OEUVRES D'HIPPOCRATE
NOTICE SUR HIPPOCRATE.
S'IL ne s'agissait pour le biographe d'Hippocrate que de
recueillir les témoignages incontestables sur la vie de cet illustre médecin
dont la renommée a rempli tous les âges, il lui suffirait de quelques lignes
pour accomplir sa tâche : mais peu satisfaits d'un petit nombre de
renseignements qui leur paraissaient sans doute réduire à de trop mesquines
proportions l'image auguste du prince de la médecine, quelques panégyristes se
sont plu à charger la vie d'Hippocrate d'une foule de récits dont la plupart
sont incertains, et dont plusieurs sont évidemment faux, et même absurdes. Ces
panégyristes ont assurément prétendu, par des ornements étrangers et par le
prestige du merveilleux, rehausser le mérite et étendre la gloire de leur
héros, comme si les immortels ouvrages du chef de l'école de Cos ne lui
assuraient pas un nom plus illustre et plus durable que cette gloire factice
appuyée sur des narrations convaincues d'imposture et de ridicule au plus
simple examen.
Ainsi, l'œuvre du biographe d'Hippocrate consiste moins à édifier qu'à
détruire ; moins à dire ce qu'il y a de vrai qu'à montrer ce qu'il y a de
faux ou d'incertain, en un mot moins à raconter comme historien que comme
critique. Jusqu'à ces derniers temps les antiques récits sur la vie du
médecin de Cos ont été acceptés avec une foi robuste. Et malgré les
recherches de Schulz, de Grimm, d'Ackermann et de Sprengel, en Allemagne, on
trouve reproduites dans les biographies françaises les plus modernes (j'en
excepte le Dict. hist. de la méd. anc. et mod. ), presque toutes les
fables imaginées sur le compte d'Hippocrate. Mais depuis la critique sévère
et animée due M. Houdart en a faite, depuis les travaux de M. Littré, il n'est
personne, je pense, qui oserait se déclarer le défenseur des récits que nous
ont laissés Soranus, Suidas et Tzetzes.
Après avoir rapporté les témoignages positifs sur l'existence, la patrie, la
famille, la profession d'Hippocrate, et sur la manière dont il l'exerçait,
j'interrogerai les biographies anciennes, j'apprécierai les sources d'où elles
ont été tirées, et par conséquent leur autorité et le degré de créance
qu'on doit avoir pour ce qu'elles racontent ; je suivrai plus particulièrement
dans cette notice Schulz, le premier historien critique d'Hippocrate
(01),
Ackermann (02),
Pierer (03),
MM. Houdart (04)
et Littré (05),
laissant de côté les autres vies d'Hippocrate, car elles ne sont que la
reproduction ou l'amplification de celle que nous avons sous le nom de Soranus.
On ne peut, sans violer toutes les règles de la critique historique, soutenir
avec M. Boulet (06)
qu'Hippocrate n'a jamais existé. Platon, contemporain du médecin de Cos, mais
plus âgé que lui, le cite positivement par son nom. Ctésias de Cnide,
contemporain d'Hippocrate, et son parent, puisqu'il était de la famille des
Asclépiades, mais plus jeune que lui, l'avait blâmé de ce qu'il réduisait la
cuisse luxée, prétendant que la luxation se reproduisait aussitôt (07).
Aristote enfin, qui ne s'éloigne guère de l'époque d'Hippocrate, le cite
également par son nom. Je reviens à Platon.
On lit dans le Protagoras (initio ; éd. d'Estienne, p. 311) :
"Dis-moi, ô Hippocrate, si tu voulais aller trouver ton homonyme,
Hippocrate de Cos (08),
de la famille des Asclépiades, et lui donner une somme d'argent pour ton compte
; et si l'on te demandait à quel personnage tu portes de l'argent, en le
portant à Hippocrate, que répondrais-tu ? - Que je le lui porte en sa qualité
de médecin. - Dans quel but ? - Pour devenir médecin moi-même." Trad. de
M. Littré, t. I, p. 29.
Ces quelques lignes prouvent avec une complète évidence qu'Hippocrate était
contemporain de Platon et même de Socrate, puisque c'est ce dernier qui est
censé parler ; qu'il était de Cos, de la famille des Asclépiades ; qu'il
était médecin et enseignant son art pour, de l'argent. Nous y voyons en même
temps, comme le remarque très bien M. Littré, que du temps même de Platon, la
réputation d'Hippocrate avait dépassé le lieu de sa naissance et était
arrivée jusqu'aux jardins de l'Académie. Du reste, il faut que cette
réputation se soit rapidement étendue, puisque Ctésias et d'autres médecins,
au rapport de Galien (loc. cit. ), s'étaient arrêtés à critiquer une
pratique chirurgicale du médecin de Cos, puisque peu de temps après lui,
Aristote écrivait (de la Politique, IV, vulg. VII, cap. 4, 2, t. II, p.
27, édition de M. Barth. St.-H. ) : « Je puis dire d'Hippocrate, non pas comme
homme, mais comme médecin, qu'il est beaucoup plus grand qu'un autre homme
d'une taille plus élevée, que la sienne. » Nous savons encore par un texte de
Platon, qu'Hippocrate était un écrivain plein d'autorité, puisque le chef de
l'Académie s'appuyait de l'opinion du chef de l'école de Cos, et qu'il paraît
même avoir puisé dans ses écrits en traitant de la physiologie ou de la
médecine dans le Timée et dans d'autres ouvrages. Galien, dans son traité de Dogmatibus
Hipp. et Plat., et dans les fragments qui nous restent de son travail sur le
Timée, M. Thiersch dans son Spécimen edit. Symp. Plat., et M.
Martin, dans ses études sur le Timée, ont établi ce fait d'une manière
positive. Voici, du reste, le passage de Platon que je signalais tout à
l'heure, il se trouve dans le Phèdre. J'emprunte la traduction qu'en a faite M.
Littré. : « - Socrate. Penses-tu qu'on puisse
comprendre, jusqu'à un certain point, la nature de l'âme, sans étudier la
nature de l'ensemble des choses ?- Phèdre. Si l'on en croit Hippocrate,
le fils des Asclépiades, on ne peut comprendre même la nature du corps sans
cette méthode. - Socrate. C'est très bien, mon ami, qu'Hippocrate
s'exprime ainsi. Mais outre Hippocrate, il faut interroger la raison, et
examiner si elle s'accorde avec lui. - Phèdre. Sans doute. Socrate.
Vois donc ce qu'Hippocrate et la raison pourraient dire sur la nature. »
Ce passage est doublement important : il prouve l'estime que Platon avait pour
le médecin de Cos ; il a permis en outre, à M. Littré, de rapporter à
Hippocrate, avec une grande apparence de certitude, un traité, celui de
l'Ancienne Médecine, que les critiqués antérieurs s'accordaient à lui
refuser. M. Littré (t. Ier, p. 294 et suiv.), par une savante et
ingénieuse argumentation, a établi que c'est à ce traité que Platon fait
allusion, et non à un livre perdu ou, comme le voulait Galien, au traité de
la Nature de l'homme.
Ces renseignements seraient assurément suffisants pour des esprits
raisonnables, et l'on s'estimerait fort heureux d'en posséder de semblables sur
Orphée, sur Homère, et même sur tant d'autres grands hommes, plus rapprochés
de nous qu'Hippocrate, et dont on conserve religieusement les écrits sans rien
savoir de leur origine et de leur vie. Mais puisqu'il a plu à Soranus et à
d'autres de doubler notre tâche et d'exercer leur imagination et notre patience
avec leurs légendes, puisque ces légendes ont été acceptées comme récits
véridiques, il me faut bien entrer dans quelques détails sur le compte de ces
biographes et essayer de déterminer ce que nous devons admettre ou rejeter de
leurs témoignages.
II existe trois vies anciennes d'Hippocrate : la première en date a été faite
d'après Soranus (katŒ Svranñn
) et non par Soranus, comme on le dit habituellement. L'auteur de cette vie est
absolument inconnu, je le désigne sous le nom de Biographe anonyme ; on
ne sait pas non plus d'après quel Soranus il a écrit 9.
Il y a quatre Soranus : l'un d'Éphèse, dont on a un ouvrage sur les
Maladies des femmes, ouvrage plusieurs fois cité dans le cours de ce
volume, l'autre, également d'Éphèse, et qui avait écrit la Biographie des
Médecins ; c'est sans doute celui dont parle Tzetzes, et non, comme le
pense Ackermann, le premier Soranus qui florissait sous Trajan et Hadrien. Le
troisième Soranus, qui était de Cos, est cité par l'auteur même de la
biographie dont nous nous occupons ; enfin, Suidas nomme un quatrième Soranus
de Cilicie. Ces écrivains, quel que soit du reste celui qu'on veuille admettre,
n'ont par eux-mêmes aucune autorité, et l'on ne saurait avoir aucune foi en
des témoins qui viennent déposer sur un fait plus de cinq cents ans après que
ce fait a eu lieu. Ainsi, avant même d'entrer dans l'examen de leurs récits,
on peut déjà, sans être taxé de rigorisme, les récuser par avance. Les
historiens sur lesquels s'appuie le Biographe anonyme d'Hippocrate, ou
plutôt le Soranus auquel il emprunte son récit, ne méritent guère plus de
confiance. Ce sont Phérécide, Apollodore, Arius de Tarse, Soranus de Cos,
Hystomaque, Andréas de Caryste et Érathosthène. Phérécide est tout à fait
inconnu ; Arius, si toutefois c'est celui dont parle Galien dans son traité
de la Composition des médicaments, n'est guère plus connu ; il est du
reste, comme le remarque M. Littré (t. 1, p. 32), bien postérieur aux faits
qu'il racontait. Apollodore vivait vers le milieu du IIe siècle
avant Jésus-Christ. Hystomaque avait, il est vrai, composé un traité sur la
Secte d'Hippocrate, mais on n'en sait pas davantage sur ce personnage.
Soranus de Cos n'est mentionné que par le Biographe anonyme. Quant à
Eratosthène, voici ce qu'en dit M. Littré (t.1, p. 32) : « Ératosthène
mérite beaucoup plus d'attention ; c'était un savant qui fleurit à Alexandrie
, vers l'an 260 avant Jésus-Christ, environ deux cents ans après Hippocrate.
Ses recherches qui ont embrassé la chronologie, ne paraissent pas avoir jeu
d'autre objet, touchant le médecin de Cos, que sa généalogie. Sur ce point,
elles sont dignes de beaucoup de confiance, au moins, dans ce qui est relatif à
l'époque de la naissance d'Hippocrate. Car il était astronome, chronologiste
et trouvait à la grande bibliothèque d'Alexandrie une foule de documents
depuis longtemps anéantis.
Voyons maintenant à quelles sources ces auteurs ont puisé les renseignements
qu'ils ont transmis aux biographes subséquents. Les détails généalogiques et
chronologiques semblent, comme on vient de le voir, avoir été pris, soit dans
quelques généalogies historiques, soit dans quelques papiers de famille des
Hippocrate, car les listes qu'on a dressées des ascendants et descendants du
grand Hippocrate, porteraient à croire qu'il restait des traces authentiques de
cette famille. On peut donc se fier jusqu'à un certain point aux détails qui
ne se contredisent pas par trop et qui sont acceptables en eux-mêmes. Quant aux
récits sur la délivrance de Cos par Hippocrate, sur les merveilles qu'il fit
lors de la peste d'Athènes, sur son voyage à la cour de Perdiccas, sur son
refus d'aller porter secours aux Barbares , tout cela est évidemment ou le
fruit de l'imagination, ou puisé dans les Lettres, Décrets et Discours
qui se trouvent joints aux oeuvres d'Hippocrate, pièces qui portent en
elles-mêmes des traces incontestables de supposition, et que tous les critiques
ont unanimement rejetées comme l'ouvrage de quelques maladroits faussaires qui
souvent n'ont pas même mis la vraisemblance de leur côté (10).
Avoir apprécié la valeur intrinsèque de la biographie d'après Soranus, c'est
avoir jugé celles de Suidas (11)
et de Tzetzes (12),
qui ont écrit d'après cette biographie, d'après les Lettres, Décrets
et Discours, enfin, d'après certains auteurs qu'ils ne nomment pas.
Ces préliminaires établis, je vais raconter et discuter brièvement les
principales circonstances que l'on trouve dans ces trois vies. Et d'abord il est
certain que ceux-là racontent une chose fort douteuse qui, avec Tzetzes, Meibom
(dans son éd. du Serment), Le Clerc (dans son Histoire de la
Médecine), et quelques autres, présentent Hippocrate comme le
dix-neuvième ou le dix-septième descendant d'Esculape, et le font remonter
jusqu'à ce dieu lui-même en énumérant un à un tous ses ancêtres. On tient
cependant comme positif qu'il était de la famille des Asclépiades, lesquels,
avant lui, étaient presque les seuls qui exerçassent la médecine.
Platon, comme nous l'avons vu, dit positivement qu'il était de cette famille :
mais il ne serait pas juste d'en conclure qu'il était de la race d'Esculape ;
tous ceux, en effet, que les Asclépiades recevaient dans leur collège ne
pouvaient prétendre à l'honneur de descendre du dieu (13).
Tous les écrivains, et parmi eux le plus ancien, Platon, s'accordent à dire
qu'Hippocrate naquit dans l'île de Cos. Héraclide, son père, était un
médecin de la branche des Asclépiades, qui tirait son origine de Nébrus, le
plus illustre parmi eux. Sa mère, au dire du Biographe anonyme, avait nom
Phaenarète, et descendait d'Hercule. Pour le distinguer de ses homonymes (14),
Platon appelle Hippocrate tòn KÇon,
et tòn tÇn ƒAsklhpiadÇn.
Ce surnom lui est resté. L'épithète de Grand est souvent ajoutée à son nom
par Galien et par les médecins modernes, à cause de la célébrité de sa
doctrine. Il était contemporain de Socrate et de Platon , plus jeune que le
premier, plus âgé que le second ; il avait donc vu la guerre du Péloponnèse,
et il paraît avoir vécu jusqu'au temps de Philippe, roi de Macédoine Le
Biographe anonyme rapporte d'après Hystomaque, qu'Hippocrate naquit la
première année de la LXXXe olympiade (460 ans avant J. C.) ; le
même auteur, d'après Soranus de Cos, qui avait fouillé les bibliothèques de
cette ville, fixe la date au vingt-septième jour du mois d'Agrianus, sous le
règne d'Abriadès, roi de cette île, et il ajoute qu'à cette époque les
habitants de Cos font des sacrifices à Hippocrate. Suivant ses historiographes,
Hippocrate avait eu pour maître, en médecine, d'abord son pète Héraclide,
puis Hérodicus de Sélymbrie (en Thrace), auteur de la Médecine gymnastique.
Platon a parlé de cet Hérodicus (Rep., III, p. 201, éd. Bip. ) comme
d'un contemporain ; cette circonstance seule peut servir à appuyer l'assertion
de ces biographes. Suidas ajoute que quelques-uns ont dit qu'Hippocrate avait
aussi reçu des leçons de Prodicus. Il s'agit sans doute de Prodicus de Cos,
élève de Protagoras, qui florissait dans la LXXXVIe Olympiade , à
moins qu'on ne suppose, avec Ackermann, que par ces noms divers les auteurs dé
la vie d'Hippocrate, qui ont servi de guides à Suidas, n'ont voulu désigner
qu'un seul homme, c'est-à-dire Hérodicus, et que cette confusion est venue de
la ressemblance des lettres grecques H et II. Ce que dit d'Hérodicus l'auteur
du sixième livre des Epidémies, ne prouve nullement qu'il fut le
maître d'Hippocrate ; cet ouvrage, du reste, est apocryphe. Le Biographe
anonyme, et après lui Suidas, rapportent, mais sous une forme dubitative, qu'il
suivit aussi les leçons de Gorgias de Léontium, rhéteur et philosophe, et que
dans sa jeunesse il alla même auprès de Démocrite d'Abdère, alors fort
âgé, étudier la philosophie. Celse (I, in proaem. ) donne également
cette dernière circonstance comme douteuse.
Il paraît aussi qu'Hippocrate exerça l'art de guérir en qualité de médecin périodeute
(ambulant), principalement à Thasos, puis à Abdère, à Larisse, à Mélibée
et à Cyzique, villes de la Thessalie peu éloignées de Thasos. Il cite, en
effet, toutes ces villes dans les livres I et III des Epidémies. Les
descriptions pleines de vérité que l'on trouve dans les ouvrages qu'on peut
lui attribuer, semblent prouver qu'il a beaucoup voyagé. Ainsi, on peut
conclure, avec une grande apparence de raison, d'après les notions qu'il en
donne, notions qui ne pouvaient être fournies que par un observateur attentif,
qu'il avait parcouru une grande partie de l'Asie, principalement les provinces
septentrionales de l'Asie Mineure. Il est également probable que ce fut après
avoir acquis, dans ses voyages, une grande expérience et de la réputation,
qu'il revint dans sa patrie, pour y enseigner la médecine, et pour déposer
dans ses immortels ouvrages le fruit de sa longue pratique et de ses nombreuses
observations.
S'il faut en croire le Biographe anonyme, Hippocrate retourna en Grèce dans sa
vieillesse, et mourut près de Larisse, âgé de quatre-vingt-cinq ans, dans la
CIIe Olympiade. Mais, d'après ce même auteur, les biographes
n'étaient pas d'accord sur cette date. Certains faisaient vivre Hippocrate
jusqu'à quatre-vingt-dix ans, d'autres jusqu'à cent quatre ; d'autres enfin,
ne pouvant se décider à laisser mourir un homme aussi illustre, poussaient sa
carrière jusqu'à cent neuf ans. L'on s'est enfin arrêté ; et, comme le dit
spirituellement M. Houdart (p. 69), on a pensé que c'était bien assez pour
mériter le beau titre de divin vieillard. Le même critique remarque très
judicieusement que Pline et Lucien, dans leurs traités de Ceux qui ont vécu
longtemps, n'ont pas parlé d'Hippocrate, dont la gloire ne pouvait leur
être inconnue, puisqu'ils parlent de lui en plusieurs endroits de leurs livres.
Ils ont mentionné Platon qui n'a vécu que quatre-vingts ans ; et, ce qu'il y a
de plus extraordinaire encore, ils ont cité Démocrite et Gorgias ; Démocrite
qui joue un si grand rôle dans la vie d'Hippocrate, Gorgias qui passe pour
avoir été son précepteur. Assurément si Hippocrate eût fourni une aussi
longue carrière que ses biographes le prétendent, il n'aurait pas été omis
dans cette liste. Mais il y a encore une autre circonstance qui n'a pas été
relevée, et qui prouve combien nous devons accorder peu de confiance à tout ce
que nous rapportent les historiographes du chef de l'école de Cos. Soranus nous
dit qu'Hippocrate est mort à peu près dans le même temps que Démocrite, et
Suidas prétend qu'Hippocrate encore jeune alla recevoir des leçons de
Démocrite déja vieux ; il y a là une flagrante contradiction. En effet, si
Hippocrate était encore jeune quand Démocrite était déjà vieux, et s'ils
sont morts en même temps, il faudra admettre que le premier est mort avant
l'époque même la moins reculée que fixent ses biographes, ou que le second
est mort à un âge prodigieusement avancé, et c'est déjà bien assez de le
faire mourir à cent neuf ans. Du reste, le calcul est très simple. Supposons
qu'Hippocrate avait vingt ans et Démocrite soixante quand ils se sont vus pour
la première fois à titre de maître et de disciple, Démocrite aurait eu cent
vingt-cinq ans quand Hippocrate en avait quatre-vingt-cinq, ou bien Hippocrate
n'en avait que soixante-neuf quand Démocrite en avait cent neuf. Ainsi, de
quelque manière qu'on s'y prenne, on restera convaincu qu'il est impossible de
savoir rien de positif sur l'âge qu'Hippocrate avait quand il mourut, et que
rien ne lui assure le litre de divin vieillard. Il fut, dit-on, enterré entre
Gyrtone et Larisse ; le Biographe anonyme prétend même que de son temps le
tombeau d'Hippocrate existait encore. Il eut pour fils Thessalus et Dracon, et
pour gendre Polybe, qui lui succéda dans l'enseignement de la médecine à Cos
(Galien, Com. in lib. de Nat. hom., t. XVI, p. 11, éd. de K. ). On doit
croire aussi qu'il eut de nombreux disciples, parmi lesquels Galien, dans son
commentaire sur le traité du Régime, cite Dexippe et Apollonius.
Tout ce que j'ai rapporté jusqu'à présent sur la vie d'Hippocrate présente
de grandes incertitudes, mais offre au moins quelque vraisemblance, et l'on peut
admettre ces renseignements sans paraître trop crédule ; mais toutes les
circonstances suivantes tiennent évidemment du roman, et semblent des contes
faits à plaisir. Ainsi, le Biographe anonyme fait venir Hippocrate avec
Euryphon de Cnide pour traiter Perdiccas II, frère d'Alexandre le Grand, qu'un
amour insensé avait conduit aux portes du tombeau. Hippocrate reconnut, par le
changement de l'extérieur du prince, la cause du mal qui le minait, et s'attira
par sa guérison une très grande faveur. La seule présence d'Euryphon,
médecin d'une école rivale de celle de Cos, et qui devait à cette époque
être fort âgé, si toutefois il vivait encore, rend cette narration très
suspecte. Une autre circonstance qui place ce récit au rang des fables, c'est
que l'on raconte une histoire toute semblable d'Érasistrate, qui découvrit, au
moyen du pouls, que la maladie du jeune Antiochus, fils dé Séleucus Nicanor,
était une maladie d'amour. ( Voir Galien, Com. I in Progn., t. 4, p. 18,
t. XVIII ; et Étienne, Scholia in Progn., p. 74, éd. de Dietz.) Enfin,
cette anecdote n'est racontée que par des historiens très récents , et, comme
on sait , fort peu croyables.
Le Biographe rapporte encore que la peste ravageant l'Illyrie et d'autres
contrées barbares, Hippocrate fut mandé par les rois de ces nations ; mais
qu'ayant appris, par les ambassadeurs, la direction des vents qui régnaient
dans leur pays, il prédit que la peste attaquerait la Grèce, et refusa de
partir, réservant ses services pour sa patrie. C'est alors que, suivant le Décret
et le Discours de Thessalus, Hippocrate, après s'être fait précéder
de ses fils et de son gendre, se rendit lui-même en Grèce ; il traversa la
Thessalie, la Phocide, la Béotie, réprimant partout les ravages de la peste,
et arriva enfin dans Athènes, où le fléau semblait s'être concentré.
"L'auteur du livre de la Thériaque à Pison et Aëtius disent
qu'Hippocrate chassa la peste en faisant allumer de grands feux par toute la
ville, et en ordonnant de suspendre partout des couronnes de fleurs odorantes.
Actuarius va plus loin ; il connaît l'antidote dont Hippocrate se servit pour
guérir les Athéniens, et il en donne la formule ; un manuscrit latin de la
Bibliothèque Royale (n° 7028), encore plus précis, assure qu'Hippocrate venu
à Athènes, remarqua que les forgerons et tous ceux qui travaillaient avec le
feu étaient exempts de la maladie pestilentielle. Il en conclut qu'il fallait
purifier par le feu l'air de la ville. En conséquence, il fit faire de grands
tas de bois qu'on incendia ; l'air étant purifié, la maladie cessa, et les
Athéniens élevèrent au médecin une statue de fer avec cette inscription : A
Hippocrate , notre sauveur et notre bienfaiteur. Je ne sais d'où viennent
ces amplifications au manuscrit dont l'écriture est fort ancienne. " (M.
Littré, t. I, p. 40 et 41.)
Tout ce récit n'est évidemment qu'un tissu de faussetés. D'abord la peste
dont parle le Biographe est évidemment celle qui ravagea l'Attique sous
Périclès, et dont Thucydide a laissé un tableau si effrayant et si plein de
vérité. Or, comme Schulz l'a très bien remarqué le premier, cet historien
n'eût pas manqué de parler des succès d'Hippocrate, s'il était vrai qu'il se
fût acquis une grande renommée par la manière presque miraculeuse dont il sut
arrêter le fléau. Thucydide dit, au contraire, que tous les moyens de l'art
furent impuissants ; et que les médecins furent les premières victimes de la
peste. Nous savons, du reste, que ces grands fléaux ne se laissent pas
détourner par l'art humain, qu'ils suivent leur cours en dépit de tout ce
qu'on peut leur opposer, et qu'ils s'épuisent d'eux-mêmes. Nous en avons en
une preuve terrible dans cette épidémie dévastatrice qui, il y a quelques
années, parcourut l'Europe sous le nom de choléra. Voici une seconde preuve de
la fausseté de ce récit ; elle a été donnée par Schoencke dans sa
dissertation intitulée : De Peste Periclis aetate Athenienses afflig.
(Lipsiae,1821, in-4°, p. 43). Hippocrate est né en 460 (av. J.-C.) ; la peste
éclata en 428, il n'avait donc alors que trente-deux ans. Ainsi, d'une part, il
est invraisemblable qu'à cette époque il ait eu assez de renom pour avoir
été mandé par les rois barbares pour combattre le fléau, et d'une autre
part, il est impossible qu'à trente-deux ans il eût eu des fils et un gendre
en état d'aller porter secours aux différentes villes de la Grèce. Voici une
troisième preuve de cette fausseté : elle est également due à Schoencke.
Soranus fait venir la peste d'Illyrie, et Thucydide dit positivement qu'elle
arriva d'Éthiopie, et qu'elle se déclara d'abord au Pirée. Enfin, et cette
dernière preuve a été parfaitement établie par M. Houdart (p. 37),
Hippocrate n'est jamais venu à Athènes ; cela ressort de ses écrits, où l'on
ne trouve aucune mention directe de cette terrible peste qui ravagea la Grèce,
et où l'on ne voit même rien qui puisse se rapporter indirectement à cette
peste, telle que nous l'a décrite Thucydide ; cela ressort aussi du témoignage
de Galien, qui dit positivement (de Humero iis modis prolapso duos
Hippocrates non vidit, t. XVIII, p. 347 et 348) , que Smyrne, et le plus
petit quartier de Rome, renfermaient plus d'habitants que la plus grande ville
où Hippocrate ait jamais exercé.
C'est encore d'après les pièces apocryphes annexées aux oeuvres du médecin
de Cos que Soranus et, après lui, Dacier, ont raconté que les Athéniens
menaçant l'île de Cos d'une invasion, Hippocrate détourna l'orage en allant
lui-même implorer le secours des peuples voisins, et en envoyant son fils
Thessalus à Athènes pour conjurer les Athéniens d'épargner sa patrie. C'est
aussi dans la prétendue correspondance d'Hippocrate, que Soranus, Tzetzes,
Diogène de Laërte et Suidas ont puisé le récit de ce fameux voyage
qu'Hippocrate, à la demande des Abdéritains, entreprit pour guérir la folie
de Démocrite. Mais évidemment, outre que l'origine de cette légende est fort
suspecte, elle porte en elle-même la preuve de sa fausseté ; d'une part, le
fait a été raconté si diversement, et d'un autre côté, il est accompagné
de circonstances si absurdes, qu'il devient tout à fait incroyable, comme l'ont
très bien démontré Schulz ( Hist. med., p. 179) , Gruner (Censura,
p. 200 et 201) , Bayle dans son Dict. historique ( art. Démocrite), et
M. Houdart (p. 56 et suiv.).
C'est toujours dans cette même correspondance que l'on a trouvé le superbe
refus que fit Hippocrate de se rendre à la cour d'Artaxercès pour y secourir
les Barbares contre la peste ; refus tant exalté par les uns, tant blâmé par
les autres, et qui ne doit plus nous intéresser que par le beau tableau qu'il a
inspiré à un artiste célèbre ; tableau dont tous les médecins ont placé la
gravure dans leur cabinet pour avoir sans cesse devant les yeux un modèle du
désintéressement médical !
Enfin, Tzetzes prétend qu'Hippocrate, bibliothécaire à Cos, brûla les
anciens livres des médecins, Andréas dit que ce fut la bibliothèque de Cnide
qu'il brûla. Varron et Pline rapportent qu'après s'être servi des écrits que
renfermait le temple d'Esculape à Cos, Hippocrate avait incendié le temple et
la bibliothèque, et s'était, après ce crime, réfugié en Grèce. On
reconnaît facilement la fausseté de cette imputation par cela seul que les uns
disent que ce fut le grammatoful‹kion
(dépôt de livres) de Cos qu'il incendia, les autres, celui de Cnide ;
d'ailleurs cette fable est en contradiction évidente avec les excellentes
qualités qu'on prête à Hippocrate, et avec le rôle important qu'on lui fait
jouer dans les affaires publiques de son pays ; assurément, ni Cos n'aurait eu
tant de confiance en l'intervention d'Hippocrate ; ni Athènes tant de
condescendance pour ses prières s'il n'eût été qu'un incendiaire ; Platon et
Aristote n'en eussent pas parlé en d'aussi excellents termes, et sa réputation
ne se serait pas accrue si vite et étendue si loin.
Après une vie si bien enrichie de faits extraordinaires, il était naturel que
la mort d'Hippocrate fût accompagnée de quelque chose de miraculeux. Soranus
rapporte, en effet, que longtemps un essaim d'abeilles est venu déposer son
miel sur la tombe du divin vieillard, et que les nourrices trouvaient dans ce
miel un remède certain contre les aphtes dont leurs enfants étaient atteints.
Meibom n'a pas craint de consacrer ce misérable conte en s'écriant : Que la
nature semblait proclamer à travers ce tombeau que Dieu avait apporté aux
hommes par Hippocrate la véritable médecine (p. 210-14) ? Il n'y a pas
jusqu'au costume d'Hippocrate qui n'ait donné lieu à des discussions puériles
et absurdes. Je vais rapporter ce que le Biographe anonyme dit sur la manière
dont, le médecin de Cos couvrait sa tête : je demande pardon au lecteur de lui
mettre sous les yeux de pareilles futilités ; mais elles serviront mieux que
tout ce que je pourrais dire à montrer la valeur qu'on doit accorder au
témoignage de tels historiens, qui ne prouvent, par de semblables récits, que
leur ignorance et la fausseté de leur esprit.
« Hippocrate est presque toujours représenté la tête couverte, suivant les
uns du piléus, comme Ulysse , parce que cette coiffure était une marque de
noblesse, et suivant les autres, des pans de son manteau. Quelques-uns veulent
que ce soit par bienséance, pour cacher la nudité de sa tête qui était
chauve ; d'autres, pour montrer qu'elle était faible ; ceux-ci prétendent que
cette manière de représenter Hippocrate indique que le principal siège de
l'intelligence ne doit pas être sans défense ; ceux-là, qu'elle « signifie
que le médecin de Cos aimait les voyages ; d'autres, que ses ouvrages sont
obscurs ; d'autres enfin, qu'il faut éviter, même dans l'état de santé, tout
ce qui peut nuire. "Certains pensent qu'il rejetait sur sa tête les plis
de son manteau, afin de conserver le libre usage de ses mains."
La vie privée d'Hippocrate ne nous est pas plus connue que sa vie publique ; et
l'on ne trouve rien dans ses écrits qui supplée au silence absolu que ses
contemporains gardent sur ce point. Mais il est possible, en parcourant ses
ouvrages, de recueillir plusieurs traits saillants qui donnent une grande et
complète idée de son caractère médical, et qui remplacent ainsi les détails
intimes qu'on aimerait à retrouver sur un homme dont là renommée est si
populaire.
Les biographes modernes, renchérissant à cet égard sur les biographes anciens
(15), ont rivalisé de zèle pour nous
montrer le divin vieillard orné de toutes les vertus, doué des plus brillantes
qualités, enrichi des plus beaux dons de la nature (16).
Assurément ce côté du panégyrique d'Hippocrate est le plus respectable ; il
a un but pratique très élevé, et qui mérite des éloges. Mais s'il est
permis au Roman de recourir aux fictions pour instruire les hommes, l'Histoire
doit se montrer plus sévère, et ne peut tirer d'enseignements que des faits
qu'elle juge vrais ou extrêmement probables. Me tenant donc dans de justes
limites, je n'irai pas, avec Dacier, Dornier et tant d'autres, représenter
Hippocrate comme avant réalisé la perfection sur la terre ; je n'irai pas le
revêtir de toutes les précieuses qualités que les auteurs du traité des
Préceptes et de la Bienséance présentent comme l'apanage du vrai médecin
; mais je n'irai pas non plus, avec M. Houdart, réduire à néant toutes ces
belles qualités qu'on prête à l'illustre vieillard, et effacer tous les
traits de ce beau caractère moral qu'on s'est plu à proposer à notre
imitation.
Ce qui distingue surtout le chef de l'école de Cos, c'est une haute idée de la
médecine, de son étendue, de sa difficulté, de son but ; un grand souci de la
dignité médicale, un vif sentiment des devoirs de sa profession, une
répulsion profonde pour ceux qui la compromettaient, soit par leur
charlatanisme, soit par leurs mauvaises pratiques (17),
enfin, une sollicitude continuelle de la guérison, ou du moins du soulagement
des malades.
Dans le traité du Régime, Hippocrate dit qu'on doit appliquer son
intelligence à toutes les parties de l'art, et qu'il faut que le médecin tende
toujours vers le mieux. Dans ce même traité, il s'élève avec force contre
les médecins qui se contredisent mutuellement dans leurs prescriptions, et qui,
de cette manière, discréditent tellement leur profession aux yeux du vulgaire,
qu'on se persuade qu'il n'y a réellement point de médecine.
Dans le traité de l'Ancienne médecine, il combat avec une inflexible
logique ceux qui font reposer la science sur des hypothèses. Il déclare que la
médecine est dès longtemps en possession de toutes choses ; qu'elle est en
possession d'un principe et d'une méthode qu'elle a trouvés. Plus loin, il
ajoute que c'est à l'aide de la médecine qu'on arrivera à une vraie
connaissance de la nature humaine. Dans le traité des Articulations, on
lit cette phrase remarquable, et qui s'applique à notre temps comme à celui
d'Hippocrate : "Quand il existe plusieurs procédés, il faut choisir celui
qui fait le moins d'étalage ; quiconque ne prétend pas éblouir les yeux du
vulgaire par un vain appareil sentira que telle doit être la conduite d'un
homme d'honneur et d'un véritable médecin." (Trad. de M. Littré. ) Dans
ce même traité, l'auteur jette le ridicule sur les charlatans, qui cherchent,
par leurs pratiques extraordinaires, bien plus à captiver la foule qu'à
guérir le malade. Dans le premier livre des Épidémies (voir p. 246 et
note 6 ), il est dit qu'il y a dans les maladies deux choses : soulager ou ne
pas nuire ; que l'art est constitué par trois termes : la maladie, le malade,
le médecin ; que le médecin est le ministre de l'art, et que le malade doit
concourir avec le médecin à combattre son mal. Dans le traité du Pronostic,
Hippocrate recommande au médecin de gagner la confiance et d'obtenir de la
considération et du respect par l'attention qu'il mettra dans l'examen et dans
l'interrogation du malade, et par la sûreté de son pronostic. Dans le traité des
Airs, des Eaux et des Lieux, il veut que le praticien, en arrivant dans une
ville, recueille toutes les données qui peuvent l'éclairer sur la nature et le
traitement des maladies qui se présenteront à son observation. Dans le Serment
pièce qu'on ne saurait refuser à Hippocrate, il est parlé, en très beaux
termes, des devoirs du médecin envers ceux qui lui ont enseigné son art, de la
sainteté de sa vie, de sa discrétion, de sa réserve dans ses rapports avec
les malades, et du soin qu'il doit avoir d'écarter d'eux tout ce qui pourrait
leur nuire. Enfin, la magnifique sentence qui ouvre le livre des Aphorismes
résume, par un trait de génie, les profondes méditations du vieillard de Cos
sur l'étendue de l'art, sur ses difficultés, sur ses moyens et sur son
exercice.
Ces passages réunis prouvent qu'Hippocrate avait tout ensemble une grande
expérience médicale et une grande pratique des hommes ; qu'il n'avait pas
seulement étudié en médecin, mais en philosophe, et qu'il joignait la
noblesse du caractère à la profondeur de l'esprit. Son école hérita de la
tendance morale qu'il sut imposer à l'enseignement de la médecine ; on le voit
dans la Loi, dans le Médecin, dans le traité des Airs,
qui débute par des réflexions fort sensées sur futilité de la médecine, sur
les ennuis, sur les résistances qu'il faut vaincre pour l'exercer, sur le peu
de fruit que le médecin retire de sa profession, sur l'ingratitude des malades,
et sur le défaut de discernement que le vulgaire met à juger ce qui concerne
la médecine. L'auteur du traité des Glandes dit que le médecin doit
être un homme de bien, ayant la prudence et l'habileté nécessaires à
l'exercice de sa profession ; enfin, on lit dans le traité de la Bienséance
: « Il faut rallier la philosophie à la médecine et la médecine à la
philosophie, car LE MÉDECIN PHILOSOPHE EST ÉGAL AUX DIEUX. Il n'y a pas grande
différence entre l'une et l'autre science, et tout ce qui convient à la
philosophie s'applique également à la médecine : désintéressement, bonnes
moeurs, modestie, simplicité, bonne réputation, jugement sain, sang-froid,
tranquillité dame, affabilité, pureté, gravité du langage, connaissance des
choses utiles et nécessaires à la pratique de la vie, fuite des oeuvres
impures, absence de toute crainte superstitieuse des dieux, grandeur d'âme
divine. Il est de l'essence de ces deux sciences de faire éviter
l'intempérance, le charlatanisme, l'insatiable avidité, les appétits
déréglés, la rapine, l'impudence. Elles apprennent aussi à bien apprécier
ceux avec lesquels on est en rapport ; elles donnent le sentiment des devoirs de
l'amitié ; elles enseignent la manière de diriger convenablement et à propos
ses enfants et sa fortune. Une certaine philosophie est donc unie à la
médecine, puisque le médecin possède la plupart de ses qualités. La
connaissance des dieux est inhérente à la médecine, car elle trouve dans
l'étude des maladies et de leurs symptômes une multitude de raisons d'honorer
les dieux. - Les médecins reconnaissent la supériorité des dieux ; car la
toute-puissance ne réside pas dans la médecine elle-même ; les médecins, il
est vrai, soignent beaucoup de maladies, mais, grâce aux dieux, un grand nombre
guérissent d'elles-mêmes.
»
Un dernier trait à ajouter au caractère médical d'Hippocrate, c'est qu'il a
joué de son temps le rôle d'un puissant réformateur et d'un chef d'école :
il est ardent à combattre les pratiques et les doctrines qui ne sont pas les
siennes ; il déploie une grande puissance de raisonnement pour établir ses
propres idées, et dans plusieurs de ses écrits, par exemple, dans le traité
du Régime, dans ceux des Fractures ,des Articulations, et
aussi dans le livre des Airs, des Eaux et des Lieux, il combat tour à
tour la mauvaise direction qu'on donne au régime des malades, les procédés
vicieux que l'on met en usage pour la réduction des fractures ou des luxations,
ou pour le redressement des gibbosités ; enfin, il s'élève avec force contre
la croyance vulgaire qui attribue quelque chose de divin aux maladies. Cette
seule considération prouverait que la médecine était déjà florissante du
temps d'Hippocrate, q'elle occupait beaucoup d'intelligences,'et qu'il n'en est
pas le père, comme on l'a si souvent répété. Du reste, lui-même nous
apprend, dans le traité de l'Ancienne Médecine, comme on l'a vu plus
haut, que cette science était depuis longtemps en possession de toutes choses,
en possession d'un principe et d'une méthode qu'elle avait trouvés. Cette
vérité ressort encore des débats qui s'élevèrent entre l'école de Cnide et
l'école de Cos ; elle ressort enfin d'une foule de témoignages anciens sur
l'état de la médecine et des médecins avant Hippocrate.
En résumé, le médecin de Cos, comme on l'a vu par les témoignages de Platon
et d'Aristote, a joui de son vivant d'une réputation étendue qu'il méritait
à tous égards comme praticien, comme professeur et comme écrivain. Il eut la
gloire de faire prévaloir l'école de Cos sur toutes les autres écoles de la
Grèce, et notamment sur celle de Cnide. Après sa mort, les dogmatiques ou
rationalistes l'ayant choisi pour chef, sa renommée prit un rapide
accroissement ; et quand on songea à rassembler les productions littéraires de
la médecine grecque, celles de l'école de Cos furent toutes rapportées à
Hippocrate comme à un centre commun, comme au type du beau et du vrai, comme au
prince, et en quelque sorte au créateur de la science. Le soin que les
bibliothécaires d'Alexandrie prirent de ses ouvrages regardés comme
authentiques, l'empressement que les médecins et les grammairiens de cette
époque mirent à les commenter et à les expliquer, témoignent assez de
l'importance qu'on y attachait.
Les éloges que Galien a prodigués à Hippocrate, qu'il appelle très divin (de
Dieb. judicat., 1, 2, p. 775), ont grandement contribué à étendre son nom
et à affermir son autorité. Suidas l'appelle le plus illustre des médecins ;
il affirme que ses écrits sont plutôt l'oeuvre d'un dieu que celle d'un homme.
De Haen a dit que les préceptes du divin vieillard sont comme les oracles
d'Apollon, et Baglivi n'a pas craint d'avancer que l'antiquité n'avait point vu
son égal, et que les âges futurs ne verraient point son semblable. On a
appelé Hippocrate le miracle de la nature ; l'astre duquel émane toute
lumière ; l'étoile polaire qu'il n'est pas possible de perdre de vue sans
s'égarer. On sait que le vénérable Chaussier découvrait sa tête chaque fois
qu'il prononçait le nom d'Hippocrate. On connaît cette ambitieuse devise : Olim
Cous, nunc Monspeliensis Hippocrates. On sait que tous les efforts du chef
de l'école dite physiologique n'ont pu arracher Hippocrate de son sanctuaire,
et que des médecins se sont enrôlés sous la bannière de l'illustre chef de
l'école de Cos, pour défendre et propager sa doctrine. Mais, il faut bien le
dire, ces formules d'éloges exagérés, ces excès d'admiration ne sont, pour
un grand nombre, qu'une sorte de religieuse tradition, qu'on accepte et qu'on
transmet sans contrôle. On exalte beaucoup Hippocrate, mais on ne le lit guère
; il semble, en un mot, qu'on sacrifie à un dieu inconnu. Je me plais à croire
qu'on n'aura bientôt plus à alléguer la difficulté du texte, l'insuffisance
des traductions latines, l'infidélité des traductions françaises et
l'obscurité des doctrines, et que l'achèvement du beau monument que M. Littré
élève à Hippocrate, à la médecine et à la philologie avec une patience si
infatigable, avec de si pénibles labeurs, avec une science si étendue et si
profonde, ôtera désormais tout prétexte au peu d'empressement qu'on met à se
familiariser avec les ouvrages du prince, sinon du père de la médecine.
Puissent aussi mes modestes efforts ne pas rester tout à fait infructueux, et
contribuer en quelque chose à faciliter l'étude des ouvrages d'Hippocrate et
à les faire aimer. C'est là le premier but de mon travail, et je trouverai,
dans son accomplissement, la plus précieuse récompense du soin que j'ai pris
et des longues recherches auxquelles je me suis livré pour que ce volume ne
fût pas trop indigne de mes lecteurs, et du grand nom auquel j'ai consacré mes
premiers travaux.
(01)
Historia medicinae (in-4°, Lipsiae, 1728) ; period. I ; sect. III, cap.
1, de Hippocratis Vita, factis et scriptis, p. 205 et suiv. - Ejusd.
auct., Compend. Hist. med.; Halae Magdeburg. 1742, p. 114 et suiv.
(02)
Hist. Liter. Hippocratis, publiée d'abord dans le IIe vol. de
la Bibl. graec. de Fabric., éd. de Harles et reproduite avec quelques
additions par Kuehn, en tête de son édition des oeuvres d'Hippocrate.
(03)
Bibliotheca iatrica ; t. ler, dans les Proleg., p.
XXXIX à LIII ; de Vita Hippocratis. Cette vie n'est guère qu'une
rédaction nouvelle de celle d'Ackermann.
(04)
Études historiques et critiques sur la vie et la doctrine d'Hippocrate, et sur
l'état de la médecine avant lui, livre premier, 2° éd., Paris, 1840.
(05)
Introd., t. ler, chap. 2 , p. 27 et suiv.
(06)
J. B. J. Boulet (praes. P. Sue) Dubitationes de Hippocratis vtra, patria,
genealogia, forsan mythologicis ; et de quibusdam ejus libris multo
autiquioribus, quam vulgo creditur. Paris, an XII (1804 ), in-4°.
((07) Galien, Com. IV in lib. de Articulis,
t..40, p. 731, t. XVIII.
(08) Cos (aujourd'hui Co ou Stancho), île de la
mer Égée, dont la capitale s'appelait également Cos, était une colonie
dorienne. On ne s'étonnera pas qu'Hippocrate, Dorien, ait écrit en ionien,
quand on se rappellera que ce dialecte était la langue de la philosophie et de
la science, dans la période qui précéda le magnifique développement de la
littérature d'Athènes.
(09) On
trouve cette vie dans la Biblioth. graec. de Fabricius, dans l'édition
d'Hippocrate, de Bâle, dans celles de Chartier, de Foës, de Van der Linden, et
aussi dans les Medici et Physici graeci minores, d'Ideler.
(10) Voir
sur ce point qu'il est inutile de discuter ici, Schulze, Histor. med.,
period. I , sect. III, cap. 1, p. 213 et 214 ; M. Houdart, p. 57 et suiv., et M.
Littré, t. Ier, p. 426 et suiv.
(11)
Voir Suidas, Lexicon, aux mots „Ippokr‹thw,
KÇw, GorgÛaw, Dhmñkritow; cette vie a
été reproduite par Van der Linden, t.II, p. 961. .
(12) Hist.
VII ; Chil. CLV, 945, et Hist. X ; Chil. CCCXLIX , 722 , reproduit par
Van der Linden, t. II, p. 958 et 963.
(13) Voici
du reste d'après Reinneccius cette généalogie supposée : Esculape, père de
Podalyre, père d'Hippolochus, père de Sostrate Ier, père de
Dardanus, père de Crysamis Ier, père de Cléomittadès Ier,
père de Théodore Ier, père de Sostrate II, père de Crysamis II
(roi) , père de Théodore II, père de Cléomittadès II, père de Sostrate
III, père de Nébrus, père de Gnosidicus, père d'Hippocrate Ier,
père d'Héraclide, père d'Hippocrate II, surnommé le Grand. (Cf. éd. Van der
Linden, t. II, p. 956 et 957.)
(14) Voici., d'après Suidas, Meibom et Ackermann,
la liste de ceux qui dans la famille d'Hippocrate portèrent ce même nom. Pour
les autres Hippocrate, je renvoie aux ouvrages que je viens de citer. -
Hippocrate, fils de Gnosidicus, grand-père de notre Hippocrate; il était
médecin et on lui attribue le traité des Articulations et celui des Fractures.
- Hippocrate, fils de Thessalus, neveu de notre Hippocrate, qui, d'après
Suidas, avait écrit des livres médicaux. - Hippocrate de Cos, fils de Dracon.
- Deux frères du nom d'Hippocrate, fils de Thymbrée. - Enfin Hippocrate, fils
de Praxianon ; tous, d'après Suidas, étaient médecins et auteurs de livres
médicaux.
(15) Soranus
se contente de dire qu'Hippocrate méprisa les richesses, qu'il se fit remarquer
par l'austérité de ses moeurs, et qu'il eut une grande affection pour les
Grecs.
(16) Voici
en ce genre un curieux spécimen; je le transcris ici volontiers à cause de sa
date reculée et de sa forme ingénue : "Quand à sa propriete naturelle,
il (Hippocrate) auoit en hayne, et horreur, et abomination toutes pipes, et
uoluptés mondaines, et venereiques charnalités : et contraignoit ses disciples
par iurement d'estre taciturnes , et de garder silence , aussi modestie, et
mansuetude, ou humilite tant en moeurs, qu'en habitz : et ce tesmoingne sainct
Hierome. Et restaura la science de Medecine perdue pres de cinq cents ans,
asscauoir de puis Esculapius. Le dit Hyppocras fut petit de corps, et stature,
mais beau, et elegant de forme : et auoit bonne, et puissante teste, et marchoit
tardivement, et tout beau, fort pensif, et de peu de parole, et tardiue, et
n'estoit grand men geur, ny gourmant." La, vie d'Hyppocrates, tirée de
l'ouvrage suivant: Le Livre des Presaiges dv divin Hyppocrates, dinisé en troys
parties. Item, la Protestation, que le dict Hyppocrates faisoit faire à ses
disciples. Le tout nouuellement translaté par maistre Pierre Fernei, Docteur en
Medecine. A Lyon, chés Estienne Dolet, à l'enseigne de la Doloire, in-8°,
1542.
(17)M.
Littré (t. 1, p. 470) a très heureusement rapproché la guerre qu'Hippocrate a
livrée aux charlatans de celle que Socrate faisait, à la même époque, aux
sophistes qui inondaient la Grèce.