DES ELEMENTS DE LA CRITIQUE HIPPOCRATIQUE DANS L'ANTIQUITE,ET DE LEUR VALEUR.
Les commentateurs des œuvres hippocratiques ne remontent pas, on vient de le voir , plus haut que le commencement des écoles à Alexandrie, plus haut que Xénocrite et Hérophile. Avant eux , il n'y a que des témoignages rares, soit sur un petit nombre d'écrits particuliers d'Hippocrate, soit d'une manière générale sur les travaux de ce médecin comme écrivain et professeur. Cependant les critiques anciens, placés devant cette masse confuse de livres qui est la Collection hippocratique, se sont efforcés de trier le vrai du faux, et de faire la part d'Hippocrate et des autres médecins dont les œuvres sont cachées dans cette Collection. Il importe donc d'examiner quels éléments de critique ils possédaient pour prononcer un jugement sur la légitimité ou l'illégitimité de tel ou tel traité. Car souvent je m'appuie- lv rai de ces jugements , et je ne puis le faire avec sûreté qu'autant que j'aurai déterminé d'avance quelle valeur ils ont, quelle confiance ils méritent. Si de cet examen il résulte qu'ils ont manqué de bases, et qu'ils ne reposent que sur des conjectures sans consistance, il ne faudra pas y attacher plus d'importance qu'a des hypothèses qui laissent une pleine liberté aux appréciations de la critique moderne. Si, au contraire , il est positif que nos devanciers, Grecs et Latins, ont possédé des documents maintenant perdus, propres à jeter de la lumière sur plusieurs difficultés qui nous embarrassent aujourd'hui, il faudra accorder à leur opinion une grande attention.
Je montrerai en rapportant l'histoire du 3e livre des Épidémies que, dès les temps les plus anciens , les commentateurs n'avaient plus aucune lumière à tirer de l'examen des manuscrits touchant la légitimité ou l'illégitimité des différentes parties de la Collection hippocratique. Il n'y avait plus aucun autographe à consulter. La Collection, en bloc, était dans la circulation ; et il ne restait plus de caractères d'authenticité que pour les livres que l'on savait, de science certaine, par une voie ou par une autre, avoir été publiés dès le temps même d'Hippocrate. Tout le reste était livré à la discussion des critiques.
Les discussions, en effet, n'ont pas manqué , mais le temps nous les a toutes enlevées. Érotien avait discuté l'authenticité des Prorrhétiques, et on peut croire qu'il avait traité de chacun des écrits hippocratiques en particulier. C'est du moins ce que donnent à entendre quelques mots de sa préface , par lesquels il renvoie le lecteur à ses explications de chaque partie, surtout si l'on rapproche ces mots de ce qu'il avait promis sur les Prorrhétiques , et sur un autre point que j'ai cité plus haut. Cette dissertation serait pour nous très intéressante, mais il n'en existe plus aucune trace.
Galien avait composé un livre spécial où il examinait les titres d'authenticité de chacun des écrits de la Collection hippocratique. Ce livre a complètement péri. Daus ceux de ses commentaires qui nous ont été conservés, il s'occupe uniquement du côté médical des livres hippocratiques, et ce n'est qu'en passant qu'il nous parle des doutes exprimés sur tel ou tel livre, et de l'origine qu'on attribuait à telle ou telle production. Son ouvrage de critique littéraire sur la Collection hippocratique serait pour nous aujourd'hui une mine précieuse de renseignements. Sa riche érudition s'y serait répandue avec abondance; et, dans les cas mêmes où la critique moderne ne pourrait en adopter tous les jugements , elle trouverait, dans ce livre, des recherches, des citations, des documents qui l'éclaireraient et lui permettraient d'avoir une opinion indépendante de celle de l'illustre médecin de Pergame. L'histoire de la Collection hippocratique n'a pas fait de perte plus sensible.
Ainsi tout ce que l'antiquité avait composé ex-professo sur la critique des œuvres d'Hippocrate a disparu. Ce qu'il faut maintenant, c'est rechercher, autant qu'il est possible , les éléments qu'elle avait à sa disposition. Dans les écrits des commentateurs, nous rencontrons des jugements nombreux, souvent fort différents; mais ces jugements ne sont jamais motivés, ou ils ne le sont que très-insuffisamment. Ces motifs, que nous ne lisons nulle part, nous en découvrirons les principales bases, si nous particularisons les documents que les anciens ont pu et dù consulter pour se faire une opinion sur la légitimité ou l'illégitimité des traités qui constituent la Collection hippocratique.
Ces documents peuvent, en ce qu'ils ont d'essentiel, être rapportés à trois chefs : le premier est l'existence, soit de traditions , soit de quelques monuments qui constataient l'existence des fils et des élèves d'Hippocrate , et leur qualité d'auteurs médicaux; le second est la masse de livres relatifs à la médecine, antérieurs et postérieurs à Hippocrate ; le troisième est un ouvrage dans lequel un disciple d'Aristote avait résumé l'histoire médicale jusqu'à son époque.
Au temps des plus anciens auteurs qui ont commencé à écrire sur les œuvres d'Hippocrate, il restait certainement des traditions , vagues , il est vrai, et incertaines, sur les médecins qui avaient contribué à former cette Collection. On ne peut guère expliquer autrement cette concordance des critiques à donner comme auteurs d'un certain nombre de traités, les fils, ou les petits-fils, ou le gendre d'Hippocrate. Les noms des fils d'Hippocrate et de ses descendants, lvi que Suidas et d'autres rapportent avec l'indication peu précise qu'ils avaient écrit sur la médecine, ont été pris sans doute dans la liste d'Ératosthène. Mais Ératosthène lui-même , ou les tenait de la tradition, ou les avait puisés dans quelque document aujourd'hui détruit. Quant aux renseignements sur la collaboration des fils et des descendants d'Hippocrate , je ne puis les attribuer qu'à des traditions qui s'étaient conservées dans les anciennes écoles médicales antérieures à ceUes d'Alexandrie et de Pergame ; car on n'en rencontre aucune trace écrite ; un manuscrit latin que j'ai déjà cité, dit que parmi les descendants d'Hippocrate il y eut Thessalus , Dracon , Hippocrate le jeune , desquels les livres n'ont pas été connus. Cela est très vrai : nulle part les critiques n'appuient leurs dires sur des témoignages, des citations ou des livres de ces hippocratiques; et toujours ils se bornent à des allégations qu'ils rapportent sous la forme de ouï-dires. Je pense donc qu'il s'agit dans tout cela, non pas de documents écrits , mais de traditions qui s'étaient transmises aux plus anciens commentateurs et que leurs successeurs avaient enregistrées vaguement telles qu'ils les avaient reçues.
Une remarque fortifie singulièrement cette manière de voir : c'est qu'en effet il se trouve , dans la Collection hippocratique , un morceau qui, ainsi que nous l'a appris Aristote, est véritablement de Polybe , gendre d'Hippocrate; et cependant les critiques et Galien lui-même, qui attribuent certains écrits à Polybe , n'arguent jamais de la citation parfaitement positive d'Aristote, et semblent l'ignorer ou n'en pas faire compte ; de sorte que c'est, à vrai dire , indépendamment de l'autorité du chef du péripatétisme qu'ils assignent une certaine collaboration dans la Collection hippocratique à Polybe. Peut-être même, au moment où Xénocrite et Bacchius tenaient la collection hippocratique et le livre de la Nature de [homme qui porte le nom d'Hippocrate , et qui est de Polybe; peut-être , dis-je , à ce moment, VHistoire des animaux , où Aristote rapporte la citation de Polybe, n'était pas encore parvenue à Alexandrie : car la collection des œuvres du philosophe n'a été publiée que par Apellicon , postérieurement au temps des premiers commentateurs hippocratiques. Cette démonstration ainsi donnée par un témoignage évident pour un écrit et pour un auteur fortifie les autres asser-tions touchant la coopération des fils et des petits-fils d'Hippocrate, et porte à croire que les traditions d'après lesquelles les commentateurs ont parlé , reposent sur un fait très-véritable sans mériter peut-être, dans le détail, une grande confiance. Je veux dire qu'on peut admettre avec sûreté que des descendants et des élèves d'Hippocrate ont certaines de leurs œuvres cachées sous le nom de leur maître au milieu de la Collection, mais qu'on ne peut de même admettre que tel ou tel écrit appartient plus particulièrement à Dracon, à Thessalus, ou à tout autre membre de la famille.
Les anciens critiques ont émis des opinions très diverses sur l'attribution, à tel ou tel fils ou descendant d'Hippocrate, des différents écrits qu'ils ont supposé n'être pas de ce médecin. Je crois utile de rapporter leurs principaux dires à ce sujet ; car il est certain qu'au moins un de ces hippocratiques (Polybe) a un de ses livres cachés dans la CoUection, et il est extrêmement probable qu'il en est de même pour plusieurs autres médecins de la même famille et de la même école. Suivant Galien, le 5e livre des Epidémies est, non du célèbre Hippocrate , fils d'Héraclide, mais d'un Hippocrate plus récent, fils de Dracon , le 2e, le 4e et le 6e sont : dit-il, d'après les uns , de Thessalus , d'après les autres, du grand Hippocrate lui-même, mais seulement un recueil de notes non rédigées, que Thessalus , voulant que rien ne se perdit , réunit toutes ensemble , et publia après la mort de son père.
Suivant Dioscoride , l'auteur du livre des Maladies qui dans nos éditions porte le titre de Premier, appartenait à Hippocrate , fils de Thessalus.
Le traité de la Nature de Î'enfant a été attribué à Polybe, disciple d'Hippocrate.
L'opuscule du Régime des gens en santé a été attribué à Polybe, à Euryphon , à Phaon , à Philistion , à Ariston, et à Phérécyde, tous auteurs ou plus anciens qu'Hippocrate ou ses contemporains.
Le traité du Régime (en trois livres) était refusé à Hippocrate , et attribué aux mêmes, Philiston , Ariston , Phérécyde, et encore à Philétas.
lvii Le livre des Affections était, suivant quelques-uns , non d'Hippocrate, mais de Polybe, son disciple.
Glaucias, et Artémidore Capiton pensaient que le traité des Humeurs , qu'Héradide de Tarente et Zeuxis rejetaient complètement du catalogue des œuvres hippocratiques, était d'un des Hippocrates postérieurs.
Les anciens commentateurs ont admis que, parmi les écrits de la Collection hippocratique, les uns sont des recueils de notes prises par l'auteur lui-même pour son instruction ou pour la préparation d'autres ouvrages , et que les autres sont des livres achevés et destinés à la publication. Galien dit en différents endroits que les notes, les livres hypomnématiques, pour me servir de l'expression ancienne, ayant été trouvés après la mort d'Hippocrate par son fils Thessalus , celui-ci les réunit, les coordonna , et les publia en y ajoutant du sien. Que certains livres soient un recueil de notes , de souvenirs non destinés à la publication, c'est ce que prouve l'examen le plus superficiel de la Collection hippocratique ; quant au fait de la publication par Thessalus, fils d'Hippocrate, c'est ou une supposition des commentateurs pour expliquer cette publication, ou une tradition conservée. Galien a énoncé cette opinion particulièrement à propos du ii' livre des Epidémies , du vie, et du traité de l'Officine des médecin ; et, rencontrant, dans ce dernier livre, la répétition d'un passage, il remarque que ce livre a été publié après la mort de l'auteur, et que les copistes ont l'habitude de transcrire, dans le corps de l'ouvrage , ces répétitions, que l'auteur n'avait écrites que pour examiner laquelle des deux façons de dire il préférerait quand il en viendrait à une rédaction définitive.
Par mes recherches sur les commentateurs anciens, je suis arrivé à montrer d'une manière irrécusable que la Collection hippocratique existait dès le temps d'Hérophile, et qu'il fallait par conséquent reporter au-delà de cette époque même la composition des divers ouvrages qui en font partie. Je suis bien aise, puisque l'occasion s'en présente ici, de rappeler que telle a été aussi l'opinion de Galien et des autres critiques de l'antiquité. Ainsi, le médecin de Pergame, annonçant qu'il examinera ce qui est dit sur la dyspnée dans les livres hippocratiques , déclare qu'il n'exclura pas de cet examen les ouvrages qui n'appartiennent pas à Hippocrate, attendu que ceux-là mêmes sont, ou de Thessalus, ou de Polybe, ou d'Euryphon, tous auteurs qui ne sont éloignés ni du temps ni de l'école hippocratiques. C'est à ce résultat en effet qu'aboutissent tous les dires des critiques de l'antiquité: un livre qu'ils refusent à Hippocrate lui-même est toujours attribué à quelqu'un plus ancien que la fondation des écoles à Alexandrie.
Soranus de Cos, nous dit le biographe Hippocrate, avait fouiUé les bibUothèques de cette lie pour y chercher des documents sur l'illustre médecin dont il avait écrit la vie. Il y trouva la date précise de sa naissance. Je rappelle ce fait uniquement pour montrer qu'il pouvait y avoir là encore quelques traces , soit d'Hippocrate lui-même, soit de sa famille, qui avait occupé un rang si honorable dans Cos, et qui appartenait au service du temple d'Esculape. Mais nous savons seulement que Soranus y trouva une date. Un autre écrivain a dû fournir des renseignements sur Hippocrate , sa famille et ses ouvrages : c'est Macarée. Il avait composé une histoire de Cos, qu'Athénée mentionne à diverses reprises. Aucun auteur de l'antiquité ne cite, que je sache, Macarée au sujet du médecin qui fut une gloire de l'île de Cos. Cependant on ne peut guère douter qu'il n'en ait parlé.
Mais on a une mention bien plus précise et bien plus authentique , sinon sur Hippocrate, du moins sur les asclépiades de Cos et de Cnide. En parlant, dans le chapitre ii, de la généalogie d'Hippocrate , j'ai rappelé qu'elle avait été donnée par Ératosthène, le plus ancien auteur, à notre connaissance, qui eût écrit sur cette généalogie ; mais en même temps j'ai fait remarquer que, copiée par le savant astronome d'Alexandrie, elle devait avoir quelque fondement. Or Photius, dans le bien court extrait qu'il nous a conservé de Théopompe, nous a indiqué une des sources où Ératosthène a du puiser. Théopompe, historien célèbre dont les Uvres ont malheureusement péri, a vécu du temps de Démosthène et d'Aristote ; il avait quarante-cinq ans vers l'époque de la mort d'Alexandre. Il est donc peu éloigné d'Hippocrate lviii lui-même. Or dans son douzième livre il avait, en parlant des médecins de Cos et de Cnide, expliqué comment ils étaient asclépiades, et comment les premiers descendants de Podalire étaient venus de Syrnos. Cette indication, intéressante pour l'histoire delà famille d'Hippocrate , montre que la généalogie copiée par Ératosthène reposait sur des documents empruntés à des écrivains qui étaient bien plus voisins de l'époque du médecin de Cos , et par conséquent plus sûrement informés.
La mention des médecins de Cos et de Cnide faite dans une grande histoire comme celle de Théopompe , témoigne de l'importance qu'avaient prise, et ces établissements médicaux, et les hommes qui y présidaient.
Je regarde ce titre d'un chapitre de Théopompe comme capital dans l'histoire d'Hippocrate. Voyez en effet comme toute cette histoire s'enchatne: Platon, disciple de Socrate, désignant Hippocrate, l'appelle fils des asclépiades de Cos; Théopompe, historien, contemporain d'Aristote , traite, dans un paragraphe spécial, des asclépiades, médecins de Cos et de Cnide; Ctésias, médecin de Cos, asclépiade aussi, est connu d'ailleurs; de telle sorte que Platon, Ctésias et Théopompe forment une chaîne, sans interruption, de témoignages qui, com-mençant à Hippocrate lui-même vont jusqu'à Alexandre-le-Grand, et certifient, pour toute cette période, l'existence des asclépiades, médecins de Cos, et la place qu'occupe Hippocrate dans cette famille.
Les plus anciens manuscrits dont les commentateurs fassent mention , sont ceux que renfermait la Bibliothèque royale d'Alexandrie. Galien , malgré toutes ses recherches, n'en a jamais pu trouver qui remontassent à cette époque ; encore moins a-t-on pu voir ces membranes , ces feuilles de papyrus , ou ces tablettes , sur lesquelles on a prétendu qu'Hippocrate avait déposé ses pensées, et lesquelles, a-t-on dit, furent livrées à la publicité par ses descendants.
On montrait, du temps de Pausanias, dans le temple d'Apollon à Delphes, une statue en bronze représentant un cadavre humain déjà ancien , entièrement dépouillé de chairs, et où il ne restait plus que les os ; les Delphiens disaient que c'était une offrande d'Hippocrate le médecin. Au reste , cette statue était bien plus ancienne que Pausanias ; car elle joue un rôle dans l'histoire de la guerre sacrée, où Philippe, père d'Alexandre , s'immisça.
Une autre source de renseignements précieux venait des écrits médicaux antérieurs ou immédiatement postérieurs à Hippocrate. Les écrits antérieurs sont ceux d'Alcméon , de Diogène d'Apollonie, de Démocrile , de Prodicus, d'Épicharme d'Euryphon. Toute celte littérature est anéantie ; mais si nous l'avions encore , s'il nous était possible d'étudier ces monuments plus anciens qu'Hippocrate lui-même, nous y trouverions très certainement des termes de comparaison et des rapprochements , nous comprendrions ce qui a été imité par les hippocratiques , et nous arriverions à fixer avec beaucoup de précision une généalogie des observations et des théories médicales telles qu'elles se comportent dans la collection. Maintenant, supposons que nous possédons tous les écrits composés dans l'âge qui a suivi immédiatement Hippocrate, c'est-à-dire les livres de Dioclès, de Praxagore, de Philotimus , de Dieuchès. Nous trouverons , dans cette nouvelle série de production , des termes de comparaison , des rapprochements , mais qui seront dans un ordre inverse de ceux dont il a été question pour l'autre série, c'est-à-dire que les comparaisons et les rapprochements, au lieu de descendre vers Hippocrate, remonteront vers lui. De cette façon, on enfermerait, entre deux limites fixes et rapprochées, toutes les œuvres dites hippocratiques, et on parviendrait, en un bon nombre de cas, à porter un jugement très précis à l'aide des lumières qui borderaient les deux côtés de la voie où l'on passerait en revue les écrits hippocratiques. Tour à tour imitateurs et imités , emprunteurs et préteurs, ces Uvres se trouveraient naturellement mis à leur place ; et tout ce qui, dans celte collection , échapperait à l'une ou à l'autre de ces limites, serait dès lors frappé d'un caractère incontestable d'illégitimité.
Nous n'avons aucune preuve que les critiques et commentateurs anciens se soient livrés à eette méthode de recherches et de comparaisons avec toute la rigueur dont eUe est susceptible, ni qu'ils en aient tiré tous les résultats qu'elle peut fournir. Mais toujours est-il qu'ils lix ont possédé, tenu, cité tous les livres tant antérieurs qu'immédiatement postérieurs à Hippocrate, que j'ai énumérés plus haut. Et s'il est croyable qu'ils n'ont pas poussé avec toute la précision et la clairvoyance nécessaires leur examen de la légitimité ou de l'illégitimité des livres hippocratiques en particulier, cependant la présence des écrits médicaux qui limitent la collection en arrière et en avant, étant un fait incontestable, a dû exercer de l'influence sur les jugements qu'ils ont portés. Quand même ils n'auraient pas étudié avec tout le soin possible les termes de comparaison qui étaient à leur disposition, ces termes existaient, et donnaient aux opinions des critiques une direction qui, pour être irréfléchie, n'en a pas été moins réelle. Cette direction nous manque complètement, vu la perte que nous avons faite de tant de monuments médicaux : c'est une raison de plus pour peser avec attention les jugements des anciens commentateurs ; car nous retrouvons, dans les considérations que je viens de rappeler, la preuve que leurs dires n'ont point été dénués d'autorités. De ces autorités rien ne nous reste, sinon la certitude qu'elles ont existé pour eux, qu'elles ont été consultées par eux, et qu'elles ont influé plus ou moins directement sur les opinions qu'ils se sont formées de l'authenticité de tel ou tel livre hippocratique. Cela suffit pour assurer grandement à son tour la critique moderne, qui sait alors qu'elle peut, au moins dans de certaines limites, accorder créance à son aînée.
Il ne me reste plus qu'à mentionner un seul livre. Mais ce seul livre est, par sa date et par son sujet, le complément le plus précieux et le plus utile pour l'histoire de la collection hippocratique, qu'aient pu avoir les renseignements divers que j'ai énumérés plus haut. Il a été possédé par l'antiquité, et, si nous le possédions, ce serait un trésor d'éclaircissements concernant les livres qui portent le nom d'Hippocrate. Galien ne nous en a conservé que l'indication ; mais cette simple indication mérite d'être examinée avec soin. « Si vous voulez connaître les opinions des anciens médecins, dit Galien, vous n'avez qu'à lire les livres de la collection médicale attribués à Aristote, mais qui sont reconnus pour avoir été composés par Ménon, son disciple ; aussi quelques-uns leur donnent-ils le nom de Livres ménoniens. Il est évident que ce Ménon, ayant recherché avec soin les anciens livres médicaux conservés de son temps y a puisé les opinions de leurs auteurs, mais il n'a pu consigner, dans son ouvrage, les doctrines renfermées en des livres qui avaient été détruits, ou qui, bien qu'existant encore, n'avaient pas été vus par lui. Vous ne trouverez, dans cet ouvrage de Ménon, aucun médecin qui, de la bile jaune ou de la bile noire, ou du phlegme, fasse l'élément unique du corps humain. Plusieurs médecins , même après Hippocrate, paraissent admettre, comme élément unique en nous, le sang, auquel ils attribuent la première formation de l'embryon, son accroissement dans la matrice, et son développement complet après la naissance ; mais Hippocrate a écrit que quelques-uns pensaient que le corps humain était ou tout bile, ou tout phlegme, et il ne se serait pas exprimé ainsi, s'il n'y en avait pas eu de son temps, ou avant lui, qui eussent émis cette opinion. »
Si ce livre était parvenu jusqu'à nous, ou si Galien l'avait discuté pour établir ce qui, en fait de doctrines, était le propre d'Hippocrate, nous aurions certainement des renseignements d'une grande précision sur l'antiquité médicale en général, et sur Hippocrate en particulier. Un livre aussi ancien que celui de Ménon, disciple d'Aristote, trancherait un grand nombre de questions sur l'époque de telle ou telle découverte, de telle ou telle théorie, éliminerait d'un seul coup tout ce qui est postérieur à ce philosophe, et nous donnerait des notions précises sur l'intervalle de temps qui s'est écoulé entre Hippocrate et l'école péripatéticienne; Le sujet même du livre de Ménon irait droit à notre but et nous fournirait les plus précieux matériaux pour une histoire de la médecine jusqu'au temps d'Aristote, c'est-à-dire, pour une de celles où les documents sont les plus rares et les plus incertains.
J'ai réuni, dans ce court aperçu, ce que les critiques anciens possédaient et ce que nous ne possédons plus, pour la décision des questions relatives à la légitimité ou à l'illégitimité de tel ou tel écrit de la collection hippocratique. Pour nous, en effet, les traditions recueîlHes encore au temps d'Hérophile, de Xénocrite, de Bacchius, sont anéanties, et la valeur n'en peut plus être appréciée; la même destruction a frappé la littérature Médicale avant et après lx Hippocrate, et les points les plus importants de comparaison nous ont été enlevés ; enfin, un traité d'histoire de la médecine, le premier sans doute qui ait été composé et qui remonte jusqu'à un élève d'Aristote, a disparu avec tant d'autres monuments de cette haute antiquité. Les anciens critiques ne nous ont pas appris quel usage ils ont fait de ces éléments de discussion ; mais j'ai tenu à les réunir sous un seul coup-d'œil, afin d'assurer la critique antique avant de passer à la critique moderne, qui, pouvant peut-être plus que son aînée , ne peut cependant rien que par elle.
La mention du livre de Ménon, quoiqu'elle ne nous donne aucune notion directe, nous fournit un argument indirect d'une grande force touchant l'antiquité des écrits hippocratiques. Tout ce que les anciens critiques, tels que Galien , Érotien, et les commentateurs d'Alexandrie, s'accordent à placer avant la fondation du péripatétisme, doit nécessairement être admis comme réellement antérieur à Aristote; car on avait, du temps de ces différents critiques, le livre même d'un disciple de ce grand philosophe pour contrôler les assertions qui auraient attribué aux écrits de la collection hippocratique une antiquité trop reculée. Ce n'est donc pas sur de pures conjectures, sur des traditions incertaines, sur des données sans fondement que les anciens se sont accordés à fixer l'époque de la composition des principaux écrits hippocratiques vers le temps d'Hippocrate lui-même, ou vers celui de ses fils et petits-fils ; ils avaient, dans l'ouvrage de Ménon, un point solide où la critique pouvait s'établir. Quoique ce point nous manque, rappelons-nous qu'il a existé pour eux, et cette considération, digne de toute l'attention de la critique moderne, jettera une certaine lumière sur des questions obscures.
lxi EXAMEN DES OUVRAGES MODERNES OU L'ON TRAITE EX PROFESSO DE L'HISTOIRE DES LIVRES DITS HIPPOCRATIQUES,
Les doutes soulevés par les critiques anciens an sujet de tel ou tel traité, dit hippocratique, ent été recueillls par les critiques modernes qui ont composé des dissertations spéciales sur ce point d'histoire littéraire. Leurs travaux ne peuvent être négligés dans cette introduction. Il faut que je m'étaye de leurs recherches, que je m'éclaire de leurs idées, que je constate la méthode qu'ils ont suivie, et la limite où ils sont arrivés, et que j'essaie d'améliorer la méthode et de reculer la limite. Je ne suivrai pas la ligne la plus droite, et le lecteur n'aurait pas la vue la plus nette de mon travail, si je n'exposais pas sommairement ce qu'ont fait, en ce genre, mes devanciers.
Les deux premiers qui se soient occupés de ce point de critique sont Lémos et Mercuriali. Louis Lémos s'appuie uniquement sur les dires de Galien, et il n'a pas d'autre avis que celui du médecin de Pergame ; c'est là la seule base de sa critique. Le style et la force des pensées, qui sont bien quelquefois invoquées par Lémos, ne sont qu'un argument très accessoire pour le médecin espagnol. Ce serait un progrès pour la critique que de quitter l'appréciation unique du style pour passer à l'examen intrinsèque des témoignages. Mais , dans l'opuscule de Lémos, ce n'est pas de propos délibéré que cette règle de critique, à laquelle les écrivains postérieurs se tiendront surtout, est laissée de côté, mais c'est parce qu'il juge Galien un lxi guide infaillible, et qu'il pense que le témoignage de ce médecin suffit pour trancher toutes les questions que soulève l'examen de la Collection hippocratique.
L'ouvrage de Lémos est un travail moins étudié et moins indépendant que celui de Mercuriali. Ce dernier divise en quatre classes les écrits dits d'Hippocrate : la première comprend ceux qui portent le caractère de sa doctrine et de son style; la seconde, les ouvragée qui ne sont composés que de notes prises par lui pour mémoire, écrites sans correction, et publiées par Thessalus , son fils , ou par Polybe , son gendre , ou par d'autres disciples, et dans lesquels se trouvent des interpolations étrangères à Hippocrate lui-même ; la troisième classe est celle des livres qui n'ont pas été composés par Hippocrate , mais qui sont l'œuvre de ses fils ou de ses disciples , et qui représentent plus ou moins exactement ses dogmes et sa doctine ; dans la quatrième sont rangés les écrits qui sont tout-à-fait en dehors de l'école hippocratique. Mercuriali s'appuie, avant toute chose, pour partager les livres hippocratiques en classes, sur le style d'Hippocrate, et sur sa manière d'écrire. Les anciens ont attribué à Hippocrate une phrase homérique, la promptitude à forger les mots nouveaux, et une habileté, particulière à approprier à son objet les locutions vulgaires. Mercuriali reconnaît dans les œuvres de ce médecin, trois modes d'exposition : l'un est une narration continue comme dans le livre des Eaux, des Airs et des Lieux, dans le traité du régime des maladies aiguës ; l'autre consiste en sentences séparées , comme les Aphorismes, le Pronostic, le livre de l'Aliment, ; le troisième enfin tient des deux autres , comme le livre de la Nature de l'homme. La première des conditions du style d'Hippocrate , suivant Mercuriali, est la brièveté jointe à l'obscurité ; mais Mercuriali se contredit immédiatement, car il dit que, si Hippocrate se montre clair et prolixe dans quelques traités comme dans celui des Eaux , des Airs et des Lieux , c'est parce que son sujet exigeait ce genre de composition. Ainsi la règle de critique de Mercuriali tombe de son propre aveu ; et le signe donné pour distinguer les écrits authentiques fait défaut dès le premier abord. La seconde condition, c'est que les sentences d'Hippocrate, bien que concises et incomplètes, n'en sont pas moins marquées du cachet de la vérité , et qu'il n'est pas un mot de lui qui soit écrit en vain ; il est évident qu'une pareille indication laisse la critique dans le plus grand vague. La troisième condition de la composition d'Hippocrate est la gravité qui se fait voir non-seulement dans le sujet lui-même , mais encore dans les phrases, les mots et leur arrangement.
Telles sont les trois conditions qui ont servi à Mercuriali pour distinguer les écrits propres à Hippocrate de ceux qui lui sont étrangers. Une pareille critique repose sur des fondements incertains : rien n'est sujet à controverse comme les arguments tirés de la gravité du style et de sa concision. D'ailleurs, il y a là une pétition de principes; car, avant de dire que tel style appartient à Hippocrate , il faut prouver que les ouvrages où l'on croit, à tort ou à raison, reconnaître ce style, sont réellement de l'auteur auquel on les attribue.
Voici la Uste des écrits que contiennent les quatre classes de MercuriaU: 1ere classe, le traité de la Nature de l'homme ; des Airs, des Eaux et des Lieux ; les Aphorismes ; le Pronostic; les Epidémies ; le traité du Régime dans les maladies aiguës, jusqu'à la partie qui concerne les bains ; des Plaies de tête ; des Fractures ; des Articulations ; de l'Officine du médecin; des Instruments de réduction; de l'Aliment ; des Humeurs; des Ulcères. 2e classe: le traité des Lieux dans l'homme; le livre des Airs; le livre de la Naissance à sept mois et à huit mois; de la Nature des os. 3e classe: le livre des Chairs ou des principes ; de la Génération ; de la Nature de l'enfant ; des Affections; des Affections internes ; des Maladies ; de la Nature de la femme; des Maladies des femmes; des Femmes stériles; de la Superfétation; des Maladies des jeunes filles ; de la Maladie sacrée; des Hémorrhoïdes ; des Fistules ; du Régime des gens en santé ; les trois livres du Régime ; de l'usage des Liquides; des Crises; des Jours critiques; les Prorrhétiques, les Prénotions coaques; le traité des Songes. 4e classe: le Serment; les Préceptes ; la Loi; de l'Art; de l'Ancienne médecine; du Médecin; de l'Honneur; de l'Exsection du fœtus ; de l'Anatomie ; du Cœur; des Glandes ; de la Dentition ; de la Vue; les Lettres.
Je joins ici un jugement, peu connu aujourd'hui, qui fut porté sur le Uvre de Mercuriali, lxii dans le temps même où il parut, par Jean Costei, professeur au lycée de Bologne. Costei écrit au célèbre Ulysse Aldrovande : « Celui qui a écrit récemment l'Examen des livres d'Hippocrate , très savant Aldrovande, reçoit toute mon approbation, et je ne puis assez admirer avec quelle facilité il débrouille une masse de livres si confuse et si variée. D'abord, séparer les principes conformes aux doctrines d'Hippocrate, de ceux qui sont contradictoires, ce n'est, certes, ni une petite entreprise, ni l'œuvre d'un homme qui ne serait pas versé dans toutes les parties de l'art médical, et qui ne se serait pas longtemps familiarisé avec les écrits de cet auteur ; puis comprendre quels ouvrages sortent de l'école d'Hippocrate , exige beaucoup de travail ; enfin reconnaître quels sont ceux qui portent l'empreinte de la main du maître , c'est le plus grand effort de l'esprit le plus sagace et le plus exercé. Si j'ai fait quelque progrès dans l'étude des livres hippocratiques, j'ose dire que notre auteur seul jusqu'à présent, ou bien a touché le but même, ou du moins en a été le plus près.
« Mais, sur cet objet, il n'est pas étonnant que les avis soient partagés ; et, puisque vous me demandez mon opinion, il est un point sur lequel j'ai toujours été et je suis encore en suspens. Je ne me souviens pas avoir lu dans aucun auteur qu'Hippocrate ait, de son vivant, publié aucun de ses ouvrages entre les raisons qui portent à croire qu'en effet il n'a rien publié lui-même, la plus forte est peut-être que, dans ceux-mémes que tous regardent comme authentiques, certaines parties s'éloignent de ses doctrines, de l'aveu même de Galien ; d'autres sont d'une obscurité excessive, d'autres sont répétées dans les mêmes traités et dans des traités différents, d'autres enfin sont sans ordre , sans lien, et composées tout-à-fait contre les bonnes règles d'écrire, qu'un si grand'homme n'a certainement pas ignorées. Il est donc probable que des livres qui n'étaient ni convenablement rédigés, ni achevés, n'ont pas été publiés par lui-même.
« Ces raisons portent à conclure que les livres de la première et de la seconde classe sont du même ordre. Je donne un complet assentiment à la composition de la troisième classe telle que notre savant auteur l'a présentée avec une très grande pénétration. Cependant, je consignerai ici ce que j'ai pensé, à diverses reprises , des Prénotions coaques. Que ce livre ne soit pas d'Hippocrate, c'est ce que prouve le témoignage de Galien et d'autres. J'ai souvent hésité de savoir s'il est antérieur ou postérieur à Hippocrate. Galien dit, il est vrai, que tout ce que les Prénotions coaques et les Prorrhéliques contiennent de véritable, a été pris aux Aphorismes, au Pronostic et aux Épidémies. Cependant si, comme la raison le veut, les choses sont enseignées dans un meilleur ordre par celui qui écrit en dernier lieu, l'ordre qui règne en certains passages du Pronostic , des Prorrhétiques et « des Aphorismes, meilleur que dans les Prénotions coaques, ferait croire, si l'autorité de Galien ne s'y opposait, qu'elles sont plus anciennes qu'Hippocrate, et que ce médecin y a puisé abondamment. Mais, d'un autre côté, certains passages y étant mieux que dans les autres écrits dénommés plus haut, il ne paraît pas improbable qu elles soient contemporaines d'Hippocrate, et que l'auteur des Coaques ait récolté, comme lui, dans un champ déjà fécondé par les travaux et les observations des anciens.
« J'ai encore un scrupule sur le livre de l'Aliment. En effet, si la brièveté, l'obscurité, la gravité du style et l'abondance des pensées sont des indices de la doctrine hippocratique, pourquoi ne pas le considérer comme une œuvre émanée d'Hippocrate lui-même ; d'autant plus que ni Galien, ni aucun autre bon auteur , ne nient qu'il soit d'Hippocrate?
« Quant aux livres rangés dans la quatrième classe, je sais que les opinions diffèrent, et que plusieurs modernes tâchent de prouver par de doctes arguments et par des efforts d'érudition que ces livres appartiennent à la vraie doctrine d'Hippocrate. Mais la grande dissemblance qui règne entr'eux montre qu'ils ne sont pas du même auteur, et empêche qu'on ne les rattache à un plan commun. Je pense donc que la classe des livres apocryphes a été établie avec raison au quatrième rang ; mais c'est à tort que tous ces écrits sont attribués à un seul homme.
« Telles sont, très savant Aldrovande, les réflexions que m'a suggérées la lecture de l'Exa- lxiii men des livres d'Hippocrate, lecture faite avec une grande avidité malgré les autres études qui absorbent mon temps. J'ai voulu appuyer mon approbation, et vous montrer que je tenais à satisfaire à votre demande. Quant au savant auteur de cet Examen, qu'il soit persuadé que j'ai pris le plus vif plaisir à la lecture de son livre, et que j'ai conçu la plus haute opinion de ses efforts pour rendre , par la science et le travail, à l'école hippocratique , toute sa splendeur.
Cette lettre de Costei, en exposant le jugement qu'un homme éclairé portait sur l'ouvrage de Mercuriali, mérite aussi l'attention par quelques vues ingénieuses sur la critique hippocratique. Telles sont ses remarques sur le désordre qui règne dans la Collection , et qui empêche de croire qu'elle ait été publiée, au moins en totalité, du vivant d'Hippocrate ; sur le livre de l'Aliment, qui, rejeté par quelques-uns, porte cependant tous ces caractères de brièveté et d'obscurité attribués par beaucoup de critiques au style d'Hippocrate; telles sont encore celles qui concernent les Prénotions coaques, et où Costei observe avec beaucoup de jugement, qu'entre des livres où le même sujet est traité avec les mêmes pensées et les mêmes détails, une meilleure rédaction suppose une postériorité de composition. Le lecteur trouvera développées dans les chapitres suivants la plupart de ces indications qui ne sont qu'en germe dans la lettre de Costei.
Gruner a suivi à peu près les mêmes règles de critique que Mercuriali ; il a réuni , dans une section, les caractères qui lui paraissent distinguer les écrits hippocratiques: la brièveté du style, un dialecte ionien approchant de l'ancien dialecte attique, la gravité et la simplicité du langage, enfin l'absence de raisonnements théoriques dans ces écrits. L'usage du dialecte ionien ne prouve rien pour l'authenticité de tel ou tel écrit, car l'on sait que , longtemps après le temps d'Hippocrate, des écrivains en ont fait usage , et pour des médecins il suffit de citer Arétée. Quant à l'absence de toute théorie, de toute hypothèse, les écrits qui sont donnés comme hippocratiques n'en sont pas absolument dépourvus. Ainsi les Aphorismes contiennent, par exemple, des sentences appuyées sur la théorie de la chaleur innée, sur l'orgasme des humeurs et leur tendance à s'écouler par telle ou telle voie. Représenter Hippocrate comme ennemi des doctrines générales, c'est aller à rencontre de ce que Platon lui-même en rapporte. Le médecin de Cos pensait, dit le disciple de Socrate, que l'on ne peut connaître le corps humain sans connaître la nature de l'ensemble des choses. Dans le fait, il admettais les généralisations familières aux philosophes de son temps, et de grandes et belles théories sont dans ses livres.
Gruner, dont le livre est érudit, n'a changé notablement le fond de la critique des écrits hippocratiques qu'en un point, c'est qu'il a essayé d'en juger la légitimité par la nature des notions anatomiques qui y sont consignées. Il regarde l'anatomie d'Hippocrate comme très peu avancée ; il est disposé à rejeter comme illégitime tout écrit où les connaissances de ce genre ont quelque étendue. Cependant il n'articule que peu de faits spéciaux , entr'autres la connaissance des muscles et la distinction des artères, et des veines, double notion qu'il croit postérieure à Hippocrate. J'examinerai ailleurs la vérité de ces assertions.
Son intention a été de s'appuyer sur les témoignages des auteurs anciens, et il nomme aussi les premiers commentateurs des écrits hippocratiques, mais, dans le fait, il se borne presque uniquement à Palladius, Érotien et Galien; et il faut bien, qu'en réalité, le point de vue de sa critique ne soit pas sorti de ce cercle, puisqu'il dit : « La bibliothèque d'Alexandrie ayant été brûlée par les soldats de Jules-César, n'a-t-il pas été facile à des hommes mal-intentionnés de substituer des livres apocryphes aux véritables, détruits par l'incendie? » Gruner a oublié dans ces lignes que des commentaires, antérieurs de deux cents ans à l'incendie de la bibliothèque alexandrine, témoignent que la collection hippocratique existait dès cette époque telle qu'Érotien et Galien la connurent plus tard.
Gruner regrette à ce sujet la perte des traductions latines d'Hippocrate dont Cassiodore a parlé; comme si le témoignage d'Héraclide de Tarente, de Glaucias et de Bacchius n'était pas préférable à tout autre, puisqu'ils ont vécu environ quatre cents ans avant Galien, et six cents avant Cassiodore. Au reste, Gruner a emprunté cette grave erreur à Mercuriali, qui lxiv dit, dans son Examen, p. 8 de l'édition qu'il a donnée d'Hippocrate, que les livres hippocratiques ont subi des altérations au moment de la dispersion de la Bibliothèque d'Alexandrie. Il va même plus loin : il suppose qu'Artémidore Capiton et Dioscoride ont substitué des livres apocryphes aux vrais écrits d'Hippocrate. C'est bien complètement oublier la tradition des oommentateurs ; et ces deux auteurs ne se seraient pas ainsi mépris s'ils avaient suivi de près la succession non interrompue des écrivains de l'antiquité qui se sont occupés des livres hippocratiques. On comprend par cet exemple combien la critique s'expose en ne tenant pas minutieusement compte des travaux anciens ; et l'on voit qu'il n'a pas été inutile de dresser , comme je l'ai fait, une liste longue, mais exacte, des commentateurs grecs d'Hippocrate.
Gruner regarde comme étant d'Hippocrate les livres suivants : le Serment; les Aphorismes ; le livre de l'Air, des Eaux et des Lieux ; le Pronostic ; le 2e livre des Prorrhétiques ; le livre de l'Oflicine du médecin ; le 1er et le 3e livre des Epidémies; le traité du Régime dans les maladies aiguës ; des Plaies de tête ; des Fractures, ou pourtant il est parlé des muscles. Tout le reste, il le rejette du canon hippocratique.
Il se pose avec raison, la question de savoir pourquoi il y a eu tant de divergences dans les jugements sur les écrits hippocratiques, mais il ne la résout pas. La cause de ces divergences sera expliquée dans le chapitre xi, où je montrerai que la collection hippocratique a été formée de pièces privées, la plupart, de tout témoignage au moment où elles furent publiées.
Ackermann, dans sa notice sur l'histoire littéraire d'Hippocrate, soumettant à l'analyse l'authenticité des écrits hippocratiques, n'a ajouté aux règles posées par Mercuriali et Gruner que la tradition et le consentement des auteurs anciens, sur tel ou tel traité. Ce consentement a un poids très réel dans la question , surtout quand on peut le rattacher de Galien à Bacchius, ou à Hérophile. C'est certainement un meilleur guide que les considérations tirées du style et de la phrase ; car l'incertain Soranus, auteur de la vie d'Hippocrate, a eu toute raison de dire qu'il est possible d'imiter le style d'un écrivain, et que le même homme peut lui-même écrire de différentes manières.
Grimm, qui a traduit les œuvres d'Hippocrate en allemand, et dont la traduction est très estimée, s'explique ainsi sur la question de l'authenticité des différents traités : « Les interprêtes et beaucoup d'autres, qui ont écrit et porté des jugements sur les œuvres d'Hippocrate, ont établi plusieurs règles d'après lesquelles on doit distinguer les écrits véritables des apocryphes. Quelques-unes sont précises et bonnes ; mais les autres sont d'une application toujours difficile, souvent impossible, ou soumise à une foule d'exceptions et de doutes. Pour moi, la règle la plus importante est le témoignage des écrivains postérieurs à Hippocrate tels que Galien et Érotien; témoignage transmis par une tradition orale, ou appuyé sur des documents qui existaient alors, et qui n'existent plus aujourd'hui. En second lieu, le contenu des écrits doit être tel qd'il donne à cette preuve toute sa valeur. En conséquence , je ne cherche dans les véritables écrits d'Hippocrate rien que la description faite d'après nature des maladies avec leurs accidents et leurs causes palpables, description appuyée de sentences générales qui en dérivent, qui ne se contredisent pas, et qui ne sont sujettes qu'à de rares exceptions. Tout cela doit être, comme l'exposition elle-même, conforme au temps, présenté dans un style simple, bref et expressif, et dans un langage qui s'accorde avec celui de l'époque. Aucune hypothèse , aucune subtilité, quelque antiques qu'elles soient, aucun traitement et remède extraordinaires ne doivent se trouver dans ces livres. »
D'après ces caractères, Grimm reconnaît comme authentiques le 1er et le iiie lvre des Épidémies ; le traité du Pronostic, les Aphorismes, une partie considérable du traité sur le Régime dans les maladies aiguës; et le livre de l'Air, des Eaux et des Lieux. Grimm a emprunté à Gruner son opinion sur les notions anatomiques d'Hippocrate, et, comme lui, il rejette les livres où les muscles sont nommés, où les artères sont distinguées des veines. A part le témoignage traditionnel, les autres règles que le traducteur allemand expose prêtent, lxv comme celles de ses prédécesseurs, beaucoup à l'arbitraire, et sont surtout d'un ordre très secondaire. Il faut arriver, s'il est possible, à quelque chose de moins vague, et pour cela demander aux livres hippocratiques eux-mêmes, aux écrits qui en sont les contemporains ou qui ne sont venus que peu de temps après, des renseignemens plus précis.
Cette série de censeurs des livres hippocratiques me rappelle l'opinion qu'un fameux philologue se faisait des jugements qui ne portent que sur le style, l'exposition et les pensées d'un auteur. Lemos, Mercuriali, Gruner et Grimm, bien qu'on reconnaisse chez eux un développement progressif de la méthode critique, se sont principalement appuyés sur cet ordre de raisons ; l'insuffisance en a été convenablement appréciée par Richard Bentley dans un passage qui trouvera ici naturellement place : « La critique qui ne s'exerce que sur le style et le langage, dit-il dans la préface de la Dissertation où il a prouvé que les épttres qui portent le nom de Phalaris sont apocryphes, est ordinairement délicate et incertaine, et dépend de notions fugitives. Des hommes très instruits et très sagaces ont commis, dans ce genre de conjectures, des méprises qui allaient jusqu'au ridicule. Le grand Scaliger a publié quelques ïambes comme un fragment choisi d'un vieil auteur tragique, et qu'il tenait de Muret; mais celui-ci bientôt après avoua la plaisanterie, et déclara que ces vers étaient de lui. Boxhornius écrivit un commentaire sur un petit poème intitulé de lite, qu'il attribua à quelque ancien auteur; mais on ne tarda pas à découvrir qu'il était de Michel L'Hospital, chancelier de France. De sorte que, si je n'avais pas d'autre argument que le style pour montrer la fausseté des lettres de Phalaris, je n'espérerais faire partager ma conviction par personne. »
Sprengel, dans son Apologie d'Hippocrate, a suivi, il le dit lui-même, Gruner presque pas à pas. Cependant il a commencé à introduire dans la critique hippocratique une considération nouvelle : à savoir la considération des doctrines philosophiques ; essayant de contrôler par celles-ci les doctrines médicales des livres hippocratiques, et d'établir entre ces livres un ordre d'antériorité. Cette indication de Sprengel a été, après lui, suivie et développée par un autre critique.
La suite même des auteurs dont je viens d'exposer très sommairement les idées, montre que le champ de la critique hippocratique s'est successivement agrandi. Mais ce genre de recherches est si minutieux, que les erreurs pullulent à côté des meilleures observations ; j'ai relevé, et je rapporte ici quelques-unes de ces erreurs.
Suivant Gruner , Aristote attribue le traité des Chairs à Polybe , citation fausse ; le morceau cité par Aristote est, non dans le livre des Chairs , mais dans celui de la Nature de l'homme.
Sprengel dit qu'il n'est question, chez aucun ancien, du livre appelé de l'Usage des liquides , or il est cité par Galien sous ce même titre, et par Érotien sous le titre des Eaux.
Les quatre livres des maladies ont, dit-il, le témoignage d'Érotien et de Galien : or Érotien n'en cite que deux, et Galien ne cite nulle part le quatrième.
D'après Sprengel, Galien assure qu'Aristote a découvert l'aort. Or Aristote, parlant de ce vaisseau, dit lui-même: veine que quelques-uns appellent aort. U est donc évident qu'il n'a pas le premier découvert l'aort. D'ailleurs Galien dit seulement que le vaisseau appelé aorte par Aristote, l'est par d'autres grande artère.
Gruner et Sprengel supposent que la fin du traité des Chairs ou des Principes, qui, dans quelques éditions, forme un chapitre à part intitulé de la Vie, est le livre que Galien et d'autres appellent des Semaines. Il n'en est rien ; le livre des Semaines ne renferme pas la portion qui est bien réellement la fin de l'opuscule des Chairs.
Sprengel dit que le livre de la Nature des os est positivement donné par Aristote à Polybe. Or le livre de la Nature des os a été composé avec des fragments divers , dont l'un est pris à Aristote lui-même ( celui de Syennésis de Chypre) ; et la citation d'Aristote se rapporte au livre de la Nature de l'homme. Ce sont là de graves erreurs.
Gruner et Sprengel, après lui, disent que le traité de l'Ancienne médecine répète plusieurs passages du livre du Régime, et que, celui-ci n'étant pas d'Hippocrate, celui-là n'en peut lxvi pas être non plus. Mais Gruner et Sprengel n'ont pas fait attention que c'est avec le traité du Régime dans les maladies aiguës , et non avec le traité du Régime, que celui de l'Ancienne médecine a des similitudes. Or le traité du Régime dans les maladies aiguës a tous les témoignages en sa faveur.
Spon , dans la préface de ses Aphorismi novi, combat Hercuriali, et se montre beaucoup plus facile que ce dernier sur les titres qu'ont les différents livres à être considérés comme appartenant à Hippocrate. Je remarque dans cette préface une erreur considérable. Spon prétend que le 7e livre des Épidémies est placé au nombre des livres supposés. Or Érotien dit tout autre chose: il fait, dans son catalogue des livres hippocratiques, une classe de Mélanges, et c^est dans celte classe qu'il range les sept livres des Epidémies , et non le septième.
Je trouve aussi une erreur singulière dans Ackermann , ordinairement si exact. Parmi les commentateurs du 8e livre des Épidémies, il cite un certain Philistus sur la foi de Galien. Or Philistus ou Philistes est, non pas un commentateur , mais un malade dont l'histoire est rapportée dans le 8e livre des Épidémies ; c'est aussi ce que dit la phrase de Galien où, par inadvertance , Ackermann a vu ce commentateur.
J'ai signalé ces erreurs de mes prédécesseurs, non pour abaisser leur travail et élever le mien , mais pour montrer que dans un champ neuf d'observations tout est difficulté. Quand le cadre est tracé et rempli, il coule peu de le rectifier.
M. H. F. Link a pris, pour discuter l'authenticité des écrits hippocratiques , la voie ouverte par Sprengel. La base d'où part sa critique, est la considération des théories que renferment ces écrits; il distingue autant de classes différentes qu'il reconnaît de doctrines, prétendant que des doctrines contradictoires ne peuvent appartenir au même écrivain. De plus, il les compare aux doctrines philosophiques qui y correspondent, et, de celle comparaison , il tire une sorte de chronologie relative d'après laquelle il place tel écrit avant tel autre , et après Platon ou Aristote. Ce mode de critique est certainement un point de vue nouveau, et il offre des considérations qui ne doivent pas être négligées. M. Link se montre très difficile sur les livres hippocratiques , et, au contraire de ses prédécesseurs qui sont pleins d'enthousiasme pour ces écrits, et qui accueillent, avec une grande facilité, des témoignages incertains pourvu qu'ils soient favorables, il est anime d'un scepticisme inexorable devant lequel la personne d'Hippocrate est presque effacée, ou qui du moins ne lui laisse qu'un vain nom sans une œuvre effective. « Quand on jette un regard rapide sur les écrits hippocratiques, dit le critique allemand, on se demande quel est cet Hippocrate? Si on parle de l'auteur du traité des Airs , des eaux et des Lieux, il s'agit d'un écrivain clair et agréable; si l'on parle de l'auteur du Pronostic et des Aphorismes, d'un écrivain qui aime la brièveté et même l'obscurité; de l'auteur des Epidémies, d'un homme qui est un excellent observateur, mais qui laisse mourir les malades sans leur rien prescrire; de l'auteur du Régime dans les maladies aiguës, d'un médecin qui emploie beaucoup de médicaments , quelques uns même fort actifs. »
Si M. Link avait pénétré plus avant dans le système d'Hippocrate, il aurait reconnu que le Pronostic , les Epidémies et le traité du Régime dans les maladies aiguës se tiennent et s'expliquent l'un par l'autre ; mais suivons-le dans ses raisonnements.
Il distingue, dans la Collection hippocratique, six théories principales, d'après lesquelles il fait six classes d'écrits, et admet au moins six auteurs différents.
La première est celle de la bile et du phlegme ; elle est ancienne. Thucidide eu parle, et Aristote dit que la division des maladies, suivant la bile et le phlegme, est familière aux médecins. Platon, dans le Timée, attribue les maladies à ces mêmes humeurs, d'où l'on peut conclure que les traités où cette théorie existe sont les plus anciens. L'opposition de la bile et du phlegme a été saisie de bonne heure; la surabondance de la bile est la cause des maladies aiguës; la surabondance du phlegme, des maladies chroniques. La première est carac-térisée par tout ce qui est vif et incisif; la seconde par tout ce qui est mou , lâche et lent.
Voici les traités dans lesquels M. Link prétend que règne la théorie de la bile et du phlegme, lxvii à l'exclusion de toute autre. Ce sont d'abord les Épidémies; l'auteur y parle de vomissemens de bile et de phlegme, il n'y est presque pas question de traitement, lacuneque Galien explique très mal et qui forme contradiction avec l'auteur du traité du Régime dans les maladies aiguës , lequel emploie beaucoup de remèdes. Celui qui a composé le 1er et le iiie livre des Épidémies a résidé longtemps à Thasos, car il y décrit la constitution atmosphérique de plusieurs années. Comment Hippocrate se trouverait-il à Thasos , qui avait un temple d'Hercule , mais aucun temple d'Esculape, ni d'Hygie? Ces deux livres sont, non pas d'un médecin, mais d'un naturaliste qui observait les maladies et ne les traitait pas. Ceci est une singulière opinion de M. Link; mais je ne m'arrête pas à combattre en détail des assertions dont la réfutation sortira de ma propre discussion sur l'ensemble des écrits hippocratiques.
A la même catégorie appartient le Pronostic, livre clair et précis. Ce ne paraît qu'un extrait des ouvrages sémiotiques d'Hippocrate ; l'Hippocrate de Platon, dit M. Link, aurait donné quelque chose de plus scientifique.
Dans le 1er livre des Prorrhétiques, Galien relève un solécisme. A cause de cette faute de langue et d'autres , plusieurs croyaient, non sans raison, dit le médecin de Pergame , que ce livre n'était pas d'Hippocrate. Sa brièveté obscure et recherchée, les tournures singulières, les épithètes accumulées, les phrases à l'infinitif, mettent ce livre à côté des Prénotions de Cos et du 6e livre des Épidémies. Le second livre des Prorrhétiques a un tout autre auteur; un style simple et clair le distingue , et, au début, la plainte sur l'exagération que l'on donne au Pronostic, indique une date postérieure.
M. Link remarque que les Aphorismes contiennent plusieurs passages du traité de l'Air , des Eaux et des Lieux ; que plusieurs autres se trouvent mot à mot dans le Pronostic. Ainsi on pourrait considérer cette collection comme un extrait des écrits hippocratiques ; mais, en tes examinant, on y découvre de plus grandes différences encore. Ces différences sont : dans la la section, où se trouve la théorie de la turgescence des humeurs et de leur écoulement, ancienne idée de la médecine, suivant M. Link; dans la 2eme section, où se trouve une explication détaillée des jours critiques, indiqués seulement d'une manière générale dans la précédente; dans la 3e, qui renferme, sur les saisons et sur les âges, des considérations conformes avec la doctrine des Épidémies; dans la 4e, où l'on voit une distinction plus fixe entre les maladies, une division entre la bile noire et la bile jaune, et quelques expressions qui semblent faire allusion aux quatre humeurs ; dans la 6e et la 7e, qui renferment un mélange d'aphorismes dont quelques-uns sont très-bizarres : par exemple, les muets sont facilement attaqués de diarrhées rebelles; et avec cette singularité que la plupart sont rangés d'après le même mot, soit épi, soit oposoisi, soit ên. Ainsi, dans les sections des Aphorismes, on voit des différences qui font penser qu'elles ne sont ni du même temps, ni du même auteur; on y remarque une gradation de notions simples à des notions plus exactes ; puis des singularités; puis enfin une sorte d'allitération.
Croire que la distinction entre la bile jaune et la bile noire soit la preuve d'une date postérieure à Hippocrate, c'est ne pas tenir compte des textes positifs. Platon parle de la bile noire ; et j'ai rapporté un vers d'Aristophane où se trouvent et le nom de cette humeur et le rapport que l'ancienne pathologie avait supposé entre la bile noire et la folie.
M. Link range encore, dans la théorie de la bile et du phlegme, le traité du Régime dans les maladies aiguës, qui commence, comme on sait, par une polémique contre les médecins de l'école de Cnide. M. Link croit qu'il n'y avait pas assez d'écrivains médicaux à cette époque pour que la lutte s'engageât. Ce doute lui est suggéré par l'opinion où il est que les monuments hippocratiques sont généralement plus récents que leur date supposée. Mais il est certain que la littérature médicale était déjà riche avant Hippocrate et de son temps , et rien dans l'histoire littéraire de ce siècle reculé ne contredit la possibilité d'une polémique entre Hippocrate et l'auteur des Sentences cnidtennes.
M. Link, en jugeant le traité des Airs , des Eaux et des Lieux , trouve que le style est agréable , mais que le sujet est traité avec peu de profondeur. Il suspecte plusieurs passages qui font allusion à la théorie des quatre qualités élémentaires , par exemple, que la séche- lxvviii resse nuit aux constitutions bilieuses , et qu'elle est utile aux constitutions phlegmatiques, d'où il résulte que la bile est regardée comme chaude et le phlegme comme humide. En conséquence , il pense que ce traité doit être rangé dans la classe suivante.
Cette deuxième classe comprend les traités où se trouvent la théorie des
quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire, phlegme), et celle des quatre
qualités élémentaires (le chaud, le froid, le sec, l'humide). Suivant M.
Link, cette théorie appartient exclusivement à Aristote, de sorte que tous
les traités où celte doctrine se rencontre sont postérieurs au chef de
l'école péripatéticienne. Ce sont: les traités de la Nature de l'homme, de
la Génération, de la Nature de l'enfant, du Régime det gens bien portants,
du Régime , le premier livre excepté * de Y Aliment , des Affections
internes, des Maladies des femmes, de la Nature de la femme , de la Maladie
sacrée, des Maladies des jeunes filles, de la Vue, des Ulcères , des
Hémor-rhoides et des Fistules. Galien ne cesse de répéter qu'Aristote a pris
la théorie des quatre humeurs à Hippocrate. «Soit que Ton admette comme
Anaxagore, dit-il, quele corps est com-» posé de parties similaires, soit
qu'on le suppose constitué par le chaud, le froid, le sec et » l'humide,
comme Font pensé Chrysippe, tous les Stoïciens, et avant eux Aristote et
Théo-
* phraste, et avant eux encore Platon et Hippocrate, la symétrie de tous les
éléments constitue η la santé. Et ailleurs : « En lisant les écrits
(ΓAristote et de Théophraste , on les prendrait » pour des traités sur la
physiologie d'Hippocrate ; c'est toujours le froid, le chaud , le sec » et
l'humide, qui sont agents et patients. Le plus actif est le chaud, puis le
froid; tout » cela a été dit par Hippocrate, puis répété par Aristote. * Or,
j'ai rappelé que le médecin de Pergame a lu et consulté un livre où un
disciple d'hippocrate avait rassemblé toutes les anciennes théories
médicales. Il n'a donc pu se tromper sur la question de savoir qui, entre
Hippocrate et Aristote, était le préteur et l'emprunteur. Hais ce qui est
complètement décisif contre la chronologie que M. Link a voulu établir,
c'est qu'Aristote lui-même cite un morceau de Polybe, et ce morceau se
retrouve dans le traité de la Nature de lhomme, où la doctrine des quatre
humeurs est complètement exposée.
La SM classe ou 3m* théorie renferme un seul traité, celui de Y Ancienne
médecine. L'auteur y plaide contre la doctrine des quatre qualités
élémentaires, le chaud , le sec , le froid , l'humide, et il place la cause
des dérangements de la santé dans un mélange non convenable de l'amer, du
doux, de l'acre, de l'acerbe, etc. Ce livre, du reste bien fait, ne peut
être d'Hippocrate 9 puisqu'il combat une doctrine dérivée de la philosophie
d'Aristote.
La doctrine de ces qualités diverses, la doctrine des quatre qualités
émanées des quatre éléments, sont plus vieUles que ne le pense H. Link.
Galien l'a énoncé formellement; voici la preuve qu'il ne s'est pas trompé;
Platon a dit : « Les contraires sont ennemis , le froid du » chaud , l'amer
du doux, le sec de l'humide. » Et ailleurs : « Notre corps est constitué par
» le chaud, par le sec* par le froid et par l'humide. » Et ailleurs: u Notre
créateur ayant » uni le feu , l'eau et la terre , fit, avec l'humide et le
salé, un ferment qu'il mélangea à
* ces éléments, et composa la chair molle et humide. » Et ailleurs : « De
l'humide et du » chaud, tout ce qui était à l'état de pureté s'évapore. »
Hais à quoi bon s'arrêter à Platon ? Anaxagore, plus vieux qu'Hippocrate,
fait usage de la doctrine des qualités , et il parle du rare et du dense, du
froid et du chaud, de l'humide et du sec. Empédocle en a usé dans ses écrits
; et Alcméon, dans un passage que j'ai déjà rapporté, a fait comme l'auteur
du traité de Y Ancienne médecine, de leur mélange convenable la condition de
la santé. Sprengel pense (Hist. de la méd., t. 4 pag. 280) que cette théorie
est de beaucoup postérieure à Alcméon ; mais rien n'autorise à soupçonner
que Plutarque ait commis une erreur en rapportant l'opinion du philosophe
pythagoricien. Que l'usage de ces théories ait été familier aux
pythagoriciens et à Alcméon, c'est ce qui résulte, outre le témoignage de
Plutarque, du témoignage d'Aristote. « Alcméon, dit Aristote, assure que la
plupart des choses humaines se divisent » en deux, c'est-à-dire en
contraires, comme le noir et le blanc, le doux et l'amer, le bon η et le
mauvais , le petit et le grand. »
Bans le dialogue intitulé le Sophiste, où Platon fait intervenir des
philosophes de l'école d'Élée, il est remarqué qu'un autre (on a rapporté
cette allusion à Archélaus, maître de So-
crate) attribuait l'association et la production deà choses à deux qualités
, l'humide et le sec, ou le chaud et le froid. Au reste, Archélaus avait
soutenu que le froid et le chaud, séparés l'un de l'autre, étaient le
principe du mouvement. Parmenide admettait deux qualités, le chaud et le
froid. Plutarque rapporte qu'Anaximène faisait jouer un rôle au froid et au
chaud. Diogène d'Apollonie admettait, que le froid et le chaud avaient
contribué à la formation de la terre. Enfin Zenon d'Élée supposait que la
nature universelle était composée du chaud , du froid, du sec et de
l'humide, se changeant l'un dans l'autre, ce qui est justement la théorie
dont M. Link attribue la priorité à Aristote. On voit par cette énumération,
que j'ai à dessein faite si détaillée, combien les doctrines que M. Link
pense si récentes étaient anciennes. Tantôt les quatre qualités dérivées des
quatre éléments (chaud , froid , humide , sec) tantôt deux seulement de ces
qualités, tantôt d'autres qualités qui ne sont plus dérivées des éléments
(amer, doux, dense , rare), sont employées par des hommes ou contemporains
d'Hippocrate ou plus anciens que lui. Tout cela forme un ensemble dont
l'antiquité est grande; et il serait même assez difficile d'en signaler
l'origine dans la philosophie grecque.
Je viens de récapituler des opinions qui ont tenu une grande place dans
l'antique physiologie. Les qualités, les noms qu'on leur a donnés, les rôles
qu'on leur a attribués, auront paru peutp-étre obscurs au lecteur , qui n'y
aura vu que des idées vagues , sans aucun fondement réel dans l'observation.
Les théories tombées en désuétude, si on les prend ainsi du côté de leur
erreur, n'ont aucun intérêt ; mais , si on les prend du côté de leur vérité,
elles méritent de l'attention, et elles donnent de l'instruction; car elles
montrent comment, à une certaine époque, l'esprit humain a essayé de
résoudre l'éternel problème qui lui est proposé. Les qualités, au moins en
physiologie, sont une des solutions de la constitution du corps vivant. Les
anciens virent, comme les modernes, que le corps est composé d'éléments
médiats et immédiats. Les éléments médiats furent le feu, l'air, l'eau et la
terre, comme ils sont, de notre temps, l'oxigène, l'hydrogène, le carbone,
et les autres substances indécomposées que la chimie a découvertes. Les
éléments immédiats furent le sang , le phlegme la bile noir , la bile jaune,
ou le chaud, le froid , le sec et l'humide, ou l'amer, le doux , le salé,
etc., suivant que l'on considérait plus particulièrement les éléments
immédiats dans leurs rapports avec les quatre éléments ou dans leurs
qualités diverses. De telle sorte que la conception des humeurs radicales ou
des qualités est une idée véritable qui suppose le corps constitué des mêmes
éléments que le reste des choses, et une hypothèse qui cherche à expliquer
pourquoi ces éléments primitifs ne s'y montrent pas en nature.
La quatrième théorie, selon l'arrangement de M. link, est celle qui
considère le feu comme l'agent universel ; elle a, dans la philosophie
grecque, Héraclide pour auteur. Il faut y rapporter le 1er livre du traité
du Régime et le traité des Principes. M. Link dit à tort que des passages de
ce dernier ouvrage sont cités par Aristote ; le philosophe cite un passage
qui se trouve dans le traité de la Nature de Vhomme, et qu'il attribue à
Polybe. M. Link ajoute que le livre des Principes n'appartient pas à
Hippocrate, mais qu'il est très ancien. C'est une erreur; car, relativement,
ce livre est très moderne, puisqu'il contient la connaissance d'une théorie
anatomique qu'Aristote revendique comme sienne, à savoir que les vaisseaux
sanguins ont leur origine dans le cœur.
La cinquième théorie est celle qui regarde l'air comme l'agent principal. Le
traité des Airs et celui de la Nature des os ont été composés par des
disciples de cette théorie.
La sixième et dernière théorie est celle des catarrhes ou des flux. Elle est
très ancienne, dit M. Link, mais aussi très grossière. La matière morbifique
descend de la tête et se jette sur les diverses parties ; elle voyage d'un
lieu dans un autre ; et sans s'inquiéter des voies de communication, on la
fait se promener de tous les côtés. C'est la théorie la plus natureUe, c'est
celle du peuple. Deux traités y appartiennent, celui des Lieux dans Chomme,
qui contient, en outre, des traces de l'hypothèse des quatre qualités
élémentaires, et qui est en conséquence postérieur à Aristote ; et le traité
des Glandes, qui représente le cerveau comme un organe glanduleux
fournissant aux parties inférieures les fluides de sept catarrhes. Ceci est,
selon M. Link , d'une plus ancienne théorie. Or les critiques, dans
l'antiquité, ont
regardé unanimement le traité des Glandes comme étant postérieur à
Hippocrate.
« Sous ces six divisions ou théories, dit M. Link, se rangent les plus
grands, les plus » importants écrits «hippocratiques, la plupart reconnus
comme authentiques. Nous avons » là une collection d'écrits composés avant
le temps où les sciences, et entr'autres la méde-» cine, fleurirent à
Alexandrie, et décorés du nom d'Hippocrate. Les doctrines et le style y H
sont différents, de sorte qu'ils ont au moins six auteurs, parmi lesquels on
peut choisir • celui à qui on voudra accorder ce nom. Il y a encore, dans la
Collection hippocratique , » plusieurs autres écrits qui ne rentrent pas
dans une de ces six divisions, mais ils sont i» parmi les moins importants,
et il n'en est aucun sur l'authenticité duquel on n'ait déjà >» élevé de
grands doutes. »
J'ai donné avec détail l'opinion que M. Link s'est formée sur les livres
hippocratiques ; d'abord parce qif il a envisagé son sujet sous un nouveau
point de vue, et qu'il a cherché à se créer d'autres bases de critique que
celles que ses devanciers avaient admises ; ensuite parce que son Mémoire
est très peu connu en France. Trois faits positifs rendent inadmissible la
théorie de M. Link : 1° le livre hippocratique où la doctrine des quatre
humeurs est établie, est cité par Aristote ; par conséquent ce livre ne peut
être postérieur au philosophe de Stagire; 2° les qualités élémentaires
(froid, chaud, sec, humide) dont l'usage dans les écrits des naturalistes,
est, suivant M. Link , postérieur à Aristote, se trouvent dans Platon, dans
Anaxagore, dans Alcméon , dans Archélaus, dans Anaximène, dans Empédocle,
dans Parménide, dans Zenon d'Élée; les qualités diverses-(doux, amer, acre,
etc.), que M. Link croit dérivées et d'un emploi postérieur à Aristote, font
aussi partie des doctrines de Platon, d'Empédocle et d'Alcméon. Les textes
sont irrécusables.
Il y a de bonnes réflexions à faire sur les œuvres des critiques que je
viens d'énumérer, et ce n'est pas sans fruit que nous les aurons parcourues.
Tous ont professé l'opinion que la Collection hippocratique provient de
plusieurs mains différentes ; j'ai fait voir dans les chapitres précédents
qu'il en était ainsi ; et les arguments de Lémos, de Mercuriali, de Gruner,
de Grimm, d'Ackermann et de M. Link, concourent également à cette
conclusion, soit qu'ils invoquent l'autorité de Galien, soit qu'ils
signalent les variations des anciens témoignages, soit qu'ils mettent en
lumière les doctrines hétérogènes qui y figurent. Ce sont autant de points
qu'ils ont établis, et qu'on ne peut plus négliger; ce sont autant de
secours qu'ils ont fournis d'avance à celui qui étudiera après eux les mêmes
problèmes.
Je me plais à reconnaître les lumières que je leur dois; mais chacun d'eux a
été exclusif dans son point de vue, et ne s'est pas assez inquiété de réunir
toutes les données éparses pour en faire un corps de doctrine et de,
critique. Après les avoir lus, c'est le premier désir que j'ai eu pour
l'avancement de mon travail.
Gruner et Grimm ont dit que Hippocrate n'avait pas connu la distinction des
artères et des veines, et que par conséquent les traités où il était
question de cette distinction, devaient être rayés du canon ffippocratique,
C'est ce que Grimm avait voulu exprimer en posant comme règle de critique
que le langage de tout écrit qu'on admettait comme étant d'Hippocrate,
devait être conforme à l'époque où avait vécu ce médecin. Cette objection
conduisait à une difficulté trop sérieuse, à une discussion trop importante
pour que je ne les y suivisse pas. En étudiant ce que les hippocratiques
avaient su concernant la distinction des artères et des veines, j'ai étudié
en même temps l'antique doctrine de l'origine des vaisseaux sanguins dans le
coeur, et quelques autres points de l'anatomie et de la physiologie
anciennes. Cet examen est d'un grand intérêt pour la critique de la
Collection hippocratique, et il fournit des clartés que vainement on
chercherait ailleurs.
, M. Link, en travaillant à retrouver les anciennes théories des livres
hippocratiques, et à faire pour la Collection hippocratique ce que le
disciple d'Aristote, Ménon, avait fait, dans son ouvrage si regrettable,
pour toute l'antiquité médicale, m'a conduit à discuter des points que je
n'aurais pas abordés sans cet éveil.
De tous ces critiques, ceux qui ont été le moins systématiques, ont été
aussi ceux qui ont commis le moins d'erreurs. Ainsi le guide le meilleur est
certainement Ackermann, qui
s'en est tenu principalement aux dires d'Érotien et de Galien. Grimiu a
également de la sûreté dans ses déterminations, mais il s'est arrêté à ce
qu'il y avait de plus positif, et par conséquent de plus facile, et il a
rejeté, à tort, ainsi que je tâcherai de le démontrer plus loin, des écrits
qui doivent être restitués à Hippocrate,
Ceux qui ont consulté principalement les témoignages des anciens critiques
ont mis Fétude sur un terrain solide, qu'il ne s'agissait plus que
d'étendre, en rendant, s'il était possible, les recherches plus minutieuses.
C'est ainsi que j'ai été amené à réunir tous les témoignages antiques de
Platon, de Dioclès, d'Aristote, d'Hérophile, de Xénophon, à en tirer tout ce
qu'ils renfermaient, à rappeler l'existence de la Collection médicale de
Ménon, et à constater, autant que faire se pouvait, les documents bons et
valables sur lesquels les anciens commentateurs s'appuyaient. De cette étude
est sortie la conjecture qu'un petit nombre d'écrits d'Hippocrate seulement
avaient vu le jour et avaient circulé de son vivant, et que le gros n'en
était devenu public qu'après la fondation des grandes bibliothèques ; car
c'est jusque-là que remonte la longue série de commentateurs que j'ai
déroulée. Il a fallu alors se rendre compte de cette publication, et
rechercher les traces de la manière dont la Collection hippo-cratique avait
été composée. Les chapitres X et XI sont consacrés à cet examen.
En étudiant les recherches de M. Link, je ne tombai pas d'accord avec lui
sur les bases •qu'il avait admises, et il me resta prouvé que toutes le§
théories qu'il croyait être ou dues à Aristote, ou postérieures même à ce
philosophe, remontaient beaucoup plus haut ; j'en retrouvai la trace du
temps d'Hippocrate et avant lui, et il me devint clair que ces doctrines
avaient cours à l'époque même où vivait le médecin de Cos, et qu'il fallait
reporter plus loin dans l'antiquité le travail d'idées qui les avait
enfantées. Étendant alors le plan de H. Link, et suivant l'exemple qu'il
m'avait donné, j'ai essayé de me faire un tableau exact du système même
d'Hippocrate, c'est-à-dire de la règle d'après laquelle il jugeait la santé
et la maladie, observait les malades et décrivait leur histoire,
diagnostiquait moins l'affection particulière que ses terminaisons et ses
crises, d'après laquelle enfin il appliquait les remèdes. Le chapitre XIII
est consacré à cette étude. La lecture des ouvrages où mes devanciers
avaient adopté des points de vue divergents, m'avait fait sentir la
nécessité de combiner tous les résultats de la critique, et de les accepter
comme conditions du problème, de manière que les écrits qui échappaient à
l'une de ces conditions, se trouvassent, par cela seul, rejetés hors du
catalogue hippocratique que je travaille à dresser. Il fallait donc que le
système d'Hippocrate se montrât, plus ou moins à découvert, dans les écrits
que je déclarais hippocratiques d'après des témoignages directs, ou d'après
des conséquences tirées des témoignages. Obligé ainsi de contrôler mes
premières déterminations, j'ai reconnu qu'elles recevaient une clarté
nouvelle de l'ensemble même de la doctrine, ensemble qui m'a aidé à fortiGer
quelques points faibles où la critique ne peut fournir de documents bien
certains.
Les considérations sur le style et sur les pensées ont été invoquées en
troisième lieu. La méthode même suivie par les critiques qui ont surtout
beaucoup attribué à ce mode de détermination, s'est présentée alors à mon
esprit d'une manière inverse. Au lieu de chercher à décider par l'étude du
style quels étaient les livres d'Hippocrate, j'ai cherché, ayant déterminé
ces livres par un autre moyen, à reconnaître les caractères du style
d'Hippocrate. Il fallait qu'entre ces livres je ne trouvasse aucune
disparate choquante dans le langage et l'exposition ; car une telle
disparate m'aurait inspiré des doutes sur la valeur des arguments
antécédents qui m'avaient décidé. J'ai donc encore ici appliqué la règle qui
veut que pour un problème de critique, comme pour un problème de physique,
toutes les conditions soient satisfaites.
C'est ainsi qu'en usant de tous les secours que m'avaient préparés mes
devanciers, qu'en poursuivant toutes les directions qu'ils avaient suivies,
qu'en examinant comment la critique hippocratique s'était successivement
agrandie entre leurs mains depuis Lemos jusqu'à M. Link, c'est ainsi qu'en
prenant leurs résultats, uns fois triés et admis, comme des conditions
auxquelles la solution du problème devait satisfaire, j'ai pu rectifier des
pointe de vue, et donner une plus solide certitude aux déterminations. J'ai
tenu à montrer que, si
quelquefois j'ai relevé leurs erreurs, je nvai pas dédaigné leurs travaux :
car, je dois le dire, le profit que j'en ai tiré s'est accru à mesure que
j'ai moi-même approfondi davantage le sujet difficile dont ils s'étaient
occupés avant moi.
CHAPITRE
DR QUELQUES POINTS DE CHRONOLOGIE MEDICALE.
Les deux chapitres précédents ont été consacrés à l'examen des faits et des
principes qui ont servi de règle aux critiques tant anciens que modernes.
J'ai montré les ressources que les premiers avaient possédées ; et, dans
l'absence de leurs travaux spéciaux, j'ai cherché à réunir quelques motifs
qui ont été donnés de leurs jugements, et qui sont disséminés çà et là,
particulièrement dans les ouvrages de Galien. L'ensemble manque , il est
vrai; néanmoins il en résulté certains renseignements utiles, soit sur les
auteurs auxquels ils attribuaient une collaboration dans la collection
hippocratique, soit sur les remarques particulières d'après lesquelles ils
essayaient de motiver leurs décisions.
Les critiques modernes ont ouvert des aperçus nouveaux. J'ai discuté
incidemment avec M. Link ce qui, dans les livres hippocratiques, a rapport
aux doctrines physiologiques ou philosophiques ; il est resté positif que
ces doctrines étaient plus vieilles qu'il ne l'avait supposé; et, de cette
façon encore, j'ai pu rattacher les systèmes généraux de la collection aux
systèmes qui avaient régné antérieurement, et dont j'ai présenté une
esquisse dans le chapitre premier de cette Introduction. L'espèce de
chronologie que des critiques modernes ont voulu établir entre les écrits
hippocratiques, à l'aide de certaines découvertes anatomi-ques dont ils
croyaient la date fixée, mérite une grande attention. Les bases en ont été,
il est vrai, posées par eux ; mais elles m'ont paru avoir besoin et de
rectification et d'extension ; et je me suis engagé dans des recherches dont
j'expose ici au lecteur le résultat.
Les hippocratiques ont-ils distingué les veines des artères? en quel point
du corps ont-ils placé le commencement des vaisseaux sanguins? ont-ils connu
l'art d'explorer le pouls ou sphygmologie ? ont-ils confondu, sous le nom
commun de chairs, le parenchyme des organes et les muscles eux-mêmes, et
n'ont-ils jamais employé cette dernière dénomination pour désigner les
organes qui servent à la contraction? ont-ils connu les nerfs? Enfin doit-on
admettre qu'ils n'ont jamais examiné, à l'aide de la dissection, des parties
du corps humain ? De ces questions l'une, à savoir ceUe qui est relative au
commencement des vaisseaux sanguins, n'a jamais été complètement examinée,
elle n'est que touchée par M. Dietz dans son édition du traité de la Maladie
sacrée ; les autres ont été diversement résolues ; toutes importent à la
consolidation de la critique des livres hippocratiques.
Les auteurs d'histoire de. la médecine ont généralement admis que la
distinction des artères et des veines avait été faite très postérieurement à
Hippocrate. Rien cependant n'est moins prouvé que cette assertion. La
discussion de quelques passages de Y Histoire de la médecine de M. Hecker,
va montrer que l'anatomie des vaisseaux sanguins a besoin, quant à la série
de découvertes dont elle a été l'objet, d'être examinée de plus près, et
surtout à l'aide des témoignages que nous fournit l'antiquité. Dioclès de
Caryste, qui vivait peu de temps après Hippocrate, avait connu le livre des
Articulations : M. Hecker en conclut que
ce livre, qu'il dit n'être pas d'Hippocrate, avait été composé très peu de
temps après ce médecin. Que ce livre soit ou ne soit pas d'Hippocrate, c'est
une question que je laisse de côté pour le moment; toujours est-il que le
livre des Articulations, quel qu'en soit l'auteur, est antérieur à Dioclès
lui-même. Cela posé, voyons les conséquences qui en découlent, et auxquelles
M* Hecker ne me parait pas avoir fait assez attention. Il place Praxagore de
Cos après Dioclès, et avec raison ; puis il attribue à Praxagore d'avoir
découvert la distinction entre les veines et les artères. Il y a
contradiction entre cette assertion et l'assertion incontestable, selon BL
Hecker et selon moi, que le livre des Articulations est antérieur à Dioclès;
car ce livre contient, en plusieurs endroits, la distinction des artères et
des veines. « J'expliquerai ailleurs, dit Fauteur de ce traité, les
communications des veines et des » artères » ; et ailleurs : « Les
ligaments, les chairs, les artères et les veines présentent des »
différences pour la promptitude ou la lenteur avec laquelle ces parties
deviennent noires » et meurent. » Ces citations montrent la distinction des
artères et des veines à une époque antérieure à Dioclès, et, à plus forte
raison, à Praxagore, auquel on ne peut laisser l'honneur de cette découverte
sans faire violence à des textes précis. Dans tous les cas, il faut opter :
ou placer la composition du traité des Articulations après Praxagore, ou
admettre que les artères ont été distinguées des veinés avant ce médecin.
Mais, comme, en matière de critique littéraire, rien ne prévaut contre un
témoignage positif, je ne vois pas ce qu'on pourrait opposer à ces deux
faits que j'ai rapprochés, la connaissance des artères et des veines
consignée dans le traité des Articulations, et la date de ce traité, placé
sans contestation à une époque antérieure non seulement à Praxagore, mais à
Dioclès lui-même.
Je pourrais me contenter de cet argument, et regarder comme décidée par
l'affirmative la question de savoir si la distinction des veines et des
artères a été connue avant Praxagore. Mais, dans une matière aussi peu
connue que l'histoire médicale de cette période même qui a précédé
Praxagore, je crois devoir réunir d'autres faits non moins probants, et
donner quelques explications sur les confusions réelles qui ont existé dans
l'ancien langage anatomique.
Aristote parle de la distinction des artères et des veines, et il ne
remarque pas que cette distinction soit récente. « La peau, dit-il, est
composée de veines, de ligaments et d'artères : » de veines, car piquée,
elle fournit du sang ; de ligaments, car elle possède de la tension ; »
d'artères, car elle a une expiration. » Cetle constitution delà peau suivant
Aristote devint pour Érasistrate la constitution de tous les organes.
D'après le médecin alexandrin, les principes constitutifs de tout le corps
étaient une triple combinaison des nerfs, des veines et des artères.
Tout le morceau d'Aristote est curieux. Ce naturaliste ne paraît pas avoir
d'idées précises sur la distinction entre les artères et les ramifications
de la trachée-artère. Selon lui, les artères sont pleines d'air, les veines
de sang; l'homme a besoin d'esprit, et les esprits d'humeurs ; les artères
s'unissent aux veines, et cela est manifeste aux sens. Cette communication
visible qui, d'après Aristote, existe entre les artères et les veines, est
conforme au passage, cité plus haut, du traité des Articulations. On voit
qu'il s'agit là de communications mal comprises entre les gros troncs des
artères, des veines et des bronches, et non des communications que les
modernes ont reconnues entre les extrémités des veines et des artères. Le
passage d'Aristote sur la communauté des artères et des veines est très
important ; car il explique celui du livre sur les Articulations, où on
aurait pu être tenté de voir une anatomie beaucoup plus savante qu'elle ne
l'est réellement. C'est donc encore un second fait qui montre que l'on ne
peut accorder la découverte de la distinction des artères et des veines à
Praxagore ; -car la voilà dans les écrits d'Aristote. Ce n'est pas tout :
Aristote ne s'en fait pas honneur ; il la rapporte comme un fait notoire ;
de sorte qu'elle remonte encore au-delà de lui. Ces renseignements sont
certains ; et il est encore possible d'aller beaucoup plus loin.
Diogène d'Apollonie, qui est antérieur à Hippocrate, plaçait l'intelligence
dans la cavité arlériaque du Cœur, qui est aussi la cavité pneumatique. Ce
philosophe, qui admettait que HIPP. / la force gubernatrioe, soit dans
l'univers, soit dans l'homme, est l'air, a dû avoir une raison pour supposer
que cette force résidait dans le ventricule gauche. Or, il est facile de
trouver cette raison dans l'état des opinions anatomiques et physiologiques
de ce temps. Diogène, tenant, comme beaucoup de ses contemporains, les
artères pour pleines d'air, mit, dans le ventricule, le siège de cet air,
source du mouvement et de l'intelligence. Je ne doute pas que les mots
ventricule artériaque ne lui appartiennent; car, s'il n'avait pas connu les
artères, s'il ne les avait pas supposées pleines d'air, comment aurait-il
été amené à faire siéger l'air dans un ventricule du cœur? et comment
n'aurait-il paâ appelé artériaque le ventricule qui recevait l'aorte,
puisque les bronches, c'est-à-dire les vaisseaux de l'air, s'appelaient
aussi aortes, comme je le dirai tout à l'heure? Dans un autre endroit,
Diogène parle de l'air qui est dans les veines; c'est qu'en effet,
perpétuellement veine s'employait pour artère ; et dans les livres
hippocratiques, on va le voir, des artères, suivant cet ancien langage,
donnent naissance à des veines, et des veines, naissance à des artères.
Outre ces raisons, tirées de la physiologie de Diogène, le contexte de la
citation même de Plutarque indiquerait que les mots cavité pneumatique sont
ajoutés par cet tuteur comme une explication des mots cavité artériaque.
Cela est en effet : Érasistrate, dans un passage conservé par Galien,
désigne le ventricule gauche du cœur par 1 expression de cavité pneumatique
; ce qui prouve que Plutarque a voulu donner réellement une synonymie.
L'opinion, que les hippocratiques n'ont pas connu les artères, est tellement
enracinée dans les historiens de la médecine, que j'accumule sur ce point
les textes et les raisonnements. Rien n'est plus encourageant pour la
critique que le concours, vers une seule et même conclusion, de plusieurs
faits qui viennent de points très-différents. Le dernier de ces faits est le
témoignage d'Euryphon, le célèbre médecin cnidien, l'auteur des Sentences
cnidiennes. Cœlius Aurélianus a.consacré un chapitre à l'étude de
l'hémorrhagie. U y rapporte les opinions des médecins sur la différence de
la perte de sang. Thémison ne reconnaissait qu'une seule espèce
d'hémorrhagie ; toutes, suivant lui, venaientd'une plaie. Asclépiade les
divisait en hémorrhagies par éruption et par putréfaction. Érasistrate
admettait comme différences l'éruption, la putréfaction et l'anastomose.
Bacchius y ajoutait l'exsudation. Dans ce chapitre, Cœlius Aurélianus dit :
« Des médecins, Hippocrate, Euryphon, ont attribué l'hémor-» rfaagie à une
éruption de sang, Hippocrate par les veines seulement, Euryphon par les »
veines et les artères. » Hippocrate appelle en effet les hémorrhagies
éruptions ds sang ; et, dans tous les passages où il en indique l'origine,
il ne parle que des veines, par exemple, pour l'hémorrhagie rénale, pour
l'hémorrhagie pulmonaire, pour l'hémorrhagie anale. Le témoignage de CœHus
Aurélianus prouve qu'Euryphon attribuait l'hémorrhagie aussi bien aux
artères qu'aux «reines. Cela montre encore qu'Euryphon croyait les artères
pleines de sang, et que les hippocratiques les croyaient pleines d'air.
Ainsi voilà quatre faits qui se corroborent mutuellement, et qui prouvent
tous que la distinction des artères était connue bien long-temps avant
Praxagore, car elle existe dans les livres d'Aristote, dans le traité des
Articulations antérieur à Dioclès, dans Diogène d'ApoUo-nie, et dans
Euryphon, antérieurs à Hippocrate.
Le fait établi, il est encore quelques conséquences importantes à en tirer.
La mention des artères n'est point isolée dans le traité des Articulations,
elle se trouve encore : dans le traité des Chairs ou des Principes; du Cœur;
dans la première partie du prétendu traité de la Nature des os; dans la
dernière partie qui était intitulée, dans les éditions de l'antiquité, des
Veines, et qui faisait un appendice du livre des Instruments de réduction ;
dans le traité de Y Aliment i dans le 2e livre des Épidémies; dans le 4e
livre; enfin dans le 7e. Ainsi, quoi qu'on en dise, cet emploi était
fréquent. Il faut maintenant rapporter les principaux passages :
« De la veine cave et de l'artère, dit l'auteur du traité des Chairs,
sortent d'autres veines » qui se répandent dans tout le corps. » Ainsi voilà
des veines qui naissent de l'artère. C'est de cette façon qu'Aristote donne
constamment le nom de veine à l'aorte ; et l'auteur du traité des Chairs dit
de même : « Deux veines creuses sortent du cœur, appelées l'une artère,
l'autre veine cave. » Ce qu'Aristote nomme aorte est id appelé artère.
Dans le fragment sur les veines, qui termine le prétendu traité de la Nature
des os, on lit : «La veine principale qui longe l'épine se rend au cœur ; il
en naît une veine très » grande qui a plusieurs embouchures au cœur, et qui
delà forme un tuyau jusqu'à la » bouche, elle est nommée artère dans le
poumon. » On voit là comment les anciens ont confondu la trachée-artère avec
les artères, comment ils ont étendu le nom de l'une aux autres ; on y voit
encore comment l'auteur du traité des Articulations entend qu'il y a des
communications entre les artères et les veines. Tout cela se trouve non
seulement dans les hippocratiques, mais encore dans Aristote. Ce dernier dit
: « Les dissections et le livre de » YHistoire des animaux enseignent de
quelle manière le cœur a des ouvertures dans le » poumon. * Et dans ce môme
livre de YHistoire des animaux : « La trachée-artère est » attachée à la
grande veine et au vaisseau appelé aorte... Le cœur aussi est attaché à la »
trachée-artère par des liens adipeux et cartilagineux. Ce qui sert d'attache
au cœur est » creux. La trachée-artère ayant été gonflée d'air... on voit,
dans les grands animaux, que » l'air pénètre dans le cœur. » Les opinions
anciennes se montrent clairement dans tous ces passages.
Je passe sous silence la mention des artères, laquelle se trouve dans la
première portion du prétendu traité de la Nature des os, dans le livre de Y
A liment, dans le livre du Cœur, et dans le 4e livre des Épidémies; je
m'arrête seulement sur celle du 7e livre ; Fauteur, en parlant du battement
qui se faisait remarquer aux tempes, dit dans un endroit : « Les » artères
des tempes battaient davantage ; » et dans un autre : « Les veines des
tempes bat-» taient. » Ici veines et artères sont prises indifféremment
l'une pour l'autre, et évidemment sans que l'usage du mot veine exclue la
connaissance des artères.
Aristote nous apprend que quelques-uns nommaient aorte le grand vaisseau que
les modernes appellent encore de ce nom. D'un autre côté, l'auteur du livre
hippocratique des Lieux dans [homme appelle les bronches aortes ; de sorte
que nous avons encore là une preuve des rapports que les anciens admettaient
entre les artères et les ramifications de la trachée. Les bronches sont
appelées tantôt artères, tantôt aortes ; il y avait, dans le langage
anatomique: de la confusion entre les bronches et les artères comme entre
les artères et les veines.
Suivant Empédocle, l'inspiration et l'expiration se produisent parce qu'il y
a des vaisseaux qui spot vides de sang , et qui s'étendent, d'une part,
jusqu'aux ouvertures des narines, de l'autre, jusqu'aux dernières parties du
corps. C'est Aristote qui nous a conservé ce passage; mais en l'analysant,
il dit que, dans le système d'Empédocle, la respiration se fait par des
veines qui contiennent du sang, mais qui n'en sont pas remplies. Il y a dans
celte analyse deux inexactitudes: la première, c'est qu'Empédode se sert,
non du mot veines, mais d'un mot plus général, canaux; au reste, l'emploi
que fait Aristote du mot veine pour rendre le mot surigx d'Empédocle^
confirme mon opinion sur l'emploi du mot veine, phleps , dans les anciens
livres grecs ; la seconde inexactitude porte sur la demi-plénitude des
canaux. Empédocle dit positivement qu'ils sont vides de sang; ce liquide n'y
pénétre, dans son système, qu'au moment de l'expiration, et pour chasser
l'air. Cette citation d'Empédocle montre , à une époque bien reculée, la
doctrine physiologique qui supposait que l'air était conduit par des canaux
vides de sang dans toutes les parties du corps. Ces canaux ont été , dès les
premiers temps, appelés artères.
L'appellation des artères et des veines sous un nom commun n'appartient pas
aux seuls hippocratiques. Nous avons vu qu'elle était familière à Aristote,
à tel point que, si on lisait seulement le chapitre de YHistoire des animaux
et celui des parties des animaux , dans lesquels ce naturaliste traite des
veines , il serait aussi impossible, pour lui que pour certains
hippocratiques, de supposer qu'il a connu les artères. Son disciple
Théophraste qui, comme lui, savait très bien distinguer les artères des
veines, fait arriver l'air dans les veines, «e servant indifféremment de ce
mot pour signifier les vaisseaux qui contiennent l'air. Bien plus,
Praxagore, qui dit que les cotylédons de la matrice sont les bouches des
veines et
des artères qui s'y rendent, Praxagore donne à l'aorte le nom de veine
épaisse. Il en est de même du livre hippocratique du Cœur: les artères y
sont dénommées, et cependant l'aorte est appelée reine épaisse; tant il est
vrai que c'était une pure affaire de langage, qui était déterminée, sans
doute, par un certain état des opinions physiologiques, mais qui n'empêchait
pas qu'on ne sût qu'il y avait des artères et des veines. C'est exactement,
pour en revenir aux hippocratiques , comme dans le traité des Fractures et
des articulations; quoique ces deux traités soient évidemment la
continuation l'un de l'autre, dans le premier il n'est question que
déveines; dans le second veines et artères sont nommées. Les uretères mêmes
sont parfois appelés veines: il est dit dans le commencement du prétendu
traité delà Nature des os : « Du rein sortent les veines qui se rendent à la
vessie. »
Galien dit en différents endroits que les anciens comprenaient, sous le nom
commun de veines, les veines et les artères. Les interprètes se sont trompés
sur le sens de ces passages de Galien. Ils ont pensé que le médecin de
Pergame avait voulu dire que les anciens, ne faisant aucune distinction
entre les artères et les veines, n'avaient qu'un nom pour ces deux ordres de
vaisseaux. Or, tous les passages que j'ai réunis montrent que les anciens se
servaient du mot veine à peu près comme nous nous servons du mot vaisseau,
pour désigner à la fois les veines et les artères, et qu'ils se servaient
indifféremment du mot artère pour désigner à la fois les artères proprement
dites et les ramifications de la trachée.
Dans ce système, les artères constituaient plutôt un appendice des voies
aériennes qu'une portion du système circulatoire. Poursuivons jusqu'au bout
l'examen de cette vieille doctrine physiologique : il est remarquable que
l'auteur du 1er livre des maladies, en parlant des parties dont la blessure
est mortelle, désigne une veine qui donne du sang. C'est distinguer les
veines qui ont du sang, de celles qui n'en ont pas. L'auteur du livre des
Articulations , qui a mentionné expressément les artères, parle de la
mortification des veines sanguines, les séparant ainsi de celles qui ne
donnent pas de sang. Les veines sanguines sont certainement opposées aux
veines pleines d'air.
Voici un exemple où le nom de veines est donné, comme dans Théophraste, à un
vaisseau qui contient de l'air; c'est dans le traité de la Maladie sacrée, «
Dans les veines, dit l'auteur, » nous introduisons la plus grande partie de
l'air, ce sont les voies d'aspiration de notre » corps, elles attirent l'air
dans leur intérieur, et le distribuent partout, » Et ailleurs: » L'air va en
partie au poumon, en partie aux veines, qui le répandent dans le reste du
corps. » Ainsi ce sont ici les veines qui contiennent l'air, et qui le
reçoivent des poumons. Les veines sont évidemment mises pour les artères ;
et cet exemple achève de prouver pourquoi les anciens disent quelquefois
veines pleines de sang ; c'était pour les distinguer des veines plaines
d'air.
L'idée que les veines sont pleines de sang et les artères pleines d'air se
trouve implicitement exprimée par ces distinctions entre les veines pleines
d'air et les veines pleines de sang. Mais elle y est aussi en termes formels
; on lit dans le livre de Y Aliment : « L'enracinement » des veines est au
foie, celui des artères est au cœur; de là se répandent dans tout le corps »
le sang et l'air. »
On apprend par une expression d'Érasistrate que les ramifications de la
trachée s'appelaient, dans ce système, les premières artères ; car ce
médecin qui a soutenu que les artères sont pleines d'air, a dit que cet air
provient de celui qui nous entoure, qu'il entre d'abord dans les premières
artères du poumon , et que de là il passe dans le cœur et dans les autres.
Ces paroles d'Érasistrate. servent de complément, d'explication, de preuve,
à tout ce que j'ai dit plus haut. Dans cette ancienne physiologie, ce que
nous appelons artères étaient les secondes artères, celles qui recevaient,
de seconde main, l'air fourni par les premières artères, par les
ramifications de la trachée.
Ainsi de cette discussion résulte que la distinction des artères et des
veines a été connue dès avant Hippocrate ; qu'on les désignait communément
sous le nom commun de veines ; que les artères ont été généralement
considérées comme appartenant plutôt aux voies aériennes qu'aux voies du
sang; que l'opinion des hippocratiques était que de l'air était contenu
dans les artères, que cependant Euryphon croyait qu'elles donnaient du sang,
et que c'était peut-être là un des points sur lesquels l'école de Cnide
différait de celle de Cos. Il en résulte encore qu'on n'est nullement
autorisé à enlever à Hippocrate un des livres de la Collection , par cela
seul que ce livre contient la mention des veines et des artères.
Galien dit : H La respiration sert-elle à fortifier l'àme, comme le pense
Praxagore, ou à » rafraîchir la chaleur innée, comme le veulent Philistion
et Dioclès, ou à alimenter et ani-» mer cette même chaleur, comme le dit
Hippocrate ? >» C'est là le dernier terme de cette doctrine sur les
communautés de la trachée, du cœur, des artères et des veines. Les uns
pensaient que l'air allait rafraîchir, les autres , qu'il allait entretenir
la chaleur innée.
Des opinions pareilles peuvent surprendre quand on ne se reporte pas à
l'époque où elles ont été conçues. Pourtant eUes méritent plus d'être
comprises qu'on ne le croirait d'abord ; eUes ne sont point fondées en fait,
il est vrai, et ne dérivent point d'une observation rigoureuse des
phénomènes, mais eUes ont leur origine dans une sorte d'intuition qui manque
rarement de profondeur; et, à cet égard , il y a une grande distinction à
faire entre ces idées en tant qu'elles sont primitives, ou qu'elles sont
reçues de seconde main. Primitives elles ont l'intérêt d'indiquer la
première impression que fit sur l'esprit humain une certaine observation de
la nature. Secondaires, cet intérêt est perdu, et il n'y reste plus
ordinairement que ce qu'elles contenaient d'erroné. Ainsi, que les anciens
philosophes et médecins de la Grèce, sans presqu aucune physiologie,
conçoivent d'une certaine façon l'usage de l'air dans la respiration, c'est
un point de vue qu'il faut chercher à comprendre. Mais qu Érasistrate,
savant anatomiste, défende leur opinion, et emploie» pour la soutenir, une
science qui du moins leur manquait, on ne peut plus y voir qu'une erreur
sans portée et sans instruction. L'idée primitive des philosophes et
médecins grecs se réduit • à .ceci: L'air est nécessaire à la vie, et
l'animal le respire sans cesse ; cet air, pour que la vie se maintienne,
doit être incessamment porté dans toutes les parties du corps par les
vaisseaux. Les anciens se sont trompés sur le mécanisme de ce transport ;
mais se sont-ils beaucoup trompés sur le fond même de la question ? n'est-il
pas vrai qu'avec le sang, un élément de Pair, sinon l'air tout entier, est
sans cesse distribué à toutes les portions de l'organisme ? et n'a-t-il pas
pour objet d'alimenter la chaleur innée, comme le voulait Hippocrate ?
Il est un autre point de l'histoire médicale qui peut servir à la critique
des écrits hippocratiques : c'est l'opinion que les anciens se sont faite de
l'origine des vaisseaux sanguins. Cette question a beaucoup occupé
l'antiquité ; elle avait, en effet, une grande importance dans l'ancienne
physiologie. La circulation n'était pas découverte ; quelques esprits
seulement la pressentaient ; et, de toute part, les naturalistes
s'efforçaient de désigner le lieu précis d'où les veines devaient provenir.
Galien avait placé l'origine des veines dans le foie, des artères dans le
cœur , et cette opinion prévalut long-temps après lui ; mais elle fut un
choix que fit le médecin de Pergame entre plusieurs hypothèses qui avaient
été proposées ; le foie, le cœur, les méninges, la tête, le ventre, une
grosse veine, avaient été, à différentes reprises et par différents auteurs
, considérés comme le point de départ des vaisseaux sanguins; et même une
idée bien plus profonde et bien plus juste avait été , dès une quantité très
reculée , consignée dans quelques-uns des écrits hippocratiques, à savoir
que les vais- -seaux sanguins forment un cercle, et n'ont point de
commencement ; mais cette grande et belle idée avait été repoussée dans
l'ombre, à la fois par les hypothèses diverses qui supposaient un
commencement aux veines (je me sers du langage ancien), et par les travaux
aua-tomiques plus exacts qui avaient mieux montré le tracé des vaisseaux
sanguins.
Dionysius d'iEgée, dans son livre intitulé les Filets , où, en cent
chapitres, il exposait le pour et le contre des doctrines médicales, donne
un résumé des opinions sur l'origine des vaisseaux sanguins. Ce résumé ,
dont je me sers d'autant plus volontiers qu'il provient d'un écrivain
ancien, mettra le lecteur au courant de cette discussion. Voici le titre des
chapitres qui sont relatifs à ces questions, seule chose que nous ayons
conservée de son ouvrage. « Le cœur est le commencement des veines. — Le
cœur n'est pas le commencement des vei-» nés. —Le foie est le commencement
des veines. ~ Le foie n'est pas le commencement des
» veines. — Le ventre est le commencement des veines. — Le ventre n'est pas
le commen-» cernent des veines. — La méninge est le commencement de tous les
vaisseaux. — La mé-
* ninge n'est pas le commencement de tous les vaisseaux. — Le poumon est le
commence*
* ment des artères. — Le poumon n'est pas le commencement des artères. —
L'artère qui H longe le rachis est le commencement des artères. — L'artère
qui longe le rachis n'est pas » le commencement des artères. — Le cœur est
le commencement des artères. — Le cœur H n'est pas le commencement des
artères. *
CequeDionysius rapporte embrasse toutes les opinions anciennes sur cette
question que les physiologistes s'étaient posée. Mais je dois me borner aux
seuls écrits de la Collection hippocratique ; et, dans cette Collection, les
hypothèses sur l'origine des vaisseaux sanguins sont moins nombreuses. Elles
se réduisent à quatre : Le cerveau est l'origine des veines ( Polybe , dans
le traité de la Nature de l'homme); la grosse veine qui longe la colonne
verw tébrale est l'origine des veines (l'auteur du 2e livre des Épidémies )
; le cœur est l'origine des vaisseaux sanguins (l'auteur du livre des
Principes ou des chairs, l'auteur de l'opuscule sur le Cœur) ; le foie est
l'origine des veines, le cœur, des artères (l'auteur du livre de Y Aliment).
On voit, par le rapprochement des opinions contenues dans les livres
hippocratiques, comme parle résumé de Dionysius d'âgée, ce qu'il faut
entendre par le problème de l'origine des vaisseaux sanguins, tel que se le
sont posé les anciens physiologistes. Ce ne sont pas d'extravagantes erreurs
d'anatomie ; mais c'est une hypothèse que faisaient les médecins , ignorant
la circulation et voulant concevoir la source du sang.
La collection hippocratique offre donc quatre opinions très distinctes sur
l'origine des vaisseaux sanguins. Ces opinions représentent-elles des
époques différentes de la physiologie, et est-il possible d'en reconnaître
la chronologie? c'est ce qu'il importe d'examiner.
Ce point d'histoire médicale a été discuté avec un soin tout particulier par
un homme dont les vastes connaissances en toute chose et la date reculée
rendent le jugement, pour ainsi dire, sans appel en pareille matière: je
veu*parler d'Aristote. Sa science et son érudition le mettent àl'abrid'une
erreur; son époque, si rapprochéede celle d'Hippocrate, élimine, d'unseul
coup, une masse immense de travaux, de livres et d'opinions, et ne laisse
aucune place à une confusion entre ce qui est antérieur et ce qui est
postérieur. Je résumerai la discussion d'Aristote; car, outre l'intérêt
qu'elle a pour la distinction des livres hippocratiques, il est curieux
devoir comment le philosophe de Stragire traitait un point de critique et
une question de priorité.
Aristote est d'opinion que les vaisseaux sanguins ont une Origine, et que le
cœur est cette origine même. Voici ses principales raisons : Le sang étant
liquide, il faut nn vaisseau pour le contenir, et à cela la nature a pourvu
par la fabrication des veines; ces veines, à leur tour, doivent avoir une
seule origine; car, là où une origine est nécessaire, une seule vaut mieux
que plusieurs. Or, c'est le cœur qui est le point de départ des veines; car
on voit qu'elles en naissent, et non qu'elles le traversent. De plus, la
texture du cœur et veineuse, ce qui est nécessité par sa similarité avec les
veines. Cet organe occupe une position d'origine et de commencement ; car il
est situé au milieu, et plus en haut qu'en bas, en avant qu'en arrière; car
la nature, à moins d'empêchement, place la partie la plus noble dans la
position la plus noble. Le milieu est le point le plus convenable ; car il
est unique, et il se trouve à égale distance du reste. Ceux qui placent
l'origine des veines dans la tête se trompent: d'abord ils supposent des
origines multiples séparées ; puis ils les mettent dans un lieu froid. Tous
les autres organes sont traversés par des veines ; seul, le cœur n'est
traversé par aucune. U est plein de sang comme les veines elles-mêmes; et
c'est encore le seul viscère du corps où ce liquide se trouve sans veines;
ailleurs, le sang est toujours contenu dans les veines. Le cœur est creux
pour recevoir le sang , dense pour conserver le principe de la chaleur. Du
cœur ce liquide s'écoule dans les veines; mais il ne vient de nulle autre
part dans le cœur même ; car ce viscère est le principe, la source, le
premier réceptacle du sang. Cela est visible par l'ana-tomie ; mais cela
l'est aussi par l'étude de l'embryon , car, de tous les organes, c'est le
premier où l'on aperçoit du sang.
Les raisons que donne Aristote pour soutenir son opinion sont, les unes
anatomiques, les autres physiologiques, et les autres métaphysiques. Pour
lui, c'est donc une doctrine arrêtée ; le sang et les veines doivent avoir
et ont une source, une origine ; et cette source, cette origine est dans le
cœur.
Voici maintenant comment il établit ses droits à la priorité de cette
doctrine anatomico-physiologique. Après avoir exposé les difficultés qui
empêchent de discerner l'origine des veines , origine qu'on ne peut voir que
sur les animaux morts , ou très imparfaitement sur l'homme, il rapporte des
passages de Syennésis, de Chypre , de Diogène d'Apollonie et de Polybe, puis
il ajoute : « Ce que les autres écrivains ont dit ressemble beaucoup aux
passages η qui ont été cités. Il y est en outre d'autres auteurs qui ont
écrit sur la nature, et qui » n'ont pas décrit les veines aussi exactement.
Hais tous en ont mis l'origine dans la tête et » dans le cerveau. » C'est
donc de la manière la plus positive, c'est-à-dire en citant les auteurs qui,
avant lui, avaient écrit sur ce sujet, qu'Aristote établit ce que les autres
ont pensé et ce qu'il pense lui-même , sur le point d'anatomie en question.
Il résulte clairement de ce qui précède, qu'Aristote a mis l'origine des
vaisseaux sanguins dans le cœur, qu'il a regardé cette opinion comme
importante , et qu'il a voulu constater qu'elle lui appartenait. Je
relèverai seulement une inexactitude : il dit que tous les physiologistes,
avant lui, placent dans la tête le commencement des vaisseaux; or, dans le
passage de Diogène d'Apollonie, que lui-même rapporte, le commencement des
vaisseaux est placé, moins dans la tête, que dans les grosses veines qui
longent le rachis. Cela n'empêche pas que ce point d'histoire anatomique
ainsi décidé par Aristote ne fournisse un terme de comparaison très
instructif pour plusieurs des écrits hippocratiques. Il devient évident que,
là-dessus, les différences d'opinions que l'on remarque dans la collection
hippocratique indiquent des différences de temps et d'auteur : tous les
livres où l'origine des vaisseaux sanguins est placée dans le cœur,
appartiennent à une époque postérieure à l'enseignement d'Aristote.
La règle de critique que j'établis ici est positive, car elle se fonde sur
le témoignage d'Aristote. Au reste, comme rien ne doit être négligé dans de
pareilles recherches, je ferai remarquer qu'en réalité la collection
hippocratique porte à son tour témoignage en faveur d'Aristote. Les écrits
qui sont réellement d'Hippocrate ne contiennent rien qui y soit contraire,
et l'impuissance, qui suit la section de la veine derrière les oreilles,
est, dans le traité de l'Air, des Eaux et des Lieux, un indice de celte
anatomie. Polybe, gendre d'Hippocrate, dont le morceau cité par Aristote se
retrouve textuellement dans le traité de la Nature de Γ homme, ne décrit pas
autrement les veines ; dans le 2e livre des Épidémies, la description se
rapproche de celle de Diogène d'Apollonie. Ainsi, tout ce qui est
notoire-ment le plus ancien dans la collection hippocratique, confirme le
dire d'Aristote. 11 faut donc voir un caractère de modernité relative dans
le petit nombre d'écrits qui portent la trace d'opinions qu'Aristote a
expressément revendiquées comme siennes.
Érasistrate avait embrassé l'opinion d'Aristote, car il avait dit dans le
1er livre de son traité sur les Fièvres que le cœur est l'origine à la fois
des artères et des veines. Et ailleurs : « La veine nait là où les artères,
s'étant distribuées à tout le corps, ont leur commence* » ment, et elle
s'abouche dans le ventricule sanguin du cœur ; l'artère,, de son côté, naît
là » où les veines commencent, et elle s'abouche dans le ventricule
pneumatique du cœur. » Ainsi, Érasistrate était bien près anatomiquement,
bien loin physiologiquement, de la découverte de la circulation du sang ;
car si, d'une part, il admettait que les veines naissent là où les artères
commencent, de l'autre, il croyait les artères pleines d'air.
Hérophile, le célèbre contemporain d'Érasistrale, déclarait ne pas savoir où
était l'origine des veines. Il faudrait avoir sous les yeux le texte même
d'Hérophile pour reconnaître s'il prétendait simplement s'abstenir de toute
opinion sur l'origine des vaisseaux ; ou s'il admettait, comme il est dit
dans quelques livres hippocratiques, que les vaisseaux, étant constitués
circulairement, n'ont réeUement pas de commencement. En effet, l'auteur de
l'opuscule des Veines, réuni dans nos éditions au prétendu traité de la
Nature des os, et jadis réuni au livre des Instruments de réduction, dit; »
Les veines se développent d'une seule; mais
» où commence et où finit cette reine unique? je ne le sais ; un cercle
étant accompli, le » commencement n'en peut être trouvé. * L'auteur du
traité des Lieux dans l'homme dit, de son côté : « Selon moi, il n'y a aucun
commencement dans le corps ; tout est également » commencement et fin ; car,
un cercle étant décrit, le commencement n'en peut être trouvé. * De telles
idées, dans l'ignorance où l'on était des conditions anatomiques et
physiologiques de la circulation , sont certainement d'une haute portée.
C'est la découverte de Harvey, pressentie de la manière la plus formelle. Il
n'est pas un développement, le plus avancé de la médecine contemporaine, qui
ne se trouve en embryon dans la médecine antérieure. Les connaissances
antiques et les nôtres sont identiques au fond , en tant que composées des
mêmes éléments; ce qui n'était qu'un bourgeon est devenu un robuste rameau;
ce qui était caché sous l'écorce s'est développé à la lumière du jour. En
science, comme en tout autre chose, rien n'est qui n'ait été en germe.
Tout prouve que les idées de cercle et de circulation n'ont été ni comprises
ni poursuivies par les anciens physiologistes. Ils se sont obstinés à
vouloir trouver une origine aux vaisseaux. Plus même l'anatomie est devenue
exacte et a reconnu le trajet des veines et des artères et leur rapport avec
le cœur, plus ils se sont confirmés dans l'opinion que les vaisseaux
devaient avoir un commencement. Il arrive, on le voit, que le progrès même
de la science et les découvertes réelles ont pour effet de détruire des
idées scientifiques d'une grande valeur. La pensée de la circulation est
dans les livres hippocratiques; on l'y laisse pour poursuivre une théorie
qui détourne évidemment les esprits de la recherche de la véritable
condition des vaisseaux, du cœur et du sang. D'exemples semblables, qui ne
sont pas rares, proviennent ces plaintes, souvent répétées, que la science
rétrograde quand des faits de détail nouvellement aperçus brisent
d'anciennes conceptions qui ont de la grandeur, et font perdre de vue des
doctrines qui, nées d'une sorte d'intuition, et vraies dans le fond,
manquent de toute démonstration. Aristote, qui avait beaucoup disséqué, fut
conduit à faire partir du cœur les veines, mais en même temps il abandonna
l'idée primitive de la constitution circulaire du corps animal. L'anatomie
moderne n'admet pas, comme Aristote, que le cœur soit l'origine des
vaisseaux sanguins, mais elle admet, comme les hippocratiques, que le corps
organisé est un cercle sans commencement ni fin. '
Quoique cette dissertation soit déjà longue, je ne veux pas cependant la
terminer sans essayer de pénétrer le sens de l'opinion d'Aristote, et de lui
rendre pleine justice. Anatomi-qucment il a tort; mais plaçons-nous avec lui
au point le plus élevé de sa biologie : suivant lui, le cœur est le siège du
principe de vie, de la sensibilité, de l'essence de l'animal; car l'animal
est caractérisé par la sensibilité, dit Aristote. Faut-il donc s'étonner
qu'il y ait mis la source du sang et l'origine des vaisseaux? Son idée
n'a-t-elle pas été de rattacher à un viscère où il faisait résider le moteur
suprême de l'organisation, le fluide et les canaux qui portent partout la
vivificalion ? et ne faul-il pas, pour bien comprendre son idée, la comparer
à celle que la physiologie moderne se fait du principe de vie, qui,
réveillé, de son sommeil dans l'ovule, parla fécondation, édifie peu à peu
tout l'édifice de son corps?
Cela encore me ramène à ceux des hippocratiques qui plaçaient l'origine des
vaisseaux dans la tête. Us admettaient que toute la sensation, toute
l'intelligence, toute l'humanité, en un mot, est dans le cerveau. Delà le
motif qu'ils ont eu, dans leur ignorance de la circulation, d'adopter la
tête comme le point de départ des vaisseaux et la source du fluide
vivifi-cateur. C'est, au fond, la même pensée qu'Aristote, à savoir que le
sang et ses canaux doivent être mis sous la dépendance du principe même de
la vie; et il faut l'expliquer de même. Seulement je me trouve de nouveau
amené à ce résultat, que je ne cherchais pas, mais que je rencontre encore,
à savoir que les intuitions sont, en général, d'autant plus justes qu'elles
sont plus anciennes. L'origine des vaisseaux, si elle n'est pas dans le
cœur, est encore moins dans le cerveau ; mais, s'il s'agit du moteur
primordial de la vie, il est bien plus attaché pu système nerveux, comme
l'ont pensé les hippocratiques, qu'au système sanguin, comme Γα pensé
Aristote.
La sphygmologic, ou l'art de tirer du pouls des indications sur le
diagnostic, sur lepro-
nostic et le traitement de la maladie, n'est point une découverte qui
remonte jusqu'aux premiers temps de la médecine. 11 faut donc en examiner le
détail pour savoir si la chronologie des écrits hippocratiques en peut
recevoir quelque lumière.
Les critiques anciens ont généralement pensé qu'à l'époque d'Hippocrate la
sphygmologie était ignorée. Palladius dit qu'alors la théorie du pouls était
inconnue, et que les médecins-s'assuraient de la fièvre en apposant les
mains sur la poitrine du malade. « Au temps » d'Hippocrate, dit encore
Etienne, l'observation du pouls n'était pas l'objet d'une connais-» sance
exacte; ce n'était pas à l'aide de ce signe qu'on reconnaissait les fièvres,
mais on » appliquait la main sur les différentes parties du corps, et en
particulier sur la poitrine, où » est logé le cœur, siège spécial de la
fièvre. »
Ce que dit Galien diffère peu de ce que je viens de citer de Palladius et
d'Etienne. Dans un endroit on lit : « Hippocrate n'a pas traité du pouls,
soit qu'il ne le connût pas, soit qu'il » n'en crût pas la mention
importante. » Et ailleurs : « Hippocrate a donné tous les signes » des
crises, excepté le pouls. » Et ailleurs : « Si Hippocrate avait expliqué
l'état du pouls » (il s'agit des malades du 8e livre des Épidémies), nous
saurions mieux les accidents qu'ils » ont éprouvés, » Et ailleurs : « Dans
le Pronostic, Hippocrate a exposé tous les signes > » excepté ceux qui sont
tirés du pouls. »
Dans d'autres passages, Galien modifie son opinion, mais non d'une manière
essentielle. « Les anciens, dit-il, ne donnaient pas le nom de pouls à tous
les mouvements des artères 9 » mais ils ne nommaient ainsi que les
mouvements violents, sensibles au malade lui-même, » Hippocrate le premier a
dit que le pouls, quel qu'il fût, appartenait à toutes les artères, » Et
ailleurs : « Le premier de tous ceux que nous connaissons, Hippocrate, a
écrit le nom du » pouls, et il ne parait pas avoir ignoré l'art de s'en
servir; mais il n'a pas généralement » cultivé cette partie de l'art. >•
Ainsi l'opinion de Galien est que, si Hippocrate a eu la notion du trouble
qu'éprouve le pouls dans les maladies, il n'en a eu qu'une connaissance
bornée, et n'en a (ait presque aucun usage.
Consultons maintenant la collection hippocratique, et voyons si les détails
qu'elle fournit coïncideront avec ces dires des anciens critiques. Les
passages qui se rapportent aux pulsations des vaisseaux y sont peu nombreux.
En voici les plus importants : « Les veines présentent des battements autour
de l'ombilic ; dans les fièvres les plus aiguës, les pulsations sont les
plus fréquentes et les plus fortes. — ChezZolle, le charpentier, les
pulsations furent tremblantes et obscures. — Si les veines des mains
battent, si le visage est plein et les hypochondres tendus, la maladie dure
longtemps. — Chez Pylhodore, les pulsations ne cessèrent pas de se faire
sentir. — Les veines des tempes battaient. — Les artères des tempes
battaient. — Le vin pur, bu en plus grande quantité que d'habitude, produit
le battement des veines, la pesanteur de tête et la soif. — Pulsations qui
viennent frapper la main avec faiblesse. — Il faut brûler les veines
derrière les oreilles jusqu'à ce qu'elles cessent de battre. — Les veines se
soulèvent et battent dans la tête. — Les veines se tendent et battent. — Les
tempes sont le siège de pulsations. — Deux veines, qui battent toujours,
traversent les tempes» — Dans les fièvres, les battements de la veine située
au col et la douleur en ce point se terminent par la dyssenterie. — Les
fébricitants qui ont de la rougeur au visage, une forte douleur de tête, et
un battement dans les veines, sont pris le plus souvent dliémorrhagie. »
Toutes ces citations montrent que les hippocratiques ont su que les veines,
comme ils disaient ordinairement, battaient, et qu'ils ont examiné
quelquefois ces pulsations ; mais elles montrent en même temps que ces
observations étaient dans l'enfance; et il n'y a rieà là qui offre l'indice
d'une sphygmologie quelque peu étudiée. Galien a parfaitement représenté cet
état des connaissances médicales, en disant qu'Hippocrale ne parait pas
avoir ignoré Tart de se servir du pouls, mais qu'il ne l'a pas cultivé.
Un seul passage, que je vais citer, doit sans doute faire exception. 11 est
dit dans le 2\ livre des Prorrhétiques : * On se trompe moins en tàtant le
ventre et les veines qu'en ne Bii*r. *
» les t&tant pas* » H est difficile de ne pas voir, dans cet attouchement
des veines, une indication de l'habitude de consulter le pouls dans les
maladies, et par conséquent de la sphygmologie. Et, chose remarquable, cet
argument, qui signale , dans un traité de la collection, un fait étudié
après le temps d'Hippocrate, tombe sur un livre que tous les critiques de
l'antiquité se sont accordés unanimement à regarder comme n'étant pas du
célèbre médecin de Cos. Le 2e livre des Prorrhétiques est déclaré étranger à
Hippocrate par Galien, par Érotien, et, disent-ils, par tous les autres ;
ils ne nous ont pas donné les motifs de ce jugement ; il n'en est que plus
intéressant de trouver, par une voie indépendante, des motifs qui confirment
leur arrêt.
Quelques mots me suffiront maintenant pour achever cette question de la
sphygmologie. Hérophile avait écrit un livre sur le Pouls ; et il contribua
beaucoup à développer cette étude. Ce fut lui qui, donnant un sens fixe au
mot Sphugmos , et appliquant, sans équivoque, ce nom aux battements qui se
font sentir dans les artères durant tout le cours de la vie, mit un terme à
la confusion dans les termes et dans les choses. Praxagore, son maître, à
qui on attribue l'invention de la sphygmologie, avait pensé que la
pulsation, la palpitation le spasme et le tremblement étaient des affections
des artères, et ne différaient que par la force ; doctrine erronée
qu'Hérophile combattit au début de son livre sur le Pouls; ainsi il s'était
occupé de la recherche du pouls, mais en y mêlant des choses hétérogènes.
Praxagore avait-il été précédé dans cette étude ? Voici ce que dit Galien :
u JEgiinius d'Élée a écrit un H livre sur les palpitations, où il traite du
pouls. Ce livre est-il d'JEgimius? JEgimius est-il » le premier qui ait
écrit sur le pouls? Ce sont des questions dont je laisse la discussion à »
ceux qui veulent s'étendre sur de pareilles recherches, » Ainsi, dans
l'antiquité, des cri* tiques donnaient à JEgimius la priorité touchant la
composition d'un livre sur le pouls, que ce médecin appelait palpitation,
comme Hippocrate dans le traité du Régime des maladies aiguës ; mais la
chose était douteuse. En résumé, ce n'est guère au-delà de Praxagore qu'on
peut faire remonter le premier traité de sphygmologie. Cependant, nous
l'avons vu, Hippocrate avait remarqué le pouls avant Praxagore, et il n'est
pas le seul. Aristote l'a connu : M Toutes les veines, dit-il, battent
ensemble, parce qu elles ont leur origine dans le cœur. » Et ailleurs : « Le
pouls n'a aucun rapport avec la respiration ; qu'elle soit fréquente,
.égale, H forte ou douce, il n'en reste pas moins le même. Mais il devient
irrégulier et tendu dans » certaines affections corporeUes, et dans les
craintes, les espérances et les angoisses. »
Démocrite a connu aussi le pouls, et il l'appelait palpitation des veines.
Ainsi en-dehors d'Hippocrate et jusqu'à une époque même plus ancienne que
lui, nous trouvons la mention du pouls, mais non la théorie de la
sphygmologie.
Quelques critiques modernes ont encore prétendu que le mot muscle était d'un
emploi postérieur à Hippocrate, qu'anciennement on se servait du mot chair,
et que ce sont les anatomistes alexandrins qui, les premiers , ont distingué
des chairs les muscles. Si cette règle de critique était admise, elle
reporterait à une date bien postérieure un grand nombre d'écrits de la
Collection hippocratique. En effet, le mot muscle se trouve : dans le 4•
livre des Épidémies, page Ed. Frob. ; dans le traité de Y Art, page 8 ; dans
le traité du Cœur, page 55 ; dans l'opuscule des Veines, pages 61, 62; dans
le traité du Régime, livre n, page 94, pour signifier la chair musculaire
des animaux que l'on mange ; dans le traité de Y Aliment, pages 110 et 111 ;
dans le 1er livre des Maladies, page 129, où il est parlé des têtes des
muscles, dans le traité des Affections internes, page 195, où l'auteur parle
des muscles des lombes ; dans les traités des Fractures, des Articulations ,
de Y Officine du médecin, des Instruments de réduction, où le mot muscle est
fréquemment répété ; dans les Aphorismes, vne section, où il est parlé des
muscles du rachis. On voit combien de traités se trouveraient placés après
les travaux des écoles alexandrines; traités dont plusieurs sont
nominativement cités par les plus anciens critiques , et ces citations
suffisent seules pour détruire toute argumentation de ce genre, fondée sur
la présence du mot muscle dans tel ou tel écrit.
On peut encore en montrer la fausseté d'une autre manière. 11 en était du
mot chair comme
do mot veine, c'était un terme général qui n'excluait pas la connaissance
d'une désignation plus particulière. Bans le même traité, chair et muscle se
trouvent indifféremment employés; cela est dans le 1" livre des Maladies ;
cela est encore dans le traité des Fractures ; et, à ce sujet, Galien dit:
«Ce qui a été appelé muscle précédemment, Hippocrate rappelle chair η ici,
se servant de la locution vulgaire. » Dans des traités, par exemple, le Ie*
livre des Maladies et l'opuscule des Veines, le mot muscle est fréquemment
employé, et le mot artère ne l'est jamais, ce qui formerait une
contradiction dans l'opinion des critiques modernes qui ont admis que
l'usage des mots muscles et artères indiquait une date post-alexandrine. Au
contraire, le traité des Chairs fait un usage fréquent du mot artère ; mais
jamais il n'emploie le mot muscle, qu'il remplace toujours par le terme de
chair.
Enfin, et c'est la dernière preuve que j'apporterai, Ctésias, presque
contemporain d'Hippocrate, s'est servi (j'en ai déjà parlé) de ce mot
muscle; et, chose qui vaut la peine d'être notée, la manière dont s'exprime
l'auteur de l'opuscule sur l'Art, qui a employé le mot muscle, est tout à
fait semblable à celle de Ctésias. « Les membres, dit-il, ont une chair »
enveloppante qu'on appelle muscle. » Ctésias dit de son côté : » Cambyse se
blessa à la M cuisse dans le muscle, » phrase que l'on remplacerait très
facilement par le mot de l'auteur hippocratique, chair enveloppante.
L'auteur de l'opuscule sur Y Art ajoute : « C'est ce » que savent ceux qui
s'occupent de ees objets. » Cela prouve des travaux anatomiques.
Les critiques modernes qui se sont livrés à l'examen des livres
hippocratiques, au moins ceux qui n'ont pas suivi aveuglément Galien, se
sont fait une certaine idée dala médecine hippocratique; et c'est sur cette
idée préconçue qu'ils ont jugé s'il fallait assigner tel ou tel traité à
Hippocrate, ou le ranger parmi les écrits faussement attribués à ce médecin.
Certes, il ne fallait pas procéder ainsi : la première chose à faire était
de réunir et de rapprocher tons les textes qui peuvent nous éclairer sur
l'état de cette antique médecine, dont tant a péri; et de cette réunion et
de ces rapprochements serait née une appréciation des choses moins
arbitraire.
On a été généralement porté à rapprocher du temps de l'école d'Alexandrie
les livres hippocratiques, parce que, selon moi, on s'était fait une fausse
opinion de la position d'Hippocrate. Le nom de père delà médecine avait
trompé les esprits; on le croyait Créateur de toute la science médicale; on
oubliait un principe fécond de la philosophie de l'histoire, c'est que rien,
dans les sciences, pas plus que dans le reste, n'est un fruit spontané qui
germe sans préparation et mûrisse sans secours ; on oubliait le fait
incontestable qu'une masse imposante de travaux très divers avait été léguée
par les âges antérieurs à Hippocrate ; que la physiologie générale, que
l'anatomie, que la pathologie, que l'hygiène avaient été cultivées
long-temps avant lui ; qu'Alcméon, Empédocle, Anaxagore, Diogène , Démocrite
avaient écrit sur la nature ; que les écoles médicales de Crotone et de
Cyrène étaient célèbres quand celle de Cos ne l'était pas encore ; qu'une
énumération des maladies avait déjà été tentée par les médecins de Cnide ;
qu'Euryphon traitait la pleurésie par la cautérisation avant Hippocrate;
qu'avant lui encore, Hérodicus avait exposé avec détaU le traitement des
maladies ; enfin, et c'est peut-être ce qu'il y a de plus fort à dire en
faveur de l'antiquité de la médecine grecque, que la langue technique était
déjà créée, et que le médecin de Cos n'y a rien innové.
Il en est de la connaissance des nerfs comme de celle du pouls. Les
hippocratiques les ont indiqués vaguement, sans se rendre un compte exact de
la nature de ces organes. Ils confondaient, il est vrai, sous le nom de
nerfs, la plupart des parties alongées en forme de cordes, quoiqu'ils
eussent aussi le mot tendon ; mais ils avaient remarqué d'autres parties
très sensibles auxquelles ils avaient donné un nom analogue à celui des
tendons. Voici les passages : « Les canaux étendus dans la concavité de
chaque côté de la poitrine, et les » Tonoi prennent là leur origine aux
parties les plus dangereuses du corps. » En commentant ce passage, Galien
dit que les canaux sont les artères et les veines, que les Γοηο• sont les
nerfs, et que les parties voisines d'où ils naissent sont les organes
principaux de la poitrine. Le même livre présente encore deux ou trois
autres fois l'emploi du mot Γοηο*".
Dans le traité des Instruments de réduction, il est dit : « U y a à craindre
la rétention i» d'urine dans la luxation de la cuisse en avant ; car l'os
appuie sur des Tonoi, qui sont » dangereux, » Dans le 2e livre des
Épidémies, il est dit : « Les dépôts se font par les vei-» nés, les Tonoi,
les os, les ligaments, la peau, ou d'autres voies. » Et plus loin : « Deux »
Tonoi descendent du cerveau sous l'os de la grande vertèbre , le long de
l'œsophage. » Telles sont les notions que la Collection hippocratique
contient sur les nerfs ; évidemment ils ont été entrevus ; mais leurs
fonctions et leurs relations restent tout à fait ignorées. Platon s'est
servi aussi du même mot et à peu près avec le même sens dans un passage qui,
venant en confirmation des conclusions générales de ce chapitre, doit être
ici rapporté : « Un état se dissout comme un vaisseau ou un animal, dont les
nerfs, les ligamens et les * tenseurs des tendons, organes de même nature,
quoique disséminés, ont reçu des noms » divers. » Ainsi, on voit dans ce
passage, 1° que les Tonoi sont nommés ; 2° qu'il est parlé de parties qui
servent à tendre les tendons, ce qui prouve la connaissance des muscles, et
il n'estplts étonnant que la chose, étant connue, ait reçu un nom, que Ton
trouve dans Ctésias et les hippocratiques ; 3° enfin, que Platon assure que
ces trois choses, nerfs , ligamens et muscles, sont des organes identiques
au fond, quoique dispersés dans le corps et diversement dénommés.
On a là un nouvel exemple de ces confusions de la vieille anatomie : de même
que, veine, artère, bronche, uretère même, tout cela a eu le nom commun de
veine, sans exclusion d'un nom particulier; de même, nerfs, tendons,
muscles, tout cela a été considéré comme de même nature. Ici même se
présente un rapprochement tout-à-fait inattendu, c'est que, dans un passage
du livre n du Régime, les muscles sont rangés parmi les parties dépourvues
de sang,.« Parmi les chairs dépourvues de sang, dit l'auteur hippocratique,
les plus » substantielles sont le cerveau et la moelle ; les plus légères
sont les intestins, les muscles, » les parties génitales femelles, les
pieds. » Le passage seul de Platon m'a expliqué comment l'auteur
hippocratique plaçait les muscles parmi les parties dépourvues de sang.
Les anciens physiologistes, ni Hippocrate, ni ses disciples, ni Aristote
même, n'ont pu se faire aucune idée complète des fonctions du cerveau,
attendu qu'ils ne connaissaient pas les fonctions des nerfs. Les
hippocratiques placent, il est vrai, l'intelligence dans la tête ; mais ils
n'en savent pas davantage. Aristote, ayant combattu l'opinion de ceu$ qui
pensent que, chez les animaux, le siège de l'intelligence est dans le
cerveau, met ce siège dans le cœur, et, comme dit Galien, ne sait à quoi
sert l'encéphale. C'est aux anatomistes alexandrins qu'est due la
connaissance exacte des nerfs. Suivant Rufus, Érasistrate distingue deux
espèces de nerfs, ceux de la motilité et ceux de la sensibilité ; suivant
Galien, Hérophile et Eudème, qui, les premiers dans les temps postérieurs à
Hippocrate, écrivirent sur l'anatomie des nerfs, ne déterminèrent pas
l'origine des nerfs qui se rendent à chaque organe, et les médecins eurent
beaucoup de peine à comprendre pourquoi certaines paralysies portent sur le
mouvement, et d'autres sur le sentiment ; mais, du temps de Galien, on était
allé plus loin, et il dit positivement que les nerfs qui se distribuent aux
téguments de la main et qui leur donnent leur sensibilité, ont des racines
particulières, et que celles des nerfs qui meuvent les muscles sont autres.
L'examen que je viens de faire des connaissances des hippocratiques sur les
nerfs, prouve encore que la coUection est antérieure aux travaux des
anatomistes alexandrins, d'Érasistrate et d'Hérophile.
Les anciens hippocratiques n'ont-ils jamais ouvert de corps humains, n'en
ont-ils jamais examiné quelques parties? je sais que la négative est
généralement soutenue. Cependant, je ne puis me persuader qu'ils aient été à
cet égard dans une ignorance complète. Voici très brièvement quelques-uns de
mes motifs : Aristote est supposé n'avoir jamais vu des organes du corps
humain, et lui-même dit que les organes des hommes sont surtout ignorés, et
que, pour s'en faire une idée, il faut recourir aux animaux qui offrent des
ressemblances. Cependant le même Aristote dit que l'homme a
proportionnellement le plus de cervelle, que son cerveau a deux membranes,
l'une adhérente fortement à l'os, l'autre plus mince qui touche le cerveau
môme ; que le cœur de l'homme est incliné à gauche ; que la rate de l'homme
est semblable à celle du cochon , mais étroite et longue; que le foie de
l'homme est rond et semblable à celui du bœuf; que les reins de l'homme
ressemblent aux reins des bœufs; étant comme composés de plusieurs petits
reins, et n'étant pas unis comme ceux des moutons ; et enfin il termine son
premier livre de YHistoire des animaux en disant qu'il a exposé l'état des
parties tant internes qu'externes du corps humain. Réfutant l'opinion
d'Anaxa-gore, qui attribuait l'origine des maladies au transport delà bile,
il ajoute que, si cela était, on s'en apercevrait dans les dissections.
Dioclès, qui avait publié un traité d'analomie, savait que, dans la
pleurésie, c'est la plèvre qui est le siège du mal.
Il est dit dans le livre de la Nature de l'enfant : «L'enfant dans la
matrice a les mains » près des joues et la tète près des pieds; mais on ne
peut exactement juger, même en » voyant l'enfant dans la matrice, s'il a la
tète en haut ou en bas. η
Il est dit dans le livre des Chairs : « Les humeurs de l'œil sont semblables
chez l'homme » et chez les animaux.
Il est dit dans le traité des Articulations : « Si l'on dépouille de chairs
le bras là où le * muscle s'étend, on verra que la tète de l'humérus y est
saillante. »
Ces passages réunis d'Aristote, de Dioclès et des hippocratiques, me font
croire que des corps humains ont été examinés plus ou moins exactement avant
les analomistes alexandrins.
En général, je remarque dans la collection hippocratique que l'anatoraie,
développée et traitée avec soin dans les livres purement chirurgicaux,
s'efface singulièrement dans les livres où il s'agit spécialement de
pathologie interne.
Après avoir établi quelques règles de critique qui me serviront
ultérieurement, il ne sera pas hors de propos de rapprocher un petit nombre
de remarques, tendant au même but, qui sont disséminées dans les ouvrages
des critiques de l'antiquité.
D'abord il faut observer que ni Galien, ni Érolien , ni les autres n'ont
contesté l'authenticité d'un écrit parce qu'il y était fait mention des
artères. Galien, Érotien, Héraclide de Tarente ont admis, comme étant
d'Hippocrate, le traité de Y A liment, où cette notion est exprimée de la
manière la plus formelle. Galien, Érolien, Bacchius, Philinus ont également
admis le traité des Articulations, où les artères sont nommées. Us n'ont pas
vu, dans ce fait, un motif d'exclusion.
Il faut en dire autant de l'emploi du mot muscle.
Quant au pouls, Galien parait être disposé à s'en servir comme d'un
critérium, et il remarque que l'usage du mot Sphugmos dans le sens de pouls
est de Praxagore etd'Hérophile, et, dans le sens de pulsation violente des
artères, d'Érasistrate et d'Hippocrate.
Galien prétend que l'anatomie des veines qui se trouve dans le livre de la
Nature de ffeom-me est une interpolation, et n'est ni d'Hippocrate ni de
Polybe. On sait qu'Aristote la cite textuellement dans son Histoire des
animaux, elle est donc de Polybe très certainement; Ton sait encore que la
collection des livres aristotéliques n'est devenue publique que par
Apellicon, qui vivait après Hérophile et Érasistrate, c'est-à-dire après le
temps où la Collection hippocratique était déjà formée et publiée.
L'interpolation d'un morceau dù à Polybe dans un livre, déjà public,
d'Hippocrate, n'est pas possible : ce morceau n'a pas été pris aux œuvres
d'Aristote, puisque ces œuvres n'étaient pas encore publiques ; il n'a pas
pu davantage être pris aux œuvres de Polybe , puisque ces œuvres, qui
étaient dans la bibliothèque d'Aristote , depuis n'ont plus été ni.vues ni
retrouvées , et n'existaient plus sous le nom de Polybe au temps de la
publication de la Collection hippocratique ; je dirai dans le chapitre XI
comment la chose a pu se faire.
Ici Galien est donc en défaut ; il ne^ s'est pas souvenu de la citation
d'Aristote, et il s'est vainement débattu contre un fait parfaitement
positif.
Souvent il prend texte de quelques mauvaises expressions ou vices de
langage, pour accuser un écrit de n'être pas d'Hippocrate.
Galien , Érotien , et tous les autres, regardaient le V livre des
Prorrhctiques et le traité
des Glandes comme postérieurs à Hippocrate; ils ne donnent pas leurs
raisons. Galien avait la même opinion du 7e livre des Épidémies ; il se
trouvait fait de pièces et de morceaux, et manifestement postérieur. Quand
au 5e, il pensait que ce livre s'écartait de la doctrine propre d'Hippocrate
; c'était le même motif qui lui faisait rejeter le 1er livre du traité du
Régime , tandis que les autres lui paraissaient conformes à la pensée du
médecin de Cos.
Galien a dit aussi que , manifestement, le traité des Semaines n'est pas
d'Hippocrate.
La discussion ne va pas loin avec certains critiques. Ainsi Jean, dans son
commentaire sur le traité de la Nature de l'enfant, se posant la question de
savoir si ce traité est d'Hippocrate , répond : « Vous le diriez à la fois
authentique et apocryphe, authentique pour les » recherches sur les femmes
stériles , recherches dignes de la pensée d'Hippocrate, et aussi » pour
l'abondance des propositions; apocryphe, parce qu'il contient beaucoup de
choses » fausses, (et l'erreur est reconnue étrangère à Hippocrate), et
parce que l'auteur se sert * d'un grand nombre d'exemples contrairement à la
brièveté et à la concision du médecin » de Cos. »
Les remarques touchant la chronologie des livres hippocratiques, remarques
bien brèves qui nous sont arrivées avec les restes des oeuvres des anciens
critiques, auront eu du moins cela d'important qu'elles n'auront pas
contredit les résultats que j'ai obtenus par des voies différentes , et
qu'elles les auront même fortifiés en plusieurs points.
En résumé, les connaissances "médicales contenues dans les livres
hippocratiques ont un caractère qui leur est propre. L'anatomie y est peu
développée et peu étudiée, excepté pour quelques points sur lesquels la
chirurgie avait jeté déjà de grandes lumières. Les artères sont supposées
pleines d'airs, ou portent, avec d'autres canaux , un nom commun, qui
accroît encore la confusion ; les relations des vaisseaux sanguins avec le
cœur sont considérées comme peu importantes; l'application de la
sphygmologie est tout à fait ignorée; les nerfs sont l'objet de quelques
vagues désignations; la polémique se dirige soit contre l'école de Cnide,
soit contre l'emploi des doctrines de la philosophie éléatique dans la
médecine ; nulle trace ne s'y fait voir des doctrines d'Érasistrate, à plus
forte raison des sectes médicales postérieures ; tout le développement qu'on
y trouve dérive sans peine de l'état antérieur des connaissances médicales.
Ainsi on est autorisé par la composition seule des écrits hippocratiques à
les reporter dans l'âge qui a précédé les grands travaux d'Érasistrate,
d'Hérophile et de l'école d'Alexandrie. C'est un résultat auquel j'arrive
toujours , de quelque côté que je considère la Collection hippocratique.
CHAPITRE X.
DES RAPPORTS QUI UMSSEJT CERTAINS LIVRES DE LA COLLECTION HIPPOCRATIQUE.
J'ai, dans le chapitre IV, essayé de combler l'intervalle qui sépare
Hippocrate des premiers commentateurs de ses écrits, et de renouer unechaine
que j'ai montrée n'être interrompue nulle part. Maintenant, je vais essayer
de faire, pour la Collection hippocratique , ce que j'ai fait pour
Hippocrate lui-même, et rechercher si l'on peut trouver quelque
renseignement sur les divers rapports qui en unissent les parties isolées.
Plusieurs des livres hippocratiques présentent entre eux des similitudes qui
ont été le plus souvent considérées comme
des redites. Ce sont des redites en effet, mais non pas, suivant moi, en ce
sens que ce soient des passages que Fauteur a transcrits d'un de ses livres
dans un autre. Je crois que ces répétitions annoncent autre chose ; je crois
qu'elles indiquent que , parmi ces livres ainsi copiés, les uns ont servi de
matériaux à des ouvrages plus parfaits, que les autres ont fourni matière à
des extraits , obscurs le plus souvent par leur brièveté extrême,
quelquefois par la négligence avec laquelle l'abréviateur a fait l'analyse ;
je crois encore que cette succession , que cette reproduction de livres sous
des formes diverses, prouvent que ces livres sont restés long-temps à la
disposition, soit d'une famille, soit d'une école de médecins. Les résultats
que j'ai obtenus de cette façon correspondent à ceux du chapitre ou j'ai
montré combien les hippocratiques avaient composé de livres, tous perdus.
Cette masse d'écrits médicaux est allée s'amoindrissant et se détruisant ;
c'est à l'effet de cette destruction qu'il faut attribuer la présence de
fragments et d'extraits dans la Collection hippocratique.
H ne s'agit pas ici de réunir et de comparer les propositions , énoncées
dans des termes plus ou moins analogues , qui expriment la même pensée, mais
il s'agit de rassembler l'indication des principaux passages qui sont
textuellement copiés les uns sur les autres. Les propositions qui, dans la
Collection hippocratique, renferment des pensées identiques, sont en très
grand nombre ; cela se conçoit sans peine : ces livres sont à peu près de la
même époque, dérivent d'écoles médicales qui étaient en contact, et sont
l'œuvre de médecins , ou descendants, ou disciples , ou voisins les uns des
autres. Il ne faut donc pas s'étonner d'y voir de fréquentes conformités *
lesquelles ne prouvent pas autre chose que la simultanéité de travaux
exécutés dans une même sphère d'idées.
Mais il n'en est plus de même quand des passages sont copiés textuellement,
et reproduits dans les mêmes termes. Le hasard ne peut produire ces
similitudes absolues ; la conformité de doctrines ne peut pas les expliquer
davantage. U faut nécessairement admettre une communication plus immédiate ;
et il devient certain par là que les auteurs des traités où des passages
textuellement identiques se retrouvent, ont connu, ont tenu, ont copié les
livres les uns des autres. C'est là une preuve indubitable de la
transmission, de main en main , de ces livres ; et ici je parle à la lettre
et sans aucune métaphore.
Costei, dans sa lettre sur Y Examen de Mercuriali, a émis l'opinion que les
Prénotions de Co$ étaient antérieures à certaines autres parties de la
Collection hippocratique, qui contiennent une foule de passages très
semblables au plus grand nombre des Prénotions* Le fond est semblable, la
forme diffère. Les Prénotions sont des notes où la rédaction manque. Or,
d'écrits dont le style et l'enchaînement sont excellents , on ne fait pas,
dit Costei, par un travail postérieur, une série de notes décousues ; mais
de notes décousues, on fait très bien des livres où tout se lie, et où le
style a reçu l'élaboration nécessaire. L'observation de Costei est très
ingénieuse, et la règle qu'il en tire est certaine.
Cette considération a été développée avec tout le soin qu'elle mérite par M.
Ermerins , médecin hollandais, dans une excellente thèse intitulée: Spécimen
historico-medicum inaugurale de Hippocratis doctrina a prognostice oriunda,
Lugduni Batavorum , 1833. M. Ermerins ne parait pas avoir eu connaissance de
l'idée émise par Costei ; car il ne cite pas le médecin italien. D'ailleurs
il se l'est appropriée par le développement qu'elle a pris sous -sa plume,
et par les nombreuses preuves dont il l'a appuyée. Je me contenterai ici
d'analyser la thèse de M. Ermerins ; car j'en adopte pleinement toutes les
conclusions ; et ai je voulais faire autrement que lui, je ne ferais
certainement pas aussi bien.
Le 1er livre des Prorrhétiques et les Prénotions de Cos sont une collection
de notes , la plupart relatives aux présages dans les maladies. Ces notes
n'ont aucun lien entre elles; elles se suivent, mais elles ne tiennent pas
les unes aux autres. Elles renferment des propositions plus ou moins
détaillées, des fragments d'observations , des doutes que soulève l'auteur ,
des questions qu'il se pose. M. Ermerins pense qu'elles ont été recueillies
dans le temple des asclépiades à Cos ; cela est très probable; dans tous les
cas, des notes très brèves prises sur les malades nombreux qui venaient s'y
faire soigner, et jointes bout à bout, n'auraient pas une autre forme.
Les Prénotions de Cos sont beaucoup plus considérables que le 1er livre des
Prorrhétiques ; elles contiennent environ un nombre triple de propositions.
Ce qu'il faut remarquer, c'est que toutes les propositions du 1er livre des
Prorrhétiques , à 1res peu d'exceptions près , se trouvent dans les
Prénotions de Cos. Je ne dis pas seulement que le sens , que l'idée sont
semblables. Non; l'identité va beaucoup plus loin; les expressions sont les
mêmes, et, dans la plupart des cas, les différences ne valent pas la peine
d'être notées. M. Ermerins a mis les propositions du 1er livre des
Prorrhétiques sur une colonne, et, sur une autre colonne eu regard, celles
des Prénotions de Cos qui y correspondent. De cette manière , on voit sans
peine jusqu'où s'étendent les conformités textuelles des deux livres. H.
Ermerins en conclut qu'ils proviennent d'une source commune ; cela est
incontestable ; ou l'un a été copié sur l'autre, ou tous deux ont copié des
passages d'un original commun. M. Ermerins ajoute que les Prénotions de Cos
sont postérieures au 1er livre des Prorrhéliques , attendu qu'elles sont
beaucoup plus volumineuses, et que plusieurs des propositions
correspondantes dans les deux livres sont plus développées dans les
Prénotions. Il regarde les Prénolions de Cos comme un recueil dont le fond a
été formé par le 1er livre des Prorrhétiques , et que des observations
subséquentes, plus nombreuses et plus détaillées, sont venues grossir.
Quoiqu'il en soit, les passages répétés textuellement dans l'un et l'autre de ces livres, prouvent que l'auteur de l'un a eu l'autre sous les yeux ; cela est incontestable.
Maintenant, dans quel rapport les
Prénotions de Cos (je ne parlerai que d'elles, puisqu'elles renferment
presque entièrement le 1er livre des Prorrhétiques) se trouvent-elles avec
d'autres livres de la Collection hippocratique ? Ce rapport, très singulier,
a été mis dans tout son jour par M. Ermerins. Il résulte manifestement des
comparaisons établies par le médecin hollandais, que l'auteur du Pronostic a
consulté les Prénotions de Cos, et qu'elles forment la base principale de
son livre. L'identité des principes , la similitude des propositions , et la
conformité des expressions , ne laissent aucun doute à cet égard. Mais d'un
autre côté, comme le Pronostic est un traité accompli, où toutes les règles
de la composition sont observées , comme les différentes parties du sujet
sont enchaînées l'une à l'autre , et forment un tout, comme le livre a un
préambule qui y introduit et une péroraison qui le clot, il est impossible
de ne pas admettre que l'auteur qui l'a composé se soit servi des Pré-mtions
de Cos comme de matériaux. En effet, de propositions décousues , on peut
faire un livre, en remplissant les lacunes, en élaguant l'inutile, en
coordonnant l'ensemble ; mais d'un livre bien fait, on n'ira jamais tirer
des propositions décousues, établir des lacunes , détruire l'arrangement,
intervertir l'ordre des idées, et mutiler la rédaction. Les Prénotions de
Cos ne sont pas un extrait du Pronostic ; car elles n'en suivent pas
l'ordre, et renferment une foule de choses étrangères à ce traité. Elles
sont une composition tout à fait indépendante , dont le caractère est la
réunion d'une série de propositions qui sont relatives aux présages dans les
maladies, mais qui ne sont pas rangées systématiquement. Au contraire ,
l'auteur du Pronostic* systématisé son sujet, et il a pris, dans ces
propositions, ce qu'il a jugé convenable, élaguant le reste, ajoutant du
nouveau , et disposant le tout suivant un plan régulier. En un mot, ce qui
prouve que les Prénotions de Cos ne sont pas extraites du Pronostic , c'est
qu'elles contiennent plus de choses et des choses différentes; ce qui prouve
qu'elles ont servi de matériaux au Pronostic, c'est que les propositions
particulières des Prénolions de Cos , qui n'en ont point de générales , sont
les éléments des propositions générales du Pronostic, qui n'en a pas de
particulières. Ce rapport du particulier au général entre les Prénotions et
le Pronostic est très remarquable , et il est décisif dans la question de
savoir lequel de ces deux livres est postérieur à l'autre.
Tel n'a pas été, je le sais, l'avis de Galien, qui a dit: « Celui qui
prendra toutes les η propositions des Prorrhétiques comme des régies
générales, tombera dans de graves » erreurs. Il en est de même de la plupart
des propositions que contient le livre des Préno-» tions de Cos. Quelques
passages des Aphorismes, du Pronostic et des Épidémies, y sont » intercalées
; et ce sont les seules propositions véritables qui soient dans les
Prorrhéliques » et les Prénotions de Cos. »
(1)
Cette introduction doit beaucoup aux observations.critiques, pleines de goût
et de justesse, de mon frère Barthélémy Littré, qu'une mort prématurée et
cruelle vient de m'enlever au moment où je corrigeais ces dernières
feuilles.