Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

SULPICE SÉVÈRE

 

CHRONIQUES

 

livre II

 

 

CHRONIQUES

DE

SULPICE SÉVÈRE

 

LIVRE SECOND

I. Les temps de la captivité, rendus fameux par les prédictions et par les actes des prophètes, l’ont été plus encore par la remarquable persévérance avec laquelle Daniel maintint la Loi, par l’inspiration divine qui l’aida à délivrer Suzanne, et par d’autres actions de lui que je vais maintenant exposer dans leur ordre. Sous le roi Joachim, Daniel, encore tout enfant, avait été emmené captif à Babylone. Sa beauté et sa grâce lui valurent d’entrer au service du roi, en même temps qu’Annanias, Misaël et Azarias. Or, le roi avait commandé qu’on les nourrît tous les quatre des aliments les plus délicats, en chargeant l’eunuque Asphane de veiller à l’exécution de cet ordre. Daniel, fidèle aux traditions de ses pères, résolut de ne pas toucher aux mets servis sur la table du roi des gentils. Il pria donc l’eunuque de le laisser, lui et ses compagnons, se nourrir uniquement de légumes. Asphane objecta la maigreur qui résulterait [de ce régime] et trahirait l’inexécution des ordres du roi; mais Daniel, confiant en Dieu, l’assura que les légumes ajouteraient à leur bonne mine plus sûrement que les viandes royales. Cette promesse se réalisa, à ce point qu’ils l’emportaient sans comparaison par l’éclat du visage sur ceux qui vivaient aux frais du souverain. Aussi furent-ils distingués et favorisés; et le roi, voyant leur sagesse et leur bonne conduite, les préféra à tous ses plus proches serviteurs. En ce temps-là, Suzanne, femme d’une rare beauté, mariée à un certain Joachim, fut l’objet des convoitises de deux vieillards. Comme elle repoussait leurs propositions impudiques, ils portèrent contre elle ce faux témoignage: qu’ils l’avaient surprise, dans un lieu retiré, avec un jeune homme, lequel, profitant de l’agilité de son âge, s’était échappé de leurs mains. On ajouta foi à leurs paroles; Suzanne, condamnée par le peuple, allait être, selon la loi, conduite au supplice; mais Daniel, qui n’avait encore que douze ans, reprochant vivement aux Juifs d’envoyer à la mort une innocente, demanda que cette femme fût ramenée devant les juges et que la cause fût de nouveau entendue. La foule des Juifs, qui assistait à ce procès, estima qu’un enfant, tellement jeune qu’il ne pouvait avoir aucune autorité, n’aurait jamais osé, sans Dieu, se lancer dans une intervention aussi hardie. On l’écouta donc avec faveur; le procès recommence, et il est arrêté que Daniel siégera parmi les Anciens. D’abord, il ordonne de séparer les accusateurs; puis il demande à chacun d’eux, et à l’un après l’autre, le nom de l’arbre sous lequel l’adultère a été surprise. La contradiction de leurs réponses fait éclater la fausseté de l’accusation. Suzanne est acquittée, et les vieillards, qui avaient mis son innocence en péril, sont condamnés à mort.

II. En ce temps-là, Nabuchodonosor eut un songe, merveilleux par le mystère d’avenir qu’il renfermait. Ne pouvant l’expliquer lui-même, il manda les Chaldéens qui, croyait-on, découvraient ce qui est caché et prédisaient l’avenir par l’art de la magie et par les entrailles des victimes. Néanmoins, craignant de les entendre pronostiquer non des choses vraies, mais des choses agréables, comme c’est l’usage quand on parle au Roi, il tait ce qu’il a vu et leur demande de dire eux-mêmes quel rêve il a fait, [chose aisée] si leur science divinatoire est réelle. En tout cas, il n’aura foi en eux que si, par une claire exposition du songe, ils fournissent la preuve de leur art. Les Chaldéens refusent: une telle tâche dépasse les capacités humaines, disaient.ils. Sur quoi le roi s’indigne: avec leur fausse prétention de deviner, ils trompent donc les hommes et se moquent d’eux, puisque, mis en face d’un fait actuel, ils avouent ne savoir que dire? Aussitôt un édit est lancé en vertu duquel tous ceux de la profession étaient publiquement mis à mort. Dès qu’il apprit ces faits, Daniel s’adressa à un des familiers de la personne royale; il s’engage à énoncer le songe et à l’interpréter; ses paroles sont répétées à Nabuchodonosor et Daniel est mandé. Dieu lui avait déjà révélé le mystère; il raconta donc ce que le roi avait vu en rêve et il l’expliqua. Mais la chose exige que j’expose ici et le songe de Nabuchodonosor, et l’interprétation qu’en fit le prophète, et la confirmation qu’elle a reçue des événements. Le roi avait vu pendant son sommeil une statue dont la tête était d’or, la poitrine et les bras d’argent, le ventre et les cuisses d’airain, les jambes de fer, et qui se terminait par des pieds moitié en fer, moitié en argile. Seulement, l’argile et le fer, quoique rapprochés, ne réussissaient pas à s’allier. A la fin, une pierre, arrachée [de sa base] sans les mains [d’aucun homme] écrasait la statue, dont les débris, réduits en poudre, étaient emportés par le vent.

III. Or, selon le prophète, cette statue, apparue dans une vision, était la figure du monde. La tête en or représentait l’empire des Chaldéens, que l’on sait avoir été le premier et le plus riche de tous. La poitrine et les bras en argent annonçaient le second empire, celui que Cyrus fit passer aux mains des Perses par ses victoires sur les Chaldéens et les Mèdes. Le troisième empire était prédit par le ventre d’airain, et nous verrons, en effet, que cela fut accompli lorsqu’Alexandre enleva la domination aux Perses pour la transmettre aux Macédoniens. Par les jambes de fer, on doit comprendre le quatrième empire, c’est-à-dire l’empire romain, plus puissant que tous ceux qui l’ont précédé. Quant aux pieds mi-partie de fer et d’argile, ils présageaient que cet empire devait être divisé, au point de ne pouvoir jamais arriver à l’unité. Cela aussi s’est accompli, puisque l’état romain, loin d’être gouverné par un seul empereur, l’a été même par plus de deux, toujours se combattant les armes à la main ou poursuivant des politiques opposées. Enfin, cette argile et ce fer, amalgamés ensemble sans jamais s’unir en une seule matière, représentent les mélanges futurs des races humaines continuant à lutter entre elles: c’est ainsi que le sol romain a été occupé par des peuples étrangers, soit qu’ils l’aient pris de force, soit qu’on le leur ait livré sous apparence de concession pacifique; et nous voyons les barbares, principalement les Juifs, passer leur vie au milieu de nous, dans nos armées, dans nos villes, dans nos campagnes sans jamais pourtant s’unir à nous en adoptant nos mœurs. Certes, ce sont bien là les derniers temps prédits par le prophète. Pour ce qui est de la pierre arrachée de sa base sans aucune main d’homme, et qui broie en poussière l’or, l’argent, l’airain, le fer et l’argile, c’est une figure du Christ. Lui, en effet, n’appartient pas à la condition humaine: il n’est pas né du fait de l’homme, mais de Dieu; ce monde, sur lequel s’étalent les royaumes de la terre, il le mettra à néant, et il fondera un autre royaume incorruptible, perpétuel, j’entends le siècle futur préparé pour les saints. Quelques.uns, sur ce dernier point, conservent des doutes; leur foi est entière [dans la prophétie] au regard du passé, mais ils ne l’admettent pas quant à l’avenir. Quoi qu’il en soit, Daniel, comblé de dons et d’honneurs, placé par le roi à la tête de Babylone et de tout l’empire, se vit revêtir des plus hautes dignités. Grâce à ses recommandations, Annanias, Misaël et Azarias obtinrent, eux aussi, des charges élevées et furent puissants. A peu près à cette époque se place la célèbre prophétie d’Ézéchiel, à qui fut révélé le mystère des choses futures et de la résurrection. Il reste de lui un livre de grande autorité, que l’on doit lire avec attention.

IV. En Judée, où Godolias, ainsi qu’il a été dit plus haut, commandait depuis la ruine de Jérusalem, les Juifs supportaient impatiemment un prince imposé par le vainqueur et qui n’était pas de race royale. Poussés par un nommé Ismaël, qui se fit le chef d’une coupable conjuration, ils tuèrent Godolias dans un repas où ils avaient tout préparé pour cet assassinat. Ceux qui n’avaient pas trempé dans ce forfait, désireux d’en tirer vengeance, prirent aussitôt les armes contre Ismaël. Celui-ci, voyant sa perte imminente, abandonna la troupe qu’il avait rassemblée et se réfugia chez les Ammonites, n’ayant pour toute suite que huit hommes. Cependant, le peuple était rempli de crainte; le roi babylonien pouvait vouloir venger sur tous le crime de quelques-uns; car, outre Godolias et en même temps que lui, avaient été tués un grand nombre de Chaldéens. Ils formèrent donc le projet de passer en Egypte; mais, avant de le réaliser, plusieurs d’entre eux allèrent trouver Jérémie pour qu’il leur fît connaître la volonté divine. Le prophète, au nom de Dieu, les exhorta tous à ne pas quitter leur patrie; s’ils agissaient ainsi, ils étaient assurés de la protection du Seigneur et ne couraient aucun danger du côté des Babyloniens; si, au contraire, ils allaient en Égypte, ce serait pour y périr par le fer, la faim ou tout autre genre de mort. Mais ce peuple, avec sa malice accoutumée et son habitude de ne pas écouter les avis salutaires et de désobéir aux commandements divins, partit pour l’Égypte. Les livres sacrés se taisent sur ce qu’il advint d’eux, et mes recherches personnelles ne m’ont rien appris.

V. A cette époque, Nabuchodonosor, enflé par la prospérité, se fit élever une statue d’or de proportions énormes, enjoignant à tous de l’adorer comme une image sacrée, ce que chacun à l’envi s’empressa de faire, tant l’esprit d’adulation avait abaissé les âmes. Annanias, Azarias et Misaël, qui savaient que de tels hommages sont dus à Dieu seul, s’abstinrent de prendre part à ces cérémonies sacrilèges. Ils furent déclarés coupables de par l’édit du roi, et on leur annonça que la fournaise ardente serait leur châtiment, pour que l’effroi de ce supplice imminent les contraignît à adorer la statue. Mais ils aimèrent mieux être dévorés par le feu que commettre un sacrilège. On les jeta donc, les pieds liés, au milieu des flammes. Or, voici que le feu consuma les agents de cette œuvre abominable, au moment où ils poussaient plus vite leurs victimes; au contraire, — chose merveilleuse à dire et impossible à croire pour qui ne l’a point vue, — il n’atteignit pas les Hébreux; les assistants les virent se promener dans la fournaise en chantant un psaume à Dieu; un quatrième personnage fut aussi aperçu, à côté d’eux, parmi les flammes; il avait l’aspect d’un ange. Nabuchodonosor, après l’avoir regardé de près, déclara qu’il avait vu un fils de Dieu. C’est pourquoi, convaincu désormais que la puissance divine venait de se montrer dans ces faits, il publia par tout son royaume des édits dans lesquels il proclamait le miracle accompli et confessait que Dieu seul doit être adoré. Peu de jours après, ayant fait un songe, bientôt suivi d’un avertissement donné par une voix qui venait du ciel, Nabuchodonosor se dépouilla de son autorité royale et renonça à tout rapport avec les hommes. On raconte qu’il fit pénitence en mangeant de l’herbe pour tout aliment. Néanmoins, la volonté de Dieu lui conserva l’empire jusqu’à ce qu’ayant accompli son temps d’épreuve et reconnu le vrai Dieu, il remonta sur le trône et reprit son ancien état. Sept années s’étaient écoulées. On compte qu’à partir de sa victoire sur Sédécias, mentionnée plus haut, et après avoir amené ce roi captif à Babylone, Nabuchodonosor régna encore vingt, six ans. Mais ce n’est pas l’histoire sainte qui m’a fourni ce détail. Comme je parcourais de nombreux volumes, je l’ai fortuitement recueilli dans un petit livre, altéré par le temps, sans nom d’auteur, et qui contenait les dates des rois babyloniens. Je n’ai pas cru devoir omettre un fait qui, d’ailleurs, s’accordait avec les Chroniques et cadrait avec mes propres supputations. Effectivement, la série des rois dont il m’a donné les dates jusqu’à la première année de Cyrus remplit soixante-dix ans. Or, tel est bien le nombre des années qui, selon l’histoire sainte, séparent la captivité de l’avènement de Cyrus.

VI. Après Nabuchodonosor, le trône fut occupé par son fils, que les Chroniques appellent Evilmarodac. Il mourut au bout d’un règne de douze années, laissant l’empire à son frère plus jeune que lui, nommé Balthasar. Celui-ci, dans la quatorzième année de son règne, à l’occasion d’un banquet public offert aux grands de la cour et aux principaux officiers, ordonna d’apporter les vases sacrés dont Nabuchodonosor avait jadis dépouillé le temple de Jérusalem; enfermés dans le trésor royal, ils n’avaient jusqu’alors jamais été employés, même pour l’usage du souverain. Or, tandis que, dans la débauche et la licence du festin royal, hommes, femmes, pêle-mêle, épouses et concubines, se servaient de ces vases, le roi aperçut tout à coup des doigts qui écrivaient sur la muraille : on distinguait les lettres qui s’alignaient régulièrement, mais nul ne se trouvait qui pût les lire; le roi, épouvanté, fit appeler les mages et les Chaldéens, qui balbutiaient et ne répondaient pas. Alors la reine rappelle à Balthasar qu’un Juif du nom de Daniel a jadis révélé le mystère caché du songe de Nabuchodonosor et s’est vu revêtir des plus hautes dignités en récompense de son éclatante sagesse. Mandé sans retard, Daniel déchiffre [les lignes) et les explique ainsi:

Le roi a profané les vases consacrés à Dieu: à cause de ce crime sa perte est proche, et son royaume va passer aux Mèdes et aux Perses. Ce qui ne tarda pas à se réaliser. Dans la nuit même, Balthasar mourut, et Darius, Mède de nation, occupa le trône. Ce prince, voyant la grande renommée dont jouissait Daniel, le plaça à la tête de tout l’empire, imitant ainsi les rois ses prédécesseurs. Nabuchodonosor, en effet, avait confié à Daniel l’administration du royaume, et Balthasar, après lui avoir donné un habit de pourpre et un collier d’or, l’avait pourvu d’un des trois premiers postes de l’État.

VII. Cependant les grands qui exerçaient avec lui le pouvoir et ne supportaient qu’avec la plus violente jalousie qu’on leur donnât pour égal un étranger, issu d’une race vaincue et captive, incitèrent le roi, dépravé par la flatterie, à exiger que, pendant les trente jours suivants, les honneurs divins lui fussent rendus; nul, durant ce délai, ne pouvait invoquer dans ses prières d’autre dieu que le roi. Darius se laissa aisément persuader, grâce à cette folie qui pousse tous les rois à vouloir qu’on les traite en divinités. Or, Daniel, qui était éclairé et n’ignorait pas que les prières sont dues non aux hommes, mais à Dieu, se rendit coupable de désobéissance à l’édit royal. Darius l’avait toujours aimé et favorisé; longtemps il refusa aux grands de le jeter à la fosse; ils flairent par l’emporter. Mais les bêtes ne firent aucun mal à Daniel, et, dès que la nouvelle en parvint au roi, les accusateurs furent, par son ordre, livrés aux lions; seulement, suivant, cette fois, un autre exemple, ces bêtes féroces assouvirent leur faim sur eux en les dévorant incontinent. Déjà illustre, Daniel le devint plus encore. Le roi abrogea son édit et en rendit un nouveau, [ordonnant] d’abjurer les erreurs et les superstitions et d’adorer le Dieu de Daniel. Il nous reste de ce prophète des visions où il révèle la série des siècles futurs; il indique aussi le chiffre des années à la suite desquelles le Christ devait descendre sur la terre, comme il y est, en effet, descendu; annonçant, en outre, très clairement, la venue de l’Antéchrist.[1] Le lecteur, désireux de s’instruire, trouvera [dans le livre de Daniel] des détails complets. Pour nous, notre but est simplement de marquer la suite des événements. Darius, dit-on, régna dix-huit années. A la même époque, Astyage gouvernait les Mèdes.

VIII. Cet Astyage fut renversé du trône par Cyrus, son petit-fils né de sa fille; il commandait l’armée des Perses et fit ainsi passer l’empire aux mains de cette nation. Cyrus soumit, en outre, les Babyloniens à sa domination. Dès le début de son règne, le nouveau roi publia des édits pour autoriser les Juifs à rentrer dans leur patrie. Il leur restitua aussi les vases enlevés du temple de Jérusalem par Nabuchodonosor. Le nombre ne fut pas grand de ceux qui retournèrent en Judée; je ne saurais dire si les autres ne rentrèrent pas faute de le vouloir ou de le pouvoir. Il y avait alors chez les Babyloniens une statue de bronze de Belus, roi très ancien [dont parle Virgile]. Elle avait été consacrée par la superstition des hommes; Cyrus lui-même l’adorait assidûment, trompé par la fourberie des prêtres. Cette image mangeait et buvait, affirmaient-ils, alors que seuls ils consommaient clandestinement les provisions qu’on lui apportait chaque jour. Or, comme Cyrus vivait familièrement avec Daniel, il lui demanda pourquoi il n’adorait pas une statue qui était manifestement une divinité vivante, puisqu’elle se nourrissait des oblations qui lui étaient présentées. Daniel, riant de l’erreur du Roi, nia que ce bronze, cette matière brute, bût et mangeât. Cyrus aussitôt ordonne d’appeler les soixante-dix prêtres de Belus: car tel était leur nombre. Avec des menaces terribles, il leur enjoint de dire par qui sont consommées les provisions; car Daniel, renommé pour sa sagesse, nie qu’on puisse en attribuer l’absorption à un simulacre insensible. Confiants dans l’artifice machiné par eux, les prêtres demandent que les offrandes habituelles soient apportées, qu’ensuite le roi scelle le temple; si le lendemain tout n’a pas été absorbé, qu’on les punisse de mort; dans le cas contraire, que la même peine frappe Daniel. Le roi scella donc les portes; mais, auparavant, Daniel répandit de la cendre sur le pavé, à l’insu des prêtres, en telle sorte que les traces [de pas] devaient déceler les passages secrets par où l’on entrait. Le jour suivant, en pénétrant dans le temple, le roi constata qu’il ne restait rien de ce qui avait été apporté à l’idole par son ordre; mais alors Daniel lui dévoila la fraude que trahissaient les empreintes: les prêtres, leurs femmes et leurs enfants, s’introduisant par un couloir souterrain, avaient dévoré le repas destiné à l’idole. Le roi les fit tous mettre à mort; quant au temple et à l’idole, ils furent abandonnés à Daniel, qui ordonna de les détruire.

IX. Cependant les Juifs, qui étaient, ainsi que je l’ai dit plus haut, rentrés dans leur patrie par la permission de Cyrus, entreprirent de reconstruire la Ville et le Temple; mais, trop peu nombreux et dépourvus de ressources, leurs progrès étaient très lents. Au bout de cent ans environ (Artaxerxès était alors roi des Perses), ils durent cesser de construire, effrayés par les menaces de ceux qui administraient le pays. A cette époque, en effet, la Syrie et la Judée entière appartenaient aux Perses et étaient régies par des magistrats et des gouverneurs. Or, ces fonctionnaires s’étaient concertés pour écrire à Artaxerxès qu’il ne fallait pas permettre aux Juifs de rétablir leur ville: ce peuple, animé d’un esprit de révolte et habitué à commander aux autres nations, ne se résignerait pas à vivre sous un joug étranger s’il parvenait à reconstituer ses forces. Le roi ayant approuvé l’avis des gouverneurs, la réédification du Temple fut interdite et resta suspendue jusqu’à la seconde année du règne de Darius. Mais, d’abord, pour fixer plus aisément et en meilleur ordre la suite des dates, consignons ici [les noms] des rois qui, à cette époque, gouvernèrent les Perses. Après Darius le Mède, de qui nous avons dit qu’il régna dix-huit ans, Cyrus disposa du pouvoir suprême pendant vingt et un ans. Ayant porté la guerre chez les Scythes, il périt dans une bataille deux ans après que Tarquin le Superbe eut commencé de régner à Rome. Cambyse, fils de Cyrus, lui succéda et régna huit ans. Il avait combattu les Égyptiens et les Éthiopiens, les avait soumis et revenait victorieux en Perse, lorsqu’il se blessa lui-même accidentellement et mourut de cette blessure. Deux frères mages, Mèdes de nation, s’emparèrent du pouvoir après la mort de Cambyse et le gardèrent pendant sept mois. Sept Perses de la plus haute noblesse se conjurèrent pour les tuer. Leur chef était Darius, fils d’Hystaspe, cousin germain de Cyrus; ce fut à lui que le consentement de tous déféra la couronne. Il régna trente-six ans. Quatre années avant de mourir, il avait combattu à Marathon, bataille très célèbre dans les histoires grecque et romaine. Elle eut lieu la deux cent soixantième année de la fondation de Rome, sous le consulat de Macerinus et Augurinus; et, si mes recherches dans les fastes des consuls romains ne me trompent pas, il y a de cela huit cent quatre-vingt-huit ans. J’ai pris, en effet, pour point de départ de tous mes calculs le consulat de Stilicon. Après Darius vint Xerxès, qui régna vingt et un ans, à ce que l’on rapporte; cependant, j’ai trouvé dans la plupart de [mes] exemplaires [des Chroniques d’Eusèbe] que ce règne avait duré vingt-cinq ans. A Xerxès succéda cet Artaxerxès que j’ai déjà mentionné; c’est lui qui, ayant fait défense de reconstruire le Temple et la ville de Jérusalem, amena ainsi la suspension des travaux jusqu’à l’an deuxième du roi Darius. Mais, pour rattacher à ce règne la série des temps, [disons] qu’Artaxerxès resta quarante ans sur le trône, Xerxès deux mois et Sucdien sept mois.

X. Après eux, le pouvoir fut occupé par ce Darius qui s’appelait Ochus; sous son règne, le Temple fut rebâti. Ce prince avait, parmi ses gardes du corps, trois jeunes Hébreux d’une fidélité à toute épreuve. L’un d’eux, ayant donné une marque de grande sagesse, s’attira ainsi l’admiration du Roi, qui l’autorisa à demander ce qu’il désirait dans son cœur. Gémissant de la ruine de sa patrie, le jeune homme sollicita la permission de reconstruire la ville de Jérusalem. Elle lui fut accordée, et le roi ordonna aux vice-rois et aux présidents de hâter la réédification du saint Temple, en subvenant aux dépenses. Aussi l’édifice sacré fut-il achevé en quatre ans, à la fin de la sixième année du règne de Darius, et les Juifs pensèrent qu’ils devaient s’en tenir là. Réédifier la Ville était une entreprise d’un poids bien lourd; se défiant de leurs forces, ils n’osèrent aborder cette œuvre accablante, et ils vécurent dans l’enceinte du Temple. Il était achevé depuis vingt ans, et Darius était mort après avoir régné vingt et un ans, lorsque Esdras, scribe de la loi, fut autorisé par Artaxerxès (non pas l’Artaxerxès qui vécut entre les deux Xerxès, mais celui qui succéda à Darius Ochus) à quitter la Babylonie. D’autres Juifs le suivirent en grand nombre. Ils portèrent à Jérusalem des vases diversement travaillés et des présents envoyés par le roi au Temple de Dieu. Douze lévites les accompagnaient; c’est avec peine, dit-on, qu’on trouva ce nombre de membres de la tribu. Esdras, ayant constaté que certains Juifs s’étaient unis en, mariage avec les gentils, leur adressa de vifs reproches, avec injonction de rompre ces unions et de chasser les enfants qui en étaient issus. Tous se soumirent à ce commandement. Le peuple, ainsi purifié, se mit à vivre selon les rites de l’ancienne loi. Pour le surplus, je n’ai pas trouvé qu’Esdras se soit occupé de la reconstruction de la Ville; il était, je crois, persuadé que ses soins devaient avoir pour but principal de réformer les mœurs corrompues du peuple.

XI. En ce temps-là, il y avait en Babylonie un officier royal, de race juive, nommé Néémias, qui, par son dévouement, s’était fait aimer d’Artaxerxés. Ayant interrogé quelques Juifs sur l’état de la ville de ses pères, Néémias apprit qu’elle gisait toujours dans ses mêmes ruines. Troublé jusqu’au fond de son être, il pria Dieu, dit-on, avec des gémissements et avec des larmes, faisant le compte des crimes de son peuple et implorant la miséricorde divine. Or, pendant un festin, le roi, s’étant aperçu que Néémias donnait des marques d’une tristesse inaccoutumée, lui demanda la cause de son chagrin. Celui-ci répondit qu’il pleurait sur les malheurs de son peuple et sur la ruine de sa ville, dont les débris jonchaient le sol depuis deux cent cinquante ans, témoignage de la misère des Juifs et spectacle pour leurs ennemis. Que le roi lui permette d’aller rétablir sa nation et lui en fournisse les moyens. Artaxerxès ne résista pas à ces supplications pieuses; sur-le-champ il autorisa Néémias à partir, en lui donnant une escorte de cavaliers pour protéger sa route, et en écrivant aux préteurs de subvenir à toutes les dépenses. Aussitôt arrivé à Jérusalem, Néémias assigna au peuple, homme par homme, le travail à exécuter; tous à l’envi obéirent à ses ordres. Déjà l’entreprise était à moitié accomplie lorsque, dans le dessein de l’interrompre, les villes voisines, dévorées de jalousie, se liguèrent pour faire suspendre les travaux et détourner les Juifs de bâtir. Mais Néémias organisa des postes de défense contre les agresseurs, et, sans se laisser effrayer, acheva tranquillement ce qu’il avait commencé. Une fois [le mur] construit et les portes posées, il mesura et distribua la ville entre les familles pour y élever des maisons dans l’intérieur de l’enceinte. Un recensement montra que la population n’était nullement proportionnée à la Ville, où l’on ne compta pas plus de cinquante mille individus de tout sexe et de toute condition, tant les guerres fréquentes et la servitude étrangère avaient enlevé d’hommes à ce peuple autre fois prodigieusement nombreux. En effet, ces deux tribus, réduites à ce faible reste, avaient pu, à l’époque de la séparation avec les dix autres tribus, armer trois cent vingt mille soldats. Dieu, en les livrant à l’extermination et à la captivité, à cause de leur péché, les avait fait descendre à ce chiffre infime. Et cela, je viens de le dire, ne se rapporte qu’aux deux tribus. Quant aux autres, emmenées et dispersées chez les Parthes, les Mèdes, les Indiens et les Éthiopiens, elles ne revirent jamais le sol natal. A cette heure encore, elles vivent sous la domination des peuples barbares. La reconstitution de Jérusalem fut achevée, dit-on, pendant la trente-deuxième année du règne d’Artaxerxès. A partir de cette date jusqu’à la passion du Christ, sous le consulat de Fufius Geminus et de Rubellius, on compte trois cent quatre- vingt-dix-huit ans. D’autre part, depuis le rétablissement du Temple jusqu’à sa destruction, consommée par le César Titus, Vespasien étant Auguste et consul, il s’écoula quatre cent quatre-vingt trois ans. C’est bien ce qu’avait prédit Daniel quand il annonçait que le relèvement du Temple serait séparé de son renversement par soixante-neuf semaines. Entre le jour de la captivité des Juifs et le rétablissement de Jérusalem, il y eut un espace de deux cent soixante ans.

XII. A cette époque, je crois, se placent Esther et Judith; mais il n’est pas facile de discerner exactement à quel règne leurs actions se rapportent. On dit bien qu’Esther vivait sous le roi Artaxerxès; seulement je trouve que deux souverains des Perses ont porté ce nom; et, quand on veut décider duquel des deux il s’agit, on hésite beaucoup. Il m’a paru, quant à moi, que l’histoire d’Esther devait être rattachée à l’Artaxerxès sous qui Jérusalem fut reconstruite. Si Esther avait vécu sous le premier roi de ce nom, celui dont [le livre d’Esdras] embrasse le règne, il est invraisemblable qu’aucune mention n’y eût été faite d’une femme si illustre, surtout quand il est constaté, nous l’avons dit plus haut, que cet Artaxerxès empêcha la réédification du Temple. Assurément, Esther ne l’aurait pas souffert, si elle eût été sa femme. Je vais reprendre mon récit. Le roi avait alors pour épouse une certaine Vastis, femme d’une beauté admirable et dont il vantait, devant tous, les perfections. Un jour, dans un banquet public, il fait signifier à la reine d’avoir à paraître afin qu’on pût juger de sa beauté. Plus sensée que ce roi stupide et honteuse de donner son corps en spectacle aux regards des hommes, Vastis refusa d’obéir. Cet affront irrita le roi qui, dans son orgueil de barbare, la chassa de son lit et de son trône. Comme on cherchait une jeune fille pour la remplacer, ce fut Esther qui l’emporta sur toutes les autres. Esther était une Juive de la tribu de Benjamin; orpheline de père et de mère, elle avait été élevée par Mardochée, son cousin germain. En épousant le roi, elle dissimula sa race et sa patrie, sur les instructions de son tuteur, qui l’exhorta en même temps à ne jamais oublier les usages de ses pères et à ne point manger des mets des gentils, bien que captive et femme d’un étranger. Or, dès qu’elle fut mariée, Esther, comme il arrive d’ordinaire, s’empara aisément de l’esprit du Roi par l’ascendant de sa beauté; au point qu’il lui donna le même rang qu’à lui et lui fit porter les insignes de la royauté et une robe de pourpre.

XIII. En ce temps-là, Mardochée avait rang parmi ceux qui approchaient le roi, étant chargé d’une portion considérable de ses affaires domestiques. Comme il avait dénoncé les embûches tendues par deux eunuques contre Artaxerxès, celui-ci le prit en plus grande amitié encore et lui accorda des distinctions éminentes. A la même époque vivait aussi à la cour un certain Aman, très avant dans l’intimité royale. Artaxerxès, voulant l’égaler à lui, ordonna de l’adorer comme un souverain. Mardochée, seul entre tous, ayant témoigné de son mépris pour cet ordre, avait allumé dans l’âme du Perse la haine la plus violente. Donc Aman, exclusivement occupé du désir de perdre cet Hébreu, alla trouver le roi et lui dit qu’il existait dans son empire une race haïe de Dieu et des hommes pour ses abominables superstitions, vivant sous des lois étrangères et, partant, digne d’être détruite; livrer à la mort tous les individus de cette nation serait un acte de sage politique; enfin, Aman affirmait qu’en s’emparant des biens des Juifs, on se procurerait d’immenses richesses. Le barbare se laissa aisément persuader: un édit, ordonnant le massacre des Juifs, fut aussitôt porté et des délégués eurent mission de le promulguer par tout le royaume depuis l’Inde jusqu’à l’Éthiopie. Quand ces nouvelles parviennent à Mardochée, il déchire ses vêtements, s’enveloppe d’un sac et, couvert de cendres, court vers le palais royal qu’il remplit tout entier de cris lugubres et de plaintes: c’est un crime abominable de faire périr une nation innocente, sans donner aucun motif pour sa destruction. Ces lamentations parvinrent jusqu’à Esther, qui apprit ainsi ce qui se passait. D’abord, elle hésita sur ce qu’elle devait faire, n’ayant pas le droit d’aller chez le roi. En effet, les usages des Perses ne permettent à la reine de se rendre auprès du roi que si elle y est appelée; le roi même le désirât-il, elle ne peut être admise qu’à des époques fixes. A ce moment-là, par un effet du hasard, Esther devait rester les trente journées suivantes sans voir le roi. Cependant, convaincue qu’il fallait oser quelque chose pour ses compatriotes, sa perte fût-elle certaine, résolue à mourir, au besoin, pour une entreprise si généreuse, elle invoque Dieu et pénètre dans l’appartement du roi. Le barbare, choqué d’abord de cette démarche inusitée, peu à peu se laissa adoucir par les caresses de sa femme; puis il consentit à dîner chez elle avec cet Aman, son favori et l’ennemi des Juifs. Après le festin, quand les coupes vidées en grand nombre commençaient à échauffer les convives, Esther se jette aux genoux du roi et le conjure d’empêcher l’extermination de son peuple. Le roi s’engage à ne lui rien refuser, dût-elle demander encore davantage. Alors Esther, saisissant l’occasion, le supplie de venger les Juifs en faisant tuer Aman qui a voulu les détruire. Le roi, assez hésitant, car il se souvenait qu’Aman était son ami, s’éloigne à peu de distance pour réfléchir. Quand il rentre, il voit Aman qui tient embrassés les genoux de la reine; une colère furieuse le saisit; il crie qu’Aman a voulu outrager Esther, et il ordonne de le mettre à mort. Il apprit alors que son ministre avait fait préparer une croix pour Mardochée, et c’est sur cette croix même qu’Aman fut cloué. Tous ses biens furent donnés à Mardochée; les Juifs furent absous. Artaxerxès régna soixante-deux ans et eut pour successeur Ochus.

XIV. Je crois pouvoir, sans risque d’erreur, rattacher Judith à cette période d’événements. On dit bien qu’elle a vécu après la captivité. Mais qui gouvernait alors la Perse? C’est ce que l’histoire sainte ne marque pas. Elle donne le nom de Nabuchodonosor au roi sous lequel ces faits se passèrent; seulement il ne peut être question du Nabuchodonosor qui prit Jérusalem; et je ne trouve aucun prince de ce nom ayant régné sur les Perses, postérieurement à la captivité. Peut-être les Juifs ont-ils ainsi nommé le roi [contemporain de Judith] parce que son orgueil et ses entreprises le faisaient ressembler à Nabuchodonosor. Selon quelques auteurs, il s’agit ici de Cambyse, fils de Cyrus, le conquérant de l’Égypte et de l’Éthiopie; mais l’Écriture sacrée ne permet pas d’admettre cette opinion : elle assigne, en effet, comme date de l’histoire de Judith, la douzième année du règne du roi [qui fut son contemporain]. Or Cambyse occupa le trône pendant neuf ans seulement. C’est ce qui me porte à penser si les conjectures sont permises en histoire, que les faits se passèrent sous le roi Ochus, celui qui succéda à Artaxerxès II. Ma conjecture se fortifie quand je lis dans les écrivains profanes que cet Ochus était cruel et aimait passionnément la guerre. Il la fit à ses voisins et recouvra, les armes à la main, l’Égypte qui s’était révoltée longtemps avant. Ce fut même pendant cette expédition qu’il tourna en risée la religion des Égyptiens et les honneurs divins rendus par eux à Apis. L’eunuque Baguas, qui était Égyptien, vengea plus tard l’insulte faite à sa nation, en tuant Ochus, dont le langage l’avait indigné. Or, l’histoire divine mentionne ce Baguas; il faisait partie de l’armée qu’Holoferne conduisit contre les Juifs par ordre de son roi. Je tiens ce fait pour un argument [favorable] à mon opinion, à savoir que le roi appelé Nabuchodonosor n’est autre que l’Ochus sous le règne duquel les historiens des gentils font vivre Baguas. Personne, au reste, ne devra s’étonner si les écrivains du siècle n’ont rien dit des faits racontés dans les livres sacrés. Sous l’influence de Dieu, à l’abri de la souillure de ces bouches corrompues ou qui mêlent le faux au vrai, l’histoire sainte s’est renfermée exclusivement dans ses mystères; séparée des affaires du monde, révélée seulement par des voix sacrées, elle ne pouvait être confondue et mise en quelque sorte sur le pied d’égalité avec les autres [histoires]. C’eût été chose très indigne de la mêler à des récits qui diffèrent d’elle et par leur sujet et par leur objet. Mais je passe à d’autres questions et je vais exposer, en aussi peu de temps qu’il me sera possible, les gestes de Judith.

XV. Donc, les Juifs, comme il a été dit plus haut, étaient rentrés dans leur patrie; mais l’état de leurs affaires et de leur ville restait encore inachevé lorsque le roi des Perses porta la guerre chez les Mèdes, livra bataille à leur roi, nommé Arphaxad, et eut la chance heureuse de le vaincre. Ce roi ayant été tué, sa nation fut incorporée à la Perse. Autant en advint à d’autres peuples par le fait d’Holoferne, qui avait été placé à la tête des forces militaires, composées de cent vingt mille fantassins et de douze mille cavaliers. Holoferne ravagea la Cilicie et l’Arabie, prit d’assaut un grand nombre de villes ou les contraignit à se rendre à lui par la crainte. Déjà ses troupes approchaient de Damas, et les Juifs étaient frappés de terreur. Trop inégaux en forces pour résister, ils ne pouvaient, d’autre part, se résigner à se rendre, car ils connaissaient les misères de la captivité pour les avoir éprouvées. Ils courent donc en foule vers le Temple, et là, gémissant et parfois hurlant tous ensemble, ils implorent l’assistance divine. L’expiation de leurs péchés et de leurs crimes n’est-elle donc pas achevée? Que Dieu épargne au moins ces restes échappés hier à la captivité! Cependant Holoferne, après avoir reçu la soumission des Moabites et les avoir admis à titre d’auxiliaires dans sa guerre contre les Juifs, s’informe auprès de leurs chefs des ressources sur lesquelles ce peuple croyait pouvoir compter pour ne pas se soumettre. Un certain Achior lui exposa alors ce qu’il savait: les Juifs sont des adorateurs de Dieu; leurs pères leur ont enseigné des pratiques pieuses; ils ont autrefois subi en Égypte une servitude dont ils furent délivrés par le secours divin; ensuite ils traversèrent à pied la mer, que [Dieu] avait mise à sec; enfin, après avoir vaincu toutes les nations, ils occupèrent le pays jadis habité par leurs ancêtres. Depuis lors, leur fortune a été très diverse, passant d’un état florissant à un abaissement extrême, pour, de nouveau, surmonter le malheur et se relever selon que leur conduite excitait la colère ou appelait l’indulgence de Dieu. Toujours leurs crimes attirèrent sur eux l’invasion ennemie ou la captivité; toujours invincibles quand la Divinité leur était propice. Pour le moment présent, si leur conduite envers Dieu est sans reproche, nul ne pourra venir à bout d’eux; s’il en est autrement, rien de plus aisé que de les battre. Holoferne, enflé par ses nombreux triomphes, était persuadé que tout devait plier devant lui; il fut pris d’une grande colère d’entendre dire que sa victoire dépendrait de l’état de péché des Juifs; il ordonna de jeter Achior dans le camp hébreu, afin qu’il y périt en compagnie de ceux qu’il venait de proclamer invincibles. Comme les Juifs s’étaient postés sur les hauteurs, les gens chargés de conduire Achior gagnèrent le pied de la montagne et laissèrent leur prisonnier chargé de chaînes. Dès que les Juifs l’aperçurent, ils vinrent le détacher et l’amenèrent sur la hauteur. Ou lui demande d’expliquer ce qui arrive, il raconte les faits, et, au lieu de la mort qu’il attendait, il se voit traiter en ami. Ajoutons qu’après la victoire, il fut circoncis et devint Juif. Cependant Holoferne, qui s’était rendu compte de la difficulté des lieux, car il était impossible d’aborder les sommets, fit cerner la montagne par ses soldats, en prenant particulièrement soin d’empêcher les Hébreux de renouveler leur provision d’eau, ce .qui hâta les effets du siège. Le manque d’eau abattit les courages; tous, ils courent vers Ozias, qui les commandait, et demandent à capituler. Ozias les invite à prendre encore patience et à attendre le secours de Dieu; enfin, il fixe à cinq jours de là la reddition de la ville.

XVI. Il y avait alors dans le camp des Juifs une veuve très riche, très belle et plus renommée encore pour sa vertu que pour sa beauté: c’était Judith. Aussitôt qu’elle apprit la réponse d’Ozias, elle jugea que, dans l’état désespéré des affaires de sa nation, il fallait concevoir et accomplir quelque action forte, au risque même d’une mort certaine. Elle arrange sa chevelure, orne son visage et, accompagnée d’une servante, se présente au camp ennemi. Immédiatement conduite à Holoferne, elle expose l’état de son peuple, réduit à l’extrémité; c’est pour sauver sa vie qu’elle s’est faite transfuge. Elle sollicita ensuite du général l’autorisation de sortir librement du camp pendant la nuit pour pouvoir faire ses prières. Ordre fut donné en conséquence aux sentinelles et aux gardiens des portes; si bien qu’au bout de trois jours, les barbares s’étaient habitués à la voir sans défiance entrer et sortir. A ce moment, un violent désir de jouir du corps de sa prisonnière s’empara d’Holoferne, que l’exceptionnelle beauté de Judith n’avait pas eu de peine à mettre hors de lui. L’eunuque Baguas la conduisit donc à la tente du Perse; on se mit à table; le barbare se noya de vin, et, lorsque les serviteurs furent congédiés, le sommeil le saisit avant qu’il eût pu faire violence à Judith. Celle-ci, sans perdre de temps, tranche la tête à son ennemi, l’emporte avec elle, et, grâce à l’habitude qu’on avait de la voir librement sortir, revient saine et sauve parmi les siens. Le lendemain, les Hébreux exposent en haut de leur camp la tête d’Holoferne; puis, opérant une brusque sortie, ils marchent à l’ennemi. Alors, les barbares se présentent en foule autour de la tente de leur général et réclament à grands cris le signal du combat; mais, à la vue de ce tronc mutilé,[2] une panique abjecte les saisit; ils fuient devant les Juifs, qui les poursuivent, les tuent par milliers et s’emparent du camp et du butin. Judith, grandement louée et glorifiée, vécut, dit-on, cent cinq ans. Si, comme nous le croyons, ces faits se sont passés la douzième année du roi Ochus, entre cette guerre et la restauration de Jérusalem, on doit compter vingt-deux ans. Ochus, qui régna vingt-trois ans, fut sanguinaire plus que pas un et d’un naturel plus que barbare. L’eunuque Baguas l’empoisonna pendant qu’il était malade. Il eut pour successeur son fils Arsès, qui occupa le trône pendant trois années, et fut remplacé par Darius, qui régna quatre ans.

XVII. C’est à ce Darius qu’Alexandre le Macédonien fit la guerre. Sa défaite mit fin à l’empire des Perses, qui, à partir de Cyrus, avait duré deux cent cinquante ans. On dit qu’Alexandre, après avoir vaincu presque toutes les nations, visita le temple de Jérusalem, y apporta des présents et décréta, dans tous les pays qu’il venait de soumettre à ses lois, que les Juifs auraient la liberté de rentrer dans leur patrie. Il mourut à Babylone, la douzième année de son règne et sept ans après avoir vaincu Darius. Ses compagnons qui avaient fait avec lui les grandes guerres, se partagèrent ses royaumes. Pendant quelque temps, chacun d’eux gouverna les pays qui lui avaient été attribués, sans prétendre au titre royal; c’était un certain Arridée Philippe, frère d’Alexandre, qui régnait. Très faible d’esprit, de l’empire il n’avait reçu que le nom, tandis que la puissance réelle était exercée par ceux qui s’étaient partagé l’armée et les provinces. Au surplus, cet état de choses ne dura guère et tous ces chefs voulurent bientôt être appelés rois. Séleucus, le premier, prit ce titre en Syrie; il gouvernait aussi Babylone et la Perse. A cette époque, les Juifs — qui payaient au roi un tribut de trois cents talents d’argent — n’étaient pourtant pas gouvernés par des magistrats étrangers, mais par leurs [grands-] prêtres. Ils vivaient ainsi sous leur rite national, quand plusieurs d’entre eux, que la longue paix avait pervertis, se mirent à tout brouiller et troubler par leurs séditions, en vue de la souveraine sacrificature, convoitée dans un but de débauche, d’avarice et de domination.

XVIII. Tout d’abord, sous Séleucus, fils d’Antiochus le Grand, un certain Simon accusa de crimes imaginaires le grand-prêtre Onias; mais il ne réussit pas à perdre cet homme pieux et intègre. Plus tard, Jason, frère d’Onias, alla trouver le roi Antiochus, frère et successeur de Séleucus, et s’engagea à augmenter considérablement le tribut annuel si on lui accordait la grande-prêtrise. Et, quoiqu’il fût sans exemple[3] — c’était d’ailleurs interdit — de s’emparer des fonctions sacerdotales, qui sont inamovibles, le roi, vivement sollicité et poussé en outre par son avarice, se laissa persuader sans beaucoup de peine. Onias fut donc chassé. Jason devint grand-prêtre et tyrannisa honteusement ses concitoyens et sa patrie. Comme il avait chargé un certain Ménélas, frère de Simon, de porter au roi la somme d’argent convenue, le chemin se trouvant tout tracé pour les ambitieux, Ménélas, grâce aux pratiques qui avaient réussi à Jason, obtint à son tour la grande-prêtrise. Seulement, n’ayant pu payer l’argent qu’il avait promis, il fut expulsé de son poste et remplacé par Lysimaque. Une lutte honteuse s’engagea alors entre Jason et Ménélas, laquelle ne cessa que par la fuite et l’expatriation de Jason. Après de pareils débuts, la corruption des mœurs fit de tels progrès que presque tous les hommes du peuple demandèrent à Antiochus de les autoriser à vivre à la manière des gentils. Le roi y consentit, et alors tous les plus méchants d’entre eux se mirent à l’envi à élever des autels aux idoles, à leur adresser des prières et à profaner la Loi. Vers ce temps, Antiochus se rendit à Jérusalem; il revenait d’Alexandrie, après avoir, sur l’ordre du Sénat et du peuple romain, — Paulus et Crassus étaient consuls, — mis fin à la guerre par lui entreprise contre le roi d’Égypte. En voyant les Juifs ainsi divisés par les superstitions introduites parmi eux, il abolit la loi de Dieu, se montra favorable à ceux qui pratiquaient des rites impies, dépouilla le Temple de ses ornements, et remplit [la Ville] de carnage. Ces choses se passaient cent cinquante et un ans après la mort d’Alexandre, sous le consulat de Paulus et Crassus, environ la quinzième année du règne d’Antiochus.

XIX. Maintenant, pour bien établir l’ordre des époques et afin que l’on voie plus clairement quel fut cet Antiochus, je vais donner les noms et les dates des rois qui gouvernèrent la Syrie après Alexandre. J’ai déjà dit que lorsque le roi Alexandre eut quitté la vie, tout son empire fut partagé par ses compagnons et pendant quelque temps administré sous un roi nominal. Au bout de neuf ans, Séleucus prit, en Syrie, le titre royal et régna trente-deux ans. Après lui, son fils Antiochus resta vingt et un ans sur le trône. Il y fut remplacé par un fils portant le même nom que lui, et qui avait reçu le surnom de Theus. Cet Antiochus, fils d’Antiochus, régna quinze ans. Seleucus [II], surnommé Callinicus, conserva la couronne pendant vingt et un ans; le fils de Callinicus, qui s’appelait Séleucus comme son père, ne la garda que trois ans. A sa mort, Antiochus, frère de [Callinicus], domina sur l’Asie et la Syrie pendant trente-sept années.[4] Ce fut contre cet Antiochus que Lucius Scipion l’Asiatique engagea une guerre, à l’issue de laquelle le roi vaincu se vit dépouiller d’une partie de ses états. Sur deux fils qu’il avait eus, Séleucus et Antiochus, le dernier dut être livré aux Romains à titre d’otage. Quand Antiochus le Grand mourut, son fils aîné Séleucus prit les rênes du gouvernement et c’est sous lui que le grand-prêtre Onias, ainsi que nous l’avons dit, fut accusé par Simon. Cependant [le jeune] Antiochus fut mis en liberté par les Romains, qui acceptèrent à sa place, comme otage, Démétrius, fils du roi régnant Séleucus. Celui-ci quitta la vie, après avoir régné douze années; son frère Antiochus — l’ancien otage des Romains — monta alors sur le trône, et il l’occupait depuis quinze ans lorsque, comme on l’a vu plus haut, il saccagea Jérusalem. Il faut dire qu’il payait un lourd tribut aux Romains, et que, par suite, ses dépenses étaient énormes, ce qui le forçait à se procurer de l’argent par voie de rapines et à ne laisser échapper aucune occasion de pillage. Deux années plus tard, en effet, les Juifs eurent à subir de sa part de nouvelles vexations, et comme ils pouvaient être poussés par ces violences continuelles à prendre les armes, il établit une garnison dans la citadelle. A partir de ce moment, résolu à renverser la Loi, il lança un édit qui ordonnait l’abandon des traditions des ancêtres et l’adoption du culte des gentils. Il ne manqua pas de Juifs pour obéir complaisamment à ces prescriptions sacrilèges et l’on vit alors un dégoûtant spectacle: dans toutes les villes, sur les places publiques, ouvertement, on sacrifiait aux idoles, et les volumes sacrés, contenant la Loi et les Prophètes, étaient jetés au feu.

XX. En ce temps-là vivait un prêtre Mathatias, fils de Jean. Comme les agents royaux le pressaient de se soumettre à. l’édit, il exprima, avec un admirable courage, son mépris pour ces commandements impies et, sous les yeux de tous, il égorgea un Hébreu qui sacrifiait en public aux idoles.[5] La sécession avait ce jour-là trouvé un chef, et elle s’accomplit. Mathatias, sorti de la Ville et suivi d’une foule de compagnons qui s’étaient rangés autour de lui, forma une sorte d’armée régulière. Elle se composa de tous ceux qui étaient décidés à se défendre par les armes contre un gouvernement impie et à succomber par la guerre plutôt que pratiquer des cérémonies sacrilèges. Cependant Antiochus contraignit aussi, dans les villes grecques de son royaume, les habitants de race juive à sacrifier aux idoles et faisait infliger des supplices inouïs à ceux qui résistaient. C’est alors que les sept frères et leur mère souffrirent cette passion célèbre: on essayait de les forcer à violer la Loi de Dieu et les institutions de leurs ancêtres; tous, ils aimèrent mieux mourir; dans leur supplice comme dans leur mort, leur mère les accompagna jusques au bout.

XXI. Sur ces entrefaites, Mathatias mourut et fut remplacé par son fils Judas à la tête de l’armée qu’il avait lui-même organisée. Sous la conduite de ce nouveau chef, des combats fréquents et heureux furent livrés contre les forces royales. Tout d’abord, Apollonius, général d’Antiochus, qui avait sous ses ordres des troupes considérables, fut écrasé avec toute son armée. Quand un certain Séron, alors gouverneur de Syrie, apprit ce désastre, il réunit des légions plus nombreuses encore et fier de se sentir supérieur en forces, il marcha sur Judas; mais, dès que l’on en vint aux mains, battu et mis en fuite, il regagna la Syrie, laissant derrière lui huit cents morts. Ces événements remplirent Antiochus de colère et de chagrin. Il était effrayé de voir ses généraux toujours vaincus, quoique disposant de grandes armées. Il fit donc appel au concours de tout le royaume et distribua aux soldats un donativum, qui épuisa complètement son trésor. En réalité, son plus grand mal était le manque d’argent. Les Juifs, en se séparant de lui, le privaient d’une somme annuelle de plus de trois cents talents d’argent. En outre, les impôts avaient cessé d’être payés par les villes grecques et par plusieurs provinces où sévissait le fléau de la persécution. N’épargnant pas même les gentils, Antiochus avait tenté de les amener à un culte unique, en les arrachant à leurs superstitions invétérées. Ils les abandonnaient, il est vrai, sans trop de peine, parce qu’il n’y avait en elles rien de saint néanmoins, ils étaient tous en proie à la terreur et à la violence. Exaspéré par la perte de ces [ressources], — et son propre crime l’ayant jeté dans la pauvreté, lui jusque-là plus riche que tous les rois ses prédécesseurs, — Antiochus dut faire deux parts de son armée. Il confia l’une à Lysias, avec mission de [contenir] la Syrie et de pousser la guerre contre la Judée; l’autre fut conduite par lui chez les Perses, pour y lever des contributions forcées. Or, Lysias, ayant choisi pour lieutenants Ptolémée, Gorgias, Doron et Nicanor, leur confia quarante mille fantassins et sept mille cavaliers. Leur première irruption jeta une grande épouvante parmi les Juifs. Mais, alors que tous désespéraient, Judas exhorta ses compagnons à marcher au combat d’un cœur ferme: qu’ils aient foi dans l’aide de Dieu, et rien ne leur résistera; déjà, à maintes reprises, un petit nombre n’a-t-il pas lutté avec bonheur contre des ennemis très nombreux? Un jour de jeûne est ordonné; on célèbre un sacrifice; la bataille s’engage; les troupes royales sont mises en déroute; Judas s’empare de leur camp et y recueille une grande quantité d’or et d’objets précieux provenant de Tyr. Les marchands de Syrie avaient suivi l’armée du roi avec l’espoir d’acheter des prisonniers; nul d’entre eux ne mettait en doute la défaite des Juifs; ils devinrent le butin du vainqueur. Dès que ces nouvelles parvinrent à Lysias, il s’empressa de lever de nouvelles troupes. L’année suivante, à la tête d’une armée formidable, il attaqua les Juifs, fut vaincu et se réfugia à Antioche.

XXII. Après avoir défait les ennemis, Judas, rentré dans Jérusalem, n’eut plus qu’une pensée: purifier et réparer le Temple qui, bouleversé par Antiochus, profané par les nations, ne présentait qu’une repoussante image de lui-même. Mais les Syriens occupaient la citadelle qui, contigus au Temple, le dominait par sa situation et était inexpugnable. Des sorties fréquentes rendaient, d’ailleurs, ses approches inabordables. A cet ennemi ainsi fortifié, Judas opposa l’élite des siens; ce qui lui permit de poursuivre les travaux du Temple. En outre, il entoura d’un mur l’édifice sacré et y établit une garnison permanente pour le défendre. Cependant Lysias, qui avait renforcé son armée, reparut en Judée pour y subir une nouvelle défaite, suivie d’un grand désastre où succombèrent ses soldats et les auxiliaires que lui avaient fournis les villes alliées. A la même date, Antiochus, dont nous avons mentionné plus haut le départ pour la Perse, essaya de piller Élyme, une des plus opulentes cités du pays et dont le temple contenait une grande quantité d’or. Mais les habitants accoururent en foule de tous côtés pour défendre la ville; leur grand nombre força le roi à prendre la fuite. A la suite de cet échec, Antiochus apprit les désastres subis soit par Lysias, [soit par Lysimaque]. Du chagrin de son âme naquit la maladie de son corps: il s’alita; des douleurs internes le torturaient; alors, se remémorant tous les maux qu’il avait infligés au peuple de Dieu, il avoua que ses souffrances étaient méritées. Il succomba au bout de quelques jours; il était resté onze ans sur le trône, où le remplaça son fils Antiochus, surnommé Eupator.

XXIII. En ce temps-là, Judas assiégeait les Syriens qui occupaient la citadelle. Pressés par la faim et manquant de tout, ils envoyèrent au roi des messagers pour demander du renfort. Eupator vint à leur secours avec cent vingt mille [fantassins] et vingt mille cavaliers que précédaient des éléphants, semant partout la terreur. Judas, alors, abandonna le siège pour marcher contre le roi et mit les Syriens en déroute dès la première rencontre. Eupator demanda la paix, mais il en usa traîtreusement et sa perfidie fut tout aussitôt châtiée. En effet, Démétrius — ce fils de Séleucus qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, avait été livré en otage aux Romains — n’eut pas plus tôt appris la mort d’Antiochus [le Grand] qu’il demanda d’être renvoyé dans sa patrie; sa requête fut repoussée. Alors il s’enfuit de Rome secrètement, arriva bientôt en Syrie et s’empara du pouvoir suprême, après avoir tué le fils d’Antiochus [Eupator], lequel n’avait régné que dix-huit mois. C’est sous Démétrius que, pour la première fois, les Juifs sollicitèrent l’amitié et l’alliance du peuple romain. Leurs députés furent accueillis avec bienveillance, et un décret du Sénat leur accorda le titre d’amis et d’alliés. Pendant ce temps, les généraux de Démétrius poursuivirent la guerre contre Judas. L’armée syrienne fut commandée d’abord par un certain Bachide et par le Juif Alcime. Après eux, Nicanor, chargé de la conduite de la guerre, périt dans une bataille. Alors Bachide et Alcime, qui avaient repris leurs commandements et augmenté le nombre de leurs soldats, attaquèrent Judas. Dans cette rencontre, la victoire resta aux Syriens, qui en usèrent cruellement. Pour remplacer Judas, les Hébreux élirent son frère Jonathas. Sur ces entrefaites, Alcime, qui avait abominablement ravagé Jérusalem, mourut, et Bachide, privé de son collègue, s’en retourna vers le roi. Deux années plus tard, il portait de nouveau la guerre chez les Juifs; mais il fut vaincu et demanda la paix. Elle lui fut accordée, sous condition que les transfuges et les prisonniers seraient rendus, en même temps que tout le butin fait au cours de la guerre.

XXIV. Pendant que ces événements s’accomplissaient en Judée, un certain jeune homme élevé à Rhodes, appelé Alexandre, et se disant fils d’Antiochus, ce qui était faux, vint en Syrie avec une armée que soutenaient les ressources de Ptolémée, roi d’Alexandrie. Il vainquit et fit tuer Démétrius, qui avait régné douze ans. Avant la bataille, cet Alexandre s’était attaché Jonathas par un traité et lui avait fait don d’une robe de pourpre et des insignes royaux. Jonathas, en échange, lui fournit des troupes auxiliaires et fut le premier à le féliciter après la défaite de Démétrius. Dans la suite, d’ailleurs, Alexandre resta fidèle à cette alliance, et, pendant les cinq années que dura son règne, les Juifs jouirent de la paix. Or, [Démétrius], fils de Démétrius, qui s’était réfugié en Crète à la mort de son père, poussé par Lasthénès, général des Crétois, songea à reconquérir le trône paternel; seulement, ses ressources étant insuffisantes, il implora l’appui de Ptolémée Philométor, roi d’Égypte, beau-père d’Alexandre, mais que son gendre haïssait. Ptolémée, bien moins sensible à ses prières qu’à l’espoir de s’emparer de la Syrie, unit son armée aux troupes du [jeune] Démétrius, à qui il donna en même temps sa fille, déjà mariée à Alexandre. Celui-ci leur livre bataille; pendant l’action, Ptolémée est tué, mais Alexandre est vaincu et peu après mis à mort. Il avait régné cinq années, ou peut-être neuf, comme je l’ai lu dans plusieurs auteurs.

XXV. Démétrius, une fois établi sur le trône, traita très favorablement Jonathas, conclut alliance avec lui et rendit les Juifs à leurs lois.[6] Cependant Tryphon, ancien partisan d’Alexandre, et qui était gouverneur de Syrie,………………………………………[7] [songea à se faire roi d’Asie. Mais craignant que Jonathas ne l’en empêchât en tournant ses armes contre lui, il se rendit à Baethsan] pour essayer de l’empêcher de faire la guerre. Jonathas marcha contre lui avec une armée redoutable, qui s’élevait à quarante mille hommes. Tryphon, s’apercevant qu’il est inférieur en forces, feint de désirer la paix, propose son alliance à Jonathas, qui l’accepte, l’attire à Ptolémaïs, et là le fait mettre à mort. Après Jonathas, le pouvoir passa aux mains de Simon, qui célébra magnifiquement les funérailles de son frère, et fit élever ces sept pyramides d’un travail remarquable, où furent déposés les ossements de son père et de ses frères. Démétrius renouvela alors son alliance avec les Juifs. En compensation des terribles dégâts que Tryphon avait infligés à leurs villes et à leurs campagnes, en les ravageant après la mort de Jonathas, décharge perpétuelle leur fut accordée du tribut annuel qu’ils avaient toujours payé aux rois de Syrie, sauf pendant les périodes où ils étaient avec eux en guerre ouverte. Ceci se passait la seconde année du règne de Démétrius, et je le marque ici parce que j’ai utilisé, jusqu’au moment présent, les dates de règne des rois d’Asie pour mettre en lumière l’ordre des temps. Maintenant je vais me servir des dates des pontifes et des rois Juifs, afin de conduire les événements dans leur succession régulière jusqu’à la naissance de Jésus-Christ.

XXVI. Donc, ainsi qu’il n été dit plus haut, quand Jonathas fut mort, son frère Simon gouverna les Juifs en qualité de pontife. Tel est, en effet, le titre qui lui fut donné, tant par ses compatriotes que par le peuple romain. Il commença à exercer ce pouvoir la seconde année du règne de Démétrius; huit ans plus tard, il succombait sous les embûches que Ptolémée lui avait tendues. Son fils Jean lui succéda. Il avait reçu le surnom d’Hyrcan, en se battant glorieusement contre la très vaillante nation hyrcanienne. La mort le prit après qu’il eut régné vingt six ans. Aristobule, qui le remplaça comme pontife, fut le premier, après la captivité, à prendre le nom de roi et à ceindre le diadème. Il mourut au bout d’un an, laissant le trône à son fils Alexandre, qui fut, lui aussi, roi et pontife pendant vingt sept années. Je ne trouve rien à signaler dans ses actes que sa cruauté. Il laissait deux fils en bas âge, Aristobule et Hyrcan, de sorte que sa femme Sauna (ou Alexandra) dut, pendant neuf ans, gouverner le royaume. Lorsqu’elle mourut, une lutte odieuse s’engagea entre les deux frères pour la possession du trône. Ce fut d’abord Hyrcan qui se rendit maître de l’État; mais, bientôt battu par Aristobule, il se réfugia auprès de Pompée, qui venait de terminer la guerre contre Mithridate et de pacifier l’Arménie et le Pont. Vainqueur de toutes les nations qu’il avait attaquées, désireux de marcher plus avant et d’ajouter à l’empire romain les régions avoisinantes, Pompée cherchait des motifs de guerre et des occasions de victoire. Aussi fit-il un très bon accueil à Hyrcan; conduit par lui, il attaque les Juifs, prend leur ville, la démolit, mais épargne le Temple. Aristobule fut envoyé à Rome chargé de chaînes, et la dignité pontificale revint à Hyrcan. Pompée mit ensuite un tribut sur les Juifs et leur imposa, à titre de procurateur, un certain Ascalonite nommé Antipater. Hyrcan gouverna la Judée pendant trente-quatre ans; il fut fait prisonnier dans une guerre contre les Parthes.

XXVII. A cette époque, Hérode, un étranger, fils d’Antipater l’Ascalonite, sollicita et obtint du Sénat et du peuple romain le gouvernement de la Judée. Pour la première fois, un roi de race étrangère allait régner sur les Juifs; la venue du Christ était proche, ils devaient, selon les prophéties, être privés de leurs chefs, pour n’avoir plus à compter que sur le Christ. La trente-troisième année du règne de cet Hérode, le huitième jour des calendes de janvier, sous le consulat de Sabinus et de Rufinus, le Christ naquit. Je n’ai pas osé toucher aux faits que contiennent les Évangiles et ensuite les Actes des Apôtres par peur de diminuer la dignité des choses, en les abrégeant, et je passe tout de suite aux autres faits. Après la naissance du Seigneur, Hérode régna quatre années encore; la durée totale du règne fut, en effet, de trente-sept ans; elle fut de neuf ans pour Archélaüs le Tétrarque, qui lui succéda, et de vingt-quatre ans pour [le second] Hérode. Il régnait depuis dix-huit ans, lorsque, Fufius Géminus et Rubellius Géminus étant consuls, notre Seigneur fut mis en croix. Depuis cette époque jusqu’au consulat de Stilicon, trois cent soixante-douze ans se sont écoulés.

XXVIII. Les Actes des Apôtres que Luc a composés vont jusqu’au temps où Paul fut amené à Rome, sous le principat de Néron, le plus abominable, je ne dis pas non seulement de tous les rois, mais de tous les hommes, et même la plus immonde des bêtes féroces. Il était digne d’être le premier persécuteur; je ne sais s’il ne sera pas aussi le dernier. En tout cas, beaucoup admettent que c’est lui qui reviendra avant l’Antéchrist. Le sujet m’inviterait à retracer ses crimes en détail, mais, pour un abrégé, trop vaste serait la matière. Il me suffira de constater qu’après s’être souillé des forfaits les plus révoltants et les plus atroces, jusque-là qu’il fit tuer sa mère, Néron célébra ses noces solennelles avec un certain Pythagore et parut en public la tête couverte du flammeum nuptial. On put voir la dot, la couche conjugale, les flambeaux de l’hymen, et tout ce que, même dans les mariages réguliers, on ne regarde pas sans quelque honte. Je ne saurais dire si c’est plus par dégoût que par pudeur que je cesse de poursuivre ce sujet. Néron fut donc le premier qui essaya d’abolir le nom chrétien. Le vice est par nature l’ennemi de la vertu, et les méchants considèrent les gens de bien comme un reproche. En ce temps-là, la religion chrétienne avait déjà fait des progrès dans la ville de Rome, où Pierre occupait le siège épiscopal, et où Paul avait été conduit en suite d’un appel à César, présenté par lui contre une sentence injuste du gouverneur [de Judée]. Plusieurs s’assemblaient autour de lui pour l’écouter, et, après avoir compris la vérité, sous l’émotion des miracles très fréquemment opérés par les Apôtres, ils adoptaient le culte de Dieu. Alors eut lieu cette lutte fameuse de Pierre et de Paul contre Simon. A l’aide des arts magiques, Simon, pour prouver qu’il était dieu, s’envola en l’air, soutenu par deux démons; mais les prières des Apôtres les mirent en fuite, et Simon, précipité sur le sol aux yeux de tout le peuple, eut les membres brisés.

XXIX. Les chrétiens étaient déjà très nombreux à Rome lorsque le feu prit à la ville. Néron séjournait alors à Antium. Néanmoins, l’opinion unanime lui imputa le crime d’incendie parce que l’on croyait qu’il recherchait la gloire de rebâtir Rome. Rien de ce que Néron pouvait dire ou faire n’empêchant de penser qu’il avait ordonné de mettre le feu, il essaya de rejeter l’odieux du désastre sur les chrétiens. Des hommes innocents furent soumis aux plus cruelles tortures; on inventa même de nouvelles morts: les uns, revêtus de peaux de bêtes fauves, expiraient sous les morsures des chiens; les autres étaient attachés sur des croix ou livrés au bûcher; le plus grand nombre fut mis en réserve pour servir de flambeaux après la chute du jour. C’est ainsi que l’on commença à sévir contre les chrétiens. Un peu plus tard, des lois formelles frappèrent d’interdit leur religion, et il ne fut plus permis d’être ouvertement chrétien sans violer les édits. Pierre et Paul furent condamnés à mort: Paul eut la tête tranchée; Pierre fut mis en croix. Pendant que ceci se passait à Rome, les Juifs, ne pouvant supporter les vexations de leur gouverneur Festus Florus, commencèrent à se soulever. Néron envoya contre eux Vespasien, après l’avoir investi du pouvoir proconsulaire. Celui-ci les battit en de nombreuses et sanglantes rencontres et les contraignit à se réfugier derrière les murs de Jérusalem. A ce moment Néron, qui s’était pris lui-même en haine par le sentiment de ses crimes, disparut de la scène du monde, sans que l’on sache avec certitude s’il mourut de sa propre main. Le fait certain, c’est que son corps ne fut pas retrouvé. D’où la croyance que, même en admettant qu’il se soit frappé lui-même de son épée, sa blessure guérit, et il survécut selon qu’il a été écrit de lui: la plaie de sa mort a été guérie. Il sera envoyé, vers la fin du monde, pour exercer parmi nous le mystère d’iniquité.

XXX. Après la disparition de Néron, Galba s’empara de l’empire; mais bientôt il fut tué et Othon le remplaça. Vitellius, confiant dans les troupes qu’il commandait en Gaule, quitte ce pays à leur tête, entre en vainqueur dans Rome et se saisit du gouvernement, Othon étant mort. Quand ces choses parvinrent à Vespasien, par un exemple certes mauvais, mais que l’honnête désir d’arracher la chose publique aux méchants lui dicta, il prit le pouvoir suprême; il assiégeait Jérusalem et l’armée le proclama en lui mettant, comme il est d’usage, le diadème sur la tête. Il donna alors le titre de César à son fils Titus, lui laissa une partie de ses troupes en le chargeant de mettre le siège devant Jérusalem, et partit pour Rome, où le Sénat et le peuple l’accueillirent avec enthousiasme. Le suicide de Vitellius[8] était venu confirmer sa prise de possession de l’empire. Sur ces entrefaites, les Juifs, bloqués dans Jérusalem, ne pouvant ni obtenir la paix ni se rendre,[9] succombaient aux extrémités de la famine. Les rues commençaient çà et là à s’encombrer de cadavres, les ensevelissements ayant déjà cessé. On ne reculait pas devant les aliments les plus horribles; les corps des morts mêmes n’étaient pas épargnés, sinon quand la putréfaction empêchait d’en approcher. Les défenseurs de la Ville étant à ce point épuisés, les Romains donnèrent l’assaut. Comme c’était le jour de Pâques, tous les habitants des campagnes et des autres villes de Judée étaient accourus. Évidemment, Dieu avait voulu que cette nation impie fût livrée au massacre le jour même où elle avait crucifié le Seigneur. Pendant quelque temps les Pharisiens défendirent le Temple avec une énergie désespérée, jusqu’à ce que, résolus à mourir, ils se précipitèrent dans les flammes allumées sous leurs pieds. Le nombre des morts s’éleva, dit-on, à onze cent mille; il y eut, d’autre part, cent mille assiégés pris et vendus. On rapporte que Titus tint conseil pour savoir s’il détruirait ou non le Temple, œuvre d’un si merveilleux travail. Plusieurs étaient d’avis qu’il convenait d’épargner un édifice sacré, renommé entre toutes les œuvres de la main de l’homme. Resté debout, il attesterait la modération des Romains; détruit, il porterait un témoignage éternel contre leur implacable violence. D’autres, au contraire, et Titus lui-même, soutenaient qu’avant tout la destruction était nécessaire afin d’anéantir plus pleinement la religion des Juifs et des chrétiens. Quoique divisés, [disaient-ils] ces deux cultes procèdent d’une même origine; les chrétiens sont issus des Juifs; la racine une fois extirpée,[10] tout ce qui en est sorti devra périr. [Sur ces considérations], les esprits s’échauffèrent, comme c’était la volonté de Dieu, et le Temple fut jeté bas il y a de cela trois cent trente et un ans. Or, cette destruction définitive, cette dernière captivité des Juifs, — qui nous les montre bannis, sans patrie, dispersés par toute la terre, — témoignent tous les jours aux yeux de l’univers que ce peuple est ainsi châtié uniquement parce qu’il a porté sur le Christ des mains sacrilèges. Autrefois et à plusieurs reprises on l’avait vu traîner en servitude à cause de ses péchés; mais jamais la punition n’avait dépassé soixante-dix années.

XXXI. Quelque temps après, Domitien, fils de Vespasien, persécuta les fidèles du Christ. Jean, apôtre et évangéliste, fut alors relégué par lui dans l’île de Pathmos. Là, ayant eu la révélation des mystères cachés, il écrivit et publia l’Apocalypse sacrée, livre que beaucoup refusent d’admettre, les uns par manque de sens les autres par impiété. Au bout d’un certain nombre d’années, sous le règne de Trajan, commença la troisième persécution; mais, comme ni les tourments ni les procès ne firent découvrir parmi les chrétiens rien qui méritât la mort ou un châtiment [quelconque], Trajan défendit de sévir contre eux plus longtemps. Sous Adrien, les Juifs essayèrent de se révolter et il y eut des tentatives de pillage en Syrie et en Palestine, mais l’envoi d’une armée suffit pour soumettre la rébellion. Ce fut alors qu’Adrien[11] — supposant que la profanation du lieu [où était née] la foi ruinerait la religion chrétienne — fit élever, sur l’emplacement de l’ancien temple et à l’endroit où le Seigneur subit sa passion, des simulacres de démons. Comme on croyait que les chrétiens procédaient surtout des Juif — en fait, il n’y avait eu jusque-là que des évêques circoncis à Jérusalem, — Adrien fit établir dans cette ville une garnison permanente chargée d’en interdire l’entrée à quiconque était Juif. La mesure, d’ailleurs, tourna au profit du culte chrétien: presque tous les croyants en Jésus observant encore la Loi, ce fut évidemment une disposition inspirée de Dieu que celle qui allait faire disparaître la servitude de cette Loi, au profit de la liberté de la foi et de l’Église. Marcus, qui devint alors évêque de Jérusalem, fut le premier des gentils qu’on vit occuper ce siège. Cette persécution, sous Adrien, est classée comme la quatrième; seulement l’empereur ne la laissa pas durer longtemps; il lui semblait injuste que l’on traitât en criminels des gens qui n’avaient pas commis de crime.

XXXII. Après Adrien, les églises jouirent de la paix aussi longtemps qu’Antonin le Pieux dirigea l’empire; mais, sous Aurelius, fils d’Antonin, éclata une cinquième persécution. On vit alors pour la première fois des martyrs en Gaule. La religion de Dieu avait été adoptée tardivement de ce côté des Alpes. Sous l’empereur Sévère, se produisit la sixième persécution, au cours de laquelle Léonide, père d’Origène, vit couler par le martyre son sang sacré. Pendant les trente-huit années qui suivirent, la paix fut laissée aux chrétiens, si ce n’est que, vers le milieu de cette période, Maximin tourmenta les clercs de quelques églises. Mais lorsque Decius prit le gouvernement, la septième persécution se déchaîna. Vint ensuite Valérien, le huitième, ennemi des saints. Après lui cinquante années s’écoulèrent dans le calme. Puis sous Dioclétien et Maximin, on vit s’élever une persécution extrêmement violente, qui, pendant dix années, décima sans interruption le peuple de Dieu. En ce temps-là, l’univers presque entier fut teint du sang sacré des martyrs. C’est qu’en effet on se jetait alors à l’envi dans ces glorieuses batailles et on ambitionnait la mort glorieuse du martyre avec beaucoup plus d’ardeur qu’on ne met aujourd’hui de coupable convoitise à rechercher les sièges épiscopaux. Jamais guerre n’épuisa le monde à ce point; jamais non plus victoire ne fut plus grande: dix années de massacre ne purent nous vaincre. Les passions que souffrirent alors les plus illustres martyrs ont été consignées par écrit; je ne les insérerai pas dans ce travail, elles en accroîtraient trop l’étendue.

XXXIII. Cette persécution a pris fin il y a maintenant quatre. vingt-neuf ans. A partir de ce temps-là, les empereurs ont été chrétiens. Le pouvoir appartenait alors à Constantin qui, le premier parmi les princes romains, embrassa la foi chrétienne. Il est vrai que Licinius, pendant sa lutte avec Constantin pour la possession de l’empire, obligea ses soldats à sacrifier [aux idoles] et chassa du service public ceux qui s’y refusaient; mais ce fait ne saurait être compté au nombre des persécutions. La tentative eut trop peu d’importance pour que les églises en souffrissent beaucoup. Depuis, nous vivons dans le calme et la paix. Je ne crois pas qu’aucune persécution se produise, excepté celle que provoquera l’Antéchrist vers la fin du monde. Effectivement, les Saintes Écritures annoncent que le monde aura à subir dix plaies successives. Or, neuf de ces plaies se sont déjà produites; celle qui reste à venir sera la dernière. C’est chose merveilleuse combien la religion chrétienne s’est affermie pendant ce laps de temps.[12] Ainsi Jérusalem, cet affreux amas de ruines, a été ornée d’églises nombreuses d’une grande magnificence. Il faut savoir qu’Hélène, la mère de l’empereur Constantin, qui, à titre d’Augusta,[13] partageait l’empire avec son fils, eut le désir de voir cette ville et fit détruire les temples et les idoles qu’elle y trouva. Ensuite, usant des ressources du gouvernement, elle construisit des basiliques sur les lieux témoins de la passion, de la résurrection et de l’ascension du Seigneur. Chose admirable,[14] cette place, où pour la dernière fois posèrent les pieds divins quand une nuée emporta Jésus vers le ciel, n’a jamais pu être reliée par un pavé avec les autres dallages. La terre impatiente s’est refusée à supporter du travail d’homme, et souvent les marbres furent rejetés au visage des ouvriers. Comme preuve éternelle qu’en ce lieu Dieu foula la poussière, on y voit encore ses traces. Et quoique, chaque jour, les empreintes soient mises au pillage par la foi des visiteurs qui affluent, le sable ne souffre pas de diminution; il conserve sa même apparence; les vestiges restent imprimés sur le sol comme un cachet.

XXXIV. C’est encore à cette reine que l’on dut la découverte de la croix du Seigneur. Dans les premiers temps, les Juifs n’avaient pas permis qu’elle fût consacrée; plus tard, enfouie sous les décombres de la ville détruite, elle ne pouvait désormais se montrer qu’à ceux qui le mériteraient en la cherchant avec foi. Hélène voulut d’abord s’assurer du lieu de la passion;[15] puis, employant le travail des soldats et le concours des habitants de la province, ardents à seconder les desseins de leur reine, elle fit fouiller le sol et déblayer les ruines sur un très vaste espace. Bientôt, en récompense de sa foi et de son labeur, on trouva trois croix, précisément autant qu’il en avait été dressé pour le Christ et les deux larrons. Mais alors une difficulté considérable — reconnaître le gibet sur lequel le Seigneur avait été suspendu — troubla le cœur et l’esprit de tous; l’erreur humaine pouvait faire consacrer, au lieu de la croix de Jésus, celle de l’un des larrons. On résolut de mettre le cadavre d’un homme récemment décédé en contact avec les [trois] croix. Cela se fit sans retard; un convoi funèbre passait, comme amené par la volonté de Dieu; tous s’emploient à retirer le corps du cercueil. Deux des croix sont successivement approchées sans résultat; mais aussitôt que le mort fut touché par le gibet du Christ, il s’éveilla vivement: chose admirable dont tous tremblèrent, et se tint debout parmi ceux qui le regardaient. Ainsi fut trouvée la vraie croix. On la consacra en grande pompe.

XXXV. Quand Hélène fit cette découverte, le monde avait reçu d’un prince chrétien la liberté et l’exemple de la foi. Mais cette paix engendra pour toutes les églises un danger bien plus atroce. L’hérésie arienne éclata, troublant l’univers de ses erreurs partout répandues. Deux ariens, instigateurs très audacieux de cette abomination, en avaient infecté l’empereur lui-même, au point qu’il violentait et persécutait, pensant remplir son devoir envers la Religion. On exilait les évêques, on sévissait contre les clercs, on châtiait les laïques qui refusaient d’entrer en communion avec les ariens. Or les doctrines que les ariens soutenaient étaient celles-ci : Dieu le Père[16] a engendré son Fils pour qu’il formât le monde; et, par sa puissance, de rien [il a fait] en une substance nouvelle et autre un dieu nouveau et autre; il fut donc un temps où le Fils n’était pas. Pour remédier à ce mal, un concile fut rassemblé à Nicée de tous les points du monde. En effet, trois cent dix-huit évêques s’y trouvèrent réunis. Un symbole complet fut adopté; l’hérésie arienne fut condamnée; l’empereur approuva les décisions épiscopales. Alors les ariens, n’osant disputer contre la saine croyance, feignirent d’y acquiescer et se mêlèrent aux églises comme étant d’accord avec elles; mais la haine des hommes catholiques persistait au fond de leur cœur, et ils firent poursuivre par des accusateurs subornés, sous prétexte de crimes imaginaires, ceux qu’ils n’avaient pu attaquer sur le terrain de la foi.

XXXVI. Pour commencer, ils s’en prirent à Athanase, évêque d’Alexandrie, homme saint, qui avait assisté en tant que diacre au concile de Nicée, et le condamnèrent en son absence. Aux crimes accumulés contre lui par de faux témoins, ils joignirent l’accusation d’avoir protégé avec un zèle détestable Marcellus et Photinus, prêtres hérétiques, condamnés par jugement du synode. A l’égard de Photinus, le bien-fondé de sa condamnation ne faisait aucun doute; mais, quant à Marcellus, rien ne prouvait encore qu’il eût mérité l’arrêt qui l’avait frappé: ses partisans se croyaient d’autant plus autorisés à proclamer son innocence, que personne ne doutait que les juges qui l’avaient condamné ne fussent eux-mêmes hérétiques. Au surplus, les ariens se souciaient assez peu de ces deux évêques et ne songeaient qu’à écarter Athanase. En conséquence, ils poussèrent l’empereur à exiler en Gaule l’évêque d’Alexandrie. Aussitôt quatre-vingts évêques se réunissent en Égypte et déclarent qu’Athanase a été injustement puni. Quand le fait fut rapporté à Constantin, il ordonna de réunir à Sardique les évêques de tout le globe, avec mission de réviser les divers jugements qui avaient atteint Athanase. Pendant que cet ordre s’exécutait, Constantin mourut, et Constance était empereur lorsque le concile s’assembla. Athanase y fut absous; Marcellus se vit rétablir dans son siège épiscopal; mais on ne cassa pas la sentence de Photinus, évêque de Sirmium; les nôtres eux-mêmes avaient souscrit au jugement qui le déclarait hérétique. Evidemment, cette décision devait peser sur Marcellus: car il avait été, dans sa jeunesse, le disciple de Photinus. En tout cas, l’absolution d’Athanase eut le résultat que voici: quand, après le concile de Sardique, les chefs ariens, Ursace et Valens, se virent séparés de la communion [orthodoxe], ils se présentèrent devant Jules, évêque de la Ville Romaine, lui demandèrent de leur pardonner d’avoir condamné un innocent, et confessèrent que le concile avait eu grandement raison de l’absoudre.

XXXVII. Au bout d’un certain temps, Athanase, ayant constaté que Marcellus avait une foi, au fond, très peu saine, le retrancha de sa communion. Celui-ci, en s’inclinant devant la décision d’un homme si considérable, fit assurément preuve de respectueuse déférence; mais, enfin, hier innocent, criminel aujourd’hui, ne pouvait-on pas croire de lui qu’il était déjà coupable quand, naguère, un concile l’avait jugé tel? En tout cas, l’occasion était belle pour les ariens, et ils complotèrent d’en tirer l’abrogation totale des décrets rendus à Sardique. Cet incident, en effet, permettait de dire, avec une certaine couleur de vérité, que le jugement qui avait absous Athanase [à Sardique] n’était pas plus solidement fondé que celui qui avait absous Marcellus, actuellement reconnu hérétique par Athanase lui-même. Marcellus était partisan de l’hérésie Sabellienne. Photinus, lui, avait, dès longtemps, soutenu sur l’union [des trois personnes divines] une hérésie nouvelle, différente de celle de Sabellius; il affirmait aussi que le Christ avait pris son commencement dans le sein de Marie. Mettant habilement ces circonstances à profit et affectant de confondre l’innocent avec le criminel, les ariens enveloppent dans une seule et même appréciation les jugements portés autrefois contre Photinus, Marcellus et Athanase. Par ce moyen, ils jettent dans l’esprit des gens naïfs cette prévention que des juges, qui ont si bien jugé Marcellus et Photinus, n’ont pas pu mal juger Athanase. Il faut savoir qu’à cette époque les ariens dissimulaient leur fausse doctrine; n’osant soutenir ouvertement des dogmes erronés, ils se faisaient passer pour catholiques.[17] Avant tout, pensaient-ils, une chose était à faire: mettre hors l’Église Athanase qui, pareil à un mur, leur avait toujours résisté. Une fois écarté, les autres obéiraient à leur bon plaisir. Le groupe des évêques qui soutenaient les ariens approuva donc la condamnation, tant souhaitée par eux, d’Athanase. Les autres, contraints par la peur ou gagnés par l’intrigue, se laissèrent entraîner au courant des partis. Quant à ceux, en très petit nombre, à qui la foi était chère, et qui préféraient la vérité à tout, ils refusèrent d’acquiescer. On raconte que l’un d’eux, Paulin, évêque de Trèves, lorsque la lettre d’adhésion fut présentée à sa signature, répondit qu’il était prêt à approuver la condamnation de Photinus et de Marcellus, mais non celle d’Athanase.

XXXVIII. Les ariens se décidèrent alors à recourir à la violence, là où leurs ruses avaient échoué. Ils pouvaient tout entreprendre et aussi tout exécuter sans peine: car ils s’appuyaient sur l’amitié du roi gagné par leurs coupables flatteries. Ils étaient d’ailleurs rendus invincibles par l’adhésion d’un grand nombre d’évêques. Tous ceux des deux Pannonies, la plupart de ceux d’Asie, s’étaient associés à cette perfide conjuration, qui avait pour chefs principaux Ursace de Singidunum, Valens de Mursa, Théodore d’Héraclée, Étienne d’Antioche, Acatius de Césarée, Ménofantus d’Éphèse, Georges de Laodicée et Marcus de Néronopolis. Ces personnages dominaient le palais, à ce point que l’empereur ne faisait rien sans leur consentement; mais s’il leur était soumis à tous, il était plus particulièrement livré à l’influence de Valens. Le jour du combat contre Magnence, près de Mursa, Constance, n’osant pas descendre sur le champ de bataille, se retira dans une basilique de martyrs, située hors de la ville, et emmena avec lui, pour se rassurer, Valens, évêque du diocèse. Or, celui-ci avait adroitement posté le long des routes quelques affidés chargés de l’informer avec promptitude du résultat de l’engagement: s’il pouvait annoncer le premier au roi une issue heureuse, il capterait ses bonnes grâces; si, au contraire, le combat tournait mal, il aurait le temps de sauver sa vie par la fuite, avant d’être pris. L’empereur, entouré de serviteurs peu nombreux et tremblants, était lui-même dévoré d’inquiétude, lorsque Valens vint le premier lui annoncer la déroute des ennemis. Constance demanda à voir le porteur de cette bonne nouvelle; mais Valens répondit qu’elle lui avait été révélée par un ange, certain d’accroître ainsi la vénération et l’estime du roi. Dans la suite, le crédule empereur déclara hautement et souvent que c’était aux mérites de Valens, non au courage de son armée, qu’il avait dû la victoire.

XXXIX. A partir de ce moment, les ariens excitèrent l’esprit du prince séduit, en vue d’obtenir, par l’emploi de la puissance impériale, ce que leur autorité propre ne leur aurait jamais donné. C’est pourquoi, comme la sentence qu’ils avaient portée contre Athanase n’était pas acceptée par les nôtres, l’empereur lança un édit qui ordonnait d’envoyer en exil quiconque ne souscrirait pas à la condamnation de l’évêque d’Alexandrie. Les nôtres tinrent alors des conciles dans deux villes des Gaules, Arles et Béziers; ils demandèrent à discuter la question de foi, avant d’être forcés à se prononcer contre Athanase: lorsqu’on aurait traité de la doctrine, on s’occuperait des personnes. Mais ce que Valens et ses complices désiraient avant tout, c’était la condamnation d’Athanase, et ils n’osaient pas discuter les questions de foi. Dans ce choc entre les partis, Paulin fut exilé. Enfin, on se réunit à Milan, où séjournait alors l’empereur; mais la querelle continua, toujours là même, sans aucune concession de part ni d’autre. Eusèbe, évêque de Verceil, et Lucifer, évêque de Caralis en Sardaigne, furent frappés de relégation. Enfin, Denys, évêque de Milan, se déclara prêt à souscrire à la condamnation d’Athanase, pourvu que la question de foi fût en même temps examinée. Valens, Ursace et les autres [ariens], redoutant la population milanaise, qui maintenait énergiquement sa foi catholique, et n’osant pas proférer en public leurs impiétés, se retirent dans le palais impérial; de là, ils lancent, sous le nom de l’empereur, une lettre infectée d’abominations de tout genre. Évidemment, leur plan était de formuler leurs doctrines favorites avec la force de l’autorité publique, si cette lettre recevait un bon accueil du peuple; dans le cas contraire, ils en laisseraient retomber la culpabilité sur le roi — culpabilité vénielle, après tout, car celui-ci, n’étant que catéchumène, pouvait ignorer le sacrement de la foi. La lettre fut donc lue à. l’église; le peuple la repoussa. Alors Denys, qui avait refusé de l’approuver, se vit chasser de la ville, et [Auxentius[18]] fut aussitôt nommé évêque à sa place. On punit aussi par l’exil Libère et Hilaire, qui étaient l’un évêque de Rome, l’autre évêque de Poiriers. Le prélat toulousain Rhodanius subit le même sort; un peu faible de nature, ce fut moins son courage personnel que l’influence d’Hilaire qui le porta à résister aux ariens. Or, tous ces évêques étaient prêts à suspendre Athanase de leur communion, pourvu que la question de foi fût examinée par l’épiscopat. Seulement, les ariens trouvaient bien préférable d’éloigner du terrain de la lutte tant d’hommes éminents. Ainsi furent poussés en exil tous ceux que je viens de nommer; il y a de cela quarante-cinq ans, Arbition et Lollien étant consuls. Un peu plus tard, Libérius fut réintégré sur son siège pour apaiser les séditions du peuple de Rome. Du reste, il est bien connu que les exilés furent couverts d’éloges par le monde entier; on recueillit de l’argent en grande quantité pour subvenir à leurs dépenses, et ils recevaient sans cesse des députations du peuple catholique de toutes les provinces.

XL. Cependant les ariens prêchaient leurs impiétés hérétiques, non plus en secret, mais au grand jour et en public. Bien plus, interprétant à leur manière le symbole de Nicée, falsifié par l’adjonction d’une simple lettre, ils jetaient comme un brouillard sur la vérité. Là où il était écrit ὁμοούσιον c’est-à-dire d’une seule substance, ils prétendaient qu’il était écrit ὁμοιούσιον, c’est. à-dire d’une substance semblable. En concédant la ressemblance, ils supprimaient l’unité; or, bien grande est la distance qui sépare la ressemblance de l’unité. Par exemple, une peinture du corps humain ressemble à l’homme, mais elle n’a rien de la réalité d’un homme. Quelques-uns d’entre eux, allant beaucoup plus loin, soutenaient l’ἀνομοιούσιαν, c’est-à-dire la différence absolue de la substance. La querelle se prolongea pendant si longtemps que le monde entier se trouva comme enveloppé dar ces impiétés. Valens, Ursacius et les autres évêques, dont j’ai donné les noms, en avaient infecté l’Italie, l’Illyrie et l’Orient. L’évêque d’Arles, Saturninus, homme violent et factieux, opprimait notre Gaule. Le bruit se répandit aussi qu’Osius d’Espagne s’était laissé entraîner lui-même dans cette détestable erreur; ce qui me semble tout à fait extraordinaire et comme incroyable, lui qui avait été, en son temps, le plus courageux [des évêques] de notre région et qui était considéré comme l’auteur du symbole de Nicée. Il est possible que l’affaiblissement, suite de son grand âge, l’ait fait délirer. (Il était, en effet, plus que centenaire, ainsi que saint Hilaire le rapporte dans une de ses lettres.) Pendant que ces divisions troublaient le monde et que les églises semblaient languir dans la maladie, une préoccupation moins irritante, mais non pas moins sérieuse, tourmentait le prince: sans doute, les ariens, qu’il favorisait, étaient les maîtres partout; mais l’accord ne se faisait pas entre les évêques sur la question de foi.

XLI. En conséquence, l’empereur décida de réunir un concile dans Ariminium, ville d’Italie, et le préfet Taurus eut ordre, une fois les évêques assemblés, de ne les laisser se séparer que s’ils se mettaient d’accord pour un symbole unique. Taurus avait promesse du consulat, si ce résultat se produisait. Aussitôt les agents du maître [des offices] furent envoyés en Illyrie, en Afrique, en Espagne, en Gaule, et bientôt quatre cents et quelques évêques, venus de bon gré ou par contrainte, se trouvèrent réunis à Rimini. A tous on devait fournir (c’était l’ordre de l’empereur) les provisions de bouche et le logement. Cette disposition ne parut pas convenable aux nôtres (j’entends les Aquitains, les Gaulois et les Bretons), qui, aimant mieux s’entretenir à leurs propres dépens, repoussèrent les secours du fisc. Il n’y eut pour les accepter que trois évêques de Bretagne, dépourvus de ressources personnelles. Ils ne voulurent pas se laisser aider par leurs collègues, qui le leur proposaient; il leur semblait plus honnête d’être à charge au fisc qu’aux particuliers. J’ai entendu Gavidius, notre évêque, raconter ce fait en l’accompagnant d’une espèce de blâme. Mais je pense tout autrement que lui, et je tiens à éloge pour ces évêques d’avoir été si pauvres qu’ils ne possédassent rien en propre, et d’avoir préféré aux secours de leur entourage ceux du fisc, par quoi personne ne se trouvait grevé; à ce double point de vue ils donnaient un excellent exemple. Quant aux autres, il ne se passa entre eux rien qui mérite d’être rapporté, et je reprends l’ordre de mon récit. Donc, lorsque tous les membres du concile furent réunis ainsi qu’il a été dit plus haut, ils se divisèrent en deux partis. Les nôtres purent occuper l’église; les ariens durent adopter, comme lieu de prière, une maison rendue vide à cette intention. D’ailleurs, ils n’étaient pas plus de quatre-vingts; tout le reste appartenait à l’orthodoxie; on tint de fréquentes séances, mais sans résultat: les nôtres se maintenant fidèles dans la foi, les ariens persistant dans leur coupable erreur. Finalement il fut résolu qu’on enverrait vers l’empereur dix délégués pour l’informer de ce que pensaient et déclaraient les deux partis, et afin qu’il sût qu’aucune paix n’était possible avec les hérétiques. De leur côté, les ariens en firent autant et choisirent un nombre égal de délégués, chargés de les défendre contre les nôtres devant l’empereur. Seulement, alors que nous avions envoyé des hommes jeunes, sans beaucoup de science et de peu d’habileté, les ariens firent choix de vieillards pleins de ruse, très intelligents, pénétrés à fond du venin de l’hérésie, et qui n’eurent pas de peine à prendre le dessus auprès du roi. D’autre part, il avait été enjoint à nos délégués de n’accepter de communion d’aucune sorte avec les ariens. Tous les points importants devaient être intégralement réservés à la décision du concile.

XLII. Sur ces entrefaites, voulant que l’Orient suivît l’exemple des Occidentaux, l’empereur ordonna de rassembler les évêques dans Séleucie, ville d’Isaurie. Hilaire, qui achevait alors sa quatrième année d’exil en Phrygie, dut se rendre au concile comme tous les autres: car il avait, ainsi qu’eux, reçu du vicaire et du gouverneur de la province une permission de voyager dans les voitures publiques. Aucune instruction le concernant n’avait été envoyée par l’empereur, et les magistrats — simplement pour exécuter l’ordre général en vertu duquel la présence de tous les membres de l’épiscopat était exigée à Séleucie — le firent partir en même temps que ceux qui s’y rendaient par devoir. Ceci, je crois, advint par la volonté de Dieu, afin que l’homme le plus instruit des choses divines fût présent quand on discuterait sur la foi. Dès son arrivée à Séleucie, où il reçut un accueil des plus favorables, il gagna le cœur et l’estime de tous. Dès l’abord, on lui avait demandé quelle était la foi des Gaulois. Les ariens nous avaient attribué de mauvaises doctrines, et nous étions suspectés par les Orientaux de croire, d’après Sabellius, en l’union trionyme d’un Dieu solitaire. Mais Hilaire n’eut qu’à exposer sa foi, qui était celle que les pères de Nicée ont souscrite, et il rendit par là témoignage en faveur des Occidentaux. Cette satisfaction donnée à l’esprit de tous [les orthodoxes], il fut admis non seulement à participer à leur communion, mais aussi à leur intimité, et on le rechercha dans le concile. L’assemblée s’était mise à l’œuvre. Les fauteurs d’hérésies coupables furent découverts et retranchés du corps de l’Église. Dans le nombre on comptait Georges d’Alexandrie, Acatius, Eudoxius, Uranius, Léontius, Théodosius, Evagrius et Théodule. Quand le concile eut rédigé ses décrets, une députation fut chargée de notifier à l’empereur ce qui avait été fait. Les évêques condamnés se rendirent, eux aussi, auprès du roi, comptant beaucoup sur l’influence de leurs associés et sur l’amitié du prince.

XLIII. Cependant les délégués, que notre parti au concile de Rimini avait envoyés vers l’empereur, avaient été par lui contraints d’entrer en communion avec les ariens. L’empereur leur remit ensuite une confession de foi que ces pervers avaient rédigée, en la remplissant de termes équivoques, où la discipline catholique était proclamée pour cacher l’hérésie. Ainsi, le mot: substance (usia), ambigu, selon eux, témérairement employé par les pères et nullement appuyé sur les Écritures, on le supprimait sous ces faux motifs, mais réellement pour que le Père ne fût pas cru être d’une seule substance avec le Fils. La même confession reconnaissait le Fils semblable au Père; mais c’était au fond une fraude visant à montrer le Fils semblable, et non égal. L’empereur renvoya donc les délégués à Rimini et, en même temps, renouvela au préfet Taurus l’ordre de ne dissoudre le concile que lorsque les évêques auraient constaté leur adhésion à la confession de foi, en y apposant leurs signatures. Ceux qui s’opiniâtreraient dans leur refus seraient exilés; toutefois leur nombre ne devait pas dépasser quinze. Cependant les délégués rentrés à Rimini, bien que s’excusant sur la violence du prince, se virent repousser de la communion. Mais, quand les décrets [de l’empereur] furent connus, une confusion extrême se répandit dans les affaires et dans les conseils. Dès ce moment, et petit à petit, presque tous les nôtres, tant par faiblesse de caractère, que par l’ennui d’un [trop long] séjour à l’étranger, commencèrent à se soumettre. Déjà, du reste, leurs adversaires, devenus les plus forts depuis le retour des délégués, nous avaient expulsés de l’église et s’y étaient installés. Une fois les esprits placés sur cette pente, on se rendit par troupes dans le camp opposé; à tel point que le chiffre [des résistants] fut réduit à vingt.

XLIV. Cependant, moins ils étaient nombreux, plus ils se montraient énergiques. Notre Foegadius fut de tous le plus ferme, et aussi Servatius, évêque de Tongres. Alors Taurus essaie d’agir par prières sur ceux que ni menaces ni terreurs n’avaient fait céder. Il les conjure en pleurant de devenir plus conciliants. Tout espoir de retour [au pays natal] devait-il être enlevé à ces évêques, depuis sept mois relégués dans une ville où les rigueurs de l’hiver et les privations les accablaient? Quand donc cela pourrait-il finir? Pourquoi ne pas suivre l’exemple de la majorité; c’était bien le moins de s’incliner devant l’autorité du nombre. Mais Foegadius répondit en se déclarant prêt à souffrir l’exil ou toute autre peine qu’on voudrait; quant à la profession de foi élaborée par les ariens, il ne l’accepterait jamais. Pendant plusieurs jours le débat se prolongea; mais si mince en était le profit pour la paix qu’insensiblement Foegadius lui-même, moins obstiné, se rendit aux conditions proposées. Voici, en effet, ce que déclaraient Valens et Ursacius: le symbole en discussion est conçu d’après la raison catholique; les Orientaux l’ont adopté, poussés en ce point par l’empereur; il y aurait impiété à le repousser; car, enfin, [disaient-ils] quand finiront les discordes si ce qui plaît aux Orientaux déplaît [toujours] aux Occidentaux? Après tout, pour le cas où quelque chose paraîtrait manquer au symbole en discussion, ceux qui croyaient à des lacunes n’avaient qu’à les remplir eux-mêmes; les évêques orientaux s’engageaient à adhérer à ce qui serait ajouté. Cette proposition, agréable à tous — car les esprits penchaient en ce sens — fut acceptée; les nôtres ne se hasardèrent pas à prolonger leur résistance; eux aussi souhaitaient voir les choses prendre fin, de manière ou d’autre. En conséquence, on s’occupa à formuler les adjonctions que Foegadius et Servatius avaient conçues. En première ligne, Arius y était condamné avec toute sa détestable doctrine; ensuite, le Fils de Dieu était proclamé [égal] même au Père, sans commencement et sans temps. Alors Valens, feignant d’appuyer les nôtres, suggéra cette sentence, où se cachait un artifice: le Fils de Dieu n’est pas une créature comme les autres créatures. La formule de cette fraude échappait aux auditeurs, et, en effet, si, par ces paroles, il était nié que le Fils fût semblable aux autres créatures, il était cependant affirmé être une créature, seulement plus puissante que les autres. On le voit, aucun des deux partis n’avait le droit de se croire ni complètement vainqueur, ni complètement vaincu, car, si le symbole en lui-même était favorable aux ariens, les professions postérieurement ajoutées appartenaient aux nôtres, sauf pourtant celle de Valens qui, d’abord, mal entendue, ne fut comprise que plus tard. C’est dans ces conditions que le concile fut dissous: il avait eu un bon commencement et une déplorable fin.

XLV. Cependant les ariens, dont les affaires marchaient plus qu’heureusement et tout à fait à leur souhait, vinrent à Constantinople s’empresser autour de l’empereur. Ils y rencontrèrent les délégués du synode de Séleucie et les contraignirent, de par l’autorité royale, à recevoir cette perverse profession de foi, à l’exemple des Occidentaux. Presque tous ceux qui, d’abord, s’y étaient refusés, torturés par les humiliations de la prison et de la faim, finirent par livrer leur conscience, privée de liberté. Beaucoup, en résistant avec fermeté, perdirent l’épiscopat et furent jetés en exil, tandis que d’autres étaient investis de leurs sièges. Et, alors, les meilleurs évêques étant ainsi abattus par la peur ou exilés, la pernicieuse doctrine de quelques-uns se trouva être acceptée par tous. Hilaire, qui séjournait en ce temps-là à Constantinople, où il avait suivi les délégués de Séleucie, n’ayant reçu aucun ordre précis, attendait la volonté de l’empereur pour savoir s’il devait regagner son lieu d’exil. Voyant que la foi courait un péril extrême, les Occidentaux ayant été trompés et les Orientaux succombant sous le crime, il écrivit trois requêtes pour demander audience à l’empereur et discuter le symbole en sa présence avec les adversaires [de l’orthodoxie]. Les ariens repoussèrent absolument cette proposition, et bientôt Hilaire, comme semeur de discorde et perturbateur de l’Orient, reçut ordre de rentrer en Gaule, sans que sa sentence d’exil fût révoquée. Comme il eut à traverser le globe terrestre presque entier, et qu’il le vit partout empoisonné par l’hérésie, son âme se prit à douter. Haletant sous le poids d’une grande inquiétude, alors que la plupart des orthodoxes voulaient qu’on n’entrât pas en communion avec les adhérents du synode de Rimini, il jugea, lui, que mieux valait les exhorter tous à faire réparation et pénitence. C’est pourquoi il multiplia les réunions par toute la Gaule, et, les évêques, en grande majorité, ayant confessé leurs erreurs, il put condamner ce qui s’était passé à Rimini et rétablir ainsi l’ancien état de la foi dans les églises. Saturnin, évêque d’Arles, résista pourtant à ses sages conseils; c’était certainement un très mauvais homme, à l’esprit pervers et méchant. Outre son goût pour les infamies hérétiques, il avait commis plusieurs crimes abominables, et on le chassa de l’Église. La perte de ce chef brisa les forces de la faction. Il fallut aussi dépouiller de l’épiscopat Paternus, de Périgueux, non moins insensé, et qui osait proclamer tout haut sa perfidie. On pardonna aux autres. Ce fut alors chose reconnue de tous que, par le bienfait du seul Hilaire, nos Gaules avaient été délivrées de la souillure de l’hérésie. Lucifer, qui vivait à Antioche, suivit de tout autres sentiments; non seulement il condamna les membres du concile de Rimini, mais ii se sépara de la communion de ceux qui consentaient à les recevoir soit après rétractation, soit après pénitence. Lucifer avait-il tort, avait-il raison? C’est ce que je n’ose dire. Cependant Paulinus et Rhodanius étaient morts en Phrygie; Hilaire mourut aussi, la sixième année après son retour dans sa patrie.

XLVI. Viennent ensuite les affaires de notre temps, affligeantes et périlleuses, au cours desquelles les églises ont été souillées d’un mal jusqu’alors inconnu et toutes choses profondément troublées. C’est de nos jours, en effet, que cette infâme hérésie des gnostiques fut découverte en Espagne, superstition exécrable, qui se cachait dans le secret et le mystère. Ce fléau naquit en Orient et en Égypte, mais il ne serait pas facile d’exposer en détail quels furent ses débuts et ses progrès. Un homme de Memphis, Marcus, l’apporta le premier d’Égypte en Espagne. Marcus eut pour disciples une certaine Agapé, femme de bonne condition, et le rhéteur Helpidius; ils furent à leur tour les maîtres de Priscillien. De parents nobles, extrêmement riche, actif, remuant, élégant parleur et devenu savant grâce à ses vastes lectures, Priscillien était toujours prêt à discourir et à disputer; heureux s’il n’eût pas gâté par des occupations perverses un si excellent naturel! Certes vous eussiez trouvé chez cet homme, et en abondance, les dons de l’esprit et du corps. Il pouvait supporter les longues veilles, souffrir la faim, endurer la soif. Sans goût pour acquérir la richesse, c’est à peine s’il faisait usage de ce qu’il possédait. En revanche, sa vanité était extrême; son savoir dans les choses profanes l’enorgueillissait à l’excès; même, il passait pour s’être mêlé de magie dès sa première jeunesse. Il n’eut pas plus tôt entrepris [de propager] ses pernicieuses doctrines que, grâce à sa puissance pour persuader et à ses dons pour séduire, il attira dans sa société beaucoup de nobles et des gens du peuple en plus grand nombre. Accoururent aussi vers lui en foule des femmes avides de nouveautés, flottantes dans leur foi, et dont l’esprit était curieux de tout connaître. II faut dire que Priscillien, en montrant sur son visage et dans son maintien l’apparence de l’humilité, avait réussi à se faire honorer et révérer de tous. La contagion de ses dangereuses erreurs se répandit sur une grande partie de l’Espagne, à ce point que quelques évêques, entre autres Instantius et Salvianus, en furent infectés. Non seulement ils donnèrent leur adhésion à Priscillien, mais ils formèrent avec lui une conjuration qu’Hyginus, évêque de Cordoue, qui vivait dans le voisinage, découvrit enfin et dénonça à Ydace, évêque de Mérida. Celui-ci attaqua sans mesure Instantius et ses associés; beaucoup plus qu’il n’eût fallu en tout cas: car il ajouta un brandon de plus à ce naissant incendie. Les méchants furent ainsi plutôt surexcités que contenus.

XLVII. Donc, à la suite de nombreuses querelles qui ne méritent pas d’être rappelées, on réunit un synode à Saragosse, où même assistèrent les évêques aquitains. Les hérétiques n’ayant pas osé s’en remettre au jugement [de cette assemblée], elle n’en porta pas moins sentence contre eux, bien qu’ils fussent absents, et condamna les évêques Instantius et Salvianus et les laïques Helpidius et Priscillien. Il fut ajouté que quiconque communierait avec eux devrait se considérer comme atteint par les mêmes peines. En conséquence, Ithacius, évêque d’Ossobona, reçut charge de faire connaître à tous le décret synodal, surtout de mettre hors de communion Hyginus. D’abord, et le premier de tous, Hyginus avait publiquement dénoncé les hérétiques; mais ensuite, honteusement dévoyé, il avait communié avec eux. Ainsi frappés par ce jugement des évêques, Instantius et Salvianus, afin d’accroître leurs forces, élevèrent au siège d’Avila Priscillien encore que laïque; mais il était le chef des méchants et avait été, comme eux, flétri à Saragosse: ils comptaient rendre leur position plus solide, en armant de l’autorité épiscopale cet homme plein d’audace et de ruse. Cependant Ydacius et Ithacius, de leur côté, redoublèrent d’énergie agressive; ils jugeaient possible d’étouffer le.mal à son début. Mais, par une inspiration des moins sages, ils s’adressèrent aux juges séculiers en vue de faire chasser les hérétiques hors des villes, par voie de sentences et d’exécutions. Après de longues et ignobles luttes, Ydace, à force de supplier, obtint de l’empereur alors régnant, Gratien, un rescrit qui enjoignait aux hérétiques non seulement de sortir des églises et des villes, mais qui ordonnait de les chasser de toutes les terres. A cette nouvelle, les gnostiques, perdant confiance en leurs affaires, n’osèrent pas résister en justice. Ceux qui étaient évêques se soumirent spontanément. La peur dispersa les autres.

XLVIII. Instantius, Salvianus et Priscillien partirent pour Rome afin de se purger des accusations dirigées contre eux devant Damase, présentement évêque de la ville. Ils avaient pris route à travers l’Aquitaine intérieure, où l’accueil magnifique qu’ils reçurent de gens inconsidérés les aida à répandre la semence de leurs pernicieuses doctrines, surtout parmi le peuple d’Éause, qui, jusqu’alors bon et pieux, fut perverti par de détestables prédications. Delphin les repoussa de Bordeaux; mais un court séjour sur les terres d’Euchrotia leur permit de communiquer leurs erreurs à quelques personnes. De là, ils s’engagèrent enfin dans le voyage dès longtemps projeté, suivis d’un cortège vraiment infâme et scandaleux, composé de leurs épouses et aussi de femmes étrangères, entre autres Euchrotia et sa fille Procula. Le bruit courut alors que cette dernière, enceinte des œuvres de Priscillien, s’était fait avorter avec des herbes. Aussitôt arrivés à Rome, ils eussent souhaité se justifier devant Damase; mais celui-ci ne les admit pas même en sa présence. Retournant par Milan, ils trouvèrent Ambroise tout aussi hostile. Alors ils changèrent de plan: n’ayant pu tromper les deux évêques, ils eurent recours aux présents et à la brigue pour arracher à l’empereur ce qu’ils désiraient. Macédonius, maître des offices, corrompu par eux, leur obtint un rescrit qui mettait à néant les décrets précédemment portés et ordonnait de les rétablir dans leurs sièges. Forts de cette décision, Instantius et Priscillien (Salvianus était mort à Rome) regagnèrent l’Espagne et, sans lutte aucune, purent reprendre la direction de leurs églises.

XLIX. A dire vrai, si Ithace s’abstint de résister, ce ne fut pas manque de courage, mais parce que tout lui fit défaut. En achetant le proconsul Volventius, les hérétiques s’étaient rendus très forts; Ithace se vit par eux traduire en justice comme perturbateur des églises, et, sur l’ordre qui fut donné de le jeter en prison, il s’enfuit, épouvanté, dans les Gaules, où il se présenta au préfet Grégoire. Informé de ce qui se passait, le préfet ordonna que les auteurs des troubles fussent amenés devant lui, et il soumit l’ensemble de l’affaire à l’empereur, afin de couper court aux menées des hérétiques. La tentative n’aboutit pas: tout était vénal [à la cour de Gratien], où dominait la licence de quelques hommes. Avec leur habileté ordinaire et en donnant à. Macédonius de très grosses sommes, les hérétiques obtinrent une décision impériale, qui retirait la connaissance de l’affaire au préfet et la renvoyait devant le vicaire des Espagnes.[19] A cette époque, cette province avait, en effet, cessé d’être gouvernée par un proconsul. En même temps, le maître [des offices] expédiait des agents pour saisir Ithace (qui vivait à Trêves) et le ramener en Espagne. Mais celui-ci les dépista adroitement et bientôt leur échappa tout à fait, l’évêque Britannius l’ayant pris sous sa protection. Or, déjà le bruit se répandait sourdement que Maxime s’était emparé du pouvoir dans les Bretagnes, et qu’il allait bientôt envahir la Gaule. En des conjonctures aussi incertaines, Ithace résolut d’attendre l’arrivée du nouvel empereur. Pour le moment mieux valait ne rien entreprendre. Mais aussitôt que Maxime fut entré victorieux dans Trèves, il lui adressa, contre Priscillien et ses amis, une dénonciation pleine de haine et d’inculpations atroces. Elle frappa l’empereur, qui écrivit au préfet des Gaules et au vicaire d’Espagne pour ordonner la comparution devant un synode, réuni à Bordeaux, de tous ceux, sans exception, que cette souillure [de l’hérésie] avait atteints. Instantius et Priscillien y furent conduits. Instantius fut sommé d’avoir à se défendre le premier; comme il se justifiait très faiblement, on le déclara indigne de l’épiscopat. Quant à Priscillien, il en appela à l’empereur pour ne pas être jugé par les évêques. Cela se produisit par le manque de fermeté des nôtres. Ils auraient dû ou bien juger Priscillien malgré son opposition, ou bien, s’il les récusait comme suspects, transmettre la cause à d’autres évêques, et non pas laisser à l’empereur le jugement de crimes aussi manifestes.

L. On amena donc tous les inculpés à Trèves, devant Maxime; leurs accusateurs, les évêques Idace et Ithace, les y suivirent. Assurément, je ne blâmerais pas leur zèle à poursuivre les hérétiques si le désir passionné de triompher ne les avait entraînés plus loin qu’il ne fallait. Pour dire mon sentiment; les accusés et les accusateurs me déplaisent autant les uns que les autres. Je puis affirmer qu’Ithace n’avait ni scrupule ni conscience; il était présomptueux, bavard impudent, excessif dans ses dépenses, donnant trop à son ventre et à la gourmandise. Ii portait la folie jusqu’à incriminer comme complice ou disciple de Priscillien tout homme pieux, ayant le goût de l’étude ou s’imposant des jeûnes prolongés. Le misérable osa même lancer publiquement une infamante accusation d’hérésie contre Martin, homme de tout point comparable aux apôtres. Martin se trouvait alors à Trêves ne cessait de presser Ithace pour qu’il abandonnât l’accusation; il suppliait aussi Maxime de ne pas répandre le sang de ces malheureux: une sentence épiscopale, expulsant les hérétiques des églises, suffirait, et au delà; ce serait une infraction cruelle, moule, à la loi divine que de constituer le pouvoir séculier juge dans une cause ecclésiastique. Aussi longtemps que Martin resta à Trèves, l’instruction du procès fut ajournée, et même, au moment de partir, sa haute influence arracha à Maxime la promesse que le sang des accusés ne serait pas versé. Mais bientôt, détestablement inspiré par les évêques Rufus et Magnus, l’empereur écarta tout sentiment d’indulgence et livra l’affaire au préfet Evodius, homme violent et inflexible. Priscillien comparut deux fois devant lui et fut convaincu de maléfice. Il avoua aussi s’être livré à des études abominables,[20] avoir tenu des réunions nocturnes avec des femmes impudiques, et être dans l’habitude de prier tout nu. Evodius le déclara coupable et le plaça sous garde pendant que le rapport serait présenté au prince. La procédure fut transmise au palais; l’empereur décida que Priscillien et ses complices devaient être punis de mort.

LI. Ithace, voyant combien il se rendrait odieux aux évêques s’il conservait le rôle d’accusateur jusque dans les suprêmes formalités d’un procès capital, se désista de la poursuite pour n’avoir pas à comparaître: car la cause allait être jugée de nouveau. Cet acte de ruse ne pouvait rien changer, puisque tout le mal était fait. Maxime désigna alors pour soutenir l’accusation un certain Patricius, avocat du fisc. Sur ses réquisitions, Priscillien fut condamné à la peine de mort, et, avec lui, Félicissimus qui, bien que clercs, avaient, pour le suivre, abandonné les catholiques. On fit aussi mourir par le glaive Latronianus et Euchrotia. Instantius, déjà condamné, cela a été dit plus haut, par les évêques, fut déporté dans l’une des îles Scilly, à l’extrémité des Bretagnes. On s’occupa ensuite des autres [complices] dans les jugements qui suivirent: Asarivus et le diacre Aurélius furent condamnés à mort; Tiberianus à la confiscation de ses biens et à la déportation aux Scilly. Quant à Tertullus, Potamius et Johannes, gens de condition fort basse et qui avaient mérité miséricorde en se dénonçant eux et leurs complices avant toute question, on les relégua temporairement en Gaule. C’est ainsi que furent mis à mort ou punis d’exil des hommes très indignes de voir le jour; mais l’exemple était des plus mauvais. On l’excusa d’abord par l’autorité des juges et au nom du bien public. Mais, plus tard, Ithacius fut assailli d’attaques fréquentes; finalement, on lui prouva sa faute. Il la rejetait bien sur ceux par les ordres et les conseils de qui il avait agi; il n’en fut pas moins, seul entre tous, chassé de l’épiscopat. Ydacius, quoique moins coupable, s’était spontanément démis; en quoi il faudrait le tenir pour sage et réservé, s’il n’eût tenté plus tard de reprendre son poste perdu. Au surplus, Priscillien mort, l’hérésie dont il avait été le promoteur, loin de succomber, gagna des forces et se propagea plus au loin. Précédemment ses sectateurs avaient honoré leur chef comme saint; ils se mirent, dès lors, à lui rendre un culte en tant que martyr. Les corps des suppliciés furent rapportés en Espagne, où on leur fit de grandes funérailles, et même jurer par Priscillien fut tenu pour suprêmement religieux. Cependant se déchaînait au milieu des nôtres une guerre de discordes sans fin, alimentée par d’ignobles disputes qui duraient plus de quinze ans sans pouvoir être apaisées. Et maintenant, il n’est rien qu’on ne voie bouleversé et brouillé, principalement par les évêques: car c’est bien grâce à eux que la haine, le caprice, la peur, l’absence de caractère, la jalousie, l’esprit de faction, le libertinage, l’avarice, l’arrogance, la torpeur, la paresse ont fini par tout pervertir. En dernier lieu, contre le très petit nombre des bien intentionnés, les plus nombreux luttaient de projets extravagants et d’intrigues acharnées; parmi tout cela, le peuple de Dieu était couvert d’opprobre et de risée.

 

 


 

[1] Sulpice, plusieurs reprises, parle de l’Antéchrist. Saint Jérôme écrit aussi: Antichristus. Les Traités de Priscillien présentent une fois la forme anti et quatre fois la forme ante. Les deux formes se justifient également. La première constate que le personnage dont il s’agit viendra pour lutter contre le Christ, ce qui est exact. La seconde, qu’il viendra quelque temps avant le retour annoncé du Christ, ce qui est également exact.

[2] Les Septante, qui donnent une version beaucoup plus étendue que celle que Jérôme a traduite pour la Vulgate, disent ici : « Les chefs de l’armée assyrienne ne trouveront pas Oloferne et seront saisis de frayeur. » La leçon, bien plus vraie et plus énergique, que donne Sulpice, est celle de la Vulgate. Donc, pour Judith, notre auteur n’a pas employé les Septante.

[3] Cette phrase a été fort discutée par les commentateurs. Nous avons adopté la version de de Prato, de laquelle il résulte que le sacerdoce n’avait jamais été usurpé jusque-là, parce qu’il était perpétuel et héréditaire f?). Josèphe dit à cette occasion: Nemo enim ea dignitate spoliatus fuit quum semel eam obtinuisset.

[4] Ce texte a été interpolé, et de Prato l’avait très bien vu. L’Antiochus qui régna trente-sept ans, et qui fut appelé le Grand, n’est pas le frère, mais le fils de Séleucus Callinicus; c’est du Séleucus (qui régna trois ans et fut appelé Κεραυνός) qu’il est le frère.

[5] Il l’agit ici de l’immolation d’un porc.

[6] Sulpice n’a pas pu vouloir parler des lois nationales des Juifs; elles étaient contenues tout entières dans les livres sacrés d’Israël, et la pleine indépendance religieuse avait été conquise par Juda dit le Macchabée. Notre auteur a entendu indiquer la suppression du tribut annuel payé aux rois de Syrie, ou, du moins, sa diminution

[7] Lacune du manuscrit

[8] Le suicide de Vitellius est une imagination de Sulpice, ou plutôt brouillant ses souvenirs, il a attribué à Vitellius ce qu’il eût dû dire d’Othon, et attribué à ce dernier, Othone interfecto, ce qu’il aurait dû dire de Vitellius. De la même manière, il fait ceindre le diadème à Vespasien à une époque où les empereurs n’usaient pas de cet ornement des rois d’Asie, visiblement parce qu’il avait lu dans Suétone que Titus, songeant à se faire roi d’Orient contre son père, se coiffa d’un diadème à Memphis, en visitant le bœuf Apis.

[9] Cette phrase, d’une concision obscure, devient plus claire quand on se souvient que le parti des Zélotes terrorisait la population et rendait toute capitulation impossible. Titus ne pouvait se retirer qu’après la soumission ou l’écrasement des Juifs, opinion contraire à celle de Josèphe, mais puisée par Sulpice dans Tacite.

[10] Ces importants détails, en pleine contradiction avec Josèphe, sont tirés de la portion perdue des Annales. (Voir la note historique: le siège de Jérusalem.)

[11] Sulpice a emprunté ce passage à la lettre que Paulin lui écrivait en 403: de Prato pense, non sans raison, qu’il y a ici une lacune dans le texte.

[12] Ici commence un récit, tiré comme on va voir, de lettres de Paulin dont la date est postérieure à la rédaction de la Chronique. Manifestement, Sulpice a intercalé des lignes un certain temps après que son travail était terminé. Bernays montre très bien où se trouve le point de suture, comme toujours marqué par des maladresses de style. Ainsi, les mots liés à la suite de la trouvaille miraculeuse d’Hélène, sont tout à fait absurdes. Au contraire, supprimez ces lignes, et vous verrez qu’ils s’appliquent le plus congrûment du monde: « Depuis lors, nous jouissons de la paix: et la persécution future de l’Antéchrist sera la dernière; mais voici qu’un danger plus atroce (que les persécutions) fut engendré par cette paix, etc. »

[13] Augusta... Sulpice donne ici, pour la seule et unique fois, le titre exact des femmes associées à l’empire. Partout ailleurs, il dit Regina.

[14] Ce récit est tiré presque mot pour mot de la trente et unième lettre de Paulin. Paulin ne parle pas du renouvellement de la poussière enlevée par les pèlerins.

[15] Ce récit est, en partie, tiré de la cinquième lettre de Paulin.

[16] Ce passage est emprunté à saint Hilaire.

[17] Ce mot, pour Sulpice, signifie les partisans du symbole de Nicée. Au moment de la rédaction des Dialogues et de la Chronique, la soumission au dogme de Nicée cet devenue impérativement obligatoire d’après les lois de l’Empire (Cod. Theod., l. XVI, t. I), et le concile œcuménique de Constantinople a fait défense de célébrer le culte divin à ceux qui n’acceptent pas sans réserve la consubstantialité du Père et du Fils.

[18] Nom omis de l’évêque qui fit fouetter Martin.

[19] Il y a là une lacune.

[20] Dans le cas présent, il s’agit de l’étude de la magie.