Grégoire le Grand

GRÉGOIRE LE GRAND

 

LES DIALOGUES

LIVRE I - LIVRE II - LIVRE III

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

LES DIALOGUES

DE

GRÉGOIRE LE GRAND

ou

TRAITS INTÉRESSANTS SUR LES VERTUS ET LES MIRACLES

DE PLUSIEURS SAINTS D’ITALIE.

TRADUCTION   NOUVELLE

PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

ET ACCOMPAGNÉE DE NOTES CONSIDÉRABLES

PAR M. L'ABBÉ HENRY

DIRECTEUR GÉNÉRAL AU PETIT SÉMINAIRE DE LANGRES

TOURS

Ad MAME ET Cie, IMPRIMEURS-LIBRAIRES

 

En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais, et en fera de plus grandes. Jean, 14-12.


 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

LES DIALOGUES

DE

S. GRÉGOIRE LE GRAND

SUR LA VIE ET LES MIRACLES DES PÈRES D'Italie

 

 

LIVRE DEUXIÈME

 

PRÉFACE

Il y eut un homme, vénérable par la sainteté de sa vie, béni[1] de nom et d'effet. Dès les jours de son enfance il eut la maturité du vieillard, et, grâce à sa sagesse, il franchit l'âge des passions sans y livrer jamais son cœur. Tandis qu'il était sur cette terre,[2] au lieu de jouir librement du monde, comme il le pouvait, il le méprisa dès lors, tel qu'une plante desséchée avec sa fleur. Issu d'une famille honorable, dans la province de Norsie,[3] il fut envoyé à Rome pour y étudier les belles-lettres. Mais à la vue d'une foule d'étudiants qui se plongeaient dans la fange du vice, après avoir, pour ainsi dire, posé le pied sur le seuil du monde, il recula : il craignit que la contagion de sa science ne le précipitât tout entier, lui aussi, dans l'affreux abîme. Ainsi, dédaignant l'étude des lettres, il quitta la maison et les biens de son père, et, désireux de plaire à Dieu seul, il rechercha la profession d'une vie sainte. Il se retira donc avec son ignorance volontaire et sa grossièreté pleine de sagesse.[4]

Je ne connais pas toutes ses actions ; mais le peu que j'en rapporte, je le dois au récit de quatre de ses disciples, savoir : Constantin, personnage infiniment respectable, qui lui a succédé dans la direction du monastère ; Valentinien, qui, pendant de longues années, a gouverné celui de Latran[5] ; Simplicius, troisième abbé du monastère que notre saint a fondé au mont Cassin ; et enfin Honorât, actuellement encore à la tête de celui de Sublac, premier séjour de saint Benoît.

CHAPITRE I

Premier miracle de saint Benoît, sa retraite a Sublac.

GRÉGOIRE.

Lorsque, après avoir renoncé à ses études, Benoît résolut de se rendre au désert, sa nourrice, qui l'aimait avec tendresse, le suivit seule. Arrivés au bourg d'Afide,[6] ils s'arrêtèrent dans l'église Saint-Pierre, sur les charitables instances de plusieurs personnes honorables. La nourrice pria les femmes du voisinage de lui prêter un crible pour émonder du blé, et laissa imprudemment l'objet sur la table ; il vint à tomber et se cassa si complètement, qu'il se trouva partagé en deux morceaux. A son retour, cette bonne femme, ayant trouvé en pièces le crible qu'on lui avait prêté, se prit à verser un torrent de larmes. Le jeune Benoît,[7] également plein de piété et de tendresse, ne put voir pleurer sa nourrice sans compatir à sa douleur. Il emporta les morceaux de l'objet fracturé, et se mit à prier avec larmes. Lorsqu'il se releva, il trouva près de lui le crible si parfaitement rétabli, qu'il était impossible d'y remarquer les moindres vestiges de fracture. Il courut remettre à sa nourrice l'ustensile dont il avait emporté les morceaux, et la consola par des paroles pleines de bonté. Toutes les personnes du lieu furent informées de ce prodige,[8] et, dans l'ardeur de leur pieux enthousiasme, elles appendirent le crible au-dessus de la porte de l'église, afin d'apprendre aux générations présentes et à venir quelle fut dès son début la perfection de cet enfant, béni du Ciel. Pendant plusieurs années et jusqu'à l'époque des Lombards, ce monument resta, à l'endroit que nous venons de dire, exposé à tous les regards.[9]

Mais plus jaloux des souffrances que des applaudissements du monde, plus avide des rudes travaux de la vertu que des perfides faveurs du siècle, Benoît se déroba secrètement à sa nourrice, et courut, environ à quarante milles[10] de Rome, s'enfoncer dans un désert appelé Sublac, à cause de la fraîcheur et de la limpidité de ses eaux. D'abord elles s'assemblent en abondance dans un vaste lac, puis elles s'écoulent et forment une rivière. Tandis que Benoît fuyait au désert, un moine, nommé Romain, le rencontra et lui demanda où il allait. Son dessein connu, il lui garda le secret, lui vint en aide, lui donna l'habit religieux et lui rendit tous les bons offices en son pouvoir. Arrivé à Sublac, l'homme de Dieu s'enferma dans une grotte étroite, et pendant trois ans il resta inconnu à tout homme, Romain excepté. Ce moine vivait à quelque distance, dans un monastère sous la direction de Théodat, son abbé. Mais à des jours fixes il se dérobait pendant quelques heures à la surveillance de son Père, afin de porter à Benoît le pain qu'il avait pu pendant les repas se retrancher secrètement à lui-même. Du monastère de Romain à la grotte de Benoît il n'y avait pas de chemin ; une roche escarpée coupait toute communication. Du haut du rocher, Romain descendait le pain attaché à une longue corde, à laquelle il avait de plus adapté une clochette pour avertir Benoît de sortir de sa grotte et de venir prendre ce qu'il lui présentait. Mais, jaloux de la charité de l'un et de la subsistance de l'autre, l'ancien ennemi, voyant un jour Romain descendre du pain, jeta une pierre et cassa la clochette.[11] Le charitable moine ne cessa pas pour cela d'assister son frère par les voies les plus convenables.

Cependant arriva le moment où la divine Providence voulut délivrer Romain de cette peine, et donner la vie de Benoît en exemple aux hommes, afin que l’éclatante lumière, placée sur le chandelier, éclairât tous ceux qui sont dans la maison de Dieu. Au loin habitait un prêtre qui avait préparé son dîner pour la fête de Pâques. Le Seigneur daigna lui apparaître dans une vision, et lui dit : « Vous apprêtez un délicieux festin, et mon serviteur est dévoré de faim dans ce désert. » Le bon prêtre se leva, prit, le jour même de Pâques, les aliments qu'il s'était préparés, et se dirigea vers le désert, cherchant l'homme de Dieu à travers d'abruptes montagnes, des vallées profondes et des plaines incultes, jusqu'à ce qu'il l'eût trouvé caché au fond de sa grotte.[12] Ils Sirent la prière, et s'assirent en bénissant le Seigneur. Après un doux entretien, le prêtre dit : « Levez-vous, prenons de la nourriture ; car c'est aujourd'hui Pâques. — Je le sais, c'est Pâques pour moi, répondit l'homme de Dieu, puisque j'ai le bonheur de vous voir. » Son éloignement de la société ne lui permettait pas de savoir que ce jour-là était effectivement la grande fête de Pâques.[13] Mais le vénérable prêtre soutint son assertion, et lui dit : « Véritablement c'est aujourd'hui Pâques, c'est la fête de la résurrection de notre Seigneur. Il ne vous convient pas de jeûner, et je suis envoyé pour prendre avec vous ces dons de la munificence infinie. » Ils bénirent donc le Seigneur et se mirent à manger. Le repas et l'entretien achevés, le prêtre regagna son église.

Vers le même temps, des pasteurs trouvèrent aussi le saint anachorète caché dans sa grotte. En le voyant vêtu de peaux, à travers les buissons, ils le prirent pour une bête sauvage. Mais lorsqu'ils surent que c'était un serviteur de Dieu, plusieurs échangèrent leurs cœurs de brute contre les doux sentiments de la piété. Ainsi le nom de Benoît devint célèbre dans tout le voisinage, et dès lors une foule de monde se mit à le visiter pour lui porter la nourriture du corps, et rapporter dans son cœur les vivifiantes paroles qui tombaient de sa bouche.

CHAPITRE II

Victoire remportée sur une tentation violente.

GRÉGOIRE.

Un jour que Benoît était seul, le tentateur se présente. Un petit oiseau se mit à voltiger autour de la tête du pieux solitaire. Le visiteur importun approchait si près de son visage, que le saint eût pu, s'il l'eût voulu, le saisir avec la main.[14] Benoît fit le signe de la croix, et l'oiseau se retira ; mais sa retraite fut suivie d'une tentation plus affreuse qu'il n'en avait encore éprouvé. Elle alluma dans son cœur une si violente passion, que Benoît délibéra s'il ne quitterait pas le désert. Alors une soudaine visite de la grâce le fit rentrer en lui-même : il aperçut à ses côtés des touffes d'orties et des buissons épais. Aussitôt il se dépouilla, se jeta tout nu sur les épines acérées et sur les cuisantes orties.[15] Après s'y être longtemps roulé, il se releva tout ensanglanté, et les blessures de son corps guérirent les blessures de son cœur. La cruelle inflammation qu'il s'était infligée extérieurement, éteignit dans son sein les pensées coupables. Dès lors, selon le témoignage qu'il en rendit lui-même à ses disciples, la tentation de la volupté fut si bien domptée, qu'il ne ressentit plus jamais rien de semblable.

Après cela, beaucoup de personnes s'empressèrent de dire adieu au monde pour entrera son école. Délivré de la tentation du vice, Benoît fut constitué à bon droit maître de la vertu. Aussi, selon la prescription de Moïse,[16] les lévites âgés de vingt-cinq ans et plus doivent servira l'autel, et la garde des vases sacrés ne leur est confiée qu'à cinquante ans.

PIERRE.

J'entrevois déjà un peu le sens du passage que vous venez de citer ; toutefois veuillez m'en donner une plus ample explication.

GRÉGOIRE.

Il est clair, mon cher Pierre, que les passions mauvaises bouillonnent au cœur de la jeunesse, tandis qu'à l'âge de cinquante ans la chaleur du sang se refroidit. Or, les âmes des fidèles sont des vases sacrés. Il faut donc que les élus, à l'époque des épreuves, servent dans la dépendance ; il faut que la soumission et les travaux les fatiguent. Mais lorsque l'âge ramène le calme de l'esprit, et que l'orage des tentations s'est dissipé, ils gardent les vases sacrés, parce qu'ils deviennent les directeurs des âmes.

PIERRE.

Je suis charmé de vos paroles, je l'avoue ; maintenant que vous m'avez livré le secret du passage en question, veuillez, je vous prie, continuer la vie du juste que vous avez commencée.

CHAPITRE III

Verre cassé par un signe de croix.

GRÉGOIRE.

La tentation avait disparu ; semblable à une terre qui se couvre de riches moissons, lorsqu'on a pris la peine d'en arracher les épines et qu'on l’a cultivée avec soin, la vertu de Benoît produisit des fruits abondants. La réputation de sa rare sainteté rendit au loin son nom célèbre. A quelque distance était un monastère[17] dont l'abbé vint à mourir. Toute la communauté alla trouver le vénérable Benoît, et le conjura instamment de vouloir bien la diriger. Il s'en défendit longtemps, alléguant qu'il ne pourrait se faire à leurs habitudes, ni à celles de leurs frères ; mais enfin, vaincu à force de prières, il donna son assentiment. Une fois au monastère, il tint fortement à l'observance de la vie régulière, sans permettre aucunement aux religieux de s'écarter, par des actes illicites, ni à droite ni à gauche de la voie de leur profession. Dans leur dépit insensé, ces frères adoptifs se reprochèrent d'abord de l'avoir demandé pour supérieur : toute leur puissance venait se briser contre l'inflexibilité de sa discipline. Ils virent avec chagrin que, sous sa conduite, les choses défendues n'étaient plus permises, et qu'il fallait renoncer à leurs habitudes perverses. D'ailleurs il était dur, après avoir vieilli dans la licence, de se voir forcément soumis à une discipline nouvelle ; enfin, comme la vie des bons est un fardeau pour les méchants, quelques-uns conjurèrent la perte de Benoît, et formèrent le projet de mêler du poison dans son vin. Selon l'usage du monastère, lorsque le saint abbé fut à table, on lui présenta, pour le bénir, le vase qui renfermait ce mortel breuvage. Benoît étendit la main et fit le signe de la croix ; à ce signe, le vase, qu'on tenait à quelque distance, se brisa de telle sorte, qu'on eût dit qu'au lieu de faire le signe de la croix il avait jeté une pierre dans le verre rempli de poison.[18] Sur-le-champ l'homme de Dieu comprit qu'il renfermait un mortel breuvage, puisqu'il n'avait pu supporter le signe de la vie. Il se leva à l'instant, la sérénité sur le visage, convoqua les religieux et leur adressa ce discours : « Que le Dieu tout-puissant ait pitié de vous, mes frères ; pourquoi avez-vous voulu me traiter de la sorte ? Ne vous avais-je pas bien prédit que nous ne poumons vivre ensemble ? Allez vous chercher un abbé qui vous convienne ; car désormais vous ne pouvez plus compter sur moi. » Alors il retourna à sa solitude chérie, et, seul aux yeux du Spectateur céleste, il habita avec lui-même.[19]

PIERRE.

Je ne comprends pas bien ce que signifient ces mots : Il habita avec lui-même.

GRÉGOIRE.

Si le saint homme eût forcé à la soumission des religieux qui avaient unanimement conspiré contre lui,[20] et dont la vie était si différente de la sienne, peut-être eût-il usé son énergie, perdu le calme de son cœur et détourné de la lumière de la contemplation le regard de son âme. En se fatiguant journellement à les reprendre, il eût négligé ses intérêts spirituels, et les eût peut-être abandonnés totalement, sans retrouver ses brebis égarées. Toutes les fois que l'agitation de nos pensées nous jette trop hors de nous-mêmes, tout en restant nous-mêmes, nous ne sommes plus avec nous, parce que nous ne nous voyons plus et que nous nous répandons sur d'autres objets. Dirons-nous qu'il était avec lui-même, ce prodigue qui est parti dans une région lointaine, a dévoré la portion qui lui était échue, et s'est loué aux habitants du lieu pour paître ses pourceaux ? Lui qui désirait avidement les restes de ces animaux immondes, et qui, enfin, songeant aux précieux avantages qu'il avait perdus, s'écria, en rentrant en lui-même, selon ces paroles de la sainte Écriture : Combien y a-t-il de mercenaires dans la maison de mon père qui ont du pain en abondance[21] ? S'il avait été avec lui, comment serait-il revenu à soi ? C'est ainsi que je puis dire que le vénérable anachorète de Sublac habita avec lui-même : toujours attentif à veiller sur soi, sans cesse ! se considérait, il s'examinait sans cesse, sous les regards de son Créateur, sans que jamais son âme portât sa vue sur les objets extérieurs.

PIERRE.

Comment donc entendre ce passage de l'Écriture, au sujet de l'apôtre saint Pierre qu'un ange délivrait de prison : Revenant à soi, il dit ; Maintenant je vois que le Seigneur a envoyé son ange, et qu’il m’a délivré de la main d'Hérode et de tout le peuple juif qui attendait mon supplie[22] ?

GRÉGOIRE.

Mon cher Pierre, nous sortons de nous en deux manières : ou nous tombons au-dessous de nous par le poids de notre pensée, ou nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes par la grâce de la contemplation. Celui qui garda les pourceaux tomba au-dessous de lui-même par la dissipation de son esprit et l'excès de ses débauches. Celui que l’ange délivra a été ravi en extase hors de lui, mais en s'élevant au-dessus de lui-même. Ainsi tous les deux revinrent à eux, le premier en quittant ses égarements pour rentrer au fond de son cœur, le second en redescendant du sommet de la contemplation à l'état d'intelligence ordinaire où il se trouvait auparavant. Dans son désert, le vénérable Benoît habitait avec lui, en se renfermant dans la sphère de ses pensées ; mais toutes les fois que l'ardeur de la contemplation le ravissait en extase, il se laissait incontestablement bien au-dessous de lui-même.

PIERRE.

Je goûte fort ce que vous dites ; mais voici une difficulté que je vous prie de résoudre : saint Benoît devait-il abandonner des frères qu'il avait une fois adoptés ?

GRÉGOIRE.

Selon ma pensée, mon cher Pierre, il ne faut supporter une société de méchants intimement unis, qu'à la condition d'y en trouver quelques bons auxquels on peut se rendre utile. Mais s'il n'est pas de membres vertueux dont on obtienne du fruit, les peines que nous nous donnons au sujet des méchants sont parfois stériles ; c'est ce qui arrive surtout lorsqu'il nous est donné de porter ailleurs, pour la gloire de Dieu, des fruits plus précieux. Or, à la garde de qui serait-il resté, le saint homme que tous persécutaient de concert ? Il se passe souvent dans l'âme des justes une chose que je ne dois point vous taire. Remarquent-ils que leurs travaux sont stériles, ils vont ailleurs, dans l'espoir de porter plus de fruit. Voilà pourquoi cet immortel prédicateur qui désire d'être affranchi de ses liens pour être avec Jésus-Christ, pour qui Jésus-Christ est sa vie et sa mort un gain,[23] qui, non content d'ambitionner pour lui les travaux et les souffrances, en inspire aux autres le désir brûlant, cherche secrètement le moyen de se soustraire à la persécution qu'il souffre à Damas, en se faisant, à l'aide d'une corde, descendre le long des murs dans une corbeille. Dirons-nous que saint Paul redoutait la mort, lui qui proteste de son ardent désir de mourir pour Jésus-Christ ? Non, sans doute. Mais, convaincu qu'il portera peu de fruit dans cette ville, il brave tous les périls pour sauver sa vie, et faire du bien ailleurs. Ce vaillant champion ne peut voir enchaîner son zèle, et il court chercher un champ de bataille. Ainsi en fut-il du vénérable Benoît. En me prêtant une oreille attentive vous m'avez compris : s'il quitta un petit nombre de rebelles, ce fut pour faire passer ailleurs de la mort à la vie un grand nombre de personnes.

PIERRE.

Votre décision est exacte ; la lumière de la raison et l'exemple que vous alléguez le prouvent manifestement ; mais reprenez, je vous prie, la vie de cet illustre Père, et poursuivez votre récit.

GRÉGOIRE.

Les vertus et les miracles firent éclater de plus en plus la sainteté de l'homme de Dieu au fond de son désert, et alors beaucoup de personnes se réunirent à Sublac pour se consacrer au service de Dieu. Avec le secours de notre Seigneur Jésus-Christ, Benoît construisit douze monastères, dans chacun desquels il mit un abbé avec douze religieux sous sa conduite. Il conserva avec lui un petit nombre de disciples, qu'il jugeait à propos d'instruire plus parfaitement encore à son école. C'est alors que des citoyens de Rome, distingués par leur naissance et leur piété, vinrent le visiter en foule, et lui offrirent leurs enfants pour les élever dans la crainte du Seigneur. Eutyche lui présenta Maur, et le patrice Tertulle, son fils Placide ; c'étaient deux enfants de grandes espérances. Maur, quoique jeune encore se signala par l'innocence de ses mœurs, et devint dès lors l'auxiliaire et l'appui de son maître. Pour Placide, ce n'était qu'un enfant, et il avait le caractère de son âge.[24]

CHAPITRE IV

Moine vagabond ramené dans la bonne voie.

GRÉGOIRE.

Il y avait dans un des monastères que saint Benoît avait fondés aux alentours de sa solitude, un moine qui ne pouvait rester en place au moment de l'oraison ; aussitôt que les frères se disposaient à ce saint exercice, il quittait la chapelle, pour livrer son esprit inquiéta des préoccupations terrestres et frivoles. Son abbé lui avait adressé plus d'un avertissement ; enfin on l'amena à l'homme de Dieu, qui lui reprocha énergiquement la folie de sa conduite. Mais, de retour au monastère, à peine s'il se conforma deux jours à l'admonition du serviteur de Dieu. Le troisième, il retomba dans son habitude, et se mit à vagabonder au temps de l'oraison. L'abbé, que Benoît avait établi à la tête du monastère, en instruisit le serviteur de Dieu, et celui-ci lui répondit : « J'irai, et je le châtierai moi-même. » L'homme de Dieu se rendit effectivement au monastère, et lorsque après avoir achevé la psalmodie, les religieux, à l'heure déterminée, se furent mis en oraison, il vit un petit enfant noir tirer par le bord de son vêtement, pour l'entraîner dehors, le moine qui ne pouvait rester en prière. Alors il dit secrètement à l'abbé du monastère, nommé Pompéien, et à Maur, serviteur de Dieu : « Ne voyez-vous pas quel est celui qui tire ce moine dehors ? — Non, répondirent-ils. — Eh bien ! prions, leur dit Benoît, afin que vous voyiez aussi vous-mêmes celui que ce moine prend pour guide. » Après deux jours de prières Maur le vit ; mais Pompéien, l'abbé du monastère, ne put obtenir cette faveur. Après avoir adressé à Dieu une autre prière, le saint homme sortit de la chapelle et trouva ce religieux debout devant la porte. Voyant l'aveuglement de son cœur, il le frappa de sa baguette. Dès lors ce moine ne subit plus l'influence du petit enfant noir, et il resta fidèle à l'exercice de l'oraison. C'est ainsi que l'ancien ennemi n'osa plus exercer sur son cœur un funeste empire : on eût dit que l'homme de Dieu l'avait frappé lui-même,[25]

CHAPITRE V

Source jaillissant d'un rocher, au sommet d'une montagne,

par l'efficacité de la prière de l'homme de Dieu.

GRÉGOIRE.

Parmi les monastères que le saint avait bâtis à Sublac, trois étaient situés sur les sommets de la montagne, el c'était un rude labeur pour les moines que de descendre sans cesse jusqu'au lac pour y puiser de l'eau, d'autant plus que la rapidité de la colline offrait un si grand danger, qu'on ne la descendait qu'avec effroi. Alors les frères des trois monastères se réunirent et vinrent dire au serviteur de Dieu : « Il nous est bien laborieux de descendre tous les jours jusqu'au lac pour y puiser de l'eau ; il est indispensable de transférer ailleurs nos monastères. » Benoît les congédia, après leur avoir donné de douces consolations ; puis, la nuit même, il prit avec lui le petit Placide, dont nous avons parlé, se transporta au sommet de la montagne et y fit une longue prière. Son oraison finie, il mit trois pierres en ce lieu-là, en guise de monument, et revint au monastère à l'insu de tout le monde. Un autre jour, les mêmes frères revinrent le trouver pour lui exposer le besoin qu'ils avaient d'eau ; alors il leur dit : « Allez, et creusez un peu la roche sur laquelle vous trouverez trois pierres superposées ; le Dieu tout-puissant peut faire jaillir de l'eau jusqu'au sommet de la montagne, pour vous délivrer de la fatigue d'un si long trajet. » A leur arrivée, ils trouvèrent déjà tout humecté le rocher qu'il leur avait indiqué. Ils y ouvrirent une tranchée qui fut aussitôt remplie d'eau ; elle forma une source féconde, et aujourd'hui encore ou la voit se précipiter, en forme de ruisseau, depuis le sommet de la montagne jusqu'au fond de la vallée.[26]

CHAPITRE VI

Serpe qui vient du fond des eaux se rejoindre à son manche,

GRÉGOIRE.

Dans une autre circonstance, un Goth d'une grande simplicité vint se présenter pour être religieux. Le serviteur de Dieu l'accueillit volontiers. Un jour il lui fit donner un instrument de fer appelé faucille,[27] à cause de son analogie avec la faux, pour couper les épines d'un lieu qu'il se proposait de transformer en jardin. L'endroit que le Goth avait entrepris de défricher était situé sur le bord même du lac. Tandis qu'il déployait toute son énergie pour abattre ces buissons épais, le fer se détacha du manche en bondissant, et tomba dans Seau ; or elle était si profonde, qu'il n'y avait pas d'espoir de le retrouver jamais. Son instrument perdu, le Goth accourut vers Maur, un des religieux du monastère, lui apprit le dommage qu'il venait de causer, et s'offrit à faire pénitence de sa faute. Maur n'oublia pas d'en instruire le serviteur de Dieu. A cette nouvelle, Benoît se transporta sur les bords du lac, prit le manche des mains du Goth et le plongea dans l'eau. Aussitôt le fer revint du fond du lac et s'adapta de lui-même au manche. Alors Benoît rendit son outil au Goth, et lui dit ; « Le voilà, travaillez, et ne vous affligez pas.[28] »

CHAPITRE VII

Maur, disciple du saint homme, marche sur les eaux.

GRÉGOIRE.

Un jour que le vénérable Benoît était dans sa cellule, le petit Placide, un des moines du saint homme, sortit pour aller puiser de l'eau dans le lac. Mais, en y plongeant le vase qu'il tenait à la main, il ne prit pas assez de précaution ; son corps suivit le vase, et il tomba. Bientôt le flot l'eut emporté, et déjà le pauvre enfant se trouvait loin du bord environ à la portée d'une flèche. Du fond de sa cellule, l'homme de Dieu connut aussitôt le funeste accident ; il appela Maur en toute hâte, et lui dit : « Mon frère, courez vite ; cet enfant qui est allé puiser de l'eau est tombé dans le lac ; déjà le flot l'entraîne au loin. » Alors éclata un étonnant prodige qui ne s'était pas renouvelé depuis l'apôtre saint Pierre.[29] Après avoir sollicité et reçu la bénédiction de son Père, Maur courut au plus vite exécuter ses ordres. S'imaginant qu'il marchait sur la terre, il parvint rapidement à l'endroit où le flot avait entraîné Placide ; il le saisit par les cheveux[30] et s'en retourna avec la même vitesse. A peine eut-il touché au rivage qu'il revint à lui, regarda derrière, reconnut qu'il avait couru sur les eaux, et, dans sa stupéfaction, il frissonna en pensant qu'il venait de faire ce qu'il n'eût point osé se permettre. De retour vers l'abbé, il lui raconta ce qui venait de se passer. Ce prodige, Benoît ne l'attribua pas à ses mérites, mais à l'obéissance de Maur. Maur, de son côté, soutenait que cela ne s'était effectué qu'en vertu du commandement du saint abbé, et qu'il ne pouvait avoir part à un miracle qu'il avait fait sans le savoir. Dans cette amicale contestation d'une humilité réciproque, l'enfant arraché aux flots survint comme arbitre, et dit : « Lorsqu'on me retirait de l'eau, je vis au-dessus de ma tête la mélote[31] du Père abbé, et je m'imaginai que c'était lui-même qui m'arrachait du sein des flots. »

PIERRE.

Vous nous racontez là des choses importantes et bien faites pour édifier une foule de personnes. Mais plus j'entends raconter les miracles du saint homme, plus j'ai envie d'en connaître la continuation.

CHAPITRE VIII

Pain empoisonné jeté au loin par un corbeau.

GRÉGOIRE.

Déjà l'amour de notre Seigneur semblait embraser au loin les alentours de Sublac, et une foule de personnes quittaient la vie du siècle pour venir courber la tête sous le joug si suave de notre Sauveur. Comme il est dans l'habitude des méchants d'envier aux autres les avantages de la vertu qu'ils refusent de se procurer à eux-mêmes, Florent, prêtre d'une église voisine, et aïeul de Florent notre sous-diacre, excité par la malignité de l'ancien ennemi, conçut une mortelle envie contre le serviteur de Dieu ; il entreprit de discréditer la sainteté de sa vie et de détourner toutes les personnes qu'il pourrait de lui faire visite. Mais il lui fut impossible d'entraver ses desseins et d'empêcher de se répandre au loin soit la réputation de son observance, soit l'éclat de sa propre renommée, qui appelaient un grand nombre de personnes à une vie plus parfaite. Alors les sombres flammes de l'envie, qui allait toujours croissant, lui inspirèrent une méchanceté plus noire encore. Il ambitionnait en saint Benoît la gloire de sa vie, mais il ne voulait pas en pratiquer les glorieuses vertus. Aveuglé par les ténèbres de cette fatale envie, il ne craignit pas d'envoyer en présent au serviteur du Dieu tout-puissant un pain empoisonné. Benoît le reçut avec action de grâces ; mais le poison qu'on y avait caché ne demeura pas caché pour lui. A l'heure de son repas, un corbeau venait ordinairement de la forêt voisine recevoir du pain de sa part. Cette fois, comme toujours, il fut fidèle au rendez-vous ; l'homme de Dieu jeta devant lui le pain que le mauvais prêtre lui avait envoyé, et lui intima ses ordres en ces termes : « Au nom de Jésus-Christ notre Seigneur, prends ce pain et jette-le dans un endroit si écarté, que jamais homme ne puisse le trouver. » Alors, le bec entr'ouvert, les ailes déployées, le corbeau se prit à voltiger, à croasser autour de ce pain, comme s'il eût dit clairement qu'il voulait obéir, et que pourtant il ne pouvait accomplir ses ordres. L'homme de Dieu lui réitéra son commandement à plusieurs reprises, en lui disant : « Prends-le, prends-le sans crainte, et jette-le dans un endroit où l'on ne puisse jamais le trouver. » Après de longues hésitations, le corbeau le prit avec son bec, l'enleva et disparut. Trois heures plus tard il revint, après avoir jeté le pain, et reçut du serviteur de Dieu la pitance ordinaire.[32]

La vue de ce prêtre conjuré contre sa vie inspira au vénérable abbé plus de compassion de son sort que d'inquiétude pour lui-même. Après avoir inutilement tenté de ravir au maître la vie du corps, Florent s'ingénia à perdre l’âme de ses disciples en les mettant dans une occasion prochaine de péché. Le saint homme vit le péril ; craignant que les plus jeunes de ses disciples n'y succombassent, et considérant d'ailleurs qu'il était seul la cause de cette persécution, il céda à l'orage ; ainsi il plaça, avec des religieux sous leurs ordres, des abbés dans les diverses églises et constructions qu'il avait faites ; puis, avec un petit nombre de disciples, il alla fixer son séjour ailleurs.

C'est de la sorte que l’humilité de Benoît évita les fureurs de son ennemi. Mais bientôt la justice divine frappa ce mauvais prêtre d'une manière terrible. Debout sur la galerie de son appartement, il bondissait de joie à la nouvelle du départ de Benoît, lorsque, se détachant tout à coup de la masse de la maison restée immobile, cette galerie croula, écrasant dans sa chute l'ennemi du serviteur de Dieu. Maur, son disciple, crut à propos de l'annoncer à son vénérable Père, alors éloigné d'environ dix milles du théâtre de cet événement. « Revenez, lui dit-il, le prêtre qui vous persécutait n'est plus. » A ces mots, Benoît fit éclater des plaintes amères, et parce que son ennemi venait de périr, et parce que sa mort était un sujet de jubilation pour son disciple. C'est pourquoi il imposa une pénitence à ce dernier, pour avoir osé, en lui apportant cette nouvelle, se réjouir de la mort d'un ennemi.

PIERRE.

En vérité, vous me dites des choses merveilleuses et tout à fait étonnantes. Je retrouve effectivement en Benoît Moïse, lorsqu'il fait jaillir l'eau du rocher[33] ; Élie, ayant un corbeau à ses ordres[34] ; tflisée, rappelant la cognée du fond des eaux[35] ; Pierre marchant sur la mer[36] ; David déplorant la mort de son ennemi.[37] Ce grand homme, à ce que je vois, était rempli de l'esprit de tous les justes.

GRÉGOIRE.

Cet homme de Dieu, appelé Benoît, n'a eu, mon cher Pierre, que l'esprit de Dieu, qui, par la grâce de la rédemption, a rempli le cœur de tous les justes, conformément à cette parole de saint Jean : Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde.[38] C'est aussi de lui qu'il est écrit : Nous avons tous reçu de sa plénitude[39] ; les hommes de Dieu ont bien pu recevoir du Seigneur le don des miracles, mais non le communiquer à d'autres. Le Seigneur a accordé ce merveilleux pouvoir à ses fidèles serviteurs ; mais à ses ennemis il n'a donné que le signe de Jonas[40] ; il a daigné mourir sous les regards des superbes, mais il n'est ressuscité qu'en présence des humbles ; c'était pour offrir aux premiers un objet qui fût en butte à leur mépris, aux seconds un spectacle digne de leur vénération et de leur amour. Il est résulté de ce mystère que, tandis que les superbes envisagent l'ignominie de sa mort, les humbles reçoivent contre la mort un glorieux pouvoir.

PIERRE.

Maintenant apprenez-moi, je vous prie, en quel lieu s'est retiré ce saint homme, et si dans la suite il y a opéré quelques prodiges.

GRÉGOIRE.

En changeant de demeure, l'homme de Dieu ne changea pas d'ennemi. Il rendit des combats d'autant plus terribles que le génie du mal lui-même osa l'attaquer plus ouvertement. Le bourg appelé Cassin est assis sur le flanc d'une haute montagne qui semble élargir son sein pour le recevoir.[41] Au-dessus de ce bourg elle dresse son sommet dans les airs à une hauteur de trois milles. A sa cime s'élevait un vieux temple où, marchant sur les pas de l'ancien paganisme, la tourbe des paysans insensés venait adorer Apollon. Tout autour on entretenait en l'honneur du démon des bois sacrés, où, à cette époque encore, la foule extravagante lui offrait à grands frais des sacrifices abominables. A son arrivée, le serviteur de Dieu brisa l'idole, renversa l'autel, brûla le bois, bâtit une chapelle en l'honneur de saint Martin dans le temple même d'Apollon, et une autre, sous le vocable de saint Jean, à l’endroit où était l’autel de cette même divinité.[42] Ensuite ses continuelles prédications appelèrent à la foi les habitants du voisinage.[43] L'ancien ennemi ne put le supporter en silence ; ce ne fut point en secret ni en songe, mais manifestement, qu'il se présenta aux regards du saint abbé, se plaignant à grands cris de ce qu'on lui faisait violence, à tel point que les frères entendirent sa voix, bien qu'ils ne vissent point la figure qu'il avait prise. Conformément à ce que le vénérable abbé disait lui-même à ses disciples, l'antique ennemi lui apparaissait visiblement, sous une forme hideuse et tout en feu ; de sa bouche, de ses yeux enflammés, il semblait lui prodiguer l'outrage. Tout le monde entendait ses paroles. D'abord le démon appelait Benoît par son nom ; le saint ne lui répondait pas, et aussitôt dans sa fureur le malin esprit le chargeait d'injures. En effet, lorsqu'il criait :

Benoît ! Benoît ! sans qu'il en reçût aucune réponse, sur-le-champ il ajoutait : O le maudit, et non pas le béni[44] ! quel démêlé as-tu avec moi ? Pourquoi me persécutes-tu ?

Maintenant il nous faut assister aux assauts de l'ancien ennemi contre le serviteur de Dieu nous verrons que s'il a volontairement le premier ouvert le feu de la guerre, c'est Lien contre son gré qu'il lui a donné l'occasion de remporter des victoires.

CHAPITRE IX

Énorme pierre transportée par le secours de la prière du saint homme.

GRÉGOIRE.

Un jour que les religieux construisaient les bâtiments du monastère, il se trouva à l'endroit de la construction une pierre qu'ils résolurent de faire entrer dans l'édifice. Deux ou trois d'entre eux ne pouvant venir à bout de la soulever, plusieurs autres leur vinrent en aide, mais elle resta aussi immobile que si elle eût été attachée à la terre par de profondes racines. Dès lors que tant de mains ne pouvaient pas venir à bout de l'ébranler, on devina sans peine que le démon pesait sur elle de tout son poids. La difficulté constatée, on envoya prier l'homme de Dieu de venir pour repousser le malin esprit par l'arme de la prière, mettre les religieux en état de soulever l'énorme Pierre. Benoît vint à l'instant, fit sa prière, donna la bénédiction ; puis on leva la pierre avec autant de facilité que si elle eût été dépourvue de toute pesanteur.[45]

CHAPITRE X

Embrasement fantastique de la cuisine.

GRÉGOIRE.

Alors on jugea à propos de creuser la terre au même endroit, en présence de l'homme de Dieu. Tandis que les religieux faisaient des fouilles profondes, ils trouvèrent une idole de bronze qu'ils s'avisèrent de jeter à la cuisine pour le moment. Aussitôt il en sortit un feu qui parut, aux yeux de tous les moines, menacer de réduire tout l'édifice en cendres. Les frères s'empressèrent de jeter de l'eau pour éteindre l'incendie. Frappé de cette agitation tumultueuse, l'homme de Dieu arriva. Considérant qu'il ne voyait pas de ses yeux les flammes qui se manifestaient aux regards des frères, le saint inclina aussitôt la tête pour prier ; puis, appelant près de sa personne les religieux qu'il voyait être le jouet de ce feu fantastique, il leur recommanda de faire le signe de la croix sur leurs yeux, afin qu'il leur fût donné de voir debout, dans toute son intégrité, le bâtiment de la cuisine, et qu'ils cessassent d'apercevoir les flammes imaginaires produites par le démon.[46]

CHAPITRE XI

Jeune moine écrasé par la chute d'une muraille, et rendu à la vie par les prières du saint.

GRÉGOIRE.

Tandis que les frères exhaussaient une muraille à laquelle il importait de donner plus d'élévation, l'homme de Dieu s'appliquait à l'exercice de l'oraison dans l'enceinte du monastère. L'ancien ennemi lui apparut, et lui annonça insolemment qu'il allait visiter les frères occupés à leurs travaux. Le serviteur de Dieu le leur fit promptement savoir, par l'entremise d'un envoyé chargé de leur dire : « Mes frères, soyez prudents ; le malin esprit vient vous visiter à l'instant même. » A peine l’envoyé avait-il achevé ces mots que le démon renversa la muraille alors en construction, écrasant sous ses ruines un jeune novice, fils d'un officier de la cour. La consternation fut universelle. Moins affligés de la chute de la muraille que de la funeste mort de leur jeune frère, les religieux se hâtèrent d'annoncer au vénérable abbé le sujet de leur profonde douleur. Benoît se fit apporter l'enfant écrasé. Pour le transporter on fut obligé de le mettre dans un sac, tant les pierres de la muraille avaient, dans leur chute, broyé ses membres et ses os même. Aussitôt l'homme de Dieu ordonna de l'étendre dans sa cellule, sur la natte de jonc où il avait coutume de faire oraison, congédiâtes religieux, et, après avoir fermé sa porte, se mit à prier avec une ferveur extraordinaire. Chose étonnante ! à l'heure même il renvoya l'enfant au travail, aussi plein de vie et de santé qu'auparavant, afin qu'il pût terminer la muraille avec les frères, lui que l’ancien ennemi avait fait périr pour insulter le serviteur de Dieu.[47]

CHAPITRE XII

Religieux qui ont mangé hors du monastère.

GRÉGOIRE.

Au milieu de ces miracles, le saint homme parut doué de l'esprit de prophétie, pour annoncer l'avenir et révéler les choses éloignées aux personnes présentes. Toutes les fois que les frères sortaient pour quelque affaire, ils ne devaient, selon l'usage du monastère, ni manger ni boire hors du cloître. Ce point de la règle était scrupuleusement observé. Or, un jour des frères sortirent et prolongèrent leur absence, retenus par les affaires qui les avaient appelés. Instruits qu'une pieuse femme restait à quelque distance, ils entrèrent dans sa maison et y prirent leur repas. Rentrés fort tard au monastère, ils vinrent, selon l'usage, demander la bénédiction à l'abbé. Aussitôt il les interrogea et leur dit : « Où avez-vous mangé ? — Nulle part, répondirent-ils. — Hé ! pourquoi mentez-vous ? reprit l'homme de Dieu. N'êtes-vous pas entrés dans la maison d'une telle femme ? N'avez-vous pas mangé de telles et de telles choses ? N'avez-vous pas bu tant de fois ? » Comme le vénérable abbé leur désignait et la maison de la personne, et la qualité des mets, et le nombre de fois qu'ils avaient bu, ils avouèrent tout ce qu'ils avaient fait, tombèrent à ses pieds tout tremblants et se reconnurent coupables. Benoît les affranchit aussitôt de la pénitence qu'ils méritaient, persuadé qu'ils ne feraient plus rien en l'absence d'un abbé qu'ils savaient leur être toujours présent en esprit.[48]

CHAPITRE XIII

Le frère d’un religieux nommé Valentinien mange en chemin, cette intempérance est révélée à saint Benoît.

GRÉGOIRE.

Valentinien, ce moine dont j'ai déjà parlé, avait un frère qui était laïque, mais plein de piété. Dans le but de recevoir la bénédiction de l'homme de Dieu et de visiter son frère, chaque année il venait à jeun de son pays au monastère. Un jour qu'il faisait cette démarche, il rencontra un voyageur chargé de provisions pour le trajet. Déjà le jour était sur son déclin lorsque celui-ci lui dit : « Venez, mon frère ; prenons un peu de nourriture, si nous ne voulons pas que la fatigue nous accable. — Dieu m'en garde, reprit le pieux pèlerin ; non, je n'y consentirai jamais. C'est mon habitude d'arriver toujours à jeun près du vénérable abbé Benoît. » Cette réponse imposa momentanément silence au voyageur qui l'invitait à manger. Après avoir fait de compagnie quelque espace de chemin, celui-ci renouvela ses instantes invitations. Le pieux pèlerin, qui avait résolu d'arriver à jeun, refusa d'y accéder. L'autre se tut et voulut bien encore continuer une partie de la route sans prendre de nourriture. Après une marche considérable et de longues fatigues, ils rencontrèrent sur leur route une prairie, une fontaine et tous les agréments capables de les soulager et de réparer leurs forces. Alors le voyageur chargé de provisions dit à son compagnon : « Voilà de l'eau, voilà une prairie, voilà un lieu enchanteur ; nous pouvons y prendre de la nourriture et du repos, afin d'avoir ensuite assez de forces pour achever notre voyage sans nuire à notre santé. » Charmé tout à la fois et par les flatteuses paroles qu'il entendait et par la beauté du site qu'il voyait, le pèlerin succomba à ce troisième assaut, se laissa totalement gagner et prit de la nourriture. Il arriva sur le soir au monastère. S'étant présenté au vénérable abbé, il lui demanda sa bénédiction. Mais le saint homme lui reprocha aussitôt ce qu'il avait fait en chemin. « D'où vient, mon frère, lui dit-il, que le malin esprit, qui vous a parlé par la bouche de votre compagnon, n'a pu vous persuader ni la première, ni la seconde fois, tandis qu'il a triomphé la troisième, et vous a fait consentir à ce qu'il a voulu ? » Alors, reconnaissant la faute dont sa faiblesse l'avait rendu coupable, le pèlerin se prosterna à ses pieds, et la déplora avec une confusion d'autant plus grande, qu'il l'avait commise, tout absent qu'il était, aux yeux du respectable abbé.

PIERRE.

Je le vois bien, ce saint homme était rempli de l’esprit d'Elisée, qui se trouva présent à ce que fit son disciple en son absence.[49]

CHAPITRE XIV

Déguisement de Totila découvert.

GRÉGOIRE.

Il vous faut garder le silence, mon cher Pierre, afin d'entendre des prodiges plus frappants encore.

Du temps des Goths, leur roi Totila, ayant appris que le saint homme possédait l'esprit de prophétie, se dirigea vers son monastère. Arrivé à quelque distance, il s'arrêta et fit dire au saint qu'il irait le visiter. On lui répondit aussitôt qu'il pouvait venir ; mais ce prince, naturellement artificieux, voulut éprouver si l'homme de Dieu avait effectivement l'esprit de prophétie.[50] Par son ordre, un de ses écuyers,[51] nommé Riggon, prit sa chaussure, revêtit ses habits royaux et se dirigea vers l'homme de Dieu, comme si c'eût été Totila en personne. Il prit à sa suite trois courtisans qui, préférablement à tous les autres, avaient ordinairement l'honneur de lui faire cortège : c'était Vulteric, Ruderic et Blindin. Ils devaient, en présence du serviteur de Dieu, rendre à Riggon les mêmes hommages qu'au roi Totila, marcher à ses côtés et accomplir à son endroit toutes sortes d'offices en qualité d'écuyers. Afin que ces procédés et la pourpre dont il était revêtu le fissent regarder comme étant le prince lui-même. Couvert de ces riches vêtements et entouré de ce cortège obséquieux, Riggon entra au monastère, et aperçut l'homme de Dieu assis à une grande distance. Benoît lui manda de l'approcher, et aussitôt qu'il en put être entendu, il lui cria : « Quittez, mon fils, quittez l'habit que vous portez ; il n'est point à vous. » À l'instant Riggon tomba à terre : il était glacé d'effroi, en songeant qu'il avait osé se jouer d'un si grand homme. Tous ceux qui venaient avec lui visiter l'homme de Dieu, se prosternèrent également. Après s'être relevés, loin d'oser approcher de sa personne, ils s'en retournèrent vers le roi, et lui apprirent, tout tremblants, avec quelle promptitude ils avaient été découverts.[52]

CHAPITRE XV

Prédictions au roi Totila et à l’évêque de Canose.

GRÉGOIRE.

Alors Totila vint personnellement visiter l'homme de Dieu, et lorsqu'il l'aperçut assis au loin, il se jeta à terre sans oser l'approcher. L'homme de Dieu lui avait déjà dit deux et trois fois : « Levez-vous, » sans qu'il se fût permis de le faire et de paraître debout en sa présence. Alors Benoît, serviteur de Jésus-Christ, daigna lui-même s'approcher du roi prosterné et le relever de terre ; puis il lui reprocha sa conduite, lui annonça en quelques mots tout ce qui devait lui arriver. Ensuite il ajouta : « Vous faites bien du mal, vous en avez déjà bien fait ! Cessez enfin de commettre l'iniquité. Il est vrai, vous entrerez dans Rome, vous passerez la mer, et vous régnerez dix ans ; mais la dixième année vous mourrez. » A ces mots le roi, glacé d'épouvante, se recommanda à ses prières et se retira.[53] Dès lors il fut moins cruel ; quelque temps après il alla à Rome et passa en Sicile ; mais la dixième année de son règne, par le juste jugement du Dieu tout-puissant, il perdit la couronne et la vie.

L'évêque de Canose[54] était dans l'habitude de visiter le serviteur de Dieu, qui l'aimait beaucoup à cause de sa vertu et de son rare mérite. Un jour qu'il s'entretenait avec lui de l'entrée de Totila dans Rome et de la dévastation de cette ville, l'évêque dit : « Ce roi-là détruira si complètement cette ville, qu'elle sera désormais inhabitable. » Le serviteur de Dieu lui répondit : « Rome ne sera point détruite par les nations ; mais, fatiguée par les tempêtes, les foudres et les tremblements de terre, elle perdra sa splendeur et se flétrira d'elle-même. » Les mystères de cette prophétie sont aujourd'hui plus clairs que le jour. En effet, ne voyons-nous pas en cette ville les murailles croulées, les maisons renversées, les églises ruinées par la violence des ouragans ? Ses édifices, chancelants sous le fardeau des ans, ne couvrent-ils pas au loin la terre de leurs ruines toujours croissantes[55] ?

Au reste Honorât, son disciple, qui m'a fait ce récit, nous avoue qu'il n'a point appris ces prédictions de la bouche même de saint Benoît ; mais qu'elles soient incontestablement de lui, c'est, selon son témoignage, ce que les religieux lui ont assuré.

CHAPITRE XVI

Clerc momentanément délivré du démon.

GRÉGOIRE.

Dans les mêmes circonstances, un clerc[56] de l'église d'Aquin, violemment tourmenté par le démon, avait été envoyé par Constance, vénérable prélat de cette église, visiter divers lieux consacrés aux saints martyrs, afin d'en obtenir sa guérison. Mais ils refusèrent de lui accorder ce bienfait, afin que sa délivrance fit éclater l'excellence de la grâce dont Benoît était favorisé. On le conduisit donc au serviteur du Dieu tout-puissant. Benoît pria notre Seigneur Jésus-Christ avec ferveur, et chassa aussitôt du corps de cet homme l'ancien ennemi qui l'obsédait. Après l'avoir guéri, il lui fit les recommandations suivantes : « Désormais ne mangez plus de chair ; gardez-vous de jamais vous présenter pour recevoir les saints ordres ; sinon, le jour même que vous oserez faire cette démarche, vous retomberez sous l'empire et dans l'esclavage du démon. Le clerc se retira parfaitement guéri ; et comme les punitions récentes inspirent ordinairement une crainte salutaire, il se conforma pendant quelque temps aux prescriptions de l'homme de Dieu ; mais bien des années après, voyant que des clercs plus anciens que lui avaient quitté ce monde, et que les plus jeunes lui étaient substitués dans la réception des saints ordres, il ne tint plus aucun compte des paroles de l'homme de Dieu, comme si le temps les eût effacées de sa mémoire, et il osa se présenter pour recevoir les ordres sacrés. Mais le démon, qui l'avait abandonné, le ressaisit aussitôt, et ne cessa de le torturer qu'il ne lui eût, pour ainsi dire, arraché la vie.

PIERRE.

Cet homme de Dieu, à ce que je vois, pénétra les secrets mêmes du Ciel, puisqu'il connut si bien que si ce clerc avait été livré au démon, c'était pour qu'il n'eût pas l'audace de se présenter aux saints ordres.

GRÉGOIRE.

Pourquoi n'eût-il pas connu les secrets de la Divinité, lui qui observait les préceptes du Seigneur ? car il est écrit : Celui qui s'attache au Seigneur est un même esprit avec lui.[57]

PIERRE.

Si celui qui s'attache au Seigneur est un même esprit avec le Seigneur, pourquoi cet admirable docteur saint Paul s'écrie-t-il ailleurs : Qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils[58] ? Il paraît, en effet, bien choquant que celui qui est devenu un même esprit avec un autre, ignore ses pensées.

GRÉGOIRE.

Les saints, en tant qu'ils sont un même esprit avec Dieu, n'ignorent pas les pensées du Seigneur ; car, selon les paroles du même Apôtre : Qui des hommes sait ce qui est en l'homme, sinon l’esprit de l'homme qui est en lui ? De même les choses de Dieu, nul ne les connaît, sinon l’esprit de Dieu.[59] Pour montrer qu'il connaît les choses de Dieu, saint Paul ajoute : Pour nous, nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit, qui vient de Dieu.[60] Et ailleurs : L'œil n’a point vu, ni l'oreille n'a point entendu, ni le cœur de l'homme n'a point compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment ; mais pour nous il nous l'a révélé par son esprit.[61]

PIERRE.

Mais si les secrets de Dieu se sont révélés par l'esprit de Dieu au même Apôtre, pourquoi, avant le passage que vous venez de citer, s'est-il donc écrié : O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! combien incompréhensibles sont ses jugements et combien insondables sont ses voies[62] ! Mais pendant que je vous allègue ces paroles, il s'élève dans mon esprit une autre difficulté. Le prophète David, s’adressant au Seigneur, lui dit : Mes lèvres ont prononcé tous les jugements de votre bouche.[63] C'est moins de reconnaître une chose que de la proférer : d'où vient donc que l'Apôtre affirme que les jugements de Dieu sont incompréhensibles, tandis que David assure que son esprit les connaît tous, et même que ses livres les prononcent ?

GRÉGOIRE.

J'ai déjà répondu en quelques mots à cette double difficulté. J'ai dit que les saints, en tant qu'ils sont un seul esprit avec le Seigneur, n'ignorent pas les pensées du Seigneur. Tous ceux qui le suivent pieusement sont par la piété avec Dieu ; mais ils ne sont pas avec Dieu, en ce qu'ils sont encore chargés du poids d'une chair corruptible. Ainsi ils savent les secrets jugements de Dieu, en tant qu'ils lui sont unis ; mais, en tant qu'ils en sont séparés, ils les ignorent. Et parce qu'ils ne pénètrent pas parfaitement les secrets de Dieu, ils assurent que ses jugements sont incompréhensibles. Mais ceux dont l'esprit est attaché au Seigneur, et qui, dans cet attachement, reçoivent la lumière des saintes Écritures ou des révélations secrètes, ils les connaissent et les profèrent, en proportion de ce qu'ils reçoivent. En effet, les jugements que Dieu tait, ils les ignorent, et ceux que Dieu révèle, ils les savent. Aussi, après ces paroles : Mes lèvres ont prononcé tous vos jugements, le prophète David ajoute aussitôt : « Tous les jugements de votre bouche. » C'est comme s'il disait nettement : J'ai pu connaître, j'ai pu prononcer les jugements que j'ai sus sortis de votre bouche ; car, pour ceux que vous ne révélez pas, à coup sûr vous les dérobez à notre connaissance. Ainsi les paroles du prophète s'accordent avec l'oracle de l'Apôtre : « Les jugements de Dieu sont incompréhensibles, et cependant ceux que sa bouche profère, les lèvres humaines les prononcent ; car les hommes peuvent connaître ce que Dieu révèle, et ce qu'il tient caché, ils ne peuvent le savoir. »

CHAPITRE XVII

Ruine du mont Cassin prédite par l’homme de Dieu.

GRÉGOIRE.

Le vénérable Benoît avait converti par ses exhortations un homme d'une illustre naissance, nommé Théoprobe, qui par sa vertu avait mérité la confiance et l'intime amitié du saint. Un jour, étant entré dans la cellule de l'homme de Dieu, il le trouva versant des larmes amères. Il attendit quelque temps sans voir cesser ses pleurs. Mais, considérant que ces gémissements, auxquels il ne lui était point ordinaire de se livrer dans son oraison, étaient le résultat de sa douleur, il lui demanda quel était le motif d'une si profonde désolation. Sur-le-champ l'homme de Dieu lui répondit : « Tout ce monastère que j'ai bâti, tous ces préparatifs que j'ai faits pour mes frères, seront, par le juste jugement de Dieu, livrés aux infidèles. A peine ai-je pu obtenir la conservation des personnes qui s'y trouveront. » Théoprobe a entendu cette prédiction du saint. Pour nous, qui savons que les Lombards viennent de détruire ce monastère, nous en voyons l'accomplissement de nos yeux. A la faveur des ténèbres de la nuit, pendant que les religieux prenaient leur repos, les Lombards y ont pénétré naguère[64] et ont promené partout la dévastation, sans pouvoir se saisir d'une seule personne. Ainsi s'est accomplie la promesse que le Seigneur avait faite à son fidèle serviteur Benoît : il a livré aux gentils les biens du monastère, mais il a conservé la vie aux personnes. Je trouve que dans cette circonstance Benoît a joué le même rôle et obtenu la même faveur que le grand Apôtre ; déjà le vaisseau qu'il montait avait jeté à la mer toutes les marchandises, lorsqu'il eut, lui, la consolation d'obtenir le salut de tous les passagers qui l'accompagnaient.[65]

CHAPITRE XVIII

Flacon caché, l’homme de Dieu en est miraculeusement instruit.

GRÉGOIRE.

Un jour, notre cher Exhilarat, qui s'est fait religieux, comme vous le savez, fut envoyé de la part de son maître au monastère de l'homme de Dieu, pour lui offrir deux petits vases de bois pleins de vin, et vulgairement appelés flacons. Il lui en porta un et cacha l'autre sur le chemin. Or, l'homme de Dieu, à qui ne pouvait échapper la connaissance même des faits accomplis en son absence, reçut cet objet avec action de grâces. Mais au départ du serviteur, il lui dit, sous forme d'avertissement : « Gardez-vous bien, mon fils, de boire du flacon que vous avez caché ; mais inclinez-le avec précaution, et vous verrez ce qu'il y a dedans. » Exhilarat quitta l'homme de Dieu, tout couvert de confusion. A son retour, voulant vérifier ce que Benoît lui avait dit, il pencha le flacon, et aussitôt il en sortit un serpent. La vue du reptile, trouvé dans la bouteille par l'infidèle serviteur, lui inspira une vive horreur de la faute qu'il avait commise.[66]

CHAPITRE XIX

Mouchoirs cachés ; saint Benoît découvre la fraude.

GRÉGOIRE.

Non loin du monastère était un bourg, dont les prédications de Benoît avaient converti à la foi du vrai Dieu la majorité des habitants, jusque alors attachés au culte des idoles. Il y avait là aussi des religieuses auxquelles le serviteur de Dieu, saint Benoît, avait soin d'adresser quelques-uns de ses disciples, pour les exhorter à la piété. Un jour, il leur envoya un de ses moines, selon la coutume. L'instruction terminée, le frère, sur les instances des religieuses, reçut des linges qu'il cacha dans son sein. Lorsqu'il fut de retour, l'homme de Dieu lui adressa ces violents et amers reproches : « Comment l'iniquité est-elle entrée dans votre sein ? » Frappé de stupeur, le religieux perdit le souvenir de son action et ne put deviner le motif d'une telle réprimande. Le saint ajouta : « N'étais-je pas là quand vous avez reçu des mouchoirs de la part des servantes de Dieu, et que vous les avez mis en votre sein ? » A l'instant le religieux tomba aux pieds du saint abbé, se repentit de sa folle conduite et jeta par terre les mouchoirs qu'il avait cachés.[67]

CHAPITRE XX

Pensée d'orgueil formée dans l’esprit d'un moine, et connue de l'homme de Dieu.

GRÉGOIRE.

Un autre jour que le vénérable abbé prenait son repas, c'était sur le soir, un de ses moines, fils d'un défenseur,[68] tenait une lampe devant la table pour l'éclairer.[69] Pendant que l'homme de Dieu mangeait, le religieux, qui se tenait debout pour accomplir son office, succomba à l'esprit d'orgueil, et roulant de secrètes pensées dans son cœur, lise prit à dire en lui-même : « Quel est cet homme, pour que je l'assiste pendant son repas, que je l'éclairé, une lampe à la main, que je lui rende mille offices ? Et qui suis-je, moi, pour le servir comme un esclave ? » Aussitôt l'homme de Dieu, se tournant vers le moine orgueilleux, lui adressa cette sévère réprimande : « Mon frère, faites le signe de la croix sur votre cœur ; que vous dites-vous à vous-même ? Faites vite le signe de la croix sur votre cœur. » Puis sur-le-champ il appelle des religieux, ordonne à ceux-ci de lui ôter la lampe des mains, et à celui-là de cesser son office, pour aller à l'heure même prendre son repos.[70] Plus tard, vivement pressé par ses frères de leur découvrir ce qui s'était passé dans son cœur, il leur raconta en détail l'affreux esprit d'orgueil dont il s'était laissé enfler, et les secrètes paroles qu'il prononçait dans sa pensée contre l'homme de Dieu. Alors tous furent complètement convaincus que rien ne pouvait échapper au vénérable Benoît, puisque même les paroles intérieures d'une secrète pensée avaient retenti à ses oreilles.

CHAPITRE XXI

Deux cents boisseaux de farine trouvés dans un temps de famine devant la porte du monastère.

GRÉGOIRE.

Dans une autre circonstance, la province de Campanie fut en proie à la famine, et une grande disette de vivres se fit universellement sentir.[71] Déjà le blé manquait au monastère de Benoît, et les pains étaient presque tous consommés. Il n'en restait plus que cinq à servir pour l'heure du repas. Le vénérable abbé, voyant les frères plongés dans la consternation, leur adressa une modeste réprimande, afin de les corriger de leur pusillanimité ; et en même temps il leur fit une consolante promesse en ces termes : « Pourquoi le manque de pain attriste-t-il votre cœur ? il y en a peu aujourd'hui, il est vrai, mais demain vous en aurez en abondance. » Or, le jour suivant on trouva dans des sacs deux cents boisseaux de farine à la porte du monastère ; mais par quel intermédiaire le Dieu tout-puissant les leur avait-il envoyés, c'est un mystère encore aujourd'hui. A la vue de ce secours, les frères rendirent grâces au Seigneur, et apprirent à ne pas désespérer de l'abondance, même au sein de la disette.[72]

PIERRE.

Dites-moi, je vous prie, n'est-il pas à croire que ce serviteur de Dieu a constamment possédé l'esprit de prophétie, ou bien son esprit n'en a-t-il été éclairé que par intervalles ?

GRÉGOIRE.

L'esprit de prophétie, mon cher Pierre, n'éclaire pas toujours l'esprit des prophètes. De même qu'il est écrit de l'Esprit saint qu'il souffle il veut,[73] de même encore faut-il savoir qu'il souffle aussi quand il veut. Ainsi, lorsque le roi David consulta Nathan pour savoir s'il bâtirait le temple, le prophète souscrivit d'abord à sa demande, puis il la combattit. De là vient qu'Elisée, voyant pleurer la Sunamite, sans connaître le sujet de sa douleur, dit à son serviteur, qui l'écartait de sa personne : Laissez-la, car son âme est dans l'amertume, et le Seigneur me l’a caché, et il ne m’en a point manifesté la cause.[74] C'est par une conduite pleine de bonté que le Dieu tout-puissant en agit ainsi. En donnant l'esprit de prophétie dans un temps, et en le retirant dans un autre, tantôt il honore les prophètes en les élevant, tantôt il les sauvegarde en les humiliant. Ils voient, en recevant l'esprit de prophétie, ce qu'ils sont par la grâce de Dieu, et, quand ils ne l'ont plus, ils connaissent ce qu'ils sont d'eux-mêmes.

PIERRE.

Une raison évidente proclame la vérité de votre assertion. Mais, je vous en prie, achevez de nous dire, au sujet du vénérable Benoît, tout ce qui se présente à votre souvenir.

CHAPITRE XXII

Construction du monastère de Terracine déterminée dans une vision.

GREGOIRE.

Un jour, un homme de foi pria saint Benoît de vouloir bien lui envoyer de ses disciples, pour construire un monastère dans un domaine qu'il possédait près de la ville de Terracine.[75] Le saint souscrivit à sa demande et lui envoya des religieux, à la tête desquels il établit un abbé avec un prieur qui devait lui servir de second. Lorsqu'ils furent sur le point de partir, Benoît leur dit : « Allez, et, tel jour, moi-même je me transporterai vers vous pour vous désigner l'emplacement de la chapelle, du réfectoire des religieux, de l'hôtellerie destinée aux étrangers, de tous les bâtiments enfin que vous devez construire. Après avoir reçu la bénédiction du saint abbé, les religieux se mirent en chemin, attendirent impatiemment le jour fixé pour la visite qu'il leur avait promise, et préparèrent tout ce qu'ils crurent nécessaire aux personnes qui devaient accompagner leur respectable père. Mais la nuit qui précéda le jour fixé pour l'heureuse visite, l'homme du Seigneur apparut en songe au serviteur de Dieu qu'il avait établi abbé, ainsi qu'à son prieur, et leur détermina nettement les divers endroits où ils devaient construire chaque bâtiment.[76] À leur lever, ils se communiquèrent réciproquement ce qu'ils avaient vu pendant leur sommeil. Cependant ils n'ajoutèrent pas complètement foi à cette vision, et ils ne cessèrent point d'attendre l'homme de Dieu, conformément à sa promesse. Benoît n'étant point venu le jour déterminé, les religieux allèrent le trouver, le cœur plein de tristesse, et lui dirent : « Mon Père, nous avons attendu que vous vinssiez, comme vous l'aviez promis, afin de nous montrer l'endroit où il faut bâtir, et vous n'êtes point venu. — Hé ! pourquoi, mes frères, leur répondit-il, me tenez-vous un tel langage ? Ne suis-je pas venu conformément à ma promesse ? — Et quand êtes-vous venu ? répliquèrent-ils. — Ne vous ai-je pas apparu à tous les deux pendant votre sommeil ? répartit le saint. Ne vous ai-je pas désigné chaque emplacement ? Allez, et construisez tous les bâtiments du monastère sur le plan que vous avez vu en songe. » A ce discours, ils furent saisis d'un profond étonnement, s'en retournèrent à la propriété destinée aux constructions du monastère, et les disposèrent toutes conformément aux prescriptions qu'ils avaient reçues en songe.

PIERRE.

Daignez m'apprendre comment l'homme de Dieu a pu se transporter au loin pour instruire des personnes pendant leur sommeil, et comment celles-ci ont pu l'entendre et le reconnaître distinctement en songe ?

GRÉGOIRE.

Pourquoi, mon cher Pierre, en vous informant de la manière dont la chose s'est accomplie, doutez-vous de la réalité ? Il est incontestable que la nature de l'esprit est plus agile que celle du corps. Or, d'après le témoignage de l'Écriture, il est certain qu'Habacuc a été transporté soudain de Judée au pays des Chaldéens, avec le dîner qu'il portait à ses moissonneurs,[77] et qu'après avoir offert au prophète ce confortable providentiel, il s'est tout à coup retrouvé en Judée. Si donc Habacuc a pu, dans un clin d'œil, se transporter corporellement avec cette réfection à une si grande distance, y a-t-il rien d'étonnant que le vénérable abbé ait obtenu la faveur de se rendre en esprit vers ses frères pendant leur sommeil, pour révéler à leur esprit le plan nécessaire à leurs travaux ? Le prophète est allé en corps porter la nourriture du corps, le saint abbé est allé en esprit instruire ses religieux sur un point qui importait à la vie spirituelle.

PIERRE.

Votre explication, je l'avoue, vient de produire l'effet d'une main adroite qui a chassé le doute de mon esprit. Mais je voudrais bien savoir quelle était la puissance de la parole de ce saint homme dans son état ordinaire.

CHAPITRE XXIII

Religieuses rendues à la communion de l'Église après leur mort, en vertu de l’offrande de l'homme de Dieu.

GRÉGOIRE.

C'est à peine, mon cher Pierre, si les discours les plus simples, les plus ordinaires, étaient, dans la bouche du vénérable Benoît, dépourvus de poids et d'efficacité ; comme son cœur se tenait toujours attaché à Dieu, les paroles ne tombaient pas en vain de sa bouche » Articulait-il, je ne dis pas une décision, mais quelques menaces, alors son langage avait autant d'ascendant que si, au lieu d'être incertain et hypothétique, il eût proféré une véritable sentence.

Non loin de son monastère, deux religieuses d'une naissance distinguée vivaient dans une maison particulière, ayant à leur service un domestique pieux, chargé de fournir à toutes les nécessités de la vie. Mais souvent la noblesse de la naissance enfante des sentiments ignobles, et l'on se méprise d'autant moins dans ce monde, qu'on se souvient d'avoir été au-dessus des autres. Ainsi les religieuses dont il est question n'avaient pas encore dompté parfaitement leur langue à l'aide du frein de leur sainte profession, et souvent leurs paroles indiscrètes provoquaient la colère du vertueux serviteur, qui les assistait dans les choses nécessaires à la vie matérielle. Longtemps déjà il avait toléré cet état de choses, lorsqu'il se rendit vers l'homme de Dieu, et lui exposa tous les outrages dont ces religieuses l'abreuvaient dans leurs discours. Aussitôt, sur ces plaintes, Benoît leur fit dire de sa part : « Retenez votre langue ; car si vous ne vous corrigez, je vous excommunie[78] ; » cette sentence d'excommunication, il la porta sous une forme moins positive que comminatoire. Mais ces religieuses ne changèrent point de procédés. Peu de jours après elles moururent, et furent inhumées dans l'église.[79]

A dater de ce moment, lorsqu'on célébrait les sacrés mystères, et que le diacre criait selon l'usage : Que quiconque ne communie pas se retire, leur nourrice, qui avait coutume de présenter pour elles une offrande au Seigneur, les voyait sortir de leurs tombeaux et quitter l'église. Ce spectacle se renouvela plusieurs fois à ses yeux : lorsque la voix du diacre se faisait entendre, elles ne pouvaient plus demeurer à l'église, et elles sortaient sur-le-champ. Cette personne se rappela ce que l'homme de Dieu leur avait mandé lorsqu'elles étaient encore en vie : en effet, il avait annoncé qu'il les priverait de la communion si elles ne réformaient leur conduite et leur langage. Alors on vint, avec un profond sentiment de tristesse, instruire l'homme de Dieu de ce qui se passait ; il donna une offrande de sa main, et ajouta : « Allez, faites présenter pour elles cette offrande au Seigneur, et elles ne seront plus excommuniées. » Ces ordres exécutés, lorsque le diacre criait selon l'usage : « Que ceux qui ne communient pas sortent de l'église, » on ne les vit plus se retirer désormais ; et alors, comme elles ne sortaient pas avec ceux qui étaient privés de la communion, ce fut une preuve incontestable qu'elles avaient reçu la grâce de la communion du Seigneur, par l'intercession du serviteur de Dieu.[80]

PIERRE.

Vous me dites là une chose bien merveilleuse, et, malgré la grande sainteté du vénérable Benoît, je m'étonne qu'étant encore revêtu d'une chair mortelle, il ait pu délivrer des âmes déjà soumises à l'invisible jugement de Dieu.

GRÉGOIRE.

N'était-il pas encore dans un corps mortel, mon cher Pierre, celui qui entendit ces paroles : Tout ce que vous aurez lié sur la terre, sera aussi lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre, sera aussi délié dans le ciel[81] ? Or ceux-là ont le pouvoir de lier et de délier à sa place, qui, par la pureté de la foi et l'innocence des mœurs, remplissent bien la charge du gouvernement des âmes.[82] Mais, pour donner une telle puissance à l'homme sorti de la terre, le Créateur du ciel et de la terre est descendu du ciel en terre ; et pour obtenir que la chair jugeât des choses spirituelles, Dieu a daigné se faire chair par amour pour les hommes. Ainsi notre faiblesse s'est élevée au-dessus d'elle-même, parce que, en s'affaiblissant, la force de Dieu est descendue au-dessous d'elle.

PIERRE.

Dans le saint dont vous m'esquissez l'histoire, la puissance des paroles s'accorde parfaitement avec la puissance des miracles.

CHAPITRE XXIV

Jeune religieux dont la terre rejetait les dépouilles après son inhumation.

GRÉGOIRE.

Il y avait parmi les religieux un jeune enfant qui avait pour ses parents une tendresse excessive. Un jour, il quitta le monastère sans avoir reçu la bénédiction du saint abbé, et se dirigea vers le lieu de leur séjour. A peine arrivé chez eux, il mourut le jour même. On l'enterra, et le lendemain on le trouva jeté hors du tombeau. On ne manqua pas de lui donner de nouveau la sépulture ; de nouveau encore on le trouva, le jour suivant, rejeté du tombeau, absolument comme s'il eût été laissé sans sépulture. Ses parents coururent promptement au vénérable abbé, et le conjurèrent, avec une grande abondance de larmes, de faire grâce à son jeune et infortuné novice. Aussitôt l'homme de Dieu leur donna de sa main le corps de notre Seigneur Jésus-Christ, et leur dit : « Allez en paix, et placez avec un grand respect le corps de notre Seigneur sur la poitrine de l'enfant ; puis vous l'enterrerez en cet état. » Cet ordre exécuté, la terre conserva sans le rejeter de son sein le corps qu'on lui avait confié.[83] Vous voyez, mon cher Pierre, quel était le mérite de saint Benoît aux yeux de notre Seigneur Jésus-Christ : la terre rejetait avec horreur les mortelles dépouilles de celui qui ne possédait pas ses bonnes grâces.

PIERRE.

C'est ce que je vois clairement, et ce qui me cause une extraordinaire surprise.

CHAPITRE XXV

Un moine, quittant le monastère, trouve un dragon sur son chemin.

GRÉGOIRE.

Un des moines de Benoît était le jouet de l'inconstance de son esprit, à tel point qu'il ne voulait pas demeurer dans le monastère. Malgré les fréquentes admonitions et les continuelles réprimandes de l'homme de Dieu, il ne pouvait se résoudre à rester dans la communauté, et il fatiguait le saint par d'importunes prières, pour en obtenir d'être rendu à la liberté. Un jour, ennuyé, excédé de tant de sollicitations, le vénérable abbé lui ordonna tout en colère de quitter la maison. Lorsqu'il fut sorti du monastère, il trouva sur son chemin un dragon qui se dressa devant lui, gueule béante. Déjà le monstre s'avançait pour le déchirer, lorsque le religieux, éperdu et tremblant d'effroi, s'écria à haute voix : « Au secours ! au secours ! voilà un serpent qui va me dévorer ! » Les religieux accoururent, mais ils ne virent point le dragon ; alors ils remmenèrent à la communauté le moine en proie aux convulsions de l'épouvante. A peine rentré, il promit de ne plus jamais quitter le monastère, et, à dater de ce moment, il garda fidèlement sa parole. Les prières du saint homme, il ne l'ignorait pas, lui avaient fait voir devant lui le dragon, qu'il suivait auparavant sans l'apercevoir.

CHAPITRE XXVI

Enfant guéri de la lèpre.

GRÉGOIRE.

Je ne crois pas qu'il faille taire ce que j'ai appris d'un illustre personnage nommé Antoine. Son père, me racontait-il, avait un serviteur qui fut atteint de la lèpre. Le mal était si terrible que les cheveux lui tombaient de la tête, et que la peau se gonflait au point de ne pouvoir contenir et dérober la corruption qui croissait de jour en jour. Le père d'Antoine l’envoya vers l'homme de Dieu, et celui-ci lui rendit à l'instant sa santé première.[84]

CHAPITRE XXVII

Pièces d'or miraculeusement procurées à un débiteur Aétoiteur.

GRÉGOIRE.

Je ne veux pas non plus passer sous silence ce que racontait souvent Pérégrinus, disciple du vénérable Benoît. Un jour un homme de probité, se trouvant dans l'impossibilité de satisfaire un créancier impitoyable, crut qu'il n'y avait pas d'autre ressource pour lui que d'aller trouver l'homme de Dieu, et de lui découvrir l'extrême embarras où il se trouvait. Il vient au monastère, rencontre le serviteur du Dieu tout-puissant, et lui apprend qu'un créancier le persécute à toute outrance pour le remboursement de douze écus d'or. Le vénérable abbé lui répondit qu'il n'avait pas douze pièces d'or ; mais cependant, pour lui donner au moins quelque consolation dans sa détresse, il lui dit avec bonté : « Allez, et revenez dans deux jours, parce qu'aujourd'hui je n'ai pas de quoi vous assister. » Cet espace de temps, il le passa en prière, selon sa coutume. Le troisième jour, la personne que son créancier pressait si vivement s'étant représentée, tout à coup, sur un coffre du monastère rempli de blé, on trouva treize écus d'or. L'homme de Dieu se les fit apporter, les remit entre les mains du débiteur affligé, et lui dit : « Donnez-en douze pour l'acquit de votre dette, et gardez le treizième pour vos besoins particuliers.[85] »

Mais il me faut revenir à ce que j'ai appris de la bouche de l'un de ses disciples, dont il a été question au commencement de ce livre.

Un homme était en butte à la furieuse jalousie d'un ennemi qui porta la haine jusqu'à lui mêler, à son insu, du poison dans son breuvage. La dose ne fut pas assez forte pour lui ôter la vie ; mais sa couleur changea à tel point, qu'il se répandit sur tout son corps des taches cutanées de diverses sortes ; on eût dit la lèpre avec ses tubercules ulcéreux. On conduisit le malade à l'homme de Dieu, et aussitôt il recouvra sa santé première ; le saint l'avait à peine touché que toutes les taches disparurent.

CHAPITRE XXVIII

Bouteille jetée sur des pierres sans être cassée.

GRÉGOIRE.

A l'époque où la Campanie[86] était en proie aux rigueurs de la famine,[87] l'homme de Dieu avait distribué aux indigents toutes les provisions du monastère, si bien qu'il ne restait plus au cellier qu'un peu d'huile dans une petite bouteille de verre. Alors un sous-diacre nommé Agapit vint demander avec de vives instances qu'on voulût bien lui faire la charité d'un peu d'huile. L'homme de Dieu, qui avait résolu de tout donner sur la terre pour tout mettre en réserve dans le ciel, ordonna, sur sa demande, de lui faire l'aumône de ce peu d'huile-là même qui restait. Le frère qui remplissait les fonctions de cellérier entendit bien l’ordre de son abbé, mais il en différa l'accomplissement. Quelques instants après, Benoît s'informa s'il avait exécuté ce qu'il lui avait prescrit ; le religieux répondit qu'il n'en avait rien fait, parce que, s'il avait donné ce faible reste, il ne serait plus rien resté pour les frères. Alors, transporté d'indignation, le saint enjoignit à d'autres religieux de jeter par la fenêtre la bouteille de verre dans laquelle, prétendait-on, il restait un peu d'huile pour les frères ; car il ne voulait pas qu'il fût donné à la désobéissance de rien conserver au monastère. L'ordre fut accompli. Au bas de cette fenêtre s'ouvrait un vaste abîme, hérissé d'éclats de rocher. Le vase tomba précisément sur ces pierres ; mais il n'en reçut aucune atteinte. On eût dit qu'au lieu de l'y avoir précipité on l'y avait déposé mollement. Il semblait que cette bouteille n'avait pu se casser, ni l'huile se répandre.[88] L'homme de Dieu ordonna de la retirer et de la donner, dans l'état de conservation où elle se trouvait, à la personne qui avait demandé de l'huile. Puis il rassembla les religieux, et en leur présence il reprocha vivement au moine désobéissant et son peu de foi et son orgueil.

CHAPITRE XXIX

Tonneau miraculeusement rempli.

GRÉGOIRE.

Cette réprimande terminée, Benoît se mit en prière avec ses frères. Or, dans l'endroit où il faisait oraison avec ses religieux, il y avait un tonneau vide et couvert. Pendant que le saint continuait son pieux exercice, l'huile, qui allait sans cesse en augmentant, souleva le couvercle de la futaille. On l'ôta, et le liquide, qui s'était multiplié, se répandit par-dessus les bords du tonneau, au point d'inonder le pavé sur lequel la futaille était placée. A cette vue, le serviteur de Dieu termina sa prière, et à l'instant même l'huile cessa de couler sur le pavé. Alors il adressa une plus ample admonition au moine défiant et indocile, afin de lui inspirer tout à la fois et plus de soumission et plus de confiance. Cette nouvelle correction couvrit le religieux d'une confusion salutaire. Le vénérable père faisait éclater par ses miracles la vertu du Dieu tout-puissant, qu'il avait si bien exprimée dans ses discours ; et il n'était plus permis désormais de mettre en doute les promesses d'un saint qui, dans un instant, remplaçait une bouteille presque vide par un tonneau plein d'huile.[89]

CHAPITRE XXX

Religieux délivré du démon.

GRÉGOIRE.

Un jour que le vénérable abbé se rendait à la chapelle Saint-Jean, placée au sommet de la montagne, l'ancien ennemi s'offrit à sa rencontre sous la forme d'un vétérinaire, portant avec lui un cornet et des entraves. Benoît lui ayant demandé où il allait : « Je vais trouver les frères pour leur donner un breuvage, » répondit-il. Le saint abbé continua son chemin, et, sa prière achevée, il revint en toute hâte. Or le malin esprit avait trouvé un pieux frère occupé à puiser de l'eau ; à l'instant il était entré dans son corps, l'avait jeté par terre et le tourmentait violemment. L'homme de Dieu, revenant de faire sa prière, le vit en proie à ces cruels tourments. Il se contenta de lui donner un soufflet, et c'en fut assez pour mettre en fuite l'esprit malin, qui n'osa plus revenir.[90]

PIERRE.

Je voudrais bien savoir s'il opérait ces prodigieux miracles par la puissance de sa prière, ou si même, quelquefois, ils étaient l'effet d'un seul acte de sa volonté.

GRÉGOIRE.

Ceux que la piété attache intimement à Dieu opèrent ordinairement des miracles de l’une et l'autre façon, selon la nécessité des circonstances ; en sorte qu'ils produisent des effets surprenants, tantôt en vertu de la prière, tantôt par leur puissance. Saint Jean a dit : A tous ceux qui Vont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu.[91] Que ceux qui sont enfants de Dieu, en vertu d'une puissance divine, opèrent des miracles par l'effet de ce même pouvoir, il n'y a là rien d'étonnant. Or, que ce soit le double mode de produire des prodiges, nous en trouvons la preuve en saint Pierre ; sa prière a ressuscité Tabithe,[92] sa réprimande a frappé de mort, en punition de leur mensonge, Ananie et Saphire.[93] On ne lit pas qu'il ait prié dans cette dernière circonstance ; il s'est seulement contenté de leur reprocher la faute qu'ils avaient commise. Ainsi la vie ôtée par une réprimande, la vie rendue par une prière, sont des preuves incontestables que tantôt les miracles sont les effets de la demande, tantôt les effets d'un pouvoir reçu du Ciel. Je vais encore vous rapporter deux miracles du fidèle serviteur de Dieu, où vous verrez clairement que l'un est le produit de la prière, l'autre, d'un pouvoir reçu de Dieu.

CHAPITRE XXXI

Villageois délivré de ses liens par le seul regard de l’homme de Dieu.

GRÉGOIRE.

Il y avait, sous le règne de Totila, un Goth nommé Zalla, engagé dans l'hérésie arienne. Ce barbare exerçait la plus révoltante cruauté contre les pieux enfants de l'Église catholique, à tel point que si un ecclésiastique ou un religieux venait à le rencontrer, il lui était impossible de sortir de ses mains la vie sauve. Un jour, dévoré par la soif d'une insatiable avarice, et ne respirant que vol et brigandage, il accabla un pauvre paysan des plus cruels traitements et le déchira par diverses tortures. Excédée de douleur, la victime déclara qu'elle avait confié sa personne et ses biens à la garde du serviteur de Dieu, saint Benoît ; son but, si le monstre ajoutait foi à son assertion, était de suspendre les rigueurs de sa cruauté et de respirer un instant. Zalla cessa effectivement de la tourmenter ; après lui avoir lié les bras avec de fortes cordes, il la força de marcher devant son cheval, et de venir lui montrer quel était ce Benoît, dépositaire de ses biens. Les bras liés de la sorte, le paysan le précéda, et le conduisit au monastère du saint homme, qu'il trouva seul devant la porte du couvent, assis et occupé à la lecture. Or, le paysan dit au farouche Zalla, qui suivait ses pas : a Voici celui dont je vous ai parlé ; c'est l'abbé Benoît. » Dans le délire de ses pensées perverses, le barbare, tout bouillant de colère, jeta sur Benoît un regard de mépris, et s'imaginant qu'il en triompherait comme des autres, à l'aide de la terreur, il se mita crier de toutes ses forces : « Lève-toi ! lève-toit et rends-moi les biens que tu as reçus de ce paysan. » A ces cris l'homme de Dieu leva aussitôt les yeux de dessus son livre, le regarda et considéra en même temps la victime garrottée. A peine il a jeté les regards sur ses bras, que soudain, par un prodige étonnant, les cordes qui les tenaient enchaînés se déroulent avec plus de rapidité que si la main la plus habile les eût détachées, et le malheureux qui était venu chargé de liens, se trouve subitement dégagé de ses entraves. A la vue de cette prodigieuse puissance, Zalla effrayé tombe à terre, courbe aux pieds de l'homme de Dieu sa tête cruelle et indomptable, et finit par se recommander à ses prières. Le saint homme ne quitta ni son siège, ni sa lecture ; mais il appela des religieux, et leur ordonna d'introduire Zalla pour qu'il reçût l'hospitalité.[94] Lorsqu'il lui fut ramené, il l'avertit de renoncer aux excès d'une si révoltante barbarie. Zalla se retira tout atterré, ne songeant pas davantage à rien demander au paysan que l’homme de Dieu avait délivré de ses liens par un seul regard, et sans prendre la peine de le toucher.[95]

Voilà bien, mon cher Pierre, la vérification de mes paroles : ceux qui servent de tout leur cœur le Dieu tout-puissant peuvent quelquefois opérer des miracles par le seul effet de leur puissance. Celui qui a dompté la férocité de ce terrible Goth, celui qui par la puissance de ses regards a détaché les liens dont étaient garrottés les bras d'une innocente victime, nous montre, par la célérité avec laquelle il a opéré ce prodige, qu'il avait reçu du Ciel le pouvoir de l'accomplir.

À ce récit je vais en ajouter un autre, pour vous apprendre qu'il a eu recours à la prière afin d'obtenir de Dieu un grand et prodigieux miracle.

CHAPITRE XXXII

Résurrection d’un mort.

GRÉGOIRE.

Un jour saint Benoît était sorti avec les religieux pour aller travailler à la campagne. Or, un paysan, le cœur inondé d'affliction, vint au monastère, portant entre ses bras le corps glacé de son fils. Il demanda le vénérable abbé. On lui répondît qu'il travaillait à la campagne avec les religieux. Aussitôt il jeta à la porte du monastère le cadavre de son fils, et, dans le trouble de sa douleur, il se mit à courir de toutes ses forces pour aller quérir le vénérable Père. Précisément à la même heure, l'homme de Dieu revenait des travaux, dans la compagnie de ses religieux. A peine le paysan désolé l'eut-il aperçu, qu'il se prit à s'écrier : « Rendez-moi mon fils ! rendez-moi mon fils ! » A ce cri, l'homme de Dieu s'arrêtant lui dit : « Hé quoi ! vous ai-je enlevé votre fils ? — Il est mort, répondit-il, venez le ressusciter. » Ces paroles consistèrent profondément l'homme de Dieu. « Retirez-vous, mes frères, dit-il, retirez-vous ; ce n'est point à nous à faire de telles œuvres, mais aux saints Apôtres. Pourquoi voulez-vous nous imposer des fardeaux que nous ne pouvons porter ? » Mais ce pauvre père, pressé par l'excès de sa douleur, persévéra dans sa prière, et jura qu'il ne se retirerait point qu'il n'eût ressuscité son fils. Alors le serviteur de Dieu lui dit : « Où est-il ? » Le paysan répondit : « Voilà son cadavre étendu à la porte du monastère. » Arrivé en cet endroit avec ses religieux, l'homme de Dieu se mit à genoux, se coucha sur le petit corps de l'enfant, se releva, et, les mains étendues vers le ciel, il dit : « Seigneur, ne regardez pas mes péchés, mais la foi de cet homme qui demande la résurrection de son fils, et rendez à ce petit corps l'âme que vous en avez enlevée. » A peine il avait terminé sa prière, que l'âme revint et fit tressaillir tout le corps du petit enfant. Les spectateurs furent témoins de cette agitation universelle et de cette palpitation merveilleuse. Le saint prit aussitôt l'enfant par la main, et le rendit plein de force et de santé à son père ravi d'allégresse. Il est clair, mon cher Pierre, qu'il n'avait pas en lui-même le pouvoir d'opérer ce miracle, puisque, pour l'obtenir, il lui a fallu se prosterner et adresser à Dieu une fervente prière.[96]

PIERRE.

Ainsi, la vérité de toutes vos assertions est clairement établie : les affirmations que vous avez avancées, vous les prouvez par des faits. Mais veuillez me dire, je vous prie, si des personnages d'une telle sainteté peuvent tout ce qu'ils veulent, et s'ils obtiennent tout ce qu'ils désirent obtenir.

CHAPITRE XXXIII

Miracle de sainte Scolastique, sœur de saint Benoît.

GRÉGOIRE.

Y aura-t-il jamais en ce monde, mon cher Pierre, un homme d'une vertu plus éminente que saint Paul ? Or, trois fois saint Paul a conjuré le Seigneur de le délivrer de l'aiguillon de la chair,[97] sans pouvoir obtenir ce qu'il désirait. C'est pourquoi il faut que je vous raconte ce qui est arrivé au vénérable abbé, afin de vous montrer qu'un jour il n'a pu réaliser ce qu'il souhaitait.

Sainte Scolastique, sa sœur, qui s'était consacrée au Dieu tout-puissant dès les jours de son enfance, avait l'habitude de venir le visiter une fois l’an. L'homme de Dieu descendait à sa rencontre, à quelques pas du monastère, dans une propriété de sa dépendance.[98] Un jour elle vint à l'ordinaire, et son vénérable frère se rendit vers elle, accompagné de quelques-uns de ses disciples. Tout le jour fut consacré aux louanges de Dieu et à de pieux entretiens ; lorsque les ténèbres de la nuit vinrent couvrir la terre, ils prirent ensemble leur repas. Ils étaient encore à table, et leurs édifiantes conversations s'étaient prolongées bien avant dans la nuit, lorsque la servante du Seigneur dit à son frère : « Ne me quittez point cette nuit, je vous en prie ; jusqu'au matin nous nous entretiendrons du bonheur de la vie céleste. — Que demandez-vous là, ma sœur ? répondit Benoît. Je ne puis rester hors du monastère. » La sérénité du ciel était parfaite, et on n'apercevait aucun nuage dans les airs. Sur la réponse négative de son frère, la servante du Seigneur croisa les mains, les posa sur la table, et appuyant sur ses mains sa tête inclinée, elle adressa, dans cette attitude, une fervente prière au Dieu tout-puissant. A l'instant où elle relevait la tête de dessus la table, les éclairs brillèrent, les éclats du tonnerre retentirent, et une pluie diluvienne tomba avec violence ; si bien que le vénérable Benoît et les religieux qui l'accompagnaient se virent dans l'impossibilité de mettre le pied hors de l'appartement où ils se trouvaient. En appuyant la tête sur ses mains, la pieuse Scolastique avait répandu sur la table un torrent de larmes qui avait fait succéder la pluie à la sérénité de l'air, et d'affreux torrents avaient suivi de près sa fervente prière. La coïncidence de ces deux choses fut si parfaite, que le tonnerre se mit à gronder à l'instant même que Scolastique soulevait la tête ; si bien que relever la tête et faire tomber la pluie fut l'affaire d'un moment.

Alors, voyant que les éclairs, les éclats du tonnerre et d'affreux torrents ne lui permettaient pas de rentrer au monastère, l'homme de Dieu se plaignit à sa sœur avec l'accent d'une profonde tristesse : « Que le Dieu tout-puissant vous le pardonne, ma sœur ; qu'avez-vous fait ? » Sainte Scolastique répondit : « Je vous ai adressé une prière, et vous avez refusé de l'entendre ; j'ai prié mon Seigneur, et il m'a exaucée. Maintenant, si vous le pouvez, sortez et laissez-moi ici, pour vous en retourner au monastère. » Dans l'impossibilité de quitter l'appartement qui le mettait à couvert, Benoît resta malgré lui dans un lieu où il avait refusé de demeurer de son plein gré. De cette sorte ils veillèrent toute la nuit, et satisfirent pleinement leur mutuelle ardeur à conférer sur la vie spirituelle.

Ainsi, j'ai eu raison de dire que le vénérable Père avait, dans cette circonstance, désiré une chose qu'il n'avait pu obtenir. Effectivement, si nous considérons l'intention de l'homme de Dieu, il n'y a pas de doute qu'il n'ait voulu la continuation de la sérénité qui régnait dans Je ciel lorsqu'il descendit à la rencontre de sa sœur. Mais, contrairement à son dessein, il trouva un obstacle dans le miracle qu'opéra la charité d'une pieuse femme, par la vertu du Dieu tout-puissant. Il n'est pas étonnant qu'une sœur, désireuse de jouir plus longtemps de la présence de son frère, se soit alors trouvée plus puissante que lui, selon l'oracle de saint Jean, Dieu est charité,[99] et c'est à juste titre qu'une plus grande puissance a été l'effet d'un plus grand amour.[100]

PIERRE.

Je n'en puis disconvenir, ce que vous me dites m'enchante.

CHAPITRE XXXIV

Mort de sainte Scolastique, Benoît voit monter son âme au ciel.

GRÉGOIRE.

Le lendemain, la vénérable servante du Seigneur s'étant retirée à son monastère, l'homme de Dieu retourna à son abbaye. Trois jours après, il était dans sa cellule, lorsque, levant les yeux, il vit tout à coup l'âme de sa sœur, naguère affranchie des liens du corps, monter, sous la forme d'une colombe, dans le mystérieux séjour des deux.[101] L'éclat de sa gloire le transporta d'allégresse ; il rendit grâces au Seigneur en chantant des hymnes à sa louange, et fit part à ses frères de cette mort bienheureuse. Sur-le-champ il les envoya chercher le corps de sainte Scolastique, pour l'apporter au monastère et l'enterrer dans le tombeau qu'il s'était préparé à lui-même. De cette sorte, une même tombe réunit les mortelles dépouilles de ceux dont les âmes avaient toujours été intimement unies dans le Seigneur.

CHAPITRE XXXV

L’univers, ramassé dans un rayon de soleil, apparaît à saint Benoît ;

Manifestation de la gloire de saint Germain, évêque de Capoue.

GRÉGOIRE.

Servandus,[102] diacre et abbé du monastère que le patrice Libère[103] avait fondé en Campanie, était dans l'habitude de visiter l'homme de Dieu. La raison pour laquelle il se rendait souvent au monastère, c'est que, grâce à sa profonde science des choses divines, ils pouvaient, dans de délicieux entretiens, conférer ensemble sur la vie spirituelle, et goûter, du moins par leurs aspirations, les félicités de la céleste patrie, dont ils ne pouvaient encore posséder la parfaite jouissance. L'heure du repos arrivée, le vénérable Benoît monta au sommet d'une tour, et le diacre Servandus se retira au rez-de-chaussée, à l'aide d'un escalier qui communiquait de la partie inférieure jusqu'au premier étage. En face de cette tour était un vaste bâtiment où reposaient les disciples des deux abbés. Tous les frères étaient encore ensevelis dans le sommeil ; mais l'homme de Dieu veillait sans relâche. Arrivé à l'instant de la nuit où l'on chante les louanges divines, il se tenait debout près d'une fenêtre, et priait le Dieu tout-puissant. Soudain, au milieu d'une nuit obscure, il voit descendre du ciel une lumière qui dissipe l'épaisseur des ténèbres, et fait resplendir une si éblouissante clarté, que le jour même se serait éclipsé devant les splendeurs rayonnant au sein des ombres profondes. Un merveilleux prodige succède tout à coup à ce brillant spectacle : d'après ce que Benoît raconta lui-même, le monde entier s'offre à ses regards, comme ramassé dans un rayon du soleil. Tandis que le vénérable Père fixe un œil attentif sur l'éclat de ces radieuses splendeurs, il voit dans un globe de feu l'âme de Germain, évêque de Capoue, transportée dans les cieux par la main des anges. Brûlant d'avoir avec lui un témoin de cet éclatant miracle, deux ou trois fois il appelle nommément et à grands cris le diacre Servandus. Effrayé des cris insolites de ce grand homme, Servandus monte, regarde, et ne voit plus qu'un faible reste de lumière. Tandis qu'il demeure tout stupéfait à la vue de cet étrange prodige, l'homme de Dieu lui raconte en détail ce qui s'est passé, et aussitôt il mande au vertueux Théoprobe, alors au bourg de Cassin, d'envoyer cette nuit-là même dans la ville de Capoue, pour savoir des nouvelles de l'évêque Germain et les lui transmettre aussitôt. L'ordre est exécuté ; l'envoyé trouve que le vénérable évêque est mort, et, d'après d'exactes informations, il apprend que le trépas du prélat a eu lieu précisément à l'instant où l'homme de Dieu voyait son âme monter au ciel.[104]

PIERRE.

Voilà des choses merveilleuses et extraordinairement surprenantes. Mais vous venez de dire que le monde entier, ramassé, pour ainsi dire, sous un rayon du soleil, était venu s'offrir aux regards de saint Benoît. Or jamais je n'ai rien expérimenté de semblable, et c'est pourquoi je ne puis concevoir comment un seul homme peut voir le monde entier.

GRÉGOIRE.

Mon cher Pierre, tenez pour certain ce que je vous dis : aux yeux d'une âme qui voit le Créateur, la création tout entière est petite. Pour peu qu'on jouisse de la lumière de l'Être incréé, tout ce qui est créé devient infiniment petit. La lumière de cette vision intérieure agrandit la capacité de l'intelligence, et sa vaste expansion dans le sein de Dieu la rend plus grande que le monde. Dans cette contemplation l'âme s'élève au-dessus d'elle. Ravie dans la lumière de Dieu, elle dilate ses capacités intérieures et se surpasse elle-même ; tandis qu'elle considère dans une région inférieure les choses élevées, elle comprend la petitesse de ce qu'elle ne pouvait embrasser dans son abaissement naturel. L'homme de Dieu, qui du haut de sa tour voyait un globe de feu et des anges remonter dans les cieux, ne pouvait apercevoir tout cela qu'à l'aide de la lumière de Dieu. Qu'y a-1-il donc d'étonnant qu'il ait vu le monde en raccourci devant soi, celui qu'élevait, que plaçait hors du monde la lumière de son esprit ? Or, dire que le monde s'est comme rapetissé à ses yeux, ce n'est pas prétendre que le ciel et la terre se soient fondus et amoindris ; c'est l'âme qui s'est dilatée, et qui, ravie en Dieu, a pu voir sans peine tout ce qui est au-dessous de Dieu. Au milieu de cette lumière qui brillait aux yeux de son corps, il s'est fait dans son esprit une lumière qui, en élevant aux régions supérieures l'âme plongée dans cette contemplation, lui a montré l'étonnante exiguïté des objets inférieurs.

PIERRE.

Je crois qu'il m'a été avantageux de ne pas vous comprendre d'abord : tant la lenteur de mon intelligence a mis votre assertion en évidence. Mais puisque vous m'avez suffisamment éclairci ces choses, reprenez, je vous prie, la suite de la narration.

CHAPITRE XXXVI

Règle composée pour les religieux.

GRÉGOIRE.

J'aurais encore, mon cher Pierre, à vous raconter bien des traits de ce vénérable Père ; mais j'en passe plusieurs à dessein, et j'ai hâte d'en venir au récit des actions concernant d'autres personnages. Cependant je ne veux pas vous laisser ignorer qu'au milieu des nombreux miracles qui l'ont signalé au monde avec tant d'éclat, l'homme de Dieu s'est grandement distingué par l'enseignement de la vraie doctrine. Il a écrit pour les religieux une règle d'une éminente sagesse et d'une lucidité parfaite. Voulez-vous connaître plus à fond le caractère et la vie de ce saint homme, vous trouverez dans les constitutions de cette règle toutes les actions de cet illustre maître, car il n'a pu nous léguer des enseignements en opposition avec sa vie.[105]

CHAPITRE XXXVII

Saint Benoît prédit sa mort à ses religieux.

GRÉGOIRE.

L'année même qu'il devait quitter ce monde, Benoît prédit le jour de sa très sainte mort à quelques-uns de ses disciples, dont les uns demeuraient avec lui et les autres à une assez grande distance. A ceux qui étaient près de lui il ordonna de garder dans le secret du silence ce qu'il leur révélait, et pour ceux qui étaient absents, il désigna la nature et les caractères du signe auquel ils reconnaîtraient que son âme quittait la prison de son corps.[106] Six jours avant sa mort, il se fit ouvrir son tombeau. Bientôt la fièvre le saisit et l'épuisa par ses dévorantes ardeurs. Chaque jour sa faiblesse allait en augmentant ; le sixième il pria ses disciples de le porter à la chapelle, se prépara à la mort par la réception du corps et du sang de notre Seigneur ; puis, appuyant ses membres languissants sur les bras de ses frères, il se tint debout, les yeux élevés au ciel, et rendit le dernier soupir au milieu de sa prière.[107] Le même jour deux religieux, dont l'un demeurait au monastère et l'autre dans un lieu assez éloigné, eurent une même vision qui leur révéla sa gloire. Ils virent, en effet, un chemin tendu de riches tapis, éclairé de flambeaux innombrables, se diriger en droite ligne, du côté de l'Orient, depuis le monastère de Benoît jusqu'au ciel. Au sommet de cette voie parut tout radieux un personnage plein de majesté ; il leur demanda de qui était le chemin qu'ils apercevaient. Ils avouèrent qu'ils n'en savaient rien. Alors il leur dit : C'est le chemin par lequel Benoît, le bien-aimé de Dieu, monte au ciel. Tandis que ses disciples du monastère étaient témoins de la mort du saint homme, ceux qui étaient absents la connurent au signe qu'il leur avait annoncé. Benoît fut enseveli dans la chapelle Saint-Jean-Baptiste, qu'il avait construite lui-même sur les ruines de l'autel d'Apollon. D'éclatants miracles, lorsque le demande la foi des personnes qui les sollicitent, signalent encore sa gloire dans la grotte qu'il choisit pour son premier séjour.[108]

CHAPITRE XXXVIII

Femme aliénée guérie dans la grotte de saint Benoît.

GRÉGOIRE.

Le fait que je vais raconter est arrivé tout récemment. Une femme qui avait entièrement perdu l’esprit, errait le jour et la nuit à travers les vallées et les montagnes, les champs et les forêts, et ne se reposait que là où l'épuisement la forçait de s'arrêter. Un jour qu'elle vagabondait de tous côtés, elle vint par hasard à la grotte du bienheureux Benoît, y entra sans le savoir et y passa la nuit. Le matin elle en sortit avec un esprit aussi sain que si jamais la folie n'eût fixé son siège dans son cerveau, et tout le reste de sa vie elle conserva le libre usage de la raison qu'elle avait recouvrée.

PIERRE.

Que dire de ce que nous éprouvons la plupart du temps, lorsque nous nous recommandons à la protection des saints martyrs ? Ils accordent de moins signalées faveurs là où l’on révère leurs corps que dans les endroits où l’on garde quelques reliques ; enfin ils font de plus grands miracles dans les lieux où leurs saintes dépouilles ne reposent point.

GRÉGOIRE.

Il est incontestable, mon cher Pierre, que les saints martyrs peuvent faire éclater des prodiges là où reposent leurs corps ; c'est effectivement ce qu'ils font, et ils opèrent d'innombrables miracles en faveur de ceux qui les y implorent avec un cœur pur. Mais les âmes faibles peuvent douter qu'ils soient présents et en état d'exaucer leurs prières dans les lieux où il est constaté que leurs corps ne reposent pas ; et c'est pour cela qu'il leur est nécessaire d'opérer de plus éclatants miracles là où des personnes peu éclairées peuvent douter de leur puissance. Mais ceux dont le cœur est intimement uni à Dieu ont une foi d'autant plus méritoire que, tout en sachant l'absence de leurs corps vénérés, ils sont convaincus que les saints ne leur feront pas défaut lorsqu'il s'agira de les exaucer. Voilà pourquoi la Vérité elle-même, voulant augmenter la foi de ses disciples, a dit : Si je ne m'en vais, le Paraclet ne vous viendra pas.[109] Comme il est incontestable que l'Esprit consolateur procède également du Père et du Fils, pourquoi le Fils dit-il qu'il lui faut s'éloigner pour faire venir Celui qui ne s'éloigne jamais du Fils ? Les disciples, qui voyaient le Seigneur dans la chair, désiraient ardemment de le voir toujours des yeux du corps ; aussi est-ce à juste titre qu'il leur dit : Si je ne m'en vais, le Consolateur ne viendra pas. C'est comme s'il eût dit ouvertement : Si je ne soustrais mon corps à vos regards, je ne vous montrerai point ce que c'est que l'amour de l'Esprit ; et si vous ne cessez de me voir des yeux de la chair, jamais vous n'apprendrez à m'aimer spirituellement.

PIERRE.

J'aime ce que vous dites.

GRÉGOIRE.

Il nous faut un peu interrompre notre entretien, afin que, si nous voulons raconter les miracles opérés par d'autres personnages, le silence et le repos nous redonnent des forces nouvelles.

 

FIN DU DEUXIÈME LIVRE.


 

[1] Benoît, nom du saint dont parle ici saint Grégoire, vient du mot latin Benedictus et signifie Béni. « Au mont Cassin, saint Benoît, abbé, qui rétablit et propagea en Occident la discipline monastique, presque entièrement déchue. Sa vie, tout éclatante de vertus et de miracles, a été écrite par le pape saint Grégoire. » (Martyrol. rom. 21 mars.)

[2] C'est-à-dire sur la terre, ou à Rome, qu'habitait alors saint Grégoire.

[3] Norsie, située au pied de l'Apennin, était autrefois une ville épiscopale ; aujourd'hui elle est renfermée dans le diocèse de Spolète.

[4] Termes employés par Grégoire IX dans la canonisation de saint François.

[5] Les disciples de saint Benoît bâtirent à Rome le monastère de Latran, après que les Lombards eurent ravagé celui du mont Cassin.

[6] Afide, ou Affite, à deux milles de Sublac.

[7] Saint Benoît avait alors de quatorze à quinze ans, selon l'opinion commune.

[8] Le pape, Victor III raconte dans ses Dialogues un miracle absolument semblable, opéré par le pape Léon IX. Il avait reçu de l'abbé de Saint-Rémi de Reims une tasse qu'il conservait comme un précieux souvenir ; l'objet s'étant cassé, le pieux pontife le rétablit en son premier état. Le pape Victor cite positivement le miracle de saint Benoît à l'appui de celui-ci.

[9] Les Lombards pénétrèrent en Italie l'an 668.

[10] Environ soixante kilomètres.

[11] Ce trait, qui accuse la malice du démon, n'est pas le seul que nous offre la Vie des saints. Pour n'en citer qu'un, le démon prenait à lâche de jeter de vils insectes dans la boisson de sainte Françoise romaine. (Boll., 9 mars.)

[12] « Habacuc avait apprêté un potage, et il avait mis du pain trempé dans un vase, et il s'en allait dans un champ, pour porter cette nourriture aux moissonneurs. Et l'ange du Seigneur dit à Habacuc : « Portez le dîner que vous avez en Babylone, à Daniel qui est dans la fosse aux lions… Et l'ange du Seigneur le prit par le haut de la tête, et le porta par les cheveux, et le mit en Babylone sur la fosse par la force de son esprit. Et Habacuc cria, disant : Daniel, serviteur de Dieu, prenez le dîner que Dieu vous a envoyé. » (Daniel, 14-32, 33, 35, 36.) C'est partout la même économie dans le plan divin, partout le même esprit. Aussi les miracles dont les saints sont les instruments et les objets, nous offrent-ils partout une saisissante, une admirable analogie. Nous aurons occasion de le faire observer plus d'une fois encore.

[13] Rien d'étonnant dans cette ignorance : outre que Benoît n'avait aucun rapport avec les hommes, cette fête ne se célébrait pas alors le même jour dans toute l'Eglise.

[14] Le démon nous attaque sous diverses formes : il se présente sous celle du serpent à Eve (Genèse, ch. 3) ; sous celle d'animaux immondes à saint Antoine, etc. ; il apparaît sous l'aspect d'un rat, d'un porc, d'un chien, d'un loup à saint Walthène. (Boll., 3 août.)

[15] Pour se punir d'un regard trop libre, saint Bernard s'enfonce dans un étang glacé. (Baillet, Godescard, Bolland., 20 août.)

Qui ne connaît à ce sujet les généreux combats des Paul, des Jérôme, des Laurent-Justinien, des François d'Assise, etc. ?

[16] Nombr., 8-24.

[17] Ce monastère se trouvait à Vicovarro, entre Sublac (maintenant Subiaco) et Tivoli, dans les États de l'Église. Mabillon et Montfaucon.

[18] C’est une preuve, entre mille, de l'extraordinaire puissance du signe de la croix. On sait quels prodiges ont opérée, à l'aide de ce signe, sacré, les Geneviève, les Brigide, les Colette, les Antoine, les Thomas d'Aquin, etc.

[19] Magnifique leçon pour tout chrétien, et surtout pour les religieux.

[20] Il n'est point certain que tous les religieux aient unanimement conspiré contre l'homme de Dieu, du moins pour lui préparer frauduleusement le perfide poison ; mais le mécontentement universel les rendait tous complices de ce noir attentat.

[21] Luc, 15-17.

[22] Act., 12-11.

[23] 2 Corinth., 11-22.

[24] Il est question de saint Maur et de saint Placide au Martyrologe romain, en ces termes : « En Anjou, saint Maur, abbé, disciple de saint Benoît, qui l'instruisit dès son enfance. Rien ne montra mieux combien il avait profité des leçons d'un si ton maître que la manière dont il marcha sur la surface des eaux, ce qu'on n'avait point vu arriver depuis saint Pierre. Ce saint, ayant été envoyé en France, y bâtit un célèbre monastère qu'il gouverna pendant quarante ans, et mourut en paix, illustre par ses glorieux miracles. »

« A Messine, en Sicile, fête de saint Placide, moine, disciple de saint Benoît, abbé, et ses frères saint Eutyche et saint Victorin, et sainte Flavie, leur sœur ; et aussi saint Donat ; saint Firmat, diacre, saint Fauste et trente autres moines, tous martyrs, qui furent tués par le pirate Mamucha, pour ta foi de Jésus-Christ. »

[25] La Vie des saints est remplie de traits qui nous, prouvent leur prodigieux : empire sur le démon. Saint Mélanius le chassa en donnant un soufflet à un possédé. (Boll., 6 janvier.) Saint Potitus opère le même miracle par le même procédé. (Boll., 13 janvier, etc.)

[26] Saint Euthyme, s'était enfoncé dans le désert de Ruban, où il devait passer de longues semaines dans le travail, l'austérité et la prière. « Épuisé par une soif dévorante, saint Salas, son compagnon, fut pris d'une faiblesse si grande qu'il était près d'expirer. Euthyme se mit en prière ; puis, frappant la terre avec son bâton, il en fit jaillir de l'eau, etc. » (Godescard, 5 décembre.)

« La difficulté d'aller quérir de l'eau à deux lieues fit mettre saint Sabas en prière pour en obtenir de Dieu plus près de sa laure. Persuadé qu'il en était exaucé, il fit creuser au bas d'une montagne, en un lieu où il se trouva une source qui continua toujours de couler depuis ce temps-là » (Saint Sabas, 5 déc., Baillet. Voyez saint Adélart, Boll., 2 janvier ; saint Sévérin et saint Victorin, Boll., 8 janvier.)

[27] Cette sorte de faucille est plutôt ce que nous appelons aujourd'hui une serpe.

[28] Le pape Victor III rapporte un trait semblable, arrivé à Gaète, lors de la construction de l'église Sainte-Scolastique.

La vie de saint Leufroy nous offre aussi un miracle analogue.

Pour parler d'un prodige connu de tous, c'est littéralement la répétition du miracle opéré par le prophète Elisée.

« Les fils du prophète, s'étant rendus avec Elisée sur le bord du Jourdain, se mirent à couper du bois. Or, tandis que l'un d'eux abattait un arbre, le fer de sa cognée, tomba dans l'eau, et s'adressant à Elisée il s'écria : « Hélas ! mon seigneur, hélas ! hélas ! c'était une cognée que j'avais empruntée. » L'homme de Dieu lui dit : « Où le fer est-il tombé ? » et il lui montra l'endroit. Elisée coupa donc un morceau de bois et le jeta là, et le fer nagea sur l'eau. Elisée lui dit : « Prenez-le ; » il étendit la main et le prit. » (4 Rois, 6-4, 5, 6, 7.)

[29] Matthieu, 14-29.

Saint Sabinien, poursuivi par des soldats, traverse la Seine à pied sec (Boll., 29 janv.) — Sainte Aldegonde marche sur les eaux, soutenue par deux anges. (Boll., 30 janv.) — Saint Aidan passe la mer à pied pour se rendre dans la Grande-Bretagne. (Boll., 30 janv.) — Le berger saint Sophie traverse un fleuve de la même sorte, après l'avoir frappé de sa verge. (Boll., 24 janv.)

Voyez aussi saint Adélelme. (Boll. 30 janv.)

Personne n'ignore que saint François de Paule passa de la même manière d'Italie en Sicile. (Boll., 2 avril.)

[30] Les novices n'étaient pas rasés ; ils avaient les cheveux et même les habits séculiers.

[31] La mélote était une peau de mouton ou de brebis avec sa toison. Les premiers anachorètes se couvraient les épaules d'une mélote, et vivaient ainsi dans les déserts. Saint Paul dit que les anciens justes étaient couverts de mélotes et de peaux de chèvre. (Hebr., 11-37.) C'était l'habit des pauvres. (Voyez Bergier.) — par mélote, quelques-uns entendent ici le capuce ou le scapulaire.

[32] Cette puissance des saints sur la nature est constatée par une foule de miracles ; nous n'en citerons que quelques-uns.

« Des corbeaux apportaient à Élie de la chair et du pain le matin, le soir encore de la chair et du pain. » (3 Rois, 17-3.) C'était aussi un corbeau qui apportait son pain à saint Antoine. (Voyez sa Vie dans les Pères du désert.)

D'autre part, saint François prêchait aux oiseaux, et saint Antoine de Padoue, aux poissons. (Voyez la Vie de saint François, par E. Chavin de Malan.)

[33] Nomb., 20.

[34] 3 Rois, 17-6.

[35] 4 Rois, 6-7.

[36] Matth, 14-29.

[37] 2 Rois, 1-11.

[38] Jean, 1- 9.

[39] An même endroit, 16.

[40] Matth., 12-39.

[41] Le mont Cassin est situé au royaume de Naples.

[42] En consacrant au culte du vrai Dieu un temple voué aux divinités païennes, Benoît donna un exemple que depuis suivit saint Grégoire pape, son historien, lorsqu'il envoya saint Augustin prêcher la foi en Angleterre. (Livre II, lettre 76.)

[43] Saint Thomas allègue cet exemple (Opusc. 19, ch. 4) pour prouver qu'il est permis aux religieux de prêcher et d'annoncer la parole de Dieu.

[44] Béni est le sens du nom de saint Benoît, formé du latin Benedictus, comme nous l'avons déjà vu.

[45] Un prêtre païen demande qu'une énorme pierre change de place et soit transportée au lieu qu'il désigne. « Grégoire donne ses ordres, et la pierre obéit par le pouvoir de Celui qui promit à ses disciples que leur foi serait capable de transporter les montagnes. » (Godescard, 17 novembre, Vie de saint Grégoire Thaumaturge.)

[46] Par l'effet d'une illusion à peu près semblable, le démon fait voir à des religieux plusieurs hommes qui portent dans leur blé un extrême ravage : le cœur navré, ils courent en instruire saint Antoine. L'homme de Dieu les rassure et leur recommande de prier, affirmant que c'est là le fait de l'ennemi des hommes. Le lendemain, dès le matin, les religieux accourent et ne trouvent aucun dégât. (Boll., saint Antoine le Grand, 17 janvier.)

[47] Ces persécutions acharnées du démon ne doivent point nous surprendre : Dieu les permet, d'une part, pour exercer la vertu des saints ; de l'autre, pour faire éclater leur puissance. On connaît les épreuves que le démon fit subir aux Antoine, aux Hilarion, aux Jérôme, etc.… Sainte Hélène dytique fut une de ses victimes de prédilection : torturée par lui, elle fut frappée, précipitée dans une rivière, et deux fois blessée avec fracture à la jambe, etc. (Bolland., 23 avril.) Comme exemple de la puissance des saints sur le démon, voyez saint Antoine et saint tenace de Loyola. (Pères du désert, et Boll., 31 juillet.)

[48] Saint Jean-de-Dieu révèle à un malade des péchés secrets qu'il n'avait pas déclarés en confession. (Boll., 8 mars.)

[49] Mécontent de ce que son maître n'avait rien voulu accepter de Naaman, Giézi courut après lui et en obtint de riches présents. De retour près de son maître, Elisée lui dit : « D'où venez-vous, Giézi ? » Il répondit : « Votre serviteur n'a été nulle part. » Mais Elisée lui dit : « Mon esprit n'était-il pas présent, lorsque cet homme est descendu de son char pour aller au-devant de vous ? Vous avez donc reçu de l'argent et des vêtements… Eh bien ! la lèpre de Naaman s'attachera à vous et à votre race pour jamais. » (4 Rois, 5-20, etc.)

[50] Le mot prophétie ne signifie pas seulement révélation de l'avenir, c'en est le sens naturel et ordinaire mais aussi manifestation des choses cachées. L'Écriture sainte lui donne souvent cette acception secondaire.

[51] Porter l'épée du prince, et marcher constamment à ses côtés, telle était la fonction de l'écuyer. (Mabillon).

[52] La femme de Jéroboam se présente au prophète Ahias, sous un vêtement étranger ; mais le Seigneurie lui a révélé. « Entrez, femme de Jéroboam, s'écrie l'homme de Dieu, pourquoi cachez-vous qui vous êtes ? » (3 Rois, 14-5, 6.)

[53] Cette entrevue de Totila et de saint Benoît eut lieu, à ce qu'il paraît, la huitième année de la guerre des Gotha, l'an 542 de J.-C. Totila avait déjà régné un an. Défait par Narsès, il mourut l'an 552.

[54] La ville de Canose, dans la Pouille, était à trois milles de Cannes. Elle a été détruite par un tremblement de terre en 1694. L'évêque dont il est question est saint Sabin (Martyrologe rom., 9 février), qui fut légat du pape à Constantinople. Saint Grégoire en parle encore au livre 3, ch. 5, de ses Dialogues.

[55] Saint Séverin prédit le royaume d'Italie à Odoacre. (Boll., 8 janvier.) — Saint Ulric prophétisa la mort d'Henri Ier, roi d'Angleterre. (Boll., 20 février.)

[56] Quoique cette dénomination s'applique, à la rigueur, à tous les ecclésiastiques, elle est ordinairement réservée au tonsuré, c'est-à-dire à celui qui n'a pas encore reçu les ordres sacrés. Telle était, comme la suite semble le prouver, la position du clerc dont il s'agit.

[57] 1 Corinth., 6-17.

[58] Rom 11-34.

[59] 1 Corinth, 2-11.

[60] Ibid., 2-12.

[61] Ibid., 2-9.

[62] Rom., 11-33.

[63] Ps. 118-13.

[64] Ce désastre est arrivé en 580. Alors les religieux se retirèrent à Rome au monastère de Latran. Saint Sévérin prédit la ruine de la ville d'Asturie, (On croit que c'est maintenant Stokeraw, en Autriche.)

[65] Act., 27-34.

[66] Saint Antonin connaissait le secret des cœurs. (Boll., 2 mai.) Saint François de Paule révéla la mort de sa mère à d'Aubigny. (Boll., 2 avril.) Voyez saint Euthyme (Boll., 20 janvier) ; sainte Marguerite de Ravenne. (Boll., 23 janvier.)

[67] Voyez les révélations faites à saint Norbert. (Bolland., 6 juin.)

[68] Voyez la note ci-devant, liv. 1er, ch. 4, sur les défenseurs. Du temps de saint Grégoire, ils étaient comme les pères et les protecteurs du peuple.

[69] Ce service rendu par les inférieurs à ceux qui étaient au-dessus d'eux, était dans les usages de cette époque, (Grégoire de Tours, Hist. liv. 5, n. 3. — Sidoine Apollinaire, liv. 2, lettre 10.)

[70] Saint Jacques Vénétus connaissait les secrets des cœurs. (Boll., 31 mai.) Saint Pierre Pétrone jouissait de la même faveur. (Boll., 29 mai.) — Personne n'ignore que notre Seigneur connaissait le fond des cœurs et jusqu'aux plus secrètes pensées. Pourquoi n'aurait-il pas légué ce pouvoir aux saints, ses images et ses membres vivants ?

[71] C'est probablement la famine qui en 538 a ravagé toute l'Italie. (Procope, liv. 2 de la Guerre des Goths.)

[72] En l'an 513, le Seigneur assista saint Sabas par un pareil miracle. (Baronius.) L'économe île la grande laure avait représenté à saint Sabas l'extrême disette qu'il éprouvait. « Le saint lui apprit à bien espérer du Père céleste, et avant que le dimanche arrivât, on lui amena trente chevaux chargés de vivres. » (Saint Sabas, 5 décembre. Baillet.)

[73] Jean, 3-8.

[74] 4 Rois, 4-27.

[75] Terracine était une colonie et une ville du Latium (aujourd'hui Campagne de Rome). A peine reste-t-il quelques vestiges du monastère de Terracine. Uni à celui du mont Cassin, après avoir été longtemps en ruine, il lui payait encore quelque tribut au siècle dernier. (Mabillon.)

[76] La Vie des Saints nous offre d'innombrables apparitions. (Voy. sainte Colette, 6 mars, Boll. ; saint Casimir, 4 mars, Boll., etc.) — Saint Bénigne apparaît à saint Grégoire, évêque de Langres, et lui commande d'élever une église en son honneur. (4 janvier, Boll.) Cette apparition offre un rapport assez spécial avec celle dont il est question dans ce chapitre. — Celle de saint François Xavier sauvant une chaloupe du naufrage, celle de saint Liguori assistant Clément XIV à la mort, sont infiniment plus extraordinaires. (Voyez la Vie du premier par le Père Bouhours, et celle du second par divers auteurs.)

[77] Daniel, 14-32.

[78] D'après la pensée de saint Grégoire, assez clairement établie par la suite du contexte, cette excommunication avait une vertu canonique, dont le but était de priver ces religieuses de la participation à l'Eucharistie, sans toutefois les retrancher de la société et de la communion des fidèles. Le Père Haeften rapporte des exemples analogues ; l'un est tiré de l’Histoire des Indes, par le Père Maffée, liv. 5.

[79] Ainsi ce n'étaient pas seulement les évêques et les clercs qu'on enterrait dans les églises. (Dialog., liv. 4, ch. 50, etc., Ce droit de sépulture, on Tachetait à prix d'argent. (Au même endroit, ch. 52.) L'usage d'ensevelir les dépouilles des simples fidèles dans les églises remonte au ive siècle. (Saint Ambr., liv. Ier, sur Abraham, ch. 9.)

[80] Après la mort, on pouvait recouvrer le droit à la communion dont on était déchu pendant le cours de son existence, pourvu qu'on eût terminé dans le repentir les derniers jours de sa vie. Or, les offrandes déposées sur l'autel par l'Église, et présentées à Dieu par le ministère des prêtres, étaient autrefois un moyen de recouvrer le droit à la communion. (Mabillon, tom. I., Act. Sanct.)

[81] Matth., 16-19.

[82] Il ne faut pas conclure de ce passage que les péchés des dispensateurs des choses divines fassent obstacle à l’effet des sacrements ; ce ne sont pas eux qui sanctifient par leur propre vertu, mais bien Celui dont ils sont les ministres.

[83] L'antiquité chrétienne nous offre plus d'un trait de ce genre. (Voyez Ménard.) Cet usage de placer le corps de Jésus-Christ sur la poitrine de certains morts, dans le tombeau, se pratiquait spécialement à l'égard des évêques. Du reste, un habile critique pense que la sainte Eucharistie, déposée un instant, par l'ordre de saint Benoît, sur la poitrine du mort dont il est question, en fut ôtée presque aussitôt.

[84] Voyez Jésus-Christ guérissant les lépreux. Or, notre Seigneur a légué à ses saints le pouvoir de guérir ce mal hideux, figure frappante du péché. Saint François d'Assise avait reçu ce don avec abondance. (Voyez sa Vie par Chavin de Malan.)

[85] Sainte Agnès multiplia l'argent dans la bourse de la sœur trésorière. (Boll., 20 avril)

[86] Aujourd'hui Campagne de Rome.

[87] En 538.

[88] On avait déposé sur une fenêtre un peu élevée une bouteille renfermant de l'huile bénite par saint Martin ; un enfant, en se jouant, lire le linge qui la couvre, et le vase tombe sur le marbre dont est pavé l'appartement. L'effroi est universel… Mais, ô prodige ! la bouteille est restée aussi intacte que si elle fût tombée sur un moelleux coussin. (Dialog. 3, sur la Vie de saint Martin, par Sulpice-Sévère.) Saint Optât raconte un tait analogue. (Liv. 2 du Schisme des donatistes.) Nous pourrions citer d'autres traits encore, pour montrer que ce miracle, si étonnant qu'il soit, n'est pas le seul de ce genre.

[89] Elie annonce à la veuve de Sarepta que l'huile de son petit vase ne décroîtra pas, et cette huile, dont on usait journellement, ne diminua point. (3, Rois, 17-14.)

Pressée par un créancier impitoyable, une autre veuve, sur l'ordre d'Elisée, verse le peu d'huile qui lui reste, en remplit un grand nombre de vases, la vend et s'acquitte envers son créancier. (4 Rois, 4-2, 3, 4, etc.)

L'épouse du comte Avitien envoie à saint Martin de l'huile pour la bénir. Multipliée par cette bénédiction puissante, elle coule par-dessus le vase et inonde les vêtements du serviteur, qui la reporte à sa maîtresse. (Dialog. 3, sur la Vie de saint Martin.) Saint Narcisse change l'eau en huile. (God., 29 oct.)

[90] La vie de saint Hubert, évêque de Liège, nous offre un exemple absolument semblable. Voyez la note du ch. 4, livre 2 des Dialog.

[91] Jean, 1-12.

[92] Act. 9.

[93] Ibid., 5.

[94] C'est-à-dire pour qu'il prit de la nourriture ; tel est le sens de la version grecque du pape Zacharie.

[95] Cette extraordinaire puissance nous rappelle Jésus renversant par terre les Juifs venus pour le saisir (Jean, 18-6) ; saint Basile faisant trembler Modeste et Valens ; saint Bernard terrassant Guillaume d'Aquitaine. « Saint Antoine de Padoue ose reprocher ses massacres, ses pillages, ses sacrilèges, au tyran Ezzelino ; Ezzelino descend de son trône, pâle et tremblant, se met la corde au cou, et se jette, fondant en larmes, aux pieds d'Antoine. » (Godesc, 13 juin.)

[96] Cette résurrection rappelle presque littéralement les deux résurrections opérées par Elie (3 Rois, 17-20, etc.), et par Elisée (4 Rois, 4-33, etc.). Quant à l'humble refus de saint Benoît, effrayé, ce semble, de la difficulté d'une pareille entreprise, c'est la répétition de ce que nous avons vu, livre 1er, ch. 2, Libertinus. On cite aussi un fait analogue de saint Eugène, évêque de Carthage.

[97] 2 Corinth., 12-7.

[98] Ce passage prouve qu'à son origine l'ordre de Saint-Benoît possédait des domaines pour sa subsistance ; les offrandes des fidèles, des dotations généreuses formèrent aussi plus tard une partie de ses ressources. (Saint Grégoire pape, liv. 3, lettre 3. — Saint Grégoire de Tours, Hist., liv. 10.)

[99] Jean, 4-16.

[100] Voyez le Martyr. rom, 10 février. « Au mont Cassin, sainte Scolastique, vierge, sœur de saint Benoît, abbé, qui vit l'âme de cette sainte sortir de son corps et monter au ciel. » Une foule de saints ont eu des sœurs d'une grande piété ; pour ne parler que de celles qui ont précédé le vie siècle, époque où vivait sainte Scolastique, nous connaissons la sœur de saint Antoine ; celle de saint Pacôme, supérieure de religieuses ; sainte Macrine, sœur de saint Basile ; sainte Gorgonie, sœur de saint Grégoire de Nazianze ; sainte Marcelline, sœur de saint Ambroise ; la sœur de saint Augustin, supérieure de religieuses ; sainte Florentine, sœur de saint Léandre, religieuse aussi ; sainte Césarie, abbesse et sœur de saint Césaire d'Arles, etc. — C’est une preuve de la puissance de la bonne éducation et des pieux exemples domestiques.

[101] Ce prodige se reproduit souvent dans la Vie des Saints. Voyez saint Polycarpe, 26 janv. ; saint Potitus, 13 janv. ; sainte Réparate, 8 octob. ; sainte Eulalie, 10 décemb. ; sainte Julie, 22 mai ; sainte Spes. (Dialog., liv. 4, en. 10, etc.)

[102] Servandus, dont il est ici question, gouvernait le monastère de Saint-Sébastien, dans la ville d'Alatvi, à trente milles du mont Cassin. (Act. de saint Placide, n. 11.)

[103] Il est question du patrice Libère au concile d'Orange, 529, et dans Cassiodore, liv. 2, ép. 15, etc.

[104] Saint Maxime vit monter au ciel les âmes de saint Valérien et de saint Tilburce (14 avril, Bolland,) ; saint Pacôme vit s'élever au séjour des bienheureux l'âme d'un de ses religieux (14 mai, Boll.) ; saint Jean le Silentiaire eut une vision de cette nature (13 mai, Boll.) ; saint Gérasime vit des anges porter au ciel l’âme de saint Euthyme (20 janv., Boll.) ; saint Ignace eut une révélation analogue, précisément au Mont-Cassin même. (Voy. Bouhours, liv. 3, et Ribadeneira, qui rapproche ce prodige de celui qui nous occupe actuellement.)

[105] Une foule de savants parlent de la règle de saint Benoît, conformément à ce passage des Dialogues.

[106] Saint Adélart prédit sa propre mort (Boll., 2 janv.) ; saint Boniface prédit également la sienne (Boll., 5 juin.). Cette faveur a été accordée à une foule de saints.

[107] Saint Benoît mourut un samedi, 21 mars, probablement en 543, âgé de 63 ans. La majeure partie de ses reliques se trouve au mont Cassin, où il avait passé quatorze ans. Quelques-uns de ses os furent apportés en France vers la fin du viie siècle, et déposés à la célèbre abbaye de Fleury, appelée pour cela Saint-Benoît-sur-Loire.

[108] A Sublac. Cette caverne fut depuis appelée la sainte Grotte,

[109] Jean, 16-7.