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Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

SÉVÉRUS  SANCTUS  ENDÉLÉCHIUS

 

 

MÉLANGES

LITTÉRAIRES

EXTRAITS

DES PÈRES LATINS

OUVRAGE POSTHUME

 

DE

L'ABBÉ J.-M.-S. GORINI

 

Auteur de la DÉFENSE DE L’ÉGLISE CONTRE LES ERREURS HISTORIQUES, etc.

ÉDITÉ

Sous la direction de M. J.-B. MARTIN, Protonotaire apostolique

PAR

MM. F. MONIER, Professeur de rhétorique au Petit-Séminaire d'Avignon et

Ale de BOUDARD, Chevalier de Saint-Sylvestre

TOME PREMIER

LIBRAIRIE DE GIRARD & JOSSERAND

LYON                                                                PARIS

Place Bellecour, 30                                        Rue Cassette, 5

 

 

1864


 

SÉVÉRUS  SANCTUS  ENDÉLÉCHIUS

 

 

D’après l’opinion des savants, Severus Sanctus Endelechius, né dans l’Aquitaine, était parent d’Ausone et fut l’ami de saint Paulin; il enseigna les belles-lettres en Italie, puis revint habiter Bordeaux. D’abord païen, puis disciple de la foi chrétienne, ce fut lui qui par ses conseils engagea saint Paulin à écrire le panégyrique de Théodose, afin de défendre ce prince accusé par quelques gentils, il écrivit lui-même, à l’occasion d’une épizootie qui, en 409, ravagea les Gaules et une grande partie de l’Europe, un poème intitulé De mortibus bovm, qui avait pour but d’engager les habitants des campagnes à demander à la vertu du Christ une préservation contre le fléau dont le ciel les affligeait.

 

Voici l’appréciation que fait de ce poème le critique Wernsdorff, dans le recueil de Lemaire, Poetae latini minores: « Comme le fléau que Sévérus voulait peindre frappait surtout la campagne, le poète a choisi le genre bucolique, sans conserver cependant le mètre ordinairement adopté pour cette forme de composition; il a préféré le coriambique. Les rhéteurs aimaient à se faire remarquer par la singularité de leurs tentatives littéraires. Peut-être, d’ailleurs, Sévérus, en même temps qu’il s’inspirait de Virgile, voulut imiter Horace, qui a bien écrit des dialogues en vers lyriques. Au reste, on doit accorder à son œuvre l’éloge qu’elle mérite. Le style en est doux, clair, élégant, semé des fleurs de la poésie; mais il a aussi quelques défauts de l’époque, des néologismes et des constructions vicieuses.

Sans doute il y a bien loin de cette description de l’épizootie à celle par laquelle Virgile termine si magnifiquement le IIIe livre de ses Géorgiques. Pourtant, si Endéléchius n’a pas la même pureté de langage, la même richesse de détails et de poésie, il ne manque pourtant ni de grâce ni de coloris. Ses sentiments pour les animaux nous rappellent la tendresse de cœur de plusieurs saints du moyen âge.

 

 

DE MORTIBUS BOUM

Aego, Buculus, Tityrus.

L’épizootie.

Aegon, Buculus, Tityre.

AEGON.

Quidnam solivagus, Bucule, tristia,

Demissis graviter luminibus, gemis ?

Cur manant lacrymis largifluis genae ?

Fac, ut norit amans tui.

BUCULUS.

Aegon, quaeso, sinas alta silentia

Aegris me penitus condere sensibus :

Nam vulnus reserat qui mala publicat ;

Claudit, qui tacitum premit.

AEGON.

Contra est, quam loqueris; recta nec autumas.

Nam divisa minus sarcina fit gravis ;

Et quidquid tegitur, saevius incoquit.

Prodest sermo doloribus.

BUCULUS.

Scis, Aegon, gregibus quam fuerim potens ;

Ut totis pecudes fluminibus vagae

Complerint etiam concava vallium,

Campos, et juga montium.

Nunc lapsa at penitus spes opis est meae,

Et, longus peperit quae labor omnibus

Vitae temporibus, perdita biduo :

Cursus tam citus est malis.

AEGON.

Haec jam dira lues serpere dicitur.

Pridem Pannonios, Illyricos quoque

Et Belgas graviter stravit, et impio

Cursu nos quoque nunc petit.

Sed tu, qui solitus nosse salubribus

Succis perniciem pellere noxiam,

Cur non anticipans, quae metuenda sunt,

Ammosti medicas manus ?

BUCULUS.

Tanti nulla metus pervia signa sunt,

Sed quod corripit, id morbus et opprimit ;

Nec languere sinit, nec patitur moras :

Sic mors ante luem venit.

Plaustris subdideram fortia corpora

Lectorum, studioguo potui, boum;

Queis mentes geminae, consona tinnulo

Concentu crepitacula ;

Aetas consimilis, setaque concolor,

Mansuetudo eadem, robur idem fuit,

Et fatum : medio nam ruit aggere

Par victum parili nece.

Mollito penitus farra dabam solo :

Largis putris erat gleba liquoribus :

Sulcos perfacilis stiva tetenderat ;

Nusquam vomer inhaeserat.

Laevus bos subito labitur impetu,

Aestas quem domitum viderat altera.

Tristem continuo disjugo conjugem,

Nihil jam plus metuens mali.

Dicto sed citius consequitur necem,

Semper qui fuerat sanus et integer ;

Tunc longis quatiens ilia pulsibus,

Victum deposuit caput.

AEGON.

Angor, discrucior, mœreo, lugeo.

Damnis quippe tuis, non secus ac meis,

Pectus conficitur. Sed tamen arbitror

Salvos esse greges tibi.

BUCULUS.

Illuc tendo miser, quo gravor acrius :

Nam solamen erat vel minimum mali,

Si fetura daret posterior mihi,

Quod praesens rapuit lues.

Sed quis vera putet, progeniem quoque

Extinctam pariter ? vidi ego cernuam

Junicem gravidam, vidi animas duas

Uno in corpore perditas.

Hic fontis renuens, graminis immemor,

Errat succiduo bucula poplite,

Nec longum refugit; sed graviter ruit

Leti compede claudicans.

At parte ex alia, qui vitulus modo

Lascivas saliens texuerat vias,

Ut matrem subiit, mox sibi morbido

Pestem traxit ab ubere.

Mater tristifico vulnere saucia,

Ut vidit vituli condita lumina,

Mugitus iterans, ac misere gemens,

Lapsa est, et voluit mori.

Tunc tanquam metuens, ne sitis aridas

Fauces opprimeret, sic quoque dum jacet,

Ammovit moriens ubera mortuo.

Post mortem pietas viget !

Hinc taurus, solidi vir gregis et pater,

Cervicis validae, frontis et arduae,

Laetus dum sibimet plus nimio placet,

Prato concidit herbido.

Quam multis foliis silva cadentibus

Nudatur, gelidis tacta aquilonibus :

Quam densis fluitant velleribusnives;

Tam crebrae pecudum neces.

Nunc totum tegitur funeribus solum :

Inflantur tumidis corpora ventribus :

Albent lividulis lumina nubibus :

Tenso crura rigent pede.

Jam circum volitant agmina tristium

Dirarumque avium ; jamque canum greges

Insistunt laceris visceribus frui ;

Heu ! cur non etiam meis ?

AEGON.

Quidnam, quaeso, quid est, quod vario modo

Fatum triste necis transilit alteros,

Affligitque alios ? En tibi Tityrus

Salvo laetus agit grege !

BUCULUS.

Ipsum contueor. Die age, Tityre,

Quis te surripuit cladibus his Deus ?

Ut pestis pecudum, quae populata sit

Vicinos, tibi milla sit.

TITYRUS.

Signum, quod perhibent esse crucis Dei,

Magnis qui colitur solus in urbibus,[1]

Christus, perpetui gloria numinis,

Cujus filius unicus.

Hoc signum, mediis frontibus additum,

Cunctarum pecudum certa salus fuit :

Sic vero Deus hoc nomine praepotens

Salvator vocitatus est.

Fugit continuo saeva lues greges :

Morbis nil licuit. Si tamen hunc Deum

Exorare velis, credere sufficit ;

Votum sola fides juvat.

Non ullis madida est ara cruoribus ;

Nec morbus pecudum caede repellitur

Sed simplex animi purificatio

Optalis fruitur bonis.

BUCULUS.

Haec si certa probas, Tityre, nil moror,

Quin veris famuler relligionibus;

Errorem veterem diffugiam libens ;

Nam fallax et inanis est.

TITYRUS.

Atqui jam properat mens mea visere

Summi templa Dei ; quin age, Bucule

Non longam pariter congredimur viam

Chnsli et numen agnoscimus.

AEGON.

Et me consiliis jungite prosperte.

Nam cur addubitem, quin homini quoque

Signum prositidem perpete seculo,

Quo vis morbida vincitur ?

 

AEGON.

D'où vient que solitaire et morose, ô Buculus, tu gémis en baissant tristement les yeux ? pourquoi ces ruisseaux de pleurs qui coulent sur tes joues ? Fais-en connaître la cause à celui qui t'aime.

BUCULUS.

Aegon, je t'en prie, laisse-moi, dans un profond silence, ensevelir les douleurs de mon âme. Il rouvre sa blessure, celui qui parle de ses maux ; il la ferme, celui qui les tient cachés.

AEGON.

C'est le contraire de ce que tu dis, et je n'approuve pas ton discours. Plus un fardeau est divisé, moins il est lourd, et ce qui est tenu enfermé s'imprègne plus profondément. Oui, la parole allège nos douleurs.

BUCULUS.

Tu sais, Aegon, comme j'étais riche en bétail : mes troupeaux non seulement erraient tout le long du fleuve, mais couvraient aussi le fond des vallées, les plaines et les crêtes des montagnes.

Hélas ! c'en est fait maintenant de toutes mes espérances de fortune, et ce que m'avaient acquis les travaux assidus de ma vie entière, deux jours me l'ont fait perdre, tant est rapide la marche du mal.

AEGON.

L'horrible fléau s'étend, dit-on, de proche en proche. Né dans la Pannonie, il a ensuite douloureusement frappé les Illyriens et les Belges, et nous gagne aujourd'hui dans sa course désastreuse. Mais toi qui, par de salutaires remèdes, avais toujours su repousser ces contagions funestes, pourquoi n'as-tu pas prévenu le mal que tu craignais, en employant le secours de l'art.

BUCULUS.

Aucun symptôme, hélas! n'annonce le fléau ; mais tout ce qui est atteint, succombe; le mal ne fait pas languir et ne souffre pas de retards : la mort semble venir avant la contagion.

J'avais attaché à mes chariots deux bœufs vigoureux, choisis avec tout le soin possible ; ils avaient le même caractère et les tintements de leurs clochettes s'accordaient harmonieusement.

Leur âge était le même, leur pelage uniforme, leur douceur et leur force pareilles : pareil fut leur destin ! au milieu de la route, le couple est tombé sous les coups de la même mort

Dans le sein de la terre amollie, je répandais le blé, et la glèbe trempée par les pluies abondantes s'ouvrait à la charrue en faciles sillons : nulle part le soc ne s'était arrêté.

Le bœuf de gauche est frappé subitement, et tombe : l'été précédent l'avait vu mettre au joug. Je détache sur le champ son compagnon attristé, me croyant au bout de mes malheurs.

Mais, plus prompte que la parole, la mort atteint le second, qui avait toujours été robuste et solide : un râle prolongé fait battre ses flancs, et vaincu, il laisse enfin tomber sa tête.

AEGON.

L'angoisse, la douleur, le chagrin, le deuil envahissent mon âme; car tes pertes me touchent comme si c'étaient les miennes. Cependant je pense que tes troupeaux ont été préservés.

BUCULUS.

J'y cours le cœur navré, et là mon affliction redouble : car j'espérais (faible consolation en un tel malheur !) que la portée prochaine me remplacerait ce que le fléau venait de m'enlever.

Mais qui pourrait-le croire ? la progéniture elle-même a été frappée : j’ai vu une génisse déjà pleine tomber la tête en avant, j'ai vu deux existences se perdre dans un seul corps.

Oubliant les fontaines, négligeant le gazon, la pauvre génisse erre çà et là ; mais ses jarrets chancelants ne peuvent la porter loin : elle tombe lourdement, saisie des liens de la mort.

Dans un autre endroit, ce jeune veau, qui naguère bondissait joyeux à travers champs, se glisse sous le ventre de sa mère et suce à une mamelle malade un venin mortel.

La mère, déchirée par une épouvantable blessure, dès qu'elle voit fermés les yeux de son petit, redouble ses mugissements, et, avec de lamentables plaintes, tombe, et veut mourir.

Mais comme si elle craignait que la soif ne fit souffrir le gosier desséché, étendue à terre et mourante, elle approche encore sa mamelle des lèvres du mort. L'amour maternel survit an trépas !

Ailleurs un taureau, le père et le chef de tout le troupeau, à l'encolure superbe et au front élevé, pendant que tout joyeux il se complaît dans sa force, tombe sur l'herbe de la prairie.

Aussi nombreuses que les feuilles dont la chute dégarnit les forêts sous le souffle glacial de l'Aquilon; aussi nombreuses que les flocons pressés de la neige, tombent les bêtes de mon troupeau.

Le sol est tout couvert de cadavres : les entrailles tuméfiées gonflent les corps, un nuage livide s'étend sur les yeux, les membres se contractent et se rendissent.

Déjà accourent de toutes, parts de sinistres nuées d'oiseaux de proie ; déjà des bandes de chiens s'acharnent à déchirer, à dévorer ces entrailles: hélas! que ne déchirent-ils aussi mon cœur !

AEGON.

Explique-moi, je t'en prie, par quelle bizarrerie du destin, les tristes coups de la mort épargnent les uns et frappent les autres... Vois Tityre : il est joyeux, et son troupeau est sain et sauf.

BUCULUS.

Je l'aperçois lui-même. Dis-moi, Tityre, quel Dieu a pu te soustraire à ce fléau ? D'où vient que ce mal, qui a ravagé tant de troupeaux voisins, épargne les tiens ?

TITYRE.

C’est le signe qu'on dit être la croix du Dieu qui est seul adoré dans les grandes villes, le Christ, la gloire du Père éternel, dont il est le fils unique.

Ce signe, placé au milieu du front, a été un gage certain de salut pour tous mes troupeaux : c'est pour cette raison que le Dieu tout-puissant a été nommé Sauveur.

La cruelle contagion disparaît sur le champ du milieu des troupeaux, et la mort est désarmée. Si tu veux implorer ce Dieu, il te suffit de croire : la foi seule peut faire exaucer tes vœux.

Le sang des victimes ne souille pas son autel, on ne cherche pas dans le carnage un remède à la maladie ; mais une simple purification de l'âme suffit pour obtenir les biens désirés.

BUCULUS.

Tityre, si tu dis la vérité, sans retard, j'embrasse la véritable religion. Avec quel plaisir je vais renoncer à mes vieilles erreurs, qui ne sont que de vains mensonges !

TITYRE.

Eh bien ! mon dessein est d'aller, de ce pas, visiter le temple du Dieu souverain : allons, Buculus; la route n'est pas longue, nous la ferons ensemble et nous reconnaîtrons la divinité du Christ.

AEGON.

Laissez-moi partager aussi votre heureux dessein. Peut-on douter qu'il ne donne à l'homme la vie éternelle, ce signe qui triomphe des efforts de la maladie ?

 

 


 

[1] Au ve siècle, l'idolâtrie t'était surtout réfugiée dans les campagnes, in pagos : d'où le nom de paganisme.