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OEUVRES D'HIPPOCRATE

LA LOI

INTRODUCTION

 

Si Nñmow ne signifiait que la loi comme l'entendent les jurisconsultes, le contenu de cette petite pièce ne répondrait pas à son titre, car c'est moins une loi que le préambule, que les considérants d'une loi. Mais Nñmow dans les auteurs grecs et, en particulier, dans Hippocrate, est pris dans un très grand nombre d'acceptions différentes (a) ; il doit signifier ici l'ensemble des préceptes d'après lesquels on se forme à une science ou à un art. L'auteur se propose en effet de tracer d'une manière générale la route à suivre dans l'étude de la médecine. Attaquant d'abord les mauvais médecins, vrais figurants de théâtre, qui perdent l'art par leur ignorance et leur témérité, il en vient, par une conséquence toute naturelle, à indiquer les moyens qu'il juge capables de mettre fin à ces abus; et c'est à ce propos qu'il compare si ingénieusement l'étude de la médecine à la culture des plantes.
La Loi est rangée par Érotien dans les livres qui concernent l'étude de l'art en général ; c'est un de ces traités appelés isagogiques, c'est-à-dire servant d'introduction. Admise comme légitime par Lémos, par Heurn , par Sprenget, rejetée par Mercuriali, Gruner, Grimm et Ackermann, cette pièce a été composée à une époque où la médecine n'étant déjà plus le monopole des corporations, était tombée en quelque sorte dans le domaine public, et de là dons les mains des charlatans, d'où l'auteur s'efforce de l'arracher.

La Loi n'offre pas de caractère bien tranché; il n'est donc pas facile d'en préciser l'origine, et, si ce n'est par la dernière phrase, elle n'a pas d'analogie avec le Serment, pièce toute sacerdotale et d'une date évidemment plus reculée.  

LA LOI

1. LA médecine est de tous les arts le plus relevé; mais l'ignorance de ceux qui l'exercent, le peu de discernement de ceux qui jugent les médecins, l'ont, à notre époque, rabaissé au-dessous de tous les autres. Voici, ce me semble, le principal motif de ce préjugé : c'est que la médecine est la seule profession [dont le mauvais exercice] n'est puni dans les villes que par l'ignominie. Mais l'ignominie ne blesse pas ceux qui en sont pétris ; car de pareils médecins ressemblent exactement aux figurants qu'on introduit dans les tragédies ; comme ceux-ci ont le maintien, l'habit et le masque d'un acteur, mais ne sont pas des acteurs; de même il est beaucoup de médecins de nom, et fort peu (01) de fait.
2. Celui qui veut arriver à une connaissance intime de la médecine doit réunir les dispositions naturelles, une science acquise, un séjour favorable [aux études] (02), une instruction commencée dès l'enfance (03), l'amour du travail et une longue application. Il faut donc mettre au premier rang les dispositions naturelles ; car si la nature résiste, tout effort devient inutile. Mais si la nature elle-même conduit pour le mieux, on arrive à l'instruction dans l'art ; on doit l'acquérir avec intelligence en se formant dès le jeune âge dans un séjour parfaitement approprié à l'étude ; il est encore besoin d'y apporter pendant longtemps une application soutenue, afin que la science germe dans l'esprit et produise heureusement des fruits en pleine maturité. Ce qu'on observe dans la culture des plantes s'applique également à l'étude de la médecine. Notre nature, c'est le champ ; le précepte du maître, c'est la semence ; l'étude commencée dès le jeune âge rappelle la saison où la semence doit être confiée à la terre ; le séjour dans un lieu favorable à l'enseignement, c'est l'air qui nourrit les plantes qu'il entoure; l'assiduité à l'étude, c'est le labourage (04). Enfin le temps fortifie toutes ces choses pour les amener à parfaite maturité. C'est après avoir apporté ces conditions nécessaires à l'étude de la médecine, c'est après en avoir pris une connaissance exacte , qu'il faut parcourir les villes (05), afin de n'être pas réputé seulement médecin de nom, mais médecin de fait (06) ; car l'inexpérience est, pour ceux qui la possèdent , un mauvais trésor , un mauvais fond , toujours nuisible pendant le sommeil comme pendant la veille (07). Elle ne connaît ni la tranquillité d'âme, ni la gaîté dlu coeur : c'est la mère de la timidité et de la témérité. La timidité décèle l'impuissance, et la témérité l'ignorance de l'art ; car il y a deux choses, la science et l'opinion ; celle-là conduit au savoir, celle-ci à l'ignorance.
3. Au reste, les choses saintes sont révélées à ceux qui sont saints ; mais il n'est point licite de les confier aux profanes avant qu'ils ne soient initiés aux mystères de la science.

(a) Cf. Foes, oecon., et Erotien, éd. de Franz, p. 26O et 262 , au mot Nñmow.

(01P‹gxu baioÛ. Baiñw avec le sens qu'il a ici ne se trouve en prose que dans Hippocrate, (Cf. Th. ling. gr., éd. Didot, au mot Baiñw.
(02Les manuscrits et les imprimés, y compris l'édition de P. Manuel faite sur les manuscrits de Venise (1542), ont trñpou eéfu¡ow, j'ai lu avec Foës et Coray tñpou quelques lignes plus bas j'ai suivi la même correction.
(03Platon, dans sa République, liv. III, disait : "Les médecins seraient très habiles s'ils commençaient dés l'enfance à s'appliquer à l'étude de l'art, et s'ils se familiarisaient le plus possible avec les malades."
(04) Plutarque a dit, dans son traité de l'Education des enfants : "De même que dans l'agriculture il faut choisir une bonne terre, un laboureur habile, des semences de bonne qualité, ainsi dans l'éducation, la nature répond au sol , le maître à l'agriculteur, ses préceptes et ses enseignements aux semences." 
(05) On appelait périodeutes (ambulants) les médecins qui parcouraient les villes et fréquentaient les cours des princes, soit pour se perfectionner, soit pour exercer la médecine à prix d'argent. Les périodeutes appartenaient généralement à l'ordre des Asclépiades, et Hippocrate lui-même avait certainement parcouru différentes villes pour y pratiquer la médecine. Mais il y avait aussi d'autres médecins périodeutes. Ainsi Démocède, de l'institut de Pythagore, exerça la médecine avec distinction et bonheur à Egine à Athènes, à Samos, et ensuite à la cour du roi de Perse. (Hérod., III, 131.) - Etienne (éd. de Dietz, p. 501 ) parle aussi d'un oculiste périodeute qui s'était rendu très célèbre à Rome, du temps de Galien. Cf. sur les Périodeutes, Choulant, lib. cit. Geschichte der Asclepiaden (Histoire des Asclépiades), p. 111 et suiv. ; - Littré, t. I, p. 10 et suiv.; - Sprengel, Hist. de la Méd. , t. 1, p. 270 et suiv.
(06)  M¯ lñgÄ moènon , ŽllŒ kaÜ ¦rgÄ Þhtroçw nomÛzesyai c'est à-dire qu'il faut joindre la théorie à la pratique. Cette opposition de prgma et de ¦rgon à lñgow et à önoma, est très fréquente chez les auteurs grecs, et en particulier dans la collection hippocratique ; elle constitue des idiotismes dont le sens varie. (Cf. sur ce sujet, Moisson., Adnot. in Eunap., Amsterd., 1822 , p. 420-424 et 599.)
(07)  kaÜ önar kaÜ ìpnar (mot â mot, le rêve pendant le sommeil, la vision réelle pendant la veille) est une locution proverbiale fréquemment employée par les auteurs grecs pour signifier toujours, toute la vie ; ou, comme nous disons, jour et nuit ; önar  et ìpnar séparés l'un de l'autre, signifient en rêve et en réalité, comme on le voit dans saint Basile, contra Foeneratores, éd. Sinner, p. 74 et 485 de son Delectus SS. Patrum graecorum. Paris, 1842.