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table des matières d'Aulu-Gelle

 

AULU-GELLE

 

LES NUITS ATTIQUES

 

LIVRE QUINZIÈME

livre 14 - livre 16

Relu et corrigé

 

 

 

 

I. Q. Claudius dit, dans ses Annales, que le bois enduit d'alun ne brûle point.

Le Rhéteur Antonius Julianus venait de terminer une déclamation où il s'était surpassé lui-même en grâce et en éloquence ; nous en étions même étonnés; car dans ces déclamations de l'école on retrouve presque toujours le même homme, la même facilité d'élocution, mais pas toujours la même éloquence. Ses amis, en foule autour de lui, le reconduisaient donc jusqu'à sa demeure, quand, arrivés au mont Cispius, nous voyons un îlot de maisons en proie aux flammes ; l'incendie avait déjà gagné tous les édifices voisins. Alors un de ceux qui accompagnaient Julianus dit : « Les héritages urbains donnent de grands revenus ; mais ils sont exposés à de bien grands dangers. S'il y avait un moyen de rendre les incendies de maisons moins fréquents à Rome, je vendrais certainement mes biens de campagne pour devenir propriétaire à la ville. » Julianus répondit avec cette aménité qui lui est naturelle : « Si tu avais lu la dix-neuvième des Annales de Q. Claudius, non moins véridique qu'agréable écrivain, Archélaüs, lieutenant du roi Mithridate, t'aurait enseigné un préservatif contre le feu, assez puissant pour empêcher tes bâtiments en bois de brûler au milieu des tourbillons de flammes. » Je lui demandai quel était ce merveilleux moyen indiqué par Quadrigarius; il reprit : « J'ai lu dans son livre que L. Sylla faisant dans l'Attique le siège du Pirée défendu par Archélaüs, lieutenant du roi Mithridate, une tour en bois, élevée comme moyen de défense, fut enveloppée de toutes parts par le feu sans pouvoir s'embraser, et cela parce qu'Archélaüs l'avait fait enduire d'alun. Au reste, voici le passage même de Quadrigarius : « Alors Sylla fit pendant longtemps avancer des troupes, et s'épuisa en efforts incroyables pour mettre le feu à une seule tour en bois qu'Archélaüs avait élevée entre le fort et l'ennemi ; il vint, s'approcha, lança des brandons contre la tour, écarta les Grecs, la flamme à la main, mais, malgré de longs efforts, on ne put jamais l'embraser : c'est qu'Archélaüs avait enduit toute la charpente d'alun. Sylla et ses soldats furent dans l'étonnement ; et, fatigué de ses tentatives infructueuses, le général s'en retourna avec ses légions. »

II. Platon, dans son traité des Lois estime qu'il est bon d'égayer les repas par de fréquentes provocations à boire.

Un Crétois, vivant à Athènes, se disait philosophe platonicien, et désirait fort le paraître. C'était, du reste, un homme sans valeur, un esprit léger, qui s'exagérait son mérite dans l'éloquence grecque, et poussait en outre la passion du vin jusqu'au mépris de soi-même. Dans les repas de jeunes gens, que nous avions l'habitude de célébrer à Athènes le septième jour de la lune, jusqu'à la première faim apaisée laissait un libre cours aux conversations utiles et agréables, ce personnage réclamait le silence des convives, prenait la parole ; puis, débordant en propos pleins de trivialité, il nous exhortait tous à boire, pour se conformer, disait-il, au précepte de Platon ; comme si vraiment ce philosophe dans son traité des Lois, eût fait l'éloge de l'ivresse, et l'eût recommandée comme un devoir aux hommes de bien et de courage. Et en même temps, notre orateur excitait sa verve par de nombreuses et abondantes libations : « C'était, disait-il un bon moyeu de réveiller et d'animer son esprit et sa vertu. Le vin donnait du feu à l'âme et au corps. » Mais Platon, dans le premier et le second livre des Lois, n'a pas, comme le prétendait cet impertinent, recommandé cette ivresse avilissante, qui énerve et affaiblit l'intelligence : il s'est contenté de ne pas désapprouver ces provocations à boire où la sagesse se déride un peu sous la surveillance de maîtres du festin amis de la sobriété. Il a pensé que l'on pouvait accorder à l'esprit quelque relâche ; que, pris avec modération, le vin l'épanouissait doucement, et le rendait plus propre à reprendre l'exercice de la tempérance et des travaux sérieux ; que, si l'âme recélait des affections ou des désirs déréglés que la pudeur couvrit d'un voile, la liberté que donne le vin les mettait à découvert sans graves dangers, et en temps opportun pour y porter remède. Platon ajoute : « On ne doit point fuir ni dédaigner ces exercices, où l'esprit lutte contre la violence du vin ; on ne doit pas faire fond sur la sobriété et la tempérance d'un homme, si ces vertus n'ont point été trouvées au milieu des dangers et des séductions de la volupté. Celui qui n'a pas goûté les plaisirs entraînants des festins et n'en a aucune expérience, si sa volonté le porte, si le hasard l'amène, si la nécessité le contraint à y prendre part, se trouve charmé, ainsi ; son âme ébranlée chancelle sous l'ascendant d'une force inconnue. » Aussi Platon a-t-il pensé qu'il fallait lutter et se mesurer de près, comme sur un champ de bataille, avec les attraits de la volupté et du vin ; ne pas chercher sa sûreté dans la fuite et l'absence, mais attendre l'ennemi de pied ferme ; mettre sa sobriété et sa tempérance sous la garde de la modération, et réchauffer la froide tristesse de l’âme ou ranimer sa honteuse torpeur dans la chaleur du vin.

III. Ce que M. Cicéron a pensé s'écrit sur la particule qui commence les verbes aufugio et aufero, et si l'on doit croire que la même préposition se retrouve dans le verbe autumo. 

J'ai lu le livre de M. Cicéron intitulé l'Orateur. Dans ce livre, Cicéron, après avoir dit que les verbes aufugio, je m'enfuis et aufero, j'emporte, sont composés de la préposition ab, de, par, et des verbes fugio, je fuis, et fero, je porte ; que, pour rendre le mot plus doux dans la prononciation et à l'oreille on avait changé cette préposition en la syllabe au ; qu'ainsi on avait dit aufugio et aufero au lieu de abfugio et abfero ; Cicéron, dis-je, après s'être ainsi exprimé, ajoute, en parlant de la même particule : « Cette préposition (au] ne se trouve ainsi transformée que dans ces deux verbes. » Cependant, je vois dans le livre de Nigidius que le verbe autumo se compose de la position ab et du verbe aestimo, j'estime ; qu'on dit, par abréviation, autumo, dans le sens de j'estime entièrement, au lieu de abaestumo, comme abnumero, je compte à part. Toutefois, quelque respectable que soit l'opinion de P. Nigidius, écrivain fort érudit, je la crois ici plus hardie et plus subtile que vraie. Ce n'est pas, en effet, la seule signification de autumo ; il a encore celle de dico, je dis ; opinor, je crois ; censeo, je pense ; tous verbes avec lesquels cette préposition n'a aucun rapport pour la consonance ou pour le sens. D'ailleurs, M. Tullius, cet homme si profondément versé dans tout ce qui regarde le langage, aurait-il affirmé que ces doux verbes étaient les seuls de cette espèce, si l'on eût pu en trouver un troisième ? Mais voici une question plus importante : la préposition ab a-t-elle été changée en la syllabe au par euphonie, ou bien au est-il une particule ayant son origine propre, et qui nous serait venue des Grecs, comme la plupart des autres prépositions? On la trouve dans ce vers d'Homère

Αὐέρυσαν, μὲν πρῶτα καὶ ἔσφαξαν καὶ ἔδειραν.
Ils l'arrachèrent, l'égorgèrent, puis l'écorchèrent

et dans

᾿Αβρόμοι, αὐίαχοι
Frémissants, retentissants.

IV. Vie de Ventidius Bassus, homme de basse extraction, qui le premier triompha des Perses.

Des personnes d'un âge avancé et fort instruites s'entretenaient naguère de quelques hommes qui sont parvenus autrefois au faîte des dignités, après avoir vécu dans l'obscurité et la condition la plus méprisable. Nul n'excita notre admiration autant que l'histoire de Ventidius Bassus. Il était Picénien, et de la plus basse extraction ; il avait été fait prisonnier avec sa mère par Pompéius Strabon, père du grand Pompée, dans la guerre Sociale, lors de la soumission d'Asculum ; ensuite, au triomphe de Pompée Strabon, il se trouva, encore enfant, confondu dans la foule et précédant le char du vainqueur, entre les bras de sa mère. Parvenu à l'adolescence, il vécut misérablement, et se vit réduit à acheter des mulets et des chariots, qu'il louait à l'État pour la translation des magistrats partant pour leurs provinces. Ce métier le fit connaître à C. César, qui l'emmena avec lui dans les Gaules. Il sut se distinguer par son activité dans cette province ; plus tard, dans la guerre civile, il s'acquitta avec beaucoup d'intelligence et de zèle de presque toutes les fonctions qui lui furent confiées : il gagna ainsi l'amitié da César, et cette amitié lui valut de plus hautes dignités. Il fut nommé tribun du peuple, puis préteur ; il l’était lorsqu'il fut déclaré, avec M, Antoine, ennemi de la République. Mais, les partis s'étant rapprochés, non seulement il recouvra la préture, mais encore il obtint le pontificat et même le consulat. Le peuple romain, qui se souvenait d'avoir vu Ventidius Bassus gagner sa vie à soigner des mulets, fut tellement choqué de cette élévation, que dans les rues de Rome, on lisait en maint endroit :

Accourez tous, augures et aruspices, un prodige inouï vient d'éclater : l'homme qui étrillait les mulets a été fait consul.

Suétone nous apprend que le même Bassus fut chargé par M. Antoine du gouvernement des provinces de l'Orient ; qu'il arrêta par trois victoires l'invasion des Parthes en Syrie ; qu'il fut le premier qui triompha des Parthes, et qu'à sa mort il fut enterré aux frais de l'État.

V. Le verbe profligo généralement employé d'une manière impropre.

Au nombre des mots que l'ignorance a détournés de leur véritable acception, je citerai le verbe profligo, j'abats, je renverse, je détruis, etc., dont la signification a été altérée et tout à fait corrompue. En effet, ce mot dérivant de affligere entraîner à la perte, à la ruine, ceux qui parlent purement ont toujours pris profligare dans le sens de profligere, deperdere, perdre Ainsi on a dit et écrit res profligatae, c'est-à-dire res proflictae et perditae, affaires ruinées et perdues. Maintenant s'agit-il, entre autres choses, d'un édifice ou d'un temple dont la construction touche à sa fin, j'entends dire qu'il est in profligato ou profligatum, presque fini. Voici, à ce sujet, une réponse très fine d'un préteur, qui ne manquait pas d'instruction, à un individu portant barbe, un de ces avocats qui font nombre ; Sulpicius Apollinaris la cite dans une de ses lettres. Notre homme insistait pour obtenir audience, en criant: « Très illustre magistrat, toutes les affaires dont vous avez déclaré vouloir connaître aujourd'hui ont été jetées par terre, profligatae, par votre zèle et votre activité : il n'en reste qu'une, et je vous prie de m'entendre. - J'ignore, répondit alors le préteur avec une certaine ironie, si les causes que j'ai entendues sont toutes à terre, profligata ; quant à celle qui est tombée entre tes mains, que je t'entende ou non, elle est certainement à bas, profligatum est.

Au lieu de profligatum, pris dans ce sens, ceux qui savent leur langue disent affectum. M. Cicéron, par exemple, dans son discours sur les Provinces consulaires, dit : « Nous croyons la guerre avancée, affectum, et, à ne point mentir, presque terminée. » Et un peu plus bas : « César lui-même, quelle raison le retient dans cette province ? Il veut achever l'ouvrage qu'il a déjà avancé, affectum.» Cicéron dit encore, dans l'Économique : «L'été touche à sa fin, affecta ; il est temps que le soleil mûrisse le raisin. »

VI. Dans le second livre de son ouvrage de la Gloire, M. Cicéron a commis une erreur manifeste au sujet d'Hector et d'Ajax.

Dans son ouvrage de la Gloire, livre second, M. Tullius commet une erreur peu grave, mais évidente ; on peut la relever sans être érudit ; il suffit d'avoir lu le septième livre de l'Iliade. Aussi ce qui m'étonne, ce n'est pas que M. Tullius ait fait cette faute, mais qu'elle n'ait été remarquée et corrigée plus tard ni par lui ni par Tiron, son affranchi, homme si exact et si zélé pour tout ce qui regardait les ouvrages de son patron. Voici le passage : « Dans le même poème, Ajax, sur le point de se mesurer avec Hector, s'occupe de sa sépulture pour le cas où il serait vaincu ; et il veut que, même après bien des siècles on ne passe pas auprès de son tombeau sans dire : Ici repose, enlevé à la lumière depuis de longues années, le héros qui tomba percé par le glaive d'Hector. On le dira, et ma gloire vivra éternellement. »

Dans Homère, ce n'est pas Ajax qui dit les vers que Cicéron traduit en latin, ce n'est pas Ajax qui s'occupe de sa sépulture : c'est Hector qui parle en général, avant même de savoir si Ajax sera celui qui combattra contre lui :

« C'est là le tombeau d'un guerrier mort depuis longtemps ; il fut illustre et tomba sous les coups de l'illustre Hector. On le dira, car ma gloire ne mourra jamais.»

VII. On a remarqué que presque toujours la soixante-troisième année de l'homme est marquée par des maladies, la mort ou quelque catastrophe. Citation, à ce sujet, d'une lettre d'Auguste à son fils Caius.

On a constaté, et l'expérience remonte très haut, que chez presque tous les vieillards la soixante-troisième année de la vie amène avec elle quelque péril ou quelque catastrophe, ou une grave maladie pour le corps, ou des chagrins pour l'âme, ou la mort. Aussi ceux qui font un objet d'étude des faits et des paroles qui se rapportent à cette particularité, appellent climatérique cette année de la vie. L'avant-dernière nuit, je lisais les lettres d'Auguste à son petit-fils Caius, et je me sentais entraîné par la beauté d'un style simple et facile, qui ne respirait ni la morosité ni l'inquiétude. Je rencontrai dans une lettre l'allusion suivante à cette année redoutable (je copie textuellement cette lettre) :
« Le neuvième jour avant les calendes d'octobre. - Salut, mon cher Caius, mon doux ami, toi dont l'absence est toujours pour moi un sujet de regret ; dans des jours tels que celui-ci surtout, mes yeux cherchent partout mon Caius : en quelque lieu que tu sois, j'espère que tu as célébré, plein de force et de santé, le soixante-quatrième anniversaire de ma naissance. J'ai, comme tu te vois, échappé à la soixante-troisième année, année climatérique, écueil ordinaire des vieillards. J'ignore quel temps il me reste à vivre ; mais je prie les dieux de faire en sorte que vous trouviez après moi la République florissante et digne de passer entre vos mains, qui, je l'espère, en sauront prendre les rênes avec fermeté. »

VIII. Passage d'un discours que prononça l'ancien orateur Favorinus, pour fustiger le luxe de la table, lorsqu'il voulut faire passer la loi somptuaire dite Licinia.

J'ai lu un ancien discours de Favorinus, homme qui ne manque point d'éloquence, et je l'ai appris tout entier par cœur, pour bien me pénétrer de la haine que doivent inspirer nos dépenses et le luxe de nos tables. J'en citerai le passage suivant :
« Les intendants des tables, les arbitres du luxe vous disent qu'une table est servie sans délicatesse, si l'on enlève le mets qui vous est le plus agréable pour le remplacer par un autre plus choisi et plus relevé. Telle est la fleur du genre pour les efféminés du repas, à qui la profusion, poussée jusqu'à la satiété, tient lieu d'esprit. Le becfigue est le seul oiseau que l'on doive manger entier ; quant aux autres oiseaux, quant à la volaille engraissée, il faut la servir en assez grande quantité pour que les parties intérieures, à partir du croupion, suffisent à rassasier les convives ; autrement, quel triste repas ! Manger les parties supérieures d'un oiseau c'est n'avoir pas de palais. Si le luxe va croissant dans cette proportion, il ne restera plus qu'à se faire mâcher les morceaux, pour s'épargner, en mangeant, toute fatigue. Ne voit-on pas la litière de quelques hommes effacer, par l'éclat de l'or, de l'argent et de la pourpre, les autels des dieux immortels ? »

IX. Le poète Cécilius a fait frons masculin, non par licence poétique, mais par analogie.

C'est avec beaucoup de justesse que Cécilius a dit dans le Supposé :

nam hi sunt inimici pessumi, fronte hilaro, corde tristi,
quos neque ut adprendas neque uti dimittas scias.
Les pires de tous tes ennemis, sont ceux qui portent la gaieté sur le front et l'amertume dans le cœur ; on ne sait s'il faut les retenir ou les lâcher.

Je citai un jour ces vers dans un cercle de jeunes littérateurs où l'on s'entretenait d'un homme de cette espèce. Un grammairien assez distingué, qui était des nôtres, m'entendit, et s'écria : Quelle licence ! quelle audace à Cécilius, de dire fronte hilaro au lieu de fronte hilara. Un solécisme aussi énorme ne l'a pas épouvanté ! Loin de là, répliquai-je ; c'est nous qu'il faut accuser de hardiesse et de licence, nous qui faisons frons féminin, au mépris de l'analogie, et sans respect pour l'autorité des anciens . Ne lisons-nous pas, dans le cinquième livre des Origines de M. Caton : Postridie signis conlatis, aequo fronte, peditatu, equitibus atque alis cum hostium legionibus pugnavit, le lendemain il engagea le combat, et attaqua les légions ennemies avec son infanterie, sa cavalerie et ses ailes. Caton, dans le même ouvrage dit encore : recto fronte, un front droit. Laisse de côté, réplique mon demi-savant les autorités ; je veux croire qu'elles sont pour toi, mais donne-nous des raisons, si tu en as. Je répondis aussitôt avec une impatience que me permettait mon âge : Apprends, mon maître, une raison mauvaise sans doute, mais que tu ne réfuteras pas, cependant : tous les mots qui se terminent par les trois mêmes lettres que frons sont du genre masculin, ils ont au génitif la même syllabe pour désinence, comme mons, montagne, pons, pont, fons, fontaine. - Apprends, reprit-il en souriant, qu'il en est bien d'autres de cette espèce qui n'appartiennent pas au genre masculin. Tous alors lui demandèrent d'en citer un seul ; mais notre homme fit la grimace, n'ouvrit pas la bouche et changea de couleur. J'intervins : Va, lui dis-je, je te donne trente jours pour chercher tes exemples ; quand tu en auras trouvé, tu repasseras. C'est ainsi que je le congédiai, sans qu'il pût trouver un mot pour réfuter une règle de mon invention.

X. Suicide étonnant des jeunes Milésiennes.

Plutarque, au premier livre de son traité de l'âme, rapporte, au sujet des différentes maladies auxquelles l'âme humaine est sujette, que presque toutes les jeunes filles de Milet qui étaient dans la ville prirent un jour, sans motif connu, la résolution soudaine de se donner la mort, et que plusieurs même se pendirent. Ces suicides se multipliant tous les jours sans qu'il fût possible de remédier à cette manie obstinée, le peuple de Milet décréta que les jeunes filles qui se seraient donné la mort en se pendant seraient portées en terre toutes nues, avec le lien dont elles se seraient servies. Aussitôt les suicides cessèrent : la crainte seule de funérailles aussi ignominieuses les arrêta.

XI. Texte d'un sénatus-consulte qui chassait les philosophes de Rome. Autre texte d'un édit des censeurs contre les écoles de rhétorique qui commençaient à s'établir à Rome.

Sous le consulat de C. Fannius Strabon et de M. Valérius Messala, un sénatus-consulte fut porté contre les philosophes et les rhéteurs : « M. Pomponius, préteur, a consulté le sénat au sujet des philosophes et des rhéteurs dont il a été parlé dans la ville ; les sénateurs ont décidé que M. Pomponius, préteur, veillerait et aviserait comme bon lui semblerait, dans l'intérêt de la République et sous sa responsabilité, à ce qu'il n'y en eût plus dans Rome. » Quelques années après ce sénatus-consulte, Domitius Enobarbus et L. Licinius Crassus, censeurs, portèrent contre les rhéteurs latins l'édit suivant : « Il nous a été rapporté qu'il y a des hommes qui ont établi un nouveau genre d' enseignement ; que la jeunesse fréquente leur école; qu'ils prennent le nom de rhéteurs latins ; que les jeunes gens vont passer chez eux la journée entière dans l'oisiveté. Nos ancêtres ont déterminé ce que leurs enfants apprendraient, et les écoles qu'ils fréquenteraient. Ces innovations, contraires aux usages et aux mœurs des ancêtres, ne nous plaisent pas et ne nous paraissent pas bonnes. En conséquence, et pour ceux qui tiennent ces écoles et pour ceux qui ont coutume d'y aller, nous avons cru devoir faire connaître notre sentiment : cela ne nous plaît pas. »
Ce ne fut pas seulement dans ces temps, dont l'extrême rudesse n'avait pas encore été polie par les arts de la Grèce, que les philosophes furent chassés de Rome : sous l'empereur Domitien, ils furent encore bannis par un sénatus-consulte ; Rome et l'Italie leur furent interdites. À cette époque, le philosophe Épictète, atteint par le sénatus-consulte, se retira de Rome à Nicopolis.

XII. Passage très remarquable d'un discours de Gracchus sur sa modération et la pureté de ses mœurs.

C. Cracchus, à son retour de Sardaigne, harangua le peuple assemblé. Voici plusieurs fragments de son discours : « Je me suis, dit-il, conduit dans la province comme j'ai cru que vos intérêts le demandaient, et non comme mon ambition aurait pu l'exiger. Il n'y eut jamais chez moi ni festins, ni enfants au beau visage; à ma table vos enfants étaient plus respectés que dans les places d'armes. » Un peu après, il ajoute : « Telle a été ma conduite, qu'on ne saurait dire avec vérité que j'ai jamais reçu en présent un as, ni que personne se soit mis en frais pour moi. Je suis demeuré deux ans dans la province : si jamais courtisane est entrée dans ma demeure, si jamais jeune esclave a été sollicité par moi, regardez-moi comme le dernier et le plus misérable des hommes ; et si telle a été ma réserve envers leurs esclaves, vous pouvez juger quelle a été ma conduite envers vos enfants. » On lit encore dans le même discours : « Romains, les ceintures qu'à mon départ de Rome j'emportai pleines d'argent, je les ai rapportées vides de la province. D'autres ont rapporté pleines d'argent des amphores qu'ils avalent emportées pleines de vin. »

XIII. Verbes déponents, qui sont tout à la fois actifs et passifs, et que les grammairiens appellent communs.

Utor, vereor, hortor et consolor sont des verbes communs ; on peut dire indifféremment : vereor te, je te respecte, et vereor abs te, c'est-à-dire tu me respectes ; utor te, je me sers de toi, et utor abs te, c'est-à-dire tu te sers de moi ; hortor te, je t'exhorte, et hortor abs te, c'est-à-dire tu m'exhortes ; consolor te, je te console, et consolor abs te, c'est-à-dire tu me consoles. Testor, j'atteste, et interpretor j'interprète, prennent aussi la double signification. Mais tous ces verbes ne sont pas usités dans le second des deux sens, et l'on doute même souvent qu'il s'en trouve des exemples. Afranius a dit, dans les Cousins :

em isto parentum est vita vilis liberis,
ubi malunt metui, quam vereri se ab suis
,
La vie des pères n'est pas chère aux enfants, lorsqu'ils préfèrent en être craints plutôt que respectés,

Ici vereri est employé dans le sens le moins usité.

Novius, dans son Ligariaca, prend le verbe utitur dans le sens opposé :
Quia supellex multa, quae non utitur, emitur tamen.
Il est beaucoup de meubles qui ne sont d'aucun usage, et cependant on les achète.

c'est-à-dire dont on ne se sert pas. M. Caton, dans le cinquième livre des Origines, a écrit :

exercitum suum pransum, paratum, cohortatum eduxit foras atque instruxit,
après que son armée eut pris son repas, fut prête et exhortée, il la fit sortir du camp et la rangea en bataille.

Consolor se trouve aussi employé dans le sens passif, contre l'usage, dans la lettre que Q. Métellus écrit de l'exil à Cn. et L. Domitius : At cum animum vestrum erga me video, vehementer consolor, et fides virtusque vestra mihi ante oculos versatur. Lorsque je vois vos sentiments pour moi je suis grandement consolé ; et alors votre fidélité et votre vertu se présentent à mes yeux. M. Tullius emploie également re testata, choses, affirmées, et interpretata, choses interprétées, de la même manière dans le premier livre de la Divination, comme si testor et interpretor étaient des verbes communs. Salluste dit de même : Dilargitis proscriptorum bonis, les biens des proscrits ayant été employés en largesses, comme si largior était aussi un verbe commun. Pour veritum, on a craint, de même que puditum, on a honte, et pigitum, on se repent, il a été employé impersonnellement et à l'infinitif, non seulement par les auteurs anciens, mais par M. Tullius lui-même, dans le second livre de son traité des Biens et des Maux, où il dit : Primum Aristippi Cyrenaicorumque omnium, quos non est veritum in ea voluptate, quae maxima dulcedine sensum moveret, summum bonum ponere, d'abord Aristippe et tous les Cyrénéens, qui n'ont pas rougi de placer le souverain bien dans le plaisir qui flatterait le plus agréablement les sens. - Dignor, je juge digne et je suis jugé digne, veneror, je respecte et je suis respecté, confiteor, je reconnais. et je suis reconnu, et testor, je témoigne et je suis invoqué comme témoin, se trouvent aussi au nombre des verbes communs. Aussi Virgile a dit :

coniugio, Anchisa, Veneris dignate superbo,
Anchise, toi qui as été jugé digne d'entrer dans la noble couche de Vénus,

.... Cursusque dabit venerata secundos.
adorée, elle protégera ta course.

On lit dans les Douze Tables, à l'article qui concerne les dettes avouées : Aeris confassi rebusque judicatis triginta dies iusti sunto, quand une dette est avouée et déclarée par le magistrat que trente jours soient accordés. On lit dans les mêmes Tables : qui se sierit testarier libripensve fuerit, ni testimonium fariatur, inprobus intestabilisque esto. Celui qui aura consenti à être témoin, ou aura été porte-balance, s'il ne porte témoignage, qu'il soit déclaré infâme, incapable de témoigner et indigne du témoignage d'autrui.

XIV. Tournure de phrase empruntée à la langue grecque par Métellus le Numidique.

Q. Métellus le Numidique a employé, dans te troisième livre de son Accusation contre Valérius Messala, une forme nouvelle dont j'ai pris note. Voici le passage : Cum sese sciret in tantum crimen venisse atque socios ad senatum questum flentes venisse sese pecunias maximas  exactos esse, sachant qu'une très grave accusation pesait sur lui, et que les alliés étaient venus en larmes pour se plaindre d'exactions énormes. Métellus dit : Sese pecunias maximas exactos esse au lieu de pecunias a se esse maximas exactas.  J'ai cru reconnaître là une tournure grecque. En effet, les Grecs disent εἰσεπράξατό με ἀργύριον ce qui revient à exegit me pecuniam, Il m'a tiré de l'argent. Si l'on admet cette forme, pourquoi refuserait-on la suivante : Exactus esse aliquis pecuniam, il a été tiré de l'argent à quelqu'un. Et Cécilius paraît avoir adopté la même tournure dans l'Eschyle supposé :

Ego illud minus nihilo exigor portorium;
pour Nihilominus exegit de me portorium,
on n'en exige pas moins de moi un droit de passage.

XV. Les anciens auteurs ont dit passis velis, les voiles déployées, et passis manibus les mains étendues, non du verbe patior, je souffre, auquel ce participe appartient, mais du verbe pandor, je suis délié, auquel il est étranger.

De pando, je délie, les anciens ont dit passum, étendu, et non pansum ; et, avec la préposition, expassum, et non expansum. On lit dans Synaristoses de Cécilius :

heri vero prospexisse eum se ex tegulis,
haec nuntiasse et flammeum expassum domi.
Il le vit hier du haut du toit ; il l'a raconté, ajoutant que le voile rouge est déployé dans la maison.

On dit aussi capillo passo pour exprimer qu'une femme a les cheveux épars et en désordre ; on écrit passis manibus et velis passis pour signifier les mains étendues et les voiles déployées. De même Plaute, dans le Soldat glorieux, changeant la lettre a en e, selon l'usage, dans les mots composés, dit dispessis, lieu de dispassis :

credo ego istoc exemplo tibi esse eundum extra portam,
dispessis manibus patibulum cum habebis
Je crois qu'à son exemple, tu vas aller hors de la porte de la ville prendre place au gibet, les mains étendues.

XVI. Singulier genre de mort de Milon de Crotone.

Milon de Crotone, athlète fameux, qui, selon les chroniques a été couronné dans la cinquantième olympiade, périt d'une manière aussi malheureuse qu'extraordinaire. Il était déjà dans un âge avancé , et avait renoncé aux exercices de son art, lorsque, traversant seul une forêt de l'Italie, il vit sur le bord de la route un chêne largement ouvert par le milieu. Alors, désirant, je crois, éprouver s'il lui restait encore quelque force, il mit ses mains dans le creux de l'arbre, et fit effort pour le déchirer et le fendre. Il le fendit, en effet, à moitié ; mais comme, se croyant au bout de son dessein, il lâchait prise, les deux parties de l'arbre, que la force ne séparait plus, reprirent leur position naturelle, saisirent ses mains en se rapprochant, et retinrent ce malheureux, qui servit de pâture aux bêtes féroces. 

XVII. Motif qui fit renoncer les jeunes gens nobles d'Athènes au jeu de la flûte, depuis longtemps en honneur dans leur patrie.

Alcibiade se livrait à l'étude des sciences et des arts libéraux chez Périclès, son oncle. Ce dernier fit venir le joueur de flûte Antigenidas, pour enseigner au jeune Athénien son art, qui était alors fort en honneur. Alcibiade prit la flûte, l'approcha de ses lèvres et souffla, mais, tout honteux de se voir ainsi enflé, il jeta l'instrument et le brisa. Le bruit s’en répandit, et les Athéniens abandonnèrent unanimement la flûte. Cette anecdote est racontée au vingt-neuvième Commentaire de Pamphile.

XVIII. La bataille que les deux parties se livrèrent dans les plaines de Pharsale et la victoire de C. César, prédites le jour même à Padoue, ville d'Italie, par un prêtre inspiré.

Le jour où C. César et Cn. Pompée, tous deux chefs de la guerre civile, se livrèrent bataille dans la Thessalie, il arriva à Padoue, ville de l'Italie, au-delà du Pô, un fait digne d'être rapporté. Un prêtre, nommé Cornélius, de naissance illustre, que le caractère sacré de son ministère et la pureté de ses mœurs rendaient respectable, fut saisi d'un soudain enthousiasme, et annonça qu'il voyait au loin un combat très acharné : la retraite des uns, le mouvement en avant des autres, le carnage, la fuite, le vol des traits, la reprise du combat, le choc, les gémissements, les blessures, tout cela était là, sous ses yeux, comme s'il eût été présent au champ de bataille. Puis, « César est vainqueur ! » s'écria-t-il tout à coup. L'inspiration du prêtre Cornélius fut d'abord prise pour folie ; mais elle fut bientôt un sujet de grand étonnement : Ce n'était pas seulement pour le jour de la bataille, livrée dans les plaines de Pharsale, et l'issue du combat, que la prédiction était exacte ; les vicissitudes de la lutte, les mouvements mêmes des deux armées, n'avaient pas été moins fidèlement retracées par ses transports et ses paroles prophétiques.

XIX. Fragment remarquable de la satire de M. Varron intitulée des Festins.

Il y a beaucoup de gens auxquels on peut appliquer ce que dit M. Varron dans la satire intitulée des Festins ! Voici le passage : « Si tu as donné à la philosophie la douzième partie des soins que tu as dépensés pour que ton boulanger te fasse du bon pain, depuis longtemps tu serais homme de bien. Ceux qui connaissent ton boulanger en donneraient cent mille sesterces; qui te connaît, ne donnerait pas cent as de toi. »

XX. Particularités sur la naissance, la vie, les mœurs et la mort d'Euripide.

La mère du poète Euripide, nous dit Théopompe, gagnait sa vie à vendre des légumes. Quand il naquit, les Chaldéens prédirent à son père que dès son adolescence il serait vainqueur dans des combats ; telle était sa destinée. Le père, le croyant appelé à devenir athlète, le fortifia par les exercices du corps, et le conduisit à Olympie pour y lutter contre les jeunes athlètes. La première fois, l'incertitude de son âge empêcha de l'admettre dans la lice ; dans la suite, il combattit dans les jeux d'Éleusis et dans ceux de Thésée, et fut couronné. Il ne tarda pas à passer des exercices du corps à la culture de l'esprit. Il suivit les leçons d'Anaxagore pour la physique, de Prodicos pour rhétorique, et de Socrate pour la philosophie morale. A l’âge de dix-huit ans, il fit l'essai d'une tragédie. Il y a dans l'île de Salamine une sombre et affreuse caverne, que j'ai vue ; et c'est là, selon Philochore, qu'Euripide composait. Il avait, dit-on, pour les femmes en général une aversion extrême, cette aversion lui était-elle naturelle, ou bien était-elle la suite d'un double mariage qu'il avait contracté à une époque où la loi d'Athènes permettait d'épouser deux femmes à la fois, et dont il n'avait pas eu lieu d'être satisfait ? Aristophane fait allusion à cette horreur d'Euripide pour les femmes, dans les vers suivants des premières Thesmophories.

Je vous le dis donc, et vous engage toutes à châtier est homme, pour plusieurs motifs : il vous traite en vraies rustres, mesdames, nourri qu'il est d'herbes de la campagne.

Voici maintenant des vers d'Alexandre l'Étolien sur le même :

Le disciple du vieil Anaxagore me semble d'un abord sauvage ; il n'est pas ami du rire, et le vin même ne le déride pas; mais ce qu'il écrit a la douceur du miel et de la voix des sirènes.

Il s'était retiré auprès d'Archelaüs, roi de Macédoine, qui l'avait admis dans son intimité. Or, une nuit qu'il revenait d'un dîner où ce roi l'avait invité, il fut déchiré par des chiens qu'un rival avait lâchés sur lui, et mourut de ses blessures. Les Macédoniens honoraient à tel point ses cendres et sa mémoire, qu'ils s'écriaient en toute occasion : « Puisse ta tombe, Euripide, à jamais périr ! » L'illustre poète, en effet, avait été enseveli dans la terre de Macédoine ; et quand les ambassadeurs d'Athènes vinrent solliciter la permission d'emporter les restes du poète, dans sa patrie, les Macédoniens furent unanimes dans leur refus.

XXI. Les fils de Jupiter sont représentés par les poètes pleins de sagesse et d'humanité, ceux de Neptune, inhumains et féroces.

Chez les poètes, les fils de Jupiter sont représentés pleins de vertu, de sagesse et de force : tels sont Éaque, Minos et Sarpédon ; les enfants de Neptune, au contraire, comme nés de la mer y apparaissent féroces, cruels, étrangers à tout sentiment d'humanité : tels sont le Cyclope, Cercyon, Scyron et les Lestrygons.

XXII. Trait de la vie de Sertorius ; son habileté, ses ruses et ses artifices pour s'attacher les soldats barbares.

Sertorius fut homme actif, général distingué, habile à manier et à régir une armée. Dans les conjonctures difficiles, il mentait à ses soldats, s'il y avait utilité à mentir ; il leur lisait des lettres, imaginait des songes, de fausses inspirations, quand les expédients lui semblaient propres à agir sur l'esprit des soldats. Voici un trait remarquable de ce général : Un Lusitanien lui avait donné une biche blanche, d'une rare beauté et d'une même vivacité ; il sut persuader à tous qu'elle était un don du ciel, qu'inspirée par Diane, elle s'entretenait avec lui, lui donnait des conseils, et lui apprenait ce qu'il avait à faire. Avait-il à commander à ses troupes quelque chose de pénible, il ne faisait qu'exécuter ce qu'avait dit la biche : aussitôt tous s'empressaient de lui obéir comme à un dieu. Un jour, cette biche, effrayée par le tumulte du camp à la nouvelle d'une attaque des ennemis, prit la fuite, et se cacha dans un marais voisin. Après d'inutiles recherches, on la crut morte. Quelques jours après, on vint annoncer à Sertorius qu'elle était retrouvée. Il recommanda le silence à celui qui était venu lui en apporter la nouvelle, avec menace de le punir s'il parlait ; il lui ordonna de lâcher tout à coup la biche le lendemain dans le lieu où il se trouverait avec ses amis. Le lendemain donc, il réunit ses amis, et leur raconta qu'il avait vu pendant son sommeil sa biche, que l'on croyait morte, revenir à lui, et l'instruire comme par le passé ; aussitôt il fait un signe à l'esclave, et la biche se précipita dans la chambre, au milieu des cris que l'étonnement fit jeter. Sertorius sut, dans des occasions importantes, tirer un grand parti de cette crédulité des barbares. Il est avéré que de toutes les peuplades qui faisaient cause commune avec lui, pas un homme, malgré de nombreux revers, ne fit défection ; et l'on sait combien ces peuples sont versatiles. 

XXIII. Époque où ont fleuri les célèbres historiens Hellanicus, Hérodote et Thucydide.

 Hellanicus, Hérodote, Thucydide, tous trois historiens, fleurirent avec éclat presque dans le même temps, et il y eut peu de différence entre leur âge. En effet, au commencement de la guerre du Péloponnèse, Hellanicus paraît avoir eu soixante-cinq ans, Hérodote cinquante-trois, Thucydide quarante. On peut consulter là-dessus le onzième livre de Pamphile.

XXIV. Jugement que Vulcatius Sédigitus, dans son ouvrage sur les Poètes, porte sur les comiques latins.

Sedigitus, dans son ouvrage sur les Poètes, a ainsi jugé et classé par ordre de mérite, nos auteurs comiques : Nous avons vu bien des gens ne savoir à qui donner la palme de la poésie comique. Je vais, moi, trancher la difficulté, et juger la question en dernier ressort. Je donne la palme à Cécilius Statius ; Plaute, après lui, laisse aisément les autres en arrière. Névius, qui a de la verve, aura la troisième place ; la quatrième, s'il y en a une, appartient à Licinius. A la suite de Licinius, marchera Attilius. Térence prendra après eux la sixième place, Turpilius la septième, Trabéa la huitième. J'accorderai volontiers la neuvième à Luscius ; enfin Ennius sera le dixième, à cause de son ancienneté.

XXV. Mots nouveaux que j'ai rencontrés dans les mimiambes de Cn. Matius.

Cn. Matius, homme très instruit, a, dans ses mimiambes créé, avec autant de goût que de raison, la mot recentari, c'est-à-dire renaître, se renouveler, par analogie du mot grec ἀνανεοῦνται. Voici les vers où ce mot se trouve :

Jam jam albicascit Phoebus, et recentatur
Commune lumen hominibus voluptasque.
Déjà Phébus commence à blanchir ; déjà se renouvelle, recentatur, la lumière qui éclaire tous les hommes, et le plaisir avec elle.

Matius dit encore, dans ses mimiambes, edulcare, c'est-à-dire rendre plus doux. Je cite le passage : 

Quapropter edulcare convenit vitam,
Curasque acerbas sensibus gubernare.
Aussi convient-il de rendre la vie plus douce, et de faire par la volupté diversion aux amers chagrins.

XXVI. Définition du syllogisme par Aristote. Traduction de cette définition.

Aristote a défini le syllogisme : Λόγος, ἐν ᾤ τεθίντων τινῶν, ἑτερόν τι τῶν κειμένων ἐξ ἀνάγκης ; συμβαίνει διὰ τῶν κειμένων.  Il me semble que cette définition pourrait être ainsi traduite : « Le syllogisme est un raisonnement où, certaines choses étant prouvées, une chose autre que celles qui ont été accordées se déduit nécessairement des choses qui ont été accordées. »

XXVII. Ce que l'on doit entendre par comita calata, curiata, centuriata, tributa, concilium et autres mots semblables.

Lélius Félix, dans le premier de ses livres adressés à Q. Mucius, dit que Labéon entend par comitia calata, les comices qui se tiennent en présence du collège des pontifes, pour inaugurer le roi des sacrifices ou des flamines : les uns sont curiata par curies ; les autres centuriata, par centuries. Les premiers sont convoqués, calata, par le licteur, appelé lictor curiatus, licteur par curie ; les seconds, à son de cor. Dans les comices appelés calata, convoqués, on consacrait les objets du culte et on faisait les testaments ; car nous savons qu'il y avait trois espèces de testaments : les premiers, calatis comitiis, les comices étant convoqués, étaient faits dans l'assemblée du peuple ; les seconds, in procinctu, tout armé, quand l'armée était rangée en bataille pour livrer combat ; les troisièmes, per mancipitationem familiae, par mancipation de la famille, dans lesquels on employait l’airain et la balance. On lit encore dans l'ouvrage de Lélius Félix : Lorsque le magistrat ne rassemble pas l'universalité, mais seulement une partie du peuple, il n'y a point comitia, comices, mais concilium, assemblée. Les tribuns, par exemple, ne convoquent pas les patriciens, et ne peuvent rien leur soumettre : aussi n'appelle-t-on pas proprement lois, mais plébiscites, les décrets portés sur la proposition des tribuns du peuple. Primitivement les plébiscites n'étaient pas obligatoires pour les patriciens ; ce ne fut qu'en exécution d'une loi qu'Hortensius fit passer durant sa dictature, qu'ils s'étendirent à tous les citoyens sans exception. » On lit dans le même livre : « Si les suffrages sont recueillis par familles, les comices sont par curies, curiata ; et si l'on vote d'après l'âge et le cens, ils sont par centuries, centuriata ; enfin, si l'on vote par régions et localités, les comices sont par tribus, tributa. Les comices par centuries ne peuvent être tenus dans l'enceinte du pomérium, parce que c'est seulement en dehors de Rome, et jamais dans son enceinte, que l'on peut commander une armée. Voilà pourquoi les comices par centuries se tiennent dans le Champ-de-Mars ; et l'armée y est d'ordinaire sous les armes, par mesure de précaution, le peuple étant alors occupé à donner des suffrages.

XXVIII. Erreur de Cornelius Nepos, qui prétend que Cicéron n'avait que vingt-trois ans lorsqu'il plaida pour Sextus Roscius.

Cornelius Nepos est un historien fort exact ; il fut, autant que personne, l'ami et l'intime de M. Cicéron ; néanmoins, dans le premier livre de la Vie de M. Cicéron, il paraît s'être trompé, en disant qu'il était âgé de vingt-trois ans lorsqu'il plaida sa première cause et défendit Sextus Roscius, accusé de parricide. En effet, si l'on compte les années écoulées depuis le consulat de Q. Cépion et de Q. Serranus, date de la naissance de M. Cicéron, arrivée trois jours avant les nones de janvier, jusqu'au consulat de M. Tullius et Cn. Dolabella, époque où il plaida pour Quintius une cause privée devant Aquilius Gallus, on trouve un intervalle de vingt-six ans. Il est hors de doute qu'il défendit Sextus Roscius, accusé de parricide, un an après avoir plaidé pour Quintius, sous le consulat de L Sylla Felix et Q. Métellus Pius ; il avait donc vingt-sept ans. Pédianus Asconius a relevé une erreur semblable dans Fénestella, qui l'avait fait plaider pour Sextus Roscius dans sa vingt-sixième année. L'erreur de Cornélius Népos est plus grande que celle de Fénestella ; mais on peut supposer qu'un excès de zèle et d'amitié lui fit supprimer quatre ans, afin d'accroître l'admiration pour un orateur qui aurait, si jeune encore, déployé tant d'éloquence. Des écrivains qui goûtent les deux orateurs, ont consigné cette remarque, que Démosthène et Cicéron ont, au même âge, débuté avec éclat au barreau, en plaidant, l'un contre Androtion et Timocrate à vingt-sept ans, l'autre pour P. Quintius à vingt-six ans, et pour Sextus Rosscius un an plus tard. Ils ont vécu aussi à peu près le même nombre d'années, Cicéron soixante-trois ans, Démosthène soixante.

XXIX. Tournure de phrase inusitée, employée par l'historien L. Pison.

Rien n'est plus connu ni plus usité que les deux façons de parler : Mihi nomen est Julio et mihi nomen est Julii, je m'appelle Jules. J'en ai trouvé une troisième tout à fait inusitée dans L. Pison, au second livre des Annales; voici le passage : L. Tarquinum collegam suum, il redoute Tarquin son collègue, parce qu'il a nom Tarquin ; quia Tarquinium nomen esset metuere ; eumque orat, uti sua voluntate Romam contendat et le conjure de se rendre à Rome volontairement. - Quia Tarquinium nomen esset, c'est comme si je disais : Mihi nomen est Julium, je m'appelle Jules.

XXX. Petorritum, nom de char, vient-il de ta langue grecque ou de la langue gauloise ?

Les gens qui n'abordent que fort tard l'étude des lettres, et n'y apportent qu'un esprit déjà usé et desséché par un autre genre de vie, s'ils sont naturellement bavards et un peu subtils se montrent tout à fait ridicules dans l'étalage qu'ils font de leur savoir littéraire. A cette espèce appartient l'homme qui nous débita l'autre jour de très subtiles bagatelles au sujet de petorrita. Comme on se demandait quelle était la forme de cette sorte de char, et de quelle langue venait ce mot, il fit du char une description bien erronée, dit que le mot était grec, et signifiait roue volante. Il changeait une lettre, et voulait que petorritum fût une altération de petorrotum. Valérius Probus, disait-il, l'avait écrit de cette manière. Pour moi, quoique je me sois procuré la plupart des ouvrages de Probus, je n'y ai rencontré ce mot nulle part, et je doute qu'il l'ait jamais employé ailleurs. En effet, petorritum n'est pas un mot à moitié grec, il vient tout entier de delà des Alpes : c'est un terme gaulois. M. Varron nous l'apprend au quatorzième livre des Choses divines, où, après avoir parlé du petorritum, il dit que petorritum est un mot gaulois, et lancea un mot espagnol et non latin.

XXXI. Paroles des députés rhodiens à Démétrius, général ennemi qui assiégeait leur ville, au sujet du célèbre portait de l'Ialysus.

Démétrius, un des plus illustres capitaines de son siècle, assiégeait la capitale de la fameuse île de Rhodes, ville très belle, très riche en chefs-d'œuvre de l'art. L'habileté et l'expérience de ce général dans l'art des sièges, et l'invention de plusieurs machines savantes, lui avaient fait donner le surnom de Poliorcète. Durant le siège, il avait formé le projet d'attaquer, de saccager et de livrer aux flammes quelques édifices publics situés hors des murs et qui n'avaient qu'une faible garnison. Un de ces édifices renfermait le fameux tableau de l'Ialysus, dû au pinceau du célèbre Protogène ; ce chef-d'œuvre excitait l'envie et la colère de Démétrius. Les Rhodiens lui envoient des députés chargés de lui dire : « Quel motif te porte à ensevelir ce tableau sous des ruines fumantes ? Si tu triomphes de nous toute la ville est à toi, et avec elle le tableau intact ; mais si tes efforts sont inutiles, prends garde qu'on ne dise, à ta honte, que n'ayant pu vaincre les Rhodiens, tu as fait la guerre aux mânes de Protogène. » Dès qu'il eut entendu ce discours, Démétrius leva le siège, épargnant à la fois et la ville et le tableau.