bois les sentiers écartés :

Nous avons dans le fond d'une sombre vallée

Découvert de Circé la maison reculée.

Car ces périodes ainsi coupées & prononcées néanmoins avec précipitation, sont les marques d'une vive douleur, qui l'empêche en même temps, & le force de parler. C'est ainsi qu'Homère sait ôter où il faut les liaisons du discours.

CHAPITRE XVII.

Du mélange des figures.

Il n'y a encore rien de plus fort pour émouvoir, que de ramasser ensemble plusieurs figures. Car deux ou trois figures ainsi mêlées entrant par ce moyen dans une espèce de société se communiquent les unes aux autres de la force, des grâces & de l'ornement: comme on le peut voir dans ce passage de l'oraison de Démosthène contre Midias, ou en même temps il ôte les liaisons de son discours & mêle, ensemble les figures de répétition & de description. Car tout homme, dit cet orateur, qui en outrage un autre, fait beaucoup de choses du geste, des yeux, de la voix, que celui qui a été outragé ne saurait peindre dans un récit. Et de peur que dans la suite, son discours ne vint à se relâcher & sachant bien que l'ordre appartient à un esprit rassis, & qu'au contraire le désordre est la marque de la passion qui n'est en effet elle-même qu'un trouble & une émotion de l'âme, il poursuit dans la même diversité de figures, Tantôt il le frappe comme ennemi, tantôt pour lui faire insulte, tantôt avec les poings, tantôt au visage. Par cette violence de paroles ainsi entassées les unes sur les autres l'orateur ne touche & ne remue pas moins puissamment ses juges, que s'ils le voyaient frapper en leur présence. Il revient à la charge, & poursuit comme une tempête. Ces affronts émeuvent ces affronts transportent un homme de cœur & qui n’est point accoutumé aux injures. On ne saurait exprimer par des paroles l’énormité d'une telle action. Par ce changement continuel, il conserve partout le caractère de ces figures turbulentes : tellement que dans son ordre il y a un désordre, & au contraire dans son désordre il y a un ordre merveilleux. Qu’ainsi ne soit, mettez par plaisir les conjonctions à ce passage, comme sont les disciples d'Isocrate. Et certainement il ne faut pas oublier, que celui qui en trace un autre fait beaucoup de choses, premièrement par le geste, ensuite par les yeux, & enfin par la voix même, &c,... Car en égalant & aplanissant ainsi toutes choses par le moyen des liaisons, vous verrez que d'un pathétique fort & violent, vous tomberez clans une petite afféterie de langage qui n'aura ni pointe ni aiguillon, & que toute la force de votre discours s'éteindra aussitôt d'elle-même. Et comme il est certain, que si on liait le corps d'un homme qui court on lui ferait perdre toute sa force ; de même si vous allez embarrasser une passion de ces liaisons & de ces particules inutiles, elle les souffre avec peine, vous lui ôtez la liberté de sa course, & cette impétuosité qui la faisait marcher avec la même violence, qu'un trait lancé par une machine.

CHAPITRE XVIII.

Des hyperbates.

Il faut donner rang aux hyperbates. L'hyperbate n'est autre chose que la Transposition des pensées ou des paroles dans l’ordre & la suite d’un discours. Et cette figure porte avec foi le caractère véritable d'une passion forte & violente. En effet, voyez tous ceux qui sont émus de colère, de frayeur, de dépit, de jalousie, ou de quelque autre paillon que ce soit: car il y en a tant que l’on n'en sait pas le nombre, leur écrit est dans une agitation continuelle. À peine ont-ils formé un dessein qu'ils en conçoivent aussitôt un autre, & au milieu de celui-ci s'en proposant encore de nouveaux, où il n'y a ni raison ni rapport, ils reviennent souvent à leur première résolution. La passion en eux est comme un vent léger & inconstant qui les entraîne, & les fait tourner sans cesse de côté & d'autre : si bien que dans ce flux & ce reflux perpétuel de sentiments opposés, ils changent à tous moments dépensée & de langage, & ne gardent ni ordre, ni suite dans leurs discours.

Les habiles écrivains, pour imiter ces mouvements de la nature, se fervent des hyperbates. Et à dire vrai, l'art n'est jamais dans un plus haut degré de perfection, que lorsqu'il ressemble si fort à la nature, qu'on le prend pour la nature même; & au contraire la nature ne réussit jamais mieux que quand l'art est caché.

Nous voyons un bel exemple de cette transposition dans Hérodote, où Denys Phocéen parle ainsi aux Ioniens. En effet nos affaires sont réduites à la dernière extrémité, Messieurs. Il faut nécessairement que nous soyons libres ou esclaves & esclaves misérables. Si donc vous voulez éviter les malheurs qui vous menacent il faut sans différer embrasser le travail & la fatigue, & acheter votre liberté par la défaite de vos ennemis. S'il eût voulu suivre l’ordre naturel, voici comme il eût parlé. Messieurs, il est maintenant temps d'embrasser le travail & la fatigue : Car enfin nos affaires sont réduites à la dernière extrémité, &c. Premièrement donc il transporte ce mot Messieurs, & ne l'insère qu'immédiatement après leur avoir jeté la frayeur dans l’âme: comme si la grandeur du péril lui avait fait oublier la civilité qu’on doit à ceux à qui l'on parle, en commençant un discours. Ensuite il renverse l'ordre des pensées. Car avant que de les exhorter au travail, qui est pourtant son but, il leur donne la raison qui les y doit porter: En effet nos affairés sont réduites à la dernière extrémité afin qu'il ne semble pas que ce soit un discours étudié qu’il leur apporte: mais que c'est la passion qui le force de parler sur le champ. Thucydide a aussi des hyperbates fort remarquables, & s'entend admirablement à transposer les choses qui semblent unies du lien le plus naturel, & qu'on dirait ne pouvoir être séparées.

Pour Démosthène, qui est d'ailleurs bien plus retenu que Thucydide, il ne l'est pas en cela, & jamais personne n'a plus aimé les hyperbates. Car dans la passion qu'il a de faire paraître que tout ce qu'il dit est dit sur le champ, il traîne sans cesse l'auditeur, par les dangereux détours de ses longues transpositions. Assez souvent donc il suspend sa première pensée comme s'il affectait tout exprès le désordre : & entremêlant au milieu de son discours plusieurs choses différentes qu'il va quelquefois chercher, même hors de son sujet, il met la frayeur dans l'âme de l'auditeur qui croit que tout ce discours va tomber, & l’intéresse malgré lui dans le péril où il pense voir l'orateur. Puis tout d'un coup & lorsqu'on ne s’y attendait plus, disant à propos ce qu'il y avait si longtemps qu'on cherchait ; par cette transposition également adroite & dangereuse, il touche bien davantage que s'il eût gardé un ordre dans ses paroles, & il y a tant d'exemples de ce que je dis que je me dispenserai d'en rapporter.

CHAPITRE XIX.

Du changement de nombre.

Il n'en faut pas moins dire de ce qu'on appelle; diversités de cas, collections, renversements, gradations, & de toutes ces autres figures, qui étant comme vous savez, extrêmement fortes & véhémentes, peuvent beaucoup servir par conséquent à orner le discours, & contribuent en toutes manières au grande au pathétique. Que dirai-je des changements de cas, de temps, de personnes, de nombre, & de genres.

En effet qui ne voit combien toutes ces choses sont propres à diversifier & à ranimer l'expression ? Par exemple pour ce qui regarde le changement de nombre, ces singuliers dont la terminaison est singulière, mais qui ont pourtant, à les bien prendre, la force & la vertu des pluriels.

Aussitôt un grand peuple accourant sur le port

Ils firent de leurs cris retentir les rivages.

Et ces singuliers sont d'autant plus dignes de remarque, qu'il n'y a rien quelquefois de plus magnifique que les pluriels. Car la multitude qu'ils renferment leur donne du son & de l'emphase. Tels sont ces pluriels qui sortent de la bouche d'Oedipe dans Sophocle.

Hymen, funeste Hymen tu m’as donné la vie

Mais dans ces mêmes flancs ou je fus enfermé

Tu fais rentrer ce sang dont tu m’avais formé.

Et par là tu produis & des fils & des pères,

Des frères, des maris, des femmes & des mères,

Et tout ce que du sort la maligne fureur,

Fit jamais voir au jour & de honte & d'horreur.

Tous ces différents noms ne veulent dire qu'une seule personne, c'est à savoir Oedipe d'une part, & sa mère Jocaste de l'autre. Cependant par le moyen de ce nombre ainsi répandu & multiplié en différents pluriels, il multiplie en quelque façon les infortunes d'Oedipe. C'est par un même pléonasme qu'un poète a dit :

On vit les Sarpédons et les Hectors paraître.

Il en faut dire autant de ce passage de Platon à propos des Athéniens, que j'ai rapporté ailleurs. Ce ne sont point des Pelops, des Cadmus, des Egyptes, des Danaus, ni des hommes nés barbares qui demeurent avec nous. Nous sommes tous Grecs, éloignés du commerce et de la fréquentation des nations étrangères, qui habitons une même ville, &c.

En effet tous ces pluriels ainsi ramassés ensemble nous font concevoir une bien plus grande idée des choses. Mais il faut prendre garde à ne faire cela que bien à propos, & dans les endroits où il faut amplifier ou multiplier, ou exagérer, & dans la passion c'est-à-dire quand le sujet est susceptible d'une de ces choses ou de plusieurs. Car d'attacher partout ces cymbales & ces sonnettes cela sentirait trop son sophiste.

CHAPITRE XX.

Des pluriels réduits en singuliers.

On peut aussi tout au contraire réduire les pluriels en singuliers, & cela a quelque chose de fort grand. Tout le Péloponnèse, dit Démosthène, était alors divisé en factions. Il en est de même de ce passage d'Hérodote. Phrynichus faisant représenter sa tragédie intitulée la Prise de Milet, tout le théâtre se fondit en larmes. Car de ramasser ainsi plusieurs choses en une, cela donne plus de corps au discours. Au reste je tiens que pour l'ordinaire c'est une même raison qui fait valoir ces deux différentes figures. En effet soit qu'en changeant les singuliers, en pluriels, d'une seule chose vous en fassiez plusieurs : soit qu'en ramassant des pluriels dans un seul nom singulier qui sonne agréablement à l'oreille, de plusieurs choses vous n'en fassiez qu'une, ce changement imprévu marque la passion.

CHAPITRE XXI.

Du changement de temps.

Il en est de même du changement de temps : lorsqu’on parle d'une chose passée, comme si elle se faisait présentement: parce qu'alors ce n'est plus une narration que vous faites, c'est une action qui se passe à l’heure même. Un soldat, dit Xénophon, étant tombé sous le cheval de Cyrus, & étant foulé aux pieds de ce cheval, il lui donne un coup d'épée dans le ventre. Le cheval blessé se démène & secoue son maître. Cyrus tombe. Cette figure est fort fréquente dans Thucydide.

CHAPITRE XXII.

Du changement de personnes.

Le changement de personnes n'est pas moins pathétique. Car il fait que l'auditeur assez souvent se croit voir lui même au milieu du péril.

Vous diriez à les voir pleins d'une ardeur si belle,

Qu’ils retrouvent toujours une vigueur nouvelle

Que rien ne les saurait ni vaincre ni lasser

Et que leur long combat ne fait que commencer*

Et dans Aratus.

Ne t'embarque jamais durant ce triste mois.

Cela se voit encore dans Hérodote. A la sortie de la ville Eléphantine, dit cet Historien, du côté qui va en montant, vous rencontrez d'abord une colline, &c. De là vous descendez dans une plaine : Quand vous l’aurez traversée, vous pouvez vous embarquer tout de nouveau, & en douze jours vous arriverez à une grande ville qu'on appelle Meroé. Voyez vous, mon cher Terentianus, comme il prend votre esprit avec lui, & le conduit dans tous ces différents pays : vous faisant plutôt voir qu'entendre. Toutes ces choses ainsi pratiquées à propos arrêtent l'auditeur, & lui tiennent l’esprit attaché sur l'action présente. Principalement lorsqu'on ne s'adresse pas à plusieurs en général, mais à un seul en particulier.

Tu ne saurais connaître au fort de la mêlée

Quel parti suit le fils du courageux Tydée

Car en réveillant ainsi l'auditeur par ces apostrophes, vous le rendez plus ému, plus attentif, & plus plein de la chose dont vous parlez.

CHAPITRE XXIII.

Des transitions imprévues.

Il arrive aussi quelquefois qu'un écrivain parlant de quelqu'un, tout d'un coup se met à sa place, & joue son personnage : & cette figure marque l'impétuosité de la passion.

Mais Hector de ses cris remplissant le rivage

Commande à ses soldats, de quitter le pillage

De courir aux vaisseaux. Car j’atteste les Dieux

Que quiconque osera s’écarter à mes yeux

Moi-même dans son sang j’irai laver sa honte

Le poète retient la narration pour foi, comme celle qui lui est propre, & met tout d'un coup, & sans en avertir, cette menace précipitée dans la bouche de ce guerrier bouillant & furieux. En effet son discours aurait langui s'il eût entremêlé; Hector dit alors de telles ou semblables paroles. Au lieu que par cette transition imprévue il prévient le lecteur, & la transition est faite avant qu'on s'en soit aperçu. Le véritable lieu donc où l'on doit user de cette figure, c'est quand le temps presse & que l’occasion qui se présente ne permet pas de différer: lorsque sur le champ il faut passer d'une personne à une autre, comme dans Hécatée. Ce Héraut ayant assez pesé la conséquence de toutes ces choses, il commande aux Descendants des Héraclides de se retirer. Je ne puis plus rien pour vous, non plus que si je n’étais point au monde. Vous êtes perdus, & vous me forcerez bientôt moi-même d’aller chercher une retraite chez quelque autre peuple. Démosthène dans son oraison contre Aristogiton a encore emploie cette figure d'une manière différente de celle-ci, mais extrêmement forte & pathétique. Et il ne se trouvera personne entre vous, dit cet orateur, qui ait du ressentiment & de l’indignation de voir un impudent, un infâme violer insolemment les choses les plus saintes ? Un scélérat, dis je, qui ... O le plus méchant de tous les hommes ! rien n’aura pu arrêter ton audace effrénée ? Je ne dis pas ces portes, je ne dis pas ces barreaux, qu'un autre pouvait rompre comme toi. Il laisse là la pensée imparfaite, la colère le tenant comme suspendu & partagé sur un mot, entre deux différentes personnes. Qui… O le plus méchant de tous les Hommes ! Et ensuite tournant tout d'un coup contre Aristogiton ce même discours qu'il semblait avoir laissé là ; il touche bien davantage, & fait une bien plus forte impression. Il en est de même de cet emportement de Pénélope dans Homère, quand elle voit entrer chez elle un héraut de la part de ses amants.

De mes fâcheux amants ministre injurieux.

Héraut que cherches-tu ? Qui t’amène en ces lieux ?

Y viens-tu de la part de cette troupe avare

Ordonner qu’à l’instant le festin se prépare ?

Fasse le juste ciel, avançant leur trépas,

Que ce repas pour eux soit le dernier repas.

Lâches, qui pleins d’orgueil & faibles de courage,

Consumés de son fils le fertile héritage,

Vos pères autrefois ne vous ont-ils point dit

Quel homme était Ulysse, &c.

CHAPITRE XXIV.

De la périphrase.

Il n'y a personne, comme je crois qui puisse douter que la Périphrase ne soit encore d'un grand usage dans le sublime. Car, comme dans la musique le son principal devient plus agréable à l'oreille, lors qu'il est accompagné de ces différentes parties qui lui répondent: De même la périphrase tournant à l'entour du mot propre, forme souvent par rapport avec lui une consonance & une harmonie fort belle dans le discours. Surtout lorsqu'elle n'a rien de discordant ou d'enflé, mais que toutes choses y sont dans un juste tempérament. Platon nous en fournit un bel exemple au commencement de son oraison funèbre. Enfin, dit-il, nous leur avons rendu les derniers devoirs, & maintenant ils achèvent ce fatal voyage, & ils s’en vont tous glorieux de la magnificence avec laquelle toute la ville en général, & leurs parents en particulier les ont reconduits hors de ce monde. Premièrement il appelle la mort, ce fatal voyage. Ensuite il parle des derniers devoirs qu'on avait rendu aux morts, comme d’une pompe publique que leur pays leur avait préparée exprès, au sortir de cette vie. Dirons-nous que toutes ces choses ne contribuent que médiocrement à relever cette pensée? Avouons plutôt que par le moyen de cette périphrase mélodieusement répandue dans le discours, d'une diction toute simple, il a fait une espèce de concert & d'harmonie. De même Xénophon. Vous regardez le travail comme le seul guide qui vous peut conduire à une vie heureuse &plaisante. Au reste voire âme est ornée de la plus belle qualité que puissent jamais posséder des hommes nés pour la guerre & c’est qu'il n’y a, rien qui vous touche plus sensiblement que la louange ! Au lieu de dire: Vous vous adonnez au travail, il use de cette circonlocution ; vous regarder le travail, comme le seul guide qui vous peut conduire à une vie heureuse. Et étendant ainsi toutes choses, il rend sa pensée plus grande, & relève beaucoup cet éloge. Cette périphrase d'Hérodote me semble encore inimitable. La déesse Venus, pour châtier l’insolence des Scythes qui avaient pillé son temple leur envoya la maladie des femmes.[14]

Au reste, il n'y a rien dont l'usage s'étende plus loin que la périphrase, pourvu qu'on ne la répande pas partout sans choix & sans mesure. Car aussitôt elle languit, & a je ne sais quoi de niais & de grossier. Et c'est pourquoi Platon qui est toujours figuré dans ses expressions, & quelquefois même un peu mal à propos, au jugement de quelques-uns, a été raillé pour avoir dit dans sa République. Il ne faut point souffrir que les richesses d'or & d'argent prennent pied ni habitent dans une ville. S’il eût voulu, poursuivent-ils, interdire la possession du bétail; assurément qu'il aurait dit par la même raison, les richesses de bœufs & de moutons.

Mais ce que nous avons dit en général suffit pour faire voir l'usage des figures, à l'égard du grand & du sublime. Car il est certain qu'elles rendent toutes le discours plus animé & plus pathétique : or le pathétique participe du sublime, autant que le sublime participe du beau & de l'agréable.

CHAPITRE XXV.

Du choix des mots.

Puisque la pensée & la phrase s'expliquent ordinairement l'une par l'autre : voyons si nous n'avons point encore quelque chose à remarquer dans cette partie du discours, qui regarde l'expression. Or que le choix des grands mots & des termes propres, soit d'une merveilleuse vertu pour attacher & pour émouvoir, c'est ce que personne n'ignore, & sur quoi par conséquent il serait inutile de s'arrêter. En effet il n'y a peut-être rien d'où les orateurs & tous les écrivains en général qui s'étudient au sublime, tirent plus de grandeur, d'élégance, de netteté, de poids, de force, & de vigueur pour leurs ouvrages, que du choix des paroles. C'est par elles que toutes ces beautés éclatent dans le discours, comme dans un riche tableau, & elles donnent aux choses une espèce d'âme & de vie. Enfin les beaux mots font, à vrai dire, la lumière propre & naturelle de nos pensées. Il faut prendre garde néanmoins à ne pas faire parade partout d'une vaine enflure de paroles. Car d'exprimer une chose basse en termes grands & magnifiques, c'est tout de même que si vous appliquiez un grand masque de théâtre sur le visage d'un petit enfant: si ce n'est à la vérité dans la poésie***********. Cela se peut voir encore dans un passage de Théopompe que Cecilius blâme, je ne sais pourquoi, qui me semble au contraire fort à louer pour sa justesse et par ce qu'il dit beaucoup. Philippe dit cet Historien boit sans peine les affronts que la nécessité de ses affaires l’oblige de souffrir. En effet un discours tout simple[15] exprimera quelquefois mieux la chose que toute la pompe, & tout l’ornement, comme on le voit tous les jours dans les affaires de la vie. Ajoutés qu'une chose énoncée d'une façon ordinaire se fait aussi plus aisément croire. Ainsi en parlant d'un homme qui, pour s'agrandir, souffre sans peine, & même avec plaisir des indignités, ces termes, boire les affronts, me semblent signifier beaucoup. Il en est de même de cette expression d'Hérodote. Cléomène étant devenu furieux, il prit un couteau dont il se hacha la chair en petits morceaux, & s’étant ainsi déchiqueté lui même, il mourut. Et ailleurs Pythés demeurant toujours dans le vaisseau ne cessa point de combattre, qu'il n’eût été haché en pièces. Car ces expressions marquent un homme qui dit bonnement les choses, & qui n'y entend point de finesse, & renferment néanmoins en elles un sens qui n'a rien de grossier ni de trivial.

CHAPITRE XXVI.

Des métaphores.

Pour ce qui est du nombre des Métaphores; Cecilius semble être de l'avis de ceux qui n'en souffrent pas plus de deux ou trois tout au plus, pour exprimer une seule chose. Mais Démosthène nous doit encore ici servir de règle. Cet orateur nous fait voir où il y a des occasions ou l’on en peut employer plusieurs à la fois & quand les passions, comme un torrent rapide, les entraînent avec elles nécessairement, & en foule. Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, ces lâches flatteurs, ces furies de la République ont cruellement déchiré leur patrie. Ce sont eux qui dans la débauche ont autrefois vendu à Philippe notre liberté, & qui la vendent encore aujourd'hui à Alexandre, qui mesurant, dis-je tout leur bonheur aux sales plaisirs de leur ventre, à leurs infâmes débordements, ont renversé toutes les bornes de l’honneur, & détruit parmi nous, cette règle où les anciens Grecs faisaient consister toute leur félicité de ne souffrir point de maître. Par cette foule de métaphores, l'orateur décharge ouvertement sa colère contre ces traîtres. Néanmoins Aristote & Théophraste, pour excuser l'audace de ces figures, pensent qu'il est bon d'y apporter ces adoucissements. Pour ainsi dire. Pour parler ainsi. Si j’ose me servir de ces termes. Pour m’expliquer un peu plus hardiment. En effet, ajoutent-ils, l'excuse est un remède contre les hardiesses du discours, & je suis bien de leur avis. Mais je soutiens pourtant toujours ce que j'ai déjà dit, que le remède le plus naturel contre l'abondance & la hardiesse soit des métaphores, soit des autres figures, c'est de ne les employer qu'à propos, je veux dire, dans les grandes passions, & dans le sublime. Car comme le sublime & le pathétique par leur violence & leur impétuosité emportent naturellement, & entraînent tout avec eux, ils demandent nécessairement des expressions fortes, & ne laissent pas le temps à l'auditeur de s'amuser à chicaner le nombre des métaphores, parce qu'en ce moment il est épris d'une commune fureur avec celui qui parle.

Et même pour les lieux communs & les descriptions, il n'y a rien quelquefois qui exprime mieux les choses qu'une foule de métaphores continuées. C'est par elles que nous voyons dans Xénophon une description si pompeuse de l'édifice du corps humain. Platon néanmoins en a fait la peinture d'une manière encore plus divine. Ce dernier appelle la tête une citadelle. Il dit que le cou est un isthme, qui a été mis entre elle & la poitrine. Que les vertèbres sont, comme des gonds sur lesquels elle tourne. Que la volupté est l’amorce de tous les malheurs qui arrivent aux hommes. Que la langue est le juge des faveurs. Que le cœur est la source des veines, la fontaine du sang qui de là se porte avec rapidité dans toutes les autres parties, & qu’il est placé dans une forteresse gardée de tous côtés. Il appelle les pores des rues étroites. Les Dieux poursuit-il, voulant soutenir le battement du cœur que la vue inopinée des choses terribles, ou le mouvement de la colère qui est de feu, lui causent ordinairement; ils ont mis sous lui le poumon dont la substance est molle & n’a point de sang: mais ayant par-dedans de petits trous en forme d’éponge, il sert au cœur comme d’oreiller, afin que quand la colère est enflammée, il ne soit point troublé dans ses fonctions. Il appelle la partie concupiscible, l’appartement de la femme & la partie irascible, l'appartement de l’homme. Il dit que la rate est la cuisine des intestins & qu’étant pleine des ordures du foie, elle s’enfle & devient bouffie. Ensuite, continue-t-il, les Dieux couvrirent toutes ces parties de chair qui leur sert comme de rempart & de défense contre les injures du chaud & du froid, & contre tous les autres accidents. Et elle est, ajoute-t-il comme une laine molle & ramassée qui entoure doucement le corps. Il dit que le sang est la pâture de la chair. Et afin, poursuit-il, que toutes les parties puissent recevoir l’aliment, ils y ont creusé comme dans un jardin, plusieurs canaux, afin que les ruisseaux des veines sortant du cœur, comme de leur source, passent couler dans ces étroits conduits du corps humain. Au reste quand la mort arrive il dit, que les organes se dénouent comme les cordages d'un vaisseau & qu'ils laissent aller l'urne en liberté. Il y en a encore une infinité d'autres ensuite de la même force: mais ce que nous avons dit suffit pour faire voir, combien toutes ces figures sont sublimes d'elles-mêmes: combien, dis-je, les métaphores fervent au grand, & de quel usage elles peuvent être dans les endroits pathétiques, & dans les descriptions.

Or que ces figures ainsi que toutes les autres élégances du discours portent toujours les choses dans l'excès & c'est ce que l’on remarque assez sans que je le dise. Et c'est pourquoi Platon même n'a pas été peu blâmé, de ce que souvent, comme par une fureur de discours, il se laisse emporter à des métaphores dures & excessives, & à une vaine pompe allégorique. On ne concevra pas aisément, dit-il en un endroit, qu’il en est d'une ville comme d'un vase, où le vin qu’on verse & qui est d'abord bouillant & furieux, tout d'un coup entrant en société avec une autre divinité sobre qui le châtie, devient doux & bon à boire, D'appeler l'eau une divinité sobre, & de se servir du terme de châtier pour tempérer: En un mot de s’étudier si fort à ces petites finesses, cela sent, disent-ils, son poète qui n'est pas lui-même trop sobre. Et c'est peut-être ce qui a donné sujet à Cecilius de décider si hardiment dans ses Commentaires sur Lysias : que Lysias valait mieux en tout que Platon, poussé par deux sentiments aussi peu raisonnables l'un que l'autre. Car bien qu'il aimât Lysias plus que soi-même, il haïssait encore plus Platon qu'il n’aimait Lysias : si bien que porté de ces deux mouvements, & par un esprit de contradiction, il a avancé plusieurs choses de ces deux auteurs, qui ne sont pas des décisions si souveraines qu'il s'imagine. De fait accusant Platon d'être tombé en plusieurs endroits, il parle de l'autre comme d'un auteur achevé, & qui n'a point de défauts, ce qui bien loin d'être vrai, n'a pas même une ombre de vraisemblance. Et d'ailleurs où trouverons-nous un écrivain qui ne pêche jamais, & où il n'y ait rien à reprendre ?

CHAPITRE XXVII.

Si l’on doit préférer le médiocre parfait au sublime qui a quelques défauts.

Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos d'examiner ici cette question en général, savoir lequel vaut mieux, soit dans la prose, soit dans la poésie, d'un sublime qui a quelques défauts, ou d'une médiocrité parfaite & saine en toutes ses parties, qui ne tombe & ne se dément point : & ensuite lequel, à juger équitablement des choses, doit emporter le prix de deux ouvrages, dont l'un a un plus grand nombre de beautés, mais l'autre va plus au grand & au sublime. Car ces questions étant naturelles à notre sujet, il faut nécessairement les résoudre. Premièrement donc, je tiens pour moi qu'une grandeur au dessus de l'ordinaire n'a point naturellement la pureté du médiocre. En effet dans un discours si poli & si limé il faut craindre la bassesse : & il en est de même du sublime que d'une richesse immense, où l’on ne peut pas prendre garde à tout de si prés, & où il faut, malgré qu'on en ait, négliger quelque chose. Au contraire il est presque impossible, pour l'ordinaire, qu'un esprit bas & médiocre fasse des fautes : car comme il ne se hasarde & ne s'élève jamais, il demeure toujours en sûreté, au lieu que le grand de soi-même, & par sa propre grandeur, est glissant & dangereux. Je n'ignore pas pourtant ce qu'on me peut objecter d'ailleurs, que naturellement nous jugeons des ouvrages des hommes parce qu'ils ont de pire, & que le souvenir des fautes qu'on y remarque dure toujours, & ne s'efface jamais : au lieu que ce qui est beau passe vite, & s'écoule bientôt de notre esprit. Mais bien que j'aie remarqué plusieurs fautes dans Homère, & dans tous les plus célèbres auteurs, & que je sois peut-être l'homme du monde à qui elles plaisent le moins; j'estime après tout, que ce sont des fautes dont ils ne se sont pas souciés, & qu'on ne peut appeler proprement fautes, mais qu'on doit finalement regarder comme des méprises & de petites négligences qui leur sont échappées : parce que leur esprit qui ne s’étudiait qu'au grand, ne pouvait pas s'arrêter aux petites choses. En un mot, je maintiens que le sublime, bien qu'il ne se soutienne pas également partout, quand ce ne serait qu'à cause de sa grandeur, l'emporte sur tout le reste. Qu’ainsi ne soit, Apollonius, celui qui a composé le poème des Argonautes ne tombe jamais, & dans Théocrite, ôté quelques ouvrages qui ne sont pas de lui : il n'y a rien qui ne soit heureusement imaginé. Cependant aimerez-vous mieux être Apollonius ou Théocrite qu'Homère? L'Erigone d'Ératosthène est un poème où il n'y a rien à reprendre, Direz-vous pour cela qu'Ératosthène est plus grand poète qu'Archiloque, qui se brouille à la vérité, & manque d'ordre & d'économie en plusieurs endroits de ses écrits : mais qui ne tombe dans ce défaut qu’à cause de cet esprit divin, dont il est entraîné, & qu’il ne saurait régler comme il veut? Et même pour le lyrique, choisiriez-vous plutôt d'être Bacchylide, que Pindare ? ou pour la tragédie, Ion ce poète de Chio, que Sophocle ? En effet ceux-là ne sont jamais de faux pas, & n'ont rien qui ne soit écrit avec beaucoup d'élégance & d'agrément. Il n'en est pas ainsi de Pindare & de Sophocle : car au milieu de leur plus grande violence, durant qu'ils tonnent & foudroient, pour ainsi dire, souvent leur ardeur vient mal à propos à s'éteindre, & ils tombent malheureusement. Et toutefois y a-t-il un homme de bon sens qui daignât comparer tous les ouvrages d’Ion ensemble, au seul Oedipe de Sophocle?

CHAPITRE XXVIII.

Comparaison d’Hypéride & de Démosthène.

Que si au reste l’on doit juger du mérite d'un ouvrage par le nombre plutôt que par la qualité & l'excellence de ses beautés il s'ensuivra qu'Hypéride doit être entièrement préféré à Démosthène. En effet outre qu'il est plus harmonieux, il a bien plus de parties d'orateur, qu’il possède presque toutes en un degré éminent, semblable à ces athlètes qui réussissent aux cinq sortes d'exercices, & qui n'étant les premiers en pas un de ces exercices, passent en tous l'ordinaire & le commun. En effet il a imité Démosthène en tout ce que Démosthène a de beau, excepté pourtant dans la composition & l'arrangement des paroles. Il joint à cela les douceurs & les grâces se Lysias : il sait adoucir, où il faut, la rudesse & la simplicité du discours, & ne dit pas toutes les choses d'un même air comme Démosthène: il excelle à peindre les mœurs, son style a dans sa naïveté une certaine douceur agréable & fleurie.

Il y a dans ses ouvrages un nombre infini de choses plaisamment dites. Sa manière de rire & de se moquer est fine, & a quelque chose de noble. Il a une facilité merveilleuse à manier l'ironie. Ses railleries ne sont point froides ni recherchées, comme celles de ces faux imitateurs du style attique, mais vives & pressantes. Il est adroit à éluder les objections qu'on lui fait, & à les rendre ridicules en les amplifiant. Il a beaucoup de plaisant & de comique, & est tout plein de jeux & de certaines pointes à esprit, qui frappent toujours où il vise. Au reste il assaisonne toutes ces choses d'un tour & d'une grâce inimitable. Il est né pour toucher & émouvoir la pitié, il est étendu dans ses narrations fabuleuses. Il a une flexibilité admirable pour les digressions, il se détourne, il reprend haleine où il veut, comme on le peut voir dans ces Fables qu'il conte de Latone. Il a fait une oraison funèbre qui est écrite avec tant de pompe & d'ornement, que je ne sais si pas un autre l'a jamais égalé en cela.

Au contraire Démosthène ne s'entend pas fort bien à peindre les mœurs. Il n'est point étendu dans son style: Il a quelque chose de dur, & n'a ni pompe ni ostentation. En un mot il n'a presque aucune des parties dont nous venons de parler. S'il s'efforce d'être plaisant, il se rend ridicule, plutôt qu'il ne fait rire, & s'éloigne d'autant plus du plaisant qu'il tâche d'en approcher. Cependant parce qu'à mon avis, toutes ces beautés qui sont en foule dans Hypéride, n'ont rien de grand : qu'on y voit, pour ainsi dire, un orateur toujours à jeun, & une langueur d'esprit qui n'échauffe, qui ne remue point l'âme : personne n'a jamais été fort transporté de la lecture de ses ouvrages. Au lieu que Démosthène ayant ramassé en soi toutes les qualités d'un orateur véritablement né au sublime, & entièrement perfectionné par l'étude, ce ton de majesté & de grandeur, ces mouvements animés, cette fertilité, cette adresse, cette promptitude, &, ce qu'on doit sur tout estimer en lui, cette force & cette véhémence dont jamais personne n'a su approcher. Par toutes ces divines qualités, que je regarde en effet comme autant de rares présents qu'il avait reçus des dieux, & qu'il ne m'est pas permis d'appeler des qualités humaines, il a effacé tout ce qu'il y a eu d'orateurs célèbres dans tous les siècles: les laissant comme abattus & éblouis, pour ainsi dire, de ses tonnerres & de ses éclairs. Car dans les parties où il excelle il est tellement élevé au-dessus d'eux, qu'il répare entièrement par là celles qui lui manquent. Et certainement il est plus aisé d'envisager fixement, & les yeux ouverts, les foudres qui tombent du Ciel, que de n'être point ému des violentes passions qui règnent en foule dans ses ouvrages,

CHAPITRE XXIX

De Platon, & de Lysias, & de l’excellence de l’esprit humain.

Pour ce qui est de Platon, comme j'ai dit, il y a bien de la différence. Car il surpasse Lysias non seulement par l'excellence, mais aussi par le nombre de ses beautés. Je dis plus, c'est que Platon est au dessus de Lysias, moins pour les qualités qui manquent à ce dernier, que pour les fautes dont il est rempli.

Qu'est-ce donc qui a porté ces esprits divins à mépriser cette exacte & scrupuleuse délicatesse, pour ne chercher que le sublime dans leurs écrits? En voici une raison. C'est que la nature n'a point regardé l'homme comme un animal de basse & de vile condition : mais elle lui a donné la vie, & l'a fait venir au monde comme dans une grande assemblée, pour être spectateur de toutes les choses qui s'y passent, elle l’a, dis-je, introduit dans cette lice, comme un courageux athlète qui ne doit respirer que la gloire. C'est pourquoi elle a engendré d'abord en nos âmes une passion invincible, pour tout ce qui nous paraît de plus grand & de plus divin. Aussi voyons-nous que le monde entier ne suffit pas à la vaste étendue de l'esprit humain. Nos pensées vont souvent plus loin que les cieux, & pénètrent au-delà de ces bornes qui environnent & qui terminent toutes choses.

Et certainement si quelqu'un fait un peu de réflexion sur un homme dont la vie n'ait rien eu dans tout son cours, que de grand & d'illustre, il peut connaître par là, à quoi nous sommes nés. Ainsi nous n'admirons pas naturellement de petits ruisseaux, bien que l’eau en soit claire & transparente, & utile même pour notre usage : mais nous sommes véritablement surpris quand nous regardons le Danube, le Nil, le Rhin, & l'Océan surtout. Nous ne sommes pas fort étonnés de voir une petite flamme que nous avons allumée, conserver longtemps sa lumière pure: mais nous sommes frappés d'admiration quand nous contemplons ces feux qui s'allument quelquefois dans le ciel ; bien que pour l'ordinaire ils s’évanouissent en naissant: & nous ne trouvons rien de plus étonnant dans la nature que ces fournaises du mont Etna qui quelquefois jette du profond de ses abîmes,

Des pierres, des rochers, & des fleuves de flamme.[16]

De tout cela il faut conclure, que ce qui est utile & même nécessaire aux hommes souvent n'a rien de merveilleux, comme étant aisé à acquérir, mais que tout ce qui est extraordinaire est admirable & surprenant.

CHAPITRE XXX.

Que les fautes dans le sublime se peuvent excuser.

A l'égard donc des grands orateurs en qui le sublime & le merveilleux se rencontre joint avec l'utile & le nécessaire, il faut avouer, qu'encore que ceux dont nous parlions n'ayant point été exempts de fautes, ils avaient néanmoins quelque choie de surnaturel & de divin. En effet d'exceller dans toutes les autres parties, cela n'a rien qui passe la portée de l'homme : mais le sublime nous élève presque aussi haut que Dieu. Tout ce qu'on gagne à ne point faire de fautes, c’est qu’on ne peut être repris : mais le grand se fait admirer. Que vous dirai-je enfin ? un seul de ces beaux traits & de ces pensées sublimes qui sont dans les ouvrages de ces excellents auteurs, peut payer tous leurs défauts. Je dis bien plus, c'est que si quelqu'un ramassait ensemble toutes les fautes qui sont dans Homère, dans Démosthène, dans Platon, & dans tous ces autres célèbres héros, elles ne feraient pas la moindre, ni la millième partie des bonnes choses qu'ils ont dites. C'est pourquoi l'envie n'a pas empêché qu'on ne leur ait donné le prix dans tous les siècles, & personne jusqu'ici, n'a été en état de leur enlever ce prix, qu'ils conservent encore aujourd'hui, & que vraisemblablement ils conserveront toujours,

Tant qu’on verra les eaux dans les plaines courir,

Et les bois dépouillés au Printemps refleurir.

On me dira peut-être qu'un colosse qui a quelques défauts n'est pas plus à estimer qu'une petite statue achevée, comme par exemple, le soldat de Polyclète.[17] A cela je réponds, que dans les ouvrages de l'art c'est le travail & l'achèvement que l’on considère : au lieu que dans les ouvrages de la nature c'est le sublime & le prodigieux. Or discourir c'est une opération naturelle à l'homme. Ajoutez que dans une statue on ne cherche que le rapport & la ressemblance : mais dans le discours on veut, comme j'ai dit, le surnaturel & le divin. Toutefois, pour ne nous point éloigner de ce que nous avons établi d'abord, comme c'est le devoir de l'art d'empêcher que l’on ne tombe, & qu’il est bien difficile qu'une haute élévation à la longue se soutienne, & garde toujours un ton égal, il faut que l'art vienne au secours de la nature : parce qu'en effet c'est leur parfaite alliance qui fait la souveraine perfection. Voila ce que nous avons cru être obligés de dire sur les questions qui se sont présentées. Nous laissons pourtant à chacun son jugement libre & entier.

 CHAPITRE XXXI.

Des paraboles, des comparaisons & des hyperboles.

Pour retourner à notre discours, les paraboles & les comparaisons approchent fort des métaphores, & ne différent d'elles qu'en un seul point * * * * * * * * * * * *[18]

Telle est cette hyperbole. Supposé que votre esprit soit dans votre tête et que vous le fouliez pas sous vos talons. C’est pourquoi il faut bien prendre garde jusqu’où toutes ces figures peuvent être poussées : parce qu'assez souvent, pour vouloir porter trop haut une hyperbole, on la détruit. C'est comme une corde d'arc qui pour être trop tendue se relâche : & cela fait quelquefois un effet tout contraire à celui que nous cherchons.

Ainsi Isocrate dans son Panégyrique, par une sotte ambition de ne vouloir rien dire qu'avec emphase, est tombé, je ne sais comment, dans une faute de petit écolier. Son dessein dans ce Panégyrique, c'est de faire voir que les Athéniens ont rendu plus de services à la Grèce, que ceux de Lacédémone : & voici par où il débute. Puisque le Discours a naturellement la vertu de rendre les choses grandes, petites & les petites, grandes: qu’il sait donner les grâces de la nouveauté aux choses les plus vieilles, & qu'il fait paraître vieilles celles qui sont nouvellement faites. Est-ce ainsi, dira quelqu'un, ô Isocrate, que vous allez changer toutes choses à l'égard des Lacédémoniens & des Athéniens? En faisant de cette sorte l'éloge du discours, il fait proprement un exorde pour exhorter ses auditeurs à ne rien croire de ce qu'il leur va dire.

C'est pourquoi il faut supposer, à l'égard des hyperboles, ce que nous avons dit pour toutes les figures en général: que celles-là sont les meilleures qui sont entièrement cachées, & qu'on ne prend point pour des hyperboles. Pour cela donc, il faut avoir soin que ce soit toujours la passion qui les fasse produire au milieu de quelque grande circonstance. Comme, par exemple, l'hyperbole de Thucydide, à propos des Athéniens qui périrent dans la Sicile. Les Siciliens étant défendus en ce lieu, ils y firent un grand carnage de ceux surtout qui s’étaient jettes dans le fleuve. L'eau fut en un moment corrompue du sang de ces misérables : & néanmoins toute bourbeuse & toute sanglante quelle était, ils se battaient pour en boire. Il est assez peu croyable que des hommes boivent du sang & de la boue, & se battent même pour en boire : & toutefois la grandeur de la passion, au milieu de cette étrange circonstance, ne laisse pas de donner une apparence de raison à la chose. Il en est de même de ce que dit Hérodote de ces Lacédémoniens qui combattirent au pas des Thermopyles. Ils se défendirent encore quelque temps en ce lieu avec les armes qui leur restaient, & avec les mains & les dents : jusqu’à ce que les Barbares tirant toujours les eussent comme ensevelis sous leurs traits. Que dites-vous de cette hyperbole? Quelle apparence que des hommes se défendent avec les mains & les dents contre des gens armés, & que tant de personnes soient ensevelies sous les traits de leurs ennemis? Cela ne laisse pas néanmoins d'avoir de la vraisemblance : parce que la chose ne semble pas recherchée pour l'hyperbole, mais que l'hyperbole semble naître du sujet même. En effet, pour ne me point départir de ce que j'ai dit, un remède infaillible pour empêcher que les hardiesses ne choquent ; c'est de ne les employer que dans la passion, & aux endroits à peu près qui semblent les demander. Cela est si vrai que dans le comique on dit des choses qui sont absurdes d'elles-mêmes, & qui ne laissent pas toutefois de passer pour vraisemblables, à. cause qu’elles émeuvent la passion, je veux dire, qu'elles excitent à rire. En effet le rire est une passion de l'âme causée par le plaisir. Tel est ce trait d'un poète comique : Il possédait une terre à la campagne qui n’était pas plus grande qu’une épître de Lacédémonien.

Au reste on le peut servir de l'hyperbole aussi bien pour diminuer les choses, que pour les agrandir : car l'exagération est propre à ces deux différents effets: & le diasyrme, qui est une espèce d'hyperbole, n'est, à bien prendre, que l'exagération d'une chose basse & ridicule.

CHAPITRE XXXII

De l’arrangement des paroles.

Des cinq parties qui produisent le grand, comme nous avons supposé d’abord, il reste encore la cinquième à examiner: c'est à savoir la composition & l'arrangement des paroles. Mais comme nous avons déjà donné deux volumes de cette matière, où nous avons suffisamment expliqué tout ce qu'une longue spéculation nous en a pu apprendre: nous nous contenterons de dire ici ce que nous jugeons absolument nécessaire à notre sujet, comme, par exemple: que l'harmonie n'est pas simplement un agrément que la nature a mis dans la voix de l'homme pour persuader & pour inspirer le plaisir : mais que dans les instruments même inanimés, c’est un moyen merveilleux pour élever le courage & pour émouvoir les passions.

Et de vrai, ne voyons-nous pas que le son des flûtes émeut l'âme de ceux qui l'écoutent & les remplit de fureur, comme s'ils étaient hors d’eux-mêmes ? Que leur imprimant dans l'oreille le mouvement de sa cadence, il les contraint de la suivre, & d'y conformer en quelque sorte le mouvement de leur corps. Et non seulement le son des suites, mais presque tout ce qu'il y a de différents sons au monde, comme par exemple, ceux de la lyre, font cet effet. Car bien qu'ils ne signifient rien d'eux-mêmes : néanmoins par ces changements de tons qui s'entrechoquent les uns les autres, & par le mélange de leurs accords, souvent, comme nous voyons, ils causent à l'âme un transport, & un ravissement admirable. Cependant ce ne sont que des images & de simples imitations de la voix, qui ne disent & ne persuadent rien, n’étant, s'il faut parler ainsi, que des sons bâtards, & non point, comme j'ai dit, des effets de la nature de l'homme. Que ne dirons-nous donc point de la composition, qui est en effet comme l'harmonie du discours dont l'usage est naturel à l'homme, qui ne frappe pas simplement l'oreille, mais l'esprit: qui remue tout à la fois tant de différentes fortes de noms, de pensées, de choses, tant de beautés, & d'élégances avec lesquelles notre âme a comme une espèce de liaison & d'affinité : qui par le mélange & la diversité des sons insinue dans les esprits, inspire à ceux qui écoutent les passions mêmes de l'orateur, & qui bâtit sur ce sublime amas de paroles, ce grand & ce merveilleux que nous cherchons ? Pouvons-nous, dis-je, nier qu'elle ne contribue beaucoup à la grandeur, à la majesté, à la magnificence du discours, & à toutes ces autres beautés qu'elle renferme en soi, & qu’ayant un empire absolu sur les esprits, elle ne puisse en tout temps les ravir, & les enlever ? il y aurait de la folie à douter d'une vérité universellement reconnue, & l’expérience en fait foi.[19]

Au reste il en est de même des discours que des corps, qui doivent ordinairement leur principale excellence à l'assemblage, & à la juste proportion de leurs membres : de sorte même qu'encore qu'un membre séparé de l'autre n'ait rien en foi de remarquable, tous ensemble ne laissent pas de faire un corps parfait. Ainsi les parties du sublime étant divisées, le sublime se dissipe entièrement: au lieu que venant à ne former qu'un corps par l'assemblage qu'on en fait & par cette liaison harmonieuse qui les joint, le seul tour de la période leur donne du son & de l'emphase. C'est pourquoi l'on peut comparer le sublime dans les périodes à un festin par écot auquel plusieurs ont contribué. Jusque-là qu'on voit beaucoup de poètes & d'écrivains qui n'étant point nés au sublime, n'en ont jamais manqué néanmoins bien que pour l'ordinaire ils se servissent de façons de parler basses, communes & fort peu élégantes. En effet ils se soutiennent par ce seul arrangement de paroles qui leur enfle & grossit en quelque forte la voix : si bien qu'on ne remarque point leur bassesse. Philiste est de ce nombre. Tel est aussi Aristophane en quelques endroits, & Euripide en plusieurs, comme nous l'avons déjà suffisamment montré. Ainsi quand Hercule dans cet auteur après avoir tué ses enfants dit ;

Tant de maux à la fois ont assiégé mon âme,

Que je n’y puis loger de nouvelles douleurs :

Cette pensée est fort triviale. Cependant il la rend noble par le moyen de ce tour qui a quelque chose de musical & d'harmonieux : et certainement, pour peu que vous renversiez l’ordre de sa période, vous verrez manifestement combien Euripide est plus heureux dans l'arrangement de ces paroles, que dans le sens de ses pensées. De même, dans sa tragédie intitulée Dircé emportée par un taureau.

Il tourne aux environs dans sa route incertaine:

Et courant en tous lieux où sa rage le mène

Traîne après soi la femme, & l’arbre & le rocher.

Cette pensée est fort noble à la vérité: mais il faut avouer que ce qui lui donne plus de force, c'est cette harmonie qui n'est point précipitée, ni emportée comme une masse pesante : mais dont les paroles se soutiennent les unes les autres, & où il y a plusieurs pauses. En effet ces pauses sont comme autant de fondements solides sur lesquels son discours s'appuie & s'élève.

CHAPITRE XXXIII.

De la mesure des périodes.

Au contraire il n’y a rien qui rabaisse davantage le sublime que ces nombres rompus, & qui se prononcent vite, tels que sont les pyrriques, les trochées & les dichorées qui ne sont bons que pour la danse. En effet toutes ces fortes de pieds & de mesures n'ont qu'une certaine mignardise & un petit agrément qui a toujours le même tour, & qui n'émeut point l'âme. Ce que j'y trouve de pire, c'est que comme nous voyons que naturellement ceux à qui l’on chante un air ne s'arrêtent point au sens des paroles, & sont entraînés par le chant : de même ces paroles mesurées n'inspirent point à l'esprit les passions qui doivent naître du discours, & impriment simplement dans l'oreille le mouvement de la cadence. Si bien que comme l'auditeur prévoit ordinairement cette chute qui doit arriver, il va au devant de celui qui parle, & le prévient, marquant, comme en une danse, la cadence avant qu'elle arrive.

C’est encore un vice qui affaiblit beaucoup le discours, quand les périodes sont arrangées avec trop de soin, ou quand les membres en sont trop courts, & ont trop de syllabes brèves, étant d'ailleurs comme joints & attachés ensemble avec des clous, aux endroits où ils se désunissent. Il n’en faut pas moins dire des périodes qui sont trop coupées. Car il n'y a rien qui estropie davantage le sublime, que de le vouloir comprendre dans un trop petit espace. Quand je défends néanmoins de trop couper les périodes, je n'entends pas parler de celles qui ont leur juste étendue : mais de celles qui sont trop petites, & comme mutilées. En effet de trop couper son style, cela arrête l'esprit: au lieu que de le diviser en périodes, cela conduit le lecteur. Mais le contraire en même temps apparaît des périodes trop longues, & toutes ces paroles recherchées pour allonger mal à propos un discours sont mortes & languissantes.

CHAPITRE XXXIV.

De la bassesse des termes.

Une des choses encore qui avilit autant le discours, c'est la bassesse des termes. Ainsi nous voyons dans Hérodote une description de tempête, qui est divine pour le sens: mais il y a mêlé des mots extrêmement bas, comme quand il dit : La mer commençant à bruire. Le mauvais son de ce mot bruire fait perdre à sa pensée une partie de ce qu'elle avait de grand. Le vent, dit-il en un autre endroit, les ballotta fort & ceux qui furent dispersés par la tempête firent une fin peu agréable.[20] Ce mot ballotter est bas, & l’épithète de peu agréable n'est point propre pour exprimer un accident comme celui-là.

De même l’historien Théopompe a fait une peinture de la descente du roi de Perse dans l'Égypte, qui est miraculeuse d'ailleurs: mais il a tout gâté par la bassesse des mots qu'il y mêle. Y a-t-il une ville, dit cet Historien, & une nation dans l’Asie qui n’ait envoyé des ambassadeurs au Roi ? Y a-t-il rien de beau & de précieux qui croisse ou qui se fabrique en ces pays, dont on ne lui ait fait des présents ? combien de tapis & de vestes magnifiques, les unes rouges, les autres blanches, & les autres historiées de couleurs ? combien de tentes dorées & garnies de toutes les choses nécessaires pour la vie ? combien de robes & de lits somptueux ? combien de vases d'or & d’argent enrichis de pierres précieuses, ou artistement travaillés ? Ajoutez à cela un nombre infini d’armes étrangères & à la Grecque: une foule incroyable de bêtes de voiture, & d animaux destinés pour les sacrifices : des boisseaux remplis de toutes les choses propres à réjouir le goût: des armoires & des sacs pleins de papier & de plusieurs autres ustensiles, & une si grande quantité de viandes salées de toutes fortes d’animaux, que ceux qui les voyaient de loin pensaient que ce fussent des collines qui s’élevassent de terre. De la plus haute élévation il tombe dans la dernière bassesse, à l'endroit justement où il devait le plus s'élever. Car mêlant mal à propos dans la pompeuse description de cet appareil, des boisseaux, des ragoûts, & des sas : il semble qu'il fasse la peinture d une cuisine. Et comme si quelqu'un avait toutes ces choses à arranger, & que parmi des tentes, & des vases d'or, au milieu de l'argent & des diamants, il mit en parade des sacs & des boisseaux ; cela ferait un vilain effet à la vue. Il en est de même des mots bas dans le discours, & ce sont comme autant de taches & de marques honteuses qui flétrissent l’expression. Il n’avait qu’a détourner un peu la chose, & dire en général, à propos de ces montagnes de viandes salées, & du reste de cet appareil : qu'on envoya au roi, des chameaux & plusieurs bêtes de voiture chargées de toutes les choses nécessaires pour la bonne chère & pour le plaisir. Ou, des monceaux de viandes les plus exquises, & tout ce qu'on saurait s'imaginer de plus ragoûtant & de plus délicieux. Ou, si vous voulez, tout ce que les officiers de table & de cuisine pouvaient souhaiter de meilleur, pour la bouche de leur maître. Car il ne faut pas d'un discours fort élevé passer à des choses basses & de nulle considération, à moins qu'on y soit forcé par une nécessité bien pressante. Il faut que les paroles répondent à la majesté des choses dont on traite: & il est bon en cela d'imiter la nature, qui, en formant l'homme, n'a point exposé à la vue ces parties qu'il n'est pas honnête de nommer, & par où le corps se purge: mais, pour me servir des termes de Xénophon, a caché, & détourné ces égouts le plus loin qu’il lui a été possible : de peur que la beauté de l’animal n’en fût souillée. Mais il n’est pas besoin d'examiner de si près toutes les choses qui rabaissent le discours. En effet puisque nous avons montré ce qui sert à l'élever & à l'ennoblir, il est aisé de juger qu'ordinairement le contraire est ce qui l'avilit & le fait ramper.

CHAPITRE XXXV.

Des causes de la décadence des esprits.

Il ne reste plus, mon cher Terentianus, qu'une chose à examiner. C'est la question que me fit, il y a quelques jours, un philosophe. Car il est bon de l’éclaircir, & je veux bien, pour votre instruction particulière, l'ajouter encore à ce Traité.

Je ne saurais assez m'étonner, me disait ce philosophe, non plus que beaucoup d’autres: d'où vient que dans notre siècle il se trouve assez d'orateurs qui savent manier un raisonnement, & qui ont même le style oratoire : qu'il s’en voit, dis-je, plusieurs qui ont de la vivacité, de la netteté, & surtout de l'agrément dans leurs discours : mais qu'il s'en rencontre si peu qui puissent s'élever fort haut dans le sublime. Tant la stérilité maintenant est grande parmi les esprits. N'est-ce point, poursuivait-il, ce qu'on dit ordinairement ? que c'est le gouvernement populaire qui nourrit & forme les grands génies : puisque enfin jusqu'ici tout ce qu'il y a presque eu d'orateurs habiles ont fleuri, & sont morts avec lui? En effet, ajoutait-il, il n'y a peut-être rien qui élève davantage l’âme des grands hommes que la liberté, ni qui excite, & réveille plus puissamment en nous ce sentiment naturel qui nous porte à l'émulation, & cette noble ardeur de se voir élevé au dessus des autres. Ajoutez que les prix qui se proposent dans les républiques aiguisent, pour ainsi dire, & achèvent de polir l’esprit des orateurs : leur faisant cultiver avec loin les talents qu'ils ont reçus de la nature. Tellement qu'on voit briller dans leurs discours, la liberté de leur pays.

Mais nous, continuait-il, qui avons appris dès nos premières années à souffrir le joug d'une domination légitime : qui avons été comme enveloppés par les coutumes & les façons de faire de la Monarchie, lorsque nous avions encore l'imagination tendre, & capable de toutes fortes d’impressions, En un mot qui n'avons jamais goutté de cette vive & seconde source de l'éloquence, je veux dire de la liberté: ce qui arrive ordinairement de nous, c'est que nous nous rendons de grands & magnifiques flatteurs. C’est pourquoi il estimait, disait-il, qu'un homme même né dans la servitude était capable des autres sciences : mais que nul esclave ne pouvait jamais être orateur. Car un esprit, continua-t-il, abattu & comme dompté par l'accoutumance au joug, n'oserait plus s'enhardir à rien: tout ce qu'il avait de vigueur s'évapore de soi-même, & il demeure toujours comme en prison. En un mot pour me servir des termes d'Homère :

Le même jour qui met un homme libre aux fers

Lui ravit la moitié de sa vertu première.

De même donc que, si ce qu'on dit est vrai, ces boîtes où l'on enferme les Pygmées vulgairement appelés nains, les empêchent non seulement de croître : mais les rendent même plus petits, par le moyen de cette bande dont on leur entoure le corps: ainsi la servitude, je dis la servitude la plus justement établie, est une espèce de prison, où l'âme décroît & se rapetisse en quelque forte. Je sais bien qu'il est fort aisé à l'homme & que c'est son naturel de blâmer toujours les choses présentes : mais prenez garde que * * * * * * * *

Et certainement, poursuivis-je, si les délices d'une trop longue paix sont capables de corrompre les plus belles âmes, à plus forte raison cette guerre sans fin qui trouble depuis si longtemps toute la terre est un puissant obstacle à nos désirs.

Ajoutez à cela ces passions qui assiègent continuellement notre vie, & qui portent dans notre âme la confusion & le désordre. En effet, continuai-je, c'est le désir des richesses, dont nous sommes tous malades par excès, c'est l'amour des plaisirs qui à bien parler nous jette dans la servitude, &, pour mieux dire, nous traîne dans le précipice, où tous nos talents sont comme engloutis. Il n'y a point de passion plus basse que l'avarice, il n'y a point de vice plus infâme que la volupté. Je ne voie donc pas comment ceux qui font si grand cas des richesses, & qui s'en font comme une espèce de divinité, pourraient être atteints de cette maladie, sans recevoir en même temps avec elle tous les maux dont elle est naturellement accompagnée ? Et certainement la profusion & les autres mauvaises habitudes suivent de près les richesses excessives : elles marchent, pour ainsi dire, sur leurs pas, & par leur moyen elles s'ouvrent les portes des villes & des maisons, elles y entrent, elles s'y établissent. Mais à peine y ont-elles séjourné quelque temps, qu'elles y font leur nid, suivant la pensée des sages, & travaillent à se multiplier. Voyez donc ce qu'elles y produisent. Elles y engendrent le faste & la mollesse qui ne sont point des enfants bâtards : mais leurs vraies & légitimes productions. Que si nous laissons une fois croître en nous ces dignes enfants des richesses, ils y auront bientôt fait éclore l’insolence, le dérèglement, l'effronterie, & tous ces autres impitoyables tyrans de l'âme. Sitôt donc qu'un homme oubliant le soin de la vertu, n'a plus d'admiration que pour les choses frivoles & périssables : il faut de nécessité que tout ce que nous avons dit arrive en lui : il ne saurait plus lever les yeux, pour regarder au-dessus de soi, ni rien dire qui passe le commun : il se fait en peu de temps une corruption générale dans toute son âme. Tout ce qu'il avait de noble & de grand se flétrit & se sèche de soi-même, & n'attire plus que le mépris.

Et comme il n'est pas possible qu'un juge qu'on a corrompu juge sainement & sans passion de ce qui est juste & honnête : parce qu'un esprit qui s'est laissé gagner aux présents ne connaît de juste & d'honnête, que ce qui lui est utile : comment voudrions nous que dans ce temps où la corruption règne sur les mœurs & sur les esprits de tous les hommes : où nous ne songeons qu'à attraper la succession de celui-ci, qu’à tendre des pièges à cet autre, pour nous faire écrire dans son testament : qu'à tirer un infâme gain de toutes choses, vendant pour cela jusqu’à notre âme, misérables esclaves de nos propres passions: comment, dis-je, se pourrait-il faire que dans cette contagion générale, il se trouvât un homme sain de jugement, & libre de passion, qui n'étant point aveuglé, ni séduit par l'amour du gain pût discerner ce qui est véritablement grand, & digne de la postérité ? En un mot étant tous faits de la manière que j'ai dit, ne vaut-il pas mieux, qu'un autre nous commande, que de demeurer en notre propre puissance : de peur que cette rage insatiable d'acquérir, comme un furieux qui a rompu ses fers, & qui se jette sur ceux qui l'environnent, n’aille porter le feu aux quatre coins de la Terre? Enfin, lui dis-je, c'est l'amour du luxe qui est cause de cette fainéantise où tous les esprits, excepté un petit nombre, croupissent aujourd'hui. En effet si nous étudions quelquefois, on peut dire que c'est comme des gens qui relèvent de maladie, pour le plaisir, &.pour avoir lieu de nous vanter, & non point par une noble émulation, & pour en tirer quelque profit louable & solide. Mais c'est assez parlé là-dessus. Passons maintenant aux passions dont nous avons promis de faire un traité à part. Car, à mon avis, elles ne sont pas un des moindres ornements du discours, surtout, pour ce qui regarde le sublime.

 
 

 


 

[1] Pythagore.

[2] L’auteur avait parlé du style enflé & citait à propos de cela les sottises d’un poète tragique, dont voici quelques restes.

[3] Il n’y avait point de murailles à Sparte.

[4] C’étaient des géants qui croisaient tous les jours d’une coudée en largeur & d’une aune en longueur. Ils n’avaient pas encore quinze ans lorsqu’ils se mirent en état d’escalader le ciel. Ils se tuèrent l’un l’autre par l’adresse de Diane (Odyssée, XI)

[5] Ulysse fait des soumissions à Ajax, mais Ajax ne daigne pas lui répondre (Odyssée, XI).

[6] Iliade, XXI.

[7] Iliade, XX.

[8] Iliade, XIII.

[9] Iliade, XVII.

[10] Iliade, XV.

[11] Paroles de Nestor dans l’Odyssée.

[12] C’étaient des peuples de Scythie.

[13] Paroles d’Oreste dans Euripide.

[14] Hémorroïdes.

[15] L’auteur après avoir montré combien les grands mots sont impertinents dans le style simple, faisait voir que les termes simples avaient place quelquefois dans le style noble.

[16] Pindare, Pyth.

[17] Le Doryphore, petite statue de Polyclète.

[18] Cet endroit est fort défectueux et ce que l’auteur avait dit de ces figures manque tout entier.

[19] L’auteur pour donner ici un exemple de l’arrangement des paroles, rapporte un passage de Démosthène. Mais comme ce qu’il en dit est entièrement attaché à la langue grecque, je me suis contenté de le traduire dans les Remarques.

[20] Voyer les Remarques.

 

 

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