Columelle
De
l'agriculture
L'économie rurale
Tome premier de Columelle ; trad. nouvelle par M. Louis Du Bois
C. L. F. Panckoucke, 1844. Bibliothèque latine-française. Seconde série
DE L'ÉCONOMIE RURALE
SUR COLUMELLE.
QUOIQUE dès
la plus haute antiquité les hommes se soient occupés de la
culture des champs, et que l'on ait dû songer de bonne heure à recueillir des
observations et à tracer des préceptes écrits, il ne nous est rien parvenu
des auteurs géoponiques des diverses nations de ces temps reculés. Les Grecs
eux-mêmes nous ont laissé peu de chose en ce genre ; les écrits agronomiques
des Carthaginois ont péri, et nous ne possédons de ce que leurs impitoyables
vainqueurs s'approprièrent par la traduction, que quelques phrases de Magon,
citées en langue latine.
Les Romains seuls nous ont légué sur l'agriculture des ouvrages étendus.
Columelle surtout, le plus important de leurs écrivains géoponiques, en est
aussi le plus élégant, et, plus que tout autre, offre dans son style le bon
goût du siècle d'Auguste.
A la vérité, il était né en Espagne ; mais celui que don Clémente appelle
avec raison « ce génie créateur, l'homme de l'Espagne et de l'agriculture, »
vécut longtemps à Rome, et s'était formé à l'art de bien parler et de bien
écrire, dans cette capitale du monde romain qui était devenue le véritable
centre du mouvement intellectuel, de la civilisation et des affaires. C'était
aussi aux environs de la ville éternelle que l'agriculture était exercée par
les plus habiles et souvent les plus nobles mains : là il était vrai de dire
que le soc s'enorgueillissait parfois du laurier des vainqueurs du monde qui le
faisaient fonctionner.
Espagnol donc, formé vraisemblablement à l'agriculture par cet oncle paternel
qu'il cite avec éloge et chez lequel s'étaient sans doute conservées
quelques-unes de ces notions agronomiques que les compatriotes de Magon avaient
dû répandre dans la péninsule Ibérique ; ayant séjourné en observateur
dans la Cilicie et la Syrie ; devenu possesseur d'une terre dans le canton
d'Ardée, à trois myriamètres de Rome, et n'ayant pas négligé d'étudier les
saines doctrines dans plusieurs domaines bien cultivés, entre autres dans celui
que Sénèque, son compatriote et son contemporain, possédait à Nomentum ;
Columelle dut joindre aux connaissances qu'il avait acquises dans sa patrie et
pendant ses voyages, les leçons de l'expérience romaine : pratique éclairée,
patiente, comparée, et par conséquent présentant alors tout ce l'on pouvait
apprendre de mieux pour exercer profitablement le premier des arts, pour en
élaborer les aphorismes et en tracer les préceptes. L'auteur, en sa qualité
d'étranger, se trouvait d'ailleurs placé dans une circonstance plus favorable
aux études agronomiques, que ne l'étaient les nationaux : ce qu'il voyait de
différences avec les procédés espagnols et orientaux devait le porter plus
fortement à l'observation et aux expériences comparées. Quant à l'élégance
de son style, c'est un mérite de plus, et il ne faut pas le dédaigner,
quoiqu'il ne soit que secondaire dans les écrits sur les arts. En effet, il ne
suffit pas de dire de bonnes choses, il faut les présenter avec la parure qui
leur convient: un livre bien écrit, c'est-à-dire élégant, correct, précis
et clair, employant toujours le mot propre, rend l'instruction plus accessible
en donnant à la mémoire plus de moyens de retenir ce qui la frappe, et à
l'intelligence plus de facilité pour apprécier ce qu'on lui enseigne. Au
reste, à une époque où l'on parlait si bien, comment un homme supérieur
n'aurait-il pas bien écrit, et comment eût-il résisté à la tentation
d'écrire en vers la culture des jardins, ce sujet si poétique que Virgile
regrettait de ne pas traiter, Virgile, le plus grand poëte des Romains, et dont
Columelle cite si fréquemment les beaux vers et les bons préceptes,
appréciant ainsi le savant agronome dans le versificateur harmonieux, et
sachant bien que la maxime en vers éclaire plus l'esprit et se grave mieux dans
la mémoire que l'aphorisme auquel la prose sert d'introductrice.
L'ouvrage de Columelle est donc à tous égards digne de la grande réputation
dont il a toujours joui et qu'il conservera toujours.
Pour ne parler que d'un seul objet de son Économie rurale, nous remarquerons
qu'il fit avancer la science agronomique autant qu'il pouvait dépendre de lui :
tandis que le patriarche de l'agriculture romaine, Caton, n'avait signalé que
huit variétés de la vigne, auxquelles Varron en avait ajouté deux, Columelle
en caractérisa cinquante-huit, dont dix seulement avaient été désignées par
le chantre des Géorgiques. Ainsi on voit avec quel soin et à la suite de
quelles études approfondies il élabora son savant ouvrage.
Si ce précieux monument des connaissances géoponiques d'un peuple grave, qui
révérait au plus haut degré l'agriculture et les cultivateurs, est bien connu
chez toutes les nations, il n'en est malheureusement pas de même de l'auteur,
qui a très peu parlé de lui, et dont les biographes ne se sont guère
occupés. Le peu de notions qu'on a pu recueillir sur lui se réduit à ce que
nous disons dans cette Notice.
Lucius JUNIUS MODERATUS COLUMELLA naquit, ainsi qu'il le dit
lui-même, à Gadès, aujourd'hui Cadix, dans cette noble Espagne qui donna aux
Romains Sénèque, Lucain, Martial, et les empereurs Trajan, Adrien et Théodose
le Jeune. Il parait qu'il appartenait à une famille qui n'était pas sans
distinction ; car il nous apprend, que son oncle paternel était instruit dans
les hautes sciences, et qu'il était un des agriculteurs les plus habiles de la
Bétique (l'Andalousie). On ignore l'époque de sa naissance ainsi que celle de
sa mort ; on sait seulement qu'il vivait sous le règne de Claude, qui monta sur
le trône le 25 janvier 41 de l'ère vulgaire. Il est vraisemblable qu'il passa
à Rome la plus grande partie de sa vie, et il est certain que ce fut dans la
campagne des environs de cette ville qu'il posséda et cultiva des domaines.
C'est là qu'il écrivit sur l'économie rurale le bel ouvrage dont nous donnons
une nouvelle traduction. Plein des souvenirs de l'Italie, où nous avons passé
trois ans (1811 à 1814) ; ayant étudié l'agriculture locale et l'ayant
comparée avec la nôtre ; auteur de treize volumes sur l'économie rurale,
honorés de plusieurs réimpressions, nous nous sommes cru placé dans des
conditions plus favorables que beaucoup d'autres pour bien entendre l'auteur du
Traité des Choses rustiques, ou, comme ou dit plus généralement, de
l'Économie rurale.
Tout ce que Columelle dit d'excellent est digne de l'époque éclairée à
laquelle il écrivait ; ses erreurs et ses préjugés ne doivent être
attribués qu'à la mauvaise physique de son temps, ainsi qu'à des notions
erronées tellement accréditées qu'il est presque impossible de s'y
soustraire, et qu'on les retrouve plus tard dans le grand naturaliste romain. Ce
sont là les deux causes de tant de préceptes trompeurs, parfois même
funestes, qui déparent les écrits des plus grands agronomes de l'antiquité,
tels qu'Hésiode et Aristote chez les Grecs, tels que Virgile, les géoponiques
latins, l'encyclopédiste Pline et tant d'autres chez les Romains.
On a prétendu que Columelle avait commencé par composer un traité d'Économie
rurale, qui n'était divisé qu'en trois ou quatre livres ; mais que, cette
production ne remplissant pas suffisamment l'objet qu'il s'était proposé, il
avait repris son travail et l'avait développé dans une proportion plus
convenable : c'est l'ouvrage en douze livres, qui mérita les suffrages de ses
contemporains et de ses rivaux, et qui est parvenu jusqu'à nous. Columelle
lui-même ne parlant que des douze livres de son travail, qui est bien complet,
on ne peut regarder que comme une erreur l'assertion de Cassiodore, qui cite les
seize livres éloquents sur les différentes parties de l'agriculture, composés
par le prince des géoponiques latins. Toutefois, Columelle ne s'est pas borné
aux douze livres qui ont traversé les siècles et les barbares : on lui doit un
traité des Arbres, qui a toujours été imprimé à la suite de son grand
ouvrage, dont il est le complément, et dont nous ne connaissons pas de
traduction antérieure à la nôtre. Ajoutons qu'il avait eu le projet de donner
un traité sur les lustrations et les autres sacrifices qui ont pour objet la
prospérité des productions de la terre cultivée : c'est ce qu'il nous dit ;
c'est aussi tout ce que nous en savons, ainsi que d'un ouvrage contre les
astrologues, qu'il avait composé.
Nos lecteurs remarqueront que Columelle ne s'est pas borné à écrire en prose
élégante : il a, comme nous l'avons indiqué plus haut, chanté en beaux vers,
dont plusieurs rappellent
Le chantre harmonieux des douces Géorgiques,
la culture de ces jardins que Virgile avait omise, à son grand regret, et il
s'est présenté comme
Siderei vatis referens praecepta Maronis.
A cet égard, nous sommes loin de partager l'opinion de l’augustal Claudius,
qui eût désiré que Columelle eût traité en prose aussi ce dixième livre de
sa grande production. Les jardins sont bien dignes d'être célébrés en vers,
et nous ne voyons pas que l'auteur ait été gêné en rien par la nécessité
de soumettre son style à la mesure du grave hexamètre.
Nous devons la conservation de l'oeuvre de l'agronome de Gadès à plusieurs
manuscrits, dont les plus remarquables sont :
1° celui de l'abbaye de Corbie, qui passa dans la bibliothèque de
Saint-Germain-des-Prés; 2° ceux, au nombre de trois, de la bibliothèque de
Médicis, à Rome; 3° celui de la bibliothèque Saint-Marc, à Venise; 4.°
celui de la bibliothèque des Augustins de Saint-Gal, à Florence : c'est de ces
deux derniers que fit usage Pierre Victorius pour l'édition de 1543.
Jean-Conrad Schwarz profita du manuscrit de Leipzig, appartenant à la
bibliothèque du Sénat.
Plusieurs autres travaux utiles sur l'oeuvre de Columelle sont dus à
Barthius, à Richard Bradley, au savant auteur des Observationes miscellaneae
Dorvillianae, à Jean-Matthieu Gesner, et enfin à Ernesti.
Quelques auteurs ont pensé, les uns qu'il avait existé deux auteurs portant le
nom de Columelle, les autres que celui auquel nous devons le traité de
l'Économie rurale avait été connu comme philosophe pythagoricien. Il est
aujourd'hui fort difficile de prononcer pertinemment sur ces conjectures, qui
d'ailleurs ont peu d'importance.
Nous allons citer les principales éditions qui ont été données du savant
agronome de Gadès, et les traductions en langue française qui ont précédé
la nôtre.
Les géoponiques du peuple le plus célèbre de l'antiquité étaient des
auteurs trop importants pour n'être pas, dès le berceau de l'imprimerie,
publiés par les presses les plus renommées; aussi, dès 1470, grâce aux soins
de Georges Merula pour Caton, Varron et Columelle, et de François Collucia pour
Palladius, Nicolas Jenson imprima à Venise et y mit au jour, en un volume
in-folio, les quatre grands auteurs agronomes des Romains, avec ce titre : Rei
rusticae autores varii, Cato, Terentius Varro, Columella, Palladius Rutilius.
Cette première édition fut suivie, dans le XVe siècle, de celles que nous
allons mentionner :
1472. Venise, in-fol. C'est la simple réimpression de l'édition précédente.
1482. Reggio, in-fol.
1494. Bologne, in-fol. Plus correcte que les trois premières; elle est
d'ailleurs enrichie des notes de Philippe Béroalde et d'autres commentateurs.
Voici son titre: Opera agricolationum Columellae. Varronis. Catonisque,
necnon Palladii.
1496. Reggio, in-fol.
- Bologne, in-fol.
Depuis cette époque, un grand nombre de nouvelles éditions, de format in-f°,
in-4.° et in-8°, se succédèrent rapidement pendant les XVIe et XVIIe
siècles, à Bologne, à Florence, à Venise, à Paris, à Bâle, à Lyon, à
Francfort, à Rome, à Leyde, à Genève, à Amsterdam et ailleurs. Les
éditions du siècle suivant sont beaucoup moins nombreuses; en voici
l'indication :
1730. Magdebourg, in-12.
1735. Erfurt, in-8°.
- Leipzig, 2 vol. in-4°. Cette excellente édition est enrichie des notes des
divers commentateurs, et due aux soins habiles de Jean-Matthieu Gesner, dont la
savante préface latine a été reproduite en tête du premier volume de
l'édition de Deux-Ponts.
1773-1774. Leipzig, 2 vol. in-4°. Revue et très-perfectionnée par
Jean-Auguste Ernesti.
1781. Manheim, 5 vol. in-12.
1787. Deux-Ponts, 4 vol. in-8°.
1794-1797. Leipzig, 9 tomes en 4 volumes in-8°. Donnée par J. - G. Schneider.
Tant d'éditions des auteurs géoponiques doivent faire croire qu'on
s'empressa de les traduire dans les langues modernes. Dès 1551, Claude
Cotereau, chanoine de Paris, y fit imprimer la version du plus célèbre de ces
auteurs, sous ce titre : Les douze, livres de Columelle, des Choses rustiques;
in-4°, 1 vol. Cette traduction, revue et corrigée par Jean Thierry, de
Beauvoisis, reparut à Paris dans le même format, chez Kerver, en 1556.
En 1772, l'avocat Saboureux de La Bonnetrie mit au jour la traduction entière
de la Collection des Géoponiques latins ; Paris, in-8°, 6 vol., dont les 3e et
4e sont remplis par Columelle. Cette traduction, un peu trop paraphrasée,
accompagnée de quelques notes utiles, n'a point fait oublier celle de Cotereau,
sous le rapport de la fidélité et de la précision.
Dans la traduction que nous venons offrir au public, nous avons tâché
d'être fidèle au sens et même à la lettre du texte, d'être précis et
clair, et, comme Columelle, nous n'avons pas dédaigné l'élégance et la
pureté du style autant qu'il a pu dépendre de nous.
La division par chapitres n'appartient pas à Columelle; elle est souvent
négligée, et les titres n'indiquent pas toujours positivement le sujet du
chapitre. Il y a pis encore : les dernier éditeurs avaient bouleversé les
intitulés d'une manière absurde.
Nous les avons rétablis d'après les anciennes éditions du XVIe siècle. Voici
un aperçu de ces fausses indications : le chap. 13 du livre III porte pour
titre : Ne rubigo vineam vexet ; tandis qu'il s'agit du défoncement d'un
vignoble. L'intitulé du chapitre suivant est ainsi conçu : Ne formica vitem
ascendat ; et il n'est pas question de fourmi, mais du mode de plantation
des vignes usité tant en Italie que, dans les provinces.
Grâce à nos études, nous aurions pu faire beaucoup de rapprochements curieux
et multiplier nos annotations : l'entreprise offrait quelques tentations sans
doute ; mais, comme elles nous eussent inévitablement entraîné trop loin,
nous avons cru devoir nous borner, et nous nous sommes renfermé dans le strict
nécessaire.
Louis DU BOIS.