table des matières d'Aulu-Gelle AULU-GELLE LES NUITS ATTIQUES LIVRE CINQUIÈME. Relu et corrigé
I. Que le philosophe Musonius désapprouvait les acclamations bruyantes et les applaudissements qui couvrent la voix des philosophes pendant leurs leçons. J'ai appris que le philosophe Musonius avait coutume de dire : Lorsqu'un philosophe exhorte, avertit, persuade, réprimande, ou donne tout autre enseignement moral, si les auditeurs lut jettent à la tête, de toute la force du leurs poumons, des applaudissements et des louanges banales et vulgaires ; s'ils poussent des cris ; si, charmés de l'harmonie des expressions, du nombre des mots, des chutes cadencées des périodes, ils s'agitent et gesticulent avec transport, alors, croyez-le bien, l'auditoire et le maître perdent également leur temps : ce n'est plus un philosophe qui enseigne, c'est un joueur de flûte qui se fait entendre. Quand on écoute, ajoutait Musonius, un philosophe, si les préceptes qu'il donne sont utiles et salutaires, s'ils sont un remède contre le vice et contre l'erreur, on n'a ni loisir ni même la pensée de faire entendre des acclamations bruyantes et prolongées ; l'auditeur, quel qu'il soit, à moins toutefois que ce ne soit un homme profondément corrompu, en entendant les paroles du philosophe, gardera un profond silence, frémira et rougira intérieurement de ses fautes ; il se repentira, se réjouira tour à tour ; son visage reproduira les émotions diverses de son âme, émotions que le philosophe fera naître dans sa conscience en touchant aux parties saines ou malades de son âme. D'ailleurs, disait encore Musonius, ce qui est digne des plus grands éloges inspire l'admiration ; or, l'on sait que l'admiration portée à un très haut degré ne se manifeste que par le silence, et non par la parole. C'est pourquoi le plus habile des poètes, après qu'Ulysse a raconté ses malheurs avec tant d'éloquence, ne dit point que les auditeurs, à la fin du récit, s'agitèrent, applaudirent et firent entendre de bruyantes acclamations ; tout au contraire, ils gardent le silence, immobiles, saisis d'étonnement, comme si la puissance magique qui charme leurs oreilles pénétrait jusqu'à leur langue, et la paralysait. Ainsi parla Ulysse, et dans le palais qu'enveloppait déjà l'ombre de la nuit, tous les assistants, charmés de ses paroles, demeuraient en silence. II. Sur le cheval d'Alexandre appelé Bucéphale. Le roi Alexandre avait un cheval que la forme de sa tête avait fait appeler Bucéphale. Charès rapporta qu'il fut acheté treize talents, ce qui fait trois cent mille et douze sesterces de notre monnaie, et donné au roi Philippe. Ce qu'il y avait de remarquable dans ce cheval, c'est que, lorsqu'il était harnaché et préparé pour le combat, il ne se laissait jamais monter que par le roi. On raconte encore que dans la guerre des Indes, Alexandre, après des prodiges de valeur, s'étant précipité imprudemment au milieu d'un bataillon ennemi, et se trouvant en butte à tous les traits, Bucéphale, qui le portait, fut couvert de blessures à la tête et aux flancs ; et que cependant, sur le point de mourir, épuisé qu'il était par la perte de son sang, il dégagea le roi du milieu des ennemis, et parvint à le tirer du danger par la rapidité de sa course ; qu'aussitôt qu'il l'eut mis hors de la portée des traits, il tomba sur la place, et, tranquille alors pour son maître, il mourut en paraissant consolé par la joie de l'avoir sauvé. Alexandre, après la victoire qui mit une fin glorieuse à cette guerre, bâtit une ville sur le champ de bataille, et l'appela Bucéphalie en l'honneur de son coursier. III. Comment et à quelle occasion Protagoras se livra à l'étude de la philosophie. Protagoras, ce philosophe illustre par son savoir, dont le nom sert de titre à l'un des plus beaux dialogues de Platon, forcé, dit-on, dans sa jeunesse, de subvenir à ses besoins en se mettant au service d'autrui, exerçait la profession de portefaix, ce que les Grecs désignent par le mot de ἀχθοφόρος, et les Latins par celui de bajulus. Un jour, de la campagne voisine d'Abdère, sa patrie, il se rendait dans cette ville, portant un lourd fardeau attaché par un lien très faible, lorsque par hasard Démocrite, citoyen de la même ville, homme recommandable entre tous par ses vertus et par ses profondes connaissances en philosophie, se trouvant hors des murs, le voit marcher avec aisance et rapidité, bien que chargé d'un fardeau embarrassant et dont les parties semblaient très difficiles à maintenir liées ensemble. Démocrite s'approche, examine l'arrangement et la disposition ingénieuse et habile de chaque morceau de bois, et engage Protagoras à se reposer un instant. Protagoras se rend à l'invitation de Démocrite, qui, examinant du plus près encore, s'aperçoit que le fardeau disposé en rond, et serré par un lien très court, est maintenu en équilibre par un procédé géométrique. Le philosophe demande quel est celui qui a ainsi disposé ce bois. Protagoras ayant répondu que c'était lui-même, Démocrite le prie de le défaire et de le lier de nouveau de la même manière. Protagoras ayant fait selon son désir, Démocrite, plein d'admiration pour l'intelligence et l'adresse de cet homme inculte, lui dit : « Jeune homme, puisque tu as de si bonnes dispositions, tu peux t'occuper avec moi de choses plus importantes et plus utiles. » Et il l'emmène dans sa maison, le garde près de lui, pourvoit à tous ses besoins, lui enseigne la philosophie et lui donne les moyens de parvenir à la célébrité qu'il obtint plus tard. Cependant, il faut le dire, la philosophie de Protagoras n'avait point pour but la recherche sincère de la vérité ; il fut, au contraire, le plus disputeur des sophistes, car il promettait à ses disciples, qui lui donnaient chaque année un salaire considérable, de leur enseigner par quelle subtilité de langage la plus mauvaise cause devenait la meilleure ; ce qu'il exprimait ainsi on grec ; Τὸν ἥττω λόγον κείττων ποιεῖν, rendre bonne une mauvaise cause. IV. Sur le mot duoetvicesimus, vingt-deuxième, qui, bien qu'inconnu du vulgaire se trouve très souvent employé par de bons écrivains. Me trouvant un jour chez un libraire du quartier des Sigillaires, avec un des hommes les plus érudits de notre temps, le poète Julius Paulus, je vis un exemplaire des Annales de Fabius, précieux par son antiquité et par la pureté du texte, exemplaire que le marchand prétendait être sans fautes. Mais un grammairien des plus illustres, amené par un acheteur pour examiner les livres, disait en avoir trouvé une dans ce volume. De son côté, le libraire voulait gager, quelle que fût la somme, qu'il n'y avait pas même une seule lettre incorrecte dans son exemplaire. Alors le grammairien montra ce passage du livre quatrième :
Qua propter
tum primum ex plebe alter consul fluctus est, duoetvicesimo anno postquam Romam
Galli ceperunt, Il fallait écrire, dit-il, duodevicesimo et non duoetvicesimo. Qu'est ce, en effet, que duoetvicesimo ? Mais le même historien a dit ailleurs : Mortuus est anno duoetvicesimo. Rex fuit annos viginti et unum, il mourut à vingt-deux ans, après en avoir régné vingt et un. V. Réponse plaisante et maligne du Carthaginois Annibal au roi Antiochus. Nous lisons dans de vieux recueils d'anecdotes quo le Carthaginois Annibal, se trouvant à la cour d'Antiochus, railla ce prince d'une matière fort plaisante. Voici à quel sujet : Antiochus lui montrait dans une vaste plaine toute l'armée qu'il avait levée pour faire la guerre aux Romains; il faisait manœuvrer devant son hôte les bataillons étincelants de l'éclat de leurs armes d'or et d'argent ; il faisait passer devant lui les chars armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cavalerie avec ses freins, ses selles, ses colliers et ses phalères brillants. Le roi, tout fier à la vue de son armée, si nombreuse et si richement équipée, se tournant vers Annibal : « Penses-tu, lui demande-t-il, que je puisse livrer bataille, et crois-tu qu'il y en ait là assez pour les Romains ? » Alors le Carthaginois voulant railler le monarque sur la lâcheté et la faiblesse de cette armée si magnifique : « Oui, certainement, répond-il, je crois qu'il y en a assez pour les Romains, bien qu'ils soient les plus avares de tous les hommes. » On ne pouvait faire une réponse plus spirituelle ni plus mordante. Le roi n'entendait parler que du nombre et de la force de son armée comparée avec celle des Romains ; Annibal répond comme sil s'agissait du butin qu'elle va leur offrir. VI. Des couronnes militaires. Détails sur les couronnes triomphale, obsidionale, civique, murale, vallaire, navale ; sur la couronne de l'ovation et sur celle d'olivier. Il y a plusieurs espèces de couronnes militaires. On cite comme les plus honorables : les couronnes triomphale, obsidionale, civique, murale, vallaire, navale. Il y a aussi, la couronne de l'ovation, et encore la couronne d'olivier, qu'on ne décerne pas aux combattants, mais à ceux qui sont chargés de l'appareil du triomphe. Les couronnes triomphales, envoyées aux généraux pour qu'ils s'en parent le jour de leur triomphe, sont d'or ; voilà pourquoi assez souvent on appelle cette couronne aurum coronarium. Dans l'origine elle était de laurier ; dans la suite on commença à la faire d'or. La couronne obsidionale est celle que donnent des assiégés au général qui les a délivrés. Elle est faite de gazon que l'on a soin de prendre dans l'enceinte de la ville assiégée. Une couronne de ce genre fut donnée par le sénat et le peuple romain à Q. Fabius Maximus qui, dans la seconde guerre punique, avait fait lever le siège de Rome. On appelle couronne civique celle qu'un citoyen reçoit d'un autre citoyen auquel il a sauvé la vie dans un combat ; c'est un témoignage de reconnaissance : elle est de feuilles de chêne, parce que jadis l'homme faisait sa nourriture habituelle des fruits de cet arbre ; on la composait aussi de feuilles d'yeuse (arbre qui se rapproche beaucoup du chêne), comme nous pouvons le voir dans cet endroit d'une comédie de Cécilius :
« On les amène,
dit -il, avec une couronne d'yeuse et une chlamyde. Toutefois Massurius Sabinus, dans le onzième livre de ses Mémoires, dit que, pour obtenir la couronne civique, il ne suffisait pas de sauver la vie à un citoyen, mais qu'il fallait tuer l'ennemi et rester maître du champ de bataille ; que c'était là le seul moyen de mériter cette distinction. Cependant il ajoute que Tibère, consulté sur la question de savoir si on pouvait décerner la couronne civique à celui qui, après avoir sauvé un citoyen dans un combat en tuant deux ennemis, s'était vu forcé de céder le champ de bataille resté au pouvoir de l'ennemi, répondit que celui-là méritait cette récompense, parce qu'il était évident que le champ de bataille où il avait sauvé un citoyen avec tant de courage était trop désavantageux pour qu'il fût possible de s'y maintenir, L. Gellius, qui avait rempli les fonctions de censeur émit, en plein sénat, le vœu que la République décernât cette couronne au consul Cicéron pour avoir, par son activité, découvert et puni les criminels projets de Catilina. La couronne murale est celle que donne le général au soldat qui, le premier, après avoir escaladé un mur, a pénétré de force dans une ville assiégée. Aussi cette couronne est-elle ornée de créneaux. La couronne vallaire est la récompense du soldat qui, le premier, est entré dans le camp des ennemis, les armes à la main Elle représente un retranchement. La couronne navale est décernée à celui qui, dans une bataille sur mer, s'est élancé le premier avec ses armes dans un vaisseau ennemi. Elle est ornée de proues. Ces trois dernières couronnes sont ordinairement d'or. La couronne de l'ovation est de myrte ; elle ceignait la tête des généraux qui entraient dans Rome avec les honneurs de l'ovation. L'ovation remplace le triomphe, lorsque la guerre n'a pas été déclarée dans les formes accoutumées, lorsque l'armée ennemie n'était pas complète, lorsqu'on a vaincu des ennemis d'une espèce dégradée, dont le nom n'était pas digne des armes de la République, comme des pirates ou des esclaves ; ou bien enfin lorsque, les ennemis, mettant bas les armes au commencement de la mêlée, on remporte la victoire sans se couvrir de poussière, comme on dit, et sans verser de sang. On pensait qu'une branche de l'arbuste consacré à Vénus suffisait pour récompenser une victoire si facile, pour orner un triomphe remporté, pour ainsi dire, sous les auspices de la Vénus guerrière, bien plus que sous ceux du dieu des combats. Cette couronne de myrte fut rejetée avec dédain par M. Crassus, lorsqu'après avoir terminé la guerre contre les esclaves fugitifs, il fit son entrée dans Rome avec les honneurs de l'ovation ; ce général même eut assez de crédit pour faire porter un sénatus-consulte, qui substituait le laurier au myrte. M. Caton reprocha un jour à M. Fulvius Nobilior de décerner des couronnes à ses soldats, dans des vues d'ambition, choses les plus frivoles. Voici les paroles mêmes de Caton : « Qui dans les premiers temps a vu décerner des couronnes avant que la ville fût prise, ou le camp des ennemis dévoré par les flammes ? » Or, Fulvius, auquel s'adressaient les reproches de Caton, avait distribué des couronnes à ses soldats pour avoir élevé un retranchement ou creusé des puits. Nous ne devons pas omettre ici, au sujet de l'ovation, un fait sur lequel, je le sais, les écrivains anciens ne sont pas d'accord. Selon plusieurs, le général qui recevait les honneurs de l'ovation faisait, à cheval, son entrée dans Rome; tandis que Sabinus Massurius prétend que, dans cette circonstance, le général était à pied, suivi, non de son armée, mais du sénat tout entier. VII. Ingénieuse interprétation du mot persona par Gabius Bassus. Étymologie que le même écrivain donne de ce mot. Gabius Bassus, dans son traité sur l'Origine des mots, donne du mot persona, masque, une étymologie aussi spirituelle que savante ; il le fait venir de personare, retentir : « Car, dit-il, la tête et le visage se trouvant entièrement couverts par le masque, qui n'a d'ouverture que pour laisser le passage libre à la voix qu'il resserre et qu'il empêche de se répandre de différents côtés, en la forçant de s'échapper par cette seule ouverture, et qu'il rend par là plus claire et plus sonore, on a par cette raison donné au masque le nom de persona ; et c'est à cause de la forme de ce mot que la lettre o y est longue. » VIII. Défense d'un passage de Virgile critiqué par le grammairien Julius Hygin. Ce que c'est que le lituus. Etymologie de ce mot.
Ipse Quirinali
lituo parvaque sedebat Hygin dit que Virgile a laissé échapper une faute dans ce passage et qu'il n'a pas vu que les mots Ipse Quirinali lituo étaient sans complément dans la phrase. « Car, dit ce grammairien, si nous trouvons la phrase complète, Virgile semble avoir dit : Lituo et trabea succictus, revêtu de la robe et du bâton augural ; ce qui est une absurdité énorme En effet, le lituus étant la baguette courte et recourbée par le gros bout, dont se servaient les augures, comment peut-on dire succinctus lituo ? »Mais Hygin lui-même n'a pas pris garde qu'ici, comme dans mille exemples semblables, il y a quelque chose de sous-entendu ; c'est ainsi que l'on dit : M. Cicero, homo magna eloquentia, Cicéron, orateur d'une grande éloquence ; et Q. Roscius, histrio summa venustate, Roscius, comédien plein de grâce. Ces phrases ne sont, grammaticalement, ni complètes ni pleines ; mais elles n'en présentent pas moins un sens parfait et complet. Virgile a dit ailleurs :
Victorem Buten
immani corpore, C'est comme s'il y avait : Corpus immane habentem. Et dans un autre endroit :
In medium
geminos immani pondere caestus
et ailleurs : Il me semble donc que, par la même raison, on peut dire : Picus Quirinali lituo erat, Picus tenait en main le sceptre de Romulus ; comme nous disons : Statua grandi capite erat, il y avait une statue dont la tête était élevée. Est, erat, fuit, sont sous-entendus très souvent sans que le sens de la phrase en souffre, cette ellipse a même de l'élégance. Puisque nous venons de parler du lituus, n'oublions pas de dire qu'on pourrait demander si le bâton augural, lituus, a tiré son nom de l'espèce de trompette désignée par le même mot, ou bien si cette trompette a tiré le sien du bâton augural : car les deux objets ont entre eux des ressemblances et sont également recourbés. Mais si, comme quelques étymologistes le pensent, le nom du clairon fait allusion au son qu'il rend, d'après ces paroles d'Homère, Λίγξε βιός, l'arc a résonné, alors on doit admettre que le bâton augural a été appelé lituus, à cause de sa ressemblance de forme avec le clairon, tuba. Virgile se sert aussi, pour désigner du clairon, du mot lituus :
Et lituo
pugnas insignis obibat et hasta, IX. Anecdote sur le fils de Crésus, tirée des ouvrages d'Hérodote. Le fils de Crésus, à l'âge où les enfants commencent à parler ne pouvait articuler aucune parole ; il atteignit même l'adolescence sans s'être débarrassé de cette infirmité, en sorte que l'on crut pendant longtemps qu'il était muet. Mais un jour, Crésus ayant été vaincu dans une grande bataille, et la ville où il avait trouvé un asile étant prise d'assaut, le jeune prince vit un soldat qui, l'épée à la main, s'avançait pour tuer le roi, qu'il ne connaissait pas. A cette vue, il ouvre la bouche pour crier; la violence des efforts fut telle qu'elle brisa l'obstacle qui embarrassait sa langue, et qu'il cria très clairement et très nettement au soldat de ne pas tuer le roi Crésus. Aussitôt le soldat écarta son épée, le roi fut sauvé, et à partir de ce moment le jeune prince put parler. C'est Hérodote qui raconte ce fait dans son Histoire. Il cite les premières paroles que prononça le fils de Crésus : « Soldat, ne tue pas Crésus ! » Un athlète samien, nommé Eglès, après avoir été muet pendant longtemps, recouvra, dit-on, l'usage de la parole par une cause analogue. Un jour qu'une lutte devait avoir lieu pendant une cérémonie religieuse, il aperçut qu'il y avait de la mauvaise foi dans le tirage au sort qui règle l'ordre des combattants, et qu'on le trompait dans le rang qu'on lui assignait ; il se précipite sur l'auteur de la fraude en lui disant à haute voix qu'il découvrait sa supercherie. Cet effort brisa le lien qui tenait sa langue captive, et, dès ce moment, il parla avec aisance et netteté. X. Des arguments que les Grecs appellent ἀντιστρέφοντα, qui peuvent se retourner, mot que nous pouvons traduire en latin par reciproca, réciproques. Parmi les arguments vicieux, le plus vicieux est celui que les Grecs appellent ἀντιστρέφον, qui peut se retourner, mot que plusieurs auteurs latins traduisent fort bien par reciprocum. Voici en quoi il consiste : on peut le retourner contre celui qui s'en sert, et en tirer une seconde conclusion contraire à la première. Tel est le raisonnement bien connu dont fit usage le plus subtil des sophistes, Protagoras, dans le procès qu'il soutint contre son disciple Évathle, au sujet du salaire qui lui avait été promis. Évathle, jeune homme riche, désireux de se former à l'éloquence et de se mettre en état de paraître au barreau, vint demander des leçons à Protagoras, s'engageant à lui payer une somme considérable que Protagoras avait fixée lui-même. Évathle donne d'avance la moitié de la somme, et promet de payer le reste le jour où il plaidera et gagnera sa première cause devant les tribunaux. Cependant le disciple suivait depuis longtemps les leçons du maître ; il était déjà fort avancé dans l'art oratoire, et aucune cause ne lui était encore venue ; il attendait toujours; à la fin, il semblait faire exprès de ne point en avoir pour ne pas payer le reste de la somme convenue. Alors Protagoras employa un moyen qui lui paraissait être très adroit : il réclame le reste de la somme dont il était convenu avec son élève, et intente un procès à Evathle. Le maître et l'élève s'étant présentés devant les juges pour exposer leur affaire, Protagoras prend la parole en ces termes : « Apprends, jeune insensé, que tu seras forcé de me donner ce que je te réclame, condamné ou non : en effet, si le tribunal prononce contre toi, ce jugement me constituera ton créancier puisque j'aurai gagné mon procès ; si le tribunal te donne droit, tu me devras encore la somme dont nous sommes convenus, puisque tu auras gagné une cause devant les tribunaux.» A tel argument Évathle répond : « J'aurais pu aller au-devant de ce sophisme, en laissant à un avocat le soin de plaider mon affaire ; mais je veux augmenter le plaisir de mon triomphe sur toi, en gagnant ma cause, et en prouvant le vice de ton raisonnement. Apprends donc, à ton tour, illustre maître, que dans l'une et l'autre hypothèse, que je gagne ou que je perde mon procès, je ne te donnerai pas ce que tu me réclames : car si les juges me donnent droit, je ne te dois rien, puisque j'aurai gagné ma cause ; s'ils me condamnent, d'après notre convention, je ne dois rien, puisque je n'aurai pas gagné ma première cause. » Alors les juges, fort embarrassés, ne sachant comment se décider entre deux raisonnements qui se détruisaient l'un l'autre, et craignant que leur jugement, quel qu'il fût, ne se trouvât contradictoire, s'abstiennent de se prononcer, et renvoient l'affaire à une époque fort éloignée. C'est ainsi qu'un illustre professeur d'éloquence vit son propre raisonnement tourné contre lui-même par un jeune disciple, et qu'il eut en vain recours à la subtilité de ses arguments captieux. XI. Que le syllogisme de Bias sur le mariage ne peut point être regardé comme réciproque. On a cru que cet argument de Protagoras, ἀντιστρέφον, avait rapport avec la réponse suivante du sage Bias, cet illustre philosophe. Un homme l'ayant consulté pour savoir s'il devait se marier ou vivre dans le célibat, il répondit : « La femme que tu prendras sera belle ou laide : si elle est belle, tu n'en seras pas le seul possesseur ; si elle est laide, tu épouseras une furie ; l'un ne vaut pas mieux que l'autre ; reste donc libre. » Or on prétend que cette réponse peut être retournée ainsi : « Si j'épouse une belle femme, je n'aurai pas de furie; si j'épouse une femme laide, elle me sera fidèle : il faut donc se marier.« Mais je ne trouve pas ici l'argument ἀντιστρέφον ; car la réponse ainsi tournée n'offre qu'un argument sans force et sans valeur. Bias en effet, soutient qu'il ne faut pas se marier, parce que le mariage expose nécessairement à l'un des deux inconvénients qu'il signale, et auxquels ne peut échapper celui qui se marie. Mais retourner l'argument, ce n'est pas dire que l'homme marié se met à l'abri du danger qui existe, c'est dire qu'il est exempt de ceux qui ne le menacent point. Pour soutenir l'argument de Bias, il suffit de répéter que l'homme qui se marie s'expose nécessairement à l'un ou à l'autre de ces deux inconvénients : il aura ou une femme débauchée ou une furie. Notre ami Favorinus entendant un jour citer ce syllogisme de Bias, dont le premier membre est « Tu prendras une femme jolie ou laide », dit que cette distinction n'était ni juste ni concluante, attendu qu'il n'était pas absolument nécessaire d'admettre l'une ou l'autre de ces deux affirmations ; et qu'ainsi la règle exigée pour les prémisses de cette nature n'était pas observée : « En effet, dit-il, le syllogisme de Bias semble ne comprendre que les femmes qui atteignent le dernier degré en beauté ou en laideur. Mais entre ces deux affirmations il est un moyen terme, auquel Bias n'a pas songé ; entre la très belle femme et la femme très laide, il y a celle dont les charmes sont ordinaires, et qui n'attire pas les regards ni n'inspire d'aversion. » Ainsi, dans sa Ménalippe, Q. Ennius se sert d'une expression fort élégante, stata, beauté modeste, pour désigner cette femme qui ne sera ni une infidèle ni une furie. Favorinus avait trouvé pour cette beauté modeste un mot fort expressif : il la nommait la beauté des épouses. Le même Ennius, dans la tragédie que je viens de citer, dit que ces femmes d'une beauté modeste, stata forma, respectent toujours les lois de le pudeur. XII. Des noms des dieux Dijovis et Vejovis, honorés chez les Romains. Dans les anciens oracles des augures, on trouve les deux noms de divinités Dijovis et Vejovis. Ce dernier est, en outre, honoré à Rome dans un temple situé entre la citadelle et le Capitole. Voici ce que j'ai découvert sur l'origine de ces deux noms : les anciens Latins ont fait dériver Jovis de juvare, aider, auquel ils joignent le nom de pater, père ; car Jovis pater est le mot complet, dont Jupiter n'est qu'une abréviation. En joignant pater à d'autres noms de dieux, on a fait Neptunuspater, Saturnuspater, Januspater, Marspater, et plus souvent Marspiter : joignant aussi ce mot de pater à dies on a Diespiter, c'est-à-dire le père du jour et de la lumière, d'où vient Dijovis. Lucetius est encore un autre nom par lequel on rend hommage au dieu bienfaisant qui nous dispense le jour et la lumière, c’est-à-dire presque la vie. Cn. Naevius, dans son poème sur les Guerres puniques, donne ce nom à Jupiter. Nos ancêtres, qui avaient coutume de rendre hommage à certaines divinités pour en obtenir des bienfaits ; qui, par des sacrifices, cherchaient à en apaiser d'autres dont ils redoutaient le courroux, ayant formé, comme nous venons de le voir, les mots Jovis et Dijovis de juvare, appelèrent Vejovis le dieu qui, privé du pouvoir de faire le bien aux hommes, avait celui de leur nuire. La particule ve, qui dans plusieurs mots s'écrit autrement, avec un a intercalé entre deux lettres qui la composent, a deux sens bien différents. Elle est augmentative et privative, comme beaucoup d'autres particules. Voilà pourquoi beaucoup de mots qui commencent par cette particule ont un sens vraisemblable et susceptible de recevoir deux interprétations bien opposées, comme vescus, vehemens et vegrandis, dont j'ai parlé ailleurs plus en détail. Mais dans vesanus et vecors, la particule n'a qu'un sens ; elle est privative, στερητικὸν μόριον comme disent les Grecs. La statue du dieu Vejovis, qui est dans le temple dont je viens de parler, tient à la main des flèches qui sont les attributs d'une divinité malfaisante : cet attribut a fait croire à beaucoup de gens que cette divinité n'était autre qu'Apollon. D'après le rite sacré, on lui immole une chèvre, et l'on voit la représentation de cet animal au pied de la statue. Voilà, dit-on, pourquoi Virgile, qui sans faire parade d'érudition, n'en était pas moins profondément versé dans la connaissance des antiquités romaines, adresse, dans ses Géorgiques, des prières aux dieux qu'il appelle numina laeva, divinités malfaisantes, donnant ainsi à entendre qu'il y a certaines divinités dont la puissance est de faire le mal plutôt que le bien. Voici les vers :
In tenui labor,
at tenuis non gloria, si quem Parmi ces dieux qu'il faut apaiser pour qu'ils détournent les fléaux qui peuvent frapper nos personnes ou les productions des champs, se trouvent encore Averruncus et Robigus. XIII. De la gradation que les mœurs romaines établissent entre les devoirs. Un jour plusieurs illustres Romains avancés en âge, et possédant plus que personne la connaissance et le souvenir des mœurs et des usages de l'ancienne Rome, dissertaient en ma présence sur l'ordre et l'importance des devoirs. Il s'agissait de donner la règle d'après laquelle on doit se déterminer, toutes les fois qu'il est nécessaire de faire un choix entre plusieurs devoirs. On admettait sans contestation que, d'après les usages reçus de tous temps chez le peuple romain, les parents viennent en première ligne ; aussitôt après, les pupilles confiés à notre bonne foi et à nos soins ; ensuite les clients qui se mettent sous notre protection et sous notre patronage ; en quatrième lieu nos hôtes ; enfin nos proches, nos alliés. L'antiquité nous fournit mille preuves et mille témoignages de cette hiérarchie des devoirs. Je vais donner ici quelques renseignements que je trouve sous ma main ; ils concernent les clients et les proches. Caton, dans le discours qu'il prononça devant les censeurs contre Lentulus, s'exprime ainsi : « Nos ancêtres regardaient comme un devoir le plus sacré de défendre les intérêts de nos pupilles que d'être fidèles envers nos clients. On peut porter témoignage contre un parent éloigné en faveur d'un client ; mais personne ne porte témoignage contre son client. Après les devoirs de père il n'en est point de plus sacrés que ceux de patron. » Cependant Massurius Sabinus, dans le troisième livre du Droit civil, met l'hôte avant le client. Voici ses propres paroles : « Nos ancêtres ont établi ainsi la hiérarchie des devoirs : d'abord les pupilles, puis les hôtes, les clients, ensuite les parents à un degré éloigné, enfin les parents par alliance. En raison de l'importance des devoirs imposés aux tuteurs, les droits des femmes passaient avant ceux des hommes ; mais la tutelle d'un jeune homme imposait des devoirs d'un ordre plus élevé que celle d'une femme ; bien plus, en justice, dans le cas où un père eût laissé en mourant la tutelle de son fils à des hommes soutenant un procès contre lui, ces derniers devaient changer de rôle et adopter la cause de leur pupille. » Ce témoignage acquiert plus de force encore de l'autorité de C. César, grand pontife, qui, dans son discours pour les Bithyniens, s'exprime ainsi dans son exorde : « Les liens sacrés de l'hospitalité qui m'attachent au roi Nicomède, l'amitié de ceux qui sont en cause, me faisaient un devoir, M. Vinicius, de prendre leur défense. Car, de même que la mémoire des morts doit être religieusement conservée dans le cœur de leurs parents, de même aussi on ne peut, sans se couvrir d'infamie, abandonner ses clients, dont les droits viennent immédiatement après nos devoirs envers nos proches. » XIV. Histoire racontée par Apion, surnommé Plistonicès qui affirme avoir vu à Rome un lion et un esclave se reconnaître mutuellement. Apion, surnommé Plistonicès, était un auteur rempli d'érudition, très remarquable surtout par la variété de ses connaissances sur l'antiquité grecque. On estime assez généralement le recueil dans lequel il a consigné tout ce que l'Égypte offre de plus merveilleux dans ses monuments ou dans les traditions de ses habitants. Toutefois, dans le récit de ce qu'il a lu ou entendu dire, il est trop prolixe ; il se laisse trop entraîner à l'exagération par le désir de produire de l'effet ; car il aime beaucoup à faire parade de sa science. Mais le fait qu'il rapporte dans le cinquième livre de ses Egyptiaques, il ne l'a ni lu, ni entendu raconter ; il affirme l'avoir vu de ses propres yeux à Rome, « Un jour, dit-il, tout le peuple romain était assemblé dans le grand Cirque, où l'on devait donner le spectacle d'une chasse d'animaux ; me trouvant à Rome, j'allai au Cirque ; on voyait dans l'arène une foule d'animaux d'une grandeur prodigieuse et d'une férocité extraordinaire ; mais ce qu'on admirait surtout, c'était une troupe de lions énormes, parmi lesquels un entre tous, par sa taille monstrueuse, par ses bonds rapides, par ses rugissements terribles, par ses muscles saillants, par sa crinière flottante et hérissée, frappait d'étonnement les spectateurs et attirait tous les regards. Au nombre des malheureux condamnés à disputer leur vie contre ces animaux, se trouvait l'ancien esclave d'un personnage consulaire. Cet esclave se nommait Androclès. A peine le lion l'a-t-il vu de loin, ajoute Plistonicès, qu'il s'arrête comme saisi d'étonnement ; puis il s'avance doucement vers lui, s'approche peu à peu en le regardant comme s'il le reconnaissait ; arrivé près de lui il agite la queue d'un air soumis et, caressant, comme le chien qui flatte son maître ; il se frotte contre le corps de l'esclave, et lèche doucement les jambes et les mains du malheureux à demi mort de frayeur. Cependant Androclés, en se sentant caressé par le terrible animal, reprend ses esprits; ses yeux s'entrouvrent peu à peu, il ose regarder le lion : alors on vit l'homme et le lion, comme s'ils se fussent reconnus mutuellement, se donner l'un à l'autre des marques de joie et d'attachement. A ce spectacle étrange, dit Apion, l'assemblée tout entière éclate en applaudissements ; César fait approcher Androclès, lui demande pourquoi seul il a été épargné par cette bête cruelle. Alors Androclès raconte l'aventure la plus étonnante et la plus merveilleuse : « J'étais, dit-il, esclave du proconsul qui gouvernait la province d'Afrique ; les coups et les mauvais traitements dont j'étais accablé tous les jours, sans les avoir mérités, me déterminèrent à prendre la fuite; et, pour échapper aux poursuites d'un maître tout puissant dans cette province, je cherchai une retraite dans les sables et dans les déserts résolu de me donner la mort, n'importe comment, si je venais à manquer de nourriture. Je marchais, brûlé par les rayons ardents du soleil, alors au milieu de sa course, lorsque je trouvai sur mon chemin un antre ténébreux, isolé ; j'y pénètre, m'y cache. Peu d'instants après, je vis arriver ce lion, marchant avec peine ; une de ses pattes était toute sanglante ; il poussait des rugissements et des cris affreux que lui arrachait la douleur causée par sa blessure. D'abord la vue de ce lion qui se dirigeait de mon côté me glaça de terreur et d'effroi ; mais, dès qu'il m'eut aperçu au fond de l'antre qui évidemment lui servait de repaire, il avance d'un air doux et soumis, il lève sa patte, me la présente, me montre sa blessure et semble me demander du secours ; alors j'arrache une grosse épine enfoncée entre ses griffes, je presse la plaie et j'en fais sortir le pus qui s'y était formé ; bientôt revenant un peu de ma frayeur, j'épongeai soigneusement la plaie et en enlevai le sang. Le lion, que j'avais soulagé et délivré de ses souffrances, se couche et s'endort paisiblement, sa patte dans mes mains. A partir de ce jour, nous vécûmes ensemble dans cet antre pendant trois ans, et nous partagions les mêmes aliments : le lion m’apportait, dans notre retraite, les meilleurs morceaux des bêtes qu'il prenait à la chasse ; comme je n'avais pas de feu, je les faisais cuire aux rayons du soleil, à l'heure de midi. Cependant, commençant à m'ennuyer de la vie sauvage que je menais, un jour je profitai du moment où ce lion était à la chasse pour quitter l'antre, après trois jours de marche, je fus reconnu par des soldats qui me saisirent. Ramené d'Afrique à Rome, je parus devant mon maître qui sur-le-champ prononça mon arrêt de mort et me condamna à être livré aux bêtes. Je pense, ajoute Androclès, que ce lion a été pris aussi depuis notre séparation ; il me témoigne aujourd'hui sa reconnaissance de ce que je l'ai soigné et guéri. » Tel est le récit qu'Apion met dans la bouche d'Androclès. Aussitôt on écrit cette aventure sur une tablette que l'on fait circuler parmi les spectateurs. Cédant à la demanda de la multitude, César fait grâce à l'esclave, et, en outre, le peuple veut qu'on lui fasse présent du lion. « Ensuite, dit Apion, nous vîmes Androclès tenant le lion attaché par une faible courroie, parcourir les rues de Rome : on lui donnait de l'argent ; on jetait des fleurs pour le lion, et l'on s'écriait de tous côtés : « Voici le lion qui a donné l'hospitalité à un homme ; voici l'homme qui a guéri un lion. » XV. Que les philosophes ne sont pas d'accord sur la question de savoir si la voix est ou n'est pas un corps. Les plus illustres philosophes ont souvent, et depuis bien longtemps, agité la question de savoir si la voix est un corps ou si elle est incorporelle. Ce dernier mot répond à l'expression grecque ἀσώματον. Or, un corps est ce qui agit ou ce qui souffre ; les Grecs le définissent ainsi : Tout ce qui est capable d'action ou de passion, définition qui a été reproduite par le poète Lucrèce quand il a dit : « Il n'y a que le corps qui puisse toucher ou être touché. » Les Grecs disent encore que le corps est ce qui a les trois dimensions. Mais les stoïciens soutiennent que la voix est un corps, et qu'elle n'est autre chose que l'air frappé. Platon, au contraire la croit incorporelle. D`après lui, la voix n'est point l'air frappé mais le coup lui-même, la percussion produite dans l'air : « La voix n'est pas seulement la percussion de l'air, puisque le mouvement du doigt frappe l'air et ne produit cependant aucun son ; mais la percussion doit être vive et forte, et telle, qu'elle puisse être entendue. » Démocrite, et après lui Épicure, disent que la voix est composée de particules indivisibles, que c'est une sorte d'émanation d'atomes qui produisent le discours, ῥεῦμα λόγος, pour me servir de leur expression. En recueillant dans les conversations et dans les livres ces subtilités des philosophes et autres semblables faites pour piquer la curiosité et l'oisiveté, comprenant bien que ces sortes de connaissances n'offrent aucun but solide, et ne peuvent contribuer au bonheur de la vie, je me rappelais avec plaisir ce vers du Néoptolème d'Ennius : Il est bon de philosopher quelquefois, mais non pas toujours. XVI. De l'organe de la vue et de la manière dont s'opère la vision. Les opinions des philosophes sont partagées sur le principe de la vue et sur la manière dont l'homme aperçoit les objets. Les physiciens prétendent que la vision est produite par une émission de rayons qui se dirigent de l'œil vers l'objet et par une tension simultanée de l'air, Épicure soutient que des images se détachent sans cesse et qu'elles viennent s'introduire dans l'œil, et que c'est là l'origine de la vue. Platon estime que de l'organe même de la vue s'échappent des jets de feu, de lumière, qui, mêlés à la lumière du soleil ou à celle de tout autre corps, par leur propre force et par celle qu'ils empruntent, éclairent tous les objets qu'ils rencontrent, et par là nous les font apercevoir. Mais ce sont là de ces recherches sur lesquelles il ne faut pas trop s'arrêter et encore il est bon de rappeler le vers du Néoptolème d'Ennius que j'ai cité dans le chapitre précédent, et qui conseille de s'abandonner un peu à la philosophie, mais de ne pas s'abîmer ni entrer dans ses profondeurs. XVII. Pour quel motif on a classé parmi les jours funestes le lendemain des calendes, des nones et des ides. Pourquoi beaucoup de personnes regardent comme un jour malheureux, où l'on doit s'interdire toute affaire, le quatrième jour avant les calendes, les nones et les ides. Verrius Flaccus, dans le quatrième livre de son traité sur la Signification des mots, en parlant des jours qui suivent le lendemain des calendes, des nones, des ides et qui sont appelés néfastes, mais à tort, par le vulgaire, explique pourquoi ces jours ont été regardés comme funestes : « Rome, dit-il, ayant été délivrée des Gaulois Sénonais, L. Attilius dit en plein sénat que Q, Sulpicius, tribun, militaire, sur le point de livrer bataille aux Gaulois, sur les bords de l'Allia, avait offert un sacrifice aux dieux, le lendemain des ides. Or, l'armée romaine fut taillée en pièces et trois jours après la ville fut prise à l'exception du Capitole. Alors plusieurs sénateurs dirent qu'ils se rappelaient fort bien que toutes les fois qu'ayant dû combattre, les magistrats du peuple romain avaient offert des sacrifices le lendemain des calendes, des nones, des ides, les Romains avaient toujours éprouvé quelque échec. Le Sénat déféra ces observations au collège des pontifes pour qu'ils décidassent ce qui leur paraîtrait bon. Les pontifes arrêtèrent que tout sacrifice serait interdit ces jours-là. Beaucoup de personnes s'abstiennent aussi de toute affaire le quatrième jour qui précède les calendes, les nones ou les ides, regardant ce jour comme funeste. On s'enquiert souvent si cet usage tient à quelque proscription religieuse ; je n'ai trouvé jusqu'à présent aucun renseignement, si ce n'est que, d'après un passage du cinquième livre des Annales de Q. Claudius, la désastreuse bataille de Cannes fut livrée le quatrième jour avant les nones d'août. XVIII. Différence entre histoire et annales ; citation à ce sujet, tirée du premier livre de l'Histoire de Sempronius Asellion. Quelques écrivains disent que l'histoire et les annales diffèrent en ce que l'annaliste et l'historien racontent l'un et l'autre des faits, mais l'historien seulement les faits dont il a été témoin, Verrius Flaccus rapporte dans le quatrième livre de son traité de la Signification des mots, que cette distinction a été adoptée par plusieurs savants ; toutefois elle lui paraît contestable, bien qu'il pense qu'elle peut se soutenir, parce qu'en grec histoire, ἱστορία, signifie récit fait par un témoin. Quant à moi, j'ai souvent entendu dire que les annales rentrent dans l'histoire mais que l'histoire diffère un peu des annales. C'est ainsi que nous raisonnons lorsque nous disons : Tout homme est un animal, mais tout animal n'est pas nécessairement un homme, ainsi l'histoire est l'exposition, la démonstration, comme on voudra l'entendre, des événements passés ; les annales ont cela de particulier, qu'elles rapportent les faits, année par année, en suivant exactement l'ordre chronologique. Lorsque, au lieu de suivre l'ordre des années, l'annaliste rapporte les faits jour par jour, son travail s'appelle éphéméride, du mot grec ἐφημερίς, dont Sempronius Asellion nous donne l'équivalent dans le premier livre de son Histoire. Je puis citer une partie du ce passage pour montrer la différence que l'auteur établit entre l'histoire et les annales.« Voici, dit-il, la différence qui existe entre ceux qui nous ont laissé des annales et ceux qui ont essayé d’écrire l'histoire du peuple romain : les annales exposent les faits dans l'ordre des années, de même que les journaux, diaria, ou, comme disent les Grecs, les éphémérides les rapportent jour par jour. Quant à moi, je ne pense pas que ce soit assez pour un historien d'exposer les faits ; il faut de quels desseins, quelles causes les ont amenés. Un peu plus loin Asellion ajouta dans le même livre : « Les récits de l'annaliste ne sauraient donner plus d'ardeur pour le service de la République ou inspirer plus d'aversion pour le mal. En effet, raconter des guerres, dire sous quel consul les hostilités ont commencé, en faire connaître l'issue, dire quels généraux reçurent les honneurs du triomphe, quelles actions d'éclat se passèrent lors d'une bataille sans faire mention des décrets du sénat, des lois, des requêtes adressées au peuple, sans parler des desseins qui ont présidé à l'accomplissement des faits, c'est faire des récits pour les enfants, ce n'est pas écrire l'histoire. » XIX. Ce qu'on appelle adoption, adrogation. En quoi l'une diffère de l'autre. Formule de la demande qu'on adresse au peuple pour autoriser l'adrogation. L'acte par lequel des étrangers sont introduits dans une famille pour y jouir des droits d'enfants et d`héritiers se passe devant le préteur ou devant le peuple : dans le premier cas, c'est l'adoption dans le second, c'est l'adrogation. L'adoption a lieu pour ceux qui, étant encore soumis au pouvoir paternel, sont cédés juridiquement par le père, après trois mancipations, à une famille étrangère, et que l'auteur de l'adoption déclare prendre pour fils en présence du juge chargé de présider à cet acte. L'adrogation a lieu lorsque des hommes libres, sui juris, se mettent sous la puissance d'autrui, et entrent librement dans cette condition nouvelle. Toutefois les adrogations ne se font pas à la légère et sans précaution, Les comices s'assemblent par curies d'après une décision des pontifes: on examine si réellement celui qui veut adroger n'est plus d'âge à donner le jour à des enfants, et s'il n'a pas plutôt en vue d'acquérir, par des moyens illicites, les biens de celui qu'il prend pour fils. Enfin on exige de lui le serment usité en pareil cas suivant la formule prescrite par le grand pontife Q. Mucius. Celui qui veut entrer dans famille par adrogation doit avoir atteint l'âge de puberté. On a donné à cet acte le nom d'adrogation, à cause de la requête, rogatio, qu'il faut d'abord adresser au peuple. En voici les termes : « Qu'il vous plaise, Romains, d’ordonner que Lucius Valérius devienne le fils de Lucius Titius ; qu'il ait les mêmes droits que s'il était né dans la famille de ce dernier; que son nouveau père ait sur lui le droit de vie et de mort, comme tout père l'a sur son fils. Je vous prie, Romains, qu'il soit comme je l'ai dit. » Ni le pupille, ni la femme qui n'est point soumise au pouvoir d'un père, ne peuvent être adoptés par adrogation. La cause en est que les comices ne peuvent avoir de rapport avec les femmes, et que la loi ne donne pas au tuteur sur son pupille assez d'autorité pour livrer à des mains étrangères l'enfant libre confié à ses soins. Massurius Sabinus a écrit que l'affranchi pouvait être adopté par un homme libre ; mais il ajoute qu'on ne permet jamais et même qu'il n'est pas convenable de permettre à des affranchis de prendre par adoption la place d'un enfant libre. Au reste, si on observe à la rigueur cette ancienne défense, l'esclave même peut être adopté par son maître en présence du préteur, et Sabinus prétend que plusieurs anciens auteurs ont soutenu la validité d'un tel acte. J'ai remarqué dans le discours que P. Scipion prononça devant le peuple, pendant sa censure, sur les mœurs publiques, un passage où, tout en signalant plusieurs infractions aux anciennes coutumes, il se plaint que les fils adoptifs donnent aux citoyens qui les adoptent les avantages que la loi réserve à la paternité. Voici le passage : Le père vote dans une tribu, le fils dans une autre ; on voit un fils adoptif donner à son père d'adoption les mêmes privilèges que s'il était son propre fils ; quant aux absents, j'ordonnerai désormais qu'on les inscrive sur le rôle du cens, afin que le défaut de présence ne puisse exempter personne. XX. Par quel nom latin Capiton Sinnius a désigné le solécisme ; comment appelé par les anciens Latins. Définition du solécisme par le même Sinnius Capiton. Sinnius Capiton et ses contemporains appellent imparilitas, disconvenance, le solécisme que les anciens Latins nommaient stribligo, en raison, sans doute, de l'irrégularité et de la défectuosité qu'il introduit dans le discours, comme s'ils eussent voulu exprimer une sorte d'entortillement, strabiligo. Sinnius Capiton dans une lettre adressée à Clodius Tuscus, définit ainsi ce genre de faute : « Le solécisme dit-il est une construction incorrecte et défectueuse des parties du discours.» Comme le mot solécisme est tout grec, on a cherché à savoir s'il a été employé par les Attiques, ceux de tous les Grecs qui ont parlé avec le plus de pureté ; pour moi, je n'ai trouvé ni le mot de solécisme, ni celui de barbarisme chez aucun bon auteur grec. Au surplus, les Grecs disent σόλοικος aussi bien que βάρβαρος, et nos ancêtres employaient assez fréquemment soloecus ; mais je ne sais s'ils ont jamais dit soloecismus. S'il en est ainsi, solécisme n'est ni grec ni latin. XXI. Que ceux qui disent pluria, compluria, compluries, parlent correctement et ne font point de barbarisme. Un de mes amis, homme fort érudit, se servit un jour, dans la conversation, du mot pluria non point qu'il voulût faire parade d'érudition, ou qu'il crût que plura ne pouvait se dire ; car c'est un homme d'une érudition solide ; occupé de l'accomplissement des devoirs sérieux de la vie, il ne s'amusait pas à discuter sur les mots ; mais, je pense, la lecture assidue des auteurs anciens l'avait familiarisé avec cette expression, qui se trouve fréquemment employée dans leurs ouvrages. Quand il employa cette expression, il y avait là, par hasard, un prétendu savant, hardi redresseur de mots, homme d'une instruction très vulgaire et très bornée ; il ne possédait sur la grammaire que quelques notions superficielles, incohérentes et assez souvent fausses, mais il s'en servait pour jeter de la poudre aux yeux de tous ceux auxquels il s'adressait. Se tournant vers mon ami : « Ton pluria, dit-il, est un barbarisme ; ce mot n'a pour lui ni les règles ni l'autorité d'un écrivain remarquable, - Illustre savant, répondit en souriant mon ami, tu me ferais grand plaisir, car dans ce moment je n'ai point d'affaires sérieuses, si tu voulais m'expliquer comment il se fait que pluria ou compluria (peu importe) ne sont point latin, et qu'en l'employant M. Caton, Q. Claudius, Valérius Antias, L. Elius, P. Nigidius, M. Varron, aient fait un barbarisme : car outre une foule de poètes et d'orateurs anciens, ces auteurs n'ont pas craint de se servir de ce mot. Alors notre critique, d'un ton dédaigneux : « Va chercher, si tu veux, les autorités dans le siècle des Faunes et des Aborigènes ; réponds seulement à ceci : Il n'y a point de comparatif neutre qui, au nominatif pluriel, prenne i avant l'a de la terminaison: de même qu'on dit meliora, majora, graviora, on doit dire plura et non pluria ; car il serait contraire à la règle, qui est invariable, de mettre l'i avant l'a. « Alors mon ami, ne jugeant pas ce pédant digne de l'honneur d'un plus long entretien, se contente de lui répondre ainsi : «Il existe un volumineux recueil de lettres de Sinnius Capiton, homme fort érudit ; ce recueil se trouve, je crois, dans le temple de la Paix. La première lettre adressée à Pacuvius Labéon porte en titre ces mots : On doit dire PLURIA et non PLURA. L'auteur, dans cette lettre, s'autorise de principes de grammaire, pour prouver que pluria est latin et plura barbare. Je te renvoie donc à Capiton ; tu apprendras en même temps, dans cette lettre, si toutefois tu peux l'entendre, que pluria ou plura est un positif et non pas un comparatif, comme tu le prétends. Ce qui vient encore à l'appui du l'opinion de Sinnius Capiton, c'est que compluries, adverbe formé de compluria, n'a point le sens du comparatif. Comme ce mot est d'un usage assez rare, je citerai un vers du Perse du Plaute où nous le trouvons employé : Quid metuis? - Metuo hercle vero. Sensi ego compluries, (Que crains-tu? Je ne le sais quo trop; j'y ai été déjà pris plus d'une fois.) De même M. Caton, dans le quatrième livre de ses Origines, a employé compluries trois fois dans la même phrase, « Souvent leurs soldats mercenaires tournèrent leurs armes contre eux-mêmes en grand nombre, et s'entre-tuèrent ; souvent on les vit passer à l'ennemi par troupes nombreuses; souvent, compluries, on les vit se révolter contre leur général. »
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