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PLAUTE

EPIDICUS - épidique

texte latin seul

texte bilingue

ARGUMENT

Un vieillard achète une joueuse de lyre, croyant que c'est sa fille; il était abusé par un esclave qui le trompe une seconde fois, en faisant passer pour maîtresse du fils une autre joueuse de lyre qu'il loue à la journée. Le jeune homme reçoit l'argent, et il s'en sert pour acheter sa propre sœur, sans la connaître. Bientôt la mère qui cherche sa fille, et le militaire qui cherche sa maîtresse, apprennent au vieillard qu'on l'a joué; mais la fille est reconnue, et ce bonheur vaut à l'esclave sa liberté.

PERSONNAGES

ÉPIDIQUE, esclave de Stratippoclès.
THESPRION, esclave du même.
STRATIPPOCLES, fils de Périphane.
CHÉRIBULE, ami de Stratippoclès.
APECIDE, vieillard, ami de Périphane.
PÉRIPHANE, riche vieillard.
Un MILITAIRE.
PHILIPPA, autrefois aimée par Périphane.
ACROPOLISTIS, joueuse de lyre.
UNE JOUEUSE DE LYRE, maîtresse de Stratippoclès, crue fille de Périphane.
UN USURIER.
THÉLESTIS, fille de Périphane.

ÉPIDIQUE ACTE I

ÉPIDIQUE, THESPRION 

ÉPIDIQUE (courant après Thesprion).
Hé ! jeune homme.
THESPRION (sans regarder derrière lui).
Qui m'arrête dans ma course en me prenant par mon manteau?
ÉPIDIQUE
Un camarade.
THESPRION (de même).
En effet, camarade, tu ne te gênes pas pour m'ennuyer.
ÉPIDIQUE
Mais regarde, Thesprion.
THESPRION (se retournant).
Épidique ! est-ce lui que je vois?
ÉPIDIQUE
Tes yeux te servent bien.
THESPRION
Salut,
ÉPIDIQUE
Que les dieux comblent tes souhaits ! Je suis ravi de ton heureuse arrivée.
THESPRION
Et puis?
ÉPIDIQUE
Et puis, on te donnera le dîner d'usage.
THESPRION
Je te promets...
ÉPIDIQUE
Quoi?
THESPRION
Qu. accepterai, si tu m'invites.
ÉPIDIQUE
Eh bien l que fais-tu? La santé?
THESPRION (montrant son embonpoint).
Tu vois.
ÉPIDIQUE
J'entends. A merveille ! tu es arrondi, engraissé.
THESPRION (montrant sa main gauche).
Grâce à elle.
ÉPIDIQUE
Il y a longtemps qu'elle devrait être coupée.
THESPRION
Je ne fais plus autant de filouteries qu'autrefois.
ÉPIDIQUE
Comment?
THESPRION
Je pille à force ouverte.
ÉPIDIQUE
Que les dieux immortels te châtient pour allonger ainsi le pas ! Quand je t'aperçus au port, je me mis à courir après toi. C'est tout ce que j'ai pu faire, que de te joindre tout à l'heure.
THESPRION (d'un air dédaigneux).
Tu es un freluquet.
ÉPIDIQUE
Oh l je sais que tu es un militaire.
THESPRION
Tu peux l'affirmer hardiment.
ÉPIDIQUE
Eh bien ! ta santé s'est-elle toujours soutenue?
THESPRION
Bigarrée.
ÉPIDIQUE
Je n'aime pas les gens bigarrés, race de chèvres ou de panthères.
THESPRION
Que veux-tu que je te dise? C'est comme cela.
ÉPIDIQUE
Ah, réponds-moi.
THESPRION
Bon.
ÉPIDIQUE
Notre jeune maître, où en est-il?
THESPRION
Santé athlétique, pancratique.
ÉPIDIQUE
Sois le bienvenu; tu m'apportes de délectables nouvelles, Thesprion. Mais où est-il?
THESPRION
Nous arrivons ensemble.
ÉPIDIQUE
Où est-il donc? A moins que tu ne le portes enfermé dans ta valise ou ta sacoche.
THESPRION
Que les dieux te confondent !
ÉPIDIQUE
Toi, réponds-moi, je te prie : si tu es complaisant, on le sera pour toi.
THESPRION
Tu rends la justice.
ÉPIDIQUE 
C'est mon rôle.
THESPRION
Est-ce que tu es notre préteur?
ÉPIDIQUE
Connais-tu aujourd'hui dans Athènes quelqu'un plus digne de l'être?
THESPRION
Il manque une seule chose ! à ta préture, Épidique. 
ÉPIDIQUE
Quoi?
THESPRION
Je vais te le dire : deux licteurs, avec deux faisceaux de verges.
ÉPIDIQUE
Malheur à toi ! Ah ! çà, dis-moi.
THESPRION
Que veux-tu?
ÉPIDIQUE
Où sont les armes de Stratippoclès?
THESPRION
Par Pollux! elles ont passé à l'ennemi.
ÉPIDIQUE
Ses armes?
THESPRION
Et en vitesse.
ÉPIDIQUE
Tu parles sérieusement !
THESPRION
Sérieusement, te dis-je. L'ennemi les possède.
ÉPIDIQUE
Quelle honte, par Pollux !
THESPRION
Il n'est pas le premier, et il en tirera récompense.
ÉPIDIQUE
Comment cela?
THESPRION
Comme tant d'autres avant lui.
ÉPIDIQUE
Les armes de Stratippoclès, c'est, je crois, Vulcain qui les forgea; elles ont volé d'elles-mêmes chez l'ennemi. C'est un fils de Thétis; à son aise, il peut les perdre; les Néréides lui en apporteront d'autres. Il faut prendre garde seulement que la matière ne manque aux fabricants de boucliers, si à chaque campagne il envoie à l'ennemi ses dépouilles.
THESPRION
Trêve à ces propos.
ÉPIDIQUE
Tu peux y mettre fin quand tu voudras.
THESPRION
Alors cesse de me questionner.
ÉPIDIQUE
Dis-moi où est Stratippoclès.
THESPRION
Il a une raison pour ne pas oser venir en même temps que moi.
ÉPIDIQUE
Laquelle?
THESPRION
Il ne veut pas encore que son père le voie.
ÉPIDIQUE
Pourquoi?
THESPRION
Tu vas le savoir. Il a acheté à la vente du butin une captive d'une figure noble et charmante.
ÉPIDIQUE
Qu'est-ce que j'entends?
THESPRION
Ce que je te dis.
ÉPIDIQUE
Dans quel dessein l'a-t-il achetée?
THESPRION
Pour satisfaire son coeur.
ÉPIDIQUE
Combien cet homme en a-t-il donc de coeurs? Je t'assure qu'avant de partir pour l'armée, il m'avait chargé d'acheter à un entremetteur une joueuse de lyre qu'il aimait; j'ai accompli son désir.
THESPRION
Sur la mer, Épidique, on tourne la voile selon le vent.
ÉPIDIQUE
Ah ! malheur à moi, misérable ! il me perd.
THESPRION
Qu'est-ce? qu'as-tu?
ÉPIDIQUE
Ce que j'ai? cette captive, combien l'a-t-il payée?
THESPRION
Pas cher.
ÉPIDIQUE
Ce n'est pas ce que je te demande.
THESPRION
Quoi alors?
ÉPIDIQUE
Combien de mines?
THESPRION (nombrant avec ses doigts).
Voilà.
ÉPIDIQUE
Quarante mines
THESPRION
Et, qui plus est, il a emprunté cet argent à un usurier thébain : un didrachme par mine et par jour.
ÉPIDIQUE
Oh, oh, peste !
THESPRION
Et l'usurier l'accompagne pour venir toucher son argent.
ÉPIDIQUE
Dieux immortels ! je suis égorgé de la belle façon ! 
THESPRION
Mais enfin, qu'est-ce qui t'arrive, Épidique?
ÉPIDIQUE
Il me perd.
THESPRION
Qui?
ÉPIDIQUE
Celui qui a perdu ses armes.
THESPRION
Mais comment cela?
ÉPIDIQUE
Parce qu'il m'envoyait tous les jours de l'armée des messages... (A part.) Mais il vaut mieux me taire. Un esclave doit en savoir plus qu'il n'en dit, s'il est prudent.
THESPRION
Il y a, par Pollux, je ne sais quoi qui t'alarme, Épidique. Tu es troublé, ton visage me l'annonce. Tu m'as l'air de t'être fait, pendant mon absence, quelque méchante  affaire.
ÉPIDIQUE
Si tu voulais ne pas m'ennuyer?
THESPRION
Je m'en vais.
ÉPIDIQUE
Demeure, je ne veux pas que tu me quittes.
THESPRION
Pourquoi me retenir?
ÉPIDIQUE
Aime-t-il cette captive qu'il a achetée à la vente du butin?
THESPRION
Tu le demandes? Il en est fou.
ÉPIDIQUE
Mon échine sera dépouillée de sa peau.
THESPRION
Il l'aime plus qu'il ne t'aima jamais.
ÉPIDIQUE
Que Jupiter te foudroie !
THESPRION
Laisse-moi maintenant. Il m'a défendu d'entrer à la maison. Il m'envoie ici chez le voisin Chéribule, et m'ordonne de l'y attendre. Il doit s'y rendre de son côté.
ÉPIDIQUE
Pourquoi ces précautions?
THESPRION
Je vais te le dire. C'est pour n'être pas rencontré ni vu par son père, avant d'avoir compté l'argent qu'il doit pour sa belle.
ÉPIDIQUE
Hélas ! hélas ! quel méli-mélo.
THESPRION
Laisse-moi; il faut que je m'en aille tout de suite.
ÉPIDIQUE
Et quand le vieillard apprendra tout cela? Ma barque ne peut manquer de périr comme il faut.
THESPRION
Que m'importe de quelle manière tu périsses ! 
ÉPIDIQUE
Je ne veux pas périr seul, il faut que tu périsses avec moi; un ami n'abandonne pas son ami.
THESPRION
Va-t'en au gibet le plus funeste, et laisse-moi avec tes propositions.
ÉPIDIQUE
Je ne t'arrête plus, si tu as des affaires plus pressées.
THESPRION
Je ne rencontrai jamais personne à qui je dise adieu plus volontiers. (Il sort.)
ÉPIDIQUE (seul).
Il s'en va, te voilà seul à présent. Considère ta situation, Épidique. A moins de trouver en toi-même des ressources,tu es anéanti. Tu vois quel orage est près de crever sur ta tête : si tu n'opposes un solide abri, tu succomberas; c'est un déluge de maux qui fond sur toi. Comment faire pour me débrouiller dans ce cruel embarras? Je ne sais à quel parti m'arrêter. Le vieillard que j'ai dupé par mes mensonges a cru racheter sa fille; il a acheté pour son fils cette joueuse de lyre que le fou m'avait recommandée à son départ. Et voici qu'il nous en ramène une autre de l'armée pour les besoins de son coeur, le tout aux dépens de ma peau. Car le vieillard n'aura pas plutôt appris qu'on lui en a fait accroire, qu'il me polira le dos à grands coups d'étrivières... Mais songe à te garantir. Bah ! cela n'avance à rien. Ma tête, ma foi, est bien malade. Tu es un pauvre hère, Épidique. - Pourquoi ce caprice de m'injurier? - Parce que tu t'abandonnes toi-même. - Et que faire? - Tu me demandes des conseils? autrefois tu en avais au service des autres. Il faut trouver quelque chose. Mais allons voir sans plus tarder le jeune homme pour qu'il me mette au fait. Le voici lui-même. Il est sombre; Chéribule, son camarade, l'accompagne. Retirons-nous de ce côté pour écouter gentiment leur conversation.

I, 2

STRATIPPOCLÈS, CHÉRIBULE, ÉPIDIQUE

STRATIPPOCLÈS
Tu sais tout comme moi-même, Chéribule; je t'ai conté tout au long ma désolation et ma passion.
CHÉRIBULE
Pour un homme de ton âge et de ton caractère, Stratippoclès, tu es bien bête. Te voilà tout honteux d'avoir acheté à la vente du butin une captive de bonne famille ! Qui est-ce qui t'en blâmera?
STRATIPPOCLÈS
Tous les envieux de mon bonheur me jettent la pierre. Cependant je n'ai jamais fait violence à sa pudeur, je ne l'ai point déshonorée.
CHÉRIBULE
C'est très bien à toi, je trouve, de savoir modérer ton amour.
STRATIPPOCLÈS
C'est ne rien faire que donner pour toute consolation des paroles à un homme aux abois. Le véritable ami est celui qui, dans les moments difficiles, quand il faut une aide réelle, nous l'apporte en effet.
CHÉRIBULE
Que veux-tu que je fasse?
STRATIPPOCLÈS
Que tu me donnes quarante mines, pour les rendre à l'usurier qui me les a prêtées à intérêt.
CHÉRIBULE
Par Hercule, si j'étais en fonds...
STRATIPPOCLÈS
A quoi sert d'être officieux en paroles, si pour les actions ta générosité est morte?
CHÉRIBULE
Moi-même, par Pollux, les criailleries m'étourdissent, m'épuisent.
STRATIPPOCLÈS
Des amis comme toi, je voudrais les voir plutôt criblés de coups que de dettes. Pour avoir ici Épidique, je ne sais ce que je donnerais à présent. Lui, je l'enverrai bien saucé d'étrivières chez le meunier, s'il ne me procure aujourd'hui quarante mines de bon argent, avant que j'aie prononcé la dernière syllabe du mot.
ÉPIDIQUE (à part).
A merveille ! Il est bon en promesses; j'espère qu'il les tiendra. Voici un régal préparé pour mes épaules sans qu'il me coûte un sou. Abordons-le. (Haut.) A son retour de la terre étrangère, Stratippoclès, mon maître, veut-il recevoir les voeux et les félicitations de son esclave Épidique?
STRATIPPOCLÈS
Que fait-il?
ÉPIDIQUE
Il est à tes ordres. Je suis tout joyeux de te voir revenu en bonne santé.
STRATIPPOCLÈS
Je t'en crois là-dessus comme moi-même.
ÉPIDIQUE
Tu t'es toujours bien porté?
STRATIPPOCLÈS
Le corps exempt de maladie, mais le coeur blessé.
ÉPIDIQUE
Pour ce qui dépendait de moi, j'ai préparé remède à ton mal; ta commission est faite, j'ai acheté l'esclave pour laquelle tu m'as écrit tant de fois.
STRATIPPOCLÈS
Peine perdue.
ÉPIDIQUE
Comment, perdue?
STRATIPPOCLÈS
Je ne l'aime plus; elle me déplaît.
ÉPIDIQUE
Pourquoi me donner des ordres si pressants? pourquoi ces lettres !
STRATIPPOCLÈS
Je l'aimais alors; à présent un autre amour s'est emparé de mon coeur.
ÉPIDIQUE
Qu'on est malheureux, par Hercule ! de ne pas contenter les gens, quand on a bien fait ! Tout ce que j'ai fait de bien est mal fait, parce que le caprice a tourné. 
STRATIPPOCLÈS
J'avais perdu l'esprit, quand je t'écrivais ces fameuses lettres.
ÉPIDIQUE
Il faut donc me sacrifier pour expier ta folie? Ta folie veut mon dos pour suppléant !
STRATIPPOCLÈS
Pourquoi tant parler? Il me faut là, tout chaud, quarante mines pour payer l'usurier, et sans retard.
ÉPIDIQUE
Si tu veux me dire où je les prendrai? à quel banquier m'adresser?
STRATIPPOCLÈS
A qui tu voudras. Car si je n'ai mon argent avant le coucher du soleil, ne rentre pas à la maison, va tout droit au moulin.
ÉPIDIQUE
Exempt de dangers et de soucis, l'esprit dégagé, tu en parles bien à ton aise. Moi, je connais notre monde. Quand on me fustige, c'est moi qui le sens.
STRATIPPOCLÈS
Eh bien donc ! tu souffriras que je me donne la mort?
ÉPIDIQUE
N'en fais rien. J'aime mieux courir la chance et payer d'audace.
STRATIPPOCLÈS
A la bonne heure ! Bravo !
ÉPIDIQUE
Je souffrirai tout pour toi.
STRATIPPOCLÈS
Que ferons-nous de la joueuse de lyre?
ÉPIDIQUE
On imaginera quelque chose. Je trouverai quelque expédient, j'inventerai un stratagème.
STRATIPPOCLÈS
Tu as l'esprit si fécond ! je te connais.
ÉPIDIQUE
Il y a ici un militaire eubéen, très riche, tout cousu d'or; dès qu'il saura que tu en es possesseur, et que tu as amené cette autre, tout de suite il viendra te prier de lui céder la première. Mais où est-elle, la belle que tu ramènes avec toi?
STRATIPPOCLÈS
Elle sera ici tout à l'heure.
CHÉRIBULE (à Stratippoclès). 
Que faisons-nous pour l'instant?
STRATIPPOCLÈS
Entrons chez toi, et passons cette journée à faire la fête. (Ils sortent.)
ÉPIDIQUE
Allez. Moi, pour aviser à la finance, je convoquerai dans mon cerveau le sénat de mes pensées; nous déciderons à qui je dois déclarer la guerre, qui je dépouillerai. Ouvre l'oeil, Épidique, en cette occurrence, tu es pris de court. Ce n'est pas le moment de t'endormir, pas moyen de temporiser... C'est encore le vieillard que tu attaqueras; le dessein en est arrêté. J'entre dire au jeune homme, au fils de notre maître, qu'il ne mette pas les pieds dehors, que son père ne puisse le rencontrer nulle part. (Il entre chez Chéribule.)

ACTE II

APÉCIDE, PÉRIPHANE

APÉCIDE
Presque tous les hommes qui se font des scrupules là où il n'y a point sujet de s'en faire, n'en gardent plus un seul là où il en faudrait, où c'est l'usage d'en avoir. Tu es de ce genre-là. Quoi donc ! est-ce qu'il y a de la honte à épouser une femme pauvre, mais de bonne naissance, surtout quand tu as eu d'elle, comme tu dis, la fille qui est maintenant chez toi?
PÉRIPHANE
C'est par respect pour mon fils.
APÉCIDE
Je croyais, par Pollux, que c'était par respect pour la mémoire de ta défunte. Depuis que tu l'as enterrée, tu ne passes pas une seule fois devant son tombeau sans faire aussitôt un sacrifice à Pluton. Et c'est justice, puisqu'il te fait la grâce de lui survivre, de remporter cette victoire.
PÉRIPHANE
Oh ! j'étais un Alcide tout le temps qu'elle a vécu. Alcide, dans le sixième de ses travaux, n'eut pas plus de maux que moi à endurer.
APÉCIDE
Une riche dot est un précieux don, par Pollux !
PÉRIPHANE
Oui, si elle venait sans accompagnement d'épouse.

 

II, 2

ÉPIDIQUE, (sortant de chez Cheribule), APÉCIDE, PÉRIPHANE

ÉPIDIQUE (parlant aux personnes qui sont dans la maison).
St ! silence ! Soyez sans inquiétude. Je sors par un ciel serein, avec présages favorables, et je tiens un couteau bien affilé pour éventrer la bourse du bonhomme. Mais je l'aperçois lui-même devant la maison d'Apécide. Bien, voici nos deux vieillards ensemble, comme je les veux. Il faut me métamorphoser en sangsue pour leur tirer le sang, à ces fameuses colonnes du sénat.
APÉCIDE (finissant de parler bas à Périphane).
Marie-le bien vite.
PÉRIPHANE
Le conseil est bon.
APÉCIDE
J'ai entendu dire qu'une passion l'attachait à je ne sais quelle joueuse de lyre.
PÉRIPHANE
C'est ce qui me désole.
ÉPIDIQUE (à part).
Par Hercule, tous les dieux me sont en aide, me protègent, me favorisent. Les bons vieux m'offrent eux-mêmes le moyen de leur soutirer de l'argent. Allons, apprête-toi, Épidique. Ta mante rejetée sur l'épaule, fais semblant d'avoir cherché ton homme dans toute la ville. Leste ! à l'oeuvre. (Haut.) Dieux immortels, faites que je trouve Périphane à la maison. Je suis harassé de courir après lui par toute la ville, dans les pharmacies, dans les boutiques de barbiers, au gymnase, au forum, chez les bouchers, les parfumeurs, les banquiers; je suis enroué à force de le demander. Peu s'en faut que je ne sois tombé de fatigue.
PÉRIPHANE (appelant).
Épidique !
ÉPIDIQUE
Qui donc veut retenir Épidique?
PÉRIPHANE
C'est moi, Périphane.
APÉCIDE
Moi, Apécide.
ÉPIDIQUE
Et moi, Épidique, ma foi. Ah ! mon maître, l'heureuse rencontre ! que je vous trouve à propos tous deux.
PÉRIPHANE
Qu'y a-t-il?
ÉPIDIQUE
Attends, laisse-moi respirer.
PÉRIPHANE
Oh ! repose-toi.
ÉPIDIQUE
Le coeur me manque. J'ai besoin de reprendre souffle.
APÉCIDE
Donne-toi le temps de te calmer.
ÉPIDIQUE
Prêtez-moi attention. L'armée est licenciée; ils reviennent tous de Thèbes.
APÉCIDE
Qui t'a donné cette nouvelle?
ÉPIDIQUE
C'est moi qui vous l'apprends.
PÉRIPHANE
Tu es sûr?
ÉPIDIQUE
Sûr.
PÉRIPHANE
Comment ça?
ÉPIDIQUE
Je viens de voir les rues pleines de soldats qui reviennent. Ils rapportent des armes, ramènent des chevaux de bagage.
PÉRIPHANE
Ce sont des braves.
ÉPIDIQUE
Et des captifs, ce qu'ils en ont ! Garçons, filles, l'un deux ou trois, l'autre cinq. C'est un monde dans les rues ! On se presse, chacun va au-devant de son fils.
PÉRIPHANE
Par Hercule, la belle campagne !
ÉPIDIQUE
Et puis, des courtisanes en masse, tout ce que la ville en a compté, couraient, dans leurs plus beaux atours, à la rencontre de leurs amants. Elles cherchaient à les prendre à l'appât; et même, en y regardant de près, j'ai vu qu'elles portaient la plupart sous leurs robes des filets. Quand j'arrive au port, le premier objet qui frappe ma vue, c'est la belle qui faisait sentinelle, en compagnie de quatre joueuses de flûte.
PÉRIPHANE
Quelle belle, Épidique?
ÉPIDIQUE
Celle que ton fils aime tant depuis plusieurs années, pour qui il meurt d'amour, et avec qui il s'empresse de perdre sa réputation, son bien, et toi-même avec lui. Elle l'attendait au port.
PÉRIPHANE
Voyez l'empoisonneuse !
ÉPIDIQUE
Quelle toilette elle avait ! quels bijoux ! quelle parure élégante, gracieuse, nouvelle !
PÉRIPHANE
Comment était-elle mise? avait-elle une royale, ou une gueuse?
ÉPIDIQUE
Une pluviale, car elles ne savent quels noms inventer.
PÉRIPHANE
Tu veux qu'elle porte une pluviale?
ÉPIDIQUE
Cela t'étonne? comme si on n'en voyait pas plein les nies, qui portent en toilettes des domaines entiers? Quand vient l'ordre de payer le tribut, on s'excuse, on ne peut pas. Mais on peut bien leur payer à elles de plus grands tributs. Aussi, chaque année, que de modes nouvelles, que de nouveaux noms ! Tunique transparente, tunique épaisse, le linon à franges, la simple chemisette, la chamarrée, la fleur de souci, la safranée, le par-dessous ou bien le sens-dessus-dessous, le bandeau, la royale ou l'étrangère, la vert-de-mer, la pailletée, la jaune-cire, la jaune-miel... et mille autres fadaises. N'a-t-on pas même pris un nom de chien?
PÉRIPHANE
Comment?
ÉPIDIQUE
Oui, la Laconienne ! Qu'arrive-t-il de toutes ces nouveautés? Les citoyens se ruinent et vendent leur patrimoine.
APÉCIDE
Mais si tu continuais ton histoire?
ÉPIDIQUE
Deux autres donzelles derrière moi se mirent à causer ensemble. Je sais m'y prendre, je m'éloignai d'elles un peu et je fis semblant de ne pas m'occuper de ce qu'elles disaient. Il y avait des bribes qui m'échappaient, mais je suivais cependant la conversation.
PÉRIPHANE
Je suis curieux de savoir de quoi elles parlaient.
ÉPIDIQUE
Une d'elles dit à sa compagne, chemin faisant...
PÉRIPHANE
Que lui dit-elle?
ÉPIDIQUE
Tais-toi, si tu veux l'apprendre. Lorsqu'elles aperçurent celle qui tourne la tête à ton fils : Qu'elle est heureuse ! dit l'une; qu'a-t-elle fait, je te le demande, pour trouver
un amant qui veut l'affranchir? — Qui est-ce? reprend l'autre. Alors elle lui nomme Stratippoclès, fils de Périphane.
PÉRIPHANE
Je suis perdu, par Hercule Qu'entends-je?
ÉPIDIQUE
La vérité. Ceci me donne l'éveil; je me rapproche d'elles insensiblement, en revirant de-ci, de-là, comme si la foule me poussait de leur côté malgré moi.
PÉRIPHANE
Je saisis.
ÉPIDIQUE
D'où sais-tu cette nouvelle? fait la seconde à la première; qui te l'a dit? — Qui? Il est arrivé aujourd'hui une lettre de Stratippoclès lui-même, annonçant qu'il a emprunté de l'argent à un usurier de Thèbes, et que la somme est toute prête, qu'il l'apporte.
PÉRIPHANE
Continue. Il m'assassine.
ÉPIDIQUE
Elle tenait tout cela de la belle, et avait vu la lettre.
PÉRIPHANE
Que faire à présent? Conseille-moi, Apécide, je t'en prie.
APÉCIDE
Il faut trouver là, tout chaud, quelque bon expédient; car il va sans doute arriver, par Hercule ! s'il n'est pas déjà venu.
ÉPIDIQUE
Si je pouvais me permettre d'avoir plus d'esprit que vous, j'ouvrirais un avis des meilleurs, que vous approu­veriez, je pense, l'un et l'autre.
PÉRIPHANE
Lequel donc, Épidique?
ÉPIDIQUE
Et très bien accommodé à la circonstance.
APÉCIDE
Pourquoi tarder à le dire?
ÉPIDIQUE
A vous d'abord, à nous ensuite; vous en savez davantage.
APÉCIDE
Hé, là ! explique-toi, allons.
ÉPIDIQUE
Vous vous moquerez.
APÉCIDE
Non, non, par Pollux !
ÉPIDIQUE
Au surplus, si vous trouvez l'idée bonne (à Périphane), j'exécute; sinon, trouvez mieux. Ce n'est pas pour mon compte ici qu'on sème et qu'on moissonne; je ne désire que ta satisfaction.
PÉRIPHANE
Je t'en sais bon gré. Fais-nous part de ta sagesse.
ÉPIDIQUE
Sans perdre de temps, il faut trouver à ton fils une épouse, et que la joueuse de lyre, qu'il a dessein d'affranchir, et qui te le dérange, soit dûment punie; qu'on ait soin de la tenir en servitude jusqu'à sa dernière heure.
APÉCIDE
Voilà ce qu'il faut.
PÉRIPHANE
Tout ce que tu voudras, pourvu que cela soit fait.
ÉPIDIQUE
Eh bien ! voici le moment d'agir, avant que ton fils arrive, car il sera ici demain : il ne vient pas aujourd'hui.
PÉRIPHANE
Comment le sais-tu?
ÉPIDIQUE
Je le sais. Quelqu'un qui arrive de là-bas m'a dit qu'il serait ici dès le matin.
PÉRIPHANE
Ainsi donc que ferons-nous? Dis.
ÉPIDIQUE
Voici ce que je propose : Que tu fasses comme si tu voulais affranchir la joueuse de lyre pour ton agrément, comme si tu l'aimais avec passion.
PÉRIPHANE
A quoi bon?
ÉPIDIQUE
Tu le demandes? C'est pour que tu aies acheté et payé la belle avant l'arrivée de ton fils, et qu'elle croie que tu veux la mettre en liberté.
PÉRIPHANE
Je saisis.
ÉPIDIQUE
Une fois achetée, tu l'enverras n'importe où loin d'ici, à moins que tu n'aies d'autres vues sur elle.
PÉRIPHANE 
Non, c'est très bien.
ÉPIDIQUE 
Qu'en dis-tu, toi, Apécide?
APÉCIDE
Moi, que puis-je dire, sinon que ton adresse m'enchante?
ÉPIDIQUE
Alors donc la question du mariage est résolue; tu ne crains plus qu'il s'oppose à tes volontés.
APÉCIDE
Tu parles comme la sagesse. J'approuve.
ÉPIDIQUE
A présent, c'est à toi d'agir en diligence.
PÉRIPHANE
Tu dis vrai, par Hercule.
ÉPIDIQUE
J'imagine une manière d'éloigner de toi le soupçon.
......
PÉRIPHANE
Dis-la-moi.
ÉPIDIQUE
Tu la sauras; écoute.
APÉCIDE
C'est un trésor d'esprit que ce garçon-là.
ÉPIDIQUE
Nous aurons besoin de quelqu'un qui aille compter l'argent pour l'achat de la joueuse de lyre. Tu ne dois pas te montrer.
PÉRIPHANE
Pourquoi?
ÉPIDIQUE
De peur qu'elle ne te soupçonne d'agir contre ton fils... 
PÉRIPHANE
Très prudent!
ÉPIDIQUE
Dans l'intention de le séparer d'elle. Il ne faut pas que le soupçon fasse naître des difficultés.
PÉRIPHANE
Qui trouverons-nous qui soit propre à cet emploi?
ÉPIDIQUE (montrant Apécide).
Voici l'homme rêvé. Il saura prendre les précautions nécessaires, lui qui connaît le droit et la coutume.
APÉCIDE (d'un ton d'ironie).
Grand merci, Épidique.
ÉPIDIQUE
Moi, je conduirai l'affaire prudemment. J'irai voir l'homme à qui appartient la joueuse de lyre, et je te l'amènerai; et puis, avec Apécide, je lui porterai l'argent.
PÉRIPHANE
Combien peut-elle coûter au plus bas?
ÉPIDIQUE
Elle? On ne l'aura pas à moins de quarante mines. Mais si tu donnes de trop, je te rendrai ce qui restera; il ne peut y avoir de surprise; et d'ailleurs, il ne se passera pas dix jours sans que ton argent te rentre.
PÉRIPHANE
Comment ça?
ÉPIDIQUE
Il y a un jeune homme qui est amoureux de cette femme à la folie, un sac d'or, un grand guerrier, un Rhodien, ravisseur de dépouilles ennemies, vrai fanfaron. Pour l'avoir, il ne regardera pas au prix. Conclus le marché seulement; c'est une affaire!
PÉRIPHANE
Au moins je le demande aux dieux.
ÉPIDIQUE
Ils t'exaucent.
APÉCIDE
Eh bien ! rentre chez toi prendre l'argent. Je fais un tour au forum : tu m'y rejoindras, Épidique.
ÉPIDIQUE
Ne t'en va pas avant que je t'aie rejoint.
APÉCIDE
Je ne bougerai pas que tu ne sois venu. (Il sort.)
PÉRIPHANE (à Epidique).
Suis-moi chez moi.
ÉPIDIQUE (d'un air de malice et d'ironie).
Va, compte toujours, je ne te ferai pas languir. (Périphane entre chez lui.)

ACTE III

ÉPIDIQUE (seul).

Non, il n'y a pas, je pense, dans tout le territoire de l'Attique, de fonds de terre aussi fertile que l'est notre bon Périphane. Il peut tenir son coffre bien fermé, bien scellé, j'y puise toujours l'argent à ma fantaisie. Mais s'il vient à être instruit, par Pollux ! je crains qu'il ne me donne pour parasites des rameaux d'orme, qui me frotteront de la belle manière. Bah ! l'unique soin qui me préoccupe et m'inquiète, c'est d'avoir une joueuse de lyre pour le vieil Apécide. J'y suis. Ce matin, le vieux m'a ordonné de lui en louer une pour accompagner le sacrifice qu'il projetait. On en louera une, et on lui apprendra son rôle pour qu'elle trompe subtilement le vieillard. Entrons, et allons recevoir l'argent du pauvre vieux qui se ruine pour nous.

III, 2

STRATIPPOCLÈS, CHÉRIBULE

STRATIPPOCLÈS
Je me dévore d'impatience, mes entrailles vont se vider à attendre le succès des promesses flatteuses d'Épidique. C'est se ronger trop longtemps. Je veux savoir enfin ce qui est, quelque chose ou rien.
CHÉRIBULE
AVec ce beau secours, tu n'as qu'à chercher secours ailleurs; j'ai bien pensé dès le commencement, tout de suite, qu'il n'y avait point chez lui de secours pour toi.
STRATIPPOCLÈS
Par Hercule, je suis mort.
CHÉRIBULE
C'est une sottise que de te tourmenter ainsi.
STRATIPPOCLÈS
Par Hercule ! si je viens une fois à l'attraper, je lui apprendrai à ne pas se jouer de nous impunément, le diable d'esclave. (A Chéribule.) Eh ! que veux-tu qu'il fasse? quand toi, qui possèdes chez toi des trésors, tu n'as pas une drachme à offrir à un ami, et tu ne lui es d'aucun secours.
CHÉRIBULE
Si j'avais, par Hercule ! je me ferais un plaisir de te promettre. Mais il y a quelque espérance que par quelque voie, de quelque manière, de quelque côté, grâce à quel-qu'un, la fortune me viendra.
STRATIPPOCLÈS
La peste t'étouffe, gros malin !
CHÉRIBULE
Pourquoi te permets-tu de m'insulter?
STRATIPPOCLÈS
Parce que tu m'ennuies avec tes « par quelque voie, de quelque manière, grâce à quelqu'un », et toutes tes blagues. Je n'en laisse rien entrer dans mes oreilles, et tu n'es bon à me secourir non plus que si tu n'étais jamais né.

III, 3

ÉPIDIQUE (un sac d'argent sur l'épaule), STRATIPPOCLÈS, CHÉRIBULE

ÉPIDIQUE (parlant à Périphane dans la maison).
Ton affaire est faite, la mienne me reste à faire. Sois tranquille, tu peux te fier à mes soins. (Quand le vieillard est rentré.) Voici une bonne prise, tu ne dois plus le porter au compte de tes espérances; nous le tenons, et le tenons bien. Aie confiance en moi. Voilà comme je me comporte, comme les miens se comportèrent toujours. Dieux immortels ! quel beau jour vous faites luire pour moi ! qu'il m'apponte de facilité au bonheur ! Mais que tardé-je à me mettre en voyage, pour transporter dans la colonie ce convoi fortuné? Je me fais tort moi-même en m'arrêtant. Mais que vois-je? Deux complices devant la maison, mon maître avec Chéribule. Comment vous trouvez-vous? (A Stralippoclès.) Tiens, accepte.
STRATIPPOCLÈS
Combien y a-t-il là-dedans?
ÉPIDIQUE
Ce qu'il faut, et plus qu'il ne faut. Tu auras du boni. J'apporte dix mines de plus que tu ne dois à l'usurier. Pour te plaire et pour t'obéir, je ne fais pas plus de cas de mes épaules que d'un flocon.
STRATIPPOCLÈS
Comment ça?
ÉPIDIQUE
Oui, je fais de ton père un boursicicle.
STRATIPPOCLÈS
Qu'est-ce que c'est que ce mot-là?
ÉPIDIQUE
Je ne me soucie pas des mots anciens et vulgaires; je ne veux pas dérober « à pleine bourse », mais « à plein sac ». L'entremetteur a touché tout l'argent pour la joueuse de lyre; c'est moi qui ai payé, et compté de mes propres mains : je parle de celle que ton père prend pour sa fille. Maintenant, il fallait l'attraper, lui, une seconde fois, et te ménager un subside; j'ai trouvé : j'ai persuadé le vieillard, j'ai causé avec lui pour t'empêcher, à ton retour, d'avoir ta joueuse de lyre.
STRATIPPOCLÈS
Bien! très bien !
ÉPIDIQUE
Elle est déjà chez lui comme sa fille.
STRATIPPOCLÈS
Je saisis.
ÉPIDIQUE
Il a voulu m'adjoindre pour l'affaire un conseiller, Apécide. Il m'attend au forum. Il est chargé de prendre toutes les sûretés pour le marché.
STRATIPPOCLÈS
Pas mal !
ÉPIDIQUE
Le malin est déjà pris. Quant à ton père, il a placé de ses mains le sac sur mon dos. Il fait les préparatifs pour te marier tout aussitôt ton arrivée.
STRATIPPOCLÈS
J'y souscris, à une condition seulement : si celle que j'amène avec moi m'est enlevée par Pluton.
ÉPIDIQUE
Voici le stratagème que j'ai combiné. J'irai moi-même, seul, chez l'entremetteur, et je lui ferai la leçon, pour qu'il dise à quiconque se présentera, que le prix de la joueuse de lyre lui a été payé, qu'il a reçu cinquante mines. En effet, je les lui ai comptées moi-même avant-hier pour ton ancienne maîtresse, celle en qui ton père croit retrouver sa fille. L'entremetteur, sans savoir ce qu'il fait, jurera, sur sa tête maudite, qu'il a touché l'argent, comme si c'était pour celle que tu viens d'amener.
CHÉRIBULE
Tu fais des tours mieux que la roue d'un potier.
ÉPIDIQUE
Je me procurerai quelque rusée joueuse de lyre qui nous coûtera une drachme de location; elle fera semblant d'être achetée, et la maligne dupera les deux vieillards. Apécide la mènera chez ton père.
STRATIPPOCLÈS
Comme tout est prévu !
ÉPIDIQUE
Je l'aurai auparavant endoctrinée, et bien pénétrée de mes astuces et de mes finesses. Mais je reste trop à bavarder; vous m'avez arrêté trop longtemps. Vous savez comme les choses doivent se passer; je m'en vais. (Il sort.)
STRATIPPOCLÈS
Bon voyage.
CHÉRIBULE
Tu as là un adroit coquin.
STRATIPPOCLÈS
Certes, je dois mon salut à son habileté.
CHÉRIBULE
Rentrons chez moi.
STRATIPPOCLÈS
Plus gaiement que je n'en suis sorti. Grâce au courage et à la fortune d'Épidique, je reviens au camp chargé debutin. (Ils sortent.)

III, 4

APÉCIDE, PÉRIPHANE, UNE JOUEUSE DE LYRE, UN ESCLAVE 

PÉRIPHANE (seul).
Il serait bon que chaque homme eût son miroir, non pas seulement pour regarder son visage, mais pour voir à fond l'état de son âme, et la part qu'il a de sagesse et de raison; puis que, l'examen fait, il réfléchît à la vie qu'il a menée dans sa jeunesse. Mon miroir serait, je crois, un meuble très utile. Il m'irait bien à moi tout le premier, qui m'avise de me tourmenter au sujet de mon fils, comme s'il s'était rendu coupable envers moi; ou comme si je n'avais pas fait toutes les étourderies possibles à son âge ! Vraiment, nous autres vieux, nous radotons quelquefois. Mais voici mon ami Apécide ! qui revient avec son butin. Salut au bon acheteur; qu'il soit le bienvenu. Où en sommes-nous?
APÉCIDE
Les dieux et les déesses te protègent.
PÉRIPHANE
J'accepte l'augure.
APÉCIDE
Heureux mortel, tout te réussit. (Montrant la joueuse de lyre.) Fais-la conduire chez toi.
PÉRIPHANE
Holà! quelqu'un ici. (Un esclave se présente.) Conduis cette femme à la maison. Écoute encore.
L'ESCLAVE
Plaît-il?
PÉRIPHANE
Prends garde qu'elle ne communique avec ma fille, et même qu'elle ne la voie. Tu m'entends? Je veux qu'on l'enferme dans cette petite chambre en haut. Une vierge et cette coquine n'ont pas même conduite.
APÉCIDE
C'est parler en homme prudent et bien avisé : on ne saurait jamais prendre trop de soin de la vertu de sa fille. Par Pollux ! c'est de justesse que nous avons devancé ton fils dans l'achat de la belle.
PÉRIPHANE
Comment cela?
APÉCIDE
On m'a dit qu'on avait déjà vu ton fils dans la ville. Par Pollux! il mijotait l'affaire.
PÉRIPHANE
Il n'y a pas de doute, par Hercule !
APÉCIDE
Tu as là un esclave accompli, qui vaut son pesant d'or et plus. Comme il a su cacher à la drôlesse qu'on l'achetait pour toi ! Aussi était-elle gaillarde et rieuse en venant avec lui.
PÉRIPHANE
C'est étonnant !Comment s'y est-il pris?
APÉCIDE
Il a dit que tu te proposais de faire un sacrifice aux dieux, chez toi, en l'honneur de ton fils, pour son heureux retour du pays thébain.
PÉRIPHANE
Il a bien dit.
APÉCIDE
Il l'a mémé persuadée qu'il la louait pour t'accompagner pendant le sacrifice; et moi, je me donnais un air de benêt, je faisais la bête.
PÉRIPHANE
Et tu avais raison.
APÉCIDE
On plaide en ce moment au forum l'affaire importante d'un de mes amis; il m'a demandé mon assistance, je veux y aller.
PÉRIPHANE
Je t'en prie, aussitôt libre, reviens vite.
APÉCIDE
Je serai ici tout de suite. (Il sort.)
PÉRIPHANE (seul).
Il n'y a rien de plus aimable qu'un ami prêt à vous servir : sans qu'on se donne Ide peine, ce qu'on désires'exécute. Si j'avais chargé de ce soin un homme moins
sage et moins entendu, on nous aurait habillé de belle façon; mon fils se rirait de moi à montrer toutes ses dents, et il y aurait de quoi ! C'est folie à moi de blâmer chez lui ce que je n'arrêtais pas de faire à son âge, quand je faisais mon service à l'armée; j'assourdissais toutes les oreilles à raconter mes combats, quand je m'y mettais. Mais qui est cet homme que je vois venir, et qui fait ondoyer sa chlamyde par son pas saccadé?

II, 5

LE MILITAIRE (suivi d'une esclave), PÉRIPHANE

LE MILITAIRE (à son esclave).
Va de porte en porte, sans en manquer une seule, et demande où demeure Périphane de Platée, un vieillard. 440 Garde-toi de te ramener ici sans rien de sûr.
PÉRIPHANE
Jeune homme, si je te fais voir celui que tu cherches, m'en seras-tu reconnaissant?
LE MILITAIRE
C'est moi, avec une vaillance et mes armes, qui ai le mérite; c'est à moi que tous les mortels doivent des hommages de reconnaissance.
PÉRIPHANE
Tu n'as pas choisi, jeune homme, une scène commode pour étaler à loisir tes vertus; car lorsque des demi-braves en veulent conter à un plus brave qu'eux, il n'a qu'à parler pour éclipser leurs hauts faits. Ce Périphane de Platée que tu cherches, c'est moi, à ton service.
LE MILITAIRE
C'est toi qui as porté les armes chez les rois dans ta jeunesse, et qui t'es fait une grande fortune par ta valeur guerrière?
PÉRIPHANE
Et de plus, si tu entendais le récit de mes exploits, tu fuirais les bras tendus vers la terre, jusque chez toi.
LE MILITAIRE
Par Pollux ! j'ai plus besoin de rencontrer qui m'écoute, que d'écouter qui se vante.
PÉRIPHANE
Tu es mal venu ici. Va, va chercher d'autres gens à qui débiter ta friperie.
LE MILITAIRE,
Donne-moi audience, pour que tu saches le sujet de ma visite. On m'a dit que tu avais acheté ma maîtresse.
PÉRIPHANE (à part)
Ah ! ah ! je sais qui c'est maintenant; c'est le militaire qu'Épidique m'annonçait tout à l'heure. (Haut.) Jeune homme, tu dis vrai; je l'ai achetée.
LE MILITAIRE
Je voudrais te dire deux mots, si cela ne te contrarie pas.
PÉRIPHANE
Je ne sais pas encore, par Pollux ! si tu me contraries; commence par me dire ce que tu veux.
LE MILITAIRE
Que tu me la cèdes, moyennant argent.
PÉRIPHANE
Soit ! tu l'as.
LE MILITAIRE
Il n'y a pas de raison pour que je dissimule avec toi : mon intention est de l'affranchir aujourd'hui pour en faire ma concubine.
PÉRIPHANE
Je te dirai tout en peu de mots, elle m'a coûté cinquante mines; si tu m'en comptes soixante, elle pourra te faire de beaux dimanches, pourvu encore que tu en débarrasses le pays.
LE MILITAIRE
Est-elle à moi dans ces conditions?
PÉRIPHANE
Elle est à toi. Tu fais une 'affaire excellente. (Aux gens de chez lui.) Holà ! qu'on amène ici la joueuse de lyre que vous avez conduite à la maison. (Au militaire.) Je te donnerai encore la lyre qu'elle porte, par-dessus le marché. (Un esclave amène lu joueuse de lyre qu'Epidique rient de prendre à location.)

II, 6

PÉRIPHANE, LE MILITAIRE, UNE JOUEUSE DE LYRE

PÉRIPHANE
Tiens, reçois-la.
LE MILITAIRE
Qu'est-ce qui t'a troublé le cerveau? de quelles ténèbres m'enveloppes-tu? Donneras-tu des ordres pour qu'on tire de là dedans la joueuse de lyre?
PÉRIPHANE
Eh bien ! la voilà, la joueuse de lyre; il n'y en a pas d'autre chez moi.
LE MILITAIRE
Tu ne me paieras pas de sornettes. Il faut que tu me fasses venir la joueuse de lyre, Acropolistis.
PÉRIPHANE
La voici, te dis-je.
LE MILITAIRE
Ce n'est pas elle, te dis-je. Crois-tu que je ne connais pas ma maîtresse?
PÉRIPHANE
C'est là, te dis-je, la joueuse de lyre dont mon fils était épris
LE MILITAIRE
Non, ce n'est pas elle.
PÉRIPIPHANE
Comment, non?
LE MILITAIRE 
Non.
PÉRIPHANE
D'où sort cette fille, alors? Par Hercule ! j'ai donné l'argent pour elle.
LE MILITAIRE
Tu l'as donné comme un sot, à ce que je pense, et tu t'es trompé lourdement.
PÉRIPHANE
Eh ! non, c'est bien elle : j'avais chargé de cette commission l'esclave qui accompagne toujours mon fils; c'est lui-même qui a désigné cette joueuse.
LE MILITAIRE
Il t'a haché et mis en capilotade, vieillard ! ton esclave.  
PÉRIPHANE
Qu'est-ce à dire, il m'a haché?
LE MILITAIRE
Oh! rien; ce n'est qu'un soupçon. Tu as reçu cette fille à la place de la joueuse de lyre. Vieillard, on t'a habillé bel et bien.
PÉRIPHANE
Il faut que je la trouve, où qu'elle soit. Guerrier, adieu. (Le militaire sort.) A merveille, à merveille, Épidique. Tu es un honnête garçon; tu as fait de tes coups : c'est bien à toi d'avoir mouché le nez d'un vieux roupilleur, l'imbécile que je suis. (A la joueuse de lyre.) Apécide ne t'a-t-il pas achetée aujourd'hui à l'entremetteur?
LA JOUEUSE DE LYRE
Je n'ai jamais jusqu'à ce jour entendu nommer cet homme. On n'a pas pu m'acheter aujourd'hui, même avec tout l'argent du monde : il y a plus de cinq ans que je suis libre.
PÉRIPHANE
Que viens-tu donc faire chez moi?
LA JOUEUSE DE LYRE
Écoute, j'ai été engagée pour accompagner de ma lyre un vieillard qui devait offrir un sacrifice.
PÉRIPHANE (à part).
J'avoue qu'entre tous les Athéniens qui vivent dans l'Attique, il n'y a pas plus grand imbécile que moi. (A la joueuse de lyre.) Connais-tu la joueuse de lyre Acropolistis?
LA JOUEUSE DE LYRE
Comme moi-même.
PÉRIPHANE
Où demeure-t-elle?
LA JOUEUSE DE LYRE
Depuis qu'elle est affranchie, je ne saurais dire exactement où elle demeure.
PÉRIPHANE
Ho ! ho! elle est affranchie? qui l'a affranchie? je veux le savoir, si tu le sais.
LA JOUEUSE DE LYRE
Je te dirai ce qu'on m'a dit : on m'a conté que c'était Stratippoclès, fils de Périphane, qui, pendant son absence, s'était occupé de la faire affranchir.
PÉRIPHANE
Je suis mort, par Hercule, si tu dis vrai, mort à n'en pas revenir. Épidique a éventré ma bourse.
LA JOUEUSE DE LYRE
Voilà ce qu'on m'a dit. Tu n'as plus rien à me commander?
PÉRIPHANE
Sinon que tu ailles te faire pendre, et que tu me délivres de ta présence.
LA JOUEUSE DE LYRE
Tu ne me rends pas ma lyre?
PÉRIPHANE
Ni lyre, ni flûte. Hâte-toi de fuir si les dieux te protègent.
LA JOUEUSE DE LYRE
Je m'en vais, mais il y aura du scandale pour toi, et tu seras bien forcé de me la rendre. (Elle sort.)
PÉRIPHANE (seul).
Eh bien, moi qui ai mon nom attaché à tant de grandes délibérations du sénat, laisserai-je le fourbe impuni? Dût-il m'en coûter encore autant, j'en ferais le sacrifice de bon cœur, plutôt que d'être impunément bafoué, dépouillé par ces drôles. M'être laissé jouer ainsi, présent et voyant !... Mais suis-je plus sot que cet oracle de la jurisprudence, cet illustre législateur? Il se targue encore de sa sagesse ! Le marteau, je l'ai vu, en remontre au manche.

ACTE IV

PHILIPPA, PÉRIPHANE

PHILIPPA (sans voir Périphane).
De toutes les afflictions qui peuvent affliger un coeur profondément affligé, en est-il une que je n'éprouve en ce moment? Tous les maux fondent à la fois sur moi pour m'accabler. En proie à mille angoisses, pauvre et faible, je n'ai dans l'âme que trouble et que terreur. Sur quel appui fonder une espérance? quel asile m'est ouvert? Ma fille ! les ennemis me l'ont ravie; en quel lieu peut-elle être? Je ne sais.
PÉRIPHANE (à part).
Quelle est cette étrangère qui paraît si chagrine, et qui déplore son infortune? 
PHILIPPA
On m'a dit que Périphane demeurait ici.
PÉRIPHANE
Elle a prononcé mon nom. Elle cherche, je crois, l'hospitalité.
PHILIPPA
Je récompenserais bien, si je pouvais, celui qui me le montrerait, ou qui m'enseignerait sa demeure.
PÉRIPHANE.
Je cherche à la reconnaître. Il me semble que j'ai vu cette femme autrefois, je ne sais où; est-ce elle ou non? est-ce bien celle que mon esprit s'imagine?
PHILIPPA (regardant Périphane).
Dieux bons ! ce visage, je l'ai déjà vu.
PÉRIPHANE
Oui, c'est elle, il m'en souvient, cette pauvre fille à qui je fis violence à Épidaure...
PHILIPPA
Je n'en puis douter, c'est celui qui, dans Épidaure, porta la première atteinte à mon honneur.
PÉRIPHANE
Que je rendis mère de la fille qui est maintenant chez moi.
PHILIPPA
Si je l'abordais?
PÉRIPHANE
Dois-je lui adresser la parole? je ne sais si c'est elle.
PHILIPPA
Est-ce bien lui? il y a si longtemps, je suis incertaine.
PÉRIPHANE
Après tant d'années ma mémoire n'est pas sûre. Si c'est elle, dans l'incertitude, abordons-la habilement.
PHILIPPA
Appelons à mon aide la malice féminine, c'est bien le cas.
PÉRIPHANE
Je vais lui parler.
PHILIPPA
Je vais armer ma langue pour cette rencontre.
PÉRIPHANE
Je te donne le salut.
PHILIPPA
Je l'accepte pour moi et les miens.
PÉRIPHANE
C'est tout?
PHILIPPA
Salut aussi à toi. Autant prêté, autant rendu.
PÉRIPHANE
Je ne t'accuse pas de tricher. Est-ce que je ne te connais pas?
PHILIPPA
Si moi je te connais, je croirai que je ne te suis pas inconnue.
PÉRIPHANE
Où t'ai-je vue?
PHILIPPA
Tu es par trop injuste.
PÉRIPHANE
Pourquoi?
PHILIPPA
Parce que tu veux que je serve d'interprète à ta mémoire.
PÉRIPHANE.
Tu raisonnes sensément.
PHILIPPA 
Cela m'étonne.
PÉRIPHANE
De mieux en mieux. Te rappelles-tu?
PHILIPPA
Je me rappelle que je me rappelle.
PÉRIPHANE
Qu'à Épidaure?...
PHILIPPA
Ah ! je sens une goutte d'eau fraîche couler dans ma poitrine brûlante.
PÉRIPHANE
Je soulageai la pauvreté d'une jeune fille et de sa mère?
PHILIPPA
Es-tu celui qui, pour son plaisir, jeta en moi un germe de longues douleurs?
PÉRIPHANE
C'est moi : salut.
PHILIPPA
Oui, salut à moi, puisque le ciel t'a conservé.
PÉRIPHANE
Donne-moi ta main.
PHILIPPA
La voici. Tu tiens par la main une femme bien mal-heureuse et bien digne de pitié.
PÉRIPHANE
Quel est le trouble qui se peint sur ton visage?
PHILIPPA
La petite que j'avais eue de toi...
PÉRIPHANE
Eh bien?
PHILIPPA
Cette fille que j'avais élevée, je l'ai perdue; elle est au pouvoir des ennemis.
PÉRIPHANE
Tranquillise-toi, que ton chagrin s'adoucisse; elle est chez moi saine et sauve. Je n'eus pas plutôt appris par un de mes esclaves qu'elle était captive, que je donnai l'argent nécessaire pour la racheter. Il s'est acquitté de ce soin avec prudence et loyauté, autant qu'il se montre par ailleurs fripon achevé.
PHILIPPA
Fais que je la voie, si tu veux que je vive.
PÉRIPHANE
Holà, Canthara, dis à ma fille Thélestis de venir ici devant la maison pour voir sa mère. 
PHILIPPA
Ah! voilà que je renais à la vie.

IV, 2

ACROPOLISTIS, PÉRIPHANE, PHILIPPA

ACROPOLISTIS
Me voici, père. Pourquoi me fais-tu venir devant la maison?
PÉRIPHANE
Pour que tu voies ta mère, que tu lui parles, que tu la salues à son arrivée et l'embrasses.
ACROPOLISTIS
Comment, ma mère?
PÉRIPHANE (montrant Philippa).
Elle-même, qui te cherche mourante d'inquiétude, qui veut te voir.
PHILIPPA
Quelle est cette femme que tu veux que j'embrasse?
PÉRIPHANE
Ta fille.
PHILIPPA
Elle?
PÉRIPHANE
Elle.
PHILIPPA
Moi, que je l'embrasse?
PÉRIPHANE
Pourquoi non, puisqu'elle est née de toi?
PHILIPPA
Cher homme, tu extravagues.
PÉRIPHANE
Moi?
PHILIPPA
Toi-même.
PÉRIPHANE
Comment?
PHILIPPA
Cette fille, je ne sais qui c'est, je ne la connais pas, et je ne l'ai vue de ma vie.
PÉRIPHANE
Je comprends la cause de ton erreur c'est le changement de costume et de parure.
PHILIPPA
Chien et sanglier se distinguent à l'odeur. Je t'assure que je ne la connais pas du tout.
PÉRIPHANE
O dieux, ô foi des hommes ! quoi' je fais donc le métier d'entremetteur, pour avoir chez moi qui ne m'appartient pas, et pour jeter mon argent par les fenêtres? (A Acropolistis.) Et toi qui m'appelles ton père et qui m'embrasses, eh bien ! tu restes là comme une borne, sans dire mot?
ACROPOLISTIS
Que veux-tu que je dise?
PÉRIPHANE
Elle déclare qu'elle n'est pas ta mère.
ACROPOLISTIS
Permis à elle, si elle ne veut pas l'être; elle ne m'empêchera pas toujours d'être fille de ma mère. Mais on ne saurait la forcer à m'appeler sa fille, si elle ne le veut pas.
PÉRIPHANE
Et pourquoi me nommais-tu ton père?
ACROPOLISTIS
C'est ta faute, et non pas la mienne. Comment ne t'appellerais-je pas mon père, du moment que tu m'appelles ta fille? Elle aussi, si elle me nommait sa fille, je lui dirais : Ma mère. Puisqu'elle prétend que je ne suis pas sa fille, eh bien, elle n'est pas ma mère. Enfin, il n'y a pas là de ma faute; j'ai débité mon rôle comme on me l'avait appris. Épidique m'a fait la leçon.
PÉRIPHANE
Je suis perdu i j'ai versé ma voiture.
ACROPOLISTIS
Suis-je en faute cette fois, père?
PÉRIPHANE
Par Hercule ! si je t'entends jamais me nommer ton père, je t'exterminerai.
ACROPOLISTIS
Je n'y tiens pas. Quand tu voudras l'être, sois-le; quand tu ne le voudras pas, ne le sois plus
PHILIPPA
Quoi, est-ce que tu l'as achetée parce que tu croyais qu'elle était ta fille? A quels signes l'avais-tu reconnue?
PÉRIPHANE
A aucun signe.
PHILIPPA
Qu'est-ce qui t'a fait croire que c'était notre enfant?
PÉRIPHANE
Mon esclave Épidique me l'a dit.
PHILIPPA
Mais s'il lui avait plu de te dire autre chose, est-ce que tu ne pouvais pas reconnaître ta fille?
PÉRIPHANE
Et comment? puisque je la vis une fois, et depuis plus jamais.
PHILIPPA
Je suis perdue, pauvre de moi !
PÉRIPHANE
Ne pleure pas, femme, entre et reprends courage, nous la retrouverons.
PHILIPPA
C'est un homme d'ici, un citoyen d'Athènes, qui l'a achetée; un jeune homme, à ce qu'on m'a dit.
PÉRIPHANE
Je la trouverai, sois tranquille. Entre à la maison toujours, et garde à vue cette Circé, cette fille du Soleil. Moi, toute affaire cessante, je me mets à la recherche d'Épidique, et, si je le découvre, il peut compter sur moi : ce jour est le dernier de ses jours. (Ils sortent.)

ACTE V

STRATIPPOCLÈS, ÉPIDIQUE, L'USURIER, THÉLESTIS  

STRATIPPOCLÈS
Cet usurier m'impatiente, de ne pas venir chercher son argent, et de ne pas m'amener ma maîtresse que j'ai achetée à la vente du butin. Mais j'aperçois Épidique. Quel chagrin lui ride le front?
ÉPIDIQUE (sans voir Stratippoclès).
Quand Jupiter viendrait avec les onze autres grands dieux en personne, ils s'uniraient vainement pour sauver Épidique du supplice. J'ai vu Périphane acheter des courroies; Apécide l'accompagnait. Sans doute, ils me cherchent à présent. Ils ont compris, ils savent que je leur en ai conté.
STRATIPPOCLÈS
Comment vas-tu, ma bonne fortune?
ÉPIDIQUE
Comme un malheureux que je suis.
STRATIPPOCLÈS
Qu'as-tu?
ÉPIDIQUE
Tu devrais plutôt m'équiper tout prêt pour la fuite, avant qu'on me mette à mort. Les deux têtes chauves courent après moi par toute la ville, les mains armées d'étrivières.
STRATIPPOCLÈS
Prends courage.
ÉPIDIQUE
En effet, la liberté dans le monde m'est assurée, n'est-ce pas?
STRATIPPOCLÈS
Je veillerai sur toi.
ÉPIDIQUE
Et eux autres encore bien mieux, par Pollux, s'ils me rejoignent. (Apercevant Thélestis qui arrive avec l'usurier.) Mais quelle est cette femme qui vient avec ce petit vieux?
STRATIPPOCLÈS
Lui est l'usurier, et elle, ma maîtresse, que j'ai achetée à la vente du butin.
ÉPIDIQUE (montrant Thélestis avec étonnement).
Elle?
STRATIPPOCLÈS
Oui. N'est-ce pas ce que je t'ai dit? regarde-la, contemple-la, Épidique; elle n'est que grâce et que charmes depuis le bout des ongles jusqu'à la pointe des cheveux. N'est-il pas vrai? Examine; tu verras un magnifique portrait.
ÉPIDIQUE
Suivant ton dire, mon dos ressemblera tout à l'heure à un modèle achevé; car un Zeuxis et un Appelle vont tous deux me le peindre avec des pinceaux d'orme.
STRATIPPOCLÈS (à l'usurier).
Dieux immortels, quelle merveille ! Un poumon, comme on dit, aurait marché plus vite que tes pieds.
L'USURIER
C'est elle qui m'a retardé, par Pollux !
STRATIPPOCLÈS
Si c'est à cause d'elle, et pour lui plaire, que tu es en retard, tu t'es encore trop pressé.
L'USURIER
Allons, allons, finissons-en, et compte-moi mon argent. Je ne veux pas faire attendre les personnes qui m'ont accompagné.
STRATIPPOCLÈS
Il est tout compté.
L'USURIER
Voici ma sacoche; verse là dedans.
STRATIPPOCLÈS
Tu t'es précautionné, c'est bien. Attends, je t'apporte  l'argent.
L'USURIER
Dépêche.
STRATIPPOCLÈS
Il est chez moi. (Il sort.)
ÉPIDIQUE
Mes yeux me servent-ils fidèlement, ou me trompent-ils? Est-ce l'enfant de Philippa la Thébaine que je vois? Thélestis, la petite née à Épidaure, la fille de Périphane?
THÉLESTIS
Qui es-tu, toi qui nommes mes parents et qui sais mon nom?
ÉPIDIQUE
Tu ne me connais pas?
THÉLESTIS
Non que je sache, du moins.
ÉPIDIQUE
Tu ne te souviens pas que je t'apportai, pour l'anniversaire de ta naissance, un croissant d'or, avec un petit anneau doré pour mettre à ton doigt?
THÉLESTIS
Oui, mon ami. C'est toi?
ÉPIDIQUE
Moi-même, et ce jeune homme (montrant Stratippoclès qui revient) est ton frère, né d'une mère différente, mais du même père.
THÉLESTIS
Quoi! mon père? il est vivant?
ÉPIDIQUE
Bannis la crainte et le chagrin de ton âme; sois tranquille.
THÉLESTIS
Les dieux me tirent de l'abîme et me sauvent, si tu dis vrai.
ÉPIDIQUE
Je n'ai aucune raison de te faire un mensonge.
STRATIPPOCLÈS (sortant de chez Chéribule).
Prends cet argent, usurier; il y a là quarante mines. S'il se trouve quelques pièces douteuses, je te les changerai.
L'USURIER
Parfait ! Porte-toi bien.
STRATIPPOCLÈS (à Thélestis).
Tu es donc à moi, maintenant?
THÉLESTIS
Oui, par Pollux, comme une soeur, afin que tu l'apprennes à ton tour. Salut, mon frère. 
STRATIPPOCLÈS
A-t-elle son bon sens?
ÉPIDIQUE
Elle l'a, si c'est à son frère qu'elle parle. 
STRATIPPOCLÈS
Quoi ! dans le temps d'aller et de revenir, je suis devenu son frère?
ÉPIDIQUE
C'est un heureux événement; garde le secret pour toi, et réjouis-t'en.
STRATIPPOCLÈS
Tu me perds en me retrouvant, ma soeur.
ÉPIDIQUE
Insensé, tais-toi. N'as-tu pas une maîtresse qui t'attend chez nous, la joueuse de lyre que je t'ai procurée, comme je procure à ta soeur la liberté par mes bons soins? 
STRATIPPOCLÈS
Épidique, c'est vrai.
ÉPIDIQUE
Rentre, et fais-lui chauffer le bain. Je te raconterai le reste en détail, quand nous aurons le temps.
STRATIPPOCLÈS
Suis-moi par ici, ma soeur.
ÉPIDIQUE
Je vais vous envoyer Thesprion. Mais n'oubliez pas, si les vieillards sont trop méchants, de venir à mon secours avec ta soeur.
STRATIPPOCLÈS
Nous n'y manquerons pas.
ÉPIDIQUE (allant à la porte de Chéribule).
Thesprion, sors par le jardin, et viens à la maison m'aider; voici un grand événement. (Revenant sur le devant de la scène.) J'ai de quoi braver plus que jamais les deux vieillards. Rentrons, pour soigner les hôtes qui nous arrivent. J'instruirai en même temps Stratippoclès de ce que je sais. Je renonce à la fuite; je suis décidé à ne point quitter la maison. Le vieillard ne m'accusera pas de l'avoir défié à la course. Entrons, le temps se perd à discourir. (Il sort.)

V 2

PÉRIPHANE, APÉGIDE, ÉPIDIQUE

PÉRIPHANE
Cet homme-là nous a-t-il joués tous deux, vieux décrépits que nous sommes!
APÉCIDE
Et toi donc, me désoles-tu, par Pollux, avec tes désolantes histoires !
PÉRIPHANE
Patience; laisse-moi seulement le rejoindre.
APÉCIDE
Je te le dis, afin que tu le saches; tu feras bien de t'accrocher à un autre pour te suivre; car, à force de courir avec toi, mes pauvres genoux sont tout enflés de fatigue.
PÉRIPHANE
Comme le drôle s'est moqué de moi, et de toi aussi ! comme il a arraché les entrailles de mon coffre-fort !
APÉCIDE
Loin de moi ce fripon ! c'est Vulcain en fureur qui l'a eu pour fils; tout ce qu'il touche, il le brûle : pour peu qu'on se tienne auprès, on a chaud, trop chaud.
ÉPIDIQUE (sortant de chez Périphane).(A part.)
Tous les immortels qui habitent l'Olympe, avec douze dieux encore de plus, me secourent, me défendent et combattent avec moi. Quels que soient mes méfaits, j'ai ma sauvegarde et ma sûreté toute prête à la maison. Je mets sous mes pieds quiconque me veut du mal.
PÉRIPHANE
Mais en quels lieux le déterrer?
APÉCIDE
Pourvu que tu le cherches sans moi, je te permets de le chercher jusqu'au fond de la mer.
ÉPIDIQUE (à Périphane).
Pourquoi me chercher? pourquoi te donner tant de peine? pourquoi le déranger, lui? Me voici. Ai-je pris la fuite? ai-je disparu de la maison? me suis-je dérobé à tes regards? Je ne te demande pas de grâce. Tu veux m'enchaîner, je te présente mes mains. Tu as des courroies, je te les ai vu acheter : qu'attends-tu? Garrotte-moi.
PÉRIPHANE
Tout est dit; c'est lui qui me fait sommation.
ÉPIDIQUE
Que ne me garrottes-tu?
PÉRIPHANE
Par Pollux ! l'effronté coquin !
ÉPIDIQUE
Sois-en sûr, Apécide, je me passerai bien de ton intercession.
APÉCIDE
Je ne te contrarierai pas, Epidique.
ÉPIDIQUE (à Périphane).
Eh bien ! que veux-tu faire?
PÉRIPHANE
Ta volonté, peut-être?
ÉPIDIQUE
Oui, oui, par Hercule, ma volonté, et non pas la tienne. Il faut me lier les mains sur l'heure.
PÉRIPHANE
Il ne me plaît pas, je ne te les lierai point.
APÉCIDE
Il te prépare une bonne flèche, il dresse contre toi je ne sais quelle machine.
ÉPIDIQUE
Tu perds du temps en me laissant en liberté; lie-moi, te dis-je, garrotte-moi.
PÉRIPHANE
Moi, j'aime mieux que tu aies les mains libres pendant que je t'interroge.
ÉPIDIQUE
Mais tu ne sauras rien.
PÉRIPHANE (à Apécide).
Que dois-je faire?
APÉCIDE
Ce que tu dois faire? lui céder.
ÉPIDIQUE
Tu es sage, toi, Apécide. 
PÉRIPHANE
Donne-moi donc tes mains.
ÉPIDIQUE
Elles ne demandent qu'à être liées. Serre fortement; ne me ménage pas.
PÉRIPHANE (lui liant les mains, et interpellant Apécide en même temps que lui).
Vous pouvez voir comme je m'en acquitte.
ÉPIDIQUE
C'est bien. A présent, commence l'enquête; pose-moi toutes les questions que tu voudras.
PÉRIPHANE
Qui t'a autorisé à soutenir que la joueuse de lyre achetée avant-hier était ma fille?
ÉPIDIQUE
Il m'a plu ainsi; voilà mon autorisation.
PÉRIPHANE
Vraiment? Il t'a plu ainsi?
ÉPIDIQUE
Oui. Gageons, si tu veux, qu'elle est ta fille?
PÉRIPHANE
Quand sa mère ne la reconnaît pas?
ÉPIDIQUE
Eh bien! gageons qu'elle est la fille de sa mère, moi un didrachme, toi un talent.
PÉRIPHANE
Voilà une attrape. Allons, qui est cette femme?
ÉPIDIQUE
La maîtresse de ton fils, si tu veux tout savoir.
PÉRIPHANE
Ces trente mines que je t'ai données, n'était-ce pas pour ma fille?
ÉPIDIQUE
Je reconnais le dépôt et qu'avec cet argent j'ai acheté la maîtresse de ton fils, en place de ta fille. Cela fait trente mines que je t'ai attrapées par ce canal.
PÉRIPHANE
Et ne m'as-tu pas trompé encore pour cette musicienne mercenaire?
ÉPIDIQUE
Oui, c'est vrai, par Hercule, et je m'en vante.
PÉRIPHANE
Qu'as-tu fait de l'argent que je t'ai donné en dernier lieu?
ÉPIDIQUE
Je te le dirai. Je l'ai donné à quelqu'un qui n'est ni méchant, ni bon, à ton fils Stratippoclès.
PÉRIPHANE
Et pourquoi as-tu osé le lui donner?
ÉPIDIQUE
Parce que cela m'a plu.
PÉRIPHANE
Quelle insolence ! pendard !
ÉPIDIQUE
On crie encore après moi comme après un esclave ! 
PÉRIPHANE
Tu es donc affranchi? j'en suis charmé.
ÉPIDIQUE
Je l'ai mérité.
PÉRIPHANE
Tu l'as mérité?
ÉPIDIQUE
Entre voir, tu te rendras compte que c'est vrai.
PÉRIPHANE
Qu'est-ce donc?
ÉPIDIQUE
Les faits parleront pour moi; entre seulement.
PÉRIPHANE
Oh ! oh ! il y a là quelque mystère. Apécide, ne le perds pas de vue. (Il sort).
APÉCIDE
Qu'est-ce donc qui se passe, Épidique?
ÉPIDIQUE
Qu'on me fait une injure des plus criantes, de me garrotter ainsi, moi qui ai retrouvé la fille de mon maître.
APÉCIDE
Oui-dà ! tu as retrouvé sa fille?
ÉPIDIQUE
Oui, et elle est à la maison. Mais qu'il est dur de faire le bien et de n'en recueillir que du mal !
APÉCIDE
Et nous nous fatiguions tous deux aujourd'hui à te chercher par la ville !
ÉPIDIQUE
Vous vous fatiguiez à chercher; moi, je me suis fatigué à trouver.
PÉRIPHANE (parlant à ses enfants dans la maison).
Pourquoi tant et tant de prières? Il a bien mérité, je le sens, qu'on le traite selon ses mérites. (A Epidique.) Donne-moi tes mains, que je les délie.
ÉPIDIQUE
Ne me touche pas.
PÉRIPHANE
Donne donc.
ÉPIDIQUE
Non.
PÉRIPHANE.
Tu as tort.
ÉPIDIQUE
Non, par Hercule ! si tu ne me paies aujourd'hui des dommages et intérêts, je ne me laisse pas délier.
PÉRIPHANE
C'est très juste et très raisonnable. Je te donnerai des brodequins, une tunique, un manteau.
ÉPIDIQUE
Et quoi encore?
PÉRIPHANE
La liberté.
ÉPIDIQUE
Et ensuite? il faut au nouvel affranchi de quoi manger.
PÉRIPHANE
Il l'aura. Je te nourrirai. (Il va pour le délier).
ÉPIDIQUE
Par Hercule ! jamais je ne te permettrai d'ôter mes liens, à moins que tu ne m'en pries à présent.
PÉRIPHANE
Je t'en prie, Épidique, pardonne-moi si je t'ai offensé par ma faute, dans l'ignorance où j'étais. En récompense, sois libre.
ÉPIDIQUE
C'est malgré moi que je pardonne, mais il le faut absolument; détache donc mes liens, s'il te plaît.
LE CHEF DE LA TROUPE
Ce drôle a gagné la liberté par son astuce. Applaudissez, et adieu. Redressez vos reins et allez-vous-en.