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L.-C.-F. LACTANCE.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

DE LA

 

MORT DES PERSÉCUTEURS DE L'ÉGLISE.

 

 

LACTANCE

ET

LE DE MORTIBUS PERSECUTORUM

 

(Extrait de la Revue des Questions Historiques, t. lxxiv, octobre 1903.)

 

Lactance n'est guère étudié en France. M. Boissier, qui a fait des principaux écrivains du ive siècle une si pénétrante analyse dans son livre sur la Fin du paganisme, ne s'est pas occupé de ce contemporain de Constantin. M. Duruy, dans l’Histoire des Romains, lui a consacré quelques mots dédaigneux, pour contester son autorité historique. Il faut remonter jusqu'aux cours déjà lointains de Mgr Freppel à la Sorbonne pour rencontrer une étude, nécessairement un peu arriérée, de Lactance. Aussi, en écrivant un gros volume sur celui qu'on a appelé, non sans quelque motif, « le Cicéron chrétien, » M. René Pichon[1] a-t-il très opportunément comblé une lacune de notre littérature historique. Si j'ajoute que son livre répond à toutes les exigences de l'érudition moderne, que la critique des textes y est faite avec la méthode la plus minutieuse, sans que la composition en soit pour cela moins claire, le sens littéraire moins fin, et le style moins élégant, on comprendra que le travail dont je me propose de résumer les principales conclusions ne mérite que des éloges.

Sur Lactance lui-même nous savons peu de chose. Né en Afrique, il fut élève d'Arnobe, et lui succéda comme professeur. Appelé ensuite, sous Dioclétien, à occuper une chaire de rhétorique à Nicomédie, le peu de succès que son éloquence de rhéteur latin obtint dans cette ville toute grecque, et la misère où il tomba, le déterminèrent à chercher dans une autre voie la gloire et la fortune : il se fit écrivain. Il était déjà fort vieux lorsque Constantin l'appela en Gaule pour y diriger l'éducation de son fils Crispus. Au temps de son séjour à Nicomédie appartiennent sans doute ses ouvrages profanes, le Symposium, l'Itinéraire d'Afrique à Nicomédie, le Grammaticus, et probablement le premier en date de ses ouvrages religieux, le De opificio Dei. Selon toute vraisemblance, la rédaction définitive du plus important de ses écrits, les Divinae Institutiones, est du temps de son préceptorat, et peut se placer vers 307 ou 308. Aux années qui suivent appartiennent le De ira Dei, puis l’Epitome, édition abrégée des Institutiones. Si le De mortibus persecutorum a Lactance pour auteur, - ce que nous examinerons plus loin, - ce dernier traité est, cela va sans dire, postérieur à 313.

M. Pichon a nettement marqué les nuances qui distinguent Lactance des apologistes latins qui l'ont précédé. Ceux-ci, Minucius Félix, Tertullien, saint Cyprien, Arnobe, sont africains comme lui. Avec le premier, sans doute, Lactance offre quelque ressemblance : ses livres ont la modération d'idées, le langage cicéronien, le ton de bonne compagnie, la philosophie conciliante de l’Octavius : mais ils dépassent par la profondeur du sens chrétien cet aimable et un peu superficiel dialogue. En revanche, l'écrivain toujours maître de lui-même, et sans aucun accent provincial, qu'est Lactance n'a point les éclairs, la robuste personnalité, la langue incorrecte et savoureuse, la verve désordonnée, mais si puissamment créatrice d'idées et de mots, qui caractérisent Tertullien : il n'en a pas non plus la morale intransigeante. Même avec saint Cyprien, qu'il met cependant au premier rang de ses admirations, Lactance offre peu d'affinités : il disserte abondamment, là où l'évêque parle en administrateur et en directeur d'âmes : il fait surtout appel à la raison, quand Cyprien invoque les arguments d'autorité et les textes de l'Écriture. Ce qui surprend davantage, c'est que Lactance ne marche point du tout sur les traces de son professeur Arnobe : son style limpide contraste avec le langage dur et contourné du vieux maître : au pessimisme amer, au pyrrhonisme désespérant, par lequel celui-ci s'efforce de miner toute base philosophique, afin de faire régner la religion sur des ruines, Lactance oppose un optimisme non moins systématique peut-être, mais autrement consolant, qui montre la foi accourant à l'appel de la raison, et la religion se superposant à la philosophie pour la compléter et la couronne, non pour la détruire. Laïque, converti probablement sur le tard, imbu d'une forte culture classique, riche de réflexions personnelles sur la doctrine chrétienne plutôt que d'une science très sûre de la théologie, n'ayant de l'Écriture sainte qu'une connaissance assez écourtée, et probablement de seconde main, Lactance est surtout un philosophe religieux. Il concilie ingénieusement le dogme et la philosophie, revêt de ce beau latin, dont on constate la renaissance au iv siècle, les résultats de ses recherches, et les présente moins aux chrétiens déjà confirmés dans leur foi qu'à la masse flottante des gens intelligents et lettrés qu'il s'agit de détacher du paganisme pour les amener, persuadés et charmés, à la religion nouvelle désormais triomphante avec Constantin.

Dans plusieurs chapitres pleins d'idées et de faits, M. Pichon analyse l'œuvre apologétique de Lactance : le De opificio Dei, justification de la Providence divine par la contemplation des merveilles de la nature; les Institutiones, dans lesquelles l'auteur fait successivement le procès du paganisme et de la philosophie, résume l'histoire de la religion chrétienne proteste contre les persécutions dont celle-ci vient d'être l'objet, expose la morale du christianisme, établit par la philosophie et par la révélation la réalité de la vie future ; le De ira Dei, démonstration contre les épicuriens du dogme de la Providence; l'Epitome, qui est comme une carte abrégée, très précise et très bien ordonnée, de toute l'œuvre de Lactance. » Il y aurait grand intérêt à suivre M. Pichon dans l'étude si approfondie qu'il fait des sources religieuses et des sources profanes où a puisé Lactance, de l'influence exercée sur sa pensée par l'étude de Cicéron, des erreurs dualisme, millénarisme) qui déparent ses écrits à tant d'égards excellents. Avec non moins de fruit lira-t-on les chapitres consacrés à la composition, à l'art oratoire, à l'expression chez Lactance. Je ne puis qu'y renvoyer, car j'ai hâte d'arriver à une partie de l'ouvrage qui intéresse de plus près les historiens, je veux dire à celle qui a pour objet le livre si contesté De mortibus persecutorum.

Ce livre est ignoré des premiers éditeurs de Lactance. Il n'en existe qu'un manuscrit, qui passa de la bibliothèque de l'abbaye de Moissac, en Quercy, dans celle de Colbert, et est aujourd'hui à la Bibliothèque nationale. Baluze y reconnut le De persecutione signalé par saint Jérôme dans la liste des ouvrages de Lactance, et le publia en 1679. Dès l'année suivante, on le réédita à Oxford et depuis cette époque il eut de nombreuses éditions, soit seul, soit joint aux œuvres complètes de l'apologiste. Cependant l'attribution à Lactance du De mortibus fut presque aussitôt contestée. Le premier adversaire fut le bénédictin dom Le Nourry, éditeur lui-même du De mortibus en 1710. De nos jours, les avis sont partagés. Si des critiques comme Teuffel, Seeck, Schanz, attribuent le livre à Lactance, d'autres, tels que Bardenhewer, l'auteur de la Patrologie, ou Brandt, le dernier et récent éditeur de Lactance, le lui retirent. M. Pichon est un ferme tenant de la première opinion.

Il faut avouer que les objections présentées contre celle-ci paraissent d'une extrême faiblesse. Les unes sont extrinsèques, et tirées du manuscrit lui-même. Les autres sont intrinsèques : on les trouve soit dans le style du traité, qui différerait du style des autres ouvrages de Lactance, soit dans l'impossibilité où aurait été Lactance de connaître les événements qui y sont racontés. Examinons les unes après les autres.

Le manuscrit du De mortibus persecutorum commence ainsi : Lucii Caecilii incipit liber ad Donatum confessorem.... Dans la plupart des manuscrits de ses autres ouvrages, Lactance est appelé différemment : soit Firmianus Lactantius, soit Caelius Firmianus Lactantius. Le Nourry en conclut que le traité est d'un certain Lucius Cæcilius, et non de Lactance. Quand on connaît les habitudes des scribes antiques, on admettra facilement qu'entre Caelius et Caecilius la différence est médiocre. Mais il se trouve que plusieurs manuscrits soit des Institutiones, soit du De opificio Dei, soit du De ira Dei, soit de l'Epitome portent aussi Caelius et que des manuscrits des Institutiones, donnent le prénom Lucius. L'objection tombe ainsi d'elle-même. Reste celle du titre. Saint Jérôme attribue à Lactance un traité De persecutione, tandis que celui qui nous occupe a le titre plus détaillé et plus précis De mortibus persecutorum. Mais encore ici la différence n'est pas très sensible. Les anciens n'étaient pas toujours fort exacts dans la transcription des titres. M. Pichon cite des manuscrits où le De opificio Dei est intitulé soit De opificio corporis humani, soit De divina providentia, soit De formatione hominis, etc. Si le De mortibus persecutorum que nous possédons était différent du De persecutione vu par saint Jérôme, probablement celui-ci l'eût cité ailleurs dans son catalogue d'auteurs et d'ouvrages chrétien, car, tant pour l'intérêt du sujet que pour le mérite littéraire, ce n'était point un livre à passer inaperçu. « Or, dit M. Pichon, dans le catalogue du De viris Illlustribus on ne voit nul livre avec lequel on puisse l'identifier, si ce n'est le De persecutione ; nul auteur auquel on puisse l'attribuer, si ce n'est Lactance. »

L'objection tirée du style se réduit à ceci : « le style rapide, coupé, sec, souvent obscur à force de concision, qu'on voit dans le De mortibus persecutorum, ne peut être du même écrivain que les périodes vastes et majestueuses, sonores, simples, claires et même un peu prolixes, que Lactance a empruntées à Cicéron, et qui se rencontrent dans ses autres ouvrages. » M. Pichon fait observer avec raison que de semblables contrastes se remarqueront dans les œuvres de beaucoup d'auteurs célèbres; que la familiarité des Lettres à Atticus ne ressemble guère à l'éloquence apprêtée et solennelle du Pro Milone; que l’Histoire des Variations est écrite en phrases beaucoup plus courtes que les Sermons ou les Oraisons funèbres; et qu'entre un livre écrit pour l'édification ou même pour la glorification des chrétien, et dédié au confesseur de la foi Donat, comme le De mortibus, et un ouvrage composé en vue de païens lettrés, comme les Institutiones, la différence de but, de date, de public, explique très naturellement les différences du style. Mais il va plus loin, et, après avoir reconnu ces différences, il fait remarquer, dans le De moriibus, « bien des développements oratoires où l'on reconnaît l'auteur des Institutiones. » Le même goût pour les citations classiques, surtout les citations de Virgile, se rencontre dans l'un et dans l'autre.

Il convient d'ajouter que l'idée même du De mortibus, sa thèse alors nouvelle - car elle ne se trouve ni chez Minucius Félix, ni chez Tertullien, ni chez Arnobe - de philosophie historique, existe en germe, ou même est nettement exposée, dans les précédents ouvrages de Lactance. Cette thèse, c'est celle d'une Providence vengeresse, d'une « colère divine, » se manifestant non plus seulement à la fin des siècles, pour faire dans un jugement suprême la définitive séparation des bons et des méchants, mais dès ce monde, afin de punir par des châtiments temporels et sous les yeux des vivants les persécuteurs de l'Église. Le De mortibus la prouve par des exemples : les Institutiones l'avaient déjà posée en principe. On y lit des phrases comme celles-ci : « La vengeance qui suit toujours les persécutions est un puissant motif de croire. » « Dieu a coutume de venger dans la vie présente les tortures de son peuple. » Cette pensée se trouve plus développée dans l’Epitome, ouvrage un peu antérieur au De mortibus, mais appartenant cependant à la même période, au moment de triomphe qui suit la fin des persécutions : « Notre confiance n'est pas vaine, écrit Lactance; de tous ceux qui ont osé attaquer Dieu, nous avons appris ou nous avons vu nous-mêmes la mort malheureuse : pas un n'est demeuré impuni : ceux qui n'ont pas voulu reconnaître le vrai Dieu à sa parole l'ont reconnu à leurs supplices. » C'est, d'avance, tout le De mortibus. Des rapprochements de détail pourraient encore être faits entre ce traité et les Institutiones : ainsi, la dénonciation des aruspices qui décida Dioclétien à commencer la persécution est racontée avec les mêmes circonstances et presque dans les mêmes termes par l'un et l'autre livre, qui sont seuls à en parler.

On insiste, et l’on dit : Lactance, qui avait quitté Nicomédie vers 306 ou 307, n'a pu connaître tous les faits qui se passèrent en Orient depuis cette époque, et que raconte le De mortibus persecutorum. Il s'agit surtout des événements qui s'y sont déroulés entre 311 et 313, et sur lesquels, en effet, le De mortibus donne beaucoup de détails : l'édit de tolérance et la mort de Galère, la persécution de Maximin Daia, la guerre entre Constantin et Maximin. Pour répondre à l'objection, une hypothèse a été proposée : Lactance a pu revenir en Bithynie vers 311, et ainsi assister de près aux tragiques péripéties dont l'Asie romaine fut alors le théâtre. Je ne vois pas la nécessité de cette hypothèse. Rien ne prouve que le De mortibus ait été écrit tout entier à Nicomédie. Mettons à part les chapitres 1-6, relatifs à la fin des persécuteurs antérieurs au ive siècle : pour cette partie, la plus brève, de son livre, l'auteur a fait acte d'historien, non de témoin. A partir du chapitre 7 seulement, il parle de faits contemporains. Du chapitre 7 jusqu'au chapitre 24, c'est-à-dire de l'établissement de la tétrarchie à l'avènement de Constantin, période de temps comprise entre 292 et 306, l'auteur du De mortibus rapporte des faits qui se passèrent principalement à Nicomédie ou en Orient. Lactance résidait alors dans la capitale de la Bithynie. A partir du chapitre 24 jusqu'au chapitre 30, c'est-à-dire de 306 à 310, les événements principaux racontés dans le De mortibus, usurpation de Maxence, retraite de Maximien Hercule près de Constantin, mort de Maximien Hercule, se passent soit en Italie, soit en Gaule : c'est le moment où Lactance réside dans ce dernier pays. Les faits qui se déroulent depuis 310 jusqu'en 313, et remplissent les derniers chapitres de l'ouvrage, ont tour à tour ou simultanément l'Orient et l'Occident pour théâtre : le De mortibus donne des détails aussi abondants et aussi précis sur Galère et Maximin Daia, d'un côté, sur l'expédition de Constantin contre Maxence, la prise de Rome, la conférence de Milan, de l'autre. Comme l'écrivain n'a pu être à la fois en Orient et en Occident, il faut reconnaître que pour une de ces séries de faits il ne parle pas en témoin, ni même en voisin des lieux où ils se passèrent. M. Pichon fait très bien remarquer que « presque tous les faits relatés peuvent l'avoir été indifféremment par un spectateur ou par un historien absent, mais fidèlement renseigné. » Si l'on relit avec attention le De mortibus, on s'aperçoit qu'il n'y a guère, dans tout le livre, que deux groupes de faits qui supposent un témoin oculaire : le commencement de la persécution, et les circonstances de l'abdication de Dioclétien, ne peuvent avoir été connus avec tous leurs détails que par un habitant de Nicomédie ; le récit minutieux des intrigues de Maximien Hercule en Gaule émane, selon toute apparence, d'un familier de la cour de Constantin. Il se trouve précisément que, en 303 et en 305, dates de la persécution et de l'abdication, Lactance était à Nicomédie; en 310, date de la mort de Maximien, il était en Gaule.

Une seule objection peut, semble-t-il, être opposée à ces raisonnements : c'est le soin avec lequel l'auteur du De mortibus note le jour où fut promulgué à Nicomédie l’édit de tolérance de Galère (c. 35), le jour où fut connue à Nicomédie la mort de Galère (c. 35), le jour où fut promulgué à Nicomédie l’édit de Milan (c. 48). « Nous croyons, dit M. Pichon, que cette façon de dater est relative, non pas à l'auteur, mais aux destinataires de l'ouvrage, à Donat et à ses coreligionnaires de l'Église de Nicomédie : c'est en se plaçant à leur point de vue, et pour leur permettre de se retrouver dans cette histoire un peu compliquée, qu'il insère ces données chronologiques. » L'explication est peut-être bonne : on en pourrait aisément trouver d'autres. Lactance, qui écrit pour ses anciens amis de Bithynie, et dédie son livre à l'un d'eux, avait certainement des correspondants dans ce pays : c'est par eux qu'il a dû connaître une partie des événements qui s'y passèrent après que lui-même eut quitté l'Orient : rien de plus naturel que de le voir reproduire dans son livre des indications chronologiques que probablement ils lui ont fournies. En particulier, la promulgation de l'édit de Milan par Licinius à Nicomédie est un des faits principaux de l'expédition de cet empereur contre Maximin, et coïncide avec l'entrée victorieuse de l'allié de Constantin dans cette capitale abandonnée par son ennemi fugitif : un historien tant soit peu exact était obligé de donner ici une date précise.

Il me semble, comme à M. Pichon, que l'on peut considérer comme démontrée, non pas l'authenticité du De mortibus persecutorum, ce livre est incontestablement du ive· siècle, et ceux mêmes qui le retirent à Lactance se croient obligés de le donner à l'un de ses disciples, mais bien l'attribution traditionnelle qui, sur la foi de saint Jérôme, lui reconnaît Lactance pour auteur. Mais une autre question se pose: quelle en est la valeur historique? La conclusion très modérée de M. Pichon est que le De mortibus « apparaît comme une source historique à laquelle il serait dangereux de se fier absolument, mais qu'il serait aussi téméraire de négliger de parti pris. » Le savant critique me semble même, dans les pages qui suivent, dépasser un peu cette conclusion, car, sur la plupart des points où Lactance est en contradiction avec d'autres écrivains, il incline à donner raison à Lactance. Ainsi, sur l'origine de la persécution, sur la part respect de Dioclétien et de Galère à ses commencements, sur l'exécution plus ou moins étendue qu'elle reçut dans les États de Constance, il trouve le témoignage de Lactance préférable à celui d'Eusèbe. En ce qui concerne la part prise par Maximien Hercule à la révolte de Maxence, il préfère, de même, l'opinion de Lactance à celle d'Aurelius Victor. Sur le mariage de Constantin avec la fille de Maximien Hercule, il suit Lactance plutôt que l'auteur du VIe panégyrique et que Zosime. Le récit donné par Lactance des tentatives de Maximien Hercule contre son gendre lui paraît plus complet que celui des autres historiens, et sa narration si curieuse de la mort de Maximien, qualifiée par M. Duruy de « conte des mille et une nuits, » lui semble au contraire d'une couleur locale très plausible. D'une manière générale, M. Pichon fait remarquer que, en dépit de l'animosité montrée par Lactance contre tous les souverains persécuteurs du xve siècle, le jugement qu'il porte sur leur caractère et leurs mœurs s'accorde, le plus souvent, avec le portrait que tracent d'eux des écrivains païens comme Eutrope, Aurelius Victor et même Zosime : il eût pu ajouter que ce que dit Lactance de la folie partielle où tomba Dioclétien, des débauches de Maximien Hercule, est confirmé par le témoignage non suspect de l'empereur Julien.

Le point sur lequel la véracité de Lactance a été, dans ces derniers temps, le plus vivement contestée est sa version si dramatique de l'abdication de Dioclétien et de Maximien, selon lui arrachée aux hésitations larmoyantes du premier par une menaçante pression de Galère (c. 18). M. Duruy voit dans le récit de Lactance « une page de rhétorique que de complaisants écrivains ont prise pour une page d'histoire. » M. Coen, M. Morosi, considèrent aussi la narration du rhéteur chrétien comme une œuvre d'imagination. J'ai fait observer ailleurs qu'au moment de l'abdication Lactance était encore à Nicomédie, qu'il devint ensuite le précepteur du fils de Constantin, et qu'il peut avoir appris les détails de la scène, soit de quelqu'un de la cour, soit plus tard de Constantin lui-même, lequel, en 305, vivait au palais prés de Dioclétien. M. Pichon estime le récit de Lactance « inacceptable dans sa forme outrée et romanesque, » mais pense qu'il « contient peut-être une part de vérité. » On ne saurait guère, dit-il, ajouter foi aux menaces prétendues de Galère ni aux larmes de Dioclétien: mais que Dioclétien ait pressenti en son César un ambitieux et un rebelle, que celui-ci ait même fait entendre quelques murmures, que ses instances aient contribué à faire sortir du pouvoir un homme qui, d'ailleurs, n'y tenait plus guère, cela n'a rien d'incroyable. » Au fond, Aurelius Victor, qui donne pour motif à l'abdication la peur que Dioclétien eut de « luttes intestines, » intestinas clades, et « d'un désastre imminent pour l'État romain, » quasi fragorem quemdam impendere .... status romani, insinue peut-être, dans des termes différents, la même chose que Lactance. On me saura gré de reproduire la conclusion définitive de M. Pichon, au sujet de la valeur historique du De mortibus persecutorum. « Le seul conflit important, dit-il, est celui qui s'élève sur les causes de l'abdication de Dioclétien : et encore il s'agit là d'un de ces événements obscurs qui prêtent à toutes les hypothèses et mettent en émoi toutes les imaginations. Partout ailleurs le témoignage de Lactance est, sinon absolument vrai, du moins précieux et curieux. Il y a des cas, assez fréquents, où l'on doit le préférer à celui des autres écrivains ; il y en a d'autres où l'on doit le rejeter ; d'autres enfin où deux ou trois versions sont également admissibles. On a eu tort d'exalter de parti pris au-dessus de tous les autres cet intéressant document; on a eu tort aussi de le condamner a priori. Ce n'est pas l'unique dépôt de la vérité parfaite; ce n'est pas non plus un tissu d'erreurs et de mensonges ; c'est une source historique qu'il est utile de consulter et nécessaire de contrôler, une source mêlée de vrai, de vraisemblable et de romanesque, une source historique comme les autres ni plus ni moins. »

M. Pichon eût peut-être insisté davantage sur l'exactitude et la précision du témoignage de Lactance, en certains points que celui-ci est seul à traiter avec détails, s'il avait connu une étude toute récente de M. J. Maurice. A la séance du 4 janvier 1903 de la Société des antiquaires de France, ce savant numismate a fait remarquer comment la confrontation de quelques textes du De mortibus avec les résultats désormais acquis de la classification chronologique des monnaies constantiniennes confirme les assertions de l'historien. J'emprunterai à ses dissertations un petit nombre d'exemples, ne pouvant les citer tous. Le chapitre 28 montre, en 308, Maximien Hercule essayant, à Rome, de détrôner son fils et associé Maxence, pour régner seul à sa place, puis, chassé par celui-ci, se réfugiant en Gaule près de Constantin. En 308, aucune monnaie de Maximien Hercule n'est plus émise à Rome; on n'en frappe plus que de Maxence seul, tandis qu'au contraire Constantin, en Gaule, en fait frapper de Maximien. Le chapitre 42 rapporte que, en 311, après la mort de ce dernier, Constantin ordonna de renverser ses statues et de détruire ses images : précisément aucune monnaie de Maximien, qui aurait dû être honoré comme Divus si sa mémoire n'avait été condamnée, ne sort à cette date des ateliers de Constantin. Le chapitre 43 représente, en 312, Maximin Daia s'alliant avec Maxence contre Constantin, et Maxence prenant pour prétexte de la guerre la vengeance à tirer de la mort de son père Maximien. La vérité de ce récit, dit M. Maurice, est confirmée par la comparaison des émissions monétaires des ateliers de Maxence avec celles des ateliers de Constantin. « On vient de voir que Constantin qui, pendant la vie de Maximien Hercule, avait émis ses monnaies, n'en frappa après sa mort aucune où il aurait été consacré comme Divus. Maxence fit le contraire; il n'émettait plus de monnaies de son père, Maximien Hercule, depuis sa brouille avec lui en 308; après sa mort il fit émettre en quantité les monnaies commémoratives du Divus Maximianus Pater Augustus et du Divus Maximianus senior Augustus dans ses ateliers de Rome et d'Ostie. En consacrant sa mémoire comme Divus, il condamnait Constantin qui l'avait fait périr, et se préparait à la guerre inévitable comme s'il avait voulu venger la mort de son père. ,» M. Maurice ajoute que Maxence fit frapper à Rome, en 311, des monnaies de Maximin Daia, qui sont une preuve de l'alliance de ces empereurs.

M. Maurice termine en disant que l'exactitude des récits du De mortibus, ainsi contrôlée par la numismatique, est un argument en faveur de l'attribution de ce livre à Lactance, puisque « nul n'était mieux placé que le précepteur de Crispus pour connaître la réalité des négociations engagées entre les empereurs et leur diplomatie. » C'est arriver par une voie nouvelle aux mêmes conclusions que M. Pichon.

 

Paul Allard.

 

 

 


 

[1] Lactance, Etude sur le mouvement philosophique et religieux sous le règne de Constantin, par René Pichon, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, Paris Hachette, 1901, 1 vol. in 8, xx-470 p.