Hippocrate

HIPPOCRATE

 

TOME VII

INTRODUCTION

 

HIPPOCRATE

 

 

 

ŒUVRES

 

COMPLÈTES

 

D'HIPPOCRATE,

 

TRADUCTION NOUVELLE

AVEC LE TEXTE GREC EN REGARD,


COLLATIONNÉ SUR LES MANUSCRITS ET TOUTES LES ÉDITIONS ;


ACCOMPAGNÉE D'UNE INTRODUCTION,


DE COMMENTAIRES MÉDICAUX, DE VARIANTES ET DE NOTES PHILOLOGIQUES;


Suivie d'une table générale des matières.

 

PAR É. LITTRÉ,


DE L'INSTITUT (ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES - LETTRES ),

DE LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE NATURELLE DE HALLE,

DE LA SOCIÉTÉ DE BIOLOGIE DE PARIS,

DE LA SOCIÉTÉ MÉDICALE D'ATHENES,

ET MEMBRE CORRESPONDANT DE L'ACADÉMIE HERCULANÉENNE D'ARCHÉOLOGIE.


Tοῖϲ τῶν παλαιν ἀδρῶν
ὁμιλῆσαι
γράμμασι.
GAL.


TOME SEPTIÈME.



A PARIS,

CHEZ J. B. BAILLI ÈRE,

LIBRAIRE DE L'ACADÉMIE NATIONALE DE MÉDECINE,


RUE HAUTEFEUILLE, N° 49.

LONDRES, CHEZ H. BAILLIÊRE, 219, REGENT-STREET ;

A NEW-YORK, CHEZ H. BAILLIERE, 169, FULTON-STREET;

A MADRID, CHEZ CH. BA1LLY-BAILLIÈRE, LIBRAIRE, CALLE DEL PRINCIPE, 11
1851.



PRÉFACE.

Depuis la publication du sixième volume de mon édition des livres hippocratiques, il a paru, sur Hippocrate, quelques travaux dont je vais rendre compte au début de ce septième volume.

Époque d'Hippocrate et circonstances de sa vie.— M. Petersen, qui a déjà publié un mémoire fort intéressant sur Hippocrate (1) vient de reprendre cette question (2). Pour les médecins qui s'occupent de l'histoire et de l'interprétation des anciens livres médicaux, c'est une bonne fortune qu'un philologue de profession vienne à leur secours, surtout quand ce philologue est un homme aussi éminent, par son érudition, que M. Petersen. Je vais donc traiter ce nouveau mémoire comme l'ancien (3), en donner une analyse étendue, et exposer ensuite quelles modifications dans mes propres idées ont été amenées par les recherches du savant de Hambourg.

Le mémoire est divisé, en deux parties : 1° Chronologie d'Hippocrate ; 2° Les trois documents relatifs à la vie d'Hippocrate.

Chronologie d'Hippocrate. On sait que dans la vie d'Hippocrate, attribuée à Soranus, la naissance de ce médecin est donnée, avec une grande précision, le 1er du mois Agrianos, la première année de la LXXXe olympiade, sous le gouvernement d'Abriadas vi (460-459 avant J. C.). M. Petersen croit Hippocrate plus ancien. D'après George Cedrenus( (Histor. Comp.. ed. Bas., p. 118), Hippocrate est célèbre sous Darius, fils d'Hystaspe, par conséquent avant 485 (4). George Syncelle (éd. Par., 4652, p. 248), place le moment de sa renommée au temps du dictateur romain Rufus Larttius, en 504 (5) ; le même auteur, dans un autre endroit (6), le nomme, avec Démocrite, Empédocle, Zénon et Parménide, et met la gloire de tons ces hommes sons Artaxerxés Longuemain, par conséquent entre 465 et 425. Michel Glykas (Annales, Paris, 4660, p. 202) cite à coté de lui Sophocle, Héraclite, Anxagoras, Pythagore, Thucydide, Euripide, Hérodote, Empédocle, et même Platon et Aristote (7).

Abandonnant ces chronographes, dont les dissidences prouvent du moins l'incertitude sur la date d'Hippocrate, M. Petersen en vient à leur source commune, à savoir Eusèbe. Celui-ci dit, dans la traduction latine de saint Jérôme (ch LXXXVI, 1 ) : « Democritus Abderites et Empedocles et Hippocrates medicus, Gorgias Hippiasque et Prodicus et Zeno et Parmenides philosophi insignes habentur. » Ce qui, dans la vii traduction arménienne mise en latin (Venet., 1818, t. II, p. 243, pl. LXXXVI, 2), est sous cette forme : « Democritus Abderites et Empedocles et Hippocrates medicus, Gorgias Hippiasque, Prodicus et Zeno et Parmenides philosophi agnoscebantur. » De sorte que ces hommes, d'après ce texte, ont été célèbres en l'an 436 avant J. C., époque à laquelle, suivant Soranus, Hippocrate n'aurait eu que vingt-trois ou vingt-quatre ans. Accuser Eusèbe d'erreur est difficile, car il s'appuie sur le chronographe alexandrin Apollodore, qui, à son tour, s'appuie sur Eratosthène. D'autant plus que ce texte est en concordance avec Aulu-Gelle (XVII, 21), qui, parlant de l'époque de la guerre du Péloponnèse, remarque : « Itaque inter hœc tempora nobiles celebresque erant Sophocles ac deinde Euripides tragici poetae, et Hippocrates medicus, et Democritus philosophus, quibus Socrates natu quidem posterior fuit, sed quibusdam temporibus iisdem vixerunt. » Socrate est né l'an 470 avant J. C. ; ainsi, d'après Aulu-Gelle, Hippocrate est né quelques années auparavant, et non, comme le dit Soranus, dix ans plus tard. Même observation pour l'autorité d'Aulu-Gelle que pour celle d'Eusèbe. Il s'appuie sur Cornélius Nepos, sur Fenestella, sur l'historienne Pamphila, auteurs qui avaient pour garants les Alexandrins.

La nécessité de reculer la naissance d'Hippocrate au delà de l'an 470 est fortifiée par le discours de son fils Thessalus. Ce Discours, qui fut tenu en l'an 411 (8), expose qu'en l'an 420 Thessalus fut envoyé par viii son père pour combattre une maladie pestilentielle. A supposer que Thessalus n'eût eu alors que vingt ans (et il avait certainement davantage), Hippocrate, se fut-il marié à vingt ans, serait né avant 470. (Il y a ici une petite erreur de calcul : 420 et les vingt ans de Thessalus nous portent à 440, et les vingt ans d'Hippocrate à 460 et non à 470; mais le raisonnement de M. Petersen n'en souffre guère; car sans doute Thessalus avait plus de vingt ans quand il reçut une mission de son père, et Hippocrate plus de vingt ans quand il se maria.)

La plus ancienne mention que nous ayons d'Hippocrate est dans le Protagoras de Platon. Là il est cité à côté de Polyclète et de Phidias comme étant déjà un médecin célèbre; or, la renommée de Polyclète et de Phidias est vers l'an 450 ou 460 ; c'est donc aussi vers cette époque que le dialogue suppose qu'Hippocrate est déjà célèbre (9).

Hippocrate était en activité, comme médecin et comme écrivain, vers 430, puisqu'il a décrit, dans le IIe livre des Épidémies, la grande peste qui envahit l'Asie et l'Europe, et dont Thucydide a été l'historien. M. Petersen me cite parmi ceux qui admettent l'identité des deux descriptions; c'est une erreur; j'ai toujours élevé des doutes contre cette assimilation (10).

Aristophane, dans sa comédie des Nuées, range les médecins parmi ceux que les nuées nourrissent. ix Comme Hippocrate a composé le livre des Airs, des Eaux et des Lieux, M. Petersen pense que le poète fait allusion à cet ouvrage, et que dès lors la doctrine hippocratique était, à Athènes, tombée dans le domaine public. Or, la comédie est de 423, et probablement remaniée en 421. Pour qu'Hippocrate eût composé un livre aussi considérable, pour que ce livre eût fait sensation, il fallait que le médecin de Cos fût plus âgé que ne le dit Soranus. En 423, il n'aurait eu que trente-six ou trente-sept ans; et' le livre des Airs, des Eaux et des Lieux suppose des voyages, une longue expérience, enfin le temps de la composition et le temps de la propagation dans le public (11).

Un autre témoignage allégué par M. Petersen est fourni par des vers d'Euripide (12), qui ont beaucoup de ressemblance avec une phrase du traité des Airs, des Eaux et des Lieux. Mais on ne sait à quelle pièce appartient ce fragment d'Euripide; c'est par une pure conjecture qu'on l'attribue au Bellérophon, qui est antérieur à l'an 424, attendu qu'Aristophane y fait allusion dans les Acharnaniens, v. 425, comédie qui fut jouée en cette année 424. On a supposé que le Bellérophon avait été donné en 428. De là, M. Petersen conclut que le traité des Airs, des Eaux et des Lieux est de beaucoup antérieur à cette époque, puisqu'il a fallu que les matériaux en fussent recueillis, qu'il arrivât à Athènes, qu'il y fut lu, et qu'il devînt x sujet de discussion publique entre les savants. Mais qui ne voit qu'ici tout est hypothèse ? Le fragment d'Euripide peut appartenir à toute autre pièce; et, comme Euripide est mort en 407, il se pourrait que les vers d'Euripide fissent réellement allusion au livre des Airs, des Eaux et des Lieux, sans qu'il fallût, pour cela, reculer la date de ta naissance d'Hippocrate; car ce médecin aurait eu, d'après te compte de Soranus, en 407, cinquante-deux ou cinquante-trois ans, ce qui donne une grande latitude pour la composition du traité en question. Mais cela même est douteux; le fragment d'Euripide ne dépasse pas les notions qu'un homme aussi éclairé que lui et aussi au courant de toutes les choses scientifiques du temps pouvait avoir sur la médecine; et rien n'empêche de croire que sa pensée a été prise non à un texte spécial mais à un fonds commun de notions ou Hippocrate a lui-même puisé. J'ai ailleurs mis en regard un passage médical de l'historien Hérodote, et un aphorisme (13); on se tromperait fort, je pense, si l'on supposait qu'Hérodote a précisément copié le passage hippocratique. L'on et l'autre, l'historien et le médecin, ont puisé à une source antérieure.

Au reste, je ne voudrais pas que le lecteur se méprît sur la portée que j'entends donner à ma contre-argumentation. Ce que je dis ici ne prouve pas qu'Aristophane et Euripide n'ont pas songé au traité des Airs,, des Eaux et des lieux, maïs prouve, ce me semble, qu'il n'est pas sûr qu'ils y aient songé. Il se pourrait que les allusions qu'y voit M. Petersen fussent xi réelle»; mais, avec les textes jusqu'à présent allégués, cela ne peut se démontrer. Une incertitude générale plane sur toutes ces questions. La. cause en est que nul contemporain ne cite un seul traité d'Hippocrate. Dès lors, nous ne pouvons affirmer d'une façon absolue que, dans la collection qui porte son nom, nous ayons un seul traité qui soit de lui; l'affirmative est seulement extrêmement probable; mais la sûreté diminue et la conjecture prend plus de place quand nous voulons déterminer tel ou tel livre comme lui appartenant. Des raisons plus ou moins vraisemblables, mais point de certitude complète, voilà l'état réel de la critique, quant aux livres hippocratiquea, dénués, d'une part, de témoignages contemporains, d'autre part, provenant évidemment de mains différentes.

M. Petersen ne nie point l'obstacle que fait à son système la biographie attribuée à Soranus ; mais il. admet, ce qui est très-possible, qu'une erreur s'est glissée dans les chiffres, et que, par exemple, Ο'Γ'(ol. LXXIII), ou O'F' (ol. LXXVI), a été mal lu et pris pour les premières lettres ά'ΟΓΔΟΗΚΟΝΤΑ (ol. LXXX). A l'appui, il remarque que στμαχος, invoqué comme garant par cette biographie, ne paraît pas un nom grrec ; que ce mot est altéré, et que l'altération qui a' porté sur un nom propre a bien pu porter sur un chiffre (14).

Jusqu'à quel temps Hippocrate a-t-il écrit? M. Petersen note que Platon, qui suit généralement la xii doctrine hippocratique, admet dans ses Dialogues, à l'exception du Timée, la bile et le phlegme comme causes des maladies ; mais que, dans le Timée, il change de point de vue et entre dans la doctrine des quatre éléments, qui est celle du livre de la Nature de l'homme. Cette doctrine des quatre éléments est étrangère aux premiers livres d'Hippocrate, comme elle l'est aux premiers dialogues de Platon. Il y a donc lieu de croire qu'Hippocrate ne l'a conçue qu'à une époque tardive de sa carrière médicale et qu'elle a été produite dans le public entre le temps où Platon a composé ses premiers ouvrages et celui où il a composé son Timée. Mais on ne sait pas au juste quand le Timée a été écrit; on pense qu'il l'a été immédiatement après la République, et celle-ci après le-premier voyage à Syracuse, 369-365 avant J. C. Ainsi, à cette date, Platon aurait eu sous les yeux le livre de la Nature de l'homme; et, comme il ne l'avait pas lorsqu'il écrivait ses premiers dialogues, on doit admettre que le livre de la Nature de l'homme a été publié, soit du vivant d'Hippocrate, soit après sa mort, avant cette époque, et probablement de 400 à 370. De plus cette doctrine se transmit au gendre d'Hippocrate, à Dioclès de Caryste, qui vint bientôt après, à Praxagoras de Cos qui suivit Dioclès; cela nous conduit à l'an 300, fait trois générations, et nous redonne, pour la composition du livre de la Nature de l'homme, la date du premier tiers du ive siècle avant l'ère chrétienne.

Il suffit d'exposer ces déductions pour faire comprendre combien tout cela est, je ne dis pas faux (car je ne sais si cela est faux), mais incertain et hypothétique. Il faut supposer que le Timée ait été composé à une époque xiii déterminée de la carrière littéraire de Platon (et on en ignore la date précise); il faut supposer que le livre de la Nature de l'homme ait paru tardivement et peu avant la composition du Timée; il faut supposer qu'il ait exercé une grande influence sur l'esprit de Platon; il faut supposer que cette doctrine des quatre humeurs élémentaires n'ait pas une date plus reculée que la dernière partie de la vie d'Hippocrate. Or, ce point-ci est très-contestable.

Dans une discussion du premier travail de M. Petersen (15), j'avais essayé de faire voir que le mot de bile noire se trouvait dans l'usage commun dès le temps d'Aristophane, et que cela supposait une théorie depuis longtemps vulgaire. Dans son second mémoire, M. Petersen répond avec sagacité qu'il importe beaucoup de savoir comment une telle humeur est citée, et si la bile noire est indiquée en qualité d'un état pathologique déterminé ou en qualité d'humeur constitutive du corps. Cela vaut en effet la peine d'être examiné.

Précisons nettement le point de la question. Mon dire est ceci : le livre de la Nature de l'homme, qui établit une théorie des quatre humeurs, ne donne pas la certitude que cette théorie n'ait pas été dès auparavant courante dans les écoles médicales.

Je fais voir dans ce volume-ci que le Deuxième livre des maladies, le Troisième et le livre des Affections internes, sont des ouvrages d'origine cnidienne ; ils tiennent par des liens étroits aux Sentences cnidiennes, attribuées à Euryphon. Or, Euryphon xiv est on peu plus ancien qu'Hippocrate; et Hippocrate lui-même, si toutefois, comme on le croit généralement, il est l'auteur du Régime dans les maladies aiguës, les a critiquées. Or, non-seulement nos trois livres cnidiens portent la trace des quatre humeurs (16); mais encore ces humeurs sont régulièrement énoncées dans les §§ 30,32,33 et 34 du livre des Affections internes, où l'auteur distingue une maladie de la rate due à la bile, une autre due au sang, une autre due au phlegme, une autre due à la bile noire. Certainement celui qui faisait jouer un tel rôle aux quatre humeurs connaissait une théorie où elles étaient parties constitutives du corps. A la vérité, on peut arguer que nos trois livres cnidiens sont postérieurs à la publication du livre de la Nature de l'homme; j'en conviens, et cela tient à l'incertitude générale qui affecte la Collection hippocratique. Toutefois, si l'on considère l'étroite connexion de ces livres avec les Sentences cnidiennes, cette postériorité ne paraîtra nullement vraisemblable ; et cela suffit pour arrêter toutes les conclusions qu'on voudrait prendre au sujet de la priorité attribuée au livre de la Nature de l'homme.

Au reste, ce livre même suffirait à prouver que, longtemps avant qu'il fut composé, le langage vulgaire avait admis les quatre humeurs, et que, par conséquent, longtemps auparavant aussi des théories médicales s'y étaient attachées. En effet, on lit, § 2 : « Les principes que je dirai constituer l'homme, je montrerai qu'ils font constamment et identiquement les mêmes et dans le langage habituel et dans la na- xv ture, » Et § 5 : « Et d'abord, remarquons-le, dans l'usage ces humeurs ont des noms distincts qui ne se confondent pas; ensuite, dans la nature, les apparences n'en sont pas moins diverses. » Ainsi, de son propre aveu, ce n'est pas notre auteur qui a remarqué le premier les quatre humeurs, ce n'est pas lui qui les a distinguées, ce n'est pas lui qui leur a donné des nome. A la vérité, il établit très-formellement son opinion, qui attribue la constitution du corps aux quatre humeurs, sang, phlegme, bile et bile noire. Cependant le but du livre n'est pas précisément d'établir cette opinion, c'est de combattre la doctrine de l'unité, et de foire voir que ceux qui,, important dans la médecine l'hypothèse de Mélissus, attribuaient la constitution du corps à une seule humeur, comme ce philosophe, la constitution du monde à un seul élément, étaient dans l'erreur. A ce propos, et pour mettre en pleine évidence son dire, il expose comment, loin d'être un, le corps est composé de quatre humeurs.

Ainsi, considérant que les noms des quatre humeurs étaient en usage avant lui, que, très-probablement avant lui aussi, elles servaient à caractériser des états pathologiques, il est permis de croire que dès lors, et à une époque antérieure, il circulait des théories qui admettaient quatre humeurs dans le corps. Ceci reçoit une confirmation entière par un texte qui ne peut pas être négligé dans cette discussion. L'auteur du livre de la Nature de l'enfant, des Maladies des femmes et du quatrième Livre des Maladies y est ou antérieur ou postérieur à l'auteur du livre de la Nature de l'homme ou son contemporain; xvi cela est incertain; mais ce qui ne l'est pas, c'est qu'il appartient, lui aussi, à la haute antiquité médicale. Eh bien, il a sa théorie des quatre humeurs qui, suivant lui, constituent le corps humain et engendrent les maladies. Ces humeurs, différentes de celles de l'auteur du livré de la Nature de [homme, sont le sang, le phlegme, la bile et l'eau (δρωψ). Ainsi, voilà une autre théorie quaternaire, plus ancienne ou moins ancienne, je ne sais, et qui ne fait même aucune mention de l'autre. On est donc grandement autorisé à croire que des théories quaternaires, théories qui évidemment se rattachaient aux quatre éléments d'Empédocle, circulaient parmi les médecins, et que l'auteur du livre de la Nature de l'homme a choisi celle qui lui paraissait avoir une preuve dans un fait, mal observé certainement, mais enfin prêtant à une certaine illusion ( celui des cholagogues et des phlegmagogues; voy. de la Nature de l'homme, § 6).

Ayant cru trouver dans l'admission, par Platon, des quatre humeurs une date (chose, on le voit, tout à fait incertaine, car qui nous dit que Platon n'a pas emprunté ses idées au quatrième livre des Maladies ou même à d'autres écrits ou enseignements ) ; ayant cru, dis-je, trouver ainsi une date, M. Petersen a été conduit à soutenir que le livre de la Nature de l'homme était d'Hippocrate. Mais ses arguments sont insuffisants. Le premier, c'est que Galien est de cet avis; l'avis de Galien en ceci avait des contradicteurs dans l'antiquité, et dès lors l'incertitude reste. Le second, c'est que, ce livre ayant un appendice attribué nominativement à Polybe, gendre d'Hippocrate, par Aristote, si Polybe y a mis un appendice, il faut xvii que le livre soit antérieur à Polybe. Cet argument a peu de solidité. Où est la preuve que c'est Polybe lui-même qui a cousu au livre le fragment ou plutôt les fragments (car il y a au moins trois fragments distincts dans cet appendice) ?

Les trois documents concernant la vie d'Hippocrate. Ces trois documents sont le Décret des Athéniens, le Discours de Thessalus, fils d'Hippocrate, et le Discours auprès de l'autel. Ces pièces, et surtout le Discours de Thessalus, ont fourni une fort intéressante dissertation à M. Petersen.

Il commence par établir que ces pièces remontent à une haute antiquité et atteignent, comme il dit, les temps alexandrins. Je n'ai aucune objection contre cette opinion; et, quoique on ne puisse le prouver pour chacune de ces pièces ou des lettres, et que même quelques-unes, particulièrement dans la correspondance touchant Démocrite, ne me paraissent pas aussi anciennes, toutefois j'admets sans peine que le gros a une date fort reculée, et a été tout d'abord sous les yeux des critiques alexandrins. Mais j'énonce en même temps, que de l'antiquité à l'authenticité il y a loin.

C'est ce qu'a bien senti M. Petersen. En effet, réunissant les petites anecdotes sur Hippocrate dans les auteurs (l'incendie du temple d'Esculape à Cos, d'après Varron dans Pline, XXIX, 2; l'incendie des archives de Cnide, d'après Andréas dans la Vie attribuée à Soranus), il remarque que, pour être anciennes, elles n'en sont pas plus dignes de confiance.

Cela posé, il passe à l'examen du Discours de Thessalus. C'est la pièce capitale, celle qui contient le plus de renseignements et celle qui par conséquent a xviii fourni à l'érudition de M. Petersen le plus de moyens de se développer. Ce Discours a pour but de détourner les Athéniens de l'intention de faire de Cos une place d'armes (17).

Pour obtenir ce qu'il demande, Thessalus énumère quatre services rendus par les habitants de Cos et, en particulier, par les Asclépiades.

Le premier est l'appui que Nebros, un de ses ancêtres, a donné aux Amphictyons, dans la première guerre sacrée. Ce récit contient mainte particularité que nous ne trouvons ni dans Eschine contre Ctésiphon (c. CVII-OXII, p. 68, ed. Steph.), ni dans Pausanias (X, 37, 6), ni dans Plutarque (Solon, c. xi), ni dans les autres maigres renseignements sur cet événement. Il s'écarte aussi en des détails, notamment pour la corruption de l'eau lors du siège de Crissa, attribuée par Pausanias à Solon, par notre Discours à Nebros, présentée par Pausanias comme un projet arrêté tout d'abord, par notre Discours comme la mise à profit d'une découverte accidentelle. De plus Pausanias nomme Clisthène comme le général, tandis que notre Discours, d'accord avec Strabon (IX, 2), dit que ce fut le Thessalien Eurylochus. Cette différence est à noter, vu que le nom d'Eurylochus se trouve encore au temps d'Hippocrate dans la famille des Alevades, qui se tenaient pour Héraclides. Un Eurylochus fit xx  venir Socrate auprès de soi et appartenait sans doute aux amis d'Hippocrate. Ce n'est donc pas un hasard si le Discours suit la légende thessalienne.

D'ailleurs de telles différences sont si ordinaires dans des récits de temps qui n'avaient pas encore d'historiens qu'elles ne peuvent en aucune façon susciter le soupçon ; d'autant plus que la brève mention donnée par Plutarque offre aussi d'autres discordances. Toutefois le Discours contredit la tradition ordinaire en soutenant que le temple de Delphes fut rebâti après la guerre de Crissa ou première guerre sacrée, et que le temple bâti alors subsistait encore au tempe de l'orateur. En effet Hérodote (II, 480, et V, 62); et Pausanias (X,  5, 13), rapportent que le temple de Delphes fut brûlé ol. LVIII, 4, (c'est-à-dire après la guerre de Crissa) et rebâti ol. LXV, 1 par les Alcméonides, à qui les Amphictyons en avaient donné commission. Cependant aucun témoignage n'empêche de croire que d'autres opinions fussent en circulation ; et même Hérodote s'exprime de manière à faire penser que de son temps courait aussi la tradition qui voulait, comme notre Discours, que le temple actuel fut encore celui qui avait été rebâti après Crissa. "Les Alcméonides, dit-il, furent changés par les Amphictyons de bâtir le temple de Delphes, qui est maintenant (τν νν οντα) mais qui alors n'existait pas (τότε δὲ οὔκω). " Cette addition : qui alors n'existait pas, peut être considérée comme allant à l'adresse de ceux qui pensaient que le temple n'avait pas subi une destruction après Crissa et été réédifié (18). Pausanias aussi fait supposer xx l'existence de différentes traditions sur la construction du temple de Delphes : commençant par compter combien de fois il a été rebâti, et arrivant à la reconstruction par les Amphictyons, il cesse de compter; particularité qui ne s'explique guère qu'en admettant qu'il ne pouvait plus indiquer un nombre précis, une construction omise par lui étant admise par quelques-uns. Il faut remarquer dans notre Discours qu'une nouvelle construction du temple est indiquée sans mention préalable de la destruction du temple ancien, dont l'existence est cependant reconnue puisque le Discours parle de l'adyton. L'adyton qui existait alors doit avoir été l'édifice dont la construction était attribuée à Trophonius et à Agamède. Ces dires contradictoires sont peut-être conciliables si l'on admet que la bâtisse de Trophonius et d'Agamède n'était pas différente du λάϊνος οὐδὸς d'Homère (II. IX, 404) et formait un étage en pierre à la façon des trésors (θσαυροι), et que, par-dessus, après la guerre sacrée, on éleva un temple d'un style plus moderne, lequel fut brûlé ol. LVIII, 1, et reconstruit ol. LXV, 1. Il se pourrait que, les murs n'ayant pas été endommagés par l'incendie, le temple fût encore considéré comme l'ancien, et la construction des Alcméonides comme un simple agrandissement. Quoi qu'il en soit, ajoute M. Petersen, on ne doit voir dans ces discordances aucune raison de suspecter l'authenticité de notre pièce ; bien plus, un rhéteur postérieur ne se serait pas hasardé à s'écarter d'Hérodote, dont les écrits étaient tellement répandus; et cette discordance parle xxi pour l'antiquité de notre Discours, quand bien même nous ne voudrions pas voir dans les. mots d'Hérodote τότε δὲ οὔκω une allusion déterminée à ce Discours et une réfutation de l'opinion qui y est émise.

Le second service de Cos est sa conduite dans la guerre contre les Perses. Mais ici il y a discordance entre Hérodote et notre Discours. M. Petersen cherche à faire voir que cette, discordance est beaucoup plus apparente que réelle. Hérodote (VII, 47) raconte que toutes les îles avaient envoyé à Darius, sur sa sommation, la terre et l'eau; notre Discours, que, quand il se prépara à subjuguer les Grecs qui n'avaient pas donné ce signe de soumission, les gens de Cos se refusèrent à fournir un contingent contre la Grèce. Il faut donc, même au point de vue du Discours, que Cos ait envoyé la terre et l'eau; autrement Darius n'aurait attendu aucun secours de l'île. Sur ce refus, les Perses auraient attaqué les gens de Cos, qui se seraient réfugiés dans la montagne. Là-dessus, l'île ayant été livrée, pour, être punie, à la reine Artémise, cette reine aurait perdu sa flotte dans l'attaque par des contretemps et son armée aurait tellement souffert qu'il lui aurait fallu renoncer à son entreprise, et conclure un traité très-désavantageux dont les clauses .ne sont pas énoncées. Donc, si Artémise paraît, dans l'expédition de Xerxès (Hérod., VII, 99); comme conduisant les gens d'Halicarnasse, de Cos, de Nisyra et de Calydna, cela ne peut être advenu qu'autant qu'un changement se serait opéré dans la situation de Cos. Or, d'après le Discours, il y avait eu. en effet un changement, car, comme Hérodote (VII,  64) le raconte en pleine conformité avec no- xxii tre Discours, Cadmus, qui gouvernait alors Cos (le Discours le nomme avec d'autres qui pensaient comme lui), avait quitté l'île avant le passage de l'Hellespont par Xerxès et avait émigré en Sicile. Dans le fait, notre Discours dit seulement que Cos, ayant d'abord refusé, souffrit une attaque pour ne pas marcher contre les autres Grecs; mais il ne dit pas qu'elle n'ait point fourni de contingent; loin de là, il accorde qu'elle a porté les armes contre la Grèce, non, comme beaucoup, volontairement, mais par contrainte. Il faut que l'île après l'émigration, ait été soumise; conclusion qu'on a, du reste, tirée, et avec raison, du texte d'Hérodote (VII, 99) Ainsi notre Discours concorde pleinement avec l'historien. II ne faudrait pas non plus que la mention de quatre forteresses dans Cos, τεσσάρων ἐόντων τειχέων ἐν τῇ νήσῳ excitassent des doutes. A la vérité Strabon, XIV, ne nomme que trois places dans l'île : la ville de Cos, Halisarne et Stomalimne, et cela, sans parler de fortifications. Mais, comme les gens de Cos abandonnent aussi les villes lors de l'attaque des Lacédémoniens, elles ne peuvent pas avoir été considérables, quoique aujourd'hui encore il s'en trouve, des traces. De plus, notre Discours dit expressément que les fortifications, sont détruites, τς δὲ πλίος καὶ τῶν ἄλλων ἐρυμάτων καὶ ἱερῶν καταιθαλωμένων. Au reste, notre connaissance de Cos est trop imparfaite pour que nous puissions établir un jugement sur un tel renseignement. Le fait est que l'on aperçoit des ruines de plus de trois localités,

Le troisième service, dont les Asclépiades se vantent, est le secours donné en une peste. Comme cette xxiii peste, s'étant répandue dans le pays des Barbares au delà de l'Illyrie et de la Péonie, gagna aussi ces deux pays, dont les rois sollicitèrent, mais en vain, le secours d'Hippocrate; comme Hippocrate, prévoyant l'arrivée du fléau, conseilla aux Thessaliens des mesures de précaution, envoya son fils Dracon sur l'Hellespont, son gendre Polybe et d'autres disciples en différentes contrées, et son autre fils Thessalus en Macédoine et puis à Athènes; comme Hippocrate opéra successivement dans la Doride, la Phocide, la Béotie, et finalement dans l'Attique, d'où Thessalus passa dans le Péloponnèse; comme tout cela est en contradiction formelle avec le récit authentique sur la peste d'Athènes, plusieurs critiques, au nombre desquels je suis, ont rejeté ce récit comme faux, et, par suite, la pièce qui le contenait comme apocryphe. Mais M. Petersen a donné une interprétation qui, ôtant à nos objections leur point d'appui, oblige à un nouvel examen. Suivant lui, c'est non pas de la grande peste de 430 qu'il s'agit, mais d'une épidémie qui assaillit la Péonie, l'Illyrie et finalement la Grèce dix ans plus tard, en 420. Voici comment il arrive à cette date : Thessalus dit, dans le Discours, qu'au moment où il parle, il y a neuf ans que la peste est arrivée, et qu'Hippocrate a servi les Athéniens. Or, le Discours y qui est supposé tenu après l'expédition de Sicile (415), puisqu'il y est fait mention de cette expédition, se rapporte à des affaires politiques de la fin de l'an 412; c'est du moins ce que M. Petersen essaye de faire voir, comme je l'exposerai plus loin. La première objection qui se présente, c'est que xxiv Thucydide ne fait aucune mention de cette seconde peste, et que même, en énumérant les accidents concomitants de la guerre du Péloponnèse, tremblements de terre, sécheresses, famine, il cite une peste seulement. Mais un critique habile (Ullrichs Beitroge zur Erklaerung des Thucydides, p. 69) a montré que Thucydide n'a embrassé d'abord la guerre du Péloponnèse que jusqu'à la paix de Nicias antérieure à l'an 420, et qu'ainsi il n'a pas introduit, dans son préambule, la mention d'un événement qui était postérieur à cette paix. Cette réponse est faible, et il vaut mieux dire que cette peste, puisqu'elle fut apaisée par Hippocrate et ses disciples, et puisqu'elle coïncida avec une trêve, n'ayant exercé aucune influence sur la situation des parties belligérantes, Thucydide n'a pas jugé convenable d'en faire mention. D'ailleurs, il est de fait que nous sommes mal renseignés sur les épidémies qui ont régné dans l'antiquité, et une épidémie qui vint après la grande peste couper la guerre du Péloponnèse peut très-bien n'avoir laissé aucune trace dans les documents qui sont parvenus jusqu'à nous.

M. Petersen ajoute que les voyages d'Hippocrate et de ses disciples, de contrée en contrée, supposent un état de paix qui cadre avec le temps de la trêve de Nicias, et non avec tout autre moment de la guerre du Péloponnèse. Mais cela est un argument à deux tranchants : car l'on peut supposer que le faussaire, si c'est un faussaire, n'a pas eu présente à l'esprit la condition de la Grèce à l'époque où il se supposait, et a oublié les difficultés que la guerre aurait opposées aux pérégrinations des médecins. On pourrait d'autant xxv plus insister sur cet argument, que dans le Discours, alors que Thessalus menace Athènes de la défection de Cos, il montre tout prêt le secours des Thessaliens, des Macédoniens, des Argiens, des Lacédémoniens. Or, est-il possible de tenir un tel langage en 442, date proposée par M. Petersen, au plein de la guerre? N'était-il pas bien certain d'avance que Cos quittant les Athéniens serait protégée par leurs ennemis? Et l'auteur ne paraît-il pas parler comme s'il n'avait aucune idée précise de la condition de ces temps?

Il importait grandement à la discussion de trouver en dehors de notre Discours quelque trace de l'épidémie de 420; c'est à quoi M. Petersen croit être arrivé. Il y avait à Phigalie ou Besses en Arcadie un temple d'Apollon Épicurios, duquel Pausanias dit, VIII, 45, 5 : «Le surnom d'Épicurios (le secourable) fut donné à Apollon parce qu'il secourut dans une maladie pestilentielle; c'est ainsi que chez les Athéniens il reçut le surnom d'Alexicacos pour avoir écarté la maladie; il la fit cesser aussi chez les Phigaliens pendant la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens, et non à une autre époque ; la preuve en est dans les deux surnoms qui signifient à peu près la même chose, et dans lctinus; architecte du temple de Phigalie, lequel vécut du temps de Périclès et bâtit chez. les Athéniens le Parthénon (19). » Il n'est pas douteux que xxiv Pausanias rapporte tout cela à la grande peste; il l'a dit expressément, I, 3,4. Mais d'après M. Petersen, il est impossible qu'en ait donné le nom d'Alexicacos au dieu pour la peste qui fit tant de ravages, et on doit l'avoir donné pour une peste qui fut détournée. La raison est loin d'être suffisante; quand la peste eut disparu, la reconnaissance religieuse des populations put très-bien remercier le dieu de la cessation du fléau. De plus, dit M. Petersen, la grande peste ne pénétra pas dans le Péloponnèse, et les Phigaliens n'ont eu alors aucune raison de bâtir leur temple; cela n'est pas complètement exact; Thucydide dit non pas qu'elle ne pénétra pas dans le Péloponnèse, mais qu'elle n'y pénétra que très-peu (20). Dès lors cette invasion, qu'on la fasse aussi faible qu'on vaudra, peut avoir déterminé les Phigaliens à la construction de leur temple. Dans les années, qui suivirent immédiatement la grande peste, dit M. Pétersen, et où la guerre fut si violente, les artistes pas plus que les médecins n'auraient pu voyager, maïs. ils le pouvaient pendant la paix de Nicias. M. Petersen ne trouve aucune difficulté à faire vivre et travailler Ictinus, jusqu'après l'an 420. Quant à la statue de l'Apollon Alexicacos, qui était due à Calamis, c'est à peine si l'âge de cet artiste permet de croire qu'il l''ait faite en 429 ; mais Pausanias semble indiquer que la statue exécutée antécédemment reçut seulement alors le surnom (21). Un critique, Müller (Archaeol., § 109, 19), xxvii mû par ces difficultés, fait le temple de Phigalie antérieur même à la guerre du Péloponnèse. Suivant M. Petersen, le style de la construction et des sculptures paraît indiquer un temps postérieur; et toutes les difficultés tombent, toutes les circonstances concordent si l'on admet que le temple de Phigalie a été bâti après la peste de 420, de laquelle parle notre Discours, et vers l'an 419. Cet enchaînement de remarques est certainement érudit et ingénieux ; mais il n'y a dans tout cela aucun fait probant. Les anciens eux-mêmes (Pausanias) n'avaient plus de tradition bien exacte sur l'époque précise du temple de Phigalie ; et cette incertitude n'est pas levée par notre Discours, sujet à tant de doutes. C'est par conjecture que M. Petersen fixe l'année 420 pour la peste indiquée dans le Discours, et c'est par conjecture aussi qu'il attribue à cette peste la construction du temple de Phigalie, contre l'opinion de Pausanias. Ainsi ce sont deux conjectures qui essayent de se corroborer et soutenir.

Pour le service rendu dans, la peste, Hippocrate reçut, d'après le Discours, une couronne d'or dans le théâtre à Athènes, et l'initiation aux mystères de Cérès et de Proserpine aux frais de l'État (22). M. Petersen signale use dissidence entre le Décret et le Discours ( dissidence à laquelle il faut ajouter celle que je signale moi-même en note), à savoir que la xxviii couronne d'or est décernée suivant le Discours dans le théâtre, suivant le Décret dans les panathénées. Je n'attache pas une très-grande importance à cette dissidence, attendu que je regarde le Décret comme apocryphe, ce qui est aussi l'opinion de M. Petersen, bien qu'il croie à la réalité des faits qui y sont relatés.

Le quatrième service invoqué est que, Hippocrate, à.ses dépens, commit son fils Thessalus au soin de la santé de l'armée athénienne dans la campagne de Sicile. A la vérité, Thessalus dit avoir servi en cette qualité pendant trois ans; or, la campagne ne dura que de l'été de 415 à l'été de 413; mais, dans de telles énonciations, les Grecs sont rarement exacts ; et il peut très-bien dire trois ans, ayant servi. une année entière, une portion de l'année précédente, et une portion de la suivante. Pour ce service, il reçut une couronne d'or; il avait été dès auparavant initié avec son père pour la peste de 420.

Après avoir énuméré les quatre services, Thessalus fait connaître le but de son discours. C'est de demander « qu'on ne fasse pas partir de sa patrie les armes ennemies ( ἐκ πατρίδος τς μέτερης πλα πολέμια μὴ ρασθαι (23)) ». Il ajoute : « Mais  (24) si cela est nécessaire, comme peut-être il l'est en effet à ceux qui sont en campagne pour leur patrie, nous vous conjurons de ne pas nous traiter comme des esclaves (μὴ ἐν δούλων μοίρ τιθσεσθαι), nous qui avons été jugés dignes de tels honneurs et qui avons pris l'avance de tels services. De plus, car il convient aussi de parler de la sorte, nous vous supplions de ne pas faire de nos biens xxix un butin de guerre. » S'il y avait un état d'hostilités, remarque M. Petersen, cette prière ne signifierait rien; car, en ce cas, il allait de soi que les propriétés fussent prises et les hommes réduits en servitude. Dans le développement ultérieur de la demande, on trouve encore les passages suivants, qui jettent quelque jour sur les rapports de Cos avec Athènes : « Nous n'avons aucun tort ; mais si nous en avons, que la chose se décide, non par les armes, mais par négociation (λογῳ). » Alors Thessalus menace les Athéniens du secours des princes et peuples descendants des Héraclides, indique la possibilité d'une défection (οκ επον νάστασιν), et termine ainsi : « Je demande à vous, nos hôtes, qui d'ordinaire étiez aussi nos conseillers, je vous demande au nom des dieux, des héros et de la reconnaissance qui intervient d'homme à homme, de retenir votre hostilité contre nous et d'en revenir à l'amitié. »

De quelle situation s'agit-il ici? Pour le connaître, jetons un coup d'œil sur l'histoire de Cos dans la seconde moitié de la guerre du Péloponnèse. Cos n'est citée que trois fois pour des faits de ce genre : fin de 412 et commencement de 411, elle est détruite par un tremblement de terre, ravagée par les Lacédémoniens, et occupée par les Athéniens, afin d'attaquer de là Rhodes (Thuc, VIII, 44) ; en 410, elle est fortifiée par Alcibiade pour le même objet ( Thuc., VIII, 108); en 407, elle est ravagée par. ce même général (Diod. Sic, XIII, 69). M. Petersen écarte l'affaire de 407, parce que, une défection ayant eu lieu alors, et Thessalus ne menaçant de la défection que d'une manière tout à fait éloignée, il ne peut xxx s'agir d'un tel événement. Il écarte aussi l'affaire de 440, parée que Thessalus ne fait pas mention du temps d*Hippocrate de secourir les Perses (25), mention à laquelle il n'aurait pas manqué, vu que le gouvernement perse s'était, à cette époque (410), tourné complètement du coté des Péloponnésiens; parce qu'il ne parle pas du tremblement de terre qui avait dévasté Cos, en décembre 412, circonstance qu'un orateur aurait invoquée pour exciter la pitié, en 410 ; enfin parce qu'il se tait sur le saccagement de l'île par les troupes péloponnésiennes, saccagement qui provenait de l'attachement de Cos pour Athènes. Je remarque que M.. Petersen use ici de raisons négatives, desquelles il ne veut pas d'ordinaire qu'on use. Mais passons. Il se fixe donc définitivement à l'affaire de 412.

Voici quelle est cette affaire. Vers le solstice d'hiver de 412, vingt-sept vaisseaux partirent du Péloponnèse, faisant voile pour Milet (Thuc, VIII, 39); le 24 décembre (c. 39), ils sont à Caunos. Le 25, la nouvelle de leur arrivée parvient à Astyochus (c. 41), qui sans doute est le 26 à Cos, ravagée peu auparavant par un tremblement de terre. Cos est en ruine, et elle est pillée par surcroît; les habitants sont dans les montagnes. Le 27, Astyochus se porte contre Charminus, qui commande la flotte athénienne en ces parages, et, le même jour, il fait sa jonction' avec les vingt-sept vaisseaux près de Caunos (c. 42). Le 28 et le 29, négociations avec Tissapherne, sa- xxxi trape persan; le 30, départ pour Rhodes (c. 44). A partir du 4 janvier 411, les Athéniens font de Cos, leurs opérations contre Rhodes (c. 44). Ainsi, ce furent les circonstances du moment, et non des plans concertés à Athènes, qui décidèrent où ces opération devaient prendre leur base. Cela paraît en contradiction avec notre Discours, qui suppose que la chose se décide dans la ville d'Athènes; mais ce n'est qu'une apparence; la délibération dans Athènes, et les opérations des généraux peuvent très-bien avoir eu lieu simultanément. A Athènes on apprit le départ des vingt-sept vaisseaux péloponnésiens, on supposa qu'ils allaient provoquer les alliés à la défection, et on eut la pensée d'occuper Cos; ce que firent, pendant ce temps-là, les généraux qui étaient sur les lieux. M Petersen observe que différentes choses ne sont pas dites qui sembleraient devoir figurer dans notre Discours: 1° l'alimentation dans le Prytanée, mentionnée dans le Décret, mais cet honneur était commun; 2° le refus d'obtempérer à l'invitation d'Artaxerxés ; mais alors Alcibiade négociait avec Tissapherne, et ce n'était pas le moment de parler devant les Athéniens de l'inimitié que le grand roi pouvait avoir conçue contre Hippocrate (26).

L'auteur du Discours rappelle la participation des Asclépiades à la guerre de Troie, de laquelle il dit : " Ce n'est pas une fable, c'est un fait (ο γρ μῦθος, ἀλ' ἔργα). M Cette expression suppose une contradiction. En effet, Théagène avait donné une expli- xxxii cation allégorique d'Homère, Anaxagore une explication morale, Stesimbrote, Démocrite et son élève Métrodore une explication physique (Lobeck, Aglaoph., I, 455, etc.). Ainsi, à cette époque, la controverse était vivante; et soutenir la réalité historique de la guerre de Troie était tout à fait du temps.

Ayant ainsi déterminé que rien n'oblige, dans le contenu du Discours, à lui assigner une date postérieure, M. Petersen examine si le caractère du style et de la composition est en accord ou désaccord avec cette conclusion. Après une dissertation fort érudite, il établit que le caractère du Discours le reporte au temps de la guerre du Péloponnèse avant l'influence des théories rhétoriques de Platon et l'exemple d'Isocrate. Il y eut alors un rhéteur célèbre, Thrasymachus, qui donna les règles du style moyen, tandis que Gorgias donnait celles du haut style, et Protagoras celles du bas style. C'est à ce rhéteur ou à quelqu'un de son école que M. Petersen attribue notre Discours (27) ; car il ne pense pas qu'il ait été composé par Hippocrate ou par son fils Thessalus;.il ne pense pas même qu'il ait jamais été prononcé ou destiné à l'être; mais il' suppose que ce fut un pamphlet ayant pour but de plaider la cause de Cos dans Athènes. Voici, du reste, les conclusions de M. Petersen : « Quelque vraisemblable ou, pour mieux dire, quelque cer- xxxiii tain qu'il soit que le Discours n'a pas été prononcé devant le peuple athénien, n'a pas été composé par Hippocrate, il n'est pas non plus possible de démontrer qu'il n'est pas du temps pour lequel il se donne, ou du moins d'un temps très-rapproché. De même que des apologies de Socrate furent écrites encore des siècles après l'événement, de même la possibilité reste ouverte que notre thème ait été traité postérieurement dans les écoles des rhéteurs. Mais comme, d'après des raisons antérieures fournies par la critique, la composition ne peut guère être de beaucoup postérieure à l'an 300 avant l'ère chrétienne, comme toute la forme appartient à une direction de l'éloquence dont on ne retrouve aucune trace après Isocrate (celui-ci mourut en 338), il faut placer la rédaction de notre Discours, au plus tard, dans la première moitié du ive siècle (28), et les faits historiques «qui y sont ou rapportés ou indiqués méritent plus de crédit que tout ce qui est en contradiction avec ces données. Au surplus, la contradiction se borne à un seul, qui est l'année de la naissance d'Hippocrate consignée par Soranus dans la Vie. » Nous verrons plus loin qu'il y a une autre contradiction, et plus forte à mon sens, contradiction qui est dans la nature même des choses et dans les nécessités médicales. Mais continuons avec M. Petersen, qui, posant qu'il n'y a plus à choisir pour notre Discours qu'entre un exercice d'école ou un pamphlet poli- xxxiv tique fait sur le moment, se décide pour la dernière alternative. Je pense, pour le dire tout d'abord, avec M. Petersen, que la composition de cette pièce remonte très-haut; mais contre lui,  qu'elle n'est pas contemporaine.

M. Petersen, qui a recueilli avec érudition et coordonné avec habileté les renseignements relatifs à la question, rapproche de cette affaire entre les gens de Cos et les Hippocratiques, d'une part, et Athènes, de l'autre, une notice sur l'orateur Antiphon, ou il est dit qu'il fit condamner par contumace Hippocrate le médecin (29). Il me reproche d'avoir accepté l'opinion de la plupart des critiques qui effacent le mot médecin. Il a raison; mais le passage n'en reste pas moins fort incertain, étant dénué de tout appui; c'est en raison de cette incertitude même que j'ai eu tort d'accepter une prétendue correction qui n'est pas autorisée et qui ne remédie à rien. Des soixante Discours qui portaient le nom d'Antiphon, vingt-cinq étaient regardés par certains critiques comme apocryphes. Qui nous dit que le Discours contre Hippocrate n'était pas du nombre? M. Petersen est fort en garde contre les arguments négatifs ; et, à cet égard, je suis pleinement de son avis, néanmoins il est des cas spéciaux où l'on ne peut s'empêcher d'en tenir compte. Comment! il y aurait eu dans l'antiquité un discours d'Antiphon contre Hippocrate, une pièce d'un procès fait contre ce médecin, un document qui, par conséquent, contenait des renseignements parfaitement authentiques et contemporains, et ni xxxv Soranus dans sa Biographie, ni Érotien, ni Galien, n'en auraient jamais dit un mot, ne s'en seraient jamais étayés, eux qui s'étayent de pièces fort suspectes, tels que le Décret, le Discours d'ambassade, la Correspondance avec la Perse ! Cela me paraît inconcevable; et, tout négatif qu'est l'argument, il conserve, à mes yeux, du poids à côté de cette notice inexpliquée relative à un procès fait à Hippocrate.

Puis viennent quelques mots sur le Discours à l'autel( ἐπιβώμιος), qui est mis dans la bouche d'Hippocrate lui-même, et qui a pour objet de déterminer les Thessaliens à la défense de Cos contre les Athéniens. M Petersen observe que ce morceau est très-ancien (antérieur à l'an 300), et ne paraît avoir excité aucun soupçon chez les critiques alexandrins. Cependant il ajoute que cet ἐπιβώμιος est vraisemblablement en rapport avec le Discours de Thessalus., et que le style indique un autre auteur et un temps plus récent ; et l'on pourrait croire qu'il a été composé dans la famille des Asclépiades, et peut-être d'Hippocrate lui-même. J'observe à mon tour qu'il est fâcheux pour l'authenticité du Discours d'ambassade de se trouer à côté d'une pièce sur le même sujet et qui est si justement suspecte d'être apocryphe et d'avoir été composée pour faire honneur aux Asclépiades. Je crains bien que le Πρεσβευτικός ne doive être attribué à ce même intérêt; je dis que je le crains, car on serait heureux de trouver quelque pièce authentique concernant ce médecin illustre dont l'histoire nous est tellement inconnue.

Le Décret oie paraît pas non plus à M. Petersen pouvoir être soutenu. Il juge que de pareilles pièces xxxvi sont ou des exercices d'école, ou dus à une famille d'Asclépiades se forgeant des titres d'honneur, ou même composés en vue du gain et pour être vendus comme pièces authentiques aux bibliothèques et aux amateurs. Toutefois il corrige ainsi ce que cette opinion a de trop défavorable aux pièces susdites : « Quand même on ne voudrait pas regarder le Discours d'ambassade comme aussi ancien que j'ai essayé de l'établir, ces trois morceaux (le Πρεσβευτικός, l'Ἐπιβώμιος et le Δόγμα), au moins deux, et vraisemblablement une partie même des Lettres, sont d'une antiquité supérieure à la plupart des autres renseignements qui nous ont été conservés. Ainsi ils donnent, en tout cas, un témoignage de ce que, au temps de leur composition, on savait et croyait de la vie d'Hippocrate, et ils ont droit à tout autant de créance que les autres renseignements dont l'origine est aussi ancienne. De la sorte, s'ils se contredisent, c'est la vraisemblance intrinsèque qui doit décider de la préférence pour l'un ou pour l'autre. » Malheureusement ici la vraisemblance intrinsèque fait défaut; du moins j'essayerai de le montrer à la fin de cette dissertation.

M. Petersen consacre quelques pages à l'examen de la question de savoir si Hippocrate est allé à Athènes. Dans les documents que nous possédons, à part le Πρεσβευτικός qui, étant en question, ne peut servir de preuve, rien ne permet d'affirmer ou de nier qu'il y ait été. Ce côté de la question ne fournit donc aucun fait qui contredise le système de M. Petersen.

Ce système, voici comment l'auteur lui-même le résume :

xxxvii Vers 475, Hippocrate naît à Cos. Après beaucoup de voyages qui s'étendirent jusqu'à la Russie méridionale et à l'Egypte, il choisit vers 445 le nord de la Grèce pour sa résidence habituelle, particulièrement Larisse, où il connut Gorgias; mais il séjourna des années à Thasos et à Abdère, où il se lia avec Démocrite.

430. La grande peste de cette année est observée par Hippocrate dans le nord de la Grèce et décrite dans le IIIe livre des Epidémies. Bientôt ses écrits sont tellement répandus dans Athènes que les comiques et les tragiques y font des allusions.

420. Hippocrate voyage avec ses fils et ses disciples dans la Grèce, en partie pour prendre des mesures prophylactiques contre une peste qui venait du nord, en partie pour donner des secours là où elle avait éclaté, particulièrement dans le Péloponnèse.

419. Athènes récompense Hippocrate par un décret honorifique. Le temple d'Apollon Epicurius est bâti à Phigalie.

415. Thessalus, fils d'Hippocrate, va comme médecin avec l'expédition athénienne en Sicile.

413. Le même revient avant la défaite des Athéniens, et, après avoir été honoré à Athènes pour ses services, va se marier à Cos.

412, novembre ou décembre. Le même, ou un ami en son nom, essaye, par le Discours d'ambassade, lequel doit être considéré comme un pamphlet politique, de détourner les Athéniens de mesures violentes contre Cos, mesures qui étaient à craindre dans une occupation projetée de l'île.

411. Comme néanmoins ces mesures sont prises xxxviii en janvier, Hippocrate tente de déterminer les Thessaliens à entrer dans la ligue des Péloponnésiens contre Athènes. Là-dessus il est accusé dans cette ville par Antiphon et condamné par défaut.

Entre 390 et 380, Hippocrate meurt.

Après avoir ainsi analysé et étudié avec tout le soin qu'il méritait le mémoire de M. Petersen, j'ai fait, autant qu'il a été en moi, table rase, dans mon esprit, de tout ce que j'avais pensé sur ce sujet. Eh bien, malgré cette précaution, malgré les arguments très spécieux que l'auteur a groupés habilement, malgré mon désir de trouver quelques pièces contemporaines qui nous donnassent des renseignements sur Hippocrate et sa famille, je suis toujours venu me heurter contre un obstacle insurmontable qui ne paraît être dans la nature même des choses. Avant d'en arriver à ce qui est mon objection fondamentale contre la vérité du Discours d'ambassade, j'ai de brèves objections à présenter.

La première est une rectification dans la traduction d'un passage. M. Petersen (voy. plus haut, p. xxviii) entend que τος πὲρ τῆς ατν προεληλυθότας est dit des Athéniens. Non, cela est dit de ceux qui interviennent pour leur patrie, c'est-à-dire des; géra de€o& Il y a une gradation entre αἰτέομεθα, δεόμεθα, ἱκετρύομεν et je traduis ainsi (30) : « Mon père et moi, Athé- xxxix niens, nous vous demandons, car des hommes libres et amis peuvent parler ainsi à des hommes libres et amis, de ne pas faire partir de votre patrie des armes ennemies (31) ; s'il le faut, et sans doute il le faut de la part de ceux qui interviennent pour leur pays, nous vous prions même de ne pas nous réduire à la condition d'esclaves, nous qui avons l'initiative de tels et si grandis services; enfin, puisque nous sommes réduits à nous exprimer de la sorte, nous vous supplions de ne pars faire de ce que nous possédons un butin de guerre. »

Dans ce passage ainsi rectifié, de quoi s'agit-il ? Il s'agît, suivant M. Petersen, d'une occupation militaire de Cos, d'où les Athéniens voulaient attaquer l'île de Rhodes. D'après Soranus, il s'agît d'une guerre des Athéniens contre Cos; cet auteur dit, en effet : ce Hippocrate sauva sa patrie, qui allait être attaquée par les Athéniens, en priant les Thessaliens de venir les secourir (32). »

Le fait est qu'il est fort difficile de voir précisément quel est le grief des Athéniens contre les gens de Cos, et quelle mesure ils préparent. Suivant M. Petersen, cette particularité indique que le Discours est contemporain de l'événement, attendu qu'un écrivain postérieur se serait fait, à l'aide de Thucydide, un thème très-précis. Un tel argument me semble pouvoir être retourné; le langage est aussi vague, parce que l'écrivain n'a pas une idée juste de la scène xl où il place ses personnages ; et, en vérité, je ne comprends pas comment Thessalus, en pleine guerre du Péloponnèse, aurait pu dire que Cos, menacée par Athènes, trouvera des. protecteurs dans la Thessalie, à Argos, à Lacédémone, en Macédoine, et partout où il y a des Héraclides ; comme si, à ce moment, la parenté des Héraclides décidait quelque chose ; comme s'il n'était pas sûr que Cos, devenant l'ennemie d'Athènes, devenait l'amie de Lacédémone; et comme si, dans ce conflit qui captivait toute la Grèce, il y avait place pour des interventions séparées d'Argos, de la Thessalie ou de la Macédoine. M. Petersen dit : « Ces difficultés que vous faites, si elles étaient réelles, auraient frappé les critiques alexandrins ; or, ils n'ont pas rejeté les pièces en question, eux qui avaient bien plus d'éléments de contrôle que nous n'en avons ; donc, on n'est pas en droit d'en contester la valeur historique. » A cela je réponds d'abord que l'argument est négatif; puis, que la critique ancienne a peu de sûreté, eût-elle en effet, ce que rien ne prouve, examiné sérieusement les divers récits relatifs à Hippocrate.

Je dois cependant avouer qu'une particularité m'a fait longtemps hésiter au sujet du système de M. Petersen, c'est la date précise qui est indiquée pour la peste. «Il y a, dit Thessalus, neuf ans que la peste a régné. » Attendu qu'il parle de lui comme ayant fait l'expédition de Sicile, qui prit les années 415, 414 et 413, il ne peut s'agir de la grande peste, laquelle est, pour cela, trop ancienne de quelques années. Si on pense, comme M. Petersen, que le Discours est relatif à l'occupation de Cos en 411, la peste en ques- xli tion aura régné en 420 ; si à l'occupation de 410, elle aura régné en 419 ; si aux hostilités exercées en 407 par Alcibiade, elle aura régné en 416. On peut croire que le Discours a eu en vue cette dernière date; car il représente, comme appartenant à des temps très-rapprochés, la présence d'Hippocrate à Athènes, ses secours contre la peste, la délibération sur le choix d'un médecin pour accompagner l'ex pédition de Sicile, et l'offre qu'il fait d'y envoyer son fils Thessalus à ses dépens. Mais quelle est cette peste dont l'auteur du Discours a eu connaissance, et comment en a-t-il eu connaissance? Ici se présente une conjecture à mon esprit. Il est fait mention dans les écrits hippocratiques d'une épidémie qui affligea la ville de Périnthe (33). A Périnthe nous sommes au nord de la Grèce, et c'est de ces régions que, d'après le Discours, la peste venait. Il est possible qu'elle se soit étendue sur le reste de la Grèce ; il est possible que quelque rhéteur fort ancien ait connu cette épidémie ; il est possible même qu'il l'ait connue par un des membres de la famille d'Hippocrate qui s'est prolongée fort longtemps (34), et qui a pu vouloir se forger des titres de noblesse.

Quoi qu'il en soit de mon hypothèse, je n'en persiste pas moins à penser, quand même il y aurait un fait réel, c'est-à-dire une maladie épidémique autre que la grande peste et qui parcourut la Grèce, je n'en persiste pas moins à croire que le récit contenu dans le Discours est fabuleux. Laissons les textes et voyons les choses. Pour mettre à nu les impossibilités, je xlii change les temps et je transporte la scène en notre temps. Une épidémie éclate en Russie ou en Suède. On vient dire à quelqu'un des médecins en renom de Berlin, de Paris, ou de Londres, qu'une épidémie marche vers l'Occident; aussitôt ce médecin se met en route et, suivant l'épidémie pas à pas, il indique comment les Thessaliens se préserveront du mal qui arrive; il secourt les Macédoniens; il garantit tes Phocéens; il rend même service aux Béotiens; il pourvoit au salut des Athéniens. Partout son intervention est tellement efficace que la reconnaissance des peuples lui accorde les plus grandes récompenses. Tout ceci est une pure fable. Qui ne sait que l'art médical n'a, aujourd'hui encore, aucune ressource décisive contre les grandes épidémies, et que, toutes les fins; qu'on représente un médecin éteignant de lieu en lieu par sa science un fléau de ce genre, on se place dans la légende et le merveilleux. Rappelez-vous les grandes épidémies dont l'histoire médicale fait mention, les grippes, les choléras, les suettes, les varioles, les rougeoles, les scarlatines, les pestes à bubons, les fièvres jaunes, etc., et voyez si jamais on a été assez heureux pour empêcher le mal de sévir. Non, Hippocrate n'a pas préservé la Grèce des, ravages d'une épidémie qui arrivait de loin et qui, conséquemment, était vraiment une grande épidémie; ceux qui lui ont attribué une telle puissance étaient, non des contemporains, mais des rhéteurs qui écrivaient à un moment où sa réputation, déjà grande de son vivant, avait encore grandi et avait pris des proportions légendaires, et il est possible que ce moment ait été peu éloigné de celui de la mort de cet xliii illustre médecin. Je ferai voir dans l'article suivant, qu'en des temps même pleinement historiques, la légende quelquefois suit de près l'homme à la mémoire de qui elle s'attache.

Dira-t-on qu'Hippocrate a seulement prodigué ses secours aux populations souffrantes, et que leur reconnaissante pour des soins médicaux qui furent donnés avec dévouement, mais dont le succès ne dépassa postes succès compatibles avec la gravité du mal accorda en retour des récompenses éclatantes ? Ce serait se mettre en contradiction avec la teneur de ces documents suspects qui impliquent tous que l'efficacité médicale fut exorbitante, et produisit des effets hors de proportion avec la puissance réelle de l'art.

En somme, je résume ainsi ma discussion :

1° La peste dont il est question dans le Discours n'est pas la grande peste de Thucydide ; les dates indiquées empêchent de l'admettre, ainsi que les circonstances de l'invasion; mais, comme cette peste n'a pas d'autre garantie que le Discours, qui est lui-même sujet à des doutes, on ne sait si elle est un fait réel ou due soit à l'imagination d'un rhéteur, soit à quelque confusion.

2° Il est bien vrai que, durant la guerre du Péloponnèse, Cos s'est trouvée à diverses reprises impliquée dans des difficultés avec Athènes. Mais le Discours n'est pas assez explicite pour que nous puissions dire à laquelle des difficultés que nous connaissons par les historiens il est relatif.

3° Le Discours, en rapportant que les rois des Péoniens et des Illyriens, voyant leur pays affligé par xliv la peste, recoururent à Hippocraten (35), suppose que dès lors la renommée de ce médecin était fort grande ; non-seulement elle emplissait la Grèce, mais encore elle en avait dépassé les limites, et était parvenue jusque dans les contrées limitrophes. D'où venait cette grande gloire? Ne semble-t-il pas, à lire ce récit, qu'Hippocrate fût le seul médecin de la Grèce, et que les Péoniens et les Illyriens, abandonnés par lui, demeurassent sans secours ? Suivant moi, il n'y a que la légende qui puisse présenter ainsi les choses, sans tenir compte de la réalité.

4° C'est encore un trait légendaire que de représenter Hippocrate comme ayant le pouvoir de combattre efficacement de lieu en lieu une grande épidémie. Il me semble retrouver ici les traits essentiels du récit relatif à Hippocrate et Artaxerxés. Des deux cotés un roi implore le médecin pour une peste, des deux cotés on offre à Hippocrate des présents considérables, des deux cotés il refuse et les présents et son secours. C'est pour moi une raison de plus de penser que nous sommés ici plutôt sur le terrain de la légende que sur celui de l'histoire.

Hippocrate et Artaxerxés. — Tel est le titre d'un mémoire publié par M. K. E. Chr. Schneider à Breslau (36). Le savant critique recherche si les lettres relatives à l'appel d'Hippocrate en Perse sont authentiques, et si, dans le cas où elles se trouveraient xlv apocryphes, le fait lui-même, c'est-à-dire la demande du célèbre médecin de Cos par Artaxerxés tombe en même temps.

L'authenticité de ces lettres ne tient pas longtemps devant l'examen d'un homme aussi habile. La langue où elles ont été écrites ; la voie par raît, véritables, elles auraient pu venir à la publicité ; le style ; toutes ces notions purement grecques d'Esculape, d'Hercule, de Triptolème, dans la généalogie d'Hippocrate, notions que Pœtus étale dans sa lettre à Artaxerxés; celui-ci demandant Hippocrate par son παρχος de l'Hellespont, ce qui fait croire qu'il se représentait Hippocrate comme étant dans le nord de la Grèce, puis enjoignant aux habitants de Cos de le lui livrer, ce qui fait croire qu'il se représentait Hippocrate comme étant dans cette île; toutes ces difficultés et bien d'autres décident M. Schneider.

« Il est impossible, dit-il p. 109, de considérer notre correspondance comme authentique, et ceux qui pensent que là est le garant de l'appel d'Hippocrate en Perse ont tout droit de ne voir qu'une fable en cet appel. Mais, en prenant ce parti, ils font le procès à la capacité critique, pour ne pas dire au sens commun non pas seulement de Suidas, mais aussi de Soranus, de Galien et de Plutarque, qui ont admis comme vrai le fait sans s'arrêter devant des indices aussi manifestes de l'impureté de la source où ils puisaient. » Pour ne pas concevoir une trop mauvaise opinion de la crédulité de ces auteurs, M. Schneider sépare du reste cinq lettres, celle d'Artaxerxés à Hystanès, celle d'Hystanès à Hippo- xlvi crate, celle d'Hippocrate à Hystanès, celle d'Hippocrate à Démétrius, et celle d'Hystanès à Artaxerxés. Non pas qu'il les regarde comme authentiques ; elles sont pour lui aussi apocryphes que les autres ; mais il les croit plus anciennes et d'une main différente ; et, comme la première ne contient rien de plus que le désir exprimé par Artaxerxés d'avoir auprès de lui un bon médecin et un conseiller capable dans les affaires médicales, ceci n'entraîne en soi aucune difficulté.

L'avantage que M. Schneider trouve dans une telle séparation, c'est qu'ainsi présentée l'histoire est moins absurde, a pu plus facilement être crue par les auteurs subséquents, et, gagnant en vraisemblance, gagne aussi en probabilité. Pourquoi Artaxerxés Ier n'aurait-il pas désiré avoir un médecin grec à sa cour, comme en eurent Darius, fils d'Hystaspes, avant lui, et Artaxerxés II après lui ? Pourquoi Hippocrate n'aurait-il pas été ainsi appelé ? Le fait une fois admis, les lettres, celles du moins que M. Schneider sépare, peuvent à peine être dites apocryphes, ne l'étant pas plus, du moment qu'elles reposeraient sur un fait réel, que les discours mis par les historiens dans la bouche des personnages en des circonstances véritables. Il ajoute qu'avoir indiqué le préfet de l'Hellespont comme chargé d'inviter Hippocrate est un indice important de vérité, car il y avait alors un préfet de l'Hellespont pour le roi de Perse, et Hippocrate résidait de ces côtés.

Inclinant, comme on voit, à croire qu'un fait réel est au fond de cette correspondance, M. Schneider suppose que Dinon ou quelqu'un des historiens grecs xlvii de la Perse (37) en avait parlé, et que là avait puisé l'auteur de nos lettres. Toutefois il convient en même temps qu'elles pourraient être une pure invention, engendrée par la jalousie de l'école de Cos contre l'école de Cnide, qui se vantait d'avoir élevé en Ctésias un médecin du grand roi, et à laquelle sa rivale opposait maintenant dans Hippocrate le contempteur magnanime des richesses et des honneurs de la Perse.

Je crois que ce dernier parti est le plus sûr, on du moins que notre correspondance ne garantit d'aucune façon un fait, en soi très-possible, à savoir qu'Hippocrate ait été appelé par Artaxerxés. Je n'insisterai pas pour faire voir que la séparation proposée par M. Schneider n'est pas très-assurée ; car, dans la lettre d'Artaxerxés à Hystanès, il est dit : " La gloire d'Hippocrate est venue aussi jusqu'à moi, Ἱπποκράτης... καὶ ἐς ἐμὲ κλέος ἀφῖκται. " Cet aussi ne s'explique qu'autant qu'on suppose la lettre de Paetus, qui en effet lui vante la gloire d'Hippocrate. Même remarque pour la lettre d'Hippocrate à Hystanès : Hippocrate dit qu'il ne lui est pas permis de protéger, contre les maladies des Barbares, qui sont les ennemis des Grecs, βαρβάρους νδρας νούσων παειν χθροὺς πάρχοντας λλήνων. Quoiqu'on puisse dire qu'Hippocrate parle ici en général d'un service médical auprès du roi de Perse, cependant il est bien vraisemblable que nous avons une allusion à la demande d'un secours contre la peste, demande qui ouvre notre correspondance. Il me semble que tout ceci est lié indissolublement.

xlviii Je n'insisterai pas non plus pour remarquer qu'attribuer à Dinon ou à tout autre historien grec de la Perse une mention d'Hippocrate et de son appel auprès d'Artaxerxés, est une supposition gratuite. Personne, parmi les écrivains à nous connus, parlant d'un rapport entre Hippocrate et Artaxerxés, ne s'est appuyé de l'autorité d'un des historiens grecs de la Perse (38).

Mais je me contenterai de remarquer qu'une légende, même née en un temps pleinement historique, même produite à une époque peu éloignée de celle du personnage qui en est le sujet, ne garantit aucunement un noyau quelconque de réalité. J'en citerai un exemple irrécusable : Charlemagne, peu de temps après sa mort, devint le texte de légendes héroïques, qui ont donné naissance aux chansons de geste, célèbres dans tout l'Occident. Or, une de ces légendes fait aller Charlemagne à Jérusalem et au tombeau de Jésus. Si, l'histoire véritable étant inconnue d'ailleurs, On concluait du récit légendaire que Charlemagne a fait, soit un pèlerinage, soit une expédition dans la Terre sainte, on se tromperait. Eh bien, pour Hippocrate, l'histoire véritable fait défaut; et, des légendes que l'antiquité nous a transmises sur son compte, rien n'est à tirer, soit pour nier, soit pour affirmer. Il est possible qu'Hippocrate ait été appelé à la cour de Perse ; il est possible que non. Je ne vois xlix pas moyen de tirer aucune certitude des correspondances, qui ont, j'en conviens, paru dignes de foi à Soranus et à Galien, mais qui, restant toujours dépourvues de tout contrôle, et étant manifestement apocryphes, ne valent que ce que vaut une légende (39).

Hippocrate et Perdiccas. — Voici encore un autre coté des légendes hippocratiques. Ce n'est plus avec Xerxès ou Artaxerxés, c'est avec un roi de Macédoine qu'on lui fait déployer sa rare habileté. Je laisse parler M. Greenhill (40): « Littré, dans l'Introduction de son édition d'Hippocrate (t. I, p. 38), rejette avec raison le récit bien connu d'après lequel Hippocrate, concurremment avec Euryphon, fut appelé auprès de Perdiccas II, roi de Macédoine, et s'aperçut à certains signes extérieurs que la maladie du prince était causée par son amour pour une concubine de son père. Mais Littré ajoute : Perdiccas mourut en 414 avant J. C; Hippocrate avait alors quarante-six ans ; ce n'est donc pas dans les dates qui est la difficulté. Cela ne me paraît pas complètement exact, car l'époque du récit est inconciliable avec l'époque généralement admise pour la naissance d'Hippocrate; et c'est là justement que gît peut-être l'objection la mieux fondée contre la vérité de cette anecdote. Soranus, qui la raconte, remarque que le fait se passa après la mort d'Alexandre Ier, père de l Perdiccas; et nous pouvons admettre que ce fait un ou deux ans au plus après le décès de ce prince. L'époque de la mort d'Alexandre n'est pas exactement connue, et la détermination de cette date dépend de la durée du règne de son fils Perdiccas, qui mourut en 414. La plus longue durée qu'on attribue à ce règne est quarante ans, la plus courte vingt. Le dernier de ces calculs placerait l'avènement de Perdiccas au trône l'an 437; Hippocrate n'avait alors que vingt-trois ans, ce n'est pas un âge où un médecin s'est acquis un assez grand renom pour être appelé à la cour due prince étranger. Toutefois, des deux dates, celle de 437 est la plus invraisemblable pour la mort d'Alexandre ; car non-seulement elle porterait le règne de ce prince à plus de soixante ans, mais encore elle supposerait qu'il vécut encore soixante-dix ans après le temps où il eut atteint l'âge de jeune homme. Par ce motif, Clinton, Fasti Hellen. (II, 222), admet avec Dodwel le temps le plus long, quarante ans, pour le règne de Perdiccas, et paraît être arrivé plus près de la vérité en plaçant à l'an 454 l'avènement au trône du fils d'Alexandre ; mais alors Hippocrate, né en 460, n'avait que six ans. »

Le premier livre du Régime et Héraclite. — Dans une thèse intéressante (41), un jeune savant allemand, M. Bernays, s'occupant d'Héraclite, a étendu ses recherches jusque sur le premier livre du Régime. Deux points y sont traités ; l'un accessoire, l'autre essentiel.

Le point accessoire, c'est la composition même du li traité entier. Suivant M. Bernays, les trois livres du Régime ne proviennent pas d'un même auteur. A la vérité il y a dans le préambule du troisième livre un passage qui se réfère au préambule du premier livre; la promesse faite dans le préambule du premier est tenue dans le courant des trois livres, et la question du régime, poursuivie conformément aux divisions indiquées ; la fin du traité des Songes ou quatrième livre rappelle tes livres précédents, et ce traité même est l'achèvement du plan énoncé dans le préambule du premier livre, l'auteur y déclarant qu'il s'occupera des signes présageant les maladies, et les songes y étant considérés comme de tels présages. Mais M. Bernays ne voit dans tons ces repères qu'une fraude pour déguiser un pastiche; le traité du Régime, à son avis, est de différentes époques et de différentes mains, ce sont des livres entiers et des fragments de livres qu'un médecin a cousus ensemble ; et comme ce médecin s'était fait un certain ordre suivant lequel la question du régime se déroulait commodément, il recueillait dans les ouvrages d'autrui tout ce qui allait aux divers chapitres de son propre ouvrage. Et ce compilateur n'a pas complètement caché son plan au lecteur : après avoir dit que les écrivains précédents ont traité, les uns une partie du régime, les autres une antre, et aucun l'ensemble, il ne déclare décidé à user de ces écrits comme il suit : 1° les choses bien dites par les devanciers, il n'est pas possible, s'il veut en écrire autrement, qu'il en écrive bien (42); 2° quant aux choses mal dites, s'il les réfute, lii montrant qu'il n'en est pas ainsi, il n'aura rien obtenu ; mais s'il explique en quoi chaque chose lui paraît bonne, il aura démontré ce qu'il veut démontrer. Ainsi il s'associera aux bonnes choses, il montrera pour les mauvaises ce qu'il en est, et, pour celles que nul des devanciers n'a essayé d'exposer, il fera voir ce qu'il en est aussi (43). De ces passages, M. Bernays conclut que le compilateur a inséré des fragments d'ouvrages très-anciens toutes les fois que ces fragments lui ont convenu, et que là où il n'approuvait pas les ouvrages qu'il copiait, il a tacitement substitué son opinion à la leur.

Je voudrais, si cela m'était possible, réduire ces observations, qui ont du vrai, à leur juste valeur. Le traité du Régime en quatre livres, composé ou non de pièces de rapport, forme un tout où la question est pleinement traitée suivant un certain plan. L'auteur est manifestement un médecin. L'ordre, la disposition et la suite des idées lui appartiennent. Acceptant ce qui lui paraissait bon chez ses devanciers, il a exposé ses idées propres là où celles des autres ne lui plaisaient pas. Il s'attribue expressément la découverte d'une théorie à laquelle il attache une grande importance (t. VI, p. 473). On voit que ce compilateur ne l'est point autant qu'on pourrait le croire, d'après M. Bernays. Mais, d'autre part, il est certain qu'il a emprunté à Héraclite toute une doctrine ; cet emprunt, il l'a fait probablement en conservant beaucoup des tournures, des expressions, des comparaisons du philosophe; et c'est sans doute ce liii qui fait que la partie du premier livre, où se trouve surtout cet emprunt, a une physionomie si différente des autres.

En effet (et c'est là le point essentiel pour M. Bernays et celui aussi qu'il a très-nettement démontré), Héraclite a été le guide de notre auteur pour les questions relatives à la composition primordiale des êtres. L'auteur hippocratique dit que l'eau est la nourriture du feu (44). Héraclite avait dit avant lui que pour le feu il n'y a pas d'autre nourriture que l'humide (45). L'auteur hippocratique assure qu'il faut s'en rapporter plutôt à la raison qu'aux yeux (46); Héraclite a jugé que les yeux, non moins que les oreilles, étaient de mauvais témoins quand la raison fait défaut. La route, en haut et en bas, ὁδὸς νω κα κάτω (47), est une figure propre à Héraclite. Les parties de parties, μέρεα μερέων, dont parle l'auteur hippocratique (48), sont une expression dont s'était servi Enesidème conformément à la doctrine d'Héraclite (49). Enfin le célèbre passage d'Héraclite συνψειας ολα κα οχί ολα, συμφερόμενον κα διαφερόμενον, συνδον κα διδον, κα κ πάντων ν κα ξ νς πάντα, est le type d'un passage très-semblable dans le livre du Régime (50).

D'un passage sur la musique (du Régime, I, 8).

liv - J'ai consulté sur ce passage mon servant confrère M. Vincent, si connu par ses travaux dans la musique ancienne ; il m'a donné l'explication suivante : " Lorsque la lyre est bien accordée, que l'accord en est exact (ἁρμονίης ρθς), on peut lui faire rendre trois consonnances (συμφωνίας τρεῖς : ces trois consonnances sont : la quarte, la quinte et l'octave). Mais si l'accord est mauvais, si une seule corde n'a point reçu son degré de tension normale, on ne peut plus rien tirer de bon de l'instrument, soit que l'on essaye (je lirais γευηθ) la première consonnance ( la quarte), la seconde (la quinte) ou l'octave (διὰ παντὸς, au lieu de δι πασῶν, expression usitée). »

Cette explication concourt pleinement avec les corrections ingénieuses que M. Bernays (p. 18), propose : ξυλλα6ν pour ξυλβδην, désignant la quarte; δι' ὀξειῶν au lieu de διεξίων, désignant la quinte. M. Bernays, dans le courant de son travail, a signalé différentes corrections du texte hippocratique, plus ou moins importantes, plus ou moins conjecturales. Mais il en est une qui me paraît parfaitement sûre et que par conséquent je consigne ici. Τ. VI, p. 496, l. 4 et 5, j'ai, conformément au texte de vulg., imprimé : γνώσις ἀνθρώποισιν. Ἀγωνίη, παιδοτριβίη κτλ. Il faut lire : ἀνθρώποισι γνσις, άγνωσίη. Παιδοτριβίη κτλ. M. Bernays remarque que dans Lucien, Vit. Auct., ch. xiii, Heraclite s'écrie : Καὶ ἐστι τωὐτὸ τέρψις τερψίη, γνσις γνωσίη. Ce passage ne laisse pas de doute sur la lecture de notre texte. J'ajouterai que c'est aussi la leçon du manuscrit de Vienne, comme on peut le voir dans mes variantes.

Sphacèle du cerveau. — J'ai essayé, p. 3 de ce lv volume, de donner une explication d'un sphacèle du cerveau, indiqué au deuxième Livre des Maladies, § 5 et § 20, et au troisième Livre des Maladies, § 4. Mon explication étant fort conjecturale, c'est une raison pour moi de chercher d'autres rapprochements. Aussi, j'indique au lecteur une affection qui a été décrite par M. le docteur Semanas (51) : « En 1846 et 1847, pendant qu'il exerçait la médecine à Alger, il observa un certain nombre de cas d'affections vertigineuses dont les symptômes lui parurent tout d'abord rappeler assez exactement le mal de mer. Des individus qui s'étaient couchés bien portants se trouvaient réveillés au milieu de la nuit par des sueurs abondantes et par des maux de cœur intenses; puis des vomissements auxquels se joignaient souvent des tranchées suivies de diarrhées ; ralentissement du pouls et vertiges. Le matin les malades se sentaient soulagés; ils passaient assez bien la journée ; mais les accidents reparaissaient la nuit suivante. Le symptôme le plus caractéristique de cette affection était le vertige ; ce vertige était tel, que ceux des malades qui avaient navigué ne pouvaient mieux le comparer qu'à celui que provoque la mer. On remarquera que cette affection a été observée dans une contrée essentiellement sujette aux fièvres paludéennes. »

(1) Hippocratis nomine quae circumferuntur scripta ad temporis rationes disposita. Hamburgi, 1839, in-4°.

(2) Zeit und Lebensverhältnisse des Htppokrates. Philologue, iv Jahrg. 2.

(3) T.II, p. v.

(4) Δαρεος Κύρου πόγονος στάσπου δ ίος τος μάγοις πιθέμενος κα κρατήσας βασίλευε μέχρι συμπληρὼσεως ερουσαλήμ ἔτη ἓξ καὶ  πρὸς τούτοις ἕτερα λ'. π τούτου πποκράτης ατρς γνωρίζετο.

(5) Δημόκριτος—κμαζεν· πποκράτης Κος ατρν ριστος γνωρίζετο Ἀσκληπιάδης τ γένος· Δικτάτωρ ν ώμ πρῶτος κατεστήθη, Ῥοῦφος Λάρτιος.

(6) Τότε κα Δημόκριτος βδηρτης φυσικς φιλόσοφος γνωρίζετο κα μπεδοκλ; Ἀκραγαντνος, Ζήνων τε κα Παρμενίδης φιλόσοφος κα Ἱππολράτης Κος.

(7) Μετ τούτου ρταξέρξης μακρόχειρ, ἀφ' ᾧ Σοφοκλς κα ράκλειτος, ναξαγόρας κα Πυθαγόρας κα Θουκυδίδης καὶ Εριπίδης καὶ ρόδοτος κα Ἐμπεδωκλῆς καὶ Διογένης κα Ἱπποκράτης, Πλάθων καὶ Ἀριστοτέλης ἐγνωρίζοντο.

(8) Ceci est la conjecture de M. Petersen, laquelle, on le verra plus tard, n'est pas parfaitement sûre.

(9) Voy. t. II, p. xii, les raisons que j'ai fait valoir contre cet argument. On ne peut se fier à Platon, qui ne tient pas à scrupule d'observer dans ses dialogues une exacte chronologie.

(10) Voy. t. II, p. xviii.

(11) 1 Même dans ces termes la chose ne serait pas Impossible. Mais qu'on relise (t. Il de mon édition, p. xvii) les vers d'Aristophane, et l'on verra combien l'allusion du poète est fugitive, et combien il est difficile d'y trouver la certitude qu'il s'agit vraiment d'Hippocrate et de son livre.

(12) Voy. t. II, p. xvii.

(13) Voy. t. IV, p. 431.

(14) Il propose de lire Λυσίμαχος, auteur cité à différentes reprises par Erotien, ou Καλλίμαχος. — Je remarque que M. Schneider, dans le Mémoire que j'analyse plus loin, est d'avis de s'en tenir à la date fournie par cet Istomachus, quel que soit son nom.

(15) T. II, p. xxiv.

(16) Voy. le IIe livre des Maladies, §§ 2,6, 8 et 41 ; le livre des Affections internes, §§ 3, 5,7,12, 16, 27 et 29.

(17) Ἐκ πατρίδος τῆς μετέρης πλα πολέμια μ ρασθαι. C'est ainsi que M. Petersen traduit cette expression. Mais, indépendamment du doute que je conserve sur la traduction de πλα πολέμια par place d'armes, je remarque que le texte n'est pas même certain. Les mas. 2254, 2144,2140, 2243, 2145 sont mutilés en cet endroit ; le ms. 2141 a bien μετέρης ; mais les mass. 2146 et 2142 ont ὑμετέρης, ce qui changerait complètement le sens. Je crois même que le résultat de cette discussion sera de montrer qu'il faut lire en effet ὑμετέρης.

(18) Ces mots d'Hérodote paaissent se prêter à un autre sens que celui qu'indique M. Petersen, et signifier seulement, suivant le pléonasme habituel à l'Ionisme, que le temple actuel n'existait pas alors.

(19) ν δ τ ατ χωρίον τέ στι καλούμενον Βσααι, καὶ ναός το πόλλωνος το Ἐπικουοίου. Τ δ νομα ἐγένετο Ἀπόλλωνι ἐπικουρήσαντι ἐπὶ νόσ λοιμώδει· καθότι καὶ παρ' θηναίος πωνυμίαν ἔλαβεν Ἀλεξίκακος, ποτρέψας καὶ τούτοις τν νόσον. ἔπαυσε δ ὑπὸ τν τῶν Πελοποννησίων κα θηναίων πόλεμον καὶ τοῖς Φιγαλας, καὶ οὐχ ἑτέρῳ καιρῷ· μαρτύρια δὲ αἱ.... τε πικλήσεις μφότεραι τοῦ Ἀπόλλωνος ἐοικός τι ὑποσημαίνουσαι, καί Ἰκτῖνος ὁ ἀρχιτέκτων τοῦ ἐν Φλιγαλίᾳ ναοῦ, γεγονὼς τῇ ἡλικίᾳ κατὰ Περικλέα, καὶ Ἀθηναίοις τὸν παρθένωνα καλούμενον κατασκευάσας.

(20) Ἐς μὲν πελοόννησον οὐκ ἐσῆλθεν ὅτι καὶ ἄξιον λόγου (II, 54)

(21) Εὐφρένωρ... καὶ πλησίου ἐποίησεν ἐν τῷ ναῷ τὸν Ἀπόλλωνοϲ πατρῷον ἐπίκλησι, πρὸ δὲ τοῦ νεὼ τὸν μὲν Λουχάρης, ὃν δὲ καλοῦσιν Ἀλεξίκακον, Κάλαμις ἐποίησε(I, 3, 4)

(22) M. Petersen ajoute â ces honneurs : la permission pour les éphèbes de Cos de participer aux exercices des éphèbes athéniens. Ceci est une inexactitude : la permission appartient ua Décret et ne figure pas dans le Discours.

(23)  Voy. plus haut la note de la p. xviii.

(24) Voy. plus loin une rectification à cette traduction, p. xxxviii.

(25) A la vérité M. Petersen n'insiste que légèrement sur cet argument; mais ce refus d'Hippocrate est trop problématique pour qu'on puisse s'y appuyer dans la discussion.

(26) M. Petersen voit en ceci un grand arguent pour admettre que notre document est contemporan. Mais qui ne sait combien est douteux le refus d'Hippocrate?

(27) Denys d'Halicarnasse, dans son traité de l'Éloquence de Démosthène, c. iii, p. 956, cite un fragment d'un discours politique de Thrasymachus; et le fragment d'une harangue pour les Larisséens, rapporté par Clément d'Alexandrie (Strom., VI, p. 624), paraît appartenir a un discours de ce genre. Il est remarquable, ajoute M. Petersen, qu'il ait justement écrit une harangue pour la ville de Larlsse, où Hippocrate résidait alors; circonstance qui appuie la croyance à des rapports d'Hippocrate avec lui et son école.

(28)  Je pense que M. Petersen fait commencer le ive siècle à 400, et non à 301, c'est-à-dire qu'il compte en descendant vers l'ère chrétienne et non en remontant. Ainsi le Discours aurait été écrit entre 400 et 350, et non en l'an 412, au moment même de l'affaire. Ceci permet de concilier quelques difficultés.

(29) Voy. ce passage que j'ai cité t. II, p. xiv.

(30) Voici le texte entier : πατρ, νδρες θηναοι, κα γ αἰτέομεθα ὑμεῖς, οτω γρ επεν λευθέρους κα φίλους παρ φίλων τυχεν ἐλευθέρων, κ πατρίδος τς μετέρης (l. μετερης) πλα πολέμια μ ρασθαι· εἰ δὲ δεῖ, σπερ σως δε τοςπρ τς ατν προεληλυθότας, κα δεόμεθα μ μας όντας ξιωμάτων μεγάλων καὶ τοιουτων προΰπάρξαντας ἐν δούλων μοίρ τιθήσεσθαι· τι δ, καὶ γρ οτως ρμόσει λέγειν, κετεώομεν μ ποιήσασθαι τ μέτερα μν ατος δουρκτητα.

(31) Uhe expression- tres-semblable se trouve uir peu plus haut :   πατρς ἡ ἡμετέρη... ὡς μὴ καθ' ὑμέων... ὅπλα πολέμια λάβῃ.

(32) Ἐρρύσατο δὲ τὴν ἑαυτοῦ πατρίδα πολεμεῖσθαι μέλλουσαν !υπὸ Ἀθηναίων, Θεσσαλῶν δεηθεὶς ἐπιβοηθῆσαι

(33)  Voy. t. V, p. 261 et 331.

(34) Voy. t. I. p. 36.

(35) Οἱ τούτων τν έθνων βασιλήες, κατ δόξαν ητρικν, ληθς ἐοῦσα πανταχόθεν σχυεν ρχεσθαι, κα κατ πατρς το μέο, πέμπουσιν κτλ.— La gloire médicale qui, quand elle est véritable, a la force d'aller partout : voilà une phrase qui m'est suspecte et qui, à elle seule, me ferait, je crois, rejeter l'authenticité de ce Discours.

(36) Janus, t. I, p. 86.

(37) Il y en avait plusieurs. Voy. Heeren, de Fontibms Plutarchi, p. 94 et 96.

(38) Ce qui montre le peu de fol qu'on peut accorder à ces dires et l'absence d'un fondement historique sérieux, ce sont les variations. Ainsi, d'après un renseignement conservé par Stobée (Serm. xiii) Hippocrate est mis en rapport non pas avec Artaxerce, mais avec Xercès; et, comme, pour l'engager à se rendre à la cour de Perse, on lui faisait valoir la bonté du prince, il répondit : Je n'ai pas besoin d'un bon maître.

(39) J'ai dit (t I, p. 32) que Phérécyde, un des garants, cités par Soranus, pour la généalogie d'Hippocrate, était tout à fait inconnu. M. Schneider pense que ce Phérécyde n'est autre que le célèbre généalogiste (comp. Pherecydis fragmenta, par Sturz, p. 58), dont le témoignage a pu être invoqué par Ératosthène dans la généalogie des anciens Asclépiades; aussi Soranus le nomme-t-il après Ératosthène.

(40) Bemerkungen zu einer Hippocrates betreffenden Anecdote von Dr .Greenhill, Prof, in Oxford; Janus, t. III, p. 357.

(41) } Heractiteae Particula I Scripsit Jacobus Besnays, Hamburgeoris. Bonnae, 1848.

(42) Du Régime, I, 1.

(43) Du Régime, I, 1.

(44) Du Régime, 1,3.

(45) Τὸ ὑγρὸν τ πυρ τροφν εναι μόνον, ap. Arist Meteor., Β 2, p. 355, a 5,Bek.

(46) Du Régime, I, 4.

(47) Frag. 22, p. 364. Schlciermacher, Muséum d. Alt Win., I.

(48)  Du Régime, I, 6.

(49)  Du Régime, I, 6.

(50) Sextus Emp. adv. Math., IX, 337.

(51) Du Mal de mer, Paris, 1850. Je ite d'après la Gaz. médicale de Paris, 1850, p. 739.

 

urée du règne de son fils Perdiccas, qui mourut en