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OEUVRES D'HIPPOCRATE

 

DE L'ART

 

texte grec

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INTRODUCTION

De tout temps il s'est trouvé des ignorants pour nier l'existence de l'art, et des ingrats pour en déprécier les mérites, comme aussi de tout temps il s'est trouvé de mauvais médecins pour le compromettre alors qu'ils devaient le soutenir. L'école hippocratique s'est élevée souvent et avec force contre les uns et contre les autres. Après ces plaidoyers antiques, beaucoup d'autres ont été écrits en faveur de la médecine ; et de ces derniers le plus célèbre est peut-être celui de Cabanis intitulé : du Degré de certitude en médecine. Toutefois entre l'auteur du traité de l'Art et Cabanis, il y à cette différence immense que le premier prouve l'existence de la médecine par les principes les plus généraux et par une sorte d'abstraction , c'est-à-dire en posant l'art en dehors de son application et de celui qui l'exerce ; tandis que le second, raisonnant a posteriori, cherche d’établir que la médecine a un degré positif de certitude, c'est-à-dire une existence réelle, en démontrant que ses éléments reposent sur des bases certaines, que sa méthode est rationnelle, et que ses dogmes ne sont pas si variables qu'on affecte de le proclamer.
Voici maintenant, dégagés de tous les accessoires dont ils sont environnés, les raisonnements sur lesquels l'auteur hippocratique appuie sa démonstration de la médecine.
1°. Il établit en principe général qu'il n'y a point d'art qui ne réponde à une réalité substantielle (
οὐσία), c'est-à-dire qui n'ait un objet déterminé, un ensemble de phénomènes sur lesquels il s'exerce, ou, comme il l'appelle, une norme, un genre (εἶδος). Or, ajoute-t-il, dans sa pensée, l'objet de la médecine, les phénomènes observables sur lesquels elle s'exerce, en un mot, son εἶδος, ce sont les maladies. La preuve de la réalité de la médecine se tire donc de son objet même.
2°. Des malades ont été guéris en suivant un traitement médical, cela est incontestable ; mais, objecte-t-on, tous ne l'ont pas été ; donc le salut de ceux qui l'ont été doit être rapporté à la fortune. - Comment peut-on raisonnablement attribuer la toute puissance à la fortune quand on n'a pas voulu l'invoquer toute seule à son secours, quand on a fait intervenir un autre élément véritablement actif, la médecine ?
3°. C'est l'argument le plus complet et le plus probant. - Il y a des gens qui ont été guéris sans médecin. Cela est vrai : mais comment se sont-ils guéris, si ce n'est en évitant ou en faisant telle ou telle chose : or éviter ou faire telle ou telle chose, n'est-ce pas faire réellement de la médecine ? - Voilà donc l'existence de la médecine prouvée en dehors de son application méthodique. Mais ajoute notre auteur, pour établir la nécessité d'un art médical, comme le malade ne connaît pas la nature de son mal, comme le trouble de son esprit, comme l'affaiblissement de son corps ne lui permettent pas de diriger son traitement avec sûreté, il est indispensable qu'il se remette entre les mains d'un homme qui a spécialement étudié, et qui de plus a expérimenté ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter dans telle ou telle maladie. - Du reste, dit-il plus loin, s'il n'est pas indifférent d'appliquer plutôt un remède qu'un autre, de suivre tel ou tel régime ; si dans la médecine le bien et le mal ont leurs limites tracées, comment cela ne constitue-t-il pas un art ? Je dis qu'il n'y a pas d'art là où il n'y a rien de bien ni rien de mal ; mais quand ces deux choses se rencontrent à la fois, il n'est pas possible que ce soit le produit de l'absence de l'art.
4°. On nie l'existence de la médecine parce qu'elle n'entreprend rien pour les maladies incurables ; mais cette objection est absurde, car la médecine n'est pas toute puissante, elle ne saurait aller au-delà des limites qui lui sont assignées par la nature ; autant vaudrait dire que l'art du forgeron n'existe pas, parce qu'il ne peut plus s'exercer quand le feu vient à manquer.
L'auteur, poursuivant toujours la suite de son raisonnement, divise les maladies en maladies apparentes et en maladies cachées ; ces dernières sont les plus nombreuses ; l'obscurité de leur diagnostic tient tout à la fois à leur siège, à leur nature, et au peu de renseignements que le malade peut fournir sur son état. Telles sont les causes qui expliquent, d'une part, la circonspection du médecin, son embarras ; et d'une autre, le progrès que fait le mal, sans qu'on puisse l'entraver, faute de le bien connaître, et partant de pouvoir lui opposer les remèdes convenables. Celui donc qui est assez habile pour triompher de ces maladies, mérite bien plus d'honneur que celui qui s'attaque aux maladies incurables.
Ces considérations sur les maladies cachées montrent encore quelle importance l'auteur donne au diagnostic ; car il soutient que si l'art est capable de découvrir le mal, il est aussi capable de le guérir. Ce principe est un pas immense dans l'étude et dans l'application de l'art ; il marque un très grand progrès sur la véritable médecine de l'école de Cos, qui, tout attachée à la contemplation et à la description des symptômes ainsi qu'à l'étiologie générale, s'occupait bien plus de prévoir et d'annoncer l'issue d'une maladie que de reconnaître les désordres qu'elle produisait dans l'organisme.
Je ne terminerai pas cette analyse sans faire ressortir tout ce qu'il y a d'ingénieux et de véritablement pratique dans la méthode artificielle de diagnostic que l'auteur propose pour forcer la nature à révéler les signes qui semblent vouloir se dérober aux investigations du médecin. Le principe de celte méthode explorative est demeuré dans la pratique de la médecine et de la chirurgie ; son application seule a été modifiée par les progrès de la science.
Comme on le voit par ce qui précède, le traité de l'Art est l'un des plus profonds et des plus curieux de la collection hippocratique. Il est l’œuvre d'un philosophe et d'un médecin distingué ; il serait donc très intéressant pour l'histoire de la science d'en déterminer la date. Cette date ne doit pas être très récente ; cependant elle me semble de beaucoup postérieure à celle des écrits qu'on peut légitimement attribuer à Hippocrate ; je ne puis qu'indiquer ici les raisons sur lesquelles je me fonde. J'ai déjà montré que l'importance donnée au diagnostic détachait franchement ce traité de la véritable doctrine hippocratique ; j'ai fait ressortir dans mes notes quelques particularités anatomiques qui prouvent des connaissances avancées ; je vais m'arrêter un instant sur les doctrines philosophiques que l'auteur a mises en avant pour soutenir son argumentation ; elles rattachent évidemment le traité de l'Art à l'école d'Aristote ; et si cet opuscule ne reproduit pas dans toute son intégrité la pure doctrine du maître, il retrace certainement celle de ses élèves immédiats. L'auteur hippocratique rattache à
εἶδος ( la forme, l'objet générique), à οὐσία (la substance ), à peu près les mêmes idées que le chef du péripatétisme ; comme lui, il nie que la spontanéité soit autre chose qu'un nom ; il n'accorde à la fortune, c'est-à-dire au hasard, qu'une part tout à fait secondaire dans la production des phénomènes; enfin, il regarde le pourquoi (τὸ διὰ τί) d'une chose, c'est-à-dire la cause qui fait qu'une chose arrive et qui la contient en réalité, comme ta source première de sa démonstration (01). Ces doctrines se sont légèrement altérées en passant du maître aux disciples ; mais il est impossible de méconnaître leur identité et leur véritable origine, car on ne les retrouve pas dans la science philosophique avant Aristote.
Le traité de l'Art, dont Héraclide de Tarente avait commenté un mot (
ὕποφρον) (02), est admis par Érotien (03) dans la collection hippocratique ; Galien n'y fait aucune allusion ; Suidas l'attribue, sans aucun fondement, â Hippocrate fils de Gnosidicus ; car il est très certainement postérieur à notre Hippocrate, et n'a aucun rapport direct avec les ouvrages universellement reconnus comme authentiques ; en sorte qu'on ne peut guère le rattacher positivement à ceux qui sont sortis de l'école de Cos. Toutefois je ne pense pas qu'on puisse, avec Spreugel (Apol. des Hipp., p. 84). le regarder comme appartenant à l'école médicale d'Alexandrie ; car Héraclide, qui vivait précisément â cette époque, ne l'aurait assurément pas commenté. M. Littré (t. ler, p. 356) a cherché à établir quelques rapprochements entre le traité de l'Art et ceux du Régime en trois livres, du Pronostic et des Airs. Ces rapprochements me paraissent un peu forcés pour ce qui regarde le traité du Régime, et inexacts pour ce qui est des deux autres. Je ne m'arrête qu'à ce dernier point. M. Littré dit : "Il (l'auteur du traité de l'Art) recommande aux médecins de ne pas donner leurs soins aux malades incurables, et cette recommandation se lit aussi dans le Pronostic. » Je n'ai rien trouvé dans ce traité qui justifiât cette assertion ; on lit seulement dans le préambule: « Il est impossible de rendre la santé à tous les malades; » proposition exprimée plus laconiquement par l'auteur du traité de l'Art, qui soutient (p. 13) "que la médecine ne peut pas tout."  Mais cette analogie de pensée est bien banale et bien insignifiante. M. Littré dit encore : « Vers la fin (du traité de l'Art) il se trouve, sur le souffle vital, des idées fort analogues à celles qu'on lit dans le traité des Airs (Περὶ φυσῶν). L'auteur du traité de l'Art dit (p. 18) que les interstices laissées dans les chairs, sont remplies de pneuma dans l'état de santé, et d'ichor dans l'état de maladie, tandis que l'auteur du traité des Airs regarde comme anormale la présence de l'air dans les chairs, et lui attribue toutes sortes de désordres ; et cet air intérieur il l'appelle φύση et non πνεῦμα, mot dont il se sert pour désigner l'air en général. Toutefois, le traité des Airs a avec celui de l'Art un rapport de doctrine assez important qui a échappé aux minutieuses et infatigables explorations de M. Littré. On lit en effet au commencement du premier opuscule : « Celui qui connaîtrait les causes des maladies serait très capable d'y porter remède; » ce que l'auteur du traité de l'Art exprime en ces termes : « La même science qui fait découvrir les causes des maladies, enseigne aussi quels sont tous les traitements qui en arrêtent les progrès » (p. 20). Mais c'est surtout avec un passage qui semble égaré dans le traité des Régions dans l'homme, que celui de l'Art m'a paru avoir des rapports directs et curieux ; ce passage est trop intéressant pour que je ne le traduise pas ici : « Il me semble que la médecine, j'entends celle qui est arrivée à ce point d'apprendre [à connaître] le caractère [des maladies] et [à saisir] l'occasion, est inventée tout entière; en effet, celui qui sait ainsi la médecine n'attend rien du tout de la fortune, mais il réussira, qu'il ait ou non la fortune avec lui. La médecine tout entière est fortement assise, et les plus belles découvertes dont elle peut disposer ne paraissent pas avoir besoin de la fortune, car la fortune est indépendante, et ne se laisse pas commander ; elle ne se rend pas au désir de l'homme ; la science, au contraire, se laisse commander ; elle mène à d'heureux résultats, lorsque celui qui sait s'en servir, le veut ; après cela, quel besoin la médecine a-t-elle de la fortune ? S'il existe des remèdes qui aient une action évidente contre les maladies, ainsi que je le pense, les remèdes n'ont rien à attendre de la fortune pour procurer la santé, puisqu'ils sont remèdes. Mais s'il est utile d'avoir le concours de la fortune quand on les administre, ils n'ont pas plus d'action que ce qui n'est pas remède, et c'est grâce à la fortune qu'ils rendent la santé, quand on les oppose aux maladies. D'un autre côté (04) , celui qui bannit de la médecine et de tous les autres arts la fortune, en disant que ce ne sont pas ceux qui font bien une chose qui sont secondés par elle, me paraît être en opposition avec la vérité ; il me semble, au contraire, que ceux là seulement sont favorisés ou abandonnés par la fortune qui font bien ou mal une chose : être favorisé de la fortune, c'est bien faire, et c'est ce que font les gens habiles dans une science. Ne point être favorisé par elle, c'est ne pas bien faire ce qu'on ne sait pas ; et celui qui ne sait pas, comment en serait-il favorisé ? En supposant même qu'il le fût en quelque chose, ce succès ne vaudrait pas la peine qu'on en parlât ; car celui qui fait mal, ne saurait réussir complètement, puisqu'il manque dans d'autres choses qui sont convenables.

DE L'ART.

1. IL est des hommes qui se font un art de vilipender les arts. Qu'ils arrivent au résultat qu'ils s'imaginent : ce n'est pas ce que je dis  ; mais ils font étalage de leur propre savoir. Pour moi, découvrir quelqu'une des choses qui n'ont pas été découvertes, et qui, découverte, vaut mieux que si elle ne l'était pas, comme aussi porter à son dernier terme une découverte qui n'est qu'ébauchée, me semble un but et une couvre d'intelligence. Au contraire, s'attacher par un honteux artifice de paroles à flétrir les découvertes d'autrui, non pour y corriger quelque chose, mais bien pour dénigrer les travaux des savants auprès des ignorants, cela ne me paraît être ni un but, ni une oeuvre d'intelligence ; mais bien plutôt une preuve de mauvaise nature, ou d'impéritie, car c'est aux ignorants seuls que convient une semblable occupation ; ce sont eux qui s'efforcent (mais leur puissance ne répond pas à leur méchanceté) (de calomnier les ouvrages des autres s'ils sont bons, et de s'en moquer s'ils sont mauvais. Que ceux qui en ont le pouvoir, que ce soin peut toucher et qui y ont quelque intérêt, repoussent les individus qui attaquent de cette manière les autres arts ; mon discours est dirigé seulement contre ceux qui attaquent la médecine ; il sera violent à cause de ceux qui veulent ainsi censurer, étendu à cause de l'art qu'il défend,  puissant à cause de la sagesse qui a présidé à la formation de cet art.
2. En principe général, il me semble qu'il n'y a aucun art qui ne réponde à une réalité ; car il est déraisonnable de considérer comme n'étant pas, quelqu'une des choses qui sont. Et en effet, pour les choses qui ne sont pas, quelle réalité substantielle pourrait-on y observer pour affirmer qu'elles sont ; car s'il est possible de voir les choses qui sont, de même qu'il est impossible de voir celles qui ne sont pas, comment pourrait-on croire que ces choses-là n'existent pas, dont on peut voir par les yeux et comprendre par l'esprit l'existence réelle ? Mais bien loin de là, il n'en est pas ainsi. Ce qui existe est toujours vu, toujours connu ; ce qui n'existe pas ne peut être ni vu ni connu. C'est pourquoi les formes des arts qui ont été démontrés comme tels sont connues, et il n'en est aucun qui ne repose sur quelque forme observable ; je pense même que les noms d'un art se tirent des formes ; il est absurde, en effet, de croire que les formes soient le produit des noms : cela est impossible; car les noms sont réglés par la coutume, tandis que les formes ne sont pas réglées par la coutume, mais sont des productions spontanées de la nature.

3. Si l'on n'a pas suffisamment compris ce qui précède, on le trouvera plus clairement exposé dans d'autres traités.  Quant à la médecine (car c'est d'elle qu'il s'agit ici), j'en donnerai la démonstration, et je vais d'abord définir ce que j'entends par la médecine : c'est délivrer complètement les malades de leurs souffrances, mitiger les maladies très intenses, et ne rien entreprendre pour ceux que l'excès du mal a vaincus ; sachant bien que la médecine ne peut pas tout. Établir donc qu'elle arrive à ces résultats, et qu'elle peut y arriver dans toutes les circonstances, c'est ce que je vais faire dans le reste de mon discours. En même temps que je démontrerai l'existence de cet art, je ruinerai les arguments de ceux qui s'imaginent l'avilir, et je les prendrai en défaut sur les points où ils se croient le plus forts.
4. Or, mon raisonnement s'appuie sur un principe que tout le monde m'accordera ; on ne disconviendra pas, en effet, que des malades ont été radicalement guéris après avoir été traités par la médecine ; mais par cela même que tous ne l'ont pas été, on accuse l'art, et ceux qui en disent le plus de mal prétendent, en se fondant sur ceux qui out succombé à la maladie, que la guérison des malades est l'ouvrage de la fortune et non celui de l'art; quant à moi, je ne refuse pas à la fortune toute espèce d'influence, et je suis persuadé que ceux qui sont mal soignés dans leurs maladies sont le plus souvent sous le coup de l'infortune, et que ceux qui sont bien soignés jouissent de la bonne fortune; mais d'un autre côté, comment se peut-il que ceux qui ont été guéris attribuent leur guérison à toute autre chose qu'à l'art, si c'est en ayant recours à lui qu'ils ont échappé à la mort : une preuve qu'ils ne voulaient pas avoir en perspective la forme nue de la fortune, c'est qu'ils se sont confiés à la médecine ; de telle sorte qu'ils sont quittes de reconnaissance envers la fortune, mais qu'ils ne le sont pas envers l'art ; car, du moment qu'ils ont tourné les yeux avec confiance vers la médecine, c'est qu'ils en ont vu la réalité et qu'ils en ont reconnu la puissance par l'heureux résultat de son intervention.
5. Mais l'on va m'objecter que beaucoup de malades ont été guéris sans avoir recours au médecin : je ne nie pas cela, je crois même qu'il est très possible de se rencontrer avec la médecine sans se servir de médecin ; non pas qu'on puisse discerner dans cet art ce qui est convenable de ce qui ne l'est pas, mais il peut arriver qu'on emploie les mêmes remèdes qui auraient été prescrits si on avait fait venir un médecin. Ceci est déjà une grande preuve de la réalité de l'art ; si réel et si grand que ceux mêmes qui ne croient pas à son existence lui sont redevables de leur salut. De toute nécessité, les personnes malades et guéries sans avoir eu recours au médecin, savent qu'elles ont été guéries en faisant ou en évitant telle ou telle chose, car c'est l'abstinence ou l'abondance des boissons et de la nourriture, l'usage ou le non usage des bains, la fatigue ou le repos, le sommeil ou la veille, ou le concours de toutes ces choses qui les a guéries. De plus, quand ils étaient soulagés, il leur a fallu de toute nécessité pouvoir discerner ce qui les soulageait , comme aussi ce qui leur nuisait quand ils étaient incommodés. Il n'est pas à la vérité donné à tout le monde de déterminer parfaitement ce qui nuit ou ce qui soulage ; mais le malade qui sera capable de louer ou de blâmer [avec discernement], quelque chose du régime qui l'a guéri, trouvera que tout cela est de la médecine. Les fautes mêmes n'attestent pas moins que, les succès toute la réalité de l'art : telle chose a soulagé, c'est qu'elle a été administrée à propos ; telle autre a nui, c'est qu'elle n'a pas été administrée à propos. Quand le bien et le mal ont chacun leurs limites tracées, comment cela ne constitue-t-il pas un art ? Je dis qu'il n'y a pas d'art là où il n'y a rien de bien ni rien de mal ; mais quand ces deux choses se rencontrent à la fois, il n'est pas possible que ce soit le produit de l'absence de l'art.
6. Toutefois, s'il n'y avait dans la médecine et entre les mains des médecins d'autre mode de traitement que l'usage des remèdes purgatifs et resserrants, mes paroles auraient très peu de poids ; mais on voit les médecins les plus renommés guérir, soit par le régime, soit par d'autres moyens tels, qu'il n'est, je ne dis pas un médecin, mais pas même un individu quelconque, si ignorant qu'il soit de la médecine, qui ose soutenir que là il n'y ait point d'art. Si donc il n'est rien d'inutile entre les mains des médecins habiles et dans 1a médecine elle-même, si dans la plupart des plantes et des préparations artificielles on rencontre des espèces de remèdes et des moyens de traitement, il n'est plus possible aux malades guéris sans médecins de croire raisonnablement leur guérison spontanée : car alléguer la spontanéité, c'est ne rien dire ; en effet, dans tout ce qui arrive on trouvera qu'il y a un pourquoi cela arrive, et que c'est dans son pourquoi qu'existe la chose elle-même. Ce qu'on appelle spontané n'a aucune réalité substantielle, mais seulement un nom. La médecine, au contraire, consiste réellement dans le pourquoi et dans la prévoyance des effets : aussi apparaît-elle et apparaîtra-t-elle toujours comme ayant une réalité. Voilà ce qu'on pourrait répondre à ceux qui disputent les guérisons à l'art pour les attribuer à la fortune.
7. Quant à ceux qui prétextent la mort des malades pour anéantir l'art, je me demande avec surprise sur quels arguments plausibles ils se sont appuyés pour rejeter la cause de la mort des malades, non sur leur infortune, mais sur la science de ceux qui exercent la médecine ; comme s'il était plus ordinaire aux médecins de prescrire de mauvais traitements, qu'aux malades de violer les ordonnances. Cependant il est beaucoup plus naturel aux malades de ne pouvoir remplir exactement les ordonnances qu'au médecin de prescrire ce qui ne convient pas. En effet, le médecin est sain de corps et d'esprit lorsqu'il entreprend un traitement; il se guide sur le présent et sur le passé qui a de l'analogie avec ce qu'il a sous les yeux, de telle sorte que les malades sont quelquefois contraints d'avouer que c'est grâce à lui qu'ils sont sauvés ; tandis que les malades, ne connaissant ni la nature ni les causes de leur mal, ignorant quelles en seront les suites, et ce qui arrive clans des cas analogues, placés sous la dépendance des médecins, souffrant dans le présent, effrayés de l'avenir, remplis de leurs maux, vides de nourriture , désirent ce qui est plus propre à entretenir la maladie qu'à la guérir, et redoutent la mort, sans rien faire pour supporter courageusement leur mal. Eh bien, lequel, est le plus probable, ou que les malades, dans de semblables dispositions, feront ce qui leur est prescrit par le médecin, ou qu'ils feront d'autres choses que celles qui auront été ordonnées, ou bien que le médecin (se trouvant dans les conditions dont j'ai parlé plus haut) ordonnera ce qui ne convient pas ? n'est-il donc pas beaucoup plus vraisemblable que celui-ci prescrira un traitement convenable, et que celui-là ne pourra le suivre exactement, et qu'en le négligeant il court, à la mort ; et la cause de cette mort, les mauvais raisonneurs la font retomber sur ceux qui en sont innocents pour en décharger les véritables auteurs.
8. Quelques-uns, sous prétexte que les médecins ne veulent rien entreprendre pour ceux que l'excès du mal surmonte, attaquent la médecine. Ils disent qu'elle n'entreprend que les maladies qui se guériraient d'elles-mêmes, tandis qu'elle ne touche pas à celles qui réclament de grands secours. Or, dit-on, si l'art existait, il guérirait tout également ; mais si ceux qui tiennent ce langage blâmaient les médecins de ne pas les traiter pour la folie quand ils raisonnent ainsi, leur blâme serait bien plus légitime que celui qu'ils élèvent ; car prétendre que l'art a de la puissance dans les choses où il n'y a plus d'art possible, ou que la nature peut agir sur les choses qu'elle n'a pas engendrées, c'est ne pas s'apercevoir qu'on joint la démence à la stupidité bien plus encore qu'à l'impéritie ; ce qu'il nous est donné d'obtenir à l'aide des instruments mis à notre portée par la nature ou par l'art, nous pouvons le mettre en oeuvre pour tout le reste nous ne le pouvons pas. Lors donc qu'un homme est attaqué d'un mal plus fort que tous les instruments de la médecine, il ne faut point compter que la médecine puisse jamais triompher de ce mal. Sans aller plus loin, de tout ce qui sert à brûler en médecine, le feu est ce qui brûle avec le plus d'intensité ; beaucoup d'autres moyens lui sont inférieurs. Or, il n'est pas encore constant que parmi les plus petits maux, les plus graves soient incurables ; mais comment n'est-il pas évident que parmi les grands maux les plus graves ne sauraient être guéris ? Ce que le feu ne peut pas opérer, n'est-il pas manifeste que ce qu'il n'a pas détruit réclame un autre art et n'a rien à attendre de celui qui n'a que le feu pour instrument ? J'applique le même raisonnement aux autres moyens dont se sert la médecine. S'ils ne répondent pas aux espérances du médecin, il faut en accuser la violence du mal, mais non pas l'art.
Ceux donc qui blâment les médecins qui n'entreprennent rien pour les malades vaincus par l'excès du mal , les poussent à soigner aussi bien les maux incurables que ceux qui peuvent guérir. En donnant de pareils conseils , ils font l'admiration des médecins de nom , mais ils sont la risée des médecins de fait. Ceux qui sont expérimentés dans la pratique de l'art ne se soucient pas du blâme de tels insensés, ou des éloges qu'ils en reçoivent , mais ils se règlent sur les hommes qui se rendent compte et de ce qui fait le succès des praticiens quand leurs cures arrivent à bonne fin, et de ce qui est cause de leurs revers lorsqu'elles échouent; et qui savent aussi, parmi les imperfections, distinguer celles qui sont imputables à l'ouvrier, de celles qui le sont à la matière mise en œuvre.

9. Pour ce qui est des autres arts, j'en parlerai dans un autre temps et dans un autre discours. Quant aux choses qui regardent la médecine, ce qu'elles sont, comment il faut les juger, on l'a déjà appris par ce qui précède, ou on l'apprendra par ce qui suit.
 Pour les médecins versés dans la connaissance de l'art, il y a des maladies qui ont un siége apparent, et elles sont peu nombreuses ; il y en a qui ont un siége caché, et c'est le plus grand nombre. Les maladies concentrées dans l'intérieur du corps sont cachées ; celles qui se manifestent par des efflorescences ou par des changements de couleur à la peau, ou par des tumeurs, sont évidentes ; en effet, par la vue et par le toucher, on peut reconnaître la dureté ou la souplesse qu'elles présentent ; on peut aussi discerner les maladies qui sont froides de celles qui sont chaudes ; car les maladies sont rendues évidentes par l'absence ou par la présence de chacune de ces choses [du froid et du chaud, de la dureté ou de la souplesse]. Le traitement de toutes ces maladies doit donc toujours être exempt de fautes, non qu'il soit facile, mais parce qu'on en a déterminé les moyens ; or ne les a pas déterminés qui a voulu, mais seulement ceux qui en ont été capables, et cette capacité appartient à ceux qui ne trouvent point obstacle dans leur éducation, et qui n'ont pas à se plaindre de la nature.

10. Ainsi, pour les maladies externes, l'art doit être riche en ressources; cependant dans celles qui sont moins évidentes il ne doit pas en manquer complètement ; ces dernières maladies sont celles qui ont rapport aux os et aux cavités, et le corps n'en a pas seulement une, mais plusieurs. Deux de ces cavités reçoivent et rendent les aliments. Un plus grand nombre d'autres ne sont connues que de ceux qui en ont fait un objet d'études spéciales. Tout membre entouré de chair arrondie, appelée muscle, renferme une cavité. Toute partie qui n'est pas d'adhérence naturelle, qu'elle soit recouverte de chair ou de peau, est creuse et remplie de pneuma dans l'état de santé, d'ichor dans l'état de maladie. Les bras ont une chair semblable, les jambes en ont également, et les cuisses aussi. On démontre l'existence de ces interstices aussi bien sur les parties dépourvues de chair que sur les parties charnues. Tels sont le thorax, qui recouvre le foie ; le globe de la tête, où réside l'encéphale ; le dos, qui répond au poumon. Il n'est pas une seule de ces parties qui n'ait un vide, divisé par une multitude de cloisons presque semblables à des vaisseaux et contenant des matières utiles ou nuisibles. Il y a d'ailleurs une infinité de vaisseaux et de nerfs qui n'étant point au milieu des chairs, mais étendus le long des os, forment les ligaments des articulations. Or les articulations [sont des espaces] dans lesquels se meuvent des têtes d'os jointes ensemble ; il n'en est aucune qui n'offre une apparence écumeuse, qui ne présente dans son intérieur des anfractuosités que l'ichor (synovie) rend évidentes ; lorsque ces articulations sont ouvertes, l'ichor s'échappe avec abondance et en causant de vives douleurs.
11. Aucune de ces parties dont je viens de parler ne peut être perçue par la vue : aussi j'appelle les maladies [qui les attaquent] des maladies cachées, et l'art les juge ainsi ; il ne peut pas en triompher complètement, parce que ces parties sont cachées, mais il en triomphe autant que possible ; cela est possible autant que la nature du malade se prête à être pénétrée, et que l'investigateur apporte dans ses recherches des dispositions naturelles. Il faut en effet beaucoup plus de peine et de temps pour connaître ces maladies, que si elles étaient perçues par les yeux ; ce qui se dérobe à la pénétration des yeux du corps n'échappe pas à la vue de l'esprit. Toutes les souffrances que le malade éprouve, parce que son mal n'est pas promptement découvert, il ne faut pas les attribuer au médecin, mais à la nature du malade ou de la maladie. En effet, comme le médecin ne peut voir de ses propres yeux le point souffrant, ni le connaître par les détails qu'on lui donne, il le cherche par le raisonnement; car celui qui est atteint d'une maladie cachée, quand il essaie de la faire connaître aux médecins, en parle plutôt par opinion que de science certaine ; car s'il connaissait sa maladie il ne se mettrait pas entre les mains des médecins ; en effet, la même science qui fait découvrir les causes des maladies enseigne aussi quels sont tous les traitements qui en arrêtent les progrès : ne pouvant donc tirer des paroles du malade rien de clair et de certain, il faut bien que le médecin tourne ses vues ailleurs ; ainsi ces retards, ce n'est pas l'art qui les cause, mais la nature même du corps. Éclairé sur le mal, l'art entreprend de le traiter et s'applique à user plutôt de prudence que de témérité, de douceur que de force : et l'art, s'il est capable de découvrir le mal, sera également capable de rendre la santé au malade. Si le malade succombe dans une maladie connue, c'est qu'il a fait venir trop tard le médecin, ou que la rapidité du mal l'a tué. Car si la maladie et le remède marchent de front, la maladie ne marche pas plus vite [que le remède] ; si le mal devance le remède, il gagne de vitesse sur lui ; et le mal gagne de vitesse à cause du resserrement des organes au milieu desquels les maladies ne se développent pas à découvert ; elles s'aggravent à cause de la négligence des malades ; car ce n'est pas quand le mal commence, mais quand il est tout à fait formé qu'ils veulent être guéris. Aussi je regarde la puissance de l’art comme plus admirable lorsqu'il guérit quelques unes de ces maladies cachées, que lorsqu'il entreprend ce qu'il ne peut exécuter ; or, rien de semblable ne se voit dans aucun des arts mécaniques inventés jusqu'ici. En effet tout art mécanique qui s'exerce avec le feu est suspendu si le feu vient à manquer ; mais on le reprend aussitôt que le feu est rallumé. Il en est de même des arts qui s'exercent sur des matières faciles à retoucher : de ceux par exemple qui mettent en oeuvre le bois ou le cuir, qui s'exercent par le dessin sur le fer ou sur l'airain, et de beaucoup d'autres semblables : les ouvrages faits avec ou à l'aide de ces substances, bien qu'il soit facile de les retoucher, ne doivent pas être confectionnés plus vite qu'il ne convient pour l'être artistement ; et si un des instruments vient à manquer, on est obligé de suspendre le travail ; et bien que cette interruption ne soit pas favorable aux arts, néanmoins on la préfère.
12. Quant à la médecine, dans les empyèmes, dans les maladies du foie ou dans celles des reins et dans toutes celles des cavités, ne pouvant faire d'observations directes (et cela est très évident pour tous), elle appelle en aide d'autres ressources ; elle interroge la clarté et la rudesse de la parole, la lenteur ou la célérité de la respiration, la nature des flux qui sont habituels à chacun et qui s'échappent par telle ou telle voie ; elle les étudie par l'odeur, la couleur, la ténuité, la consistance ; elle pèse la valeur de ces signes qui lui font reconnaître les parties déjà lésées et deviner celles qui pourront le devenir. Quand ces signes ne se montrent pas et due la nature ne les manifeste pas d'elle-même, le médecin a trouvé des moyens de contrainte à l'aide desquels la nature innocemment violentée produit ces signes. Ainsi excitée, elle montre au médecin habile dans son art ce qu'il doit faire. Tantôt, par l'acrimonie des aliments solides et des boissons, il force la chaleur innée à dissiper au dehors une humeur phlegmatique, en sorte qu'il distingue quelqu'une des choses qu'il s'efforçait de reconnaître ; tantôt, par des marches dans des chemins escarpés ou par des courses, il force la respiration de lui fournir des indices certains des maladies ; enfin en provoquant la sueur il jutera la nature de la maladie par celle des humeurs chaudes exhalées. Les matières excrétées par la vessie donnent plus de lumières sur les maladies que les matières excrétées par les chairs. La médecine a aussi découvert certains aliments et certaines boissons qui développant plus de chaleur que les matières dont le corps est échauffé, en déterminent la fonte et l'écoulement, ce qui n'aurait pas lieu si elles n'étaient pas soumises à l'action [de ces aliments et de ces boissons]. Toutes ces choses, qui réagissent les unes sur les autres et les unes par les autres, traversent le corps et dévoilent la maladie. Ne vous étonnez donc pas que le médecin apporte tant de lenteur à asseoir son jugement sur une maladie, tant de circonspection pour en entreprendre le traitement, puisqu'il n'arrive que par des voies si éloignées et si étrangères à la connaissance parfaite de la thérapeutique.

13. Que la médecine trouve facilement en elle les moyens de porter des secours efficaces, qu'elle ait raison de refuser le traitement des maladies incurables, et qu'elle soigne avec un succès infaillible celles qu'elle entreprend, c'est ce que l'on peut voir dans ce traité, c'est ce que les médecins habiles démontrent encore mieux par des faits que par des paroles. Ne s'étudiant pas à bien discourir, ils pensent en effet inspirer une confiance plus solide en parlant plutôt aux yeux qu'aux oreilles.

 

(01Cf. sur ce dernier point, Aristote : Dern. analyt., I, 13 ; II, 11, 12, dans l'éd. de M. B. Saint-Hilaire, 1. III, p. 78, 234 et 241. On verra que le διὰ τί de l'auteur hippocratique est une corruption du τὸ διότι d'Aristote. L'élève avait conservé la doctrine ; il avait oublié la formule
(02
Cf. Erotien, glossaire ; p. 314, éd. de Franz.
(03)
Ibid., p. 21. - Mercuriali le rejette comme indigne d'Hippocrate. (Cf. Cens. in opp. Hipp., p, 18) - Gruner (cf. Cens., p. 78), le regarde comme défectueux à certains égards, mais, à beaucoup d'autres, comme digne d'un grand médecin.
(04)
δέ ce mot, nécessaire pour rendre toute la pensée de l'auteur et pour faire ressortir l'opposition qu'il veut marquer, manque dans Foës, éd. de Genève, p. 423 et éd. de Kühn, t. II, p. 149 ; il se trouve dans le ms. 2255 et dans l'édit. de Bâle, p. 73, I. 50.