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Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

JULES L'AFRICAIN

 

LES CESTES

 

 

 


 

LES

CESTES

Κεστοί

DE

JULES AFRICAIN

TRADUITS DU GREC

Fragments des livres VI et VII

 

 

PRÉFACE

 

 

Il a été souvent fait mention dans les écrits des auteurs anciens & modernes, d'un ouvrage militaire, nommé les Cestes de Jules africain. Thevenot satisfît le premier la curiosité des savants, en publiant sur trois manuscrits, dont deux étaient de la bibliothèque du Roi & le troisième de celle de Colbert, certains fragments de cet ouvrage & en les mettant à la fin de cette intéressante collection des Mathématiciens, qui sortit à Paris en 1693, de l'imprimerie Royale. A juger de ces fragments par les manuscrits qu'on en trouve dans d'autres bibliothèques, on remarque que ce que Thévenot en a donné au public, renferme à peu près tout ce qui nous est resté du travail de cet auteur.

Jules Africain né en Syrie, fleurit dans le troisième siècle sous le règne de l'Empereur Alexandre Sévère, auquel il avoir même dédié une partie de ses écrits, comme Eusèbe le rapporte. Il s’était acquis de la réputation par les cinq livres de sa chronologie,[1] dans lesquels il représentait selon l’ordre des temps l’histoire des principaux événements, depuis la création du monde jusqu'à son siècle. L'ouvrage est perdu pour nous, mais on sait qu'Eusèbe, Syncelle, Malalas, Théophane, Cedrenus & d’autres Chronologistes l'ont copié.[2]

Dans les neuf livres intitulés Κεστοί, Cestes, Jules Africain traite dans un grand nombre de chapitres toutes sortes de matières, suivant tantôt ses propres idées & tantôt ne donnant que de simples extraits d'autres auteurs. La Géographie, l’Histoire, la Géométrie, la Physique, la Médecine, la Magie, l’art de la Guerre, l'Agriculture, tous ces différents objets y étaient effleurés selon le goût de son siècle avec peu de méthode & formaient la riche collection de ces Cestes. On sait qu'Homère appelle Ceste la ceinture que Venus prêta à Junon & qu'il la décrit comme un tissu admirablement diversifié, où résidaient les charmes, les attraits, les amours, les amusements, les entretiens secrets & le badinage. Jules Africain se flatta que la variété des matières qu'il tachait d'embellir par un style fleuri & agréable, charmerait également l’esprit de ses lecteurs & mériterait à son livre le titre séduisant de Cestes. Il est possible que sa manière d'écrire ait eu de quoi plaire dans son temps, mais le peu qui nous reste de son ouvrage, nous fait juger, que ces charmes n'étaient pas de tous les siècles.

Les fragment que j'ai traduits ont fait partie du sixième et du septième livre de ces Cestes, qui semblent n'avoir traité que de l'art de la guerre & des objets qui y avaient quelque rapport. Il est à remarquer qu'ainsi que cet écrivain transcrivait quelquefois dans son ouvrage des morceaux entiers tirés des i livres anciens, les auteurs des siècles postérieurs ont usé de la même liberté à son égard & tandis qu'on croit avoir perdu son recueil à ce petit nombre de fragment près, nous en lisons peut-être encore aujourd'hui une bonne partie dans les écrits de ces Grecs modernes qui ont vécu du temps des Empereurs de Constantinople. Il est certain que la Géoponica & l’Hippiatrica, deux ouvrages de ces siècles, donc l'un a l'agriculture & l'autre la Médecine pour objet, contiennent plusieurs chapitres tirés des Cestes d'Africain, de même que le livre de Michel Psellus des merveilles de la Physique & de la Médecine, dont Lambecius a publié quelques articles qui avaient appartenu à notre auteur.[3] Il est tout aussi probable que l'Empereur Léon n'a pas manqué d'en emprunter plusieurs morceaux & de les insérer dans sa tactique, comme il l’a fait à l'égard d'Onosandre, d'Elien & d'autres qu'il n'a pas daigné nommer.

Ce goût des compilations qui dominait dans ce siècle a fait que celui qui nous a conservé ces fragments d'Africain, les a joints encore à d'autres qui ne sont pas de lui & c’est son style fleuri & élégant qui nous a fait reconnaître qu'il n'y a que les quarante quatre premiers chapitres qui lui appartiennent. Casaubon avait déjà remarqué que ceux qui suivent jusqu'au 59èmc sont tirés du Poliorceticon d'Eneas; & on voit assez par la diction rude & simple, par les expressions barbares & inconnues aux anciens & par d'autres circonstances, que les derniers chapitres sont pour la plupart, d'auteurs postérieurs.

Jules Africain n'étant pas soldat lui même, parlait des affaires de la guerre comme Onosandre, comme Végèce, comme d'autres écrivains de cet ordre, en parlent. Toutes les fois qu'ils copient les bons auteurs de l'antiquité, leurs rapports nous intéressent & nous instruisent; mais tout ce qu'ils ajoutent de leur cru, ne fait pas toujours honneur à leurs lumières. On verra que le premier chapitre des Cestes & le commencement du second contiennent des détails fort curieux & fort instructifs qu'on lit avec intérêt, Dans les chapitres qui suivent, il n’est plus question de la tactique. Il y traite de matières, qui quoiqu'elles aient quelque rapport à la guerre, sont plutôt du ressort de la Physique & des Mathématiques. Mais la manière dont il discute ces sujets, n’est guère propre à lui mériter l'approbation de la postérité & ne dépose pas non plus en faveur de sa morale. On le voit, lorsqu'il propose les différents moyens de nuire à l'ennemi, enseigner l'art d'empoisonner les puits, les rivières, les vivres & l'air même. Heureusement tous ces artifices sont exposés si obscurément & fondés sur des superstitions si absurdes, qu'il n’est pas à craindre que l’on soit tenté de profiter de ses leçons. Il y a eu. un temps où l'on s’est réellement fait un cas de conscience de communiquer les Cestes d'Africain au public, par la crainte qu'on n'abusât des secrets qu'on y croyait renfermés. On dit de Julien Puchard qu'il en avait commencé la traduction latine, mais que saisi d'horreur à la vue des sujets traités dans ce livre, il y avait renoncé de bonne heure.

Jules Africain composa son ouvrage dans le temps que les Romains avaient des guerres très vives & presque continuelles à soutenir contre les Perses & que toutes ces nations barbares qui détruisirent dans la suite l'empire d'Occident, commencèrent à se montrer & à inquiéter les frontières. La peur qu'inspirait aux Romains la férocité de ces peuples, égalait leur haine pour eux & comme, après la décadence de la discipline militaire ils eurent de la peine à leur tenir tête les armes à la main, on les vit souvent avoir recours aux trahisons & à la perfidie, jusqu'à se permettre des artifices de l'espèce de ceux qu'enseigne notre auteur. Mais ils n'en retirèrent la plupart du temps d'autres fruits que la honte de les avoir inutilement tentés & ils aigrirent à un tel point les esprits de ces nations, qu'il n'y eût sorte de cruautés & de désolations qu'elles ne se crussent en droit d'exercer pour se venger de la lâche méchanceté de ces Romains modernes, qui avaient si fort dégénéré de la vertu de leurs ancêtres. C’est sans doute une des principales causes du mépris & de l’aversion que ces barbares ont eu pour eux, ainsi que de l'acharnement avec lequel ils tâchèrent d'extirper les habitants de l'Italie & des autres provinces de l'empire Romain.

Comme on s’est généralement accordé à détester les préceptes pernicieux de Jules Africain, on a eu de la peine à se persuader qu'il fut chrétien & le même qui, étant en commerce avec les pères de l'église de son temps, avait écrit des livres de théologie & fait des commentaires sur la bible, selon qu'Origène & d'autres le rapportent. C’est pourquoi quelques-uns ont crû qu'il avait écrit les Cestes ou ses mélanges avant d'avoir embrassé le Christianisme & d'autres que l'auteur chrétien était différent du nôtre. Mais outre qu'il recommande dans ces Cestes de faire écrire en grands caractères sur des barils de vin certain passage de la bible pour empêcher que le vin ne se gâte, on ne pourra pas non plus affaiblir le témoignage exprès d’Eusèbe, d'Origène, de Suidas, de Photius & d'autres, qui ne distinguent pas l'auteur des Cestes, de celui des autres ouvrages.

On remarquera aisément, en lisant sans préjugé l'histoire du christianisme des premiers siècles, que la religion chrétienne dans sa naissance ne guérissait pas toujours les hommes de leurs erreurs en fait de morale, ni de ce penchant qu'ils avaient alors à la superstition. Il paraît même que la doctrine des anges, des démons & de leur influence sur la conduite des hommes, contribuait souvent à égarer les esprits faibles & à donner plus de crédit aux exorcismes, aux enchantements & à tous les beaux secrets du grimoire. Ce ne fut que l'excès seul de ces superstitions, qui donna quelquefois lieu aux décrets des Conciles qui les condamnaient. Jules Africain pouvait donc être orthodoxe, composer des commentaires sur la bible & en même temps un grimoire & enseigner l'art d'empoisonner les fontaines.

J'ai traduit de ces Cestes les seuls chapitres qui regardent particulièrement l'art de la guerre des anciens & je me suis contenté de ne donner qu'un extrait des autres qui traitent de matières qui n'y ont pas un rapport direct. Le texte, grec a été si corrompu & est devenu si obscur par le grand nombre de lacunes qui s'y trouvent, que le savant Thévenot même n'a pas voulu se charger de cette traduction, de forte que c’est le seul traité de Jules Africain qui paraisse sans version dans la collection.

Les notes & les corrections de Boivin m'ont été d'un grand secours, ainsi que celles qui ont été écrites à la marge d'un manuscrit grec de ces Cestes que j'ai eu occasion d'acheter en Hollande & qui semble avoir appartenu au savant Maiboom.

Je me flatte au reste, vu la disette des anciens auteurs militaires, qu'on me saura gré d'avoir entrepris la traduction de celui-ci. Je sais assez que les matières qu'il traite n'intéressent pas également. Mais on y trouvera du moins quelques particularités propres à enrichir nos connaissances & à nous donner une idée de la science militaire & de la manière de faire la guerre dans le siècle où l'auteur a vécu. Il vaut souvent mieux exposer aux yeux des lecteurs les travers d'imagination & les erreurs des hommes eu égard à l'art de la guerre dans les siècles passés, que de débiter de son cru des absurdités & des romans militaires, qui ne valent pas mieux que les Cestes d'Africain & tout son grimoire. Le talent d'écrire avec facilité séduisit Africain & l'engagea à composer ses mélanges & à tirer vanité des secrets qu'il se vantait de posséder, comme il séduit encore aujourd'hui ceux qui lui ressemblent & qui vendent avec autant de charlatanerie leurs drogues & leur orviétan.


 

LES CESTES

DE

JULES AFRICAIN.

 

 

 

PRÉFACE DE L'AUTEUR.

 

Les bons & les mauvais succès des entreprises, les malheurs & ce que font les hommes pour les redresser, tout ce qui arrive dans le monde, est l'ouvrage de la Providence ou d'une certaine fatalité ou de la fortune. Mais il n’est pas moins utile d'en rechercher la connaissance, soit pour en profiter dans la conduite de notre vie, soit pour occuper agréablement notre esprit. J'ai taché dans les ouvrages que j'ai déjà publiés & dans celui qu'on va lire, de satisfaire autant qu'il m'a été possible la curiosité de mes lecteurs.

 

CHAPITRE I.

Des Armements.

J'ai été souvent étonné de ce que dans cette suite de guerres qui ont agité le monde, la fortune se soit plus déclarée en faveur d'une nation que d'une autre, que les Romains aient triomphé des Grecs, que ceux-ci aient vaincu les Perses, que jusqu'à présent ces mêmes Perses n'aient pu être vaincus par les Romains, que tous les peuples de cette partie supérieure de l’Asie défendent avec courage leur liberté & qu'ils fassent tous les jours d'heureux efforts pour soutenir leur égalité contre nous. Curieux d’en savoir la cause je ne l'ai pas trouvée dans la supériorité de génie des généraux, ni dans les forces militaires, vu qu'on sait assez que les bons officiers ne tiennent que peu de compte de la multitude d'hommes: J'ai observé que c’est la nature des armes & l'espèce d'ordonnance des armées qui assurent dans les combats la supériorité d'une nation sur une autre.

Les Grecs sont pesamment armés. Ils ont la tête couverte d’un bonnet militaire & portent la double cuirasse travaillée en façon d'écailles. Leur bouclier concave & garni d'une plaque d'airain le tient par deux anses, dont l'une passe jusqu'au coude & l'autre est empoignée par la main.[4] Ils ont aussi une espèce de bottes à l'une ou à l'autre jambe. Leurs armes offensives sont la longue pique donc ils se servent dans les combats de pied ferme & qui ne ressemble pas mal aux lances des cavaliers de la garde de l'Empereur, le javelot & une épée large ou courte.

Quoiqu'il semble qu'une armure si pesante n'ait pas permis aux Grecs de se mouvoir avec aisance, on voit pourtant que lorsqu'il s'agissait de se soustraire aux traits & d'aller au choc, ils ne manquaient ni de célérité ni d'adresse. Instruits à combattre, non seulement dans l'ordre serré les boucliers joints ensemble, mais aussi en rangs & files plus ou moins ouvertes, les soldats Grecs étaient doublement redoutables, soit qu'ils agissent en corps, soit qu'ils se battissent homme à homme. Ils avaient seulement l'attention de s'avancer d'abord lentement & de faire même quelquefois halte, afin que la fatigue de la marche ne leur fit pas perdre leur vigueur & qu'ils fussent frais & dispos au moment de l'attaque. Mais ramassant pour lors toutes leurs forces ils se jetaient sur l'ennemi avec toute l’impétuosité possible & au travers de tous les traits qu'ils esquivaient par cette impétuosité, même de leur choc. Aussi à l'aide de cette discipline, font ils venus à bout de battre presque toujours les barbares & comment une infanterie à demi nue aurait-elle soutenu l'effort d'une troupe si bien armée? Toute la force de ces barbares se dissipe avec les traits qui partent de leurs mains, au lieu que la bonne armure fait la sûreté du soldat qui joint l'ennemi & lui donne nécessairement la victoire. Dans le temps même que celui-ci vient de loin & qu'il s'approche, sa cuirasse à l'épreuve des traits par la bonté de sa tissure en écailles & son bonnet, le mènent à l'abri des blessures. C’est surtout ce bonnet qui étant encore couvert d'une enveloppe d'airain le garantit entièrement de coups de fronde, car quelque soit la force de la pierre qui le frappe & le brise, celui de dessous défend encore suffisamment sa tête. Le soldat grec a au reste son virage & son cou libres & peut sans gêne, tourner ses regards de tous côtés.

A l'aide de ses longues piques il repousse aisément la cavalerie quoiqu'armée de lances & il blesse ordinairement le cavalier, avant qu'il en soit atteint. L'infanterie des barbares, rangée ordinairement sur peu de profondeur, doit être nécessairement percée & mise en déroute au premier choc. Pour lors les Peltrastes & les armes à la légère, qui pendant la bataille avaient été en sûreté sous la protection de la phalange, n'ont pas de peine à recueillir les fruits de ces premiers succès en se mettant aux trousses des fuyards & en achevant leur défaite. Les Macédoniens d'ailleurs si industrieux, ne faisaient que peu d'usage de leur courte épée, arme d'ailleurs si forte & si redoutable. Il semble que la variété des guerres, auxquelles ils furent engagés, auraient dû leur faire naître l'idée de s'en servir. Mais on leur trouve toujours la même ordonnance & les mêmes armes, soit qu'ils se battent contre les barbares, soit qu'ils aient à faire avec d'autres Grecs.

On fait au reste honneur à ce roi soldat, de ce que les Macédoniens armés de pied en cap, conservent sous leur bonnet, dit lacédémonien, le visage toujours libre. Ce même Alexandre ordonna à ses soldats de se raser la barbe & lorsque quelqu’un lui reprocha qu'il ôtait au visage son plus bel ornement, il lui répondit: ne sais-tu pas, lâche que tu es, que dans le combat, c’est par la barbe, qu'on donne le plus de prise à l’ennemi. Au reste aucun barbare qui n'a que sa peau pour couverture, fut-il le plus brave & le plus robuste, ne pourra jamais résister à des gens armés de la sorte.

Les Romains portent le casque à nu & tout d'airain, mais, comme pour couvrir une partie des joues & le cou, ils y attachent encore des lames du même métal, qui descendent jusqu'au défaut des épaules, ils n'ont proprement que la vue & la respiration de libres, ayant au reste le mouvement du cou plus ou moins gêné. Leur cuirasse est de mailles & ils n'ont qu'une jambe armée. Le grand bouclier, dont ils se couvrent, n'a qu'une anse & ne se tient que par la main; il est par conséquent moins propre à servir dans les synalpismes ou les tortues, vu que le soldat n'a pas assez de prise pour s'y appuyer bien fortement & pour s'affermir avec tout son bras. Leurs piques sont plus courtes & plus grosses que celles des Grecs.[5]

Armés de cette manière les Romains n'ont pas laissé de combattre presque toujours avec un grand succès. Ils avaient le corps couvert & en sûreté, comme les Grecs; mais ils l'emportaient incontestablement sur eux par l'agilité. Ils allaient à l'attaque & se retiraient, ils se saisissaient de même des endroits difficiles toujours avec plus de promptitude que les Grecs; & lorsqu'ils en venaient aux mains, l'habilité qu'ils avaient acquise dans le maniement de leurs épées, leur était d'une ressource que les autres n'avaient pas, ou dont ils ne savaient pas faire usage,

Dans ces mêlées décisives les Romains blessaient les Grecs au cou qu'ils avaient découvert, avant que ceux-ci puissent prendre l'attitude convenable pour se mettre en défense. Outre cela, quoique les uns & les autres fussent également dressés à l’art de se battre à l'arme blanche & que leur adresse fût assez égale, il y avait encore une certaine aisance dans l'ordonnance même des Romains, que les Grecs n'avaient pas & qui leur donnait l'avantage de ne rester jamais en défaut, lors même que les longues armes devenaient inutiles. Ajoutez que si les Grecs se présentaient le front hérissé de leurs piques, les Romains étaient à l'abri d'en être blessés par la nature de leurs cuirasses faites de mailles & que la confiance que le soldat avait en son armure, le déterminait à les affronter & à pousser en avant.

D'où vient donc que les Romains qui ont triomphé des Grecs, n'ont battu que rarement les barbares que: les Grecs avaient presque toujours vaincus? En voici les raisons: obligés de se charger dans leurs expéditions d'un train considérable, les Romains avaient la coutume, pour couvrir leurs bagages, de faire avec leurs armées des Carrés & c'était proprement cette ordonnance qui ne leur permettait pas de charger l'ennemi en courant. Ils commandaient pour cet effet aux soldats de mettre le genou en terre & de se couvrir de leurs boucliers comme d'un toit, pour former l'ordonnance appelée communément la Tortue. Ils se flattaient bien qu'en se couvrant de cette manière, ils obligeraient les Parthes d'épuiser leurs traits & leurs flèches. Mais, si cette manœuvre les mettait en effet dans ce moment à l'abri des coups, elle les laissait aussi dans une inaction, que la chaleur & les fatigues ne leur rendaient pas moins insupportables; les ennemis ne manquaient pas non plus de les tenir en haleine, car ces barbares toujours en grand nombre, se relevaient par troupes & quittaient par intervalles le combat pour se reposer, pendant que les Romains restaient toujours en action. Ajoutez que les soldats Romains étaient déroutés, dès qu'ils ne se battaient plus en rangs & files & en corps & que les pierres que les ennemis lançaient de leurs frondes, tombaient avec tant de violence sur leurs casques, qu'elles les rompaient d'abord & blessaient aussi leurs têtes, tandis que les lames de fer qui leur couvraient le cou les embarrassaient trop pour les esquiver. Il faut observer encore que les Romains n'étaient pas fort adroits à lancer les javelots & qu'en poussant souvent dix à la fois à un seul endroit, ils ne tuaient quelquefois qu'un seul homme. Il est enfin indubitable que dans ces occasions leurs piques étaient trop courtes pour résister avec succès au choc des cavaliers barbares.

C’est pourquoi, si l’on s'avisait de revêtir les soldats Romains de cuirasses & de casques à la Grecque, si on leur fournissait des piques plus longues que ne le sont les leurs, si on les dressait à lancer leurs javelots avec plus de précision & à se battre chacun pour sa personne; enfin si on les accoutumait à se jeter dans ces rencontres sur l'ennemi en courant de toutes leurs forces & jusqu'à ce qu'ils fussent sous ses traits, on pourrait être assuré que jamais les barbares ne leur résisteraient.

 

Observation.

Toute la comparaison que Jules Africain fait entre l'armement des Grecs & celui des Romains, est fort intéressante, d'autant plus qu'il croit y trouver la raison de différents succès que ces deux nations ont eus dans les guerres qu'elles se sont faites. Le parallèle du judicieux Polybe entre le militaire de ces deux peuples & celui que Tite Live fait après lui, est fondé sur la différence de l'ordonnance de la légion à celle de la Phalange, sur ce que celle-ci n’est dans sa véritable force qu'en tant qu'elle est bien serrée & qu'elle peut manœuvrer dans des lieux ouverts & unis, tandis que la légion en allant à la charge en rangs & files ouvertes, se prête mieux à toutes sortes de terrain. Cependant comme la nature des armes tant offensives que défensives influe principalement sur l'ordonnance des troupes & qu’elle la détermine même en un certain sens, les points de comparai son sur lesquels Jules Africain insiste, sont également importants & peuvent servir de supplément aux parallèles de Polybe & de Tite Live.

Il semble que Jules Africain refuse au soldat Romain une qualité que Polybe & Tite Live lui donnent préférablement, sa-voir celle de combattre en petites troupes & même homme à homme, tandis qu'il est incontestable que le soldat Grec armé de sa sarisse ou de sa longue pique & peu stylé à manier l’épée était beaucoup moins propre à cette espèce de combat & d'escrime que le légionnaire. Mais Jules Africain n'avait pas bien saisi l'objet dont il était question. César dit que les soldats de ses légions étaient décontenancés près de Lérida, lorsqu'ils voyaient ceux d'Afranius s’éparpiller pour les attaquer en petites troupes en front, à dos & sur les flancs, vu que les siens étaient accoutumés à garder leurs rangs dans les combats & à ne pas se débander. Hirtius dit de même que dans la guerre d'Afrique, les légionnaires de César étaient déroutés, lorsque toutes les troupes légères des ennemis tant d'infanterie que de cavalerie les entamaient de tous côtés & qu'elles les accablaient d'une grêle de traits, tandis qu'eux mêmes restant toujours en corps & n'osant pas sortir de la ligne, ne savaient au commencement, comment leur résister, jusqu'à ce que César se donna lui même la peine de les exercer à cette manière de combattre.

On conçoit aisément qu'une troupe pesamment armée qui n'a pour arme de jet que des pilons qu'elle ne peut lancer qu'à la distance de dix à douze pas ou tout au plus des javelots qui ne peuvent pas suffire longtemps, doit nécessairement dans quelques occasions rester en défaut contre de pareils ennemis. Mais à cet égard les soldats de la Phalange ne l’emportaient sûrement pas sur les légionnaires. Au contraire leurs longues piques les gênaient bien plus que les pilons ne gênaient les Romains & il est bien clair, qu'ils auraient eu très mauvais jeu, s'ils s'étaient débandés de la Phalange, pour courir après les cavaliers. Jules Africain se trompe donc bien fort en alléguant l'avantage qu'il donne à cet égard aux Grecs comme une des raisons qui leur firent vaincre les Perses plus aisément que les Romains n'avaient pu le faire. La véritable cause de cet événement était que les Perses du temps d'Agésilas & d'Alexandre avaient une tactique & une manière de combattre toute différente de celle des Parthes qui leur succédèrent & avec lesquels les Romains eurent à faire. Les armées de Darius étaient de grosses masses d'infanterie & de cavalerie très lourdes & très mal disciplinées, qui se mettaient en ligne vis-à-vis des Grecs & qu'il ne fallait qu'aborder pour les terrifier & pour les mettre en fuite : tandis que celles des Parthes n’étaient presque composées que de la seule cavalerie, la plus leste & la mieux dressée, qu'il y eût pour lors au monde & qui n'évitait rien avec plus de soin que les affaires générales.

Jules Africain accuse encore les Romains d'être fort gauches & beaucoup moins habiles que les Grecs dans le maniement de leurs javelots. J'ai déjà dit qu'il ne paraît pas que les soldats de la Phalange aient pu le servir des javelots, en même temps qu'ils portaient leurs sarisses & qu'Elien & Arrien ne les en arment pas non plus. Mais Polybe donne aux soldats des légions deux pilons, dont l’un plus grand, est cette arme particulière aux Romains qu'il décrit assez exactement & l'autre plus petit était en effet de l’espèce des javelots que dardaient les Vélites. Il dit dans un autre endroit, que pour porter dans les marches ces deux armes conjointement avec les palissades, ils étaient obligés de laisser pendre leurs boucliers sur le dos. Cependant en faisant attention au récit de la plupart des batailles que Polybe, Tite Live & principalement Jules César décrivent, on ne découvre pas que l'infanterie légionnaire ait fait usage d'autres armes offensives que du pilon & de l'épée. Observez encore que le soldat Romain, ne paraît jamais muni de ces javelots dans les anciens monuments qui nous le représentent.

L'histoire militaire des Romains nous fournit des exemples, où les légionnaires engagés au combat, passèrent quelque temps à se lancer de part & d'autre, des dards & des javelots, avant que d'en venir aux épées, surtout dans les attaques de portes & de retranchements. ainsi dans ce furieux combat qui se donna sur la montagne sous les murs de Lérida, les légionnaires de César ne mirent tous ensemble l'épée à la main qu'après avoir épuisé tout ce qu'ils avaient d'armes de jet, pendant un combat qui avait duré cinq heures de suite & dans ces fréquentes attaques de postes auxquelles la position des deux armées près de Durazzo donna lieu, on s'accabla de part et d’autre de flèches & de dards lancés par les légionnaires.

Ces circonstances conduisent naturellement à l'idée qu'à l'occasion des grandes batailles, où les légions quittèrent des deux côtés leurs camps dans le dessein d'en venir aux mains au premier signal, les soldats n'étaient pourvus d'autres armes offensives que du pilon & de l'épée, avec lesquelles seules, ils décidaient pour lors l'affaire: mais qu'on fournissait des dards & des javelots à ceux qu'on détachait pour quelque entreprise, comme on distribue aujourd'hui des munitions aux troupes employées à des expéditions extraordinaires. Il est donc très possible que les Romains ne fussent pas fort adroits dans le maniement de leurs dards, dont ils ne faisaient que rarement usage ainsi que le remarque ici Jules Africain.

On voit au reste que la comparaison que cet auteur fait entre le militaire Grec & Romain, est d'un homme savant, mais qui n'a fait d’études de l'art de la guerre que dans le cabinet. On fait que de son temps & longtemps avant lui, il n'y avait plus de ces Grecs armés comme il le dit & qui se formaient en Phalange. Tout ce qu'il en rapporte, est pris des historiens de la vie d'Alexandre & de ces tacticiens Grecs qui étaient pour lors fort en vogue. Les Perses de son temps ne ressemblaient pas non plus à ceux qu'Alexandre avait vaincus, de sorte que toutes ces observations manquent de justesse. Le raisonnement de Jules Africain était pourtant celui de son siècle. Artabanus, roi des Perses, après avoir soumis les Parthes & d'autres nations voisines, s'était mis en tête de rétablir l'ancien empire de Cyrus. Résolu de chasser les Romains de l'Asie, il avait déjà eu de grands succès contre les armées qui gardaient les Provinces de l'Asie, lorsque l'empereur Alexandre se vit dans la nécessité de rassembler de grandes armées & de les conduire en Syrie pour s'opposer à ce roi ambitieux & entreprenant. En le rappelant dans ces circonstances le souvenir de ces anciennes guerres que les Grecs & les Romains avaient faites aux Perses, on trouva qu'Alexandre les avait défaits sans peine avec ses Phalanges, mais que Crassus & Antoine avaient échoué contre cette nation, quoique leurs expéditions eussent été faites dans les temps les plus florissants de la République. Sous le règne d'Alexandre Sévère de même que sous celui de ses prédécesseurs, on avait adopté le tour d'esprit des Grecs & on déférait beaucoup à leurs spéculations sur toutes sortes d'objets. L'Empereur en était si épris qu'il s'imaginait que pour venir à bout de ces Perses modernes, il fallait réformer les légions sur l'ancienne ordonnance de la Phalange Macédonienne & leur donner à peu près les mêmes armes avec lesquelles Alexandre avoir défait les Perses à Arbelles. On vit aussi les conseils que Jules Africain donne à la fin de ce chapitre, suivant le sentiment général de son siècle, se réaliser en effet & les légions prendre la forme des Phalanges, au point qu'on donna même le nom de Phalange à un corps de six légions ou on avait introduit tous ces changements qui ne contribuaient pas peu à la décadence de la milice légionnaire.

Le succès de l'expédition de l'Empereur Alexandre contre les Perses est différemment rapporté par les historiens. Selon Lampride, il défie les Perses & célébra sa victoire à Rome par la pompe d'un triomphe. Mais Hérodien, plus digne de foi que Lampride, raconte qu'une grande partie de son armée essuya le même sort que les légions de Crassus & d'Antoine ; que s'étant expo fée dans une grande plaine, elle avait été soudainement entourée & assaillie par la nombreuse cavalerie des Perses & qu'après avoir fait des efforts inutiles & formé la Tortue, elle n'en avait pas moins été défaite & taillée en pièces. Comme les Parthes avaient de leur côté beaucoup souffert par le ravage de leur pays & par de fréquents combats, ils se virent hors d'état de poursuivre leur victoire & laissèrent par cette raison aux Romains toute la commodité de se retirer avec les débris de leurs troupes. L'Empereur les ayant rassemblés à Antioche, ne laissa pas de s'attribuer la victoire & de se faire décerner à Rome les honneurs du triomphe. Hérodien ajoute que les soldats aigris de leurs pertes, accusèrent l'Empereur d'indolence & d'incapacité & qu'ils conçurent tant d'aversion pour lui, que Maximin n'eut pas de peine à les engager à la révolte & à le massacrer au milieu de son camp.

Les savants avaient déjà remarqué, que les changements introduits par cet empereur dans la forme & dans l'armement des légions, furent l'époque de la décadence de la milice légionnaire. Il est assez intéressant de trouver dans ce chapitre de Jules Africain, les vrais motifs qui y donnèrent lieu & les points essentiels de cette innovation.

 

 

CHAPITRE II.

Des différents moyens de détruire l’ennemi.

IL ne faut pas toujours décider la guerre par des batailles, ni rendre la fortune maîtresse de son sort; l’issue des guerres est incertaine & tourne souvent contre toute attente. On a vu plus d'une fois de bonnes & de nombreuses armées, qui ne manquaient ni d'armes ni de discipline, échouer par un vent contraire, quelquefois par le terrain qui leur était désavantageux, tantôt par un piège où elles s'étaient laissé entraîner, tantôt par la soudaine apparition d'un objet, dont elles avaient été frappées. On sait encore comment le Dieu Pan s'en mêle au milieu du carnage. Les Phocéens mieux armés & mieux fournis de tout que les Thébains & ne les ayant jamais craint dans les combats, s'effrayèrent tout d'un coup, à la vue de ces mêmes ennemis, couronnés de lauriers & prirent la fuite.[6] Un vent contraire & le soleil qui donnait dans les yeux des soldats causèrent jadis la perte d'un Flaminius & d'un Paul Emile,[7] Léonidas tira autant de parti du détroit des Thermopyles, que Xerxès de ses cinquante myriades. A Marathon le Dieu Pan eut le plus de part à la victoire que les Athéniens remportèrent sur les Perses & Thémistocle éloigna Xerxès de la Grèce par un heureux mensonge.

Quelques uns enveniment les flèches pour rendre incurables les blessures qu'elles font & se servent de toutes fortes de drogues pour nuire à leurs ennemis, d'autres gâtent en fuyant les pâturages & détruisent les troupeaux, d'autres encore empoisonnent les fontaines. Il n'est pas toujours à propos de faire; la guerre ouvertement & quelquefois: il faut attaquer son ennemi par des voies cachées & par artifice. Les Carthaginois suivant une ancienne loi, récompensaient les généraux malheureux dont la conduite était irréprochable & punissaient les téméraires malgré leurs succès. Ils jugeaient du mérite d'un général par son habileté & non par sa fortune.

L'art de la guerre, dont plusieurs auteurs ont écrit, est d'un détail immense & exige de grands soins. Il faut qu'un général sache choisir des lieux commodes, sains & où il y a de l'eau, pour y placer son camp; qu'il ne manque pas de se saisir des hauteurs qui sont à sa portée & de faire de bons retranchements, qu'il sache arranger ses corps de garde devant le camp, ses piquets de nuit, ses grand-gardes de cavalerie & ses patrouilles, qu'il aille lui même reconnaître l'ennemi, qu'il fasse des détachements, soit pour aller au fourrage, soit pour dresser des embuscades. Il faut encore qu'il veille au bon état des armes de ses troupes, qu'il ne néglige pas le détail des hôpitaux, ni des remèdes nécessaires à la guérison des malades. Il faut surtout encore, qu'il se défie généralement de tout ce qui vient de l'ennemi. Ce qu'il fait ouvertement n'est pas ce qui embarrasse un homme habile & qui a lu l'histoire, c'est contre les manœuvres sourdes qu'il faut se mettre en garde.

On a de bonnes thériaques dont on se sert pour guérir les blessures des flèches envenimées. Il y a un semblable remède contre l'effet des eaux infectées, mais il vaut mieux défendre aux soldats d'en boire, dès qu'on s'en aperçoit par le goût salé qu'elles conservent. S'il y a dans le voisinage du camp quelque forêt épaisse, il faut d'abord l'éclairer & même la couper s'il est nécessaire, pour empêcher que l'ennemi ne s'y cache : on fait aussi par une longue expérience qu'il faut se défier des bons pâturages qu'on rencontre.

Un bon général doit encore étendre ses soins sur ce qui regarde la subsistance de son armée & s'étudier à faire avorter tout ce que son ennemi imagine pour la lui rendre difficile, parce qu'il n'y a que ces attentions qui le mettent en état de temporiser. C’est en quoi consiste principalement l'habilité d'un grand capitaine qui sait qu'il vaut mieux quelquefois se garantir du mal, que d'en faire. Lorsque Pyrrhus lutta contre les Romains, il se confirma par le temps & par l'inaction & à la fin, la disette & la désolation du pays qui était le théâtre de la guerre, l'achevèrent.

Je conseille surtout d'user d'une pareille conduite contre les barbares qui rassemblent leurs armées dans le moment & qui avec des forces peu réelles font la guerre par incursion. Comme ils ne se pourvoient de vivres que pour un nombre limité de jours & qu'ils n'en ont qu'une certaine quantité, il est clair, que leurs provisions consommées, ils prennent d'eux mêmes la fuite. Pourquoi donc se hâter d'en venir aux mains avec un pareil ennemi ? On n'a qu'à rester tranquille & sur ses gardes pour le voir bientôt chassé & vaincu, par ses propres mesures, puisqu'après avoir consommé inutilement le peu de vivres qu'il avait, il faut bien que la faim le fasse déloger. Mais qu'on se garde bien de lui permettre de s'enfuir avec sa faim. Que la désolation & la mort l'arrête sans combat. Pour cet effet il faut faire en quelque sorte alliance contre lui, avec l'air, avec l'eau & avec tous les éléments. Alors il est temps de mettre en œuvre les secrets de l'art de la guerre, pour que cet ennemi trouve la mort en respirant, en buvant & en mangeant. L'air fut autrefois l’allié des Athéniens & les délivra des Lacédémoniens qui s'étaient emparés de leur ville & il y eut un temps où de semblables circonstances forcèrent les Carthaginois à rester malgré eux dans la Sicile. Il y a même des Dieux particuliers auxquels les vainqueurs sacrifient dans ces occasions. Imitons ces Dieux & obtenons par notre art, ce qui n’a été pour lors qu'un de leurs bienfaits ou peut-être le seul effet du hasard.

Qu'on prépare donc à ses ennemis une nourriture qui sera pour eux ce qu'est celle qu'on donne aux animaux qu'on engraisse la veille de leur trépas. Enfermez pour cela dans un vase bien luté, pour que l'air n'y entre pas, un de ces crapauds venimeux qu'on trouve sous les arbres & une vipère & ayant marqué ce vase de ces caractères Lydiens, que j’ai enseignés dans mon grimoire,[8] gardez-le jusqu'à ce que ces animaux s'y consument. Puis vous en pilerez les dépouilles au point de les réduire en pâte, que vous délayerez dans certaine quantité d'eau, pour en faire une espèce d'onguent & vous frotterez les pains de cet onguent mortifère. Lorsque vous aurez une assez grande quantité de ces pains, tâchez d'en donner à l'ennemi de quelque manière que ce foie. Voici les moyens de les lui faire parvenir: conduisez un convoi à sa portée & en l'escortant négligemment vous l’engagerez par l'appas du butin à se jeter dessus & à s'en emparer ; ou bien faites semblant de fuir; vous lui abandonnerez par là votre camp rempli de pareilles provisions. L'avantage de ce stratagème est tel que ces pains ne tuent pas d'abord ceux qui en goûtent & que les ennemis ont tout le loisir d'en porter encore à leurs domestiques, aux habitants d'une ville & à toute leur armée. Ce seront des repas préparés par les Déesses vengeresses, aussi ne doit on se servir de cette ruse que contre les seuls barbares qui ne méritent pas mieux. Mais s'il arrivait que soupçonnant le danger, ou avertis par les transfuges, ils ne goutassent pas de ces pains & que vous les eussiez préparés inutilement, du moins envoyez-leur tous les prisonniers que vous avez faits sur eux & d'autres malfaiteurs. Ce présent achèvera de les ruiner, parce que la nécessité de nourrir ces nouveaux hôtes, ne pourra qu'augmenter la disette & la faim.

Qu'on tache aussi de les abreuver de la même manière. Il y a trois espèces d'insectes d'eau qu'on reconnaîtra dans le second livre de notre grimoire au caractère qui leur est propre. Qu'on en rassemble en quantité & qu'on les broie ensemble, jusqu'à en faire une huile qu'on délaye avec de l'eau. Répandez-en dans ces étangs où vous savez que l'ennemi s'abreuve. Peu après les hommes & les animaux qui en auront bu, s'enfleront prodigieusement, ils se sentiront atteints d'une ardeur brûlante & perdront leurs forces au point de n'être plus en état de porter leurs armes. Ils souhaiteront en fuyant qu'on vienne les achever. On se sert encore d'autres moyens d'infecter les eaux. Les puits se comblent de toutes sortes d'excréments mêlés de pierres & s'il y a des fontaines d'où les eaux découlent abondamment, on y jette la même huile dont j'ai parlé, en y ajoutant un extrait de coquilles marines, qui empêche qu'elles ne soient potables de longtemps. Mais si ce sont des étangs qu'on veut empoisonner, on se sert encore du suc de l'herbe appelée Tithymale, dont l'effet n'est pas moins sûr.

Qu'on ne s'imagine pas au reste que je sois le premier qui conseille de nuire à l'ennemi en infectant sa boisson. Les Barbares de l'orient ont plus d'une fois employé ce moyen pour détruire ceux qui sont venus leur faire la guerre dans leur propre pays.

 

CHAPITRE III.

Des moyens d'empoisonner le vin.

L'auteur rapporte un exemple d'un corps de troupes Romaines que certaine nation, dont le nom n'est pas assez clairement exprimé, dans le manuscrit, avait détruit, en prenant la fuite à son approche & en laissant après elle une bonne quantité de vin empoisonné. Il prétend que la chaux éteinte, la lessive & du buis font les drogues les plus propres à cet effet.

 

CHAPITRE IV.

De la manière d'empester l’air.

Les moyens que l'auteur propose ici sont aussi frivoles que ses autres secrets. Il nomme quelques serpents plus venimeux que les autres[9] qu'on trouve fréquemment, à ce qu'il dit dans la Syrie & au sujet desquels il renvoie son lecteur à son grimoire. Il veut qu'on remplisse de grands vases de ces serpents & qu'après les avoir bien fermés on les garde exposés aux rayons brûlants du soleil, jusqu'à ce que tout soit entièrement pourri. Il conseille ensuite de placer ces vases à certaine distance de l'ennemi & de ne les ouvrir que dans le temps que le vent souffle du coté de son camp. L'exhalaison en doit être selon lui si pénétrante, surtout de près, qu'elle fait tomber à terre les oiseaux & crever les chevaux en pleine course. Pour se garantir des funestes effets de ces artifices, il conseille, lorsqu'on s'aperçoit que l’ennemi les a mis en pratique, d'allumer de grands feux devant le camp, de l'environner de distance en distance de cuirs récemment tannés & de brûler beaucoup d'encens.

A ce chapitre le copiste en a joint un autre qui traite des moyens de nuire à l'ennemi en lui causant des insomnies. Outre l'exemple de Thémistocle, qui inquiéta pendant quelques nuits la flotte de Xerxès, il cite la conduite des anciens généraux Romains, lorsqu'ils étaient en présence des ennemis. C’était leur coutume, dit-il, de les alarmer chaque nuit en détachant une partie de leurs troupes légères pour insulter les postes avancés & pour jeter même dans leurs camps une quantité de flèches & de traits, en faisant beaucoup de fracas & en sonnant les trompettes de tous côtés, ils se présentaient le lendemain en bataille sans aucun dessein de combattre, avec la précaution de se poster de manière, à ne pouvoir être attaqués. Après avoir tenu cette conduite pendant quelque temps, il fallait nécessairement que l'ennemi fut épuisé de fatigues & d'insomnie. Pour lors ils prenaient leur temps pour lui livrer bataille.

 

 

CHAPITRE VI

Spécifique pour si donner de la valeur dans les combats.

L'imbécile auteur veut qu'on éventre un coq qu'on fait avoir été bien vaillant, pour chercher dans son estomac certaine pierre, qu'il croit qu'on y trouve quelquefois. Il veut qu'on porte pendant le combat cette petite pierre, sous la langue ou sous le bras & en promet les effets les plus extraordinaires. Thémistocle, selon lui, en était pourvu, lorsqu'il se battait contre les Perses & il prétend que c'était la raison pourquoi les Athéniens après la victoire étalaient un coq dans la pompe du triomphe.

 

CHAPITRES VI & VII

Des remèdes contre les douleurs qu’on souffre sous le couteau du chirurgien.

LE copiste a séparé ces deux chapitres qui n'en font qu'un seul. Les secrets que l'auteur y enseigne, sont l'usage d'un talisman qu'il décrit, certaines paroles qu'on doit prononcer avant l'opération, l'attention de frotter d'huile le fer dont on a été blessé & d'autres pratiques superstitieuses.

 

CHAPITRES VIII —XIV.

Des chevaux,

Ces chapitres renferment certains secrets qui regardent les chevaux. Dans le huitième il dit dans son style déclamatoire, qu'ainsi qu'on rencontre rarement un homme parfait, on ne trouvera pas non plus de cheval exempt de défauts. Il fait l’énumération des principaux & finit par recommander de graver sur l'ongle du pied gauche de devant, une lune avec certaines paroles & certains caractères, comme un excellent moyen de rendre en peu de temps, le cheval le plus farouche souple & obéissant.

Dans le IXe chapitre il parle des moyens d'empêcher que les chevaux ne hennissent surtout lorsqu'on se met en embuscade avec la cavalerie. Il cite l'exemple d'Aristomène le Messénien, qui dans ces occasions ne se servit que de juments & qui découvrit une fois par leur moyen une troupe de Lacédémoniens qui s'étaient cachés pour le surprendre. Selon lui le meilleur moyen dont les anciens guerriers & surtout les Parthes se soient aussi servi pour faire taire les chevaux, c'est de ferrer avec une corde de boyaux bien fortement & jusqu'à la faire entrer dans la peau, la queue du cheval un peu au dessus de l'origine des crins. La douleur qu'ils en ressentent réprime l’instinct & l'envie qu'ils ont de hennir.

Dans les chapitres X & XI qui n'en font qu'un, l'auteur insiste sur une qualité particulière qu'il attribue aux chevaux, c'est de prévoir l'avenir & d'en donner des signes assez manifestes, soit en dressant les oreilles, soit par le mouvement de leurs yeux, soit aussi par leurs gestes & par leur voix. Il prétend même qu'ils peuvent voir quelquefois des esprits & qu'à l'approche d'un danger éminent on les a vus plus d'une fois regimber & témoigner par des hennissements & des sauts, la répugnance qu'ils avaient à s'y exposer. Homère avait déjà loué cette qualité dans les chevaux de la Thessalie.

Il propose ensuite des remèdes contre la gourme & contre les fluxions qui leur surviennent aux yeux. Il recommande à cette occasion les feuilles de la vigne & un suc extrait du lierre, dont il veut qu'on oigne plusieurs jours de suite les yeux des chevaux pour les guérir de la chassie.

Dans le XIIe chapitre il dit, qu'on doit attacher à l'oreille d'un cheval peureux, la queue de certain animal qu'il désigne dans son livre de caractères, pour lui faire perdre cette mauvaise qualité.

Dans le XIIIe chapitre il loue certaine espèce de mords & d'éperons que les anciens appelaient des pieds de-loup propres à faire courir les chevaux. Il y ajoute encore quelques pratiques superstitieuses qui leur font accélérer leur course.

 

CHAPITRE XV.

Des moyens d'effrayer les chevaux.

L'auteur commence ce chapitre par le conte suivant: Un homme se présenta aux Sybarites avec quelques chevaux dressés avec tant d'art qu'il pouvait les faire marcher sur les pieds de derrière & exécuter toutes sortes de danses au son des instruments de musique. Mais rebuté & maltraité par les Sybarites il alla pour s'en venger chez les Crotoniates leurs ennemis, qui venaient d'en être défaits dans un grand combat de cavalerie. Leur ayant promis une victoire immanquable, s'ils voulaient déférer à ses conseils & ceux-ci acceptant ses offres, il commença par rassembler tous les joueurs d'instruments qui se trouvaient dans la ville. Il leur enseigna à tous un certain air de musique & les voyant en état de l'exécuter de concert, il fit conduire l'armée des Crotoniates à la rencontre de celle des Sybarites. A peine s’étaient-elles approchées à certaine distance l'une de l'autre qu’il donna le signal aux joueurs d'instruments de jouer tous ensemble l'air qu'ils avaient appris. L'effet en fut des plus extraordinaires. On vit tout d’un coup les chevaux ennemis s’effaroucher, se cabrer & jeter leurs cavaliers à bas. Toute la cavalerie étant épouvantée & en désordre, les Crotoniates fondirent sur elle; & n'eurent pas de peine à la défaire entièrement. Cette victoire était encore célébrée longtemps après l’événement, par des sacrifices qu’on faisait à Neptune surnommé Taraxippus, ou celui qui épouvante les chevaux.

L'auteur se fait fort d'enseigner un expédient qui produira le même effet bien plus sûrement que ne le fait le son des instruments. Il veut qu'on amasse une grande quantité d'Euphorbe pulvérisé, qu'on en remplisse de grandes seringues que plusieurs personnes tiendront en main devant le front de l'armée pour la répandre à l’approche de l'ennemi & en remplir l'air. L'auteur assure que cette gomme résineuse pulvérisée & connue pour un puissant sternutatoire, produira dans ces occasions des effets prodigieux; que les chevaux en seront comme étourdis & qu'aveugles & furieux ils désarçonneront leurs cavaliers ; de manière qu'il n'en coûtera pas beaucoup pour achever leur défaite. L Euphorbe fait selon l'auteur plus de mal dans un combat de cavalerie, que toute la décharge des traits & des flèches...

Il parle ensuite d'autres plantes & drogues nuisibles aux chevaux & conseille même de profiter d'un vent favorable pour chasser la fumée de vieux haillons du côté de l'ennemi. Il raconte sur la fin que Dercyllidas: général Lacédémonien, s'étant une fois trouvé dans une plaine avec la seule infanterie, vis-à-vis de l'ennemi qui était fort supérieur en cavalerie avait d'abord formé le carré, pour faire face de tout côté, mais qu'en même temps il avait ordonné aux soldats des derniers rangs, de creuser sous leurs pieds avec leurs seules épées de petites fosses & que celles-ci étant promptement faites, il avait ramené toute sa troupe derrière ces fosses, où se trouvant en sureté, elle avait aisément bravé tous les efforts de la cavalerie ennemie.

 

CHAPITRE XVI — XIX.

L'auteur prescrit dans ces chapitres quelques recettes contre les maladies des chevaux & des mulets.

L'empereur Constantin Porphyrogénète fit faire l'extrait de plusieurs auteurs, qui avaient écrit sur la médecine vétérinaire & cette collection nous est conservée sous le titre de Hippiatrica que Simon Gryneus fit imprimer à Bâle l’an 1537 & dont Jean Massé donna la traduction française à Paris en 1563. On y retrouve les mêmes chapitres de Jules Africain, qu'on lit ici.

 

CHAPITRE XX.

L'auteur propose comme un bon moyen d'exercer les troupes, celui de les faire aller à la chasse, surtout à celle des lions. Il décrit ensuite la meilleure manière d'y réussir. Le gîte du lion trouvé, on l'entoure à certaine distance d'un cercle de troupes qui se couvrent de leurs boucliers, de la même manière qu'elles forment la tortue. On n'y laisse qu'une petite issue, devant laquelle on a arrangé un piège tel qu'il le faut pour prendre une pareille bête. Le lion excité par des feux & par le son des trompettes & des timbales, n'osant se jeter sur la barrière que lui présentent les boucliers, veut s'échapper par le vide qu'on a laissé & tombe dans le piège. L'auteur dit avoir traité de la chasse des bêtes féroces dans un autre ouvrage.

 

CHAPITRE XXI.

L'auteur expose, en se référant aux éléments d'Euclide, la méthode ordinaire de mesurer des hauteurs inaccessibles, ainsi que la largeur des rivières, sans qu'on ait besoin de les traverser. Le texte étant, comme partout, très corrompu, on a de la peine à trouver les rapports entre les lettres de renvoi & les figures qui y sont tracés & qui d'ailleurs ne contiennent rien que ce qui est déjà généralement connu.

 

CHAPITRE XXII.

Des avantages d'une bonne vue & des moyens de renforcer l’ouïe.

L'auteur remarque que ce sont ordinairement les Numides qui ont la vue excellente tant parce qu'ils vivent dans un air pur & qu'ils s'abstiennent de bains chauds & du fréquent usage du sel, comme étant les deux choses qui y nuisent le plus, que parce qu'occupés continuellement à tirer de loin, ils exercent leur vue plus que les autres peuples. Pour ouïr de loin, surtout pendant la nuit, il veut qu'on creuse de petites fosses & que les ayant couvertes de quelque étoffe on y applique l’oreille, il prétend qu'on s'apercevra souvent alors & très distinctement des bruits qui échappent à ceux qui sont debout.

 

CHAPITRE XXIII.

Des moyens de se préserver du sommeil

Après une pompeuse description du sommeil & de l'empire qu'il a exercé sur plusieurs héros de l’antiquité & sur les Dieux mêmes, l'auteur recommande, pour s’en garantir dans l’occasion, d'arracher la tête à une chauve-souris & de la porter dans un petit sac, il assure que rien n'endormira celui qui en est pourvu.

 

CHAPITRE XXIV.

Des Eléphants.

L'auteur décrit dans son style fleuri tout le mal qu'on a à craindre des éléphants dressés à la guerre & armés avantageusement. Il faut bien se garder de leur opposer de la cavalerie, qui s’épouvante ordinairement à leur aspect & qui ne peut d'aucune manière leur résister. Il vaut mieux les attaquer par tout ce qu’on a de gens de trait dans l'armée ; ils réussissent quelquefois à blesser les hommes qui les conduisent & l’animal même. Il devient pour lors furieux & se jette souvent aussi bien sur ceux qui l'ont amené, que sur les ennemis. Le son des instruments auxquels on fait jouer les airs les plus bruyants & les plus terribles, ne laisse pas non plus de les décontenancer.

L'auteur propose cependant un expédient qu'il prétend être plus sûr & plus efficace contre ces animaux que tout ce qu'on a jamais imaginé: c'est de répandre devant le front de l'armée une quantité suffisante de grandes chausse-trappes & de pièges dont on se sert contre les bêtes féroces. Selon lui l'éléphant blessé au pied n'avance, plus & rebrousse d'abord chemin. Toute sa rage tombe pour lors sur ses conducteurs; il les abat & il devient dans ce moment plus dangereux à ses maîtres qu'à l'ennemi.

 

CHAPITRE XXV—XXVIII.

IL parle des avantages de l’agriculture & de la diversité des productions de différents pays. Les uns n'étant propres qu'à la culture des blés & les autres qu’à celle des vignes. Dans les pays où l'on fait un vin aigre & mauvais, on doit le corriger par la cuisson & où il n'y en a point du tout, il faut y suppléer par d'autres boissons, qu'on peut préparer au moyen de grains, de racines, de glandes ou d'autres fruits, ainsi que font les Egyptiens, les Péoniens, les Gaulois & les Babyloniens. L'auteur propose dans le XXVIe chapitre une manière de faire une boisson qui ressemble au vin avec des figues sèches & de la réglisse.

Dans le XXVIIe il enseigne l'art de faire & de conserver le vinaigre. Ce chapitre se trouve aussi à la fin du VIIIe livre de la collection de différents auteurs qui ont écrit sur l’agriculture, que le même empereur Constantin Porphyrogénète, dont j'ai parlé en haut, fils de Léon le Sage a fait rassembler sous le titre de Géoponica. Pierre Needham en a donné à Cambridge en 1703 une bonne édition avec la traduction latine. Cet ouvrage est traduit en français par Antoine Pierre de Narbonne & imprimé à Leide 1557 & en allemand par Michel Herrius sous le titre: Das Veltbau, oder das Buch von der Veltarbeit. Strasburg 1567.

Dans le XXVIIIe chapitre Jules Africain enseigne l’art de faire l'huile ; on l'a inféré aussi dans le IXe livre du recueil que je viens d'indiquer.

 

CHAPITRE XXIX.

De l’art de tirer de l’arc.

L'auteur dit lui même que c'est le dernier chapitre de ce livre des Cestes & il y expose quelques particularités sur l'art de tirer de l’arc.

Si une flèche tirée de l’arc continuait son vol avec la même vitesse & sans être arrêtée, vingt quatre heures de suite, elle parcourrait l'espace, des vingt mille stades. L'essai en fut fait en sa présence & de la manière suivante. On plaça dix hommes à la distance d'un de ces arpents dont six font un stade, c'est à dire, de cent pieds l'un de l'autre, munis chacun d'un arc bandé & la flèche à la détente. Dès que le premier eut décoché sa flèche, le second tira la sienne dans l'instant même, qu'il vit passer celle du premier, le troisième en fit autant & ainsi de suite jusqu'au dernier. En multipliant après cela l'espace avec le temps, on trouva qu'il fallait une heure pour faire parcourir de cette manière aux flèches mille stades & par conséquent vingt quatre mille stades en vingt quatre heures. L'auteur retranche quatre mille stades pour le temps que chaque mouvement de la main aurait pu faire perdre dans la totalité & en déduit le compte rond de vingt mille stades. Ce calcul ne paraît pas être fort exact, mais il en appelle au témoignage d'un certain Syrmus Scythe de nation & de Bardesane le Parthe, les plus fameux archers de son temps, qui ont fait le même calcul.

Jules Africain cite ensuite quelques exemples de personnes qu'il avait connues & qui avaient excellé dans l'art de tirer de l'arc. Il commence par exalter la prodigieuse adresse d'un certain roi Enancarus & de son fils Mannus qu'on ne connaît pas par l'histoire. Un jour l’auteur les ayant accompagnés à la chasse, on vit inopinément un grand sanglier sortir de sa tanière & se jeter sur les chasseurs. Comme tout le monde voulait s'enfuir, Mannus les rassura & ayant décoché promptement deux flèches de son arc, l’une après l'autre, il en creva si bien les deux yeux de cet animal, qu'étant aveuglé il ne fut plus dangereux pour personne.

Il parle ensuite de la singulière adresse d'un Parthe nommé Bardesane, qui s'étant placé à certaine distance d'un jeune homme, visa si juste en tirant ses flèches sur le bouclier que celui-ci tenait élevé, qu'il décrivit le contour & les traits de son visage par les marques que les pointes de ses flèches imprimaient dans ce bouclier. Il rapporte à la fin l'exemple d'un autre habile archer, nommé Syrmus dont il dit avoir été témoin oculaire. Celui-ci s'exposa lui même comme but aux flèches d'un autre tireur d'arc, sans avoir même endossé la cuirasse, mais il sut de son côté viser avec tant de justesse, qu'il ne manqua jamais de rencontrer avec sa flèche celle que l'autre avait décochée contre lui & comme les siennes étaient émoussées, celles de son adversaire, qui étaient pointues, s'enchâssaient ordinairement par la violence du coup dans ses propres flèches & tombaient ainsi liées ensemble, à ses pieds.

 

CHAPITRE XXX.

Conformément à ce que le chapitre précédent a été nommé le dernier du livre, un des manuscrits de la Bibliothèque du Roi marque ici le commencement du septième des Cestes. Mais il n'y en a que peu de fragments de conservés & seulement quelques paroles de ce premier chapitre, dans lequel l'auteur avait traité de la manière de rendre le bois d'ébène propre à recevoir des couleurs.

 

CHAPITRE XXXI

L'auteur enseigne l'art de donner au vin la faculté de faire dormir trois jours de suite ceux qui en boivent. Il propose de le mêler avec certaine quantité d'opium & de suc de la jusquiame ou de l'Hyoscyamus des anciens. Il croit que pour réveiller un homme endormi par cette boisson, on n'aurait qu'à lui faire entrer beaucoup de vinaigre par le nez.

 

CHAPITRES XXXII & XXXIII.

L'auteur dit que si l’on veut détruire tous les arbres d'un pays, on n'a qu'à ficher au tronc une des arêtes de la pastenaque, poisson de mer de l'espèce des scorpions; ils périront infailliblement excepté le pommier qui y résiste. Selon d'autres les cosses des fèves appliquées aux racines font également sécher les arbres. Cependant dit-il à la fin, on en vient plus sûrement à bout à coup de haches. Lorsqu'il s'agit de gâter les campagnes & de les rendre stériles, l'auteur propose d'y semer l'Ellébore, à l'exemple d'Alexandre qui força par ce moyen les Alanes à se soumettre. On ruine aussi pour long temps les récoltes, en labourant les champs, après y avoir répandu Une grande quantité de sel.

 

 

CHAPITRES XXXIV. XXXV. XXXVI.

Dans ces chapitres l'auteur expose trois secrets à l'usage de la cavalerie. L'un qu'il dit avoir appris dans la Physique d'un certain Neptunien, c'est d'arrêter les chevaux en pleine course, en jetant à leur rencontre des os de talons de loup. L'autre qu'il regarde comme la ressource des faibles, c'est d'armer les cavaliers de flambeaux brûlants, au moment qu'ils vont à l'attaque: & le troisième pratiqué souvent par les anciens généraux, pour paraître en certaines occasions plus fort en cavalerie qu'on ne l'est en effet, c'est de faire monter les valets & les palefreniers de l'armée sur des chevaux de bât & sur des mulets, en les plaçant au loin, rangés par troupes comme par autant d'escadrons.

 

CHAPITRE XXXVII.

L'auteur prétend avoir appris d'un homme digne de foi la vraie méthode des Scythes pour empoisonner les flèches. C'est de tirer au moyen du feu du Titymale, appelé Characites, une espèce de suc épais & d'en frotter les pointes.

 

CHAPITRE XXXVIII.

L'auteur croit que la vinaigre est d'une grande utilité dans les incendies, non seulement en l'employant pour éteindre les flammes, mais aussi en humectant de cet acide les murailles qu'on veut préserver du feu.

 

CHAPITRE XXXIX.

De la conservation de la santé des soldats.

De bons Médecins, dit l’auteur, sont très nécessaires dans une armée; vu que les fatigues & l'intempérie des saisons donnent souvent lieu à de fâcheuses maladies. Il importe beaucoup pour la conservation des soldats, de veiller à ce qu'ils ne mangent pas tout à la fois ce qu'on leur fournit, mais qu'ils le partagent & qu'ils le prennent à certaines heures. La rue & la mauve cuites & mêlées avec le vin & au défaut de vin avec l'eau & le lait, conservent la santé, surtout si l’on en prend régulièrement depuis le printemps jusqu'à la fin de l'automne avant & après le dîner. On se sert de la même manière & avec le même succès du vin d'absinthe & faute de vin, de l'eau chaude infusée d'absinthe.

Il exalte encore les vertus du vinaigre & d'un vin, que les anciens ont préparé avec la scille, comme un préservatif admirable contre toutes sortes de maux. Il conseille de bien cuire les pains dans les fours & de les exposer même encore au soleil. Lorsque les eaux sont bourbeuses & d’une mauvaise qualité, il veut qu'on les fasse bouillir jusqu'à la consommation de la dixième partie, avant de s'en servir, comme de boisson.

 

CHAPITRE XL.

Il recommande la rue & le raifort mêlés avec un peu de sel & de poivre pour se préserver des mauvais effets des poisons & de toute sorte d'infection. On peut encore en mêlant ces ingrédients, en faire de petites boules & en prendre tous les jours.

 

CHAPITRES XLI. XLII. XLIII.

Dans un de ces chapitres l’auteur dit que les grandes plaies pour être refermées, n'ont pas toujours besoin d'être cousues. On en vient aussi à bout à l'aide de feuilles de porreaux & de gousses d'oignons bien minces.

Il conseille dans le XLIIe chap. d'exposer du sang tiré du corps humain, soit par une saignée, soit d'une autre manière aux rayons du soleil, d'en ôter soigneusement l'eau qui s'en sépare, de laisser sécher le reste, jusqu'à le réduire en poudre & de s'en servir ensuite comme d'un remède infaillible pour arrêter promptement le sang des plaies.

Dans le XLIIIe chapitre il recommande d'attacher quelque morceau de la corne de cerf au cou des chevaux, comme un moyen de les conserver en santé.

 

CHAPITRE XLIV.

L'auteur enseigne ici une composition de soufre, de sel, de chaux, d'asphalte & d'autres ingrédients, qui s'embrase d'elle-même, dès qu'elle est exposée au soleil & dont il veut qu'on se serve pour mettre le feu aux arsenaux & aux villes des ennemis.

 

CHAPITRES XLV —XLIX.

L'auteur commence avec le XLVe chapitre à copier le Poliorcéticon d'Enée le tacticien, en se servant presque toujours des propres paroles de cet ancien écrivain. Peut être aussi n'est ce que le copiste qui a ajouté ces chapitres. En voici les titres. Des moyens de mettre le feu aux machines & aux portes des villes; des Clepsydres ou des montres à eau ; de la garde des portes ; des expédients pour faire entrer toutes sortes, d'armes dans une ville ennemie; de la correspondance secrète ; des moyens de découvrir les mines & d'en empêcher l’effet ; des ressources des mineurs pour garantir leur travail: des herses ; de la manière de garder une grande ville avec une petite garnison & d'en imposer à l'ennemi avec peu de monde.

 

CHAPITRES LX LXI. LXII.

Ces trois chapitres font encore de Jules Africain & regardent l’art de tirer de l'arc. Il dit qu'on exige d'un bon archer de tirer juste, de tirer avec force & de tirer vite. Dans ces trois chapitres il traite de chacune de ces qualités. Les archers ont la meilleure occasion de montrer leur adresse, lorsque rangés les uns vis-à-vis des autres ils ne changent pas de place. Il n’n est plus de même lorsque les uns sont debout & les autres en mouvement, qu'on s'avance des deux côtés en tirant, que l'un s'avance & l'autre recule, que les uns poursuivent & que les autres se font encore ressource de leurs arcs en tirant à reculons. Tous ces différents cas sont assujettis à certaines règles & à un exercice particulier. L'auteur parle ensuite du maniement même de l’arc, avec combien de doigts il faut prendre la corde & s’il vaut mieux bander l’arc, en l’appuyant contre la poitrine, ou contre l'oreille. Il dit qu'on a moins de force, en le tenant contre la poitrine, comme le faisaient les Amazones à cause de la faiblesse de leur sexe. Il faut au reste que les archers soient dressés à tirer en élévation & rarement de but en blanc.

L'avantage de tirer avec force dépend de la raideur du bois de l'arc, de la longueur du trait, ainsi que d'un bras nerveux que l'habitude a fortifié.

C’est la même habitude qui donne aux tireurs le talent de tirer avec vitesse. On les y exerce lorsqu'on en fait tirer plusieurs à la fois au même but & en même temps. Comme chacun a ses flèches marquées, on compte ensuite celles qui ont touché au but & on accorde le prix à celui d'entre eux qui y en a porté un plus grand nombre. On propose aussi plusieurs buts à la fois que les tireurs sont obligés de frapper en les passant à certaine distance en courant & on excite leur émulation en déclarant vainqueur celui qui a porté le plus de flèches dans ces différents buts.

Il est évident que les chapitres qui suivent, ne sont plus de Jules Africain. Le style & bien des circonstances prouvent qu'ils sont tirés des ouvrages de quelques-uns de ces tacticiens, qui ont écrit sous le règne des empereurs grecs de Constantinople. Comme les matières qui y sont traitées sont particulièrement du ressort de l'art de la guerre & qu'elles contribuent à nous faire connaître la tactique & les usages des troupes qui avaient succédé aux anciennes légions, je les ai traduites mot à mot, telles que je les ai trouvées dans le texte grec.

 

CHAPITRE LXIII.

De la manière de mettre les troupes en bataille.

C'est un usage autorisé par l'exemple de la plupart des anciens généraux, que de placer la bonne infanterie, au milieu & la cavalerie aux ailes, lorsque l'ennemi ne marche à vous que par un seul coté. Quoique quelques-uns aient fait le contraire, il n'est pas moins vrai que pour que la cavalerie soit en état de s'ébranler promptement & aller à l'attaque sans gène, de même que pour qu'elle puisse serrée & poursuivie elle même, regagner sans danger le poste d'où elle est sortie, on ne saurait la placer plus avantageusement qu'aux flancs de l'infanterie. Si vous la mettez au centre, vous courrez risque que forcée de se retirer & courant toute vers un seul endroit avec grand fracas & élevant souvent la poussière jusqu'à obscurcir l'air, elle ne cause un affreux désordre & ne renverse votre propre infanterie & tout ce qui vient à sa rencontre,

Si l'ennemi, se retire, vous détachez d'abord à sa poursuite tout ce que vous avez de cavalerie légère. L'infanterie suit, flanquée toujours des cuirassiers & fait autant de diligence qu'il est possible, sans déranger son ordonnance, de manière que, lorsque l'ennemi fait volteface dans sa retraite, vos cavaliers puissent d'abord se replier, sur elle & trouver de la sûreté dans sa protection.

Ce font les circonstances qui décident de remplacement de votre infanterie légère. Si votre ordre de bataille est sur beaucoup de profondeur, vous ne sauriez la poster en arrière, parce qu'en voulant lancer ses traits & ses pierres par dessus la phalange, elle blesserait souvent vos propres troupes. Ainsi dans ce cas vous la porterez mieux sur les flancs. Mais si votre infanterie n'est rangée que sur une hauteur médiocre, vous ne ferez pas mal de la placer derrière elle : car pour lors les traits qu'elle lancera en élévation, pourront atteindre l'ennemi & le blesser dans le moment même qu'il va choquer. Quelquefois vous en tirerez aussi un bon parti, si vous la faites sortir & combattre avec la cavalerie, vu qu'elle saura accabler de ses traits celle de l'ennemi & mettre la confusion parmi les chevaux.

 

CHAPITRE LXIV.

De quelle manière l’infanterie peut résister à une cavalerie fort supérieure en nombre.

Si vous n'avez que de l'infanterie, à opposer en bataille à un ennemi dont les principales forces confirment en cavalerie, ordonnez que les trois premiers rangs bien ferrés se servent d'abord de leurs arcs & qu'ils visent en ligne droite contre les jambes des chevaux & que les soldats des autres rangs de derrière tirent en élévation, pour que les traits tombent de haut en bas & blessent d'autant plus sûrement le cavalier ennemi que son bouclier n« saurait garantir.

Comme l'ennemi, en voyant de loin l'infanterie s'avancer contre lui, pourrait s'aviser de pousser de même la sienne en avant, vous ferez bien de rassembler le peu de cavalerie que vous avez & de la faire marcher devant votre Phalange, afin qu'il s'imagine que votre dessein est de lui opposer les mêmes armes. Mais lorsqu'il s'approche de plus près, faites partir vos cavaliers le plus promptement qu'il est possible, pour occuper leurs postes aux ailes. En même temps les soldats des premiers rangs ayant fiché leurs piques en terre, feront usage de leurs arcs & ne manqueront guère de porter coup à un ennemi qui est fort serré & en foule. Cette décharge de traits l'ayant plus ou moins dérangé, il choquera avec moins d'impétuosité, tandis que votre infanterie quitte dans un instant ses arcs, reprend ses piques & se pousse en avant avec d'autant plus d'assurance & de hardiesse.

S'il arrive que l'ennemi s'approche inopinément de vous avec des forces infiniment supérieures & que ne jugeant pas possible de lui tenir tête, vous ne puissiez vous débarrasser autrement de lui que par la retraite : voici comme on doit s'y prendre. Vous tâcherez donc d'abord de vous saisir de quelque hauteur & de disposer vos troupes selon le terrain, de façon que s'il ose monter à l’assaut, vous puissiez aisément le repousser en l'accablant de traits & de pierres. Dès qu'il fait nuit, vous quitterez votre hauteur pour en aller occuper une autre, en vous éloignant de cette manière de lui, autant que vous pourrez. Mais si cet ennemi se croit assez fort pour vous attaquer pendant le jour & que bien, que vous soyez maître de la plus haute montagne des environs, il se prépare à vous en déloger, il faut avoir recours à une bonne disposition de vos troupes, par laquelle vous puissiez rendre inutile une grande partie des siennes.

Supposez que vôtre infanterie consiste en trois phalanges, vous les rangerez toutes les trois de front, mais de façon qu'il reste pour intervalle de l’une à l'autre, le terrain que chaque Phalange occupe. Puis vous ordonnez aux trois derniers rangs de vos phalanges de faire un demi tour & de marcher par leur flanc pour remplir l'espace vide qui se trouve entre les phalanges & pour s'aligner ensuite avec les trois premiers rangs de celles qui sont en bataille, de sorte que l'ennemi en s'avançant, doit nécessairement croire que les troupes qu’il voit de loin couronner la montagne, forment toutes ensemble une seule ligne également forte des deux côtés. On choisit pour cela autant qu'il est possible les endroits de la montagne, où le terrain s'abaisse insensiblement pour poster les premiers rangs à l'endroit où il est le plus élevé. Lorsque l'ennemi vient à s'en approcher, les trois rangs qui occupent les intervalles, ne changent pas de place, mais on donne le lignai aux trois phalanges de se porter un peu en avant exactement jusqu'à ce que leurs trois derniers rangs soient en mêmes lignes avec les trots intermédiaires qui n'avaient pas bougé de place.

L'armée disposée de cette manière, après ce petit mouvement, vous pouvez être assuré que de toutes les troupes de l'ennemi, il n'y aura que celles qui se trouveront opposées aux Phalanges avancées, qui engageront le combat & que les autres qui feront vis-à-vis des intervalles, occupés par les trois rangs, n'oseront pas s'y fourrer, de crainte d'être accablées de traits & enveloppées sur leurs flancs.

Peut-être trouve-t-on à redire à cet arrangement par la raison, qu'en ne faisant avancer que les Phalanges & en laissant en arrière les soldats qui remplissent les intervalles, je leur fais naître à tous quelque sentiment de crainte & de défiance. Mais en informant d'avance ceux qui doivent rester; de ce qu'ils ont à faire, on empêchera aisément que dans le moment de l'exécution ils en soient étonnés.

Je rendrai encore raison de ce que je ne fais avancer les Phalanges que dans le moment, où l’ennemi est au point d'en venir aux mains. Il est évident, si je le faisais plus tôt, que je risquerais certainement que l'ennemi pendant sa marche, ne s'aperçut de loin du vide qui est entre elles & que changeant bientôt de dispositions conformément à cette découverte, il n'employât une partie de ses troupes à attaquer de front & l'autre à venir en flanc & à dos, n'ayant que peu à craindre des soldats qui occupent les intervalles.

 

CHAPITRE LXV.

De la retraite d'une armée.

Dès le moment qu'on entre en campagne, il faut choisir dans la cavalerie, sur chaque corps de mille cavaliers, deux ou trois cens des plus braves & des plus expérimentés & s'en servir constamment pour les arrière-gardes, aussi souvent qu'on est obligé de faire la retraite. Avant qu'on donne l’ordre pour le départ, on cherche à placer ce corps derrière quelque colline, ou dans une forêt voisine, ou derrière les bords d'une rivière, de façon que l'ennemi ne puisse le découvrir. S'il s'avise alors comme de coutume, de talonner l'armée, en s'éparpillant par petites troupes, soit pour troubler l'arrière-garde soit pour intercepter les traîneurs, vos cavaliers doivent sortir brusquement de leur embuscade & ils ne manqueront pas de lui couper le chemin & de faire des prisonniers.

Mais si on se trouve dans un pays de plaine, où tout est découvert & où dans un espace de trois à quatre mille pas il n'y a ni hauteur ni rideau pour couvrir quelques troupes, de sorte que l'ennemi en voyant de loin vos arrangements n'ose suivre votre marche qu'avec beaucoup de précautions; pour lors vous n'avez pas besoin de renforcer votre arrière-garde, ni de faire d'autres arrangement que de coutume, parce qu'en découvrant de loin ses manœuvres vous aurez toujours assez de temps pour les prévenir,

Je conseille cependant de fournir à ceux qui ferment la marche, une bonne quantité de chausse-trappes pour en semer dans les défilés, lorsqu'ils se voient talonnés par l'ennemi. Il est certain qu'en poussant sa poursuite, au travers de chausse-trappes, il se fera bien plus de mal qu'aux troupes qui se retirent.

 

CHAPITRE LXVI.

Quand il faut faire la guerre & quand il ne faut pas la faire.

Avant d'entreprendre la guerre, informez vous bien par toutes sortes de moyens, tels que les espions & les transfuges, des véritables forces de l’ennemi, comparez-les ensuite avec vos propres forces & décidez pour lors, s’il est plus de vôtre intérêt de faire la guerre que de rester en paix. Comparez surtout le nombre de troupes que vous pouvez mettre en campagne, leurs qualités, leur valeur tant du corps que de l’esprit, leur expérience, l'état des finances & des ressources, celui des munitions de guerre & de bouche & enfin la disposition des esprits de vos soldats, eu égard à la guerre que vous allez entreprendre. Si vous croyez l'emporter sur votre ennemi par tous ces objets, attaquez-le sans balancer. Gardez vous bien cependant de le mépriser: car combien d'exemples n'a-t-on pas que les faibles ont battu les forts? Dix mille Athéniens vainquirent autrefois à Marathon deux cents mille Perses. Si vous trouviez au contraire, que l’ennemi a à tous ces égards de la supériorité sur vous, tâchez soigneusement de détourner la guerre; à moins que vous ne voyez aucun moyen de vous sauver & que vous risquiez en restant dans l'inaction de perdre vos états. Dans ce dernier cas, n'hésitez pas non plus à prendre les armes; mais tâchez de suppléer par l'art & par votre conduite au défaut de vos forces, en tirant parti de toutes les circonstances, des temps & des lieux. Choisissez surtout vos positions avec intelligence & si vous vous présentez en bataille, cherchez vos ressources dans le terrain, en assurant vos flancs & même vos derrières, au cas que votre ennemi supérieur en troupes, en détache pour vous envelopper. Vous-même vous ne devez entreprendre sur lui que pendant la nuit & lorsque vous le croyez endormi.

Si les forces sont égales de part et d'autre & que la victoire soit encore incertaine, n'allez pas engager une affaire générale, sans que vous n'ayez su vous procurer quelque avantage qui vous en garantisse le succès. Epiez donc dans cette vue le moment où vous pourrez marcher sur le corps de votre ennemi, lorsqu'il est harassé de fatigues, après une marche longue & difficile, ou dans le temps même qu'il est encore engagé entre des rochers & de mauvais chemins. Tâchez de le surprendre au moment où, arrivé au camp, il se débande pour dresser ses tentes, ou lorsqu'il les détend pour décamper. Inquiétez-le aussi toute la nuit par de fausses alarmes &, lorsque vous le croyez bien fatigué, marchez à lui le matin pour l'attaquer de toutes vos forces. Surtout observez bien, si la nécessité de pourvoir à la subsistance, ou quelque autre raison l'ont engagé à partager ses troupes. Rassemblez alors promptement les vôtres & jetez vous sur l'un ou sur l'autre de ses corps, que vous ne manquerez guère de battre en détail.

L'on a vu de cette manière de grandes armées ruinées par de petites, que ne feront pas les armées, qui ne le cèdent ni en nombre ni en valeur à celles des ennemis?[10]

C’est encore quelquefois un trait d'habileté que de n'engager la bataille que vers le soir, afin qu'en cas de malheur les ténèbres de la nuit puissent favoriser la retraite tandis que cette promptitude d'en venir aux mains à une telle heure, fait croire que l'ardeur de combattre l'emporte chez vous sur toute autre considération.

 

CHAPITRE LXVII.

Des ordres de bataille.

Comme les ennemis ne forment souvent de leurs troupes qu'une Phalange, qu'on les voit aussi quelque fois sur deux & quelquefois sur plusieurs lignes, il faut que vos ordres de bataille soient conformes aux leurs. S'ils ne se présentent donc qu'en une seule phalange & que vos troupes se trouvent égales auxleurs, vous n'en formez qu'une seule ligne, afin que votre ordre de bataille n'ait pas moins de profondeur ni moins de front que le leur. Si vous avez plus de soldats qu'eux, servez-vous en pour augmenter la profondeur de votre Phalange, jusqu'au point où elle cesse d'être de quelque utilité. Pour lors en employant ce qui vous reste, à prolonger votre front, vous vous mettrez en état de les déborder & de les tourner sur leurs flancs. Si votre armée est du double plus forte que la leur, formez-vous alors sur deux lignes, mais ne vous mettez pas en tête de disposer votre monde de façon que vous leur coupiez tous les moyens de se retirer. Le désespoir, en leur donnant du courage, doublera leurs forces, dont l'effet pourrait vous être fort désavantageux. Enfin si l'ennemi a fait une disposition qui menace en même temps & votre front & vos flancs, opposez lui une partie de vos troupes de tous ces côtés, comme je l'ai déjà expliqué en traitant, de ces ordres de bataille en carré, nommé Plésion ou Plinthion.

 

CHAPITRE LXVIII.

Des embuscades.

Les Romains modernes, les Arabes & d'autres nations, ont souvent, dressé des embuscades, en ne se présentant qu'avec une petite partie de leurs troupes, qui à l'approche de l'ennemi faisait semblant de prendre la fuite, pour l'attirer dans sa poursuite vers l’endroit, où ils étaient cachés avec le reste de l'armée. Mais cette ruse étant trop connue, on y prend garde aujourd'hui & le moindre soupçon suffit pour empêcher de s'engager à la poursuite. Il faut pour cette raison que ceux qui tentent cette voie, au lieu de se montrer dans un endroit comme y étant venus à dessein, aient nécessairement l’air de n'y avoir été conduits que par hasard & malgré eux.

Le corps embusqué ne doit être ni trop près ni trop loin de l'endroit où on s'attend à voir l'ennemi. Dans l'un & dans l'autre cas vous risquez ou que les forces étant encore assez réunies vous ne puissiez pas le défaire aussi promptement que vous l'avez cru, ou que vos propres troupes soient écrasées avant que celles de l'embuscade puissent agir. On contribue quelquefois au succès de ces ruses, en éparpillant pendant la fuite des effets qui paraissent être de prix, comme des fourreaux d'épées garnis de lames d'étain bien argenté. On arrête de cette manière la poursuite; on a vu souvent les cavaliers descendre de cheval pour les ramasser & même des querelles s'élever entre eux, ce dont les fuyards n'ont pas manqué de profiter.

Ce que j'ai dit, regarde les embuscades que vous dresserez vous-même à l'ennemi. Mais si c’est lui qui vous tend de pareils pièges & que vous veniez à en être informé par vos espions ou par vos patrouilles, vous tâcherez d'en tirer parti, en détachant d'abord un corps suffisant de troupes qui se place à portée de celui que l'ennemi a caché & qui dans le moment qu'il va sortir, lui tombe sur le corps. Mais si ce n’est que pendant l'action même que vous vous en apercevez, vous aurez la précaution de poursuivre les fuyards avec tout l'ordre possible, en tenant les escadrons ensemble & en les faisant suivre à certaine distance par d'autres, pour être à portée de les soutenir & de réprimer les tentatives de vos adversaires.

 

CHAPITRE LXIX.

Des entreprises de nuit.

Les affaires de nuit exigent principalement de grandes attentions & beaucoup d'arrangements, il faut commencer par s'assurer de la bonne volonté des soldats, en les y engageant par serment & en leur faisant de magnifiques promesses, qu'on leur jure de remplir encore en faveur de leurs héritiers, en cas qu'ils périssent dans l’action. Il faut en même temps connaître toutes les gardes du camp du dehors, ainsi; que les autres précautions que l'ennemi prend ordinairement pendant la nuit. Il faut exactement savoir toute la position de son armée, l'emplacement de l'infanterie & celui de la cavalerie. Il faut joindre à ces connaissances celle du terrain & des environs du camp & surtout la nature de tous les chemins qui y conduisent, de tous les défilés & d'autres endroits difficiles qu'on a à passer avant d’arriver.

Il faut ensuite choisir une nuit que la Lune n'éclaire pas afin que l'ennemi ne pouvant vous voir de loin, ne songe pas à se mettre en défense, ni même à marcher à votre rencontre. Si le ciel est serein, on désigne une étoile ou toute une constellation, qu'on fait être au dessus du camp ennemi & en y fixant constamment les yeux, on dirige la marche de ce côté. Mais en cas que des nuées ôtent la vue des étoiles, on fait précéder la marche par les personnes les mieux instruites des chemins & de la position de l'ennemi, qui portent des lanternes sourdes au haut de longues piques. Ces lanternes doivent avoir la figure carrée & ne répandre la lumière par une peau mince & transparente, que d'un seul côté, afin qu'on ne puisse rien voir de loin & qu'il n'y ait que ceux qui les suivent qui en soient éclairés.

Les troupes qu'on emploiera à de semblables expéditions, auront des grands boucliers, qui leur couvrent la meilleure partie du corps, de bonnes bottes & des lames de fer sous les plantes des pieds pour être à l'abri des chauffe-trappes & des aiguillons. Il faut encore qu'un autre corps de troupes suive à une certaine distance celui qu'on a destiné à l'attaque, autant pour le rassurer. que pour faire peur à ceux de vos soldats qui voudraient s'enfuir. Vous partagerez ensuite vos troupes en trois différents corps, pour former autant d'attaques. Deux se porteront aux flancs du camp ennemi & le plus fort l'attaquera de front, selon le chemin par lequel il est venu. En même temps toutes les trompettes de votre armée sonneront à la fois & se feront entendre de tous côtés, pour faire croire que le nombre des assaillants est plus fort qu'il n’est en effet. Certaines gens parlant la langue des ennemis, se mêleront parmi eux & crieront à haute voix qu'on n'a qu'à s'enfuir & se mettre en sûreté. Je conseille pourtant de ne pas leur couper entièrement la retraite, afin que le désespoir n'échauffe pas leur courage au point de leur faire faire des efforts extraordinaires.

 

CHAPITRE LXX.

Des transfuges.

ON ne peut pas se dispenser d'accueillir les transfuges, il est même quelquefois de votre intérêt de leur faire du bien. Il faut cependant toujours être en garde contre eux, quand même ils embrasseraient votre religion & qu'ils contracteraient des mariages parmi vous. C’est pourquoi si ce sont des personnes distinguées, on fait bien de fixer leur séjour dans quelque ville & de les y observer, surtout s'il arrive qu'elle soit assiégée par l'ennemi qu'ils ont abandonné. On souffre bien aussi des gens de la lie du peuple quoique bannis & flétris publiquement pour des forfaits. Mais il faut toujours s'en défier, aussi bien que des autres personnes libres & esclaves que l'ennemi vous avait envoyés en temps de paix, comme un gage de son amitié. On sait que les Perses s’emparèrent d'une ville à l'aide de trois cents de ces gens qu'on avait eu l'imprudence de recevoir comme un présent de leur part.

 

CHAPITRE LXXI.

Des espions.

ON a imaginé la ressource des espions pour parvenir à la connaissance des choses qui se passent chez l’ennemi, ce qu'il nous convient de savoir, soit pour prendre quelque résolution importante, soit pour nous mettre à l'abri de quelque malheur. Il est de notre intérêt par exemple, d’être informé si l'ennemi fait des préparatifs de guerre contre nous, s’il fait la guerre à quelqu'un de ses voisins ou si au contraire lui-même en est attaqué. Lorsque les avis portent qu'il nous menace d'une invasion, il faut, comme je l’ai dit, commencer par mettre en sûreté ses villes & le plat pays, rassembler promptement les troupes & aller même à sa rencontre: Il est surtout nécessaire d'examiner pour lors avec grand soin vos frontières & toutes les avenues qui mènent dans vos Etats, y choisir d'avance les postes les plus propres à les couvrir, ainsi que des terrains qui se prêtent à des embuscades dont vous pourrez tirer parti, soit que vous agissiez offensivement soit que vous soyez obligé de vous retirer. Si vous êtes informé qu'il est en marche avec la plus grande partie de ses forces contre quelqu'un de ses voisins, ou si lui-même soutient une guerre difficile dans son propre pays, ne manquez pas de profiter de l’occasion pour y faire une invasion & pour le ravager. Je ne conseille cependant pas d'attaquer l'ennemi pendant qu'il est engagé dans une guerre civile. Parce qu'on a vu plus d'une fois les factions cesser tout d'un coup dans ces occasions & toute la nation réunir ses forces pour s'opposer à l'ennemi commun.

Si vous détachez plusieurs espions à la fois il faut que l'un parmi eux, le plus affidé & le plus éclairé, soit au fait de la commission d'un chacun, que tous les autres lui rapportent le résultat de leurs perquisitions & que ce soit encore lui qui indique à chacun des autres où & de quelle manière on doit s'aboucher. Les endroits les plus commodes pour cet objet sont ordinairement les marchés publics, où vos propres sujets ont coutume de se trouver avec les gens du pays pour troquer des marchandises & pour commercer.

En choisissant ces espions on évite d'employer des gens du pays où on veut les envoyer, aussi bien que les personnes qu'on sait avoir de grands sujets de plainte contre vous. Il ne faut charger de pareilles commissions que ceux qui ont femmes, enfants, pères & frères chez vous & qui à cause de l'attachement qu'ils ont pour leurs maisons, sont incapables de trahir leur patrie ou de rester pour toujours parmi les ennemis.

On a soin encore de n'y employer que des gens intelligents, d'un certain esprit, qui connaissent bien la langue, les coutumes & le caractère de la nation & qui sont propres à observer les différents chemins & l'assiette des lieux. Lorsqu'ils sont dans le pays, il faut qu'ils évitent, soigneusement la rencontre des prisonniers, que l'ennemi peut avoir faits sur vous, pour n'en être pas reconnu, qu'ils lient connaissance avec des gens simples & ouverts & fuient ceux qui font adroits & peuvent être plus rusés qu'eux.

 

CHAPITRE LXXII.

Des ambassadeurs.

On envoie des ambassadeurs & on en reçoit. C’est une loi générale que de les respecter & de les traiter avec beaucoup d'égards & de politesse. On a soin seulement de ne leur donner pour leur service que des personnes avisées, qui sachent répondre à leurs questions, sans trahir vos intérêts. Si ces ambassadeurs viennent d'un pays fort éloigné, entre lequel & le vôtre il y a encore d'autres nations, vous ne leur découvrez de l'état de vos affaires que ce que vous jugez à propos: Vous agissez de la même manière avec ceux de vos voisins qui sont moins puissants que vous. Mais s'il vous en vient de la part de ceux qui l'emportent sur vous, par le nombre de par la valeur de leurs troupes, gardez-vous bien de leur montrer vos richesses & vos belles femmes: Vous ne ferez parade à leurs yeux que de vos armées, de vos arsenaux, du bon ordre qui règne chez vous & de vos meilleures forteresses.

Si vous envoyez vous même des ambassadeurs quelque part, choisissez des gens de bien & d'honneur, qui soient sans aucune tache, qui aient de l’esprit, qui aiment leur patrie & qui la préfèrent à leur propres intérêts. Ne forcez personne à se charger de ces commissions. On fait que Regulus envoyé par les Carthaginois à Rome pour leur procurer la paix & s'étant engagé par serment à retourner en cas qu'il échouât, ne conseilla pas moins aux Romains de faire la guerre & revint à Carthage pour remplir ses engagements, au lieu que ce Médecin d'Egypte forcé malgré sa protestation de faire la fonction d'ambassadeur auprès du roi de Perse, fut la principale cause de la ruine de sa patrie.

Au reste tout ambassadeur doit paraître dans le pays où il est envoyé, avec un air de gaieté & de politesse, montrer de la générosité & de la grandeur dans ses actions, donner également des éloges à son propre pays & à celui où il se trouve & se garder bien de témoigner du mépris pour la nation chez laquelle il est.

 

CHAPITRE LXXIII.

Des sections de la Phalange.

Un corps complet d'infanterie pesamment armée ou la Phalange est composée de trente deux sections, chacune de cinq cents hommes, dont ordinairement trente sont rangées en bataille sur une seule ligne, séparées les unes des autres par des intervalles assez grands, pour que cinq cavaliers y puissent passer aisément de front. Des deux autres sections, l’une est employée à couvrir le flanc droit & l'autre le flanc gauche; en les y rangeant en colonnes, relativement au front de la ligne, on en forme des crochets.

La cavalerie doit également consister en trente deux escadrons nommés Epilarchies, de cent huit maîtres chacun. Dans l’ordre de bataille ils sont placés derrière l'infanterie, vis-à-vis des intervalles, qu'on a laissés entre les sections, exceptés deux qui ne pouvant être d'utilité aux flancs, comme les deux sections de l'infanterie sont ordinairement gardés en réserve & employés selon les circonstances aux escortes, aux embuscades, aux reconnaissances, ou aux autres besoins. L'armée disposée de cette manière, on fait passer la moitié de chaque Epilarchie, savoir soixante quatre maîtres par les intervalles devant le front de l'infanterie, les petites troupes rangées chacune en carré ou en losange, ou en telle forme que les circonstances exigent & qu'on juge à propos. Il faut seulement observer, comme la demi-Epilarchie consiste en trente deux lanciers, en huit armés de sabres, en huit qui ont des javelots & en seize archers, que lorsqu'on s'avance contre l'ennemi, les lanciers doivent être dans les premiers rangs, ceux qui n'ont que des sabres & les armés de javelots dans les suivants & les archers dans les derniers.

Mais lorsqu'on se retire, l'ennemi étant encore éloigné à certaine distance, les archers doivent passer à la place des lanciers, pour fermer la marche, si ce n’est qu'on soit serré de près, en ce cas les lanciers ne changera pas de place.

Aussi souvent que ces demi-épilarchies de soixante quatre maîtres s'avancent, elles passent les intervalles de la Phalange par la gauche des sections & retournent à leur place par la droite. Pendant le temps qu’elles font les mouvements de la retraite, celles qui sont restées derrière la Phalange, ou l'autre moitié de chaque épilarchie s'ébranlent & étant sorties par la gauche au travers des intervalles remplacent les premières, fraîches, propres à venger celles qui seront retirées. Si les efforts des premières ont assez de succès pour repousser l'ennemi, l'autre moitié n'attend pas même leur retour & s'avance d'abord pour les seconder. Cela arrive aussi en d'autres occasions, où il faut que les épilarchies entières passent d'abord devant le front. Mais dans toutes ces occasions il faut toujours, pour éviter la confusion, que les escadrons sortent des intervalles par la gauche & qu'ils rentrent ensuite par la droite des sections derrière la Phalange.

 

CHAPITRE LXXIV.

De la conversion des escadrons à la Scythe.

Les escadrons formés en losange, doivent être divisés en trois sections, chacune de vingt un chevaux, qui font ensemble avec l'Ilarque les soixante quatre maîtres dont on les compose ordinairement. Pour en tirer tout le parti possible, il faut qu'on les ait bien exercées non seulement à manœuvrer ensemble & à être formées en losange, mais aussi à rompre cette forme pour faire promptement trois sections triangulaires ou trois coins. Ces coins font formés de la manière suivante : le rang qui sert de base à six chevaux inclusivement les Garde-flancs de la droite & celui de la gauche. Le rang qui est devant celui-ci a cinq chevaux; les suivants quatre, trois, deux jusqu'à l'unité, ou l'Ilarque qui est à la pointe. Les chevaux de chaque rang, qu'ils précédent ou qu'ils suivent ne sont pas par conséquent en files, mais seulement en rangs.

On sent bien avec quel soin il faut avoir dressé le cavalier pour qu'il soit en état d'exécuter avec facilité les évolutions nécessaires pour former ces trois coins, après avoir rompu le losange. L'utilité de cette manœuvre se fait voir lorsqu'on fait semblant de s'enfuir devant un ennemi accoutumé à garder peu d'ordre dans sa poursuite. L'Ilarque s'arrête tout d'un coup dans la retraite & commande Systrophe ou de faire la dite évolution & pendant qu'il fait lui-même volte face & retourne à l'attaque avec cette partie du losange, qui est la pointe, ou le coin le plus avancé; les deux autres se forment derrière lui, ils sortent l'un par la droite & l'autre par la gauche, pour tomber en flanc & à dos de l'ennemi. L'attaque imprévue de ces deux troupes rassure de cette manière celle avec laquelle l’Ilarque avait fait volte-face & la met en état de pousser sa pointe. Il est bon en cette occasion d'avoir disposé les cavaliers dans l'escadron, de façon que la partie qui se tourne sur la droite soit toute composée de lanciers & celle qui vient de la gauche d’archers. L'effet de ces manœuvres est d'autant plus sûr qu'elles dérobent aux yeux de l'ennemi la cause certaine de sa défaite.

 

CHAPITRE LXXV.

Des Grands’gardes.

Les Grand' gardes de l'armée se donnent selon une ancienne coutume par la cavalerie. Comme toute la cavalerie est partagée en trente deux encadrons nommés épilarchies, chacun de cent vingt huit cavaliers, il faut que chaque jour une de ces trente deux épilarchies monte la garde & que le chef qui en est à la tête, pourvoie à tout le détail de son service, Ayant passé vingt quatre heures dans son poste, elle est relevée par celle qui la suit selon son rang; & ainsi toutes ayant fait ce service, le tour recommence avec te première dont le premier Ilarque a l’inspection générale.

 

CHAPITRE LXXVI.

Des camps.

IL faut qu'il y ait dans l'armée un certain nombre de gens nommés mensores ou arpenteurs, qui s'étant fait une étude de tout ce qui regarde la castramétation, joignent encore à cette science beaucoup d'expérience & principalement l’art de juger solidement de toutes sortes de terrains, ainsi que de leurs avantages & désavantages relatifs au campement des troupes. L’armée se mettant en marche, il faut qu'ils la précèdent avec les Ggrand’ gardes & avec une escorte suffisante pour reconnaître en sûreté les endroits les plus propres à l'assiette du camp. Ils éviteront ceux qui sont trop près des montagnes ou des grandes forêts, partagées en plusieurs chemins, parce que l'ennemi pourrait en profiter pour vous causer en s'approchant de ce côté de vôtre camp, de l’alarme & de très grands embarras. Mais ils profiteront des grandes rivières, ou des bords de la mer, ou d’un précipice, ou de quelque montagne impraticable pour y appuyer & pour assurer par ce moyen un des flancs du camp. Si ce n’est qu'un petit ruisseau guéable de tous côtés, il vaut mieux le faire passer par le milieu du camp que de s'en approcher par un de ses côtés, à cause des grandes commodités qui en résultent pour les troupes. Il faut seulement conserver les eaux pures & en état de servir de boisson aux hommes, en ne menant les chevaux a l'abreuvoir qu'au dessous du ruisseau.

Lorsque ces arpenteurs ont rencontré un endroit convenable au camp, ils commencent par déligner le terrain, qu'il doit occuper. Ceux qui ont l'habitude de ces travaux le déterminent du premier coup d’œil, d'autres le mesurent en décochant une flèche dont le jet réitéré leur fait juger de combien d'espace ils ont besoin pour l'emplacement de leur camp.

Il faut que ces arpenteurs soient accompagnés de tous les porte-enseignes de la Phalange, afin qu'après avoir tracé le camp dans toutes ses parties, les enseignes puissent se placer aux endroits destinés au campement de la division, à laquelle ils appartiennent; de sorte que lorsque la Phalange entre dans le camp, ces divisions soient d'abord en état de trouver les places, où elles doivent dresser leurs tentes.

Il n’est pas bon de donner à un camp la figure circulaire, à cause de la facilité qu'elle fournit à l'ennemi de l'entourer dans son attaque. Au lieu qu'étant en carré il est obligé de s'étendre plus & de diviser ses forces, pour s'attacher à l’une ou l'autre des faces du camp. L'avantage de cette figure se montre encore, lorsqu'on a été en état de dérober tout un flanc à son attaque, en l'appuyant à quelque rivière ou à quelque autre endroit impraticable. C’est dans ces occasions, où il est même bon de se camper en carré long, afin d’assurer un de ces côtés prolongés par une semblable protection.

On entoure le camp d'un fossé de cinq pieds de profondeur & de sept a huit de largeur. Les terres déblayées servent à l'élévation du rempart, du côté de l'intérieur du camp. Sur les dehors des fossés on sème une grande quantité de ces chausse-trappes qui sont jointes ensemble par le bas & on fait aussi de petites fosses garnies dans le fond de pieux aiguisés. Mais il faut que vos propres troupes en soient informées pour qu'elles ne tombent pas elles mêmes dans les pièges:

Il faut qu'il y ait dans chaque camp quatre grandes portes & à côté de celles-ci des poternes ou des guichets en plus grand nombre. On établit à chacune de ces portes des corps de garde, qui sont ou de simples enclos formés par des chariots ou des palissades, ou des bâtiments faits de planches & à la hâte. Il y a à chaque porte un officier avec un nombre suffisant de soldats qui monte la garde selon son tour & qui veille à la sûreté du camp. Les troupes légères bordent le rempart avec leurs tentes.

On laisse dans toute l'enceinte intérieure du camp depuis le rempart jusqu'aux tentes des pesamment armés, un espace vide de trois à quatre cent pieds, non seulement pour que l'ennemi, venant l'attaquer avec une nombreuse troupe d'archers & d’autres gens de traits, ne soit pas en état de pousser les flèches jusqu'aux endroits où campe le gros de l'armée, mais aussi afin que le général ait la facilité de ranger & de former les troupes, avant qu'on sorte du camp. Il faut que les sections de la phalange campent à une pareille distance du rempart en ordre & selon leurs dimensions, en lignes parallèles aux quatre faces du camp. On a feulement l'attention de placer toujours les sections de la phalange à laquelle on se fie le plus vis-à-vis des quatre portes du camp.

Tout cet assemblage de tentes distingué par plusieurs rues, est encore croisé au milieu du camp par une rue principale de trente à quarante pieds de largeur, le long de laquelle se trouvent de deux côtés les tentes de la cavalerie avec leurs intervalles. Cette rue ne doit être embarrassée par aucun obstacle & le général même n’est campé qu'à un certain endroit à côté de ce passage, pour que rien ne trouble la communication.

C’est aussi un art qui exige de l’expérience que de savoir poster selon le terrain les différentes gardes qu'on pousse hors du camp. On y employa ordinairement la cavalerie, en choisissant les encadrons les plus braves & les plus propres à ce service Il faut que les gardes les plus éloignées du camp ne se fassent que par un petit nombre de chevaux & que celles qu'on place à certaine distance derrière elles, soient déjà plus fortes. Les mieux fournies de toutes, doivent être les grand gardes, qu'on établit allez près du camp & qu'on destine à soutenir toutes les autres. Outre ces gardes de cavalerie on pousse encore hors du camp, mais seulement à une petite distance du fossé, plusieurs postes d'infanterie légère pour faciliter aux autres la retraite.

Un bon général ne permettra pas, que les bagages & le train des personnes qui ne combattent pas, se multiplient au point qu'on en soit embarrassé dans le camp. C’est pourquoi il commencera par retrancher d'abord le superflu & par renvoyer tout ce qui est inutile & à charge, en ne gardant à l'armée que ce dont on a absolument besoin pour le service des troupes & qu'on est en état de protéger sans se gêner.

 

CHAPITRE LXXVII.

Ce chapitre traite des fanaux qu'on établit sur les frontières & de distance en distance dans l'intérieur du pays, pour avertir de l'approche des ennemis & pour servir de signaux aux troupes & aux habitants, aux unes pour se rassembler & aux autres pour se mettre en sûreté. L'utilité en était très grande, dans le temps où les nations barbares venaient souvent tomber à l'improviste sur les provinces & faire d'horribles ravages; avant qu’on fut en état de se recueillir. C'étaient ordinairement de grands bûchers de bois sec, arrangés dans les endroits élevés & toujours prêts à être allumés au besoin. L'auteur recommande de n'employer à la garde & au service de ces fanaux que des gens braves, fidèles, alertes & intelligents. Les différents avis qu'ils avaient à donner y avaient fait imaginer différentes espèces de signaux & des manières particulières d'indiquer les circonstances des invasions, ces signaux étaient relatifs au nombre des troupes & au chemin qu'elles prenaient. L'auteur entre dans le détail de la signification qu'on peut attacher à chaque manière de donner ces signaux, à l'exemple d'Enée le Tacticien qui en avait traité dans le Poliorcéticon.

Au reste tous ces chapitres qu’on vient de lire, sont tirés d'auteurs bien plus modernes que Jules Africain & regardent la milice telle qu'elle a été, ou plutôt telle qu'on a voulu qu'elle fut du temps des empereurs de Constantinople. On voit surtout par le chapitre des camps, qu'il y a beaucoup de ressemblance entre les préceptes qu'on y trouve & ceux que l’empereur Léon donne dans sa tactique, de même qu'entre le style de ces deux écrivains...

Du Cange; dans son glossaire grec cite souvent des passages de ces fragments. M. Buffi, dans ses remarques sur la tactique d’Elien, a cru prouver  que réellement les anciens avaient fait quelquefois usage de cette ordonnance de la cavalerie en losange, dont on avait révoqué en doute la réalité, en citant comme de Jules Africain, le chapitre qu'on vient de lire sur cet objet. Mais il est évident que le témoignage d'un auteur qui est; du moins cinq ou six cents ans plus récent que Jules Africain, n’est pas d'un grand poids.

 

CHAPITRE LXXVIII.

Des Gardes.

On doit choisir dans l’armée les soldats destinés à servir de gardes & n'y employer que des gens prudents, braves, intelligents, vigilants, forts & agiles. Il faut aussi qu'ils aient des femmes & des enfants & un peu plus de fortune chez eux, que n'en ont ordinairement les soldats. S'ils prennent du repos, il faut que ce soit plutôt pendant le jour que pendant la nuit & jamais tous ensemble. On les récompense largement, surtout lorsqu'ils annoncent la soudaine arrivée des ennemis pendant l’hiver. Il faut au reste qu'ils soient toujours sur leurs gardes & qu'ils se défient de tout ce qui s'approche d'eux, parce que les ennemis se déguisent souvent sous le masque de leurs compatriotes qui viennent de se sauver de prison & cherchent par ce moyen à les surprendre.[11]

Les anciens trouvèrent de la ressemblance entre les mouvements de la Phalange & ceux d'un animal. C’est pourquoi ils donnèrent à la Phalange un front, une bouche, des cornes, une tête, des yeux, un nombril, des flancs & une queue.

Les boucliers des pesamment armés doivent avoir pour le moins sept palmes. On cloue au milieu de leur surface extérieure une forte lame de fer, coupée en rond, d'où sort un stylet de quatre pouces de longueur. Une pareille pointe mais seulement de trois pouces, est appliquée au haut des casques, surtout de ceux que portent les chefs de file.

Quelques-uns donnent aux soldats du second rang des piques plus longues que ne font celles des chefs de file, pour que leurs pointes égalant la portée de celles du premier rang fassent plus d'effet sur l'ennemi.

Il faut que les soldats du premier & du dernier rang de la Phalange ainsi que ceux des files qui sont aux extrémités des flancs, soient plus avantageusement armés que les autres.[12]

 

 


 

[1] Lib. I, chronolog. Georg. Syncelle, Chronographie.

[2] Fabricius, Bibl. graec., vol. V.

[3] Lambec., liv. VI, Comment.

[4] Cf. Diodore de Sicile, XV ; Pausanias, Arcad.

[5] Dans cette description de l'armure des Romains on remarquera d’abord la différence entre leurs casques & ceux des Grecs; différence attestée aussi par les anciens monuments, comme on le voit entre autres par les figures des légionnaires armés de pied en cap que j'ai représentés dans le second volume de ces Mémoires.

L'auteur fait aussi mention d’une botte de fer, dont Polybe dit que les soldats avaient une de leurs jambes armées, Jai remarqué ailleurs que quoique Arrien & d’autres leur en donnent aussi, il n’est pas moins singulier qu'on ne les découvre dans aucun monument de l'antiquité.

Jules Africain prétend que le bouclier des légionnaires se distinguait principalement cv ce qu'il n’avait qu'une feule anse pour le tenir. Vraisemblablement il ne s’agit que de ces grands boucliers qui étaient en forme de tuile dont Polybe marque la grandeur & la forme & qui caractérisaient particulièrement les soldats des légions. On voit dans les colonnes d’Antonin & de Trajan que les boucliers d'une figure ovale que les centurions & les vétérans portaient, avaient les deux anses comme ceux des Grecs.

Il faut d'ailleurs que ces grands boucliers des soldats Romains, aient encore été garnis de tout temps, de bonnes courroies pour qu'ils aient pu les jeter derrière les épaules, comme on les voit, souvent représentés dans les deux colonnes & comme Polybe dit expressément qu'il fallait bien qu'ils le fissent lorsqu'ils marchaient, étant obligés chacun de porter encore une forte palissade, outre les deux pilons.

[6] Justin raconte ce fait. Les Thébains & les Thessaliens aigris contre les Phocéens de ce que ceux-ci avaient pillé le temple de Delphes, choisirent Philippe roi de Macédoine pour chef de leurs troupes. Celui-ci fit ceindre les têtes des soldats de couronnes de laurier, à l'honneur d'Apollon auquel le temple avait été consacré. Ce spectacle semblait reprocher aux Phocéens leur sacrilège & leur fit prendre la fuite.

[7] Flaminius fut battu par Annibal à Trasimène & Paul Emile avec Varron à Cannes. Il paraît que l’auteur ne parle que de cette dernière défaite.

[8] L'auteur fait souvent mention de son livre de caractères magiques, ou de son grimoire, dans lequel il avait rangé sous certaines classes indiquées chacune par une figure particulière les différentes espèces d'animaux & de plantes dont on devait se servir pour les enchantements & autres opérations magiques. On ne regrettera pas à ce que je crois la perte de cet ouvrage, ni celle de ses commentaires sur quelques livres de l'écriture sainte.

[9] Thrissus & Bathanerata.

[10] En jugeant du style & des matières de ces quatre chapitres, on en croirait l’auteur, quoique différent de Jules Africain, à peu près du quatrième siècle. Mais on est surpris de trouver, dans un des manuscrits du Roi, un passage ajouté, dans lequel il est fait mention de Bélisaire, ce fameux général de Justinien qui a vécu plus de 300 ans après notre auteur. En voici la traduction. Telle était !a conduite de Bélisaire, lorsque se voyant trop faible pour tenir tête à l'ennemi, il dévasta le pays avant son arrivée & l'obligea par ce moyen à partager ses forces pour se procurer de la subsistance. Bélisaire en profita habilement & défit en détail ces différents corps de l'ennemi. Il est très probable que se copiste à qui ce fait de Bélisaire est venu dans l'esprit en a voulu enrichir ce recueil & les autres manuscrits dans lesquels on ne trouve pas cet épisode, justifient cette conjecture.

[11] Ce sont les mêmes gardes dont il est parlé dans le chapitre précédent. Les fréquentes invasions des barbares, forçaient d’établir sur les frontières & ordinairement sur les hauteurs des espèces de petits forts qu'on faisait garder l’hiver & l’été, par des troupes choisies, comme l’auteur le recommande ici. Ce sont les Agrariae & les stationes Agrariae dont il est fait souvent mention dans les auteurs de la basse latinité surtout dans Ammien Marcellin.

[12] Le style de ce dernier chapitre fait croire qu'il est de Héron, ce mathématicien qui a fleuri sous l’Empereur Heraclius l’an 612. &.dont les ouvrages sur la Mécanique militaire des anciens sont connus.