ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE GREGOIRE DE NAZIANCE
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
GRÉGOIRE DE NAZIANZE
EN L'HONNEUR DE CÉSAIRE SON FRÈREDISCOURS FUNÈBRE
I. Vous croyez de moi peut-être, amis, frères, pères, douces choses et doux noms, que c'est pour répandre des plaintes et des gémissements sur celui qui s'en est allé, que je m'empresse d'entreprendre ce discours, ou bien pour m'étendre en des discours longs et ornés, qui font l'agrément de la foule. [2] Et vous voilà préparés, les uns à partager mon deuil et mes plaintes, afin dans mon malheur de pleurer vos propres malheurs, vous tous qui avez quelque chose de semblable, et de tromper votre douleur grâce aux malheurs d'un ami ; les autres, à vous repaître l'oreille et goûter quelque plaisir : [3] il faudrait que nous fissions étalage même de notre infortune, ainsi que nous en usions jadis, au temps où nous étions trop attaché aux choses de la matière et désireux notamment de la gloire de l'éloquence, avant que nous n'eussions élevé les yeux vers le Verbe de vérité, le très haut, et donné tout à Dieu de qui tout vient, pour recevoir Dieu en échange de tout. [4] Point du tout, ne pensez pas cela de moi, si vous voulez penser sainement. Nous ne donnerons point à celui qui est parti plus de larmes qu'il ne convient, n'admettant même point chez les autres les choses de ce genre, et dans l'éloge non plus, nous ne dépasserons la mesure. Pourtant un présent cher et très approprié, s'il en est un, pour l'homme éloquent, c'est un discours, et pour celui qui aima singulièrement mes discours, c'est l'éloge; [5] même ce n'est pas seulement un présent, c'est aussi une dette, la plus juste de toutes les dettes. Mais nous paierons suffisamment tribut à l'usage qui règle ces choses et par nos larmes et par nos éloges, — et ceci n'est même pas étranger à notre philosophie, car « la mémoire des justes sera accompagnée de louanges » (Prov., x, 7), et : « Sur le mort, est-il dit, verse des larmes, et comme un homme qui souffre des choses dures, commence à gémir » (Eccl., xxxviii, 16), pour nous préserver également de l'insensibilité et de l'excès. [6] Puis après cela, nous montrerons la faiblesse de la nature humaine, nous rappellerons la dignité de l'âme, nous ajouterons la consolation qui est due aux affligés, et nous ferons passer le chagrin, de la chair et des choses temporelles, aux choses spirituelles et éternelles. II. Césaire eut — pour commencer par où il est le plus expédient pour nous — des parents que tous vous connaissez, et dont la vertu, que vous voyez et dont vous entendez parler, fait et votre envie et votre admiration, est pour vous un sujet de récits auprès de ceux qui l'ignorent, si toutefois il en est, — chacun de vous s'attachant à quelque détail particulier, puisque l'ensemble n'est pas à la portée du même homme ni l'œuvre d'une seule langue, malgré tout l'effort et tout le zèle qu'on y pourrait apporter. [2] Entre les titres nombreux et considérables qu'ils ont à l'éloge (à moins qu'on ne trouve excessive mon admiration pour ma maison), il en est un, le plus grand de tous, qui est en outre comme une marque distinctive, la piété ; je parle des vénérables têtes blanches que vous voyez, non moins respectables par la vertu que par la vieillesse, dont le corps est fatigué par le temps, mais dont l'âme est jeune pour Dieu. III. Le père, de l'olivier sauvage greffé avec succès sur l'olivier franc et associé à sa graisse (Rom., xi, 17 suiv.), au point qu'on le chargea de greffer autrui et qu'on lui confia la culture des âmes, haut et présidant hautement à ce peuple, est un second Aaron ou Moïse, qui mérita d'approcher de Dieu et de dispenser la voix divine à ceux qui se tiennent à distance, doux, sans colère, la sérénité sur le visage, la chaleur dans l'âme, abondant en biens apparents, plus riche en biens cachés. [2] Pourquoi vous dépeindrions-nous ce qui vous est connu? Non, nous aurions beau nous étendre en un long discours ; nous ne pourrions établir de proportion entre ce qu'il mérite, ce que chacun sait et attend, et ce discours. Et mieux vaut s'en remettre à la pensée que de mutiler par la parole la plus grande partie de cette merveille. IV. La mère, dès longtemps et depuis des générations consacrée à Dieu ; et comme un héritage nécessaire, non seulement sur elle-même mais aussi sur ses enfants, faisant descendre la piété, « vraie masse sainte formée de saintes prémices » (Rom., xi, 16), qu'elle augmenta et accrut si bien que certains (je le dirai, si audacieux que soit ce propos) croient et disent que la perfection même de son mari n'a pas été l'œuvre d'un autre, et que, ô prodige! comme prix de sa piété, il lui fut donné une plus grande et plus parfaite piété. [2] Aimant leurs enfants tous deux et aimant le Christ, chose des plus extraordinaires, ou plutôt aimant le Christ plus qu'aimant leurs enfants, puisque de leurs enfants ils n'avaient qu'une seule jouissance, celle de les voir tirer du Christ et leur renom et leur nom, et que leur bonheur en enfants n'eut qu'une règle, la vertu et l'union avec le bien. [3] D'entrailles miséricordieuses, compatissants, soustrayant la plupart de leurs biens aux vers, aux voleurs et au dominateur du monde, de l'exil émigrant vers la demeure, et pour héritage très grand à leurs enfants thésaurisant la gloire qui leur venait de là. [4] Oui, c'est de la sorte aussi qu'ils ont marché à grands pas vers une grasse vieillesse (Od., XIX, 367), égaux en vertu et en âge, pleins de jours (Gen., xxv, 8), aussi bien de ceux qui demeurent que de ceux qui passent ; privés chacun du premier rang sur terre dans la mesure où ils s'interdisaient mutuellement la prééminence ; et ils ont rempli la mesure du bonheur complet, sauf à la fin ce qu'il faut nommer, suivant l'idée qu'on s'en peut faire, soit une épreuve soit une grâce de la Providence. [5] Et cela veut dire, d'après moi, qu'ayant envoyé devant eux celui de leurs enfants que l'âge exposait le plus à tomber, ils peuvent désormais finir leur vie en sécurité et se transporter là-haut avec toute leur maison. V. Et si j'ai donné ces détails, ce n'est point que je désire les louer, ni que j'ignore qu'on atteindrait difficilement à leur mérite, même en consacrant à leur éloge toute la matière d'un discours; mais j'ai voulu montrer que la vertu était pour Césaire une obligation de famille, et que vous ne devez pas trouver étonnant ou incroyable qu'avec de tels parents il se soit rendu digne de telles louanges; et que vous le devriez au contraire, s'il eût jeté les yeux sur d'autres, pour négliger les exemples domestiques et proches. [2] Ses débuts furent donc tels qu'il convient aux hommes réellement bien nés et qui doivent bien vivre. Mais, sans parler des avantages vulgaires, sa beauté, sa taille, la grâce du héros en toutes choses, et cette eurythmie quasi musicale, — car il ne nous appartient même pas déjuger de pareilles choses, encore qu'elles n'apparaissent pas sans importance aux autres, — je vais en arriver à la suite du discours et aux points que, en dépit même de mes désirs, je ne puis facilement négliger. VI. Nourris et élevés dans de tels principes, et suffisamment exercés dans les sciences d'ici, où on vit Césaire par une promptitude et une élévation naturelle plus qu'on ne saurait dire surpasser le plus grand nombre (ah! comment ne pas verser des larmes en repassant ces souvenirs? comment empêcher la douleur d'infliger un démenti à ma philosophie, contrairement à ma promesse?), [2] quand le moment de nous expatrier fut venu, ce fut aussi pour l'un et l'autre le temps de la première séparation; car moi je m'arrêtai dans les écoles de Palestine, florissantes à cette époque, par amour de la rhétorique, et lui alla occuper la ville d'Alexandre qui était et passait pour être, alors comme aujourd'hui, le laboratoire de toutes variétés de sciences. [3] Quelle est la première ou la plus grande à rappeler des qualités de celui-là? que puis-je omettre sans causer à mon discours son plus grand préjudice? qui fut plus que lui fidèle à ses maîtres? qui fut plus cher à ceux de son âge? qui évita davantage la société et la fréquentation des méchants? qui rechercha davantage celle des meilleurs, et en particulier ceux de ses compatriotes les plus distingués et les mieux connus? persuadé que s'il y a une chose aussi qui n'est pas d'une mince influence sur la vertu ou le vice, ce sont les liaisons. [4] En conséquence, qui fut plus que lui estimé des magistrats? et qui, dans toute la ville, où cependant à cause de son immensité tous demeurent ignorés, fut plus connu pour sa sagesse ou plus fameux pour son intelligence? VII. Quel genre n'a-t-il pas abordé dans la science? ou plutôt abordé comme un autre ne le fait même pas pour une seule branche? à qui a-t-il permis d'approcher de lui, même un peu, je ne dis pas parmi ses camarades et ceux de son âge, mais même parmi de plus âgés et de plus anciens dans l'étude,— exercé dans toutes les parties comme on l'est dans une seule, et dans chacune comme s'il l'eût cultivée à la place de toutes, surpassant ceux qui sont prompts de nature par son assiduité, et ceux qui sont généreux au travail par la pénétration de son intelligence, ou plutôt l'emportant en promptitude sur les esprits prompts et en application sur les laborieux, et sur ceux qui se distinguent par ces deux qualités, par l'une et par l'autre? [2] En géométrie et en astronomie, dans la science dangereuse pour les autres, il ramassait tout ce qu'elle a d'utile, c'est-à-dire que l'harmonie et l'ordre des choses célestes lui faisait admirer le Créateur ; et il évitait tout ce qu'elle a de nuisible, n'attribuant pas au cours des astres ce qui est et ce qui arrive, comme ceux qui dressent la créature, leur compagne d'esclavage, en face du Créateur, mais à Dieu, en même temps que tout le reste, comme il est juste, rapportant aussi leurs mouvements. [3] Quant aux nombres, aux calculs et, dans l'admirable médecine, à toute cette partie qui étudie les natures, les constitutions et les principes des maladies, afin, en même temps qu'on enlève les racines, de supprimer aussi les rejetons, qui eût été assez ignorant ou jaloux pour lui attribuer la seconde place et ne pas se tenir pour satisfait d'être compté immédiatement après lui, et d'occuper en second la première place? [4] Ce ne sont point là des paroles sans témoignages : les contrées tout ensemble de l'orient et du couchant, et toutes celles que celui-là parcourut plus tard, sont des stèles commémoratives de son savoir. VIII. Quand après avoir amassé, comme un grand navire des marchandises de tous pays, toutes les vertus et toutes les sciences dans sa seule âme, il repartit pour sa ville, afin de faire participer les autres à sa belle cargaison de science, il se produisit alors un fait merveilleux ; et il n'est rien de tel — car il y a pour moi entre tous du charme dans ce souvenir, et il pourra vous faire quelque plaisir — que de le rapporter brièvement. [2] Notre mère formait un vœu digne d'une mère et de l'amour qu'elle a pour ses enfants : c'était, comme elle nous avait vus partir tous deux, de nous voir aussi revenir ensemble ; car nous paraissions, sinon aux autres, du moins à notre mère, un couple digne qu'on souhaitât d'en avoir le spectacle, quand nous étions vus l'un avec l'autre ; et le voilà aujourd'hui misérablement séparé par l'envie. [3] Dieu en ayant ainsi disposé, lui qui entend une juste prière et honore l'amour des parents pour des enfants vertueux, sans aucune préméditation ni entente, l'un venant d'Alexandrie, l'autre de la Grèce, dans le même temps dans la même ville nous descendîmes, l'un par terre, l'autre par mer. [4] Cette ville était Byzance, aujourd'hui la capitale de l'Europe. Là, Césaire, avant qu'il fût longtemps, acquit assez de gloire pour que des honneurs publics, un mariage illustre, une place dans l'assemblée du Sénat lui fussent offerts, et pour qu'une ambassade fût envoyée vers le grand empereur en vertu d'un décret public : afin que la première ville eût le premier des savants pour ornement et pour gloire, s'il avait à cœur qu'elle fût réellement la première et digne de son nom, [5] et pour qu'elle pût ajouter à tous les récits dont elle était l'objet l'orgueil de compter Césaire au nombre et de ses médecins et de ses habitants, bien que, avec ses autres illustrations, elle fût riche en hommes, grands aussi bien dans la philosophie que dans le reste de la science. [6] Mais c'est assez sur ce sujet. A ce moment, l'événement sembla aux autres une coïncidence étrange et fortuite, comme le hasard en comporte beaucoup dans nos affaires ; mais aux personnes pieuses, il apparut 'très clairement que cette conjoncture n'était rien d'autre que le fait de parents pieux, réunissant leurs enfants par terre et par mer, et rien que pour voir leurs souhaits accomplis. IX. Voyons! gardons-nous aussi d'omettre une des belles actions de Césaire, que les autres peut-être trouvent petite et même indigne de mémoire, mais qui, à mes yeux, paraissait à cette époque et paraît encore aujourd'hui très grande, — si toutefois l'amour fraternel est une chose louable, — et que je ne cesserai de placer en première ligne, chaque fois que j'aurai à passer en revue ses actions. [2] La ville voulait le retenir par les honneurs dont j'ai parlé et, quoi qu'il arrivât, protestait qu'elle ne le lâcherait point ; mais je tirai en sens contraire et je réussis, moi qui, en toutes circonstances, eus une grande place dans l'estime de Césaire, à satisfaire les parents dans leur vœu, la patrie dans une dette, moi-même dans mon désir. [3] Je le pris pour associé de ma route et compagnon de voyage, et je me vis préférer non seulement à des villes et à des peuples, à des honneurs et à des richesses, qui, en grand nombre et de tous côtés, ou bien affluaient vers lui ou bien se laissaient espérer, mais presque à l'empereur lui-même et aux ordres partis de là. [4] Dès lors je résolus de vivre en philosophe et de me conformer à la vie d'en-haut, après avoir, comme un lourd despote et une pénible maladie, secoué toute ambition ; ou plutôt le désir était ancien, la vie vint plus lard. [5] Pour lui, quand il eut consacré les prémices de sa science à sa patrie, et excité une admiration digne de ses travaux, après cela un désir de gloire, de se faire le protecteur de la ville, comme il me le persuadait le livre à la cour, fait qui n'était pas précisément pour me plaire, ni à mon gré, — car je dirai pour m'excuser auprès de vous qu'une place quelconque auprès de Dieu est meilleure et plus haute que le premier rang auprès du roi d'ici-bas ; — pourtant il ne méritait pas de blâme. [6] En effet, vivre en philosophe, si c'est une chose très grande, c'est aussi par là même une chose très difficile ; l'entreprise n'est pas à la portée d'un grand nombre, mais seulement de ceux qui sont appelés par la grande intelligence divine qui prête une main opportune aux élus. [7] D'autre part, ce n'est pas peu de chose, quand on s'est proposé la seconde vie, de participer à la vertu ; de faire plus d'estime de Dieu et de son propre salut que de l'éclat d'en bas ; de considérer cet éclat comme un théâtre ou un masque des choses vulgaires et éphémères pour jouer la comédie de ce monde, tandis que soi-même on vit pour Dieu, avec l'image qu'on sait avoir reçue de lui et devoir à celui qui l'a donnée : réflexions auxquelles nous savons avec certitude que Césaire s'est livré. X. D'une part, il occupe le premier rang parmi les médecins, sans avoir besoin de beaucoup d'effort, et en se bornant à montrer son savoir, ou plutôt une sorte de court préliminaire de son savoir ; et aussitôt compté au nombre des amis de l'empereur, il recueille les plus grands honneurs. [2] Mais d'autre part il offre gratuitement aux magistrats la charité de son art, persuadé qu'il n'y a rien comme la vertu et le renom que donnent les plus belles actions pour pousser en avant. Ceux à qui il était inférieur par le rang, il les surpassait de beaucoup par la réputation ; aimé de tous pour sa réserve, et à cause de cela se voyant confier les objets précieux, sans qu'il eût besoin du serment d'Hippocrate, si bien que la simplicité de Cratès n'était rien, en regard de la sienne ; [3] entouré par tous d'un respect qui dépassait sa dignité ; toujours estimé digne de sa grande fortune présente, et jugé digne de la fortune plus grande qui se laissait espérer, aux yeux des empereurs eux-mêmes et de tous ceux qui tiennent la première place après eux. [4] Et le plus important, c'est que ni la réputation ni les plaisirs qui étaient à sa portée ne corrompirent la noblesse de son âme ; mais entre les titres nombreux et considérables qui lui appartenaient, le premier dans son estime, c'était d'être chrétien et de porter le nom de chrétien, et tous les biens ensemble n'étaient pour lui qu'enfantillage et bagatelle auprès de ce seul bien-là. [5] Le reste n'était que jeux destinés à autrui et sur une sorte de théâtre bien vite dressé et disparu, plus facile peut-être à détruire qu'à édifier, comme on peut voir par les nombreuses vicissitudes de la vie et par les alternatives de hauts et de bas de la prospérité ; il n'y avait qu'un bien qu'on possède en propre, et qui reste sûrement, la piété. XI. Voilà quelle était la philosophie de Césaire, même sous la chlamide; voilà dans quelles pensées il vécut et s'en alla, manifestant sous le regard de Dieu une piété plus grande que celle qui paraissait en public, la piété de l'homme caché (I Petr., iii, 4). [2] Et s'il faut que je laisse tout de côté : la protection accordée à ceux de sa famille qui avaient eu des revers, son mépris du faste, son égalité pour ses amis, sa franchise avec les magistrats, et en faveur de la vérité les luttes et les discours sans nombre où il s'engagea bien des fois et contre bien des hommes, non seulement avec sa raison, mais encore avec toute l'ardeur de sa piété, — il y a un trait que je vais raconter pour les remplacer tous, c'est ce qu'il y a de plus notable chez lui. [3] Il déchaînait sa rage contre nous, l'empereur au nom odieux. Sa fureur avait débuté contre lui-même, et sa renonciation au Christ l'avait déjà rendu insupportable aux autres. Il n'apportait même pas la même grandeur d'âme que le reste des ennemis du Christ à se faire inscrire dans l'impiété, mais il escamotait le persécuteur sous une apparence de modération ; et semblable au serpent tortueux qui posséda son âme, il usait de toutes sortes de manœuvres pour entraîner les malheureux dans son propre abîme. [4] Son début dans l'artifice et la ruse, ce fut, ceux qui souffraient comme chrétiens, de les punir comme malfaiteurs, pour nous priver même de la gloire des combats; car il enviait jusqu'à cela aux chrétiens, le brave. Le second, ce fut qu'on donna à ce qui se faisait le nom de persuasion et non celui de tyrannie, afin qu'il y eût plus de honte que de danger pour ceux qui passeraient de leur plein gré du côté de l'impiété. [5] Attirant les uns par des richesses, les autres par des dignités, d'autres par des promesses, d'autres par des honneurs de tout genre qu'il n'offrait même pas en roi, mais en pur esclave, aux yeux de tous, tous enfin parla magie des discours et par son propre exemple, il en arrive, après bien des hommes, à tenter même Césaire. Hélas! quel égarement et quelle folie, s'il espérait dans un Césaire, dans mon frère, dans le fils des parents que vous savez, trouver une proie! XII. Mais je veux insister un peu sur ce trait, je veux jouir du récit, comme ceux qui étaient présents jouirent du spectacle. Il s'avançait le héros, armé du signe du Christ, ayant le grand Verbe pour se protéger contre un adversaire riche en armes, grand par l'habileté de l'éloquence. [2] Mais sans se sentir frappé devant ce spectacle, sans que la flatterie lui fît rien rabattre de son orgueil, il était prêt en athlète à lutter par la parole et par l'action contre un homme puissant dans l'une et dans l'autre. [3] Telle était l'arène, et tel le champion de la piété. Et comme agonothète, il y avait d'une part le Christ, armant son athlète de ses propres souffrances, de l'autre un tyran redoutable, caressant par l'affabilité de ses paroles et épouvantant par l'immensité de sa puissance ; [4] pour spectateurs, d'un côté et de l'autre, ceux qui restaient encore à la piété et ceux qui s'étaient laissé entraîner par lui, attentifs à regarder de quel côté pencherait leur sort et plus inquiets de connaître le vainqueur que ceux qu'entouraient les spectateurs. XIII. Ne crains-tu pas pour Césaire, qu'il n'ait des sentiments indignes de son courage? « Rassurez-vous ». La victoire est avec le Christ, qui a vaincu le monde (Jo., xvi, 33). Pour rapporter par le détail ce qui, à ce moment, fut dit et mis en avant, aujourd'hui, sachez-le bien, je donnerais tout. Car il y a des artifices et des subtilités de raisonnement qu'on trouve dans la discussion et que je ne me rappelle pas sans plaisir; mais ce serait tout à fait étrangère la circonstance et au discours. [2] Lorsque, après avoir réfuté toutes ses arguties de langage, et repoussé toutes ses attaques ouvertes ou cachées, comme un jeu, il eut d'une voix haute et éclatante proclamé qu'il était et demeurait chrétien, même alors il ne se voit pas congédier définitivement. [3] Car l'empereur avait un violent désir de garder contact avec la science de Césaire et de s'en faire une parure. C'est alors aussi qu'il fit entendre aux oreilles de tous la parole bien connue : « O heureux père! ô malheureux enfants! », car il daigna nous honorer aussi en nous associant à l'outrage, nous dont il avait connu à Athènes et la science et la piété. [4] Et mis en réserve pour une seconde entrée, après que la justice eut armé à propos celui-là contre les Perses, Césaire revient vers nous, exilé bienheureux, triomphateur non sanglant, plus illustre par sa disgrâce que par sa splendeur. XIV. Pour moi cette victoire, auprès de la grande puissance de celui-là, de sa pourpre sublime et de son somptueux diadème, est à mon jugement de beaucoup plus sublime et plus honorable ; je me sens plus fier de ce récit, que s'il eût partagé avec celui-là tout l'empire. [2] Il cède donc à la malignité des temps, et cela conformément à notre loi qui ordonne, quand le moment est venu, de braver le danger pour la vérité et de ne point trahir lâchement la piété ; mais, tant que cela est possible, de ne point provoquer les périls (Matth., x, 23), soit par crainte pour nos âmes, soit par ménagement pour ceux qui suscitent le péril. [3] Mais quand les ténèbres furent dissipées, que la terre étrangère eut rendu un juste arrêt, que le glaive eut étincelé pour abattre l'impie, que le pouvoir fut revenu aux chrétiens, faut-il dire avec quelle gloire et quel honneur, quels témoignages et combien nombreux et avec l'air d'accorder une grâce plutôt que d'en recevoir, il est de nouveau repris par le palais et voit une faveur nouvelle succéder à la première? [4] Les empereurs changèrent par le temps, mais Césaire jouit sans interruption de la bonne estime et de la première place auprès d'eux ; et il y eut une émulation entre les empereurs à celui qui s'attacherait davantage Césaire et de qui il pourrait plutôt porter le nom d'ami et de familier. Telle fut pour Césaire la piété, et les fruits de la piété. Qu’ils entendent, les jeunes gens et les hommes; et que parla même vertu, ils se hâtent d'arriver à la même illustration — car le fruit des bonnes œuvres est glorieux (Sap., iii, 15), — tous ceux qui ont une telle fortune à cœur et la considèrent comme un élément du bonheur. XV. Mais quelle est donc encore, entre les merveilles qui le concernent, celle où tout ensemble la piété de ses parents et la sienne reçoivent une éclatante démonstration? Il vivait en Bithynie, et remplissait une charge non vulgaire au nom de l'empereur. Elle consistait à percevoir l'argent pour l'empereur et avoir la surveillance du trésor ; c'est par là que l'empereur prélude pour lui à de plus hautes dignités. [2] Lors du tremblement de terre survenu récemment à Nicée, qui fut, dit-on, le plus terrible qu'il y eût de mémoire d'homme, et faillit surprendre en masse et faire disparaître tous les habitants en même temps que la beauté de la ville, seul des personnages de marque, ou en très rare compagnie, il échappe au danger et d'une manière invraisemblable, puisqu'il trouva un abri dans l'écroulement même et n'emporta du péril que des traces légères, assez pour puiser dans les leçons de la peur l'idée d'un salut plus grand, pour se consacrer tout entier à la région d'en-haut, pour transporter sa milice hors des choses agitées et changer de cour. [3] Voilà quelle était sa pensée, et l'objet pour lui-même de son ardent souhait, comme ses lettres me le persuadaient; car j'avais saisi cette occasion pour l'avertir, ce que même en d'autres circonstances j'avais fait sans relâche, voyant avec peine cette noble nature s'agiter dans la médiocrité, une âme à ce point philosophe se débattre dans les affaires publiques, et pour ainsi dire, un soleil voilé par un nuage. [4] Il l'emporta sur le tremblement de terre, mais non plus sur la maladie, car il était homme. L'une de ces choses lui fut particulière, l'autre lui fut commune avec les autres ; l'une fut l'œuvre de sa piété, l'autre de sa nature. Et la consolation avait précédé la douleur, afin qu'ébranlés par sa mort nous pussions être fiers du miracle de son salut dans cette circonstance. [5] Et maintenant, le grand Césaire nous a été conservé, cendre vénérable ; mort loué ; accompagné d'hymnes succédant aux hymnes ; porté en procession aux autels des martyrs ; honoré par des mains pures de parents, la robe brillante d'une mère qui substitue la piété à la douleur, des larmes vaincues par la philosophie, des psalmodies qui endorment les chants de deuil ; et du néophyte, que l'Esprit a renouvelé par l'eau, recueillant les dignes récompenses. XVI. C'est là pour toi, ô Césaire, le présent funèbre qui te vient de moi ; ce sont là les prémices de mes paroles, que tu m'as reproché souvent de tenir cachées et que tu devais faire éclater sur toi-même ; c’est la parure qui te vient de moi, et c'est pour toi la plus chère, je le sais bien, de toutes les parures. [2] Ce ne sont pas des étoffes de soie flottantes et moelleuses, où même pendant ta vie tu ne prenais point plaisir, à la façon du grand nombre, content d'avoir la vertu pour ornement; ni des tissus de lin transparent ni des parfums de prix répandus, que tu abandonnais aux gynécées, même autrefois, et dont une seule journée dissipe la bonne odeur; ni aucune autre de ces petites choses, chères aux petites âmes, et que recouvrirait toutes aujourd'hui cette pierre amère, avec ton beau corps. [3] Loin de moi les combats et les fables des Grecs, par lesquels on honorait de malheureux éphèbes en proposant à de misérables combats des prix misérables; et toutes ces choses, libations et prémices, bandelettes et fleurs nouvelles par lesquelles ils rendent leurs hommages aux hommes qui s'en sont allés en se faisant les esclaves d'une coutume des ancêtres et d’une douleur qui ne raisonne pas, plutôt que de la raison. [4] Mon présent c'est un discours, qui peut-être sera accueilli par le temps futur dans un mouvement sans fin, qui ne laissera point périr tout à fait celui qui a émigré d'ici, mais conservera éternellement aux oreilles et aux âmes celui que nous honorons, et présentera plus vivement que des tableaux l'image de celui que nous regrettons. XVII. Telles sont donc les choses qui viennent de nous. Si elles sont médiocres et inférieures à ton mérite, ce que l'on fait selon ses forces, n'en est pas moins agréable à Dieu. Les unes, nous les avons données, les autres, nous les donnerons en apportant les honneurs et les souvenirs annuels, nous qui restons dans cette vie, [2] Mais toi, puisses-tu entrer dans les cieux, divine et sainte tête! puisses-tu, dans le sein d'Abraham (Luc, xvi, 22), quel qu'il soit, prendre ton repos ; puisses-tu voir la danse des anges, la gloire et la splendeur des hommes bienheureux! [3] Ou plutôt puisses-tu t'associer à leur chant et à leur allégresse, et mépriser d'en haut toutes les choses d'ici, ce qu'on nomme les richesses, les dignités abjectes, les honneurs mensongers, l'égarement causé par les sens, les agitations de cette vie, cette confusion et cette ignorance comparables à un combat dans la nuit : debout à côté du grand roi et inondé de la lumière de là-bas. [4] Nous n'en recevons ici qu'un faible rayonnement, seulement pour pouvoir nous la représenter dans des miroirs et des énigmes (I Cor., xiii, 12). Mais puissions-nous après cela arriver à la source même du beau, contempler avec un pur esprit la vérité dans sa pureté ; puissions-nous trouver, en récompense des efforts tentés ici en vue du beau, la possession et la contemplation du beau plus parfaite là-bas! Car c'est là ce terme de notre initiation que les livres et les esprits inspirés de Dieu prophétisent. XVIII. Que reste-t-il encore? apporter les soins de la parole à ceux qui sont affligés. Il est grand, pour ceux qui sont dans le deuil, le remède qui vient d'une douleur partagée; et ceux qui ont la même part au malheur peuvent davantage pour consoler la souffrance. Ce discours donc vise tout particulièrement ceux qui sont dans ce cas, pour qui je rougirais si, de même que dans toutes les autres vertus, ils ne tenaient pas le premier rang dans la patience. [2] Car s'ils aiment leurs enfants plus que tous, plus que tous aussi ils aiment la sagesse et ils aiment le Christ ; et le départ d'ici, il y a bien longtemps qu'ils s'y sont accoutumés eux-mêmes et qu'ils en ont instruit leurs enfants, ou plutôt ils ont fait de leur vie tout entière une préparation à la délivrance. [3] Mais si encore la douleur obscurcit la raison, et semblable à une chassie qui s'insinue dans l'œil, empêche de distinguer clairement le devoir, allons, recevez une consolation, vieillards, du jeune homme ; parents, de votre fils ; de celui qui devrait recevoir les avertissements de personnes de cet âge, vous qui avez averti nombre de gens, et à qui de longues années ont accumulé l'expérience. N'ayez nul étonnement, si jeune homme j'avertis des vieillards ; c'est encore votre fait, si je puis mieux voir qu'une tête blanche. [4] Combien de temps vivrons-nous encore, ô têtes blanches vénérées et proches de Dieu? Combien de temps souffrirons-nous ici? Même dans son ensemble, la vie des hommes n'est pas longue, à la comparer à la nature divine et immortelle ; à plus forte raison le reste de la vie, la dissolution pour ainsi dire du souffle humain, et les derniers moments de cette vie d'un temps. De combien Césaire nous a-t-il devancés? Combien de temps encore pleurerons-nous son départ? N'allons-nous pas à grands pas vers la même demeure? [5] Ne devons-nous pas sous la même pierre pénétrer dans un moment? Ne serons-nous pas la même cendre dans peu de temps? Gagnerons-nous autre chose, dans ces courtes journées, que des maux, de plus, ou à voir ou à souffrir, peut-être même à faire, avant de payer à la loi de la nature le tribut commun et immuable? de partir après les uns, de partir avant les autres, de pleurer ceux-ci, d'être pleures par ceux-là, et de recevoir des uns en échange la contribution de larmes dont nous aurons fait l'avance à d'autres? XIX. Telle est notre vie, frères, à nous qui vivons de la vie temporelle ; telle est le mime du monde : ne pas exister et naître, naître et mourir. Nous ne sommes qu'un songe inconsistant (Job, xx, 8), un fantôme insaisissable, un vol d'oiseau qui passe, un vaisseau sur la mer ne laissant point de trace, une cendre, une vapeur, une rosée matinale, une fleur qui naît en un moment et qui meurt en un moment (Sap., v, 10, 12 ; Osée., xiii, 3). [2] « L'homme, ses jours sont comme l'herbe ; comme la fleur du champ, ainsi il fleurira » (Ps., cii, 15). Il a bien, le divin David, médité sur notre faiblesse. Et de nouveau dans ces paroles : « Fais-moi connaître le petit nombre de mes jours » (Ps., xxxviii, 5); et il définit les jours de l'homme une mesure de palme (Ps., xxxviii, 6). Et que diras-tu à Jérémie qui va jusqu'à reprocher à sa mère son enfantement (xv, 10) à cause de ses souffrances, et cela au sujet de fautes d'autrui? [3] « J'ai tout vu, dit l'Ecclésiaste (i, 14 suiv., passim) ; j'ai parcouru par la pensée toutes les choses humaines, la richesse, le plaisir, la puissance, la gloire qui ne dure pas, la sagesse qui fuit plus qu'elle ne se laisse prendre, encore le plaisir, la sagesse encore, par des retours fréquents aux mêmes objets, les plaisirs du ventre, les jardins, une multitude de domestiques, une multitude de possessions, des verseurs de vin et des verseuses de vin, des chanteurs et des chanteuses, des armes, des satellites, des peuples qui se prosternent, des tributs amassés, le faste de la royauté, toutes les superfluités de la vie, tout le nécessaire, par quoi je me suis élevé au-dessus des rois mes prédécesseurs ; et quoi, après tout cela? [4] Tout est vanité des vanités, l'ensemble est vanité et préjugé de l'esprit (Eccl., i, 14), c'est-à-dire un élan irréfléchi de l'âme et un égarement de l'homme, punition peut-être à la suite de l'ancienne chute. Mais écoute, pour finir, le résumé de la Parole : « Crains Dieu » (Eccl., xii, 43). C'est là qu'il s'arrête dans ses perplexités, et c'est le seul gain qui te puisse venir de la vie d'ici, de trouver une direction, dans le désordre des choses visibles et troublées, vers les choses stables et non agitées. XX. Donc, ne pleurons pas sur Césaire, puisque nous savons de quels maux il a été affranchi ; mais pleurons sur nous-mêmes, à l'idée de ceux auxquels nous avons été réservés et des trésors de maux que nous amasserons, si nous ne nous attachons pas sincèrement à Dieu, si nous ne laissons pas de côté les choses qui passent à côté de nous pour nous hâter vers la vie d'en-haut, dès notre séjour sur la terre quittant la terre et suivant sincèrement l'esprit qui nous porte vers les choses d'en-haut : [2] pensées pénibles aux petites âmes, et légères aux cœurs virils. Mais réfléchissons comme ceci. Césaire ne donnera pas d'ordres, mais il n'aura pas non plus d'ordres à recevoir d'autrui. Il ne fera trembler personne ; mais il n'aura plus à craindre la tyrannie d'un maître, souvent indigne même qu'on lui commande. [3] Il n'amassera pas de richesses ; mais aussi il n'aura pas d'envie à redouter, il ne perdra point son âme à amasser injustement ni à s'efforcer sans cesse d'ajouter à ses biens autant qu'il en a acquis. Car telle est la maladie de la richesse qu'elle ne met point de terme à ses désirs croissants, et qu'au contraire, c'est dans la boisson qu'elle voit toujours le remède à la soif. [4] Il ne fera pas étalage de discours, mais il y aura des discours pour le proposer à l'admiration. Il ne méditera pas les écrits d'Hippocrate, de Galien et de leurs adversaires, mais il n'aura pas non plus à souffrir de la maladie en puisant des chagrins personnels dans des malheurs d'autrui. Il n'expliquera pas les œuvres d'Euclide, de Ptolémée et d'Héron ; mais il ne souffrira pas non plus de l'enflure des ignorants. [5] Il ne se parera point des idées de Platon, d'Aristote, de Pyrrhon, d'un Démocrite, d'un Héraclite, d'un Anaxagore, d'un Cléanthe, d'un Épicure et de je ne sais quels personnages de l'auguste Portique et de l'Académie ; mais il n'aura pas davantage à se préoccuper de la façon de réfuter leurs sophismes. [6] Qu'ai-je besoin de faire mention du reste? Mais du moins les objets précieux et désirables aux yeux de tous? Il n'aura pas de femme, pas d'enfants? Mais il n'aura pas non plus à les pleurer ou à être pleuré par eux, en laissant à d'autres ou en restant un monument d'infortune. [7] Il ne recevra pas de biens par héritage ; mais il aura les plus opportuns des héritiers, ceux qu'il a désirés lui-même, afin de s'en aller d'ici riche, emportant tout avec soi. 0 la libéralité! ô la consolation nouvelle! ô la grandeur d'âme de ceux qui se donnent! [8] Elle a été entendue, cette promesse digne de toute audience, et la douleur d'une mère se dissipe grâce à ce bel et saint engagement, de donner tout à son fils, la fortune qui est à lui comme un présent funéraire en l'honneur de lui, et de ne rien laisser à ceux qui l'attendaient. XXI. N'est-ce pas encore suffisant comme consolation? Je vais recourir au remède supérieur. Je crois à ces paroles des sages, que toute âme bonne et pieuse, lorsqu'elle s'est détachée des liens du corps pour s'éloigner d'ici, entre immédiatement dans la perception et la vision du bien qui l'attend — puisque des ténèbres qui l'obscurcissaient, elle s'est purifiée, ou débarrassée, ou je ne sais comment dire — ; [2] et qu'alors elle jouit d'un plaisir indicible, qu'elle est fière et s'avance joyeuse vers son Seigneur; après s'être, comme d'une prison odieuse, échappée de la vie d'ici et débarrassée des entraves qui l'environnent et appesantissent l'aile de sa pensée, et qu'elle goûte, comme elle faisait déjà par l'imagination, la félicité mise en réserve. [3] Et peu de temps après, elle .reprend cette chair, sa sœur, avec qui elle méditait sur les choses de là-bas, à la terre qui l'avait donnée et qui l'avait reçue en dépôt, — d'une façon que connaît, le Dieu qui les unit et qui les sépara —, et elle l'associe à l'héritage de la gloire de là-bas; [4] et de même qu'elle avait participé à ses souffrances à cause de son union avec elle, elle la fait aussi participer à son bonheur, en se l'assimilant tout entière, ne faisant qu'un avec elle, esprit, intelligence, dieu, la vie ayant absorbé le mortel et le périssable. [5] Écoute donc les considérations que fait sur la réunion des os et des nerfs le divin Ezéchiel. (xxxviii, 3, suiv.); celles que fait après lui le divin Paul sur la maison terrestre et sur l'habitation qui n'est point faite de main d'homme (II Cor., v, 1, ), l’une destinée à se dissoudre, l'autre en réserve dans les cieux ; et lorsqu'il affirme qu'aller loin du corps c’est aller vers le Seigneur, qu'il déplore cette vie avec lui comme un exil, et que pour ce motif il aspire ardemment après l'affranchissement (Philipp., i, 23). [6] Pourquoi suis-je faible au sujet de ces espérances? Pourquoi deviens-je temporel? J'attends la voix de l'archange, la trompette dernière, la transformation du ciel, la métamorphose de la terre (II Petr., ii, 10); la liberté des éléments, le renouvellement du monde entier. [7] Alors je verrai Césaire lui-même, non plus exilé, non plus porté, non plus pleuré, non plus regretté ; je le verrai brillant, glorieux, élevé, tel que je t'ai vu en songe bien des fois, ô le plus aimant et le plus aimé des frères, soit que mon désir ait produit cette image ou la réalité. XXII. Maintenant donc, laissant de côté les thrènes, je vais jeter les regards sur moi-même, par crainte de porter en moi sans le savoir un digne sujet de thrènes, et j'examinerai mes propres affaires. Fils des hommes, car c'est à vous que le discours arrive, jusqu'à quand aurez-vous le cœur pesant et l’intelligence épaisse? Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez-vous le mensonge (Ps., iv, 3), vous imaginant que la vie d'ici est une grande chose et que ces rares jours sont nombreux, et de cette séparation aimable et douce vous détournant comme d'une chose pénible et affreuse? [2] Ne nous connaitrons-nous pas nous-mêmes? Ne renoncerons-nous pas au apparences? Ne fixerons-nous pas nos regards sur les choses de l'esprit? N'allons-nous pas, s'il faut nous affliger de quelque chose, gémir au contraire de cet exil qui se prolonge (Ps., cxix, 5), comme le divin David qui appelait maisons de ténèbres, lieu de douleur, boue d'abîme et ombre de mort les choses d'ici (Ps., lxviii, 3; xliii, 20); puisque nous nous attardons dans les tombeaux qui nous enveloppent, et qu'en qualité d'hommes nous mourons de la mort du péché, alors que nous sommes nés dieux. [3] Voilà la crainte qui s'empare de moi, qui s'attache à moi et le jour et la nuit; et je ne puis respirer à la pensée de la gloire de là-bas et du tribunal de là ; l'une que je désire au point même de pouvoir dire : « Mon âme défaille dans l'attente de ton salut » (Ps., cxviii, 81); l'autre qui m'inspire de la frayeur et de l'aversion. [4] Ce que je crains, ce n'est pas de voir ce corps tomber en dissolution et en ruine pour disparaître complètement mais bien que la glorieuse créature de Dieu (glorieuse quand elle marche droit, comme elle est infâme quand elle s'égare), où résident la raison, la loi, l'espérance ne soit condamnée à la même ignominie que les êtres sans raison et ne soit rien de plus après la séparation comme ce serait à souhaiter du moins pour les hommes pervers et dignes du feu de là-bas. XXIII. Puissé-je mortifier les membres qui sont sur la terre (Coloss., iii, 5)! Puissé-je absorber tout dans l'esprit, et marcher dans la voie étroite et accessible au petit nombre, non dans la voie large et libre (Matth., vii, 13-14)! Car ce qui vient après est brillant et grand, et l'espérance dépasse notre mérite. [2] Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui (Ps., viii, 5)? Quel est sur moi ce nouveau mystère? Je suis petit et grand, humble et élevé, mortel et immortel, terrestre et céleste; cela avec ce bas monde, ceci avec Dieu ; cela avec la chair, ceci avec l'esprit. [3] Il faut que je sois enseveli avec le Christ, que je ressuscite avec le Christ, que je sois héritier avec le Christ, que je devienne fils de Dieu, Dieu même. Voyez jusqu'où dans sa marche nous a élevé ce discours. Peu s'en faut que je ne rende grâce au malheur qui m'a suggéré de telles réflexion et m’a rendu plus désireux d'émigrer d'ici. [4] Voilà ce que nous indique ce grand mystère ; voilà ce que nous indique le Dieu qui s'est fait homme et pauvre pour nous afin de relever la chair, de sauver son image, de renouveler l'homme, pour que tous nous ne fassions qu’un dans le Christ, qui s'est fait en nous absolument tout ce qu’il est lui-même, pour qu'il n'y ait plus parmi nous ni homme ni femme, ni barbare ni scythe, ni esclave ni libre (Gal., iii, 28), distinctions de la chair ; [5] mais que nous portions seul en nous-même le caractère divin, par qui et pour qui nous sommes nés et que sa forme et son empreinte suffisent à elles seules à nous faire reconnaître. XXIV. Et puissions-nous être ce que nous espérons par la grande bonté de ce Dieu magnifique qui demande peu pour accorder beaucoup, et maintenant et dans le temps qui suivra, à ceux qui l'aiment sincèrement! excusant tout, endurant tout (I Cor., xiii, 7) par amour pour lui et par espérance en lui; rendant grâces de tout: de la prospérité aussi bien que de l'adversité, je veux dire des joies et des douleurs, car même là l'Écriture voit souvent des armes de salut; lui confiant nos âmes, les âmes de ceux qui nous devancent au terme, comme ceux qui dans un voyage commun sont plus diligents. [2] Faisons cela nous aussi: et mettons fin à ce discours, mais vous aussi à vos larmes, pour nous hâter enfin vers ce tombeau qui est le vôtre, présent triste et durable que Césaire tient de vous ; préparé pour des parents et pour la vieillesse, comme il est naturel et donné à un fils et à la jeunesse, contrairement à la vraisemblance, mais non pas sans raison aux yeux de celui qui dirige nos affaires. [3] O maître et auteur de toutes choses, et spécialement de cette créature-ci, Dieu des hommes qui sont à toi, père et pilote, seigneur de la vie et de la mort, gardien et bienfaiteur de nos âmes, toi qui fait et transformes toutes choses par l'industrie de ton Verbe, à propos et de la manière que tu sais, grâce à la profondeur de ta sagesse et de ta providence, puisses-tu recevoir aujourd'hui Césaire comme prémices de notre départ! [4] Si c'est le dernier que tu reçois le premier, nous cédons à tes décrets qui mènent tout : mais puisses-tu nous recevoir aussi dans la suite, au moment opportun, après nous avoir régis dans la chair autant qu'il sera utile! et puisses-tu nous recevoir préparés par ta crainte et non troublés, ni reculants au jour dernier, ne nous arrachant pas avec effort aux choses d'ici, ce qui est le fait des âmes amies du monde et amies de la chair, mais nous empressant vers cette vie-là, la vie longue et bienheureuse qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur, à qui est la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
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