TABLE DES MATIÈRES
DE SAINT JEROME |
A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE MEAUX.
MONSEIGNEUR
J'ai l'honneur de vous dédier la traduction des Oeuvres de saint Jérôme. Érasme savait presque par coeur les lettres de ce savant docteur de l'Église; sainte Thérèse s'était fait une règle d'en lire tous les jours un fragment, et Bossuet leur a emprunté beaucoup d'idées et quelquefois des passages entiers. Cet ouvrage, monument remarquable d'érudition et de génie, s'adresse aux diverses classes de la société. Les femmes y trouveront des exemples admirables de vertu et de charité et d'excellents conseils; les jeunes gens, des modèles d'une éloquence antique et des leçons de spiritualité; les hommes graves, des renseignements précieux sur la législation, les moeurs et l'histoire des quatrième et cinquième siècles; les prêtres, une science profonde de l'Écriture sainte, une connaissance parfaite de l'histoire ecclésiastique et une soumission respectueuse à l'autorité de l'Église. J'ose espérer, Monseigneur, qu'un travail si important et qui peut être si utile à tous les chrétiens, aura l'approbation d'un prélat aussi recommandable par son savoir que par son zèle, sa charité et ses vertus apostoliques.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect,
Monseigneur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
BENOIT (DE MATOUGUES ).
Le 12 octobre 1838.
i AVIS DE L'ÉDITEUR.
De tous les Pères de l'Église celui qui a le plus souffert de la négligence des copistes et de l'ignorance des temps, c'est saint Jérôme , et les nombreuses éditions de ses oeuvres, publiées à diverses époques et d'après des manuscrits différents, viennent attester ce fait.
Parmi ces éditions, les unes sont incomplètes, et les autres contiennent l'ensemble des écrits de saint Jérôme.
Celles qui sont incomplètes, sont.: 1° l'édition de Rome, 1468, par André, évêque d'Aleria, 2 volumes in-folio; 2° l'édition publiée sans indication de lieu, sans chiffres, réclames, ni signature, avec des caractères attribués à Mentel, également en 2 volumes in-folio; 3° l'édition de Mayence, 1470, 2 volumes in-folio, par Petit Scheffer; 4° l'édition de Lyon, 1500, en 3 volumes in quarto, sans noms d'imprimeur, sans pagination, avec des vignettes où le saint est représenté en habit de cardinal.
Les éditions complètes, sont: 1° celle de Marianus Victorius, publiée à Rome, 3 volumes in-folio; 2° l'édition de Bâle, faite par les soins du savant Érasme, 1537, 5 volumes petit in-folio; 3° l'édition des Bénédictins, publiée à Paris par dom ëartiannay, 1696, 5 volumes grand in-folio; 4° l'édition de Vérone, 1734, 11 volumes très minces grand in-folio (1). Ces diverses éditions offrent des variantes assez nombreuses, et chaque éditeur déclare avoir rétabli le texte défiguré ou corrompu par ceux qui l'ont précédé. Nous l'avouons, nous ne pouvons sans crainte entendre parler de la correction ou du rétablissement d'un texte quelconque; car lorsqu'il s'est écoulé des siècles sur ce texte, qu'on n'est plus au courant de la pensée de l'auteur, qu'on a perdu l'intelligence des habitudes et des idées de son époque, le travail devient d'une difficulté extrême: D'un autre côté nous savons bien que la bonté d'une édition dépend en partie des connaissances, du goût et de l'esprit de discernement de l'éditeur. C'est ce qui donne un si grand mérite à l'édition de Bâle, bien que le texte n'ait pas été publié d'après des manuscrits aussi purs que ceux de Vérone. Car qui avait plus de science et de goût qu'Érasme? Cette dernière qualité manque quelquefois au laborieux et savant Martiannay, qui a surchargé de pièces assez inutiles son édition plus remarquable toutefois que celle de Bâle par la pureté de son texte.
Quant au plan de ces éditions, il varie. L'édition de Marianus, dont l'exécution typographique est d'une admirable beauté, donne d'abord les lettres, puis finit par les commentaires sur les écrivains sacrés. Érasme publie aussi les lettres (mais sans ordre de date) et les traités sur divers passages de l'Ecriture; il donne ensuite les commentaires sur les prophètes et autres parties des livres sacrés, et enfin quelques pièces apocryphes. 11 y a joint des notes et des scholies que souvent on consulte avec fruit. Martiannay a adopté à peu près le même plan; seulement, sous le titre de Prolégomènes, il a ajouté sur l'ensemble des écrits de saint Jérôme et sur les éditions qui ont précédé la sienne un vaste et consciencieux travail qui ne laisse pas que d'avoir son importance et son utilité; mais il a augmenté, comme je l'ai dit, on ne sait trop pourquoi, le nombres de pièces regardées comme apocryphes parles commentateurs et les critiques.
Après avoir donné les lettres par ordre de date, l'édition de Vérone publie les grands traités, les traductions de l'Ancien-Testament, les commentaires et les traductions de quelques ouvrages grecs, tels que la règle de saint Pacôme, les Lettres pascales de Théophile, les Homélies d'Origène, etc., etc.
Quant à nous, profitant des travaux des éditeurs, des commentateurs et des traducteurs qui nous ont précédé, nous avons en quelque sorte imité saint Jérôme quand il parcourait les Ecritures pour choisir les textes, et pour, suivant sa propre expression, faire un bouquet des plus belles fleurs. Voici le plan que nous avons suivi. Nous avons divisé les oeuvres en sept séries : la première, sous le titre ii d'Histoire, renferme le Livre des hommes illustres; la seconde, intitulée Critique sacrée, contient les écrits relatifs à. l'interprétation de l'Écriture ; la troisième, les traités de morale parmi lesquels on remarque le commentaire sur l'Ecclésiaste, qui n'est point, comme son titre semble l'annoncer, un simple ouvrage d'érudition; la quatrième, les ouvrages mystiques; la cinquième, la polémique: cette série est extrêmement importante; elle offre les questions les plus élevées de la philosophie et de la religion. La sixième comprend par ordre de date toutes les lettres ; cette série est aussi du plus grand intérêt; car elle offre non-seulement l'histoire morale du siècle, mais encore le tableau des événements politiques. La septième enfin se compose de quelques lettres écrites à l’occasion des travaux de saint Jérôme sur l'Écriture, et de divers fragments de ses commentaires.
Ces sept séries, renferment ses écrits originaux, le reste se compose de commentaires et de traductions de l'Ancien-Testament. Nous n'avons point cru devoir traduire le traité contre Helvidius et les livres contre Jovinien; car ils auraient fait double emploi avec l'apologie de ces mêmes livres, adressée au sénateur Pammaque, avec le Traité sur la Virginité, et le livre contre Vigilantius, où les mêmes idées se retrouvent presque avec les mêmes expressions et sans développements nouveaux. Des trois apologies contre Rufin, nous avons choisi la troisième parce qu'elle est la plus éloquente, et que saint Jérôme, au milieu de beaucoup de choses nouvelles , y a reproduit avec une énergie singulière tout ce qu'il avait dit dans les deux premières. Le Dialogue contre les Pélagiens, n'étant qu'une répétition du traité sur les erreurs de Pélage, adressé à Ctésiphon , nous n'avons pas cru devoir le traduire.
A une époque où l’imprimerie n'existait pas et où il y avait tant de difficultés à se procurer des copies, on concevra facilement que dans le nombre des livres d'un auteur il y en ait qui se répètent les uns les autres; car quand saint Jérôme avait écrit une lettre qui faisait plus eu moins de bruit, chacun lui en demandait copie ou voulait au moins en avoir la substance, de sorte que, tout en parlant sur un sujet différent, il était ainsi amené à reprendre les propositions qu'il avait déjà discutées. Avec l'imprimerie il aurait évité cet inconvénient qui le frappait lui-même, puisqu'il le reconnaît en plusieurs endroits.
Après avoir examiné aven soin toutes les éditions , nous avons, dans notre travail, suivi l'édition de Vérone et celle des Bénédictins pour le texte; toutefois nous devons ajouter que nous avons consulté celle de Bâle à cause des scholies d'Erasme, et que nous avons adopté son texte pour les traités sur l'Éducation des Filles, sur la Viduité à Furia et à Salvina, et pour le livre contre Vigilantius. Quant aux traités sur les Devoirs des prêtres à Népotien, et sur les Obligations des Solitaires au moine Rustique, nous avons suivi le texte de l’édition de Lyon.
Nous avons consulté le père Guillaume Fillâtre, modeste bénédictin de Fécamp, d'une science laborieuse et profonde, qui a cherché à éclaircir les points les plus obscurs de saint Jérôme. Et encore n'a-t-il présenté ses remarques que d'une manière dubitative; car il y a dans quelques lettres et dans quelques traités (l'apologie contre les accusations de Rufin, par exemple) des allusions si cachées, des passages si mêlés de sens spirituels et anagogiques tirés de l'explication de mots hébreux, qu'il est difficile de les pénétrer.
Quant à l'ordre chronologique, la confusion est extrême chez presque tous les auteurs. Nous nous en sommes rapporté, pour les dates, à l'édition de Vérone, aux Bollandistes, et aux indications de Tricalet dans sa bibliothèque des Pères.
Nous connaissons plusieurs traductions des divers traités de saint Jérôme. Les vies si poétiques, si merveilleuses des Pères du désert ont été traduites quatre fois. Jehan du Pré les publia en 1466 , à Paris, en un volume in-folio ; il en parut une traduction à Lyon, la même année, puis une autre en 1495. La troisième fut imprimée chez Jehan de Marnef, mais sans date. La quatrième est d'un pieux et savant solitaire de Port-Royal, Arnaud d'Andilly. Celle-là est infiniment supérieure à toutes les autres. Cette manière de conter simple et naïve, ces formes qui reproduisent presque la phrase de saint Jérôme, et toujours sa foi vive, n'existent plus dans notre langue. On y respire, pour ainsi parler, un parfum de sentiment religieux qui tient sans doute un peu à la naïveté de la langue, mais beaucoup à la conviction sainte du traducteur. Aujourd'hui ces conditions seraient presque impossibles à retrouver. Traduire avec notre style tout matérialiste les événements extraordinaires de la vie du moine Male, les miracles et les prodiges merveilleux de la vie de saint Hilarion racontée avec tant de chaleur et d'enthousiasme, ne serait-ce pas leur retirer tout leur prestige et comme protester d'avance contre leur véracité? Arnaud d'Andilly a fait à ces vies un seul changement, sans doute pour en rendre la lecture plus facile; c'est la division en chapitres.
Ces considérations nous ont engagé à reproduire cette traduction, et nos lecteurs nous sauront d'autant plus de gré de la voir ici qu’elle est devenue d'une rareté extrême. Dom Martiannay, éditeur de l'édition des Bénédictins, n'a traduit que le commentaire sur l'Ecclésiaste ou Traité des vani- iii tés. Cette traduction est excellente, et nous n'avions rien de mieux à faire que de la reproduire. Le Traité des vanités n'est qu'un chapitre des longs commentaires de saint Jérôme sur la Bible, et nous l'avons complété, autant qu'il était en nous, par divers fragments qui forment notre septième série.
Les lettres ont été traduites quatre fois; c'est, comme nous l'avons déjà remarqué, une des parties les plus intéressantes des oeuvres de saint Jérôme. La première traduction parut à Paris en 1520, en un volume in-4°, lettres gothiques sans pagination; la seconde n'est qu'un choix des lettres en un volume in-8°, 1678; la troisième, en trois volumes in-8°, est due à Guillaume Roussel, bénédictin, Paris, 1703; la quatrième, en trois volumes in-12, est de Jean Petit, cordelier, Paris, 1709.
Nous avons emprunté à l'édition de 1678, toutefois après avoir revu et corrigé sur le texte des éditions de Lyon et de Bâle, la lettre ou plutôt le traité intitulé : Education des cérémonies de l’ancienne loi, adressé à Fabiola, que Roussel a oublié dans son édition; les traités sur la Viduité, à Furia et à Salvina; ceux des Devoirs des prêtres, à Népotien, des Obligations des Solitaires, au moine Rustique, et de l'Éducation des filles à Leta et à Gaudentius.
Les éditeurs et les commentateurs sont partagés sur l'auteur du traité : Consolations d'un malade, et sur sa forme première. Les uns le publient en dialogue, les autres en un simple traité; plusieurs le regardent comme apocryphe; quelques-uns l'admettent comme venant de saint Jérôme, mais néanmoins sans certitude historique. L'édition de Vérone l'admet comme probable; c'est aussi l'opinion de l'évêque d'Aleria. Leclerc, dans sa Bibliothèque choisie, à l'article Martiannay , ne paraît pas éloigné de l'attribuer à saint Jérôme; il croit y reconnaître son style, ses idées et sa manière; nous penchons pour ce dernier avis.
Nous avons adopté en partie la traduction de Guillaume Roussel, parce que c'est une eeuvre faite de conscience et que nul ne pouvait mieux exécuter un travail si important que ce laborieux et savant bénédictin, surtout pour le dogme et la théologie. Il emploie toujours avec un soin scrupuleux les termes reçus et consacrés par l'Église. Toutes nos corrections sont de style; car le fond de la pensée nous a toujours semblé admirablement rendu.
Le Livre des hommes illustres, sorte d'aperçus biographiques sur les écrivains chrétiens depuis la mort de Jésus-Christ jusqu'à la quatorzième année du règne de Théodose; le Traité à la vierge Principia, ou explication du psaume LXIV, dont la fin est à la fois si vive et si éloquente (2); l'Apologie de Jérôme contre les accusations de Rufin; la lettre à Eusèbe sur les lamentations du prophète Jérémie; les lettres à la vierge Eustochia, pages 620 , 622, 624, 625, et enfin toutes les matières de la septième série, à l'exception de la lettre à la vierge Démétriadès, se trouvent ici traduits pour la première fois. Quant aux ouvrages qui suivent et qui forment la partie la plus importante des oeuvres de saint Jérôme, nous avons cru devoir en donner une traduction nouvelle : tels sont les traités et les lettres sur la parabole de l'enfant prodigue, au pape Damase; sur le prophète Isaïe, à Paula et à Eustochia ; sur la virginité, à la vierge Eustochia; contre l'hérétique Vigilantitis; sur les erreurs de Pélage, à Ctésiphon; sur les juifs, au préfet Dardanus; contre les Montanistes , à Marcella; sur les écrivains grecs et latins, à I'arateur Magnus; entre un moine, à Domnion, à Théodotius, page 453; à Chromatius Jovinus et Eusèbe, idem, à Nicéas, page 455; à Chrysogone, page 455 ; à Antoine, page 458 ; à Vincent, page 459; aux vierges de la montagne d'Hermon, page 465 ; à Florentins, idem; à Chromatius et à Héliodore, page 466; à Florentins, idem; à Paula et à Eustochia, page 467; à Butin, idem; à Héliodore, page 470; au prêtre Marc, page 475; à Didier, page 476; à Marcella, page 486; à Marcella, page 489; à Domnion et à Rogatien, page 498; à Chromatius et à Héliodore, page 500; à saint Paulin, idem; au prêtre Amandus, page 507; au prêtre Vital, page 529; à Marcella, page 530; à Rufin de Rome, page 538; au sénateur Pammaque et à Océanus, page 574; à saint Augustin, page 585 ; à la vierge Démétriadès, etc.
Il est facile maintenant d'apprécier les avantages de notre édition: 1° par les nouveaux traités qu'elle renferme; 2° par les nouvelles traductions que nous avons faites; 3° par l'ordre que nous avons établi. Les écrits de saint Jérôme n'ont jamais été réunis dans une édition française. Puisse ce premier essai être fructueux! puisse-t-il faire lire les oeuvres de ce grand saint, si importantes pour l'étude des moeurs, de l'histoire, de la législation et de la religion au quatrième et au cinquième siècle!
ESSAI.
Je voudrais que tous les esprits éloignés du christianisme, que tous ceux qui se persuadent qu'il a pu se soutenir et vaincre sans combats et sans douleurs, tous ceux enfin qui ignorent l'époque des Pères de l'Eglise, connussent saint Jérôme et ses contemporains. Ils pourraient voir effectivement, par l'histoire du quatrième et du cinquième siècle combien, malgré les obstacles les plus invincibles, le christianisme moralisait l'humanité. On l'avait cependant attaqué matériellement par les supplices et la mort, et intellectuellement par des hérésies et en niant la divinité du Christ. Mais il remportait tout à la fois et sur le bourreau, et sur les hérésiarques, et sur le paganisme raisonneur; déjà il embrassait toute l'étendue de l'empire en Orient en Occident. En vain l'empereur Constance associait-il sa fortune à celle de l'arianisme; en vain Julien-l'Apostat reprenait-il le paganisme en sous-oeuvre, et en vain déclarait-il que lui, l'empereur, avait foi en Jupiter et en Minerve. Chaque citoyen restait immobile, ou plutôt courait se prosterner devant la croix. La société offrait alors, dans une effroyable confusion de toutes choses, un admirable spectacle: les pauvres étaient patients, les riches généreux; les ignorants s'éclairaient, les faibles devenaient forts et les esclaves recevaient la liberté. Le vieux monde s'écroulait de toutes parts sous le fardeau de ses vices et de ses remords. La société romaine regardait, sans la comprendre, la doctrine nouvelle qui lui paraissait comme un renversement du bon sens; car elle ne concevait rien au-delà de la vie matérielle, Or, le christianisme était le triomphe de l'intelligence sur la matière, du droit sur la force, et ses prédicateurs ne cessaient de l'annoncer. Jamais la justice du droit ne fut enseignée d'une manière plus mémorable. Saint Athanase, patriarche d’Alexandrie, annulait par son inébranlable impassibilité, l'opiniâtre vouloir de l'arien Constance. Saint Hilaire de Poitiers allait plus loin, et dans l’exil il démontrait à cet empereur qu'il y a des droits pour l’homme en dehors de toute force politique, et que la violation de ces droits est un crime pour l'autorité.
Après ces deux grands hommes un simple prêtre apparaît et se fait le précepteur de la société entière : ce prêtre, c'est saint Jérôme. Retiré dans sa solitude, il devient l'oracle du monde. Consulté de toutes parts, il répond à tous, aux pauvres comme aux riches, aux ignorants comme aux savants, aux esclaves comme aux maîtres. On lui écrit de la Germanie, des Gaules, de l'Espagne, de l'Italie, de l'Afrique et de l'Asie. Il console, il menace, il instruit et il prie. Rien ne lui est étranger; il parle de la grandeur de Dieu avec la langue majestueuse d'Isaïe, il pleure comme Jérémie sur les calamités de Rome, il est patient comme Job dans la maladie, il menace les méchants comme Ezéchiel. Aux pauvres, aux souffrants et aux esclaves, il montre le Christ sur la croix; aux riches et aux heureux du monde, la mort qui va les frapper; aux hommes il prêche la continence, aux femmes la virginité; il établit l'indissolubilité du mariage, l'égalité des droits pour tous, il appelle tous les hommes à vi une rénovation complète, puis il leur montre le ciel où les attend le chœur des anges pour chanter des Alleluia et des Amen éternels.
La vie de saint Jérôme est tout-à-fait à part; il n'a point eu à lutter contre l’autorité politique comme saint Athanase et saint Hilaire de Poitiers; il n'a point eu de leçons à adresser à des empereurs et des impératrices comme saint Ambroise et saint Jean-Chrysostome. Il ne s'est point borné à la vie silencieuse du désert comme saint Paul et saint Hilarion dont il a écrit la vie; mais il est entré dans la société de Rome, et les admonestations et les véhémentes que les Pères que j'ai nommés adressaient aux empereurs, lui, il les adressait aux sénateurs, aux riches, aux femmes et aux prêtres de Rome. Il préconisait partout de vive voix et par écrit la vie pénitentiaire des solitudes de la Syrie et de l’Egypte. Le mépris des richesses et des jouissances, l’exaltation de la virginité et la prédication de la retraite, c'est ce qui caractérise spécialement ce Père.
La vie laborieuse et agitée de saint Athanase a peut-être moins influé sur les idées sociales de l’époque que celle de saint Jérôme.
Ce dernier a établi clairement qu'il y avait deux vies dans l’homme: la vie intellectuelle et la vie matérielle. Autant il relève l'une, autant il rabaisse l'autre; il dit et il écrit à tout le monde que la première doit prévaloir contre l’autre en tout et partout. Son ardeur pour la virginité va si loin qu'il effraie la société romaine encore mal assurée dans sa nouvelle voie.
Il changea les idées et les moeurs de ses contemporains; il inspirait aux jeunes filles l'amour de la virginité, aux veuves l'amour de la viduité, aux hommes l'amour de la solitude et de la pénitence. Et quand du fond du désert sa voix arrivait dans les salons de Rome, ce n'était ni la « cymbale retentissante » de l’Apôtre, ni « la voix dans le désert » du prophète; c'était une voix éloquente et qui entraînait son auditoire. Les malheurs du temps et les désastres de l'empire venaient à l'appui de ses paroles. On croyait entendre un nouveau Jonas criant: «Faites pénitence; car dans quarante jours Ninive sera détruite. » Il suffisait pour cela de jeter les yeux sur les provinces de l'empire successivement ravagées par les Barbares qui semblaient avoir hâte de détruire Ninive, c'est-à-dire Rome.
Jérôme appartenait à la contrée danubienne, théâtre de l'histoire où se jouait alors la fortune du monde, la Pannonie; car une guerre active, implacable, se faisait entre ces provinces et l'empire, où tout d'ailleurs, restait silencieux pour entendre les courtisans et les flatteurs.
L'empire romain, malgré le despotisme impérial, avait conservé toutes les formes républicaines. On avait des consuls comme au temps du sénat et du peuple romains. Bassus et Ablavius étaient consuls lors de la naissance de Jérôme, en 331.
Par une coutume romaine, les fils se faisaient gloire de porter le nom de leurs pères et de le perpétuer dans les familles. Jérôme prit le nom d'Eusèbe, nom de son père. Comme les jeunes gens, de toutes les parties de l’empire se rendaient en Italie pour y finir leurs études, Jérôme quitta Stridon pour aller à Rome, où l'on croit qu'il étudia sous le célèbre Victorin, professeur d'éloquence.
Victorin était l’orgueil de Rome païenne au quatrième siècle. Dans sa vieillesse il se convertit au christianisme. Cette cérémonie se faisait toujours publiquement et avec éclat. Victoria prononça à voix haute et ferme la profession de foi, ou le Symbole. Les païens étaient indignés, et les chrétiens triomphaient. Victorin fut obligé de renoncer à sa chaire d'éloquence par l'édit de Julien, qui déclarait les catholiques incapables d'exercer aucune charge ni emploi.
A cette époque Rome offrait à un observateur attentif un spectacle bizarre et curieux tout à la fois.
Il y avait deux choses que la société romaine ne pouvait comprendre dans le christianisme vii l'humilité et la chasteté; l'une lui paraissait une bassesse d'âme, un manque de sentiments, et l'autre presque une folie.
Les mœurs, quoique voluptueuses et débauchées, se ressentaient encore de la vieille rudesse, ou plutôt de la brutalité romaine, même parmi les femmes. Ainsi on voit une grande dame de Rome donner un violent coup de poing à une mendiante dans l'église de Saint Pierre, parce que la mendiante lui demandait, après avoir déjà reçu.
Les femmes riches faisaient venir chez elles des musiciens et des joueurs d'instruments pour amuser leurs loisirs. Elles mettaient du rouge sur les joues et sur les lèvres, du blanc sur la gorge pour en dissimuler les veines, leurs cheveux, élevés en étagés étaient tressés; elles portaient des filets d'or dans les tresses, des perles d'un prix inestimable aux oreilles, des odeurs et des parfums rares étaient répandus sur leurs vêtements; dans cette toilette, elles sortaient précédées et suivies d'une foule d'esclaves des deux sexes. Il y avait gloire à en montrer un grand nombre. Quelques-unes se promenaient sur les places publiques, accompagnées d'un beau jeune homme, d'une brillante tournure et d'une mise recherchée, suivies de leur intendant élégamment frisé.
Elles prenaient le bain entourées de leurs femmes et d'eunuques; puis, pour amuser leurs loisirs, elles travaillaient à divers ouvrages de soie, d'or et d'argent, mais jamais de laine, qui restaient exclusivement réservés aux femmes du ample.
La hiérarchie des classes de la société se retrouvait dans les réunions de veuves et de vierges qui vivaient en communauté. Celles qui avaient eu dans le monde une position de naissance ou de fortune ne mangeaient pas à la même table que celles sorties des dernières classes ou qui avaient été esclaves. On voit combien le christianisme avait de peine à faire entrer dans les mœurs l’égalité et l'humanité qu'il était venu prêcher.
Les veuves riches se remariaient habituellement à des hommes sans fortune qui alors n'étaient que leurs valets, et qui devaient savoir ignorer les liaisons de leurs femmes avec quelque jeune et bel affranchi. S'ils avaient le malheur de se plaindre ou la maladresse de parler en maître, vite la femme recourait au divorce. Les jurisconsultes de Rome ne manquaient jamais de motifs graves pour appuyer la demande, et la science du droit n'avait rien à refuser à de riches et jolies solliciteuses.
Entrez dans ce palais , traversez cette foule d'esclaves, et vous arriverez jusqu'à Sempronia, riche veuve. Souffrante, elle prend un bain au milieu de femmes plus coquettes les unes que les autres. La salle est embaumée de parfums exquis. Des eunuques attendent, prêts à obéir aux moindres ordres. Des femmes et des eunuques , cela sauve les apparences ! Mais il y a aussi dans le palais de jeunes affranchis de bonne mine, agréables de leur personne, élégants dans leur mise. Sempronia se dit chrétienne !
Saint Jérôme a compris qu'un tel état de choses n'était qu'un cercueil blanchi. Il attaquera donc vivement et ces femmes, et les prêtres qui veulent concilier la loi nouvelle avec les mœurs de la société romaine. Dans cette prétention, il découvre un danger imminent.
L'apôtre saint Jacques a condamné la foi sans les oeuvres. Nous allons voir Jérôme prêcher la même doctrine, et la faire pénétrer jusque dans la société romaine. Lui fera-t-on des reproches? lui dira-t-on que lui-même ne se conforme pas à la parole de saint Jacques? Qui oserait lui parler ainsi, à lui qui va se retirer dans une des plus affreuses solitudes de la Syrie; à lui qui se couvrira du sac de la pénitence et qu'on verra sous un soleil ardent ne vivant que de racines et ne buvant que de l'eau? Sigillus, néanmoins, n'est pas de cet avis, non plus que les habitués de sa boutique; car les oisifs et les fainéants de Rome se réunissaient dans les boutiques des apothicaires pour apprendre les nouvelles, les répandre, et causer de tout, comme en France, en. Espagne, en Europe, on viii s'est réuni depuis chez les barbiers, puis dans les cafés.
Chez l'apothicaire Sigillus on passait en revue les actions des prêtres de Rome, des veuves et des vierges; on racontait les scandales, et souvent on les exagérait.
C'est au milieu de ce luxe et de ces passions mauvaises que Jérôme fit ses études; il ne put leur échapper, et, comme il nous l'apprend lui-même, il devint leur esclave. Son amour de l'étude néanmoins le sauva; il vit qu'il ne pouvait le concilier avec les plaisirs, et, en se promenant dans les catacombes de Rome, il se résolut à les fuir. Les restes des martyrs recueillis en ces lieux vinrent en aide à sa volonté. Il reçut le baptême, et en prenant le titre de chrétien il se décida à l'être effectivement. Il quitta Rome et vint à Aquilée. Cette ville, qui n'est plus aujourd'hui qu'un petit village ruiné , était alors aussi célèbre que florissante. Valérien, son évêque, l'avait arrachée à l'arianisme, et réunissait autour de lui des hommes instruits et considérés, Chromatius, Jovin, Eusèbe, Nicéas, Héliodore, Rufin, etc., etc. Jérôme se lia avec eux et en fit ses amis, puis il passa dans les Gaules.
On y voyait alors une foule de chrétiens illustres au nombre desquels il faut placer l'évêque de Poitiers, si célèbre par son exil et son opposition à l'empereur Constance. Toulouse, Bordeaux, Autun, etc., etc., s'enorgueillissaient aussi de leurs évêques et de leurs savants. Jérôme les connut tous; et ce fut au milieu d'eux qu'il fut témoin du ravage de la Gaule incendiée par les Barbares. Ces ravages furent effroyables. Mayence, ville importante, fut ruinée, et ses habitants massacrés dans les églises; Worms, Spire, Reims, Amiens, Térouenne, éprouvèrent le même sort. Le Midi ne fut pas plus heureux, et Toulouse eut aussi à lutter contre les Barbares qui semblaient se préparer pour l'avenir de plus hautes destinées. Saint Jérôme, qui assista à leurs commencements, vécut assez longtemps pour voir ces destinées se réaliser; et, quarante-cinq ans plus tard, il déplorait la prise ,de Rome. Les lettres qu'il écrivit sur la Gaule sont d'admirables morceaux d'histoire; elles renferment des documents bien précieux et que malheureusement nos historiens ont presque tous négligé de consulter.
Dans son voyage il visita Trèves, qui était comme la capitale du nord de l'empire, et tous les bords du Rhin. De retour à Aquilée, il partit pour Stridon où il eut des discussions avec sa famille. Son zèle ardent lui suscita des inimitiés, et là commencèrent ces haines dont il fut souvent victime, et qui occupèrent une si large place dans sa vie. Il blâma l'évêque de Stridon, Lupicinus, de sa facilité ou plutôt de sa faiblesse; et, dégoûté, il forma le projet d'aller en Orient, projet qu'il exécuta immédiatement. Il se réunit à Evagre, prêtre d'Antioche, et après un voyage assez pénible ils arrivèrent en Syrie.
L'Orient, fier de son antique philosophie , n'avait que du dédain pour l'Occident, et appelait barbares tous les peuples de l'Europe. La langue latine parlée par tant d'hommes illustres se voyait méprisée, et personne ne la connaissait, et personne ne voulait la connaître. Rome avait bien pu porter ses armes en Orient, mais elle n'avait pu y porter sa langue, et la force avait dû céder à l'intelligence. En Orient il fallait parler le grec, ou se condamner au silence.
Jérôme, arrivé à Antioche, assista aux leçons publiques que donnait sur l'Ecriture saint Apollinaire de Laodicée, personnage d'une assez grande réputation. La philosophie de Platon régnait souveraine en Orient, et l'école d'Alexandrie, qui en était héritière, la mêlait au christianisme. Les hérésies qui désolaient cette partie de l'Église trouvent une explication naturelle dans cette philosophie dont tous les esprits étaient imbus. En voulant concilier une philosophie humaine avec une religion révélée, il arrivait qu'on se jetait en dehors des principes posés par l'Église, ou des dogmes admis. Apollinaire de Laodicée se trouvait dans ce cas; il voulait expliquer le mystère de la Trinité, il n'admettait point dans Jésus- ix Christ l'entendement humain, ou plutôt il prétendait que cet entendement était absorbé par la divinité.
Ces idées, qui se modifiaient plus ou moins en passant de bouche en bouche, formaient une sorte d'opinion générale. Il ne fallait pas chercher de croyances sans la philosophie platonicienne; on la trouvait partout, elle semblait faire partie du beau ciel d'Orient. Nul ne se croyait coupable de l’admettre : on était platonicien avant d'être chrétien.
Evagre, qui était riche, possédait aux environs d'Antioche un village appelé Maronie. Saint Jérôme s'y retira, et y vit un vieillard nommé Male, qui avait éprouvé des aventures fort extraordinaires. Il eut le dessein de les écrire; et c’est cette histoire si touchante, si bizarre, et cependant si simple qu'on lit aux Vies des Pères du désert. Voilà quatorze cents ans qu'elle est écrite, et le désert est encore aujourd'hui ce qu'il était au temps du vieillard Male. Il y a encore des troupes d'Arabes qui courent et pillent le pays le long de l'Euphrate; on y rencontre encore des chameaux et des caravanes; en un mot l'Orient se montre là tout entier avec son caractère immuable comme au temps des Patriarches.
Les aventures de Male sont un point important dans la vie de saint Jérôme; car c'est ce qui lui donna l'idée de se retirer dans la solitude de Chalcide ou Chalcis.
C'est un immense désert situé au sud-est d'Antioche et touchant à la péninsule arabique. La nature y est calme et silencieuse, et, à l'exception de quelques groupes d'Arabes nomades, rien ne vient interrompre la désolante uniformité de ces sables brûlants. En se condamnant ainsi à vivre au milieu de toutes sortes de privations, sous un soleil de plomb, Jérôme avait plus consulté son zèle que ses forces physiques; car il était de petite taille, d'une constitution faible, et presque toujours malade. Il eut longtemps à souffrir d'une ophthalmie opiniâtre qui finit par lui faire perdre un oeil. On sait que cette cruelle maladie est particulière à l’Egypte et à la Palestine. Chose singulière cependant! malgré l'excessive chaleur du climat en été et sa rigueur en hiver, malgré ses maladies longues et fréquentes, malgré l'austérité de son genre de vie, Jérôme vécut jusqu'à quatre-vingt-dix ans dans cette solitude, dont cependant il sortit quelquefois. Il croyait y trouver la tranquillité, il se trompait; il ne fut en paix ni avec lui-même ni avec les autres. Le travail des mains, car il travaillait tous les jours pour subvenir à ses besoins, non plus que la dure et horrible vie qu'il menait, ne le sauvèrent pas des tentations. Plus son corps était affaibli par les veilles, le jeûne et les ardeurs du soleil, plus son esprit conservait de vigueur et son imagination de puissance. Les salons de Rome lui apparaissaient dans leur éclat et leurs délices. Il voyait les dames romaines dans toute leur beauté, dans tout le luxe de leur toilette, lui souriant agréablement. Alors, pour chasser ces souvenirs et ces images, il pensait aux désordres de sa vie passée; il gémissait, il pleurait, il appelait le Seigneur à son aide, il courait dans le désert. Voici comment il rend compte lui-même de ses tourments dans son fameux Traité sur la virginité à la vierge Eustochia. J'emprunte la traduction de ce passage à un ouvrage de M. Aimé-Martin sur l'éducation des mères de famille.
« Au sein des déserts, dans ces vastes solitudes brûlées du soleil, combien de fois j'ai rêvé les délices de Rome! Assis au fond de ma retraite, seul, parce que mon âme était pleine d'amertume, défiguré, maigri, le visage noir comme un Ethiopien, mes membres se desséchaient sous un sac hideux; tous les jours des larmes, tous les jours des gémissements. Je criais au Seigneur, je pleurais, je priais; et lorsque, oppressé par le sommeil et luttant, contre lui, il venait me surprendre, mon corps épuisé tombait nu sur la terre nue. Je m'étais condamné à ces supplices pour échapper au feu de l'enfer. Eh bien ! dans ces tristes déserts, environné de bêtes féroces et d'affreux reptiles, je me revoyais en idée parmi les danses des vierges romaines. Le visage était abattu par la pé- x nitence, le coeur brûlé par d'infâmes désirs; dans un corps exténué, dans une chair morte avant l'homme, la concupiscence attisait ses feux dévorants. Alors j'invoquais le Seigneur, je mouillais ses pieds de mes larmes; le jour, la nuit, je criais, me frappant la poitrine et ne cessant d'implorer mon Dieu jusqu'au moment où il rendait le calme à mon âme. Je me souviens d'avoir passé des semaines entières sans manger, craignant même d'entrer dans ma cellule où j'avais nourri de si coupables pensées, cherchant des vallées profondes, d'âpres rochers, de hautes montagnes pour en faire un lieu d'oraisons et de supplices; bourreau impitoyable de cette chair toujours rebelle. Là, Dieu m'en est témoin, après des torrents de larmes, les yeux toujours attachés au ciel, triomphant, je m'élevais parmi les anges, et, dans les ravissements d'une vision céleste, je chantais : « Je suis arrivé jusqu'à vous, attiré par l'odeur de votre encens! »
Indépendamment du travail des mains auquel il se livrait, Jérôme résolut, pour fixer son imagination, de se livrer à un travail intellectuel. Il se mit à apprendre l'hébreu. Cette étude, comme il le dit lui-même, lui parut d'abord dure et rebutante. La lecture des prophètes, qu'il ne comprenait pas encore, le dégoûtait; lui qui possédait parfaitement Térence, Virgile, Horace, lui qui lisait et relisait Plaute, qui aimait passionnément Cicéron, ne pouvait s'accoutumer à ces inspirations un peu sauvages. Enfin son âme s'ouvrit à leur beauté sublime, et c'est alors qu'il conçut ridée de traduire les livres sacrés, travail qui occupa le reste de sa vie.
Il est rare que la solitude ne ;produise pas une sorte d'état d'hallucination ou d'extase, surtout à ceux qui ont beaucoup d'imagination. Les monastères étaient inconnus à l'Occident. On comprend que ces institutions soient nées en Egypte et en Palestine. Les merveilles dont elles avaient été témoins, leurs solitudes si belles, le climat, le soleil, exaltaient les idées et donnaient aux âmes de l'enthousiasme. Lorsque saint Athanase vint se réfugier à Rome pour échapper aux ariens, il parla de la vie solitaire aux Romains, qui regardaient les moines comme des êtres dégradés et sans intelligence. Personne n'avait encore bravé cette opinion, lorsque Marcella, qui appartenait à la plus illustre famille de Rome, osa l'attaquer en se consacrant à la solitude et à la pénitence. Ce fut le premier coup porté au préjugé. Or l'opinion une fois ébranlée, elle s'écroula bien vite, et l'entraînement devint général.
Il semblait que le ciel s'était entr'ouvert et qu'on avait entendu Dieu s'écrier d'une voix formidable : « Allez, quittez tout, et renoncez à votre propre existence. »
La trompette du jugement dernier, dont il est parlé dans l'Apocalypse, n'aurait pas produit plus d'effet. Alors les déserts brûlés par l'ardeur du soleil devinrent un monde à part, et les cèdres du Liban prêtèrent leur ombrage à ces philosophes d'une espèce tout-à-fait nouvelle.
Pour bien comprendre l'ascétisme porté à son dernier degré, il faut connaître la société grecque, ses idées, ses mœurs. La philosophie de Platon était la grande loi de l'école d'Alexandrie. Avant tout on était platonicien, et on ne cessait pas de l'être parce qu'on devenait chrétien. On s'efforçait au contraire de concilier le génie de Platon avec la philosophie sévère et rigoureuse du christianisme. De là tant de discussions métaphysiques et abstraites; de là les erreurs et les hérésies de tant d'hommes célèbres. Saint Justin, saint Clément d'Alexandrie, Origène, Didyme l'aveugle et tant d'autres, appartenaient à l'école platonicienne. Mais tout cela se passait dans la société élégante et polie. Les hommes instruits discutaient pour et contre, se faisaient une réputation dans les écoles ou dans l'épiscopat; mais les hommes du peuple, les hommes des campagnes prenaient une autre direction, et comme ils ne savaient ni lire ni écrire, leur intelligence n'était frappée que par le côté matériel du christianisme. Ils s'arrêtaient à la frontière pour ainsi dire. Ne pouvant xi ni se distinguer dans les discussions, ni répondre aux païens, ni instruire les néophytes, ils ne prenaient du christianisme que ce qui s'appliquait à la matière, mais ils le prenaient rigoureusement à la lettre, dans son sens le plus absolu.
Ainsi les uns cherchaient à manger le moins ou le plus rarement possible, les autres à ne pas dormir; d'autres joignaient aux jeûnes le cilice et le fouet. Quelques-uns s'habituaient à vivre dans des positions étranges, contraires à la nature. Ce genre de vie s'éloignait assurément de la folle de la croix dont saint Paul avait fait un si magnifique éloge, et ne ressemblait en rien à la haute et sage philosophie du christianisme; mais il, frappait les masses plus que l'éloquence des plus beaux génies. On exportait ainsi de vive force la popularité et le titre de saint. Cette vie, dont tout le mérite était dans l'étrangeté, se rencontrait dans les chaumières des pâtres comme dans les palais d'Antioche et d'Alexandrie, dans les plaines désolées de la Syrie comme sur les rochers du Liban. Et tous les hommes incultes, qui avaient dans la volonté une grande puissance d'énergie, couraient se joindre aux solitaires.
L'Egypte et la Syrie virent donc leurs solitudes changées en une société nouvelle que l’antiquité n'avait pas connue. Ces philosophes exercèrent une immense influence sur les populations de l'Orient. Dans l'avant-propos de la Vie de sainte Fabiola, adressée à Océanus, Jérôme dit que la gloire est, non pas d'avoir renoncé aux habits précieux, mais à l'amour même de la parure; qu'il y a souvent un grand orgueil sous des habits vieux et sales, et qu'on fait parade d'une pauvreté qui se vend au prix des applaudissements populaires. Ceci peut expliquer un côté de la société grecque du Bas-Empire, où des moines, dont tout le mérite consistait à porter une robe usée et à vivre dans la saleté, jouissaient d'une immense réputation ne pouvaient paraître en public qu'au milieu des bénédictions et de l'admiration du peuple.
La masse des moines et la masse du
peuple prenaient part à toutes les discussions philosophiques et
religieuses, comme la question des hypostases, la question du libre
arbitre, soulevée par Pélage, la question de l'origénisme, question
si complexe, si embarrassée, si confuse, et où se retrouvent toutes
les illusions erronées, toutes les subtilités de l'imagination et de
l'esprit des Orientaux.
On prenait parti pour ou contre avec une chaleur, une animosité et
un emportement aussi grands que de notre temps dans les discussions
politiques. Malheur alors aux opinions contraires à celles adoptées
par les masses ! Il fallait ou se cacher ou se sauver; car les
masses ne font jamais abstraction des opinions et des personnes. A
leurs yeux, l'opinion, c'est l'homme; aussi pour tuer l’opinion
elles tuent l’homme, attendu qu’elles ne conçoivent pas l'idéalité
de la question; elles n'en comprennent que la personnification, ou,
pour mieux dire, la matérialité.
Le schisme de l'Eglise d'Antioche et la question des hypostases troublaient la vaste solitude de Chalcide. Jérôme, occupé à comprimer de toute l'énergie de sa volonté les écarts de son imagination, ne put se soustraire à l'exaltation turbulente des moines de son désert. Trois prétendants se disputaient le patriarcat d'Antioche, et chacun avait son parti. La question des hypostases roulait sur les propriétés des trois personnes composant le mystère de la sainte Trinité. On venait donc lui demander quelle était sa profession de foi à cet égard, et s'il était pour Vital, ou pour Paulin, ou pour Mélèce (ainsi s'appelaient les trois candidats). On le sommait de formuler une réponse directe, positive, ou bien on le menaçait; car sa qualité d'étranger le rendait suspect. Sa lettre au prêtre Marc nous apprend combien était grand son embarras et profond le ressentiment de ses interrogateurs. Craignant de compromettre sa conscience, il consulte le pape Damase sur la conduite qu'il doit tenir dans une circonstance aussi difficile. C'est peut-être ici le moment de .constater que Jérôme fût un des plus ardents xii défenseurs de la suprématie de l’autorité pontificale. Tout dans ses écrits ne prouve-t-il pas qu'il l'acceptait comme un fait de droit et de tradition, et l’Eglise de Rome ne passait-elle pas généralement pour la mère et la souveraine de toutes les autres Eglises?
L'arianisme n'était pas mort avec l'empereur Constance; il avait retrouvé un protecteur dans Valens. Mais après la défaite honteuse et la mort malheureuse de ce prince, Gratien, son neveu, maître alors de tout l'empire, fit une loi pour le rappel des évêques exilés par son oncle, et ordonna qu'on rendrait les sièges à tous ceux qui seraient de la communion du pape Damase. Homme instruit, esprit distingué, sachant discerner le talent et remployer à propos; d'un caractère doux et conciliant mais ferme néanmoins, Damase avait succédé au pape Libère si persécuté par Constance.
Les clercs observés par les païens, décriés par les ariens, auraient dû montrer une prudente de vertu extrême, mais point; Damase remarque au contraire que le sacerdoce est un objet de spéculation pour beaucoup de gens. Des solitaires et des clercs vont à des réunions chez des femmes chrétiennes. Or, comme la société romaine est fort mélangée sous le rapport des croyances, ces réunions le sont aussi. D'autres portent une ceinture autour des reins, une robe d'étoffe grossière, une longue barbe, n'en demeurent pas moins avec des femmes, sous prétexte de les instruire, ou prennent de jeunes servantes et cohabitent avec elles. Quelques-uns passent leur temps à capter la confiance d'une vieille femme riche ou d'un vieillard, afin de devenir leurs héritiers. Pour remédier à ces abus, Damase fit publier la loi de Valentinien Ier, rendue en 370, qui défendait aux clercs, aux cénobites et à tous séculiers menant la vie ascétique, d'aller dans les maisons des veuves et dans celles des filles qui demeuraient seules. Elle ordonnait de plus qu'ils ne pourraient rien recevoir de la femme à laquelle ils se seraient particulièrement attachés sous prétexte de direction spirituelle vu de quelque autre motif de religion, ni par testament, ni par apparence de donation, ni même par une personne interposée, à moins qu'ils ne fussent les héritiers naturels de ces femmes par droit de proximité. Cette loi ne produisit pas tout le bien que Damase en attendait; on trouva moyen de l’éluder par des combinaisons plus ou moins habiles.
Damase eut à s'occuper de l'arianisme. Saint Athanase et saint Basile rengageaient à travailler à la réunion des Eglises d'Orient et d'Occident, ce qui n'était pas facile; car, constamment favorisé par les empereurs, l’arianisme avait pris racine en Orient, et la moitié du corps épiscopal lui appartenait; tout au contraire indiquait une scission complète pour un avenir même peu éloigné. La supériorité du pape de Rome faisait mal aux patriarches et aux évêques grecs. Leur esprit sophistique, joint à l’immobilité paresseuse particulière aux Orientaux, les frappait de nullité, tandis que l’Eglise latine tirait des forcés de son activité et de sa participation aux idées sociales.
L'Eglise grecque n'avait pas de pensée unique, elle se perdait dans des individualités incapables ou des niaiseries ridicules. Et certes on pouvait déjà lui prédire l'état de dégradation morale dans lequel elle devait tomber. D'autre part les solitaires exerçaient une influence immense, et ils étaient trop ignorants pour que cette influencé ne fût pas désastreuse.
C'est du désert de Chalcide que Jérôme écrivit à Héliodore, son ami, pour l'engager à revenir avec lui. Cette lettre, que l'auteur jugea plus tard avec une juste sévérité, n'en fit pas moins un certain bruit à Rome, si bien que, plusieurs personnes rapprirent par coeur. n écrivit aussi à Rufin d'Aquilée, alors son ami venu en Egypte pour visiter les monastères avec Mélania, noble veuve romaine, petite-fille du consul Marcellin.
Le désert de Nitrie comptait beaucoup d'établissements monastiques, Mélania voulut le visiter et voir spécialement le moine Pombo personnage d'une grande réputation et d'une xiii Sainteté reconnue. Elle le trouva travaillant à un tissu de feuilles de palmier; car le travail était de commandement absolu. Les monastères d'Égypte avaient pour habitude de ne recevoir- personne qui ne sût ou ne pût travailler. Les plus célèbres Pères du désert et tous lés Pères de l'Église ont constamment préconisé la loi du travail; non-seulement c'est une nécessité, mais c'est un devoir imposé à tous, riches comme pauvres. Vous dites que vous êtes riche. Eh bien ! votre fortune ne peut vous dispenser de remplir un devoir ? Les fondateurs des ordres religieux n'ont jamais entendu constituer le privilège de l'oisiveté au bénéfice de qui que ce soit et établir le droit de paresse même pour un moment. Les plus grands partisans de la vie solitaire ont insisté spécialement sur le travail, et ils regardaient comme perdus les moines qui en violaient la loi.
Faire des nattes de jonc, des paniers d'osier, des filets pour la pêche, ou, avec les roseaux qui croissent en abondance sur les bords du Nil de petits sièges fort bas qui servaient aussi la nuit à reposer la tête; cultiver et arroser les jardins, sarcler les allées, tailler les arbres, élever des abeilles, transcrire des manuscrits ou faire des éventails pour éloigner les mouches si importunes dans ces contrées, voilà les divers travaux auxquels se livraient les moines de la Syrie et de l’Egypte. D'autres quittaient le désert pour travailler aux moissons avec les habitants des campagnes. Dans les troubles de l’empire, occasionnés par l'arianisme, il y en eut beaucoup de condamnés aux travaux des mines d'or du Pont et de l'Arménie.
Mélania voulant montrer l'estime qu'elle avait pour Pombo, lui donna trois cents livres romaines de vaisselle d'argent. Mais le moine, sans quitter son travail, dit à haute voix : « Que Dieu vous récompense! » Puis il dit à Économe : « Prenez et distribuez à tous les frères qui sont en Libye et dans les îles, car ces monastères ne sont pas riches. »
Dans le traité adressé aux moines Minervius et Alexandre, en 406, saint Jérôme parle de la famine dont souffraient les monastères d'Égypte, par suite du non débordement du Nil.
Les monastères se trouvaient en grand nombre dans la Haute et Basse-Égypte, dans la Syrie et la Palestine. On en voyait surtout dans les environs de Thennèze et de Panéphyse, villes de la Haute-Égypte, maintenant ruinées. Les évêques étaient généralement pris parmi ces moines. Il en est encore de même aujourd'hui dans l'église grecque; c'est l'ordre de Saint-Basile qui fournit des sujets à l'épiscopat.
Il n'est peut-être pas inutile, pour l'intelligence de l'histoire de cette époque, de faire remarquer que le corps des évêques en Occident était bien supérieur par ses lumières, sa science et son influence sociale, au corps épiscopal de l’Egypte, de la Syrie et de la Palestine. J'ai expliqué pourquoi les solitaires en majorité étaient ignorants; or cette ignorance avait pour résultat une crédulité grossière.
L'Église d'Égypte, par une tradition particulière, indiquait, aussitôt la fête de l'Épiphanie, quel jour commençait le carême et quel jour tombait la fête de Pâques. Le patriarche d'Alexandrie adressait à cet effet à toutes les églises et à tous les monastères des lettres appelées lettres pascales. Théophile, patriarche d'Alexandrie, prit occasion dans une de ces lettres d'attaquer l'hérésie des anthropomorphites, c'est-à-dire de ceux qui attribuaient un corps à Dieu. Cette lettre pascale fit sensation dans toutes les solitudes de l’Égypte; car les moines se représentaient Dieu corporellement, d'après ces paroles de la Genèse : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. Aussi tous s'élevèrent contre Théophile et résolurent de se séparer de sa communion.
Saint Jérôme distingue trois sortes de solitaires : d'abord les cénobites, qui vivaient en communauté sous la conduite d'un supérieur (il y en avait beaucoup en Égypte) ; puis les anachorètes, qui se formaient dans les monastères et se retiraient ensuite dans le désert pour y vivre seuls; enfin les sarabaïtes, ainsi appe-xiv lés parce qu'ils se séparent de leurs monastères et prennent chacun le soin d'eux-mêmes. Ils se font de petites cellules et se réunissent deux ou trois, mais n'admettent point de supérieur, se réservant la faculté d'aller où bon leur semble. On estimait peu cette troisième classe de solitaires.
Il y avait des monastères fort nombreux. Pour éviter la confusion à l’heure du repas, les moines se plaçaient a table douze par douze. Le supérieur parcourait les tables pour s’assurer si tout était en bon ordre. Quant à ceux qui vivaient à part dans le désert, on leur donnait tous les samedis, pour la semaine, quatorze petits pains placés dans une corbeille.
La nourriture consistait principalement en lentilles, en herbes cuites à l'eau, sur lesquelles on mettait ou de la saumure, ou un peu d'huile et de vinaigre; enfin en fromage d'Égypte coupé par tranches, ;et sur lesquelles on, versait de l'huile.
Les dimanches et jours de fête on servait on des olives frites, ou des pois chiches arrangés avec de la pâte; on y joignait quelquefois des prunes et des figues.
Jérôme dans le désert avait eu dessein de composer la vie de saint Antoine; mais comme divers auteurs grecs l'avaient déjà écrite, il abandonna ce projet et composa la vie de saint Paul ermite; c'est le premier de ses ouvrages par ordre de date. Il l’adressa avec une lettre à Paul, vieillard de la ville de Concordia en Italie.
Les menaces et les persécutions des moines au sujet de la question des hypostases: le décidèrent à quitter le désert. Il revint à Antioche chez son ami Evagre; et là, malgré ses scrupules et son opposition, il fut ordonné prêtre par Paulin, l'un des prétendants au siège d'Antioche, et reconnu par le pape Damase. D'Antioche il alla à Jérusalem visiter les lieux saints. Il profita de ce voyage pour se livrer de nouveau à l’étude de la langue hébraïque, et rechercha les plus habiles docteurs juifs, avec lesquels il eut plusieurs conférences,
Vers 377 il composa son dialogue contre les lucifériens.
Lucifer, évêque de Cagliari en Sardaigne, s'était montré un des plus zélés adversaires de l'arianisme. L'empereur l’avait exilé à Eleuthéropolis en Palestine, puis ensuite dans les déserts dë la Thébaïde. Lucifer repoussait ceux qui avaient communiqué avec les ariens, et voulait rebaptiser les enfants baptisés par ces hérétiques. Le dialogue de saint Jérôme roule donc sur ces deux points. Au reste, cette hérésie, n'était que la triste conséquence d'un zèle exagéré et d'une dureté inflexible.
Saint Jérôme désirait entendre saint Grégoire de Nazianze, alors archevêque de Constantinople, et étudier la théologie. Saint Grégoire avait une grande réputation, et comme habile administrateur et comme éloquent orateur. Sa profonde connaissance des livres saints, sa logique vive et pressante, sa brillante imagination, sa facilité d'élocution et son style concis amenaient une partie de la ville à ses sermons. Païens, catholiques, hérétiques de toutes sectes se pressaient pour l'entendre; c'était à qui arriverait le premier; on forçait la balustrade qui entourait le sanctuaire où il prêchait. Les uns ne craignaient pas de l'interrompre en lui battant des mains, d'autres écrivaient ses discours.
Non content de parler en chaire, Grégoire faisait encore des conférences , pour répondre aux questions ou aux objections qu'on lui proposait. Jérôme se montra un auditeur fort assidu et un disciple très attentif. Aussi dans la suite n'appelait-il saint Grégoire que son maître, son précepteur, son catéchiste; était fier d'avoir étudié l'Écriture sous un homme si éloquent.
Grégoire blâmait les discussions religieuses sans cesse renaissantes auxquelles ton le monde se livrait, car c'était une véritable maladie à Constantinople. On discutait sur les places publiques, pendant les repas, dans les visites. La société était devenue une vaste école de théologie, et deux personnes ne s'abor- xv daient pas sans entreprendre une polémique.
C'est pendant son séjour à Constantinople que Jérôme traduisit en latin la Chronique d'Eusèbe de Césarée, sorte de résumé de l’histoire générale depuis la création du monde jusqu’à Constantin. Ce n'est cependant pas une simple traduction puisqu'il a ajouté et changé plusieurs choses à l'original grec, et qu'il, l'a continué depuis la vingtième année du règne de Constantin jusqu'au sixième consulat de Valens, c'est-à-dire jusqu'à l'année 378. Cette chronique n'est venue jusqu'à nous qu'après avoir beaucoup souffert de l’ignorance des copistes; elle est dédiée à Gallien et à Vincent. Ce dernier passa presque toute sa vie avec Jérôme. Après la traduction de la Chronique d'Eusèbe , on pria Jérôme de traduire quelques-uns des nombreux passages d’Origène. Cette demande l’effraya d’abord, car, comme il l’écrivit à Vincent, ce n'est pas chose facile de faire parler latin à Origène, ce grand maître qui maniait si bien sa langue. Plus tard il céda à cette prière.
Origène doit être compté au nombre des Pères qui ont le plus écrit. Longtemps il professa à Alexandrie, et tout en professant il comparait les exemplaires hébraïques de l’Écriture sainte avec les versions des Septante, d'Aquila, de Théodotien et de Symmaque. Il fit ensuite une édition philologique de la Bible ; commenta saint Jean l’évangéliste, la Genèse, les Lamentations de Jérémie, Ézéchiel et le Cantique des cantiques; enfin il écrivit des Lettres, et son fameux ouvrage du Livre des Principes. Travailleur infatigable et modeste, esprit vaste, penseur profond, et de bonne foi, écrivain clair et élégant, il voulut concilier des choses inconciliables; mêlant au christianisme la philosophie de Platon et la philosophie de l'Asie centrale, il aborda toutes les grandes questions qui intéressent l'intelligence humaine et qui sont restées jusqu'à ce jour sans solution. Il s'égara ou le mystère de la Sainte-Trinité, sur la résurrection des corps et sur la création des âmes. Ses erreurs néanmoins n'eurent point cours de son vivant; ce ne fut qu'après sa mort qu'elles furent mises en honneur. Rufin d'Aquilée, ami de saint Jérôme, lors de son voyage en Égypte, traduisit le Livre des Principes. C'est cette traduction qui plus tard brouilla les deux, amis, parce que le traducteur dans sa préface présentait: Jérôme comme un admirateur passionné d'Origène. Or, une telle assertion, posée d'une manière absolue, laissait croire au publie que Jérôme, en admirant Origène, acceptait toutes ses opinions.
Après avoir traduit quatorze Homélies d'Origène sur Jérémie et quatorze sur Ézéchiel, saint Jérôme composa, à l'occasion du sixième chapitre d'Isaïe , son Traité des Séraphins , qu'il adressa au pape Damase. Dans le même temps ce Pontife assemblait à Rome un concile pour délibérer sur le schisme de l’Eglise d’Antioche. Des évêques d'Orient présents à ce concile, il n'y eut que Paulin d'Antioche et Epiphane, évêque de Salamine, en Chypre; ce dernier était accompagné de Jérôme.
Saint Épiphane demeura le temps qu'il passa à Rome chez Paula, riche et illustre veuve, Le père de Paula, propriétaire de biens immenses, prétendait descendre du roi Agamemnon. La ville de Nicopolis près d'Actium lui appartenait. Blésilla, sa mère, descendait de Marcia Papyria, femme de Paul-Émile et mère de Scipion l’Africain. Paula comptait donc parmi ses aïeux les Scipions et les Gracques. Toxotius, son mari, était de la famille des Julius. Saint Epiphane , qui avait été moine avant d'être évêque, vanta beaucoup aux Romains les avantages de la vie monastique. Aussi contribua-t-il au projet que Paula exécuta plus tard, de se retirer à Bethléem pour y vivre dans la retraite.
Après la tenue du concile, Damase entretint avec Jérôme une correspondance sur l’Écriture sainte. Ce fut à la demande expresse de ce pape que Jérôme donna son explication du mot hébreu osanna, et composa son traité sur la Parabole de l'Enfant prodigue. La pensée philosophique de ce traité est belle et grande. xvi La loi judaïque, loi d'une rigueur inflexible, ne connaissait ni l'amour ni la clémence. Point de pardon pour les passions, point de pardon pour la fragilité humaine. Il y avait eu délit, il fallait expiation et châtiment. La loi nouvelle, au contraire, était tonte en amour et en clémence; le repentir était une expiation, et l’amour remplaçait le châtiment; la loi nouvelle appelait à elle, non le juste, mais le coupable.
La version latine des Psaumes dont l'Église se servait depuis trois ou quatre siècles était fort défectueuse et difficile à entendre en plusieurs endroits. Sur l’ordre de Damase, Jérôme travailla donc à la révision des Psaumes, et c'est par là qu'il commença ses traductions de l’Écriture. L'Église romaine adopta aussitôt cette traduction et s'en servit dans tous les offices et dans son Missel.
Cette première traduction acquit une si grande réputation de science à saint Jérôme due Damase lui écrivit de revoir et de corriger là version latine du Nouveau-Testament. Ce travail terminé, il en avertit Damase par la lettre qui commence la septième série intitulée: Fragments divers, page 628.
De semblables travaux, qui auraient dû le faire respecter de tous, lui attirèrent des inimitiés et des haines terribles. Il eut d'abord à combattre le préjugé populaire qui considérait toute nouvelle traduction des Écritures comme un sacrilège. Les anciennes versions avaient un tel empire sur les esprits qu'elles étaient censées faire partie intégrante de la religion. Dans plusieurs villes épiscopales où les évêques voulurent se servir de la traduction de Jérôme dans le service divin, cette innovation excita des murmures; il y eut même des soulèvements. Les uns l'accusaient de vouloir altérer le texte, les autres de vouloir déprécier la traduction des Septante; quelques-uns l'appelaient hérétique, d'autres esprit dangereux, superbe, qui finirait par se tourner contre l'Église sa mère.
Tous les moyens pour le perdre étaient bons; tantôt on lui reprochait d'avoir eu le Juif Baranania pour maître; tantôt on lui reprochait les lettres qu'il avait écrites à Didyme comme un élève peut écrire à son maître. On incriminait tout, jusqu'à sa correspondance avec Damase, si simple, si bienveillante et si honorable de la part du pape, si empressée, si savante et si respectueuse de la part de Jérôme. Pourquoi aussi Damase se plaisait-il à reconnaître sa supériorité? Car toute la question était là. Mais le scandale devint encore plus grand. Damase le prit pour son secrétaire, afin de pouvoir régler les affaires d'Orient et d'Occident.
Vers cette époque Helvidius, arien, publia un ouvrage contre la virginité en général et contre la virginité de la sainte Vierge en particulier. L'auteur et le livre restaient assez inconnus; et en réfutant fun, il était à craindre de donner de la célébrité à l’autre. Néanmoins Jérôme, sur les instances qui lui furent faites, se décida à répondre. C'est ce qu'il fit encore dans l’admirable traité adressé en 384 à la vierge Eustochia sur la Virginité. Eustochia, fille de Paula; fit profession de virginité d'après les conseils de Jérôme; elle apprit plusieurs langues, et particulièrement l'hébreu, pour pouvoir lire dans son texte primitif l'Ancien-Testament qu'elle connaissait dans toutes ses parties.
Le traité que lui adressa saint Jérôme est un poème magnifique sous le rapport des pensées, de l'ensemble et de l’exécution. Il y a un certain désordre; mais il n'est qu'apparent, et il ne faut pas s'y arrêter. Pour l’apprécier convenablement, il est bon de le lire de suite et plusieurs fois. On en saisira plus facilement toutes les beautés, et les épisodes dont il est semé frapperont davantage. C'est tout à la fois l'enthousiasme des Psaumes, la majesté d'Isaïe, la simplicité de la Genèse, la colère d'Ezéchiel et la douceur du Cantique des cantiques.
Comme la narration est simple et vive! Quel grâce dans les détails! quelle expérience de hommes et des choses! quelle verve dans la peinture des mœurs, et quel fini dans les portraits !
L'ouvrage fit à Rome une profonde sensation. xvii La première question en s'abordant : «Eh bien! avez-vous lu la Lettre à Eustochia? » Les uns l'admiraient, d'autres la dépréciaient, quelques-uns menaçaient l’auteur. On en parlait partout; les oisifs la lisaient et la commentaient dans les diverses réunions, et chacun la jugeait d'après ses préjugés et ses opinions.
Mais il y eut au sujet du mariage un soulèvement général. L'auteur paraissait ne pas assez l'estimer, et on prit en mauvaise part cet éloquent et glorieux panégyrique de la virginité. Du reste, nous avons déjà eu occasion de le remarquer, deux choses faisaient beaucoup d'ennemis au catholicisme et à ses ministres : le célibat si fortement recommandé aux femmes, surtout à celles qui sortaient des premières maisons de Rome, et l'abandon que ces femmes avaient fait de leurs biens aux Pauvres. La société de Rome n'était pas encore assez forte dans ses convictions pour comprendre ce système de spiritualité et de charité. Les moines et les prêtres parasites ne pardonnaient pas à l'auteur de la lettre la critique vive et mordante qu'il avait faite de leur genre de vie. Ces prêtres, qui ne connaissaient que la chère la plus délicate, les vins les plus exquis; ces prêtres, habitués des salons des grands et des riches de Rome, qui imitaient les jeunes élégants; ces prêtres, chercheurs de testaments, qui s'introduisaient auprès des vieillards, obtenaient par mille bassesses une place dans leur testament ou le testament tout entier; ces moines qui par esprit de pénitence et d'austérité se retranchaient le pain et l'eau, mais qui se faisaient une boisson assez recherchée, composée du jus de quelques viandes. et du sue de quelques plantes, et qui, toujours par esprit de mortification, buvaient cette boisson non. dans un vase, mais dans une coquille; tous ces hommes lui avaient voué une haine profonde. Les plus modérés se bornaient à l'appeler misanthrope; mais les autres se disposaient à se venger et attendaient l'occasion. Ils n'attendirent pas longtemps. Le pape Damase , qui avait applaudi au génie de Jérôme, vint à mourir; il fut remplacé par Sirice, qui, soit prévention, soit indifférence, ne lui montra que de la froideur. Dans le même moment Blésilla, fille aînée de Paula, mourut à la suite d'une grave maladie; on attribua sa mort au jeûne et aux austérités qu'elle avait pratiquées d'après les conseils de Jérôme. Sa mère Paula s'abandonna à un chagrin des plus violents, et comme la famille tenait à toute l’aristocratie de Rome, il y eut une clameur générale que les ennemis personnels de Jérôme exploitèrent au profit de leur haine. Ils travaillèrent l’esprit de la multitude, et partout dans Rome, sur les places publiques comme dans les maisons, on n'entendait que des menaces et des cris de. malédiction contre Jérôme et contre les moines. Que ne les chassait-on de la ville? Pourquoi ne pas les lapider ? ou pourquoi ne les jetait-on pas dans le Tibre?
Dans ces circonstances difficiles et périlleuses, chose rare! la prodigieuse activité intellectuelle de Jérôme ne se ralentit pas. Souffrant, malade, il dictait à quatre copistes à la fois; il écrivait dans toutes les parties de l'empire, tout en traduisant les Livres sacrés, tout en les commentant, et tout en continuant ses leçons à ses jeunes élèves, devoir qu'il remplissait et qu'il acceptait comme une distraction.
Indépendamment de Paula et de sa fille Eustochia , saint Jérôme était consulté par beaucoup d'autres femmes illustres de Rome, par Marcella, de famille consulaire, par Albina, sa mère, par la vierge Principia, par la vierge Asella, par Léa veuve, par Fabiola, veuve, etc. Cette dernière descendait du fameux Quintus Fabius (Cunctator), et possédait une fortune colossale. Elle établit le premier hôpital qu'on ait vu à Rome pour les pauvres malades qui jusqu'alors restaient abandonnés dans les rues, sous les portiques des palais des riches. Saint Jérôme ne contribua pas peu à cette détermination.
La haine qui l'avait dénoncé au peuple de Rome, lors de la mort de Blésilla, ne le perdit pas de vue dans les rapports qu'il entretenait avec toutes ses soeurs dans le Christ. Bien qu'il xviii apportât dans toutes ses démarches l'extrême prudence que dans toutes ses lettres il recommandait aux prêtres et aux moines, il ne put échapper à la calomnie. Un esclave de Paula, gagné à prix d'argent, déclara qu'il existait des relations coupables entre elle et Jérôme. Ce procès occupa toute la ville, en raison de la position et de la réputation des personnages. L'esclave, mis à la question, rétracta son accusation. Mais les ennemis de Jérôme, qui l'avaient acceptée avec joie, repoussèrent le désaveu. L'esclave accusant sa maîtresse était croyable ; il cessait de l’être en se rétractant. C'est là la logique de tous les temps et de toutes les mauvaises passions.
La froideur manifestée ostensiblement par le pape Sirice ajoutait à l’audace de la malveillance. On reprit les accusations contre les travaux de Jérôme. Sa révision du Nouveau-Testament demandée par le pape Damase, reçue et approuvée par l’Église, fut attaquée de toutes les manières. Ici c'était un scandale, là une impiété, ailleurs un sacrilège. Il se forma donc une coalition d'ignorance, de mauvais vouloir, de passions basses et honteuses et de ressentiments implacables, coalition à laquelle les amis même de Jérôme parurent vouloir céder. Ce dernier coup lui fut sensible; il prit immédiatement un parti, celui de quitter Rome pour se retirer dans la Palestine. Avant de s'embarquer il écrivit, en 385, à la vierge Asella, non pour se justifier, mais pour la remercier de n'avoir point cru aux calomnies de ses ennemis. Quels étaient ceux qui l'attaquaient le plus? Ceux qui lui avaient fait maintes protestations, ceux qui lui avaient baisé les mains. Toute la ville auparavant l'avait appelé à l'héritage du pape Damase ; maintenant il n'est plus qu'un fourbe, un menteur et un magicien.
Son départ néanmoins a lieu comme un triomphe. L'évêque Domnion et le sénateur Pammaque, Océanus, Rogatien, Marcellin et plusieurs autres frères le conduisirent jusqu'à son vaisseau. Il s'arrêta à l’île de Chypre pour visiter saint Épiphane. Moine en Palestine, comme je l'ai déjà dit, Épiphane avait été nommé au siége de Salamine. Esprit étroit; opiniâtre, dépourvu de tact et de jugement, d'un zèle fougueux et brutal, mais cher aux populations par la simplicité et l’austérité de sa vie, ne manquant ni d'érudition ni de connaissances acquises, Épiphane eut le malheur de commencer les injustices et les infortunes dont fut accablé le plus beau génie de l’époque, saint Jean Chrysostôme, patriarche de Constantinople. Il parvint à mettre mal Jérôme avec son évêque, Jean de Jérusalem. Il était capable, dit un auteur contemporain, de brouiller tout le monde, et toujours avec les meilleures intentions du monde.
Arrivé au terme de son voyage, Jérôme se rendit à Antioche, à Jérusalem et de là en Égypte. Il parcourut le désert de Nitrie; puis il vint à Alexandrie, où Didyme, célèbre professeur quoique aveugle, jouissait d'une grande réputation. Jérôme, avec ses cheveux blancs, ne craignit pas de se mettre au rang de ses disciples. Il se lia en même temps avec Théophile, patriarche d'Alexandrie, successeur de Thimothée ; il se retira ensuite à Bethléem pour continuer ses travaux sur l’Ecriture sainte.
Audacieux, dominateur, emporté, et néanmoins souple et habile, ne connaissant ni pardon ni clémence, aimant le faste et l'argent capable de tout entreprendre pour arriver à son but, actif et infatigable dans ses vengeances, homme du reste éloquent et instruit, ce nouveau patriarche entretint avec Jérôme une correspondance assez étendue.
Décidée par la perte de son mari Toxotius à vivre dans la solitude, Paula, malgré les in stances et les supplications de sa famille, malgré les pleurs de ses enfants, s'embarqua pour la Palestine; et comme le vaisseau commençait à prendre le large, le petit Toxotius, son plus jeune fils, du rivage lui tendait les bras et l'appelait en criant; mais elle demeura inébranlable. A son arrivée elle parcourut la Syrie, accompagnée de sa fille Eustochia, visita ave soin toute la Palestine et se fixa à Bethléem où elle bâtit un monastère pour les hommes et xix trois pour les femmes. Le costume uniforme des religieuses vient de ces premiers monastères. On lit dans sa vie, écrite par saint Jérôme, que les vierges qu'elle avait rassemblées dans trois monastères étaient toutes vêtues de la même façon, et qu'elles ne pouvaient rien posséder en propre.
Paula et sa fille Eustochia engagèrent saint Jérôme à faire des commentaires sur les Épîtres de saint Paul, et à terminer son commentaire sur le livre de l'Ecclésiaste, qu'il avait commencé à Rome.
A la même époque, vers 388, il composa deux livres qui servent de dictionnaires pour entendre les Ecritures. Le premier est le Livre des Noms hébreux, où il explique les étymologies de tous les noms propres qui se rencontrent dans l'Ancien et le Nouveau-Testament. Philon et Origène, l'un juif et l’autre chrétien, ont été les premiers auteurs de ce vocabulaire ou dictionnaire étymologique, et Jérôme n'en a été que le traducteur.
Le Livre des Lieux est un dictionnaire géographique servant à l'intelligence des lieux indiqués dans l'Écriture, et faisant connaître leur situation et leur distance respective.
Quant au Livre des questions ou traditions hébraïques sur la Genèse, c'est l'ouvrage propre et particulier de saint Jérôme. Voici ce qu'il en dit lui-même : «J'ai entre les mains le Livre des questions hébraïques, c'est-à-dire un ouvrage neuf aussi peu connu chez les Grecs que chez les Latins: Ce que je ne prétends point dire pour m'élever et faire ostentation de mes études, mais seulement pour inviter les hommes studieux à la lecture d'un ouvrage qui m'a coûté bien des peines et des veilles. Quiconque voudra se servir du Livre des Questions hébraïques, du Livre des lieux et de celui des Noms hébreux, pourra dédaigner les insultes des Juifs qui méprisent la science des chrétiens. »
Malgré tous ces travaux, Jérôme apprend à lire aux petits enfants, et enseigne les lettres grecques et latines à des jeunes gens qui lui copient ses ouvrages.
Sa méthode pour apprendre à lire était de mettre entre les mains des enfants des lettres en bois ou en ivoire, de leur en faire connaître les noms. Il mêlait souvent ces lettres ensemble afin d'habituer les enfants à les reconnaître et à les désigner par leur nom; il leur promettait des prix pour les encourager, et leur donnait ce qui leur plaisait le plus. Il évitait aussi de leur reprocher leur peu d'intelligence, surtout aux jeunes gens, et il regardait ces reproches comme très funestes pour leur avenir; enfin il agissait de manière à les rendre, sensibles à la joie d'avoir bien fait, ou à la douleur de n'avoir pas réussi.
Dans le même moment (390) il écrivait les Vies de quelques Pères du désert, vies si naïves et si touchantes; il composait son Livre des Hommes illustres ou Tableau des Écrivains ecclésiastiques; il traduisait du grec le livre de Didyme sur le Saint-Esprit, trente-neuf homélies d'Origène sur saint Luc, et de l’hébreu le livre de Job; il commentait les petits prophètes Nahum, Michée, Sophonie, Aggée et Abacuc.
Pour bien comprendre l'utilité et l'importance des travaux de saint Jérôme sur les livres sacrés, il faut savoir que les Eglises étaient partagées entre des versions diverses qui ne concordaient point entre elles.
Les Eglises de Palestine lisaient l'édition des Septante qu'Eusèbe et Pamphile avaient corrigée exactement sur les Hexaples d'Origène.
Alexandrie, avec toute l'Egypte, avait adopté la révision des Septante publiée par le moine Hésychius.
Les Eglises patriarcales d'Antioche et de Constantinople s'attachaient toujours à l'édition vulgaire des Septante, appelée la commune, ou lucienne, parce que le prêtre Lucien d'Antioche l'avait corrigée en quelques endroits sur le texte hébreu.
Enfin on avait encore, dans les Hexaples d'Origène, trois autres versions grecques de l’Ecriture.
En Occident, il y avait autant d'exemplaires xx différents que de copies. Pénétré du danger d'un tel état de choses et voulant mettre fin à cette confusion, Jérôme avait pensé à faire, d'après le texte hébreu, une traduction de la Bible, pour remplacer ces différentes versions, entreprise que le pape Damase, comme nous Pavons vu, loua et favorisa de tout son pouvoir. Saint Jérôme devait aussi traduire le Nouveau-Testament.
A l'époque où nous sommes arrivés (393), les ouvrages et les traductions de Jérôme se trouvaient déjà dans presque toutes les provinces de l’empire, en Italie, en Espagne, dans les Gaules, en Afrique et en Egypte.
Un moine de Milan, Jovinien, jeune, bien fait, parlant avec facilité, était venu à Rome déclamer contre la virginité et le jeûne qu'il trouvait absolument inutiles. Il avait rencontré des partisans dans les avocats sans cause, les moines ennuyés, les mauvais prêtres et les femmes coquettes.
Les avocats surchargeaient Rome. Frapper la terre du pied, regarder effrontément les auditeurs, froncer le sourcil, gesticuler beaucoup, parler d'une voix forte et tonnante, ou plutôt crier, pour eux c'était plaider. Ils avaient une abondance de paroles effrayante, et cependant ils n'abordaient pas leur cause; ils s'accablaient de railleries piquantes et se disaient de grosses injures. Les tribunaux devenaient une salle de spectacle dont les avocats étaient les acteurs. Tout était spectacle alors, tout, jusqu'à l'inondation des Barbares dont on s'occupait comme d'un grand drame sans,en prévoir le dénouement.
Jérôme publia deux livres pour réfuter Jovinien ; mais il y exaltait tellement la virginité volontaire qu'on crut encore qu'il condamnait le mariage. on se rappela son traité à la vierge Eustochia, et tous les mécontentements reparurent plus violents que jamais.
A cette époque l’origénisme, mélange
du christianisme et de la philosophie platonicienne, régnait à
Alexandrie, en Palestine, en Syrie, dans l'Asie-Mineure et en Grèce.
La partie grossière et ignorante des moines avait adopté
l’anthropomorphisme, c'est-à-dire croyait que Dieu avait un corps.
L'évêque de Salamine passait pour appartenir à cette opinion.
Persuadé que Jean, évêque de Jérusalem, adoptait et favorisait l’origénisme,
il lui écrivit à ce sujet; mais Jean ne répondit pas. Sans autre
preuve que ce silence, Epiphane défendit aux moines de la Palestine,
sur lesquels il avait de l’influence, de communiquer avec l'évêque
de Jérusalem; il prévint Jérôme de cette défense, et chercha à faire
entrer dans ses vues le patriarche d'Alexandrie. Mais Théophile
parut ne pas comprendre, et évita de se mêler à une discussion qui
s'échauffait de plus en plus. Un incident assez peu important en
apparence vint changer la face des affaires et fit de Théophile un
ennemi implacable de l’origénisme.
Une femme riche d'Alexandrie destinant une somme de mille écus d'or
à habiller de pauvres femmes ne la remit pas, suivant. ;l'usage, à
Théophile, parce qu'elle craignait qu'il n'en changeât la
destination, comme on le lui avait déjà reproché; mais elle la
confia à Isidore, vieillard de quatre-vingts ans, qui avait été
ordonné prêtre par saint Athanase. Théophile, sachant par ses
espions tout ce qui se passait dans la ville, appelle immédiatement
Isidore, lui demande s'il est vrai qu'il ait entre les mains une
somme aussi forte, et sur son aveu il demande que la somme lui soit
remise. Isidore refuse. Théophile s'emporte violemment et congédie
le vieillard. Quelque temps après il assemble son clergé, et
présentant à Isidore un papier. « Voilà dix-huit ans, dit-il, que
j'ai reçu ce mémoire contre vous. La multiplicité de mes occupations
me l’avait fait perdre de vue; mais, en cherchant quelques papiers,
je l’ai par hasard retrouvé. Voyez, qu'avez-vous à dire?» A la vue
de ce papier, contenant la dénonciation d'un crime abominable, le
vieillard répondit : « J'admets pour un moment que cette accusation
ne soit pas une pièce supposée, mais je veux voir mon accusateur et
le confondre en votre présence. »
xxi Pour se tirer d'embarras et arriver à son but, Théophile fait donner quinze pièces d'or à un jeune homme qui se portera accusateur d'Isidore devant tout le clergé d'Alexandrie ; mais le jeune homme montra à sa mère l'or qu'il avait reçu, en lui racontant la mission dont cet argent était le salaire. Cette femme, quoique pauvre, reculant devant l'énormité du crime et craignant pour son fils, l'embrasse en pleurant, le prie, le supplie au nom de Dieu, pour elle-même et pour sa propre sûreté à lui, de renoncer à un si abominable projet. « Qui te croira, mon fils? personne. Nul chrétien, nul païen, même dans Alexandrie, n'ajoutera foi à ton récit. Isidore est respecté de tout le monde; jamais on n'a eu un reproche à lui adresser; il jouissait de toute la confiance du saint patriarche Athanase, sa vie a toujours été pure. Tu seras regardé comme un fourbe, nous serons repoussés partout, maudits de tous; et si Isidore en appelle à l'empereur, tu es perdu, mon fils! Théophile puissant échappera au danger; mais toi, tu seras condamné dans toute la rigueur de la loi. » Le jeune homme effrayé promet à sa mère de ne pas se présenter. Mais alors que faire ? La colère du patriarche n'est pas moins redoutable que la sévérité de la loi. Il ne reste qu'une ressource, c'est de chercher dans une église un asile que Théophile n'ose pas violer. Le jeune homme s'en va dans la principale église d'Alexandrie, embrasse l’autel et déclare tout haut se mettre sous la protection du Christ. Le peuple croit que le jeune homme a commis quelque faute grave, ou que c'est un esclave qui s'est enfui de chez son maître. Pendant ce temps-là, sa mère se rend chez le vieillard Isidore, qui, épouvanté de son récit, se jette à genoux, priant Dieu de le secourir dans un péril si pressant et de pardonner cependant à son ennemi. Quant à Théophile, n'ayant pas d'accusateur à présenter, il allégua divers prétextes, soutint que le crime d'Isidore était d'une nature telle qu'il ne pouvait plus paraître dans l'église, et le chassa.
Le vieillard, qui connaissait bien le patriarche, ne crut pas sa vie en sûreté dans Alexandrie, et il se retira précipitamment dans le désert de Nitrie. Théophile ne renonçait pas facilement à sa vengeance; il écrivit aux évêques de la province d'expulser de leurs diocèses les moines qui avaient accueilli et qui cachaient le prêtre Isidore. Lui-même obtint du gouverneur d'Alexandrie des soldats avec lesquels il s'empara de divers monastères qu'il pilla et incendia ensuite. Il supprima même, de son autorité privée, le siège épiscopal d'Hélénopolis, qui était d'institution apostolique.
Les moines, chassés, poursuivis de toutes parts, se réfugient avec peine en Palestine. Aussitôt Théophile écrit aux évêques de cette province pour leur reprocher leur facilité. Alors les exilés se retirent à Constantinople et sollicitent l'intervention de saint Jean-Chrysostôme, qui, en effet, écrit au patriarche en leur faveur.
Théophile devient furieux, et Epiphane, dans son zèle aveugle, juge immédiatement que Chrysostôme est origéniste.
De son côté, Théophile depuis longtemps ennemi personnel de Chrysostôme, ne lui pardonne pas la protection qu'il accorde aux moines de Nitrie ; il se promet de se venger. L'histoire sait combien sa vengeance a été effroyable. Il parvient à mettre sa haine au service de celle de l'impératrice, femme de l'empereur Arcadius, prince lâche, crédule et opiniâtre. Eudoxie, qui détestait le patriarche de Constantinople, se sert de Théophile, et cette coalition a pour résultat la déposition, l'exil, les mauvais traitements et la mort de saint Jean-Chrysostôme; on appelait cette odieuse affaire la cause de l'origénisme. Si l'on ne pouvait se faire illusion à soi-même, il fallait au moins tromper le public. Non, ce n'était point la cause de l'origénisme; il y avait, au fond de ce lamentable procès, l'indépendance du ministère ecclésiastique, le génie et l'humanité succombant sous de mauvaises et honteuses passions et sous la violence du pouvoir politique. Telle était sans doute aussi l'opinion du pape Innocent I, l'un des hommes les plus remarquables qui aient occupé le Saint-Siège, quand de toute la puissance xxii de son autorité il condamna et la déposition et l'exil de Jean-Chrysostôme, et réclama hautement de l'empereur sa mise en liberté. Croyant, en effet, qu'il s'agissait des erreurs d'Origène, et séduit par Théophile, Jérôme eut le malheur de louer son zèle et de se déclarer contre Jean-Chrysostôme; mais il eut bientôt à se défendre lui-même contre les attaques de l’évêque de Jérusalem et contre les accusations de Rufin d'Aquilée, son ancien ami.
Rufin avait traduit du grec le Livre des principes, et dans la préface il avait cité Jérôme comme un des plus grands admirateurs d'Origène. Or, ceci venait dans un assez mauvais moment, puisque Jérôme se montrait un des plus fougueux adversaires du célèbre professeur d'Alexandrie. Aussi le public ne sut que penser. Rufin se moquait-il de Jérôme ou disait-il vrai? Tout le monde à Rome se faisait cette question.
Jérôme écrivit avec vigueur à Rufin qu'il avait admiré et admirait encore l’immense savoir, les travaux prodigieux d'Origène, mais qu'il repoussait ses erreurs, ses rêveries et surtout son Livre des principes. Rufin ne se tint pas pour battu, et publia contre son ancien ami deux livres d'invectives remplis de niaiseries et de calomnies. Ainsi il lui reproche de lire les auteurs profanes, Virgile, Cicéron, Horace, etc. ; puis il l'appelle parjure, parce que, dans le fameux songe rapporté dans le Traité sur la virginité à la vierge Eustochia, il avait promis à Dieu de ne plus les lire; il revient ensuite sur l’accusation intentée contre lui et contre Paula, et il a Pair de la prendre comme fondée et véritable. Jérôme se défendit dans deux livres qu'il dédia au sénateur Pammaque et à Marcella; il en publia ensuite un troisième sous le titre d'Apologie de Jérôme contre les accusations de Rufin.
Il y eut de part et d'autre de violentes récriminations ; cette polémique passionnée et injurieuse retentit partout , amusa les uns et affligea les autres. Le sénateur Pammaque, de moeurs si douces et si polies, d'un sens si exquis, d'un esprit si droit, crut devoir en écrire à Jérôme et le prier de mettre fin à un tel scandale. Saint Augustin, si modéré, si maître de lui-même, apportant dans ses écrits et dans ses actions une dignité si simple et cependant si noble, sachant dire toujours avec convenance même les choses les plus piquantes, n'apprit pas sans douleur un tel oubli de soi-même et de la charité chrétienne.
Ce n'est pas qu'en examinant de près cette discussion et en mettant pour un instant la forme de côté, saint Jérôme eût tort; en réalité, il s'agissait de sa dignité personnelle, de son honneur, de la fermeté de ses opinions. Le Livre des principes renfermait spécialement les assertions téméraires, erronées d'Origène sur le Saint-Esprit, sur la résurrection des corps , la vie future, l’origine des âmes, la chute de l'homme et des anges. Or le traducteur de ce livre annonçait au public que Jérôme était un disciple zélé d'Origène, un partisan sincère de ce grand maître, et, pour le prouver, il rappelait que dans la préface de la traduction du commentaire d'Origène sur le Cantique des cantiques, adressée au pape Damase, saint Jérôme avait fait un magnifique éloge d'Origène. A cela saint Jérôme répondait qu'il n'y avait rien d'extraordinaire de louer et de blâmer tout à la fois le même auteur : le louer pour ce qu'il avait de bon, et Origène avait beaucoup de bon; le blâmer sur les opinions dangereuses ou mauvaises qu'il avait exprimées, et Origène avait avancé des assertions subversives du christianisme, ou du moins contraires à la foi.
Considéré sous ce point de vue, saint Jérôme ne se trouvait point en contradiction avec lui-même. C'est ce qui résulte évidemment de la lecture de son grand traité contre Jean de Jérusalem, où il énumère les erreurs avancées par Origène.
Il n'admet point que les trois personnes de la Trinité se voient l’une l’autre; il prétend que les âmes sont dans les corps comme dans une espèce de prison, et qu'avant la création de l'homme dans le paradis terrestre elles étaient au ciel parmi les créatures raisonnables; que xxiii le diable et les démons feront un jour pénitence, et règneront à la fin des siècles avec les saints; que les habits de peau dont Dieu couvrit Adam et Eve après leur chute et leur bannissement du paradis terrestre n'étaient autres que les corps dont il les revêtit , d'où il suit qu'ils n'en avaient point avant leur péché. Dans plusieurs traités il nie ouvertement la résurrection de la chair, et soutient que nous ne ressusciterons point avec les membres qui composent notre corps et qui distinguent l'homme d'avec la femme; il parle du paradis terrestre d'une manière si allégorique qu'il détruit entièrement la vérité de l'histoire; par les eaux qui, selon l'Ecriture, sont au-dessus des cieux, il entend les anges et les vertus célestes, et par celles qui sont sur la terre et au-dessous de la terre, il entend les démons et les puissances ennemies ; enfin il dit que l’homme a perdu l'image que Dieu lui avait imprimée en le créant. Voilà un aperçu des propositions formant ce qu'on appelait l'origénisme, et qui troublait tout l’orient.
Le traité contre Jean de Jérusalem fait en outre connaître la conduite de saint Epiphane dans cette grande et importante discussion, conduite conforme du reste à son caractère. On y trouve aussi des renseignements curieux et des détails précieux sur les diverses négociations qui eurent lieu entre Epiphane, Jérôme, l'évêque de Jérusalem et le patriarche d'Alexandrie, sur la manière dont elles étaient conduites et sur les divers incidents qui les signalèrent. Jean avait de justes motifs de plainte contre Epiphane, dont le zèle peu éclairé brouillait tout; il gardait d'ailleurs un profond ressentiment des attaques satiriques de Jérôme, attaques dont il se vengea à main armée à deux reprises différentes.
L'origénisme, sous un autre nom, n'allait pas tarder à troubler aussi l'Occident. Car, si l'on veut bien y faire attention, les hérésies changeaient de forme et de nom; mais, au fond, elles roulaient toujours sur la même pensée.
Les ariens niaient la divinité du Verbe, et ils ne voulaient point avouer que le Fils et le Saint. Esprit fussent de même essence, de même pouvoir et de même divine grandeur que le Père, accusant les catholiques d'adorer un Dieu à trois têtes.
Les sabelliens ne reconnaissaient qu'une seule personne en Dieu, et ils disaient que le Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient trois noms qui convenaient à la même divine personne, selon la diversité de ses manifestations aux hommes.
Les photiniens soutenaient que Jésus-Christ n'avait commencé d'être que par sa conception dans le sein de sa mère, et qu'il n'était rien auparavant.
Les manichéens admettaient deux premiers principes, l'un bon, l'autre mauvais, et ils prétendaient que Jésus-Christ n'était point né d'une vierge, et que son corps n'était point un véritable corps, mais un corps fantastique.
Les gnostiques établissaient trois cent soixante-neuf princes, comme autant de divinités subalternes qui avaient chacune leur trône dans le ciel. Ils ajoutaient que Jésus-Christ n'occupait que le huitième, qu'il n'avait pas un vrai corps, et qu'il n'était homme qu'en apparence.
A des opinions erronées sur certains dogmes, l'origénisme joignait aussi une intelligence inexacte de la sainte Trinité. La nouvelle hérésie, ou le pélagianisme, de Pélage, son auteur, n'était qu'une transformation de ces diverses hérésies, et même des idées philosophiques de diverses écoles anciennes. Les pélagiens soutenaient que l'homme pouvait être sans péché, mais ils n'osaient dire qu'il pouvait être impeccable. Aussi saint Jérôme fait-il voir que Manès, un des patriarches des pélagiens, admettait cette impeccabilité. Dans la préface du quatrième livre de ses Commentaires sur Jérémie il dit. « On commence à renouveler l'erreur de Pythagore et de Zénon sur l’impossibilité et l'impeccabilité, erreur que l'on a combattue et détruite en écrivant contre Origène. »
L'usage où était à Rome et en Orient la jeunesse instruite de discuter sur les livres saints xxiv favorisait beaucoup les hérésies. Quelle curiosité, quelles subtilités on apportait dans l'étude de l'Écriture sainte! Le sujet des discussions était presque toujours puéril et insignifiant; par exemple, la question de savoir si Jésus-Christ, à son entrée à Jérusalem, montait un cheval de bagage ou un cheval hongre, occupa beaucoup la ville de Rome. Chacun formulait son avis, le motivait par telle ou telle raison et en donnait une solution quelconque. Ce goût de discussion se répandit tellement qu'il devint une véritable passion.
Pendant qu'on s'abandonne à ces querelles philosophiques, les provinces de l'Empire, en Orient et en Occident, se voient ravagées par les Barbares sortis des extrémités du mont Caucase. Les monastères sont pillés ou incendiés, les femmes et les vierges exposées aux outrages des soldats, les évêques chargés de chaînes, les prêtres et les clercs égorgés, les églises détruites ou changées en écuries, les reliques des martyrs enlevées de leurs tombeaux et jetées au vent.
Ces calamités n'empêchent pas Jérôme de continuer tous ses immenses travaux. Il explique à la sainte veuve Fabiola les cérémonies de l'ancienne loi et les vêtements du grand-prêtre, puis les divers campements des Juifs dans le désert. Il traduit du grec en latin une lettre de saint Epiphane, les lettres pascales de Théophile et la règle de saint Pacôme, qui servait aux moines de l'Égypte et de la Syrie. Il répond à deux habitants de la Germanie, Sunnia et Fretela, sur sa traduction ces psaumes; à Léta, en lui posant des règles pour l’éducation de sa fille; à saint Augustin, en lui adressant quelques reproches; à Théodora, veuve de l'Espagnol Lucinus, pour la plaindre et lui donner de bons conseils. L'esprit d'innovation travaillait également l'Espagne. L'hérésie de Basilides, qui accordait beaucoup en secret aux plaisirs sensuels, fut répandue (3) dans la Gaule narbonnaise par un nommé Marc, de l'école des gnostiques.
Il passa en Espagne où il se fit des prosélytes; surtout parmi les femmes des classes riches et élevées, en vantant la science de l’astrologie et de la magie et en intéressant la curiosité et la crédulité des femmes. Ce Marc était une sorte de Cagliostro ou de comte de Saint-Germain. Après s'être insinué dans la confiance des familles, il favorisait mystérieusement les passions de ses élèves.
Dans sa lettre à une veuve des Gaules et à sa fille, Jérôme rappelle cette dernière à la piété filiale par des sentiments bien naturels et qui font impression., A Hédibia et à Algasia, il explique divers passages obscurs de l’Ecriture sainte.
Algasia, aussi illustre par sa piété que par sa fortune, était liée d'amitié avec Hédibia. Saint Jérôme avait alors dans la Gaule une grande réputation comme interprète de la Bible; elles lui envoyèrent à Bethléem un jeune clerc, nommé Apodême, pour le consulter. Algasia lui adressa onze questions sur divers endroits de l'Évangile et de saint Paul, et Hédibia lui en proposa douze qui roulent toutes sur des passages difficiles du Nouveau-Testament. A Salvina, à Furia, à Ageruchia, il donne des règles pour passer chrétiennement le temps de leur viduité; il console le sénateur Pammaque de la mort de sa femme; il fait à saint Paulin l'éloge des divers écrivains sacrés; il attaque vivement le prêtre Vigilantius, qui se moquait du culte des saints, du jeûne et du célibat des prêtres (4). Vigilantius, attaché à l'Église de Barcelone, avait comme repris en sous-oeuvre le système de Jovinien, cherchant à le propager le mieux et le plus vite possible.
Au milieu de ces travaux continuels, saint Jérôme fut inquiété par les origénistes, qui parcouraient le pays à main armée, et par une irruption d'Arabes qui firent les plus grands ravages dans la Palestine. Quoique souffrant et malade, il fut obligé de se sauver. Le danger passé, il reprit ses études, mais difficilement, xxv parce qu'il manquait de copistes. On trouvait rarement en Orient des copistes qui entendissent le latin; il fallait les faire venir à grands frais d'Italie ou d'Espagne. Il en était de même des livres latins , leur rareté était extrême. Aussi voit-on qu'en 404 Jérôme ne connaissait encore de saint Augustin que ses Soliloques et ses Commentaires sur les psaumes.
Pendant qu'il était occupé à commenter le prophète Isaïe et le prophète Ezéchiel, en 409, les Goths, sous la conduite d'Alaric, s'emparaient de l'Italie; Rome fut assiégée. L'empereur Honorius, retiré à Ravenne, avait donné ordre qu'on se défendit jusqu'à la dernière extrémité. La famine devint si affreuse que les cadavres encombraient les rues et les places publiques, et que les vivants en faisaient d'horribles festins. Des mères même tuèrent leurs enfants et les mangèrent. A la famine se joignit la peste. Le peuple s'en prit au christianisme, qu'il accusa de toutes ces calamités; il demanda à grands cris des sacrifices aux dieux. Le sénat, n'osant refuser, en prévint le pape Innocent I, et le paganisme reparut sur des cadavres au milieu du râle des mourants. Cette lâcheté ne sauva pas la ville. L'heure du châtiment sonnait. Au milieu de la nuit, les esclaves, au nombre de quarante mille, ouvrent les portes à Marie et se précipitent de tous côtés en criant Vengeance! vengeance! Ils violent les filles et les femmes, massacrent les hommes et incendient les palais. N'ont-ils pas leur esclavage à venger? Leurs hurlements, les cris des enfants, les plaintes et le désespoir des mères, ales jeunes filles pâles, échevelées, cherchant vainement à fuir; le langage barbare des Goths, la lueur sinistre des flammes, faisaient de Rome un épouvantable spectacle. L'église de Saint-Paul servit d'asile aux habitants, et tous ceux qui purent s'y réfugier furent sauvés. Beaucoup de fugitifs se retirèrent en Afrique avec les débris leur fortune; mais là ils rencontrèrent le comte Héraclien, gouverneur de la province, qui, sous divers prétextes, les dépouilla de leurs dernières ressources. C'est ce que saint Jérôme nous apprend dans sa lettre à la vierge Démétriadès.
Quand cette effroyable nouvelle parvint à Jérusalem, quand Jérôme vit les sénateurs, les consuls réduits à demander l'aumône pour manger, il s'abandonna à sa douleur avec Jérémie ; et son éloquence fut digne d'une aussi grande infortune. Il adora néanmoins la sagesse et la justice de la Providence qui brisait l'éternité de Rome.
Il continua ses commentaires malgré les chagrins qui l'accablaient. Il avait perdu la sainte veuve Paula, le sénateur Pammaque et Marcella, fort maltraitée par les soldats lors de la prise de Rome. Il écrivit à Gaudentius sur l'éducation de sa fille, la petite Pacatula, et il lui rappela les désastres des peuples et la ruine de l'empire. Il écrivit, en 412 aussi à Ctésiphon pour lui exposer le système dangereux, erroné de Pélage, sur la grâce et le libre arbitre de l'homme; puis il se décida à l’attaquer dans un ouvrage, divisé en trois livres, qui a pour titre: Dialogue contre les pélagiens.
La discussion qu'il avait eue avec saint Augustin était terminée, et ils ne s'écrivaient plus qu'avec une grande bienveillance. Du reste, la question était grave; il s'agissait de lai séparation complète et absolue du judaïsme et du christianisme, question immense qui avait agité les premières Eglises et donné lieu à des hérésies. Cette question renfermait celle-ci : La loi matérielle (et le judaïsme n'était qu'une loi toute matérielle) devient nulle en face de la parole du Christ, parole qui n'est autre que la loi intellectuelle, la loi morale, loi bien supérieure à la première.
On voit que la question philosophique est ici d'une haute importance, et saint Jérôme la traite à fond avec une supériorité incontestable sur saint Augustin.
Quant à la solution d'une autre question non moins importante, l'origine des âmes, question que l'homme s'est transmise de siècle en siècle depuis la création du monde, Jérôme avoue franchement qu'elle est pour lui insoluble, et xxvi que, si on s'opiniâtre à l'éclaircir, on tombera dans les rêveries de Pythagore et de Platon.
On parlait déjà de son temps d'une perfection illimitée de la raison humaine. Il s'en moque dans son traité à Ctésiphon, surtout quand il examine la misère et la faiblesse de cette pauvre raison qu'il confond ainsi avec le raisonnement. D'un autre côté, il y a quelque chose de remarquable dans cette idée de perfection qui se retrouve dès la plus haute antiquité en face de la mort. Jérôme pose en principe que la perfection est inconciliable avec. les passions; ce qui est vrai. Or, comme les passions sont le résultat de l'union de l'âme et du corps, il faut donc, pour arriver à la perfection, que l'homme ne soit plus qu'une intelligence. Alors on arrive à l'absurde.
Dans ce même traité à Ctésiphon, il
dit que ce n'est point le libre arbitre qui nous distingue
précisément de la bête; d'où il faut conclure que nous avons en
nous. quelque chose de mieux encore. Il y a entre notre âme et Dieu
des rapports intimes, rapports inconnus, rapports obscurs, mais qui
existent et qui décident la question philosophique pour ceux qui
étudient attentivement cette importante matière.
Dans le traité contre Jean, évêque de Jérusalem, saint Jérôme dit
que Dieu ne cesse point d'être créateur, qu'il est continuellement
agissant, et que la nature en général, soit matérielle, soit
spirituelle, est dans un mouvement permanent; cette vie permanente,
cette puissance d'action continuelle, est un caractère ou plutôt le
grand caractère de la Divinité. N'est-ce pas en cela que consiste la
plénitude de l'être, et dans l'absence de cette plénitude que réside
l'imperfection de l'homme? Ce principe de saint Jérôme est la base
de toute philosophie, et en cela il est d'accord avec les savants de
nos jours.
Cela veut-il dire que les sciences, à cette époque, se développaient? Non; on se livrait avec passion à l'étude des sciences philosophiques, et, par conséquent, on s'occupait peu des sciences physiques; inutile donc de s'arrêter aux connaissances scientifiques du temps. Il est vrai que les arts et l'industrie faisaient des progrès rapides par suite du luxe et du goût des jouissances.
Dans le traité à Fabiola, Explication des cérémonies de l'ancienne loi, le mouvement de rotation de la terre est indiqué dans un passage; il semble que Jérôme ait comme pressenti cette grande découverte.
A cette époque, une éclipse de soleil jeta la terreur parmi les populations; saint Jérôme constate ce fait dans son traité contre Jean de Jérusalem, où il raconte qu'à l'occasion d'une. éclipse, qui paraissait menacer le monde du dernier jugement, beaucoup d'hommes et de femmes s'étaient présentés à son monastère pour recevoir le baptême.
Si en général les connaissances scientifiques se montraient d'une manière peu satisfaisante, il y avait cependant certaines parties qu'on avait plus étudié d'antres; la science des poisons, par exemple, et l'art de les préparer, avaient été poussés assez loin. On connaissait les poisons végétaux et minéraux, et l'on avait fait plusieurs découvertes dans la botanique des plantes vénéneuses. Aussi, dans le langage ordinaire , le mot empoisonneur et le verbe empoisonner revenaient-ils souvent; magicien et empoisonneur étaient synonymes; ces mots se rencontrent fréquemment dans les lettres de saint Jérôme. A Rome, le peuple travaillé par ses ennemis l'appelait magicien. Dans le traité qu'il adresse à Furia, en parlant de la position d'une belle-mère vis-à-vis des enfants du premier lit, il dit qu'on l'appellera magicienne, qu'elle passera pour avoir empoisonné les enfants du premier lit, s'ils tombe malades ou s'ils meurent.
Au milieu de la passion générale qui portait à tout négliger pour les subtilités métaphysiques et les discussions philosophiques, par quelle cause avait-on cultivé seulement une branche des sciences naturelles en avait-on fait une profession? Il faut cher- xxvii cher l'explication de ce phénomène monstrueux dans l'étude des moeurs des siècles précédents, des mœurs telles que les empereurs les avaient faites, eux qui avaient multiplié les empoisonnements et accordé des brevets d'invention aux empoisonneurs et aux empoisonneuses.
Les faits scientifiques expliquent souvent les mœurs d'une nation; sous ce rapport et sous beaucoup d'autres, comme je l'ai déjà dit, l'étude de saint Jérôme est très précieuse.
L'influence qu'il a exercée porte non-seulement sur son siècle , mais encore sur les siècles suivants; cette influence, il la doit uniquement à ses travaux et à son génie, puisque sa position sociale était modeste. C'est par l'autorité de son nom, de son éloquence et de sa vertu, que les idées évangéliques ont circulé dans le grand monde.
Et, par exemple, il résulte de ses divers traités que le mariage est le premier et le plus saint des contrats; qu'il est indissoluble durant la vie des parties contractantes ; que chacune des deux parties doit contribuer, suivant sa nature et ses facultés, aux charges de ce contrat, comme elle a droit de participer à ses avantages; qu'il ne peut se rompre pour cause d'adultère; que la séparation de corps est le seul résultat de l’adultère ; et que le mariage de l'une des parties séparées ne peut jamais avoir lieu du vivant de l'autre.
La législation actuelle sur le mariage se trouve tout entière dans saint Jérôme; elle ressort naturellement de ses divers traités.
Dans le traité contre Jovinien, tout
en exaltant la virginité, Jérôme établit fort bien que le mariage
est un lien indissoluble; que le mari ne peut ni ne doit quitter sa
femme, mais doit remplir tous les devoirs résultant de cette union.
Dans le traité au sénateur Pamniaque sur la discussion de Jean de
Jérusalem avec saint Epiphane au sujet d'Origène, Jérôme dit : «
Naître d'un adultère, ce n'est point la faute de l’enfant, c'est le
crime du père. » Cette phrase concise est pleine d'énergie à la
manière de Bossuet. On comprend la pensée de saint Jérôme; dans
cette seule action il y a crime envers l'enfant, crime envers la
mère, crime envers la société !
Il fait remarquer que les jurisconsultes romains ne condamnaient pas l'adultère dans l'homme, tandis qu'ils étaient très sévères pour les faiblesses de femmes ; et il ajoute avec autorité que ce qui n'est pas permis aux femmes ne peut l'être aux hommes, et que, dans une position égale, les obligations sont égales.
Je signalerai un beau passage dans le traité à Furia sur la viduité et sur les inconvénients des seconds mariages. C'est le passage où il déplore le malheur des enfants qui sont toujours les victimes de ces unions.
Saint Jérôme insistait d'autant plus sur la sainteté du mariage que Rome n'avait pas des idées bien claires sur ce point. Les célibataires y étaient fort nombreux; pour éviter le mariage, ils cohabitaient avec leurs esclaves.
D'un autre côté, la stérilité était une honte à Rome, et on dédaignait les femmes stériles. La profession ostensible de virginité devenait une cause d'affranchissement pour les filles esclaves comme la cléricature pour les hommes.
Si saint Jérôme insiste tant sur la pratique de la virginité et en parle si souvent dans ses lettres et ses traités, il ne faut pas en être surpris. La société romaine était devenue si matérielle, si brutale, qu'il y avait urgence de frapper souvent, de frapper fort, c'est-à-dire de recommander la spiritualité, et de la faire en quelque sorte entrer de vive force dans les moeurs.
Après la brutalité de la vie romaine, saint Jérôme n'a rien attaqué plus vivement que l'ignorance. Dans sa belle lettre à saint Paulin sur l'étude des livres sacrés, il établit que l'ignorance est funeste à l'Eglise, et il en énumère tous les inconvénients. C'est au même saint qu'il écrit que, pour bien vivre, il n'est pas nécessaire d'aller à Jérusalem; ailleurs il lui dit que le ciel est ouvert à tous les peuples. xxviii En finissant l'avant-propos de la vie de Fabiola, après avoir rappelé l’antique origine de cette sainte veuve , il ajoute que, pour lui, la gloire de Fabiola est tout entière dans l’amour de l'humanité qu'elle a puisé dans l'Eglise ; cette pensée est grande pour le siècle. Une lettre adressée au sénateur Pammaque se termine par cette admirable pensée : « Un clerc, quand même il posséderait toutes les grâces du langage, doit les cacher et les dédaigner, afin de parler, non point aux écoles oisives des philosophes ou à un petit nombre de disciples, mais à tous es hommes en général."
Dans son traité contre Vigilantius, il établit en principe que ceux qui ont doivent contribuer au soulagement de ceux qui n'ont pas, et cela dans une juste proportion et avec égalité; et plus loin, il veut que cela se fasse envers tout le monde, soit juif, soit samaritain.
Dans le commentaire sur l’Ecclésiaste ou Traité des vanités, il exprime cette pensée « Après avoir examiné ce qui se passe dans le monde, j'ai compris qu'il n'y avait rien de plus injuste que de voir un homme jouir des travaux d'un autre, et j'ai cru reconnaître que c'était une chose juste que chacun recueillit le fruit de son travail. Cette pensée, rendue si simplement, renferme toute l'économie sociale ; elle est la base de toutes les théories de (école utilitaire et financière des temps modernes, et c'est un pauvre solitaire du cinquième siècle qui l'exprime!
La lettre à Rufin de Rome sur le jugement de Salomon renferme une grande et large idée : « ...... Le Christ n'est venu que pour épouser une courtisane, c'est-à-dire pour tendre une main charitable au vice et le réhabiliter. L'image frappe par le contraste ! Dans l’oraison funèbre de Népotien, adressée à Héliodore, il y a de fort belles choses et es raisonnements justes pour la défense des vérités de la religion, des renseignements philosophiques, historiques, et surtout des, détails précieux pour l’histoire. Jérôme y rapporte que la tête de Rufin, personnage éminent de l'empire sous Théodose, fut promenée au bout d'une pique dans les rues de Constantinople, et qu'on alla demander l'aumône de porte en porte avec sa main droite qu'on avait y coupée.
Les progrès que le christianisme avait faits, on les voit dans ces pages qui contiennent un court, mais éloquent résumé des services rendus par lui à l'intelligence humaine. Saint Jérôme dit qu'avant la venue du Christ les hommes mouraient sans avoir la conscience de l’immortalité de l'âme, et que de son temps, au contraire, presque tous les peuples connus l’admettaient avec la croix de Jésus. Il déplore éloquemment la ruine successive de l'empire; ces lamentations sur l’empire se retrouvent, du reste, à tout moment sous sa plume, puisqu'à tout moment l'empire était attaqué par les Barbares. Il termine par un sombre tableau des misères de ce monde, quand, comme Xerxès, il souhaite être en un lieu d'où l'on découvre toute la terre.
Au premier abord, la lecture de saint Jérôme, surtout de ses traités mystiques, peut ne pas paraître satisfaisante; on n'y voit que des allégories forcées, des rapprochements étranges et bizarres; mais en les relisant on s'habitue à cette manière qui était le goût dominant de l'époque, et alors on reconnaît, on admire les beautés, et il y en a beaucoup et du premier ordre.
La fin du traité à la vierge Principia est fort belle; saint Jérôme s'adresse à cette vierge « Et vous, ô Principia, ô ma fille ! quand vous vous mêlerez au choeur des vierges pour être conduite devant le Roi des rois et que vous ferez sa gloire et ses délices dans son palais d'ivoire, accordez un souvenir au vieux prête qui, éclairé de l’inspiration divine, vous a fait connaître le sens de ce psaume. Dites : « Je me souviendrai de votre nom, afin d'entendre en entier le Cantique des cantiques, dont vous aurez compris une partie si Dieu vous accord de longs jours sur la terre. » Cette fin est simple, ce langage est digne et noble, et, certes, xxix il y a dans ces quelques lignes de la véritable et haute éloquence. N'est-il pas touchant de voir ce prêtre en cheveux blancs, d'une érudition et d'une autorité imposantes, demander un simple souvenir à la vierge qu'il instruit? Ceci rappelle la fin de l'oraison funèbre du grand Condé par Bossuet ; et je ne serais pas surpris que l'évêque de Meaux n'eût été frappé de cette humble et noble prière, et que ce souvenir ne lai fût venu comme une inspiration. Bossuet, du reste, avait profondément étudié saint Jérôme; ses oraisons funèbres surtout sont remplies d'idées et d'images prises à ce père.
Dans la vie de Marcella, saint Jérôme, voulant faire le tableau de Rome prise par Alaric, a recours à une citation d'Isaïe et des psaumes, ce qui est le comble de l'habileté et des précautions oratoires. Ces citations n'auraient-elles pas donné à Bossuet l'idée, dans son oraison funèbre de la reine d'Angleterre, de recourir à Jérémie pour éviter de dire que Charles Ier fut décapité? Le traité au prêtre Cyprien renferme un passage remarquable sur la vie de l'homme; Jérôme le compare à un beau vase qui finit par être brisé : son sort, à l'homme, est de naître pour mourir.
Quant au commentaire sur l'Ecclésiaste, c'est à un véritable chef-d'oeuvre de style, de pensées judicieuses, utiles, exprimées simplement et avec un grand sens; il y a de la poésie dans les idées, puis des images tantôt gracieuses, tantôt énergiques. En parlant du paresseux, saint Jérôme voit que la pauvreté vient fondre sur lui ,comme un cavalier qui va à toute bride; Bette image est fort expressive. Ailleurs, en parlant de l'avenir, il le représente attentif à parer les coups d'un ennemi qu'il a devant lui, pendant qu'un autre qu'il ne voit point tire contre lui des Pèches qui le blessent mortellement.
Dans l’Explication sur l'Ecriture, il compare le Christ venant chasser l’Antechrist par le seul éclat de sa majesté au soleil levant dissipant les ténèbres de la nuit, Dans l'ordre des idées humaines, on ne pourrait trouver d'image plus majestueuse pour représenter l'avènement de Jésus.
La fin de la lettre à Népotien mérite de ne pas être oubliée. Jérôme y parle de lui d'une manière digne et simple; il croit que sa vieillesse, son genre de vie et ses travaux doivent donner de l'importance à ses avis et de l'autorité à ses conseils.
On ne finit pas sans émotion la première partie du Traité à Leta sur l'éducation des filles. On se représente saint Jérôme vieux et la tête couverte de cheveux blancs, portant la petite Paula dans ses bras et lui apprenant ses lettres. Dans la seconde partie il retrace les calamités de Rome, cette souveraine du mondé, qui, après l'avoir conquis, n'a pu se conserver elle-même, et est tombée avec ses richesses et ses sénateurs sous la main lourde des Barbares. Cette chute, au reste, n'était dans sa pensée, comme dans celle de saint Paul, qu'un châtiment des vices et des crimes de la société romaine. Il regarde l’éternité qu'elle s'était promise comme un attentat contre la Providence, et l'arrivée des Barbares comme un. éclatant démenti donné à cette éternité.
Cette grande et majestueuse idée qu'on admire dans Bossuet, savoir : que l’unité de l’empire romain avait été comme préparée de longue main pour l’avènement du Christ et la propagation de la foi, cette idée est formellement exprimée dans plusieurs passages de saint Jérôme, mais elle n'est nulle part mieux formulée que dans le Commentaire sur le prophète Michée (tom. VI, pag. 475, édition de Vérone): Homo quidem apparuit... » Saint Jérôme examine la fortune de Rome, ses vicissitudes, ses guerres continuelles; il voit que tous les peuples lui sont soumis; alors il juge que l'unité de l'empire rentrait dans le secret de la Providence, qu'elle était préparée depuis longtemps, afin que toutes les nations connussent la foi du Christ. Or, n'est-ce pas déjà un beau titre de gloire que d'avoir inspiré à Bossuet le Discours sur l'Histoire universelle, magnifique xxx et impérissable monument qu'on admirera toujours (5) ?
De tous les ouvrages de saint Jérôme, ce sont ses Commentaires sur l’Ancien et le Nouveau Testament qu'on estime le plus, tant par l'importance que par la difficulté du travail. Ils renferment tout ce que la science a de plus curieux, la piété de plus solide, la religion de plus sacré, et l’histoire de plus exact. On y trouve des explications littérales et harmoniques de l'Ancien et du Nouveau-Testament; les traditions des Hébreux, les sens mystiques et les allégories des chrétiens; les sentiments des anciens Grecs et des anciens Latins; la réfutation de toutes les hérésies; la pureté des dogmes, les règles sûres de la morale chrétienne et de la perfection évangélique. Saint Jérôme fonde toujours le sens spirituel sur la lettre même de l’Écriture; il y mêle des vérités solides et édifiantes, qui s'accordent du reste avec l’ensemble du texte. Rien donc de plus savant, de plus curieux, de plus moral que ces Commentaires. Ils ne nous laissent rien ignorer de ce qu'on lit dans les originaux, de ce qu'il y a de différence entre les anciennes versions grecques , entre les sentiments des juifs et des chrétiens, des catholiques et des hérétiques, tant anciens que nouveaux. Après de longues discussions et un examen exact du sens littéral des prophètes , Jérôme fait voir l’accomplissement de leurs prédictions, et tire parti de tout en faveur de la vertu et de la religion.
Que si en outre l’on me demande où le talent de saint Jérôme éclate le plus, je répondrai : Dans ses Oraisons funèbres; c'est là qu'on trouve une prodigieuse et incroyable variété de style, de pensées et de citations de l'Écriture. Il écrit à Paula sur la mort de sa fille Blésilla, à Héliodore sur la mort de Népotien son neveu, à Théodora sur la mort de Lucinus son mari, au sénateur Pammaque sur la mort de Paulina, sa femme; il écrit l’éloge de la vierge Azella, des veuves Paula, Fabiola et Marcella. Eh bien! malgré la monotonie du sujet, il se varie et ne se répète pas. Les deux meilleures oraisons funèbres sont celles de Blésilla et de Népotien.
Le Dialogue contre les Pélagiens mit ces hérétiques en fureur contre Jérôme. Ils parcoururent la Palestine en mettant tout à feu et à sang, spécialement à Bethléem. Jérôme fut obligé de se sauver; le monastère des hommes et celui des femmes furent pillés et démolis. Jean, évêque de Jérusalem, demeurait témoin impassible de ces désordres et de ses violences. Le pape Innocent I, lui écrivit en vertu de son autorité apostolique, pour lui reprocher cette impassibilité qui lui paraissait coupable. Le pillage, les meurtres, les incendies jetaient la terreur, dit le pontife, dans les monastères des veuves, des vierges et des moines. Il écrivit aussi à Eustochia et à saint Jérôme pour les consoler. Cette vierge mourut trois ans après, en 419; il y avait trente-deux ans qu'elle vivait à Bethléem dans l’étude et dans la retraite. Après la mort de sa mère Paula, elle avait gouverné le monastère où il y avait cinquante vierges. Jérôme lui avait adressé Commentaires sur le prophète Ezéchiel, qu'i n'avait continués et finis qu'après la prise Rome par les, Goths. Eustochia connaissait parfaitement la langue hébraïque, et avait beaucoup étudié l'Ancien et le Nouveau-Testament. Sa mort laissait isolée en Orient sa nièce Paula fille de Leta, à laquelle Jérôme avait adressé son Traité sur l’éducation des filles; Paula qu’il avait portée enfant dans ses bras, a laquelle il avait appris à lire. Cette mort frappa douloureusement saint Jérôme, qui avait près de quatre-vingt-neuf ans. N'y a-t-il pas quelque chose de profondément triste dans ce vieillard qui voit successivement mourir autour de lui tous ses amis, tous ceux avec lesquels il a passé sa vie, tous ceux avec lesquels il a partagé ses travaux, pour lesquels il a veillé, auxquels il a ouvert son cœur? Ainsi il jette une pelletée de xxxi terre sur la fosse du pape Damase, sur celle de Blésilla, d'Albina, d'Asella, de Népotien, d'Héliodore, de Lucinus, de Fabiola, de Paulâ, du sénateur Pammaque, de Marcella et d'Eustochia. De tout ce monde noble, riche, instruit et pieux de Rome qui l'avait consulté comme un maître, qui l'avait écouté comme un oracle, il ne lui reste rien, il est seul avec ses infirmités et ses cheveux blancs.
Celui à qui il écrivit jusqu'au dernier moment et pour la dernière fois, c'est saint Augustin. Il Pavait loué d'être intervenu avec l’autorité de son nom et la puissance de sa logique dans la grande discussion du pélagianisme, qui s'était particulièrement établi en occident.
En quittant la vie après des travaux si multipliés, Jérôme exhorte saint Augustin à continue de défendre la foi de l’Eglise. Et assurément cette recommandation ne pouvait s'adresser à un homme plus capable d'y répondre.
Accablé tant par les maladies que par l'âge, saint Jérôme mourut en 420, à quatre-vingt-dix ans. L'empire d'Occident n'existait plus, Rome était esclave, et l'empire d'Orient allait perdre toutes ses provinces de l'Asie.
Jérôme avait conservé jusqu'à la fin, ce qui est rare, la verve de sa jeunesse, la vigueur de son esprit et la vivacité de ses idées. Il composait fort vite et ne revoyait presque jamais ce qu'il avait écrit ou dicté; car le plus souvent il dictait à ses copistes ses réponses aux questions qu'on lui adressait des diverses parties de l’empire. Quelquefois ses idées se ressentent de cette grande précipitation. Du reste, dans plusieurs traités il avoue lui-même qu'il avait écrit à la hâte , et il donne toujours la cause de cette précipitation.
Il employait beaucoup de copistes, et cependant pas encore autant qu'il le désirait; car souvent il n'en trouvait pas, ou bien il n'avait pas de quoi subvenir aux frais. Evagre d'Antioche, l'évêque Chromatius, l'évêque Domnion, l’évêque Amable, Lucinus d'Espagne, lui envoyèrent successivement des copistes ou se chargèrent des frais.
Les livres étaient rares et coûtaient fort cher. Il en transcrivait beaucoup lui-même, il en faisait transcrire à prix d'argent, et il en demandait à tous ses amis.
Ni l’ophthalmie dont il souffrait, ni la perte d'un oeil, ni les longues et continuelles maladies qu'il éprouvait ne l'empêchaient de travailler. Son style est vif, incisif et concis; ses expressions sont élégantes et pittoresques, sa phrase est rapide, majestueuse, et porte toujours le cachet de la bonne latinité. Il manque quelquefois à la gravité et à la dignité de l'écrivain par des termes injurieux, ou des mots qui sentent la bouffonnerie; mais cela tenait peut-être à la lecture continuelle qu'il faisait des comiques Latins. Il n'a pu non plus échapper aux défauts de son époque il est pointilleux, rhéteur; il tourmente parfois ses idées; mais ces imperfections sont bien couvertes par l’étendue de son esprit, la hauteur de son intelligence, la justesse de ses observations, la profondeur et l'élévation de ses pensées.
Lui reprochera-t-on d'avoir donné une signification nouvelle à des mots anciens, ou d'avoir introduit dans le latin des mots nouveaux? ce serait à tort. L'histoire des variations d'une langue est l'explication des vicissitudes de la nation qui la parle. Quelques personnes s'imaginent qu'une langue une fois faite doit demeurer immuable; c'est une grande erreur. La langue française, par exemple, semble avoir été fixée au siècle de Louis XIV. Mais quel chemin n'a-t-elle pas fait depuis et quelles vicissitudes n'a-t-elle pas éprouvées? Est-ce que depuis Louis XIV toute la société n'a pas changé par les moeurs, les usages, le costume, les idées et les lois? Les mots qui avaient alors une signification pouvaient-il se prêter à une autre? N'a-t-il pas fallu créer pour des habitudes nouvelles, pour des besoins nouveaux, pour des idées nouvelles, des expressions et des termes nouveaux? Comment saint Jérôme, qui du reste est le plus classique des Pères de l'Église, aurait-il pu écrire sa langue comme Cicéron la xxxii parlait? Quel rapport y avait-il entre la société où vivaient Salluste et Cicéron et la société chrétienne? Quelle différence d'idées, de pensées et d'appellations avec le paganisme? Le latin était venu au monde avec les noms de Jupiter, de Junon, de Minerve, avec les dieux domestiques, les dieux des champs et des jardins; mais quand le christianisme apparut , comment exprimer par des mots anciens le baptême, l'efficacité de la grâce, le libre arbitre, le péché, la communion et surtout la pénitence, la chasteté et l’humilité? Il n'y a pas de mots là où il n'y a pas d'idées. Or, les idées représentées par les mots précités manquaient aux richesses du latin et à l'ordre moral des peuples qui le parlaient. Il y avait donc nécessité de créer des mots, d'inventer des expressions pour entrer dans l'état social que le christianisme formait.
C'est ce qu'a fait saint Jérôme; mais il l'a fait avec goût et réserve, car il craignait de défigurer le latin, cette belle langue qu'il aimai tant et qu'il connaissait si bien.
Qu'il est beau de considérer ce qu'il a fait dans l’intérêt de l'Église; ses écrits, ses commentaires, ses voyages, ses négociations, tout ce que son zèle et son courage opposaient a hérétiques, et enfin sa constance par laquelle n'ayant pu empêcher le cours des choses, il en a si hardiment combattu les résultats!
BENOIST (DE MATHOUGUES).
(1) Cette édition a été réimprimée à Venise, en 1770, par l'éditeur lui-même, Scipion Maffei, mais il nous a été impossible de nous la procurer.
(2) on reprochait à saint Jérôme de se livrer exclusivement à l’instruction des femmes; à cela il répond que la connaissance de l'Écriture et la charité se répandront chez les hommes par le moyen des femmes.
(3) C'est sans doute de là que vinrent plus tard les Vaudois et les Albigeois.
(4) Vigilantius préchait en 406 ce que prêcha Luther au seizième siècle. On peut voir par là que les idées du protestantisme n'étaient pas neuves.
(5) on a beaucoup emprunté à saint Jérôme, et il a fourni à des écrivains de genre opposé. Cette phrase de Boileau qu’un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire, est textuelle dans saint Jérôme : « Nullus tam imperitus scriptor est, qui lectorem non inveniat similem. » Il n'est point d'écrivain si sot qui ne trouve un lecteur qui lui ressemble.
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