Traduction française : l'Abbé AUGER.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
HOMÉLIE CONTRE L'IVROGNERIE.
SOMMAIRE.
J'avais résolu d'abord de ne pas traduire cette Homélie, et parce que le vice qu'elle attaque semble à présent aussi rare chez nous qu'il était commun du temps de saint Basile, et parce qu'elle renferme des détails que j'ai cru impossibles à transporter dans notre langue, vu sa délicatesse peut-être excessive. Mais l'éloge que Libanius fait de cette Homélie, dans une de ses lettres à saint Basile, m'a engagé à la relire et à voir s'il ne serait pas possible de la traduire en français, sinon pour notre utilité, du moins pour faire connaître l'éloquence de l'orateur. J'y ai trouvé des traits de force et de véhémence qui frapperont, je crois, tous ceux qui voudront la lire, même dans ma traduction, où, malgré tous mes efforts, la timidité de notre langue ne m'a pas toujours permis d'atteindre à l'énergie de la langue grecque, bien plus hardie que notre langue française, bien plus propre à rendre certains détails. D'ailleurs saint Basile, qui naturellement avait de la vigueur et de l'abondance, paraît avoir épuisé dans cette instruction tout ce que son idiome lui offrait de plus fort et de plus riche. Ce discours est sans contredit celui qui m'a le plus coûté à traduire. Je désespérais de pouvoir rendre certaines pensées et certaines images ;mais j'ai lutté courageusement contre les difficultés, et j'ai cherché dans notre langue toutes les ressources qu'elle pouvait m'offrir. Je n'ai rien omis, j'ai tout traduit le mieux que j'ai pu, et je laisse au lecteur à juger si mes efforts n'ont pas été infructueux. Avant de donner en peu de mots la substance de cette Homélie, je vais faire une observation. Nous voyons par saint Basile, par saint Jean Chrysostome, et par d'autres Pères encore, que de leur temps c'était un usage, ou plutôt un abus bien condamnable, de se livrer le jour même, ou du moins la veille de Pâques (car on ne peut assurer lequel des deux), à des débauches excessives comme pour se dédommager du jeûne qui avait précédé. Notre orateur s'élève avec force contre cet abus; il attaque avec véhémence la malheureuse passion de boire. Après avoir déploré l’inutilité de ses instructions fréquentes, il décrit des couleurs les plus vives, les espèces de bacchanales que des femmes célébraient hors de la ville. Il examine ensuite s'il doit parler contre le vice qu'il se propose de combattre: il se détermine à le faire et il montre que, par l'ivresse, l'homme se rend semblable à la bête, il se ravale même au-dessous d'elle. Il expose les effets divers qu'elle produit selon la diversité des tempéraments, ses suites pernicieuses pour l'âme et pour le corps. Les gens ivres sont aussi malheureux et moins dignes de compassion que ceux mêmes que le démon possède. Plus ils boivent, et plus ils veulent boire, plus ils émoussent le sens du plaisir de la boisson. L'explication d'un passage des Proverbes est suivie de la peinture la plus affreuse d'un homme qui se livre aux excès de l'ivresse, d'un homme dont le vin énerve le corps et abrutit l’âme. Après la paraphrase d'un très-beau passage d'Isaïe, vient la description pleine de feu de l'appareil d'un repas de débauche, qui se termine par emporter la plupart des convives sur les bras dans leurs maisons. Ici les réflexions et les apostrophes sont d'une énergie et d'une chaleur que rien n'égale. Il régnait alors dans ces orgies un usage que nous avons peine à comprendre. Lorsqu'on avait bien bu, on apportait un broc, ou grand flacon, plein de vin. On disposait des tuyaux recourbés vers chaque convive: le vin était versé d'en haut et coulât vers chaque personne, de sorte que tout le monde buvait également. L'orateur s’élève avec la plus grande véhémence contre un pareil excès. Il montre les passions déshonnêtes que le vin allume dans les hommes et dans les femmes. Il demande à ses auditeurs comment ils célèbreront la tête de la Pentecôte après avoir ainsi outragé celle de pâques. Il finit par exhorter ceux qui se seraient rendus coupables de ces fautes à les expier, et ceux qui ne seraient point sujets à ce vice, ou à corriger leurs frères qui y seraient sujets, ou à se séparer d'eux s'ils les trouvent incorrigibles.
MES FRÈRES, les spectacles d'hier (1) m'excitent à vous adresser une instruction ; mais l'inutilité de mes peines par le passé, arrête mon empressement et ralentit mon ardeur. Le laboureur qui voit que les premières semences qu'il a jetées en terre n'ont rien produit, est moins empressé à ensemencer une seconde fois les mêmes campagnes. Eh ! si je n'ai pu rien gagner par tant d'exhortations que je vous ai faites dans les temps qui ont précédé, et surtout pendant les sept semaines du jeûne, où je vous ai expliqué jour et nuit (2) la doctrine évangélique, dans quelle espérance vous parlerions-nous encore aujourd’hui ? Hélas ! que vous avez passé de nuits inutilement ! combien de jours vous vous êtes assemblés en vain ! Que dis-je en vain ? Quand on s'est signalé par beaucoup de bonnes oeuvres, et qu'ensuite on se replonge dans ses anciens désordres, non-seulement on perd le fruit de ses travaux, mais on subit une punition plus rigoureuse, parce qu'ayant goûté la parole de Dieu, et ayant eu l'avantage de connaître ses mystères, on a tout abandonné, séduit par l'attrait d'un court plaisir. Les faibles pourront être jugés dignes d’indulgence, mais les forts seront tourmentés fortement ( Sag. 6. 7. ). Un seul soir et une première attaque de l'ennemi ont rendu inutiles toutes mes peines. Quelle ardeur pourrais-je donc avoir à vous instruire encore ? Aussi aurais-je gardé le silence, n'en doutez pas, si l'exemple de Jérémie ne m'eût effrayé. Ce Prophète ayant refusé de parler à un peuple rebelle, éprouva les maux qu'il raconte lui-même ( Jérem. 20. 9. ). Ses entrailles furent brûlées par un feu dévorant qui le consumait sans cesse, et dont il ne pouvait supporter la violence.
Des femmes effrontées, sans aucune crainte de Dieu, ni des flammes éternelles, dans un jour où elles devraient se tenir modestement à la maison pour célébrer la résurrection du Sauveur, et pour s'occuper de ce jour terrible où les cieux seront ouverts, où le souverain Juge paraîtra sur une nuée, où la trompette divine retentira, où les morts ressusciteront, où chacun sera jugé justement et traité selon tes oeuvres ; ces femmes, dis-je, au lieu de se pénétrer de ces réflexions, de purger leurs cœurs de mauvaises pensées, d'effacer leurs péchés par leurs larmes, et de se préparer au grand avènement de Jésus-Christ, qui se montrera dans sa gloire, secouant le joug de Jésus-Christ, arrachant le voile de modestie qui couvre leur tête, pleines de mépris pour Dieu et pour ses anges, n'ont pas honte de se produire aux yeux de tous les hommes avec des cheveux épars et une robe traînante (3). Les mouvements de leurs pieds, leurs regards lascifs, leurs ris dissolus, leur fureur pour les danses auxquelles elles se préparent, attirent sur leurs pas tonte une jeunesse folâtre. Elles forment des choeurs hors de la ville, dans des endroits consacrés aux martyrs, et font des lieux saints le théâtre de leurs infamies. L'air est souillé des sons impudiques de leur voix, et la terre des agitations indécentes de leurs pieds. Entourées d'une foule de jeunes gens auxquels elles se donnent en spectacle, elles se livrent sans pudeur à torts les excès d'une folie criminelle. Comment se taire sur de pareils désordres ? comment les déplorer dignement ? C'est le vin qui fait périr tant d'âmes, le vin qui nous a été donné pour soulager notre faiblesse par un usage modéré, et dont nous faisons, par un excès coupable, un instruisent de dissolution.
L'ivresse est un démon volontaire, qui s'empare de l'âme par le plaisir. L’ivresse est la mère du vice, l’ennemie de la vertu. Elle rend. timide l'homme le plus courageux, et insolent l'homme le plus modeste. Elle ne connaît point la justice, elle détruit la prudence. L'eau éteint le feu ; le vin bu avec excès étouffe les lumières de la raison. Aussi me faisais-je une peine de parler de l’ivresse : non que je regardasse ce vice comme de peu de conséquence; mais je craignais que mes discours ne fussent inutiles, d'autant plus que l'homme ivre étant attaqué d'une espèce de folie et de vertige, c'est parler en vain que de reprendre quelqu'un qui n'écoute pas. A qui donc m'adresserai-je, puisque ceux qui auraient besoin de mes avis ne sont pas en état de m'entendre, et que les personnes tempérantes et sobres, n'étant pas atteintes du vice dont je parle, ne tireront aucun secours de mes exhortations ? Que ferai-je donc dans la situation où je me trouve, lorsqu'il m'est aussi inutile de parler qu'embarrassant de me taire ? Négligerai-je d'apporter remède au mal ? mais la négligence serait dangereuse. Parlerai-je à des hommes ivres ? mais ce serait faire retentir des sons à des oreilles mortes. Dans des maladies pestilentielles, les médecins donnent des préservatifs à ceux que la contagion n'a pas encore atteints, sans entreprendre ceux qu'elle a violemment attaqués. C'est ainsi que mon instruction pourra être utile à demi ; et si elle ne guérit pas ceux que la passion de boire domine, peut-être du moins préservera-t-elle ceux qu'elle n'a pas encore assujettis.
En quoi, ô homme, diffères-tu des brutes n'est-ce point par la raison que tu as reçue du Créateur, et avec laquelle tu es devenu le chef et le maître de toutes les créatures ? Celui qui par l'ivresse éteint les lumières de son intelligence, se rend semblable aux bêtes de somme, et se ravale jusqu'à elles (Ps. 48. 13.). Que dis-je, ne se met-il pas même plus bas que les animaux qui broutent ? Tous les animaux domestiques et sauvages gardent de certaines règles dans leurs accouplements ; celui qui par le vin étouffe les facultés de son âme et allume dans ses membres un feu qui n'est pas naturel, n'observe ni temps ni mesure dans ses amours, et s'abandonne à toutes sortes de brutalités. Celui qui boit avec excès altère l'usage de ses sens, et se met encore par-là au-dessous de la bête. Est-il un animal broutant en qui l'ouïe et la vue soient aussi dénaturées que dans les gens ivres ? Ceux-ci ne connaissent plus leurs amis intimes ; souvent ils confondent des étrangers avec les personnes qui leur sont familières. lis prennent souvent des ombres pour des ruisseaux et des précipices ; un bourdonnement qui imite le bruit des flots retentit sans cesse dans leurs oreilles. Ils s'imaginent que la terre s'élève et que les montagnes tournent. Tantôt ils rient avec des éclats qui ne finissent point, tantôt ils pleurent et se lamentent sans que rien puisse les consoler ; tantôt hardis et téméraires, tantôt faibles et timides. Leur sommeil est lourd, étouffant, léthargique, approchant de la mort ; leur réveil est plus pesant que le sommeil. Leur vie est un vrai songe. Quoiqu’ils aient quelquefois à peine de quoi se couvrir, et qu'ils ignorent ce qu'ils mangeront le lendemain, échauffés par l’ivresse, ils gouvernent des royaumes, commandent des armées, bâtissent des villes, distribuent des sommes d'argent, tant le vin qui bout dans leur cerveau les repaît de visions chimériques et trompeuses. On en voit d'autres sur qui il produit des effets contraires : ils se désespèrent aisément; ils sont tristes, abattus, toujours prêts à verser des larmes, toujours tremblants et consternés ! Le vin excite des affections diverses selon la diversité des tempéraments : à ceux dont il divise le sang avec lequel il se répand sur les parties extérieures, il leur inspire de la joie et de la gaîté ; il fait naître d'autres sentiments dans ceux dont il appesantit le corps par son poids, dont il amasse et refroidit le sang autour du coeur. Qu'est-il besoin de détailler toutes les passions que le vin excite ? l'humeur difficile et irascible, le changement subit du caractère, l'esprit de querelles, les cris, le tumulte, le penchant à user de perfidies, nul frein mis à la colère ? L'intempérance dans les plaisirs découle de l'ivresse comme d'une source ; la lubricité entre dans l'homme avec le vin, et le rend plus brutal que les animaux mêmes qui courent après la femelle avec le plus de fureur. Ceux-ci du moins observent dans leurs amours les règles que la nature leur inspire ; les gens ivres confondent et renversent l'ordre qu'elle a établi pour la différence des sexes.
Il ne serait pas facile de décrire tous les maux que l'ivresse entraîne. Les funestes effets de la peste ne se font sentir aux hommes qu'avec le temps, l'air apportant peu à peu sa corruption dans les corps : les effets horribles du vin se font remarquer tout-à-coup dans ceux qui en boivent avec excès. Le vin flétrit l’âme et la réduit à un état misérable ; il ruine même la constitution du corps, qui non-seulement perd tout son nerf et toute sa vigueur par l’usage immodéré des plaisirs auxquels l’homme ivre se porte avec rage, mais dont toute la force vitale est dissoute et détruite par les amas d’humeurs vicieuses qui le gonflent. Les gens ivres ont les yeux ternes et livides, le teint pâle, la respiration courte et pressée, la langue embarrassée, la voix tremblante et confuse, les pieds mal assurés comme ceux de la première enfance : dans le relâchement de toute la machine, les déjections se font involontairement. Les plaisirs de la table les rendent plus malheureux que ceux qui, en pleine mer, sont agités par une tempête violente, et que les flots qui se succèdent enveloppent sans leur offrir aucune issue. C'est ainsi que leur aie est ensevelie dans le vin, qu'elle en est comme submergée. Lorsque les navires, battus violemment par les flots, ont trop de charge, il faut les alléger en jetant les marchandises : de même il faut employer des moyens extraordinaires pour dégager l'estomac de ceux qui ont bu avec excès, parce que les déjections naturelles ne sont pas suffisantes pour les délivrer du poids qui les accable. Ceux qui font naufrage sont à plaindre sans être coupables ; ils peuvent s'en prendre à des causes extérieures, au vent et à la mer : ceux qui se livrent à la passion de boire vont eux-mêmes chercher la tempête.
Ceux que le démon tourmente sont dignes de compassion ; ceux qui boivent outre mesure n'en méritent aucune, quoiqu'ils souffrent le même mal, parce qu'ils se mettent volontairement sous la tyrannie du démon. Ils vont même jusqu'à inventer des moyens d'ivresse, plus occupés d'être continuellement ivres que d'empêcher que le vin ne leur nuise. Les jours ne leur semblent pas assez longs, les nuits d’hiver leur paraissent trop, courtes pour se livrer à leur malheureuse passion. C'est un mal qui ne finit point. Le vin bu excite à en boire davantage. Il ne soulage pas un besoin ; mais brûlant ceux qui le prennent avec excès, il les provoque et les nécessite en quelque manière à en prendre de plus en plus. ils s'étudient à se procurer une soif toujours nouvelle, toujours plus agréable ; et ils éprouvent le contraire de ce qu'ils veulent. L'habitude continuelle de boire émousse leurs sens ; et de même qu'une lumière trop vive éblouit l'oeil, ou qu'un trop grand bruit assourdit entièrement l'oreille : ainsi dans les buveurs, l'excès du plaisir leur en frit perdre la jouissance. Le vin le plus pur ne leur paraît plus que de l'eau ; le vin le plus nouveau et le plus doux, la neige même ne pourraient éteindre la flamme qu'allume en eux l'intempérance de la boisson.
Pour qui sont les malheurs, le tumulte, les procès, les chagrins, les vaines paroles, les coups et les blessures, les yeux livides ? n'est-ce point pour ceux qui consument le temps à boire, et qui examinent les lieux où se font les repas de débauche ( Prov. 23. 29. ) ? Quoi de plus malheureux que ceux qui boivent sans modération ? Peut-on assez déplorer leur sort, puisque, suivant l'Apôtre, ils n'entreront point dans le royaume des cieux ( I. Cor. 6. 10. ) Les digestions difficiles, causées par le plaisir de boire, leur donnent une humeur chagrine. Ils sont dans une agitation continuelle, parce que les vapeurs du vin troublent leur raison. Ces mêmes vapeurs, qui se répandent dans tout leur corps, enchaînent leurs mains et leurs pieds. Dans le temps même où ils boivent, ils souffrent des convulsions semblables à celles des frénétiques. Les fumées du vin dont leur cerveau est rempli leur causent des vertiges et des douleurs insupportables : leur tète, mal assurée sur ses vertèbres et chancelante sur les épaules, penche tantôt à droite, tantôt à gauche. Quel flux de paroles, quel contusion de voix dans des festins dissolus ! Les personnes ivres se font des blessures et ont le corps meurtri de coups, parce que ne pouvant se tenir sur leurs pieds, elles se renversent et tombent de mille manières diligentes.
Qui pourra faire comprendre leur état misérable à des hommes dont l'esprit est enseveli dans le vin, dont la tête est appesantie par l'ivresse, dont les yeux sont obscurcis d'un épais nuage, qui, toujours dormant, toujours bâillant, toujours sujets à des renvois honteux, ne peuvent entendre les maîtres de la sagesse qui leur crient de toutes parts : Ne prenez pas de vin avec excès, parce qu'il porte à la luxure ( Eph. 5. 18. ) ? Le vin rend intempérant, l'ivresse rend outrageux ( Prov. 20. 1. ). Ils méprisent ces maximes, et voici les fruits qu'ils recueillent de l'ivresse : leur corps s’enfle, leurs yeux sont humides, leur gorge sèche et brûlante. Les vallons paraissent pleins, tandis que les torrents y coulent ; on les voit vides et secs, dès que l’inondation est passée : ainsi, dans les buveurs, le gosier est plein en quelque sorte et humide lorsque le vin l'inonde ; mais bientôt il est desséché par un feu qui le brûle : sécheresse qui, augmentant toujours par le passage fréquent de la liqueur bue avec excès, achève d'épuiser l'humeur radicale. Y a-t-il une constitution assez robuste pour résister à ces débauches ? Un corps toujours échauffé et comme délayé par le vin, ne perd-il pas toute sa vigueur et toute sa force ? De-là les tremblements et les débilités. La respiration étant affaiblie et les nerfs n'ayant plus de ressort, on éprouve des agitations et des tournoiements continuels. Pourquoi attirer sur vous la malédiction de Caïn, en vous exposant à trembler et à errer toute votre vie ? Le corps, sans doute, dépourvu de son soutien naturel, est nécessairement sujet à ces tristes altérations.
Jusques à quand vous livrerez-vous aux excès de l’ivresse ? Vous courez risque de n'être plus à l'avenir qu'une vile boue au lieu d'un homme, tant vous mêlez le vin avec votre substance, et, imprégné d'une liqueur dont vous vous gorgez tous les jours, vous exhalez une odeur fétide, comme ces vases infects qui deviennent absolument inutiles. Ce sont ces gens-là dont le Prophète Isaïe déplore le sort : Malheur, dit-il, à ceux qui se lèvent dès le matin pour s'enivrer, qui boivent jusqu'au soir : le vin les brûlera. Occupés à faire la débauche au son des instruments de musique, ils ne font aucune réflexion sur les ouvrages du Seigneur, et ne considèrent pas les couvres de ses mains ( Is. 5. 11 et 12. ). Ces hommes donc qui, dès que le jour commence, examinent les lieux où se font des parties de débauche, qui s'y rassemblent pour boire, qui appliquent à cela tout leur esprit, ce sont ceux que déplore le Prophète, comme ne prenant aucun temps pour considérer les merveilles du Très-Haut. Ils n'ont pas assez de loisir pour lever les yeux au ciel, pour y étudier les beautés dont il brille, pour contempler la superbe harmonie des corps célestes, et s'élever au Créateur par le spectacle des créatures. A peine sont-ils éveillés, qu'ils songent à décorer leur salle de festin des plus magnifiques tapis ; ils donnent toute leur attention à disposer des coupes et des vases de toutes les espèces, comme dans un jour de fête solennelle, afin de pouvoir en changer et de corriger, par la variété, le dégoût. Diverses sortes d'officiers ont chacun leur nom et leur ministère. On veut que l'ordre règne dans le désordre, que la règle préside à la confusion : et comme les maîtres du monde ont des gardes qui rendent leur majesté plus imposante ; ainsi on donne à l'ivresse, comme à une reine, un nombre de serviteurs et de ministres, pour couvrir, par tous ces égards extérieurs, sa honte et sa turpitude. Ajoutez les fleurs, les couronnes, les parfums de tous les genres ; en un mot, tout cet appareil de luxe qui occupe de malheureux hommes et demande tous leurs soins. Lorsque le repas s'échauffe, ils portent l'extravagance jusqu'à se disputer entre eux à qui boira, à qui s'enivrera davantage. Le démon est l’arbitre et le juge de ces combats, le prix de la victoire est le péché, puisque celui-là obtient. l'honneur du triomphe qui s'est rempli d'une plus grande quantité de vin. Ils mettent vraiment leur gloire dans leur infamie ( Philip. 3. 19. ). Ils se défient et se vengent les uns des autres. Quel discours assez fort pourrait décrire la honte de ces disputes ? Tout offre l'image de la folie et de la confusion. Les vaincus et les vainqueurs sont ivres, les valets rient; la main tremble ; ni le gosier n'est plus assez large, ni l'estomac assez spacieux ; et cependant ils continuent. Le corps a perdu enfui toute sa vigueur, et succombe sous le poids dont on l’accable.
Quel spectacle pour des chrétiens ! un homme dans la fleur de l'âge, d'une constitution robuste, distingué dans les grades militaires, est emporté sur les bras dans sa maison, sans pouvoir se tenir debout ni marcher ! Un homme qui devrait faire trembler les ennemis, fait rire les petits enfants dans la place publique, blessé mortellement et renversé sans ennemi et sans fer. Oui, un jeune guerrier, plein de courage, devient la victime du vin, le prisonnier de l'ivresse, le jouet de quiconque veut l'insulter. L'ivresse est le tombeau de la raison, la ruine des forces, une vieillesse anticipée, une mort passagère. Les gens ivres ne sont-ils pas comme les idoles des Gentils ? Ils ont des veux sans voir, ils ont des oreilles sans entendre, leurs pieds et leurs mains sont comme paralysées ( Ps. 113. 5 et 6. ). Qui est la cause de ces maux ? qui nous a tendu ces embûches ? qui nous a préparé un breuvage, un poison qui nous rend forcenés ? O homme, tu fais d'une salie de festin un champ de bataille ! tu renvoies des jeunes gens qu'on transporte comme s'ils avouent été blessés en guerre ; tu détruis avec le vin la vigueur de la jeunesse ; tu invites un ami à un repas, et tu le rejettes comme un cadavre, après lui avoir ôté la vie avec une liqueur perfide.
Quand on croit qu'ils sont à la fin de leur débauche, ils recommencent à
boire de nouveau, et ils boivent, à la façon des bêtes, comme à unie
fontaine qui leur permet d'absorber tous une égale quantité de vin. Lorsque
le repas est presque fini, un jeune homme robuste, qui n'est pas encore
ivre, s'avance dans la salle portant sur ses larges épaules un vaste flacon
rafraîchi. il fait sortir l'échanson; et se plaçant au milieu des convives,
il leur distribue également l’ivresse par le moyen de tuyaux recourbés.
C’est une nouvelle
manière de mesurer l'intempérance, de sorte que tous s'y livrent
pareillement sans mesure, afin que personne ne puisse l'emporter sur les
autres. Chacun prend le canal tourné de son côté; et ainsi que des boeufs
qui se désaltèrent à un lac commun, il boit saris prendre haleine et tout
d'un trait tout ce que le grand flacon lui verse d'en haut par des tuyaux
d'argent. Malheureux ! ayez paie de vous-mêmes; comparez votre estomac à la
capacité du vase, et voyez lequel des deux peut contenir une plus grande
quantité de vin. N'entreprenez pas de vider le flacon, mais songez que votre
ventre est rempli il y a longtemps.
Le Prophète avait donc raison de s'écrier : Malheur à ceux qui se lèvent dès
le matin pour s'enivrer, qui boivent tout le jour jusqu'au soir, sans
prendre de temps pour contempler les ouvrages du Seigneur, pour réfléchir
sur les oeuvres de ses mains! Le vin, ajoute-t-il, les brûlera. Oui, la
chaleur du vin qui se répand dans le corps allume les traits enflammés de
l'ennemi. Le vin noie la raison et abrutit l'intelligence; il réveille
toutes les passions déshonnêtes comme un essaim d'abeilles: des chevaux
fougueux, qui ont renversé lesta conducteur, n'emportent pas un char avec
moins de règle et plus d'impétuosité; un navire sais pilote, ballotté par
les flots, est plus en sûreté que l’homme ivre.
Au milieu de tels désordres, les hommes et les femmes rassemblés, livrant
leurs âmes au démon du vin, se portent réciproqueraient des blessures. De
part et d autre ce sont des ris effrontés, des chansons obscènes,
d'indécentes postures, tout ce qui peut porter à l’incontinence. Eh quoi !
vous riez, vous vous abandonnez à des joies extravagantes, lorsque vous
devriez pleurer et gémir
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pour les fautes que vous avez commises ! vous chantez des airs profanes,
sans songer aux hymnes et aux psaumes que vous avez appris! Nous remuez les
pieds, vous sautez comme des insensés, vous vous permettez des danses peu
honnêtes, lorsque vous devriez fléchir les genoux pour adorer le Seigneur.
Lesquelles déplorerai-je davantage, ou les filles qui ne sont pas engagées
dans le mariage, ou celles qui sont assujetties à ce joug ? Elles se
retirent, les unes ayant perdu leur virginité, les autres ayant violé la
fidélité qu'elles doivent à leurs époux. Celles qui n'ont pas failli
réellement, ont admis du moins le péché dans leurs coeurs. .le dis la même
chose des hommes qui pèchent par leurs seuls regards. Celui, dit
l'Evangile, qui regarde une femme avec un mauvais désir, a déjà commis
l'adultère dans son coeur (Matth. 5. 28.). Eh ! si des rencontres fortuites,
si des regards jetés en passant, exposent à de si grands périls, que sera-ce
si l'on s'est cherché mutuellement, si l'on regarde des femmes qui, dans
l'ivresse, ont secoué le joug de la décence, qui, par leurs gestes lascifs
et leurs chants dissolus, provoquent à de criminels plaisirs des hommes qui
n ont déjà que trop de penchant pour l'impudicité? Que pourront dire pour
leur justification ceux qui, par de tels spectacles, se plongent dans un
abîme de maux? e conviendront-ils pas qu'ils n'ont jeté des regards que pour
réveiller en eux des désirs illicites ? ils mériteront donc, d'après la
sentence infaillible du Seigneur, d'être jugés comme coupables d'adultère.
Comment célèbrerez-vous la fête de la Pentecôte, après avoir ainsi outragé
celle de Pâques ? La Pentecôte est instituée pour publier et pour honorer la
venue de l'Esprit-Saint; et vous, vous
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vous êtes hâtés de vous rendre le domicile de l’esprit impur, son
adversaire! vous êtes devenus un temple d'idoles, au lieu d’être le temple
de Dieu par l'habitation du divin esprit (Rom. 8. 11. ) ; vous avez attiré
sur vous la malédiction du Prophète, qui disait dans la personne du Seigneur
: Je changerai leurs têtes en deuil et en gémissements ( Amos. 8. 10.).
Pourrez-vous commander à vos serviteurs, si, comme de vils esclaves, vous
êtes asservis vous-mêmes à des désirs insensés et funestes pourrez-vous
régler vos enfants si vous vivez sans règle et sans discipline? Quoi donc,
vous laisserai-je après vous avoir fait ces reproches? mais je crains que
les opiniâtres n'en deviennent que plus insoleras, et que ceux qui ont été
touchés ne s'abandonnent au désespoir (2. Cor. 2. 7. ). D'utiles remèdes,
dit l'Écriture, guériront de grandes fautes (Ecce. 10. 4. ). Que les crimes
de l’ivresse soient expiés par le jeûne, et les chansons profanes par de
saints cantiques. Que de pieuses larmes soient le remède des ris dissolus.
Au lieu de danser, qu'on fléchisse le genou: au lieu de battre des mains,
qu'on se frappe la poitrine: au lieu de se parer de vêtements superbes,
qu'on s'humilie. Mais surtout que l'aumône vous rachète de vos péchés ( Dan.
4. 24.). Les richesses de l'homme opulent sont le prix de son âme (Prov .
13. 8.). Associez à vos prières celles des malheureux qui sont dans
l'affliction, afin que Dieu vous pardonne vos iniquités. Le peuple s'assit
pour manger et pour boire, il se leva pour jouer (Exode. 32. 6.); et ces
jeux étaient l'idolâtrie: alors les lévites s'armant contre leurs frères,
consacrèrent leurs mains pour le sacerdoce. Je vous exhorte, vous qui
craignez le Seigneur et qui êtes affligés des désordres que nous avons
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attaqués, à avoir compassion, comme de vos membres malades, de ceux qui
témoigneront du repentir de leurs excès : mais, s'ils persistent dans leurs
dissolutions et s'ils rient de votre tristesse, abandonnez-les, séparez-vous
d'eux (2. Cor. 6. 17. ), craignez de les toucher comme étant impurs;
peut-être auront-ils honte d'eux-mêmes et reviendront-ils de leur égarement.
Pour vous, vous serez récompensés de votre zèle comme Phinées (Nomb. 26. 11.
), par le juste jugement de Dieu, et de Jésus-Christ notre Sauveur, à qui
soient la gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
(1) Les spectacles d'hier, sans doute les débauches auxquelles on s'est livré le jour même ou la veille de Pâques. Il paraît que l'Homélie fut prononcée le lendemain ou le jour même de cette solennité sainte. Voyez le sommaire.
(2) Jour et nuit, le matin et le soir. Nous savons d'ailleurs que saint Basile prêchait souvent le matin et le soir la parole sainte.
(3) Ces divertissements anti-chrétiens ressemblaient beaucoup aux anciennes
bacchanales, ou fêtes en l'honneur de Bacchus