Plaute : Pankoucke

PLAUTE

LES DEUX BACCHIDES

BACCHIS (traduction de J. Naudet)



 

 

 

AVANT-PROPOS DES BACCHIS.

 

Un jeune homme appelé Mnésiloque, forcé par son père Nicobule d'aller à Éphèse pour recouvrer une somme d'argent que le vieillard y avait laissée entre les mains d'un de ses amis, est absent d'Athènes depuis deux ans. Inquiet de sa maîtresse, dont ce voyage l'a séparé, il a chargé son ami Pistoclère de s'informer en quel lieu elle peut être : car des navigateurs lui ont appris qu'elle était partie aussi d'Athènes après lui, et il n'a pas reçu de ses nouvelles. Bacchis, ainsi que les belles de cette condition, ne se piquaient pas plus d'être sédentaires que fidèles. Elles auraient pris assez volontiers pour devise la maxime de Pacuvius : La patrie est aux lieux où le bonheur se trouve, Patria est ubicunque bene.

Cette Bacchis a une soeur jumelle qui porte le même nom qu'elle, et qui exerce la même profession. Celle-ci est précisément habitante d'Athènes, et c'est chez elle que Pistoclère a rencontré la maitresse de son ami ; car Bacchis la voyageuse vient d'arriver à la suite d'un militaire, auquel elle s'était engagée pour un an, moyennant vingt mines (environ onze cents francs). Nous avons déjà vu le même tarif pour l'engagement pareil de Philématie, dans l'Asinaire. Et l'on avait la prétention d'acheter une fidélité inviolable à ce prix-là : c'eût été bien bon marché, en supposant que la fidélité pût se vendre.
Cette Bacchis n'aime point son militaire, et elle aime Mnésiloque autant qu'elle est aimée de lui, ou, du moins, autant qu'une âme comme la sienne est capable d'aimer. Mais, pour s'affranchir du joug qu'elle hait, il faut qu'elle rende vingt mines, autrement elle sera traînée captive à la suite de l'ennuyeux Cléomaque.

Tel est l'état des choses quand l'action commence.

Autre incident, nouvelle complication : pendant que Pistoclère soignait les intérêts de son ami auprès de Bacchis, le pauvre imprudent s'est perdu lui-même ; l'autre soeur l'a pris dans ses filets.  En vain se tenait-il sur ses gardes ; en vain avait-il envisagé d'avance tous les dangers d'une telle incartade ; il succombe à la séduction, et toutes ses résistances, non plus que ses épigrammes et ses bons mots, ne lui servent de rien. II s'en va vaincu et triomphant.

Pistoclère n'est plus reconnaissable depuis qu'il s'est laissé mettre en tête d'aimer les courtisanes. Il avait-montré jusque-là de la sagesse et de la douceur ; il est maintenant évaporé, impertinent, et il se moque de toutes les remontrances. On le voit revenir tout parfumé, tout paré, comme pour un jour de fête. Dieu sait à quelle fête il veut courir. Mais son plaisir est troublé par un importun : le galant a encore son gouverneur, son pédagogue. Les scènes où le grondeur figure ne sont ni les moins divertissantes, ni les moins instructives. Il est grand partisan des anciennes méthodes ; il ne cesse de déplorer la perversité du siècle et la corruption de la jeunesse. II faut en convenir, si Plaute ne fait pas une peinture trop exagérée, les regrets du passé étaient justifiés par le présent.

Le censeur intraitable s'attache à son élève et veut absolument qu'il lui rende compte de ses apprêts. Que signifient cet habillement, cette escorte de cuisiniers et de marchands ? Le jeune écervelé ne lui répond que par des railleries et des bravades, et tranche tout d'un coup une querelle qui le fatigue, par ces paroles foudroyantes pour un précepteur de, la condition de ceux de Rome et d'Athènes : « Suis-je ton esclave, ou es-tu le mien ? »

Pistoclère est entré chez Bacchis, et il a bien fallu que Lydus l'y accompagnât. Plaisante visite pour un pédagogue ! Mais il ne tardera pas à s'échapper, avec des hurlements d'effroi et de courroux, de ce gouffre, de cet enfer, à la porte duquel il proclame l'arrêt que, vingt siècles plus tard, Dante lisait inscrit à l'entrée du sien :

" Il ne vient en ces lieux que des désespérés ."

Pandite atque aperite januam Orci, obsecro, 
Nam equidem haud aliter duco ; quippe quo nemo advenit, 
Nisi quem spes reliquere omneis, esse ut frugi possiet.

Cependant Mnésiloque est enfin de retour ; il vient de débarquer. Voici venir Chrysale, qui a pris les devants pour sonder le terrain, Chrysale, esclave régent de son jeune maître, précepteur de fraude et de libertinage. Ils rapportent d'Éphèse l'argent de Nicobule. Mais cet argent ne rentrera pas en entier en la possession du vieillard ; Chrysale l'a résolu.

Un conte adroit persuade à Nicobule que son ami l'Éphésien est un fripon, et que le dépôt est resté en grande partie à Éphèse. Ils peuvent donc puiser à pleines mains dans le trésor.

Mais tout le fruit de la ruse est détruit en un moment par la faute de l'étourdi. Mnésiloque se figure que sa maîtresse est perfide, et que Pistoclère l'a trahi : un quiproquo résultant de l'homonymie des deux Bacchis a causé son erreur. Combien il la maudit et se maudit lui-même quand il connaît la vérité ! Mais. il n'est plus temps, il a tout avoué à son père, et lui a restitué l'argent. Sa maîtresse est perdue pour lui, s'il ne trouve pas vingt mines sur-le-champ. Chrysale, au secours ! L'indignation du maître fourbe fermerait son coeur à la pitié, mais le point d'honneur triomphe de la colère. Le vieillard a déclaré que Chrysale ne pourrait plus l'attraper désormais ; il tiendra ses paroles pour autant de mensonges, assurât-il qu'il fait jour en plein midi. Aussitôt le génie du grand machinateur d'escroqueries s'échauffe, se féconde, il invente, il exécute; et tous les personnages qui l'entourent deviennent sous sa main des instrumens qu'il fait mouvoir à son gré. Pistoclère est son pourvoyeur de tablettes, Mnésiloque son secrétaire, les Bacchis et le militaire ses acteurs sans le savoir, et Nicobule sa dupe, qui lui fournit l'argent. Il fait si bien pour l'ensorceler, que le vieillard se repent de sa défiance, et le supplie d'être son négociateur et de se charger de l'argent qu'il croit payer pour tirer son fils d'un mauvais pas, où le jeune homme semble être en péril.

Chrysale a reconquis la rançon de l'amante de Mnésiloque; est-ce assez ? non, il faut pourvoir encore à la dépense des amusements et des festins. Une troisième batterie est dressée contre le coffre-fort de Nicobule, et Chrysale remporte une troisième victoire, toujours riant et goguenardant, tant il est sûr de son fait et tranquille au fort de la bataille.
Enfin Nicobule ne sort tout meurtri des pièges de l'esclave, que pour aller se prendre avec un vieux débauché, le père même de Pistoclère, dans les lacs des courtisanes qui ont séduit les deux fils.
M. Lemercier, dans son excellent cours de littérature dramatique, a dit seulement un mot de cet ouvrage : « La fable des Bacchides ne le cède point en audace aux dialogues les plus libres des courtisanes de Lucien. » Oui, cette comédie est impudique, mais elle est très morale. Ainsi se comportaient les usages dramatiques et les habitudes sociales des anciens.

Quand on a lu Térence, Horace, Juvénal, Martial et les comiques latins et grecs, on demeure convaincu que les idées de pudeur et de bienséance, dans les manières et dans le langage, varient selon les degrés de civilisation, tandis que les principes fondamentaux de la morale ne changent point. Penserons-nous que Plaute eût ouvert une école de libertinage sur le théâtre, et que les Romains eussent toléré une doctrine lascive et corruptrice étalée aux yeux de leurs femmes et de leurs enfants ? Ils jugeaient que le succès des ruses d'un esclave n'avait rien de contagieux pour l'esprit des citoyens. Les attribuer à un être de cette espèce, c'était les condamner par le fait et les vouer à l'opprobre. Ils voyaient dans les discours du précepteur Lydus, raisonneur de la pièce, d'importantes leçons, dans la turpitude des Bacchis et dans les folies des jeunes gens et des deux vieillards, d'utiles avertissements pour les hommes de tout âge.

Supposez qu'un philosophe eût voulu moraliser sur des sujets pareils, dans son école, il aurait pu parler à peu prés ainsi : Vieillards, si l'affaiblissement de vos organes et les glaces de l'âge ne vous ont pas dégoûtés des voluptés et de la débauche, craignez au moins le ridicule qui s'attache aux barbons amoureux, et l'infamie d'un père qui rougit devant son fils, ou, pis encore, qui cesse de rougir devant lui. Jeunes gens, redoutez les appâts de ces funestes enchanteresses, dont l'ardeur de vos sens est complice contre vous-mêmes. Leurs discours sont caressants, leurs manières engageantes ; elles vous présentent en souriant la coupe du plaisir ; elles vous enivreront quelque temps, pour ne vous laisser ensuite qu'une jeunesse flétrie, un corps languissant, une âme énervée, un nom sans honneur. Il n'y aurait plus de maturité pour vous, et vous passeriez, en dormant, de l'adolescence à la vieillesse, et, à votre réveil, il ne resterait dans votre souvenir que vide et que regret, et, dans votre avenir, qu'impuissance, avilissement, désespoir. Voulez-vous ruiner votre fortune et désoler vos familles ? ou voulez-vous endurcir votre corps par les exercices du Champ-de-Mars et éclairer votre esprit par l'étude des lois et de l'histoire ? Vous pouvez être des citoyens romains; serez-vous des Sybarites ? choisissez.

Plaute donne les mêmes avis sous une autre forme. Il amuse et il corrige.

Ici la leçon morale ne réfroidit pas la verve comique, seulement la verve comique anime et fortifie la leçon morale. Quel jeu de théâtre combiné habilement et animé de risibles passions ! quelle énergique et naïve expression de caractères dramatiquement exposés ! comme la plaisanterie sort d'une source vive et abondante, pour se répandre dans le dialogue et y répandre avec elle une chaleur et un éclat naturel ! Il suffirait du rôle de Chrysale el de deux ou trois situations, avec quelques faciles changements de détails que les moeurs demanderaient dans l'état, les relations, les discours des personnages, pour faire une pièce excellente sur tous les théâtres, fortement intriguée et pleine à la fois d'intérêt et de gaîté. Plusieurs parties du moins sont dignes de servir de modèle même à des maîtres. Demandez à Molière.

 

PERSONNAGES. (01)

 

BACCHIS L'ATHÉNIENNE, amante de Pistoclère. 
BACCHIS L'ÉTRANGÈRE, amante de Mnésiloque. 
PISTOCLÈRE, jeune homme, ami de Mnésiloque. 
LYDUS, pédagogue de Pistoclère. 
CHRYSALE, esclave de Nicobule, serviteur de Mnésiloque. 
NICOBULE, vieillard athénien, père de Mnésiloque. 
MNÉSILOQUE, amant de Bacchis l'étrangère. 
UN PARASITE de Cléomaque. 
UN ESCLAVE de Cléomaque. 
PHILOXÈNE, père de Pistoclère. 
CLÉOMAQUE, militaire.

 

ARGUMENT ACROSTICHE ATTRIBUE A PRISCIEN LE GRAMMAIRIEN. (02)

 

MNÉSILOQUE est épris d'un amour violent pour Bacchis. Son père l'envoie à Éphèse recouvrer une somme d'argent. Bacchis s'en va en Crète, et rencontre sa soeur. Elle revient ensuite à Athènes. Mnésiloque, pendant son voyage, écrit à Pistoclère de chercher son amante ; puis, à son retour, il brouille tout, croyant qu'elle est infidèle. Mais ils prennent chacun la leur. Ils se procurent de l'argent pour se livrer ensemble à leurs plaisirs. Les deux vieillards, en voulant retirer leurs fils de la débauche, y tombent eux-mêmes.

 

LES BACCHIS DE PLAUTE.

 

PROLOGUE. (03)

 

SILENE.

"Je serai bien étonné, si les spectateurs ne me font la mine au lieu de me trouver risible, et causant, toussant, ronflant sur leurs gradins, ne me troublent par leur murmure importun et leur brouhaha continuel. Des acteurs brillants d'élégance et de jeunesse, des mimes à la peau luisante (04), ont déjà tant de peine à se maintenir en scène ! - Pourquoi vient-il porter la parole, ce vieux podagre, sur sa monture à longues oreilles ?  - Un moment de patience et d'attention, je vous prie, tandis que je vais vous apprendre le titre de cette pièce du genre calme (05). Est-ce que vous ne ferez pas silence, quand un dieu vous parle ? Et puis, on doit tenir sa langue, si l'on est venu pour voir, et non pour crier. Prêtez-moi des oreilles tranquilles ; je ne les prendrai pas (06). Je veux que ma voix vole jusqu'à elles et aille les frapper. Ne craignez rien ; ses coups ne vous feront pas de mal : ils glissent dans le vide, et remplissent des cavités. Que vous êtes bons, et que vous méritez bien la faveur des dieux !

Voilà le silence qui règne, les enfants se taisent. Écoutez le nouvel orateur d'un spectacle nouveau. Vous voulez savoir qui je suis, pourquoi je viens ? - Je vais vous satisfaire en deux mots, et vous dire aussi le titre de la comédie ; donnez-moi donc audience. Je suis dieu de la nature, père nourricier du grand Bromius, ce conquérant que suivaient des bataillons féminins ; à tous ses exploits vantés par des peuples fameux, mes conseils eurent grande part ; sa volonté est toujours conforme à la mienne : c'est juste, un dieu doit de la déférence à un dieu ? On m'appelle le vieux cavalier d'Aliboron parmi les troupes d'Ionie, parce que je chemine sur un coursier grisonnant. Vous savez qui je suis, retenez bien ; mais pas assez cependant pour m'empêcher de vous annoncer le titre de cette grande pièce, et d'expliquer le motif de ma venue.

«Philémon donna jadis une comédie. Les Grécisans la nomment les deux Évantides, mais Plaute le Latin l'intitule les deux Bacchis. Mon apparition ici n'a donc rien d'étonnant : c'est Bacchus qui vous envoie les Bacchis, bacchantes faisant leurs bacchanales;  et je vous les apporte. Ah ! je mens. c'est mal à un dieu. Pour dire le vrai, ce n'est pas moi qui les porte, c'est mon âne, un âne d'esprit. Mais il est fatigué, car, si je ne vous trompe pas, nous sommes trois sur son dos : il n'y a que moi de visible. Or çà, considérez ce que j'apporte en paroles ; ce sont deux soeurs, deux bacchantes samiennes, courtisanes accortes, nées en même jour, des mêmes parents, du même sein, jumelles qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau,ou deux gouttes de lait. C'est à s'y méprendre: les yeux en les voyant sont confondus ; on ne sait comment les distinguer l'une de l'autre ; on croirait que d'une seule on en a fait deux. - Eh bien, après a direz-vous. - Faites silence, je vais vous exposer le sujet de la comédie. Vous connaissez tous le pays de Samos. Il n'y a point de mers, de continents, d'îles, de montagnes où vos légions ne se soient ouvert une route. A Samos donc, Sostrate, fille de Pyrgotèle, femme de Pyroclès, mit au jour deux filles par un seul enfantement, et comme le mari et la femme étaient initiés aux mystères de Bacchus, ils voulurent nommer leurs filles du nom de ce dieu. Par un sort assez commun, les jumelles devinrent orphelines ; une d'elles fut emmenée en Crète par un riche militaire, l'autre vint dans la ville de Cécrops. Mnésiloque, fils de Nicobule, la vit, l'aima, et entretint avec elle un commerce assidu. Cependant le jeune homme est envoyé par son père à Éphèse, pour recouvrer un dépôt confié jadis au vieil Archidame, un ancien ami, de race phénicienne. Ce soin retient Mnésiloque à Éphèse pendant deux ans ; là, il apprend par des voyageurs de sa connaissance, que sa maîtresse est partie d'Athènes. Aussitôt l'amant désolé écrit à Pistoclère, fils de Philoxène, camarade excellent, unique, de chercher la fugitive. Pistoclère en servant son ami devient amoureux lui-même. Les deux soeurs étaient de retour à Athènes (07); une d'elles prend le chercheur dans ses filets; l'autre attend Mnésiloque. Est-ce merveille que deux jouvenceaux se laissent entraîner par deux bacchantes jolies, agaçantes, spirituelles ? Elles seraient capables de séduire les deux pères, vieillards cacochymes. Mais voici Pistoclère qui vient rendre visite aux Bacchis, dont il a tout récemment découvert la demeure. Il se parle à lui-même, exhalant le feu nouveau de l'amour, auquel il n'est pas fait encore. Écoutez-le, je me retire."

LES BACCHIS.

Acte 1 , scène 1.

LES DEUX BACCHIS, PISTOCLÈRE.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

NE vaut-il pas mieux (08) que tu ne dises rien, et que ce soit moi qui parle ?

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Très bien, volontiers (09).

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Quand je n'aurai pas l'esprit assez présent (10), tu m'aideras, ma soeur.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Ah! c'est plutôt à moi de craindre que la parole ne me manque pour te souffler.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Oui, comme on peut craindre que la voix ne manque au rossignol. Viens avec moi par ici.
(Elle va au devant de Pistoclère.)

PISTOCLÈRE.

Comment se portent (11) les deux galants soeurs entre lesquelles il y a communauté de nom ? Qu'est-ce que vous complotez ensemble ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Rien que de bien.

PISTOCLÈRE.

Vous n'êtes donc pas des courtisanes ?

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Que le sort des femmes est malheureux ! 

PISTOCLÈRE.

Que les femmes sont dignes de leur sort !

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Ma soeur me prie de lui trouver quelqu'un qui la protège (12) contre ce militaire, afin d'être assurée qu'après qu'elle aura achevé son temps (13) avec lui, il la ramènera allez nous. Je t'en prie, sois son protecteur.

PISTOCLÈRE.

Et pourquoi son protecteur ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Pour assurer son retour, quand elle aura satisfait a ses engagements, et pour qu'il ne la retienne pas en servitude. Si elle avait de l'argent pour le rembourser, elle aimerait bien mieux cela.

PISTOCLÈRE.

Où est-il, ce militaire ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Je crois qu'il va venir. Il vaut mieux que cette affaire se traite chez nous. Repose-toi ici iri l'attendant. Par la même occasion tu boiras avec nous, et après boire, je te donnerai un doux baiser.

PISTOCLÈRE.

C'est de la glu toute pure (14) que vos caresses.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Comment?

PISTOCLÈRE.

Oui, je le vois, vous voulez à vous deux attraper un tourtereau. Ah ! je suis perdu ! déjà les gluaux m'ont frappé les ailes. Non, ma belle, ce que tu me proposes ne vaut rien pour moi.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Eh! pourquoi, mon ami ?

PISTOCLÈRE.

Pourquoi, Bacchis ? je crains les bacchantes et tes bacchanales.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Que crains-tu donc ? qu'un repas chez-moi ne te pervertisse ?

PISTOCLÈRE.

Je crains moins ton repas que tes appas, maligne femelle ! A mon âge, la belle, on doit éviter le mystère et l'ombre.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Je serais la première à t'empêcher de faire des folies, s'il t'en prenait envie. Mais je désire que le militaire te trouve ici, quand il viendra. En ta présence on n'oserait pas nous insulter. Tu me défendras ; et en même temps tu rendras service à ton ami. Le militaire, en te voyant, te prendra pour mon amant. Eh bien, tu ne dis mot ?

PISTOCLÉRE.

Tous ces discours sont très beaux ; mais quand on en vient aux effets, à l'expérience, ce sont des traits acérés qui blessent les coeurs, qui abattent les fortunes, qui tuent les moeurs et la réputation.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Qu'as-tu à craindre de sa part ?

PISTOCLÉRE.

Ce que j'ai à craindre ? tu le demandes ! Un jeune homme entrer dans un gymnase, comme celui-ci, où l'on s'exerce à se ruiner, où je jetterais l'argent au lieu du disque, où je courrais après la honte !

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

La plaisanterie est bonne.

PISTOCLÉRE.

Où l'on me donnerait en main au lieu d'épée un tourtereau (15), et au lieu de ceste l'anse d'un canthare ; où je prendrais pour casque une coupe, pour aigrette une couronne de fleurs, pour javelot des dés, pour cuirasse une robe moelleuse ; où mon cheval serait un lit, et mon bouclier une fille étendue près de moi. Va-t'en, va-t'en !

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Ah! que tu es farouche ! 

PISTOCLÈRE.

Cela me regarde.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Tu as besoin qu'on t'assouplisse un peu (16). Te t'offre mes services.

PISTOCLÈRE.

Tes services sont trop chers.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Fais semblant d'être bien avec moi (17).

PISTOCLÈRE, d'un air alarmé

Est-ce un semblant pour rire? ou sera-ce tout de bon ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Allons, allons : les réalités valent mieux. Quand le militaire viendra, il faut que tu m'embrasses.

PISTOCLÈRE.

Est-ce nécessaire ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE. 

Il faut qu'il te voie ainsi. Je sais ce que je fais.

PISTOCLÈRE.

Et moi, je sais ce que j'ai à craindre. Dis-moi ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Quoi ?

PISTOCLÈRE.

S'il t'arrivait tout-à-coup un festin, bon vin et mets friands, accompagnement ordinaire de vos réunions, où serais-je placé ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Près de moi, mon coeur. Nous ferions un couple d'aimables convives. Tu peux venir chez nous sans être attendu, la place pour toi est toujours libre. Quand tu voudras faire une partie de plaisir, ma rose, tu n'as qu'à parler; fais les frais de la table, et moi je te fournirai un lieu agréable, où le plaisir ne te manquera pas.

PISTOCLÈRE.

II y a ici un torrent trop rapide ; on ne le traverse pas facilement.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Il faudra bien que tu laisses emporter quelque chose au courant. Donne-moi la main, et viens avec moi.

PISTOCLÈRE.

Non, non.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Pourquoi ?

PISTOCLÈRE.

C'est qu'il y a chez toi trop de séductions pour un jeune homme, la nuit, le vin, l'amour..

BACCHIS L'ATHÉNIENNE, en colère, feignant de le renvoyer.

Eh bien ! va-t'en. C'est pour toi ce que j'en fais. Le militaire emmènera ma soeur. Abandonne-la, si tu veux.

PISTOCLÈRE, à part.

Quelle lâcheté! ne pas avoir plus d'empire sur moi-même !

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Que crains-tu ?

PISTOCLÈRE.

Plus rien.. Je me livre à toi, Bacchis; je suis tout à toi : dispose de moi à ton gré.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Charmant ! Voici mes ordres : Je veux donner à ma soeur le repas d'adieu (18). Je vais te faire apporter de l'argent ; tu iras nous acheter des provisions (19) pour un régal splendide.

PISTOCLÈRE.

Garde ton argent. J'aurais trop à rougir, si, en acceptant tes services, je souffrais encore que tu te misses en dépense pour m'obliger.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Je ne veux pas qu'il t'en coûte la moindre chose.

PISTOCLÈRE.

Si fait.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

J'y consens, puisque tu l'exiges. Dépêche-toi, je t'en prie.

PISTOCLÈRE.

Je serai revenu, que tu n'auras pas senti l'absence de mes caresses.
(Il sort.)

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Sais- tu, ma sueur, que tu me régales bien pour mon arrivée ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Comment cela ?

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Si je ne me trompe, tu viens de pêcher un beau poisson (20).

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Il est à moi. A présent, ma soeur, songeons à toi et à ton amour. II faut qu'on te procure ici de l'argent pour ne point partir avec le militaire.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Je le désire bien.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

On y pourvoira. - Mais le bain est chaud, rentrons ; car le vaisseau doit t'avoir laissé du malaise (21).

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Un peu, ma soeur. Et puis, voici quelqu'un qui vient de ce côté en criant beaucoup. Retirons-nous.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Viens, tu te coucheras pour te reposer de ta fatigue.

Acte I, Scène II.

LYDUS, PISTOCLÈRE en habit de fête et suivi d'esclaves qui portent des provisions de bouche.

LYDUS.

Il y a déjà longtemps que je te suis sans rien dire, Pistoclère, observant ce que tu veux faire en pareil équipage. Car, me protège le ciel ! dans cette ville un Lycurgue serait entraîné au vice. Où vas-tu tout droit avec ce brillant cortège  ?

PISTOCLÈRE, montrant la maison de Bacchis.

Là.

LYDUS.

Comment ? là ? Qui est-ce qui demeure là ?

PISTOCLÈRE.

L'Amour, la Volupté, Vénus, les Grâces, la Joie, les Ris, les Jeux, les Aimables Entretiens, le Doux-Baiser.

LYDUS.

Et quels rapports as-tu avec cette maudite engeance ?

PISTOCLÈRE.

C'est un crime d'insulter les honnêtes gens, et tu n'épargnes pas les dieux ! Vois combien tu es coupable.

LYDUS.

Est-ce qu'il y a un dieu appelé le Doux-Baiser ?

PISTOCLÈRE.

Comment? tu ne le savais pas? Fi! que tu es barbare (22), Lydus ! et je te croyais plus savant que Thalès. Tu es plus bête que l'imbécile Potitius (23). A ton âge ne pas savoir les noms des dieux !

LYDUS.

Je n'aime pas cette parure.

PISTOCLÈRE.

Aussi n'est-ce pas pour toi qu'on l'a prise. Il suffit qu'elle me plaise, à moi.

LYDUS.

Mais je crois que tu fais le capable, avec ton gouverneur, quand tu ne devrais pas souffler en sa présence, eusses-tu dix langues.

PISTOCLÈRE.

Il vient un âge où l'on n'est plus sous la férule, mon cher Lydus. Aujourd'hui je n'ai qu'un souci, c'est que le cuisinier accommode bien tout cela : les morceaux en valent la peine.

LYDUS.

Tu te perds, tu me perds aussi, et tous ores soins sont perdus. Voilà donc le fruit de tant de bonnes leçons !

PISTOCLÈRE.

Ma foi! nous perdions tous deux notre temps. Tes préceptes ne m'ont servi de rien, non plus qu'à toi.

LYDUS.

O tête fascinée (24)!

PISTOCLÈRE.

Tu m'ennuies. Tais-toi, Lydus, et suis-moi.

LYDUS.

Voyez un peu ! il m'appelle par mon nom, au lieu de me dire : Mon gouverneur (25).

PISTOCLÈRE.

Cela ne conviendrait pas. Quand ton maître va se mettre à table dans cette maison, avec son amante, quand ils s'embrasseront, en présence des joyeux convives, siérait-il qu'un pédagogue fût de la partie ?

LYDUS.

C'est donc pour une telle fête que tu as acheté ces provisions ?

PISTOCLÈRE.

Je l'espère du moins. L'effet dépend des dieux.

LYDUS.

Et tu auras une maîtresse ?

PISTOCLÈRE.

Quand tu le verras, tu le sauras.

LYDUS.

Non, tu n'en auras pas ; je ne le souffrirai pas. Je vais à la maison.

PISTOCLÈRE.

Laisse-moi, Lydus, et prends garde à toi.

LYDUS.

Comment  prends garde à toi ?

PISTOCLÈRE.

Je ne suis plus d'âge à être régenté.

LYDUS.

Où est le gouffre où l'on se noie ? je voudrais m'y jeter, pour n'être pas témoin de ce que je vois aujourd'hui. J'ai vécu trop longtemps ! Un élève menacer son maître ! Qu'on ne me donne donc pas de ces élèves pleins de sève et de force : moi, débile, il m'assommerait.

PISTOCLÈRE.

Je serai Hercule, et tu seras Linus.

LYDUS.

Je crains plutôt d'être Phoenix, et d'aller annoncer à toit père que tu es un homme mort.

PISTOCLÈRE.

Trève à tes contes !

LYDUS.

Il a dépouillé tout respect humain. Tu as, certes, fait une mauvaise acquisition en prenant tant d'effronterie. C'est un homme perdu ! Ne te souvient-il plus que tu as un père ?

PISTOCLÈRE.

Suis-je tort esclave? ou es-tu le mien? (26)

LYDUS.

C'est un mauvais maître qui t'enseigne à parler de la sorte, ce n'est pas moi. Tu es plus docile à ses leçons qu'aux miennes. O soins superflus !

PISTOCLÈRE.

J'ai souffert assez longtemps ton bavardage, Lydus. Que cette liberté cesse. Suis-moi, et ne dis mot.

LYDUS.

Jeune homme, jeune homme! tu nous dérobais ton funeste secret, quand tu cachais ces vices à ton père et à moi.
(Ils entrent chez Bacchis.)

Acte II , Scène 1.

CHRYSALE, seul.

Salut, patrie de mon maître  (27)! Après deux ans d'absence, nous voilà revenus d'Éphèse, et je te revois enfin ! Salut, Apollon notre voisin ! O dieu, qui demeures tout proche de ce logis, je t'en prie, fais que notre bon vieux Nicobule ne me rencontre pas avant que j'aie vu l'ami Pistoclère, auquel Mnésiloque a écrit pour lui recommander sa maîtresse Bacchis.

 Acte II, Scène II.

PISTOCLÈRE, CHRYSALE.

PISTOCLÈRE, sortant de chez Bacchis et lui parlant encore.

Comment peux-tu me prier avec tant d'instance de revenir, moi, qui ne pourrais te quitter, quand je le voudrais ? N'exerces-tu pas envers moi contrainte d'amour ? Ne suis-je pas ton captif ?

CHRYSALE.

O dieux immortels ! c'est Pistoclère que je vois ! Pistoclère, salut !

PISTOCLÈRE.

Bonjour, Chrysale !

CHRYSALE.

Pour t'épargner beaucoup de paroles, tu es charmé de me revoir, et je te crois. Tu nous offres le repas de bienvenue (28), comme on l'offre aux nouveaux débarqués ; j'accepte. Je t'apporte les coinpliments d'amitié sincère de ton camarade. Tu me demanderas ce qu'il fait (29).

PISTOCLÈRE.

Est-il en bonne santé?

CHRYSALE.

C'est ce dont je veux m'informer, à toi-même.

PISTOCLÈRE.

Puis-je le savoir ?

CHRYSALE.

Personne mieux que toi.

PISTOCLÈRE.

Comment cela ?

CHRYSALE.

As-tu trouvé celle qu'il aime, sa santé est parfaite. Sinon, il est malade, il est à l'agonie. Pour un amant, sa maîtresse est son âme. Séparé d'elle, il n'existe pas. Près d'elle, sa fortune meurt, mais il vit .... fort mal et très malheureux. Mais toi, as-tu fait sa commission ?

PISTOCLÈRE.

Moi ! puisque j'ai reçu sa lettre, plutôt que de ne pas lui donner satisfaction à son retour, j'aurais mieux aimé descendre aux sombres bords.

CHRYSALE.

Ah! ah! tu as donc retrouvé Bacchis ?

PISTOCLÈRE.

Oui ; la Samienne.

CHRYSALE.

Ah! ne la laisse pas toucher par des étourdis. Tu sais combien la vaisselle de Samos (30) est fragile.

PISTOCLÈRE.

Tu es toujours le même.

CHRYSALE.

Où est-elle ? dis-moi.

PISTOCLÈRE.

Là, d'où tu m'as vu sortir tout-à-l'heure.

CHRYSALE.

A merveille ! C'est à deux pas de chez nous. Et elle n'a pas oublié Mnésiloque ?

PISTOCLÈRE.

Tu le demandes ! Elle n'aime que lui ; elle l'adore.

CHRYSALE.

Très bien.

PISTOCLÈRE.

Oh ! mais, tu ne sais pas (31) ? elle languit d'amour et de regret (32).

CHRYSALE.

Excellent !

PISTOCLÈRE.

Oh ! mais, Chrysale, vois-tu ? il ne se passe pas un seul moment, qu'elle ne parle de lui.

CHRYSALE.

Par Hercule ! vive Bacchis !

PISTOCLÈRE.

Oh ! mais....

CHRYSALE.

0h! mais, je vais m'en aller à la fin.

PISTOCLÈRE.

Est-ce qu'on te fâche, en te disant ce qui est un sujet de joie pour ton maître (33)?

CHRYSALE.

Ce n'est pas le sujet, c'est l'acteur qui m'ennuie et qui m'assomme. J'aime la comédie d'Epidique, comme moi-même ; mais il n'y en a pas qui me cause plus d'ennui quand c'est Pollion (34) qui la joue. Bacchis te semble-t-elle bien (35) ?

PISTOCLÈRE.

Peux-tu le demander ? Si je n'avais ma Vénus, elle serait ma Junon.

CHRYSALE.

Par Pollux ! à ce qu'il paraît, Mnésiloque, tu as de quoi faire l'amoureux : reste à trouver de quoi faire le généreux. Car il faut ici de l'or, sans doute.

PISTOCLÈRE.

En beaux et bons Philippes.

CHRYSALE.

Et comptant, je pense.

PISTOCLÈRE.

Nous devrions déjà le tenir ; car le militaire viendra dans un instant. 

CHRYSALE.

Et un militaire aussi !

PISTOCLÈRE.

Celui qui met un prix à la liberté de Bacchis.

CHRYSALE.

Qu'il vienne, quand il voudra; qu'il ne se fasse pas attendre. Nous sommes en fonds. Je ne crains rien, je ne demande grâce à personne, tant que ce coeur sera fécond en impostures. Rentre ; moi, je veillerai aux affaires annonce à Bacchis l'arrivée de Mnésiloque.

PISTOCLÈRE.

Je t'obéirai.
(II sort.)

CHRYSALE, seul.

Cette expédition financière me regarde. Nous avons apporté douze cents Philippes d'or, que notre hôte d'Éphèse devait au vieillard. Je machinerai quelque ruse pour tirer de ce sac l'or nécessaire aux amours du fils. Mais j'entends le bruit de notre porte. Qui est-ce qui sort ?

Acte II, Scène III

NICOBULE, CHRYSALE.

NICOBULE, sans apercevoir Chrysale.

Je vais au Pirée m'informer s'il n'est pas venu d'Éphèse quelque vaisseau marchand. La peur trouble mon âme en voyant que mon fils reste si longtemps à Éphèse, et qu'il ne revient pas.

CHRYSALE, à part.

Je vais (les dieux me le permettent!) le travailler de la bonne manière. Pas de paresse ! il faut de la matière chrysaline à Chrysale. Abordons le vieillard, et faisons de lui le bélier de Phryxus. Je vais lui raser son or et le tondre jusqu'au vif. (Haut) Salut à mon maître Nicobule !

NICOBULE.

O dieux immortels! Chrysale, que fait mon fils  (36)?

CHRYSALE.

Il faudrait d'abord répondre à mon salut.

NICOBULE.

Bonjour. Mais que fait Mnésiloque ?

CHRYSALE.

Il est plein de vie et de santé.

NICOBULE.

Vient-il ?

CHRYSALE.

Oui.

NICOBULE.

Ah ! tu ranimes mes sens (37). S'est-il toujours bien porté ?

CHRYSALE.

C'est une santé pancratique, athlétique.

NICOBULE.

Et la commission pour laquelle je l'avais envoyé à Éphèse, est-elle faite ? mon ami Archidame (38) a-t-il rendu l'argent ?

CHRYSALE.

Hélas ! Nicobule, mon coeur saigne, ma tête se fend (39), quand on me parle de cet homme-là. Peux-tu appeler ton ami un tel ennemi ?

NICOBULE.

Et pourquoi donc ? dis-moi, je te prie.

CHRYSALE.

Pourquoi ? Par Pollux! jamais Vulcain, le Soleil, la Lune, le Jour, non, jamais ces quatre divinités n'éclairèrent un plus grand scélérat.

NICOBULE.

Archidame ?

CHRYSALE.

Oui, Archidame.

NICOBULE.

Qu'a-t-il fait ?

CHRYSALE.

Demande plutôt ce qu'il n'a pas fait. D'abord il a nié la dette à ton fils , prétendant ne te devoir pas un triobole. Mnésiloque aussitôt invoque l'assistance de notre ancien hôte, le vieux Pélagon ; et, devant lui, il montre la pièce de crédit (40) que tu lui avais remise pour la représenter à l'imposteur.

NICOBULE.

Eh bien! quand il vit cette pièce ?

CHRYSALE.

Il se met à dire qu'il ne la reconnaît pas, que c'est une pièce fausse. Ce bon jeune homme ! combien il essuya d'injures ! S'entendre traiter de faussaire, de menteur !

NICOBULE

Avez-vous l'or ? voilà ce que je veux d'abord savoir.

CHRYSALE.

Le préteur nous donna des juges (41). Notre homme fut condamné et contraint à restituer douze cents Philippes.

NICOBULE.

C'est le montant de la dette.

CHRYSALE.

Tu n'es pas au bout. Il tenta encore un autre assaut.

NICOBULE.

Encore !

CHRYSALE.

Oui, tu vas voir ; et de trois.

NICOBULE.

Que j'ai été dupe ! C'était à un autre Autolycus (42) que j'avais confié mon or.

CHRYSALE.

Écoute-moi donc.

NICOBULE.

Ah! je ne connaissais pas mon hôte et son humeur rapace.

CHRYSALE.

L'or une fois emporté, nous nous embarquons, impatients de revenir. Je m'assieds sur le tillac, et je promène par distraction autour de nous mes regards. Qu'aperçois-je? un vaisseau long (44), un appareil formidable, sinistre (43).

NICOBULE.

Aïe! aïe! je suis mort! L'appareil aigrit ma plaie.

CHRYSALE.

Le navire appartenait en commun à ton hôte et à des pirates.

NICOBULE.

Belître que j'étais, d'avoir eu confiance en lui, quand son nom même d'Archidame m'avertissait, que ce serait à mon dam qu'il aurait crédit de ma part.

CHRYSALE.

Leur navire en voulait à notre vaisseau. J'observe toutes leurs manoeuvres. Cependant nous levons l'ancre et nous sortons du port. Eux aussitôt de nous suivre à force de rames ; les oiseaux et les vents ne sont pas plus rapides. Je devine leur intention, notre vaisseau s'arrête en place. Quand ils nous voient arrêtés, ils se mettent à virer de ci de là dans le port (45).

NICOBULE.

Voyez les coquins ! Et alors, que fîtes-vous ?

CHRYSALE.

Nous rentrâmes dans le port.

NICOBULE.

C'était le plus sage. Et nos gens ?

CHRYSALE.

Ils revinrent à terre le soir.

NICOBULE.

Il n'y a pas de doute. Ils voulaient ravir mon or c'est où tendaient leurs menées.

CHRYSALE.

Du premier coup je m'en aperçus.

NICOBULE.

Je n'avais plus de sang dans les veines.

CHRYSALE.

Voyant qu'on en veut à notre or, nous prenons notre parti sans balancer. Le lendemain, l'or est enlevé du vaisseau, devant eux, sans mystère, ostensiblement, de manière qu'ils le voyent bien.

NICOBULE.

Parfaitement avisé! Et ensuite eux ? dis-moi.

CHRYSALE.

Ils furent très marris, quand ils nous virent rentrer tout droit en ville avec notre or, et ils retirèrent sur le rivage leur navire, en hochant la tête. Nous allâmes mettre l'or en dépôt chez Théotime.

NICOBULE.

Qui est ce Théotime ?

CHRYSALE.

Le fils de Mégalobule, prêtre de Diane Éphésienne, et extrêmement cher à tous les Éphésiens.

NICOBULE.

Par Hercule ! il serait bien plus cher encore pour  moi s'il me soufflait mon or.

CHRYSALE.

Oh! que non ; l'or est déposé dans le temple de Diane (46), sous la surveillance de l'autorité publique.

NICOBULE.

Mort de ma vie! j'aimerais bien mieux qu'il fût ici sous ma surveillance particulière. Est-ce que vous n'avez rien rapporté ?

CHRYSALE.

Si, mais je ne sais pas combien.

NICOBULE.

Tu ne sais pas ?

CHRYSALE.

Non; Mnésiloque se rendit de nuit secrètement chez Théotime, et il ne voulut se fier ni à moi, ni à personne de l'équipage. Je ne sais pas ce qu'il a pris ; mais ce n'est pas beaucoup.

NICOBULE.

La moitié ? crois-tu ?

CHRYSALE.

Je l'ignore, sur ma foi ; mais je ne crois pas.

NICOBULE.

Le tiers ?

CHRYSALE.

Oh! non, à ce que je crois. Au juste.... Je ne sais pas au juste. Assurément tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien. Il faudra maintenant t'embarquer et te mettre en route pour aller à Éphèse retirer l'or des mains de Théotime. Ah çà !

NICOBULE.

Quoi ?

CHRYSALE.

N'oublie pas de prendre l'anneau de ton fils.

NICOBULE.

A quoi bon cet anneau ?

CHRYSALE. 

C'est le signe convenu. Théotime remettra l'or au porteur.

NICOBULE.

Tu as raison de m'avertir; je m'en souviendrai. Ce Théotime est-il riche ?

CHRYSALE. 

Dernande-le-moi. C'est un homme qui garnit d'or les semelles de ses souliers.

NICOBULE.

Pourquoi donc ce mépris ?

CHRYSALE.

Sa richesse est si grande ! Il ne sait que faire de son or.

NICOBULE.

Eh bien! qu'il me le donne. En présence de quels témoins le mien lui a-t-il été donné ?

CHRYSALE.

Le peuple en fut témoin (47). Tout le monde à Éphèse sait cela.

NICOBULE.

Du moins mon fils a-t-il fait preuve de prudence, en choisissant un homme riche pour dépositaire. On pourra reprendre l'or, quand on voudra.

CHRYSALE.

Oh ! tu n'attendras pas le moins du monde. Il te le comptera le jour même de ton arrivée.

NICOBULE.

Je croyais à mon âge, si vieux, être quitte des courses maritimes et des fatigues de la navigation. Il faudra bon gré mal gré en tâter encore. J'en suis redevable à mon aimable hôte Archidame. Que fait Mnésiloque en ce moment ?

CHRYSALE.

Il est allé saluer les dieux, et puis ses amis sur la grande place.

NICOBULE.

Il me tarde de le voir. J'y vais de ce pas. (Il sort.)

CHRYSALE, seul.

Le vieillard en a sa charge, et plus qu'il n'en peut porter. Pour commencer, ma trame n'est pas mal ourdie. Voilà notre amoureux à son aise, grâce à moi ; permis à lui de prendre tout l'or qu'il voudra, il n'a qu'à puiser. Il pourra ne rendre à son père qu'autant qu'il lui plaira. Le vieillard ira chercher son or à Éphèse, et nous mènerons ici une vie fort douce. Car j'espère bien que nous resterons, et qu'il n'emmènera point avec lui Mnésiloque ni moi. Que je vais causer de remue-ménage ! .... Mais qu'arrivera-t-il, quand le vieillard apprendra tout ? quand il saura que nous l'avons fait courir pour rien, et que nous avons converti son or à notre usage ? A quoi dois-je m'attendre ? Je suis sûr, ma foi, que tout en arrivant il me fera changer de nom, et que je deviendrai Crucisaltor au lieu de Chrysale. Eh ! mais, je prendrai la fuite au besoin .... Oui ; et au cas qu'on me rattrape ? Nargue du vieillard, et la peste pour lui. S'il a du bouleau sur ses terres moi, j'ai un bon dos à ma disposition. Allons instruire Mnésiloque de tout ce que j'ai machiné pour notre or et pour ses amours qu'on a retrouvés.

Acte III,  scène I.

LYDUS, seul, sortant de chez Bacchis.

Ouvrez ! ouvrez vite, de grâce! que je sorte de cet enfer. Oui, c'est un enfer ; car on n'y peut entrer, que quand on est abandonné de tout espoir et perverti sans retour. Ce ne sont pas de simples bacchantes, que ces Bacchis, mais bien des Ménades forcenées. Qu'on me délivre de ces femelles maudites qui sucent jusqu'à la dernière goutte le sang de leurs victimes. Quel antre de perdition ! quel appareil de luxe et de goinfrerie ! A cette vue j'ai pris la fuite à toutes jambes .... Et je garderais le secret sur cette équipée, Pistoclère ? Et je n'instruirais pas ton père de tes déportemens, de tes profusions , de ce bel emploi de ton temps, qui ne va rien moins qu'à entraîner, avec toi, ton père, et moi, et tes amis, et tous tes proches dans ta ruine et dans un abîme de déshonneur et d'opprobre ? Tu n'as pas eu de honte, en ma présence, des excès auxquels tu te livres en ce lieu ! et ton père, et ta famille, et tes amis, et moi, tu nous mets sur le dos le poids de ces dérèglemens et d'une telle infamie ! Tu n'achèveras pas ce dernier exploit. Oui, je cours avertir ton père. Je ne laisserai pas peser sur moi un tel reproche. Allons tout révéler au vieillard, pour qu'il vienne retirer l'étourdi de ce bourbier, de cette fange.
(II sort.)

Acte III , Scène II.

MNÉSILOQUE, seul.

Plus je médite, et plus je suis convaincu que l'ami véritable, ami dans toute la force du terme, ne le cède qu'aux dieux : j'en fais moi-même l'épreuve. Pendant mon voyage à Éphèse, où je suis resté près de deux ans, j'écrivis à mon ami Pistoclère de se mettre à la recherche de Bacchis, et il l'a retrouvée ; Chrysale vient de me l'apprendre. Et celui-ci, le bon tour qu'il a joué à mon père, pour me procurer de l'or et pour servir mes plaisirs ! Il en aura le prix ; c'est bien juste. Par Pollux ! il n'y a rien de plus misérable (48), à mon sens, qu'un ingrat.  Mieux vaut laisser l'offense impunie que le bon office sans récompense. Qu'on me donne le nom de généreux, jamais celui d'ingrat. L'un attire les louanges des gens de bien, l'autre la haine seule des méchants. Attention, donc, Mnésiloque; observe-toi. La lice est ouverte (49), on te regarde, il faut te faire connaître. Tu vas montrer si tu fais ton devoir. Seras-tu bon ou mauvais ? équitable ou injuste ? avare ou libéral ? aimable ou odieux ? Choisis. Dans ce combat de bons procédés ne te laisse point surpasser par tout esclave. Quelle que soit la conduite, je t'en avertis, on ne l'ignorera pas. Mais voici venir le gouverneur et le père de mon ami. Que disent-ils  ? Écoutons.

Acte III, Scène III.

LYDUS, PHILOXÈNE, MNÉSILOQUE.

LYDUS.

Nous allons voir si tu as dans l'âme une pointe de raison et de bon sens (50). Suis-moi.

PHILOXÈNE.

Où faut-il te suivre ? où me conduis-tu ?

LYDUS.

Chez celle qui a perdu, empoisonné ton fils chéri, ton idole (51).

PHILOXÈNE.

Doucement, Lydus; soyons modérés dans la sévérité, c'est le plus sage. Est-il extraordinaire qu'à son âge mon fils ait quelque faiblesse ? on devrait plutôt s'étonner du contraire. J'en faisais tout autant dans ma jeunesse.

LYDUS.

O ciel ! ô ciel ! voilà les molles complaisances qui l'ont gâté. Car, sans toi , je saurais le maintenir dans de bous sentiments. Mais il compte sur ton appui, et cette confiance fait de ton Pistoclère un libertin (52).

MNÉSILOQUE.

O dieux immortels ! il nomme Pistoclère. Pourquoi donc est-il si fâché contre son jeune maître ?

PHILOXÈNE.

Caprice de jeune homme, mon cher Lydus ; il veut s'amuser un peu. Bientôt viendra l'âge des dégoûts, des ennuis. Un peu d'indulgence. Surveillons-le seulement pour qu'il ne commette point de faute grave ; du reste, laisse-le faire.

LYDUS.

Non, je ne veux pas ; je ne souffrirai pas, tant que je vivrai, qu'il se pervertisse. Mais toi, apologiste empressé d'un fils corrompu, est-ce ainsi qu'on t'éleva dans ta jeunesse (53) ? Je suis sûr qu'à vingt ans tu n'avais pas encore ou la permission de sortir sans ton gouverneur, dont tu ne t'éloignais pas d'un travers de doigt. Si tu n'étais pas arrivé à la palestre avant le point du jour, le préfet du gymnase ne t'infligeait pas une légère correction. Cette peine était suivie d'une autre ; l'élève et le pédagogue avec lui encouraient le blâme général. Dans cette école on s'exerçait à lutter, à lancer le javelot, le disque, la paume, à sauter, à combattre au pugilat;  et, non à faire l'amour avec des prostituées. C'était là qu'on passait son temps, et non dans l'ombre des mauvais lieux. Au retour de l'hippodrome et de la palestre, tu prenais la tunique de travail (54), et, assis sur un escabeau à côté de ton précepteur, tu lisais ta leçon. Et si tu manquais une syllabe, ta peau devenait (55) plus tachetée que le manteau d'une nourrice.

MNÉSILOQUE.

C'est à cause de moi, qu'on dit tant de mal de mon ami ; j'en suis désolé. Son obligeance pour moi lui attire des reproches qu'il ne mérite pas.

PHILOXÈNE.

Les moeurs ont changé, Lydus.

LYDUS.

Je ne le sais que trop. Car autrefois on commençait déjà de briguer les suffrages du peuple et les dignités, qu'on obéissait encore à son précepteur. Mais aujourd'hui, voyez un marmot à peine âgé de sept ans ; si l'on a le malheur de le toucher, il casse la tête de son maître avec sa tablette. Va-t-on se plaindre aux parents ? Tel est le langage que le père tient à son fils : « Bien! je reconnais mon sang (56) ; c'est ainsi que tu dois repousser l'injure. » On fait venir le précepteur : « Ah çà ! vieil imbécile, lui dit-on, garde-toi de frapper mon fils, parce qu'il a montré du coeur. » Et le précepteur s'en va, la tête enveloppée d'un linge huilé (57), comme une lanterne (58). Voilà comment on lui fait justice. De cette manière peut-il avoir quelque autorité ? c'est l'écolier qui commence à battre son précepteur.

MNÉSILOQUE, à part.

La plainte est véhémente, à ce que je puis comprendre. Il faut que Pistoclère ait donné des coups à Lydus.

PHILO XÈNE, apercevant Mnésiloque.

Qui aperçois-je là devant la porte ?

LYDUS, regardant Mnésiloque.

Ah ! Philoxène !

MNÉSILOQUE, à part.

J'aurais mieux aimé attirer les regards des dieux propices que ceux du vieillard.

PHILO XÈNE.

Qui est-ce ?

LYDUS.

C'est Mnésiloque, le camarade de ton fils. Il ne lui ressemble guère ; il n'est pas à table maintenant dans un mauvais lieu. Que Nicobule est heureux, d'avoir formé un tel garçon !

PHILO XÈNE.

Bonjour, Mnésiloque; je suis charmé de te voir revenu en bonne santé.

MNÉSILOQUE.

Les dieux te soient en aide, Philoxène.

LYDUS.

C'est un jeune homme bien élevé, celui-là. Il traverse les mers pour soigner les intérêts de la maison ; il conserve le patrimoine ; il est soumis aux volontés, à l'autorité de son père. Pistoclère et lui sont camarades d'enfance ; il n'y a pas trois ans de différence entre eux pour l'âge ; mais pour la raison, Mnésiloque est l'aîné de plus de trente ans.

PHILO XÈNE.

Prends garde à toi ; ne te permets pas d'injurier mon fils.

LYDUS.

Tais-toi plutôt. C'est folie d'être fâché qu'on dise du mal d'un homme qui agit mal. Je confierais à soir administration mes maux plutôt que mon pécule.

PHILO XÈNE.

Pourquoi ?

LYDUS.

Parce qu'il les ferait aller vite, et qu'il n'y en aurait bientôt plus.

MNÉSILOQUE.

Quels reproches as-tu donc à faire à ton élève, à mon ami, Lydus ?

LYDUS.

Tu n'as plus d'ami.

MNÉSILOQUE.

Que les dieux démentent ces paroles !

LYDUS.

Il est perdu, te dis-je. Je l'ai vu de mes yeux, quand il se perdait. Ce n'est pas sur des ouï-dire que je l'accuse.

MNÉSILOQUE.

Qu'est-il arrivé  ?

LYDUS.

Il a l'indignité d'être éperdûment amoureux d'une courtisane.

MNÉSILOQUE.

Veux-tu te taire ?

LYDUS.

Une Charybde, une Scylla, qui dévore tous ceux qu'elle atteint.

MNÉSILOQUE.

Où demeure-t-elle 

LYDUS, montrant la maison de Bacchis.

Là.

MNÉSILOQUE.

Son pays ?

LYDUS.

Samos.

MNÉSILOQUE.

On l'appelle ?

LYDUS.

Bacchis.

MNÉSILOQUE.

Tu es dans l'erreur. Je sais tout, avec toutes les circonstances. Pistoclère est innocent ; tu l'accuses à tort. Il ne fait que s'acquitter d'une commission et servir avec zèle un de ses amis. Ce n'est pas lui qui est amoureux ; ne t'y trompe pas.

LYDUS.

Est-ce que, pour s'acquitter avec zèle de la commission de son ami, il est nécessaire qu'il soit sur un même lit auprès de la courtisane penchée sur lui contre son sein et prodiguant les baisers ? Est-ce par obligeance qu'il doit à chaque instant lui caresser la gorge (59), et ne pas détacher ses lèvres des lèvres de la belle? Car, pour les autres détails, la bienséance ne permet pas de les rapporter ici, non plus que les attouchements dont j'ai été témoin , lorsqu'il glissait sa main sous la robe de Bacchis, devant moi, sans nulle vergogne ! Enfin, je n'ai plus d'élève, Philoxène plus de fils, et toi plus d'ami ; car on peut regarder comme perdu, celui qui a perdu toute pudeur. Ajouterai-je que je n'avais qu'à attendre un peu pour avoir un plus beau spectacle ? J'en aurais vu, je pense, plus que je ne devais en voir et pour lui et pour moi.

MNÉSILOQUE, à part.

Mon ami m'assassine! Et cette perfide, je ne la poursuivrai pas, je ne la perdrai pas ? J'aimerais mieux mourir mille fois. Il n'y a donc plus de bonne-foi parmi les hommes ! On ne peut donc plus se fier à personne !

LYDUS, à Philoxène.

Vois comme il est affligé de l'inconduite de ton fils. Quel ami ! que son chagrin est vif et profond !

PHILOXÉNE.

Mnésiloque, je t'en conjure ! donne-lui de bons conseils pour calmer ses passions. Conserve à toi un ami, à moi un fils.

MNÉSILOQUE.

Je ferai tout ce que tu voudras.

PHILOXÉNE.

Charge-toi entièrement de ce soin. Lydus, suis-moi.

LYDUS.

Je te suis. Mais il vaudrait mieux me laisser ici avec lui pour l'appuyer.

PHILOXÉNE.

C'est assez de lui seul. Mnésiloque, je me recommande à toi ; morigène comme il faut l'étourdi qui déshonore et toi, et moi, et tous ses amis, par son libertinage.

Acte III, Scène IV.

MNÉSILOQUE, seul, parlant avec une extrème agitation. 
(Il est accompagné de plusieurs esclaves qui portent son bagage.)

Un ami (60) ! une maîtresse ! .... Qu'on me dise lequel des deux est mon plus cruel bourreau ? .... Elle le préfère ; qu'elle le garde. J'en suis ravi .... Elle en agir ainsi ! Ah ! par Hercule ! malheur .... à moi. Je veux qu'on ne me croie désormais ni sur parole ni sur serment, si je ne suis animé pour l'infâme .... de l'amour le plus ardent (61). Non, elle n'aura pas trouvé sa dupe. Je cours chez mon père, .... et je lui déroberai tout ce que je pourrai pour le donner à Bacchis .... II faut une vengeance terrible. Il faut la persécuter au point .... que mon père soit réduit à la mendicité. Mais suis-je maître de mes sens ? ai-je ma raison, de former de tels projets, et de tenir ces discours ? J'aime, ah ! oui, j'aime; voilà ce qui est certain pour moi. Mais plutôt que de contribuer par mes dons à l'enrichir de la valeur d'un fétu, j'aimerais mieux surpasser en misère les plus misérables mendiants. Non, par tous les dieux ! je ne lui apprêterai pas à rire. Ma résolution est prise ; je vais restituer tout l'or à mon père. Quand j'aurai les mains nettes, et que je ne possèderai plus rien, elle viendra me cajoler ; et ses cajoleries ne feront pas plus auprès de moi, que si elle chantait auprès du tombeau d'un mort des chansons (62). J'aimerais mieux périr (63) de misère à la petite. C'est bien arrêté : je rends l'or à mon père ; et en même temps j'obtiendrai comme une grâce pour moi qu'il ne fasse point de mal à Chrysale, et qu'il ne lui garde pas rancune d'avoir été dupé à cause de moi au sujet de cet or. Il est juste aussi que je défende ce pauvre garçon, qui n'a menti que pour m'être utile. (A sa suite) Suivez-moi.
(Il sort.)

Acte III, Scène V.

PISTOCLÈRE, sortant de chez Bacchis.

Je n'aurai rien de plus pressé que de faire ce que tu me recommandes, Bacchis. Je vais de ce pas chercher Mnésiloque, et je l"amène tout de suite. (En s'avançant sur le proscenium) Je ne puis comprendre pourquoi, s'il a reçu de mes nouvelles, il tarde à venir. Allons voir chez lui, s'il n'y est pas.

Acte III, Scène VI.

MNÉSILOQUE, PISTOCLÉRE.

MNÉSILOQUE, sans apercevoir son ami.

J'ai rendu tout l'or à mon père. Je voudrais qu'elle vînt, à présent que je suis à sec, la trompeuse ! Que mon père a eu de peine à m'accorder la grâce de Chrysale ! mais à la fin je l'ai obtenue ; rémission entière.

PISTOCLÈRE regardant Mnésiloque. 

N'est-ce pas mon ami ?

MNÉSILOQUE.

N'est-ce pas mon ennemi que j'aperçois ?

PISTOCLÈRE.

C'est lui-même.

MNÉSILOQUE.

C'est lui.

PISTOCLÈRE.

Allons à sa rencontre.

MNÉSILOQUE.

Il faut l'aborder.

PISTOCLÈRE.

Bonjour, mon cher Mnésiloque.

MNÉSILOQUE.

Bonjour.

PISTOCLÈRE.

Pour ton heureuse arrivée, tu souperas avec moi.

MNÉSILOQUE.

Je ne veux pas d'un souper qui m'échaufferait la bile.

PISTOCLÈRE.

Est-ce qu'on t'a fait quelque chagrin depuis ton retour ?

MNÉSILOQUE.

Oui, un chagrin bien sensible.

PISTOCLÈRE.

Qui ?

MNÉSILOQUE.

Un homme que j'avais cru jusqu'à présent mon ami.

PISTOCLÈRE.

On ne voit que trop de gens de cette espèce, qu'on prend pour ses amis, et que l'expérience montre faux et trompeurs; officieux en paroles, incapables de rendre le moindre service, leurs promesses ne sont que fumée. Toujours envieux des succès d'autrui, ils savent très bien se mettre à l'abri de l'envie, par leur caractère méprisable.

MNÉSILOQUE.

Certes, tu fais leur portrait en homme qui s'y connaît bien. Mais ajoute qu'ils recueillent le digne fruit de leurs indignes procédés : personne n'a d'amitié pour eux, ils sont en haine à tout le inonde. Et ils s'attrappent eux-mêmes, les sots, en croyant attraper les autres. Tel est celui sur qui je comptais comme sur moi-même. Il n'a rien négligé de ce qui était en son pouvoir pour me nuire et pour m'arracher le bonheur de ma vie.

PISTOCLÈRE.

C'est un grand scélérat.

MNÉSILOQUE.

Tu l'as dit ; je n'en rabats rien.

PISTOCLÈRE.

Nomme-le-moi, je t'en supplie.

MNÉSILOQUE.

Il est de tes amis. Autrement je te demanderais de faire tous tes efforts pour me venger de lui.

PISTOCLÈRE.

Nomme-le-moi seulement ; si je ne trouve pas le moyen e te venger, je veux que tu me tiennes pour le plus l âche des hommes.

MNÉSILOQUE.

C'est un infâme. Mais cependant il t'est cher.

PISTOCLÈRE.

Et j'insiste d'autant plus pour le connaître. Je fais peu de cas d'une telle amitié.

MNÉSILOQUE.

Eh bien! il faut te satisfaire. Apprends son nom. Pistoclère, c'est toi qui me tues (64).

PISTOCLÈRE.

Que veux-tu dire ?

MNÉSILOQUE.

Dis-moi; ne t'avais-je pas écrit d'Éphèse de me retrouver ma maîtresse ?

PISTOCLÈRE.

Oui ; et c'est ce que j'ai fait.

MNÉSILOQUE. 

Eh bien ! Athènes ne t'offrait-elle pas assez d'autres courtisanes, avec qui tu pouvais te lier, sans prendre celle que je t'avais recommandée pour moi ? Ne pouvais-tu être amoureux sans me trahir

PISTOCLÈRE.

Tu es fou.

MNÉSILOQUE.

Ton précepteur m'a tout révélé ; tu le nierais vainement. Tu es mon bourreau.

PISTOCLÈRE.

Que d'injures gratuites ! En est-ce assez ?

MNÉSILOQUE.

Tu n'aimes pas Bacchis ? n'est-ce pas ?

PISTOCLÈRE.

Elles sont deux. Entre, tu le verras.

MNÉSILOQUE.

Elles sont deux ?

PISTOCLÈRE.

Oui, deux soeurs.

MNÉSILOQUE.

Tu veux me conter des sornettes.

PISTOCLÈRE.

A la fin, si tu persistes dans ton incrédulité, je te prendrai sur mon dos, et je te porterai chez elles.

MNÉSILOQUE.

Non, j'irai bien tout seul. Un moment. 

PISTOCLÈRE, l'entraînant.

Point de retard ; il faut te défaire de tes injustes soupçons.

MNÉSILOQUE.

Je te suis.
(Ils sortent.)

Acte IV, Scène I.

LE PARASITE de Cléomaque, UN ESCLAVE.

Je suis le parasite d'un fat, d'un vaurien, ce militaire qui a amené ici sa maîtresse de Samos. Il m'envoie maintenant lui proposer le choix ou de restituer l'or qu'elle a reçu, ou de partir avec lui. Toi, qui l'as tojours accompagnée, tu connais sa demeure (65); frappe (66). Va donc. (L'esclave va frapper.) Retire-toi, coquin. Comme il frappe, ce drôle-là ! Ça mangerait un pain long de trois pieds, et ça n'a pas la force de frapper à une porte. (Il frappe.) Y a-t-il quelqu'un ici ? Holà ! quelqu'un. Ouvrira-t-on? Veut-on venir ?

Acte IV, Scène II.

PISTOCLÈRE, LE PARASITE.

PISTOCLÈRE.

Qu'est-ce que c'est que cela ? quel est ce vacarme ? quel démon te tourmente, de venir exercer ainsi tes forces aux dépens de notre maison ? Il a presque brisé la porte. Que veux-tu ?

LE PARASITE.

Bonjour, jeune homme.

PISTOCLÈRE.

Bonjour. Mais qui demandes-tu ?

LE PARASITE.

Bacchis.

PISTOCLÉRE.

Laquelle ?

LE PARASITE.

Je ne sais pas, je demande Bacchis. Cléomaque le militaire m'a donné commission de lui dire en deux mots qu'elle eût à lui rendre deux cents Philippes d'or, ou à partir aujourd'hui même avec lui pour Élatie.

PISTOCLÉRE.

Elle ne part point; dis-lui qu'elle ne partira point elle en aime un autre que lui. Va-t'en lui porter cette réponse, et laisse-nous.

LE PARASITE.

Pas tant de colère !

PISTOCLÉRE.

Sais-tu que si je m'y mets Par Hercule ! un orage est prêt à fondre sur ta figure. Je porte en mes mains des brise-mâchoires, et elles me démangent.

LE PARASITE, à part.

Autant que je puis l'entendre, si je n'y prends garde, il me fera sauter mes brise-noix de la bouche. (A Pistoclère) Je vais faire ton message, et je ne te réponds pas des suites.

PISTOCLÉRE.

Ah ça ! donc ?

LE PARASITE.

Je lui dirai ta réponse.

PISTOCLÉRE.

Qui es-tu ?

LE PARASITE.

Je suis la cuirasse de ce guerrier.

PISTOCLÉRE.

Triste guerrier, qui a une si méchante cuirasse.

LE PARASITE.

Il viendra tout gonflé de courroux.

PISTOCLÉRE.

Eh bien ! qu'il en crève.

LE PARASITE.

Tu n'as plus rien à me dire ?

PISTOCLÉRE.

Sinon que tu t'en ailles promptement. Je te le conseille.

LE PARASITE.

Adieu, brise-mâchoire.

PISTOCLÉRE.

Adieu, la cuirasse. (Le parasite sort.)

PISTOCLÉRE.

Au train que prennent les choses, je ne sais trop ce que pourra faire mon ami pour sa maitresse, à présent qu'il a rendu à son père tout cet or dans sa colère. Il n'a pas un denier pour rembourser le militaire. Mais retirons-notes de ce côté ; j'entends le bruit de la porte. C'est Mnésiloque ; il sort bien affligé.

Acte IV, scène III.

MNÉSILOQUE, PISTOCLÈRE.

MNÉSILOQUE, sans voir Pistoclère.

Étourdi ! brutal ! furieux ! fou ! écervelé ! oui, je suis tout cela. Je ne sais ce que c'est que mesure et couvenance, que justice et honneur ; homme sans consistance, sans caractère , sot , insupportable , esprit fâcheux. Enfin je suis tout ce que je ne peux souffrir dans les autres. Non, il n'y a pas de mortel plus impertinent, plus indigne de la faveur des dieux et de l'affection des hommes. On doit me fuir. Je ne dois avoir que des ennemis, et pas un ami. Je n'ai maintenant qu'à chercher des méchants, et non d'honnêtes gens, pour m'assister. Tous les noms odieux que les plus odieux des hommes peuvent mériter, ils ne les méritent pas autant que moi. Aller rendre tout cet or à mon père ! et j'aimais ; et l'or était en ma puissance ! Malheureux que je suis ! j'ai détruit mon bonheur et l'ouvrage de Chrysale !

PISTOCLÉRE, à part,

Il faut le consoler ; approchons. Comment cela va-t-il, Mnésiloque ?

MNÉSILOQUE. 

Je suis perdu !

PISTOCLÉRE.

Les dieux nous en préservent !

MNÉSILOQUE.

Je suis perdu !

PISTOCLÉRE.

Veux-tu te taire ? insensé !

MNÉSILOQUE.

Non, c'est la vérité.

PISTOCLÉRE.

Tu n'as pas ta raison.

MNÉSILOQUE.

Je suis perdu ! A quels remords, à quels regrets amers mon âme est en proie ! Ai-je bien pu ajouter foi à de fausses imputations ? Que ma colère envers toi était injuste !

PISTOCLÉRE.

Prends courage.

MNÉSILOQUE.

Et comment ? Il y aurait plus de ressource en un mort qu'en moi.

PISTOCLÉRE.

Le parasite du militaire était venu réclamer l'or ; je l'ai si mal reçu, qu'il s'est dépêché de quitter la place et de s'éloigner.

MNÉSILOQUE.

A quoi cela me sert-il ? Que ferai-je ? misérable! je n'ai plus rien. Il va l'emmener, je dois m'y attendre.

PISTOCLÉRE.

Si j'avais quelque argent, tu n'aurais pas de moi des promesses.

MNÉSILOQUE.

Non, mais aide et assistance, je n'en doute pas. Ton coeur m'est connu. D'ailleurs tu as une maîtresse, et je puis t'en croire. Tu es dans l'embarras pour ton propre compte ; comment, toi-même dans la détresse, viendrais-tu à mon secours ?

PISTOCLÉRE.

Plus de courage ! Un dieu daignera nous regarder.

MNÉSILOQUE.

Chansons !

PISTOCLÉRE.

Attends.

MNÉSILOQUE.

Qu'est-ce ?

PISTOCLÉRE.

Voici ta fortune qui vient : c'est Chrysale.

Acte IV, Scène IV

CHRYSALE, MNÉSILOQUE, PISTOCLÈRE.

CHRYSALE, ne voyant pas les deux jeunes gens.

Chrysale vaut son pesant d'or. On devrait ériger une statue d'or à Chrysale (67). J'ai remporté aujourd'hui deux victoires, l'ennemi m'a deux fois abandonné ses dépouilles. Comme j'ai abusé, joliment mon vieux maître ! comme il a été joué Le vieillard est fin, je suis plus fin que lui, et mes ruses l'ont amené au point de m'accorder une croyance entière. Notre amant, qui m'associe à sa bombance et à ses fêtes amoureuses, me doit sa richesse, une richesse de roi, et il n'a pas eu loin à la chercher ; je l'ai mise sous sa main. Qu'on ne me parle pas des Parménons, des Syrus, qui procurent à leurs maîtres deux ou trois mines ! Rien de plus misérable qu'un esclave qui n'a point de cela (se, frappant sur le front.) II lui faut un esprit fertile, qui fournisse à tout besoin des ressources. Un homme n'a de valeur qu'autant qu'il sait faire le bien ou le mal ; fourbe avec les fourbes, voleur avec les voleurs, qu'il rapine alors tant qu'il pourra. Il faut savoir prendre toutes sortes de faces, pour peu qu'on ait de sens et d'esprit c; bien agir avec les bons, mal avec les méchants ; s'accommoder aux circonstances. Mais je suis curieux d'apprendre ce que mon maître a prélevé pour lui, ce qu'il a rendu à son père. S'il sait se conduire, il aura fait du vieillard un Hercule ; il lui aura donné la dîme (68), et aura gardé pour lui le reste. Voici justement mon homme (Mnésiloque a les yeux baissés). Mon maître, est-ce qu'il t'est tombé des mains quelques pièces, que tu as les yeux attachés à la terre ? Vous avez tous deux un air triste et chagrin. Qu'est-ce que cela veut dire ? Mauvais signe. II y a quelque chose là dessous. Vous ne répondez pas ?

MNÉSILOQUE.

Chrysale, je suis mort !

CHRYSALE.

Est-ce que par hasard tu aurais pris trop peu ?

MNÉSILOQUE.

O ciel ! trop peu ! Hélas! bien moins que peu.

CHRYSALE.

Comment, nigaud ? Quand ma prouesse t'a ménagé l'occasion de prendre tout ce que tu voulais, pourquoi prenais-tu à petites pincées du bout des doigts ? Ignorais-tu combien sont rares de pareilles occasions dans la vie ?

MNÉSILOQUE.

Quelle est ton erreur !

CHRYSALE.

Quelle est la tienne plutôt, de n'avoir pas puisé à pleines mains !

MNÉSILOQUE.

Ah! que tu me ferais encore d'autres reproches, si tu savais tout ! Je suis mort !

CHRYSALE.

Ces paroles me présagent quelque chose de sinistre.

MNÉSILOQUE.

Je suis perdu !

CHRYSALE.

Comment donc ?

MNÉSILOQUE.

J'ai rendu tout l'or à mon père, jusqu'à la dernière obole.

CHRYSALE.

Tu l'as rendu ?

MNÉSILOQUE.

Oui.

CHRYSALE.

Tout ?

MNÉSILOQUE.

Entièrement.

CHRYSALE.

Nous sommes égorgés ! As-tu bien eu la pensée de commettre une si méchante action ? 

MNÉSILOQUE.

Sur de faux discours je me suis cru trahi par lui (Montrant Pistoclère) et par Bacchis. Dans ma colère j'ai tout rendu à mon père.

CHRYSALE.

Et qu'est-ce que tu lui as dit en lui rendant cet or ?

MNÉSILOQUE.

Que je l'avais reçu d'Archidame à ma première demande.

CHRYSALE.

Eh bien! par cette déclaration tu envoies Chrysale droit au gibet. Ton père ne m'aura pas plus tôt vu, qu'il me livrera au bourreau.

MNÉSILOQUE.

Non, j'ai obtenu de lui ....

CHRYSALE.

Qu'il ferait ce que je dis, n'est-ce pas !

MNÉSILOQUE.

Point du tout. Il ne te fera point de mal et ne te gardera point rancune. J'ai eu de la peine à le vaincre. A présent il faut que tu me rendes un service, Chrysale.

CHRYSALE.

Lequel ?

MNÉSILOQUE. 

C'est de lui tendre un autre piège. Arrange, invente, concerte quelque chose, dresse tes batteries. Il faut absolument tromper sa prudence par un tour d'adresse, et lui dérober son or.

CHRYSALE.

C'est impossible.

MNÉSILOQUE. 

Essaie, tu réussiras. Cela t'est si aise !

CHRYSALE.

La peste ! Aisé à moi ! Ne suis-je pas atteint et convaincu de l'avoir attrapé ? Maintenant, si je lui disais de ne pas me croire, à peine m'en croirait-il.

MNÉSILOQUE. 

En effet, si tu avais entendu tout ce qu'il a dit. contre toi en ma présence ....

CHRYSALE.

Que disait-il ?

MNÉSILOQUE. 

Que si tu lui affirmais qu'il fait jour en plein midi , il n'en croirait rien ; que si tu lui montrais le soleil, il dirait que c'est la lune.

CHRYSALE.

Oui-dà ? Nous allons lui en donner à garder. Il me payera ses propos.

MNÉSILOQUE. 

Tu n'as rien à nous ordonner ?

CHRYSALE. 

Rien, si non que vous vous amusiez bien : telle est ma volonté. Demandez-moi tout l'or que vous voudrez, vous l'aurez. A quoi bon porter le nom de Chrysale, si mes actions n'y répondent pas ? Voyons ; quelle, somme te faut-il, Mnésiloque ?

MNÉSILOQUE. 

Deux cents Philippes pour délivrer Bacchis.

CHRYSALE.

Tu les auras.

MNÉSILOQUE. 

Il faut encore pour nos dépenses ....

CHRYSALE.

Ah ! doucement, s'il te plaît. Procédons par ordre. Quand j'aurai pourvu au premier article, nous passerons à l'autre. Je vais dresser d'abord mes batteries contre le vieillard pour enlever les deux cents Philippes. Si ma baliste enfonce les tours et les remparts, j'entre de vive force, et je prends ce vieux fort délabré. Après cette prise, vous porterez l'or à pleines corbeilles à vos amis, à qui en voudra (69).

MNÉSILOQUE. 

Notre espoir, notre confiance est en toi, Chrysale.

CHRYSALE.

Toi, Pistoclère, entre chez Bacchis, et apporte-moi promptement .....

PISTOCLÉRE.

Quoi ?

CHRYSALE.

Poinçon , cire, tablettes, fil (70).

PISTOCLÉRE. 

Tu vas avoir tout cela.

MNÉSILOQUE.  

Quel est ton dessein ? dis-moi. Le dîner est prêt.

CHRYSALE.

Vous êtes deux, et Bacchis fait la troisième !

MNÉSILOQUE. 

Comme tu dis.

CHRYSALE.

Et Pistoclère n'a point de maîtresse ?

MNÉSILOQUE. 

Si ; elle est ici. C'est la soeur de celle que j'aime ; nous avons deux Bacchis.

CHRYSALE.

Qu'est-ce que tu dis là ?

MNÉSILOQUE. 

La chose, comme elle se passera.

CHRYSALE.

Et votre table à deux lits, où est-elle dressée ?

MNÉSILOQUE. 

Pourquoi veux-tu le savoir ?

CHRYSALE.

J'ai mes raisons ; dis-le-moi, je le veux. Tu ne sais pas ce que je vais faire, et quel grand coup je prépare.

MNÉSILOQUE. 

Donne-moi la main, suis-moi proche de cette porte, et regarde là dedans (Montrant l'intérieur de la maison de Bacchis).

CHRYSALE.

A merveille ! excellente disposition ! Je ne pouvais pas souhaiter mieux.

PISTOCLÉRE, apportant des tablettes.

Tes ordres habilement donnés à des habiles ont été, sur-le-champ exécutés.

CHRYSALE.

Qu'est-ce que tu apportes ?

PISTOCLÉRE. 

Tout ce que tu as demandé.

CHRYSALE, à Mnésiloque.

Toi, vite, prends ce poinçon et ces tablettes.

MNÉSILOQUE. 

Pourquoi faire ?

CHRYSALE.

Écris ce que je vais te dicter. Je veux que ce soit toi même qui  écrives et que ton père reconnaisse ta main. Écris.

MNÉSILOQUE.  

Je suis prêt.

CHRYSALE.

D'abord le salut accoutumé à ton père.

PISTOCLÉRE. 

S'il lui souhaitait plutôt quelque bonne maladie motrtelle ? cela ne vaudrait-il pas mieux ? 

MNÉSILOQUE. 

Ne nous trouble pas. J'ai mis ce que tu m'as dit.

CHRYSALE.

Voyons ; comment ?

MNÉSILOQUE. 

"Mnésiloque à son père, salut."

CHRYSALE.

Allons, tôt, ajoute : "Mon père, Chrysale ne cesse de me gronder, parce que je t'ai rendu ton argent, et que je ne t'ai rien dérobé."

PISTOCLÉRE. 

Donne-lui le temps d'écrire.

CHRYSALE.

Il faut qu'un amoureux ait la main prompte.

PISTOCLÉRE. 

Oh ! sans doute il l'a prompte, mais à semer l'argent plutôt qu'à écrire.

MNÉSILOQUE. 

Poursuis : c'est écrit.

CHRYSALE.

« Maintenant, mon cher père, tiens-toi sur tes gardes. Il prépare quelque fourberie, pour voler ton argent, et il se vante d'y parvenir. » - (Mnésiloque paraît étonné.) Qu'est-ce qui t'arrête ? continue.

MNÉSILOQUE. 

Tu n'as qu'à dicter.

CHRYSALE.

« Il m'offre de me donner cet argent, pour que je le donne aux courtisanes, et que je le mange dans des parties de débauches, et que je fasse la vie des Grecs. Prends donc garde, mon père, qu'il ne t'abuse. Défie toi de lui. »

MNÉSILOQUE. 

Après.

CHRYSALE.

Ajoute.

MNÉSILOQUE. 

Parle ; j'écris.

CHRYSALE.

« Mais, mon père, souviens-toi de tes promesses, je te prie. Ne le bats pas ; il suffira de le tenir à la maison enchaîné. » - (A Pistoclère) Donne-moi la cire et le fil. (A Mnésiloque) Vite, lie, et cachète.

MNÉSILOQUE. 

Explique-moi, je t'en supplie, quel usage tu feras d'une pareille lettre. Tu veux qu'il se défie de toi, et qu'on te tienne enchaîné à la maison !

CHRYSALE.

Il me plaît ainsi. De grâce, mêle-toi de ce qui touche ta personne, et ne t'inquiète pas de moi. Je sais ce que je fais, et je mène l'entreprise à mes risques et périls.

MNÉSILOQUE. 

Tu as raison.

CHRYSALE.

Donne-moi ces tablettes.

MNÉSILOQUE. 

Tiens.

CHRYSALE.

Maintenant, attention. Pistoclère et Mnésiloque, allez vite vous mettre à table, chacun avec votre chacune. C'est là votre affaire. Ne tardez pas, le festin vous attend. Force rasades !

PISTOCLÉRE. 

Tu n'as plus rien à nous ordonner ?

CHRYSALE.

Si fait : quand vous serez à table, n'en sortez plus qu'à mon commandement.

PISTOCLÉRE. 

O l'excellent commandant !

CHRYSALE.

Allons, vous devriez avoir déjà bu deux coups.

MNÉSILOQUE. 

Fuyons.

CHRYSALE.

Faites votre devoir (71), laissez-moi faire le mien.

Acte IV, Scène V.

CHRYSALE, seul.

C'est une affaire terriblement difficile (72) que j'entreprends là, et je crains de ne pouvoir pas la mener à fin. Mais j'ai besoin que le vieillard soit en colère, furibond. Mes machines iraient mal, s'il était calme, quand il me verra. Sur ma vie ! je vais le tourner et le retourner comme il faut, comme un pois frit (73) dans la poêle à frire. Promenons-nous devant la porte, pour le prendre au passage, et lui remettre les tablettes en main propre.

 Acte IV, Scène VI.

NICOBULE, CHRYSALE.

NICOBULE.

J'ai grand dépit au coeur, de voir que Chrysale m'ait ainsi échappé.

CHRYSALE, à part.

Vivat ! il est fâché. Voici le moment favorable pour l'aborder.

NI COBULE.

Qui est-ce que j'entends là ? Eh! oui, ma foi, c'est lui, c'est Chrysale.

CHRYSALE.

Approchons.

NICOBULE.

Bonjour, honnête serviteur. Où en sommes-nous ? Quand est-ce que je m'embarque pour aller à Éphèse redemander mon or à Théotime ? Tu es muet. Par tous les dieux ! je jure que, si je n'aimais pas tant mon fils , et si ce n'était pour lui complaire, ton dos serait déjà déchiré de la belle manière à coups de fouet, et tu irais, bien garni de fer, suer au moulin jusqu'à la fin de tes jours. Mnésiloque m'a instruit de toutes tes scélératesses.

CHRYSALE.

C'est lui qui m'accuse ? Très bien ! je suis un fripon, un homme abominable, un criminel. Attends-toi aux effets, ils justifieront tes paroles.

NI COBULE.

Tu menaces, bourreau !

CHRYSALE.

Tu apprendras bientôt à le connaître. Maintenant voici les tablettes qu'il m'a chargé de te remettre. Il te prie de faire ce qu'il t'écrit.

NI COBULE.

Donne.

CHRYSALE.

Tu reconnais son cachet ?

NICOBULE.

Oui. Que fait-il ?

CHRYSALE, avec un air affecté.

Je l'ignore. Je ne dois rien savoir, je n'ai souvenir de rien. Je sais seulement que je suis un esclave. J'ignore ce que je sais. (A part, pendant que Nicobule lit) Voilà le merle qui donne dans le filet et qui mord à l'appât. Il sera pris joliment ; mon piège est bien tendu.

NICOBULE.

Attends un moment, Chrysale, je reviens. (Il Sort.)

CHRYSALE, seul.

Comme il m'attrape ! comme il va me surprendre ! Il amènera des esclaves pour me faire enchaîner. Bonne manoeuvre ! mon brigantin prend son vaisseau à l'abordage. Silence ! la porte s'ouvre.

Acte IV, Scène VIII.

NICOBULE, CHRYSALE, ESCLAVES.

NICOBULE, à un esclave.

Serre-lui les mains; dépêche, Artamon.

CHRYSALE.

Qu'est-ce que j'ai fait ? (On lui lie les mains.)

NICOBULE, à l'esclave.

Un bon coup de poing, s'il lui arrive de souffler. (A Chrysale) Que dit cette lettre ?

CHRYSALE.

C'est à moi que tu le demandes ? Comme je l'ai reçue, ainsi je te l'ai remise, bien cachetée.

NICOBULE.

Tu as donc beaucoup grondé mon fils, de m'avoir rendu l'or ? Et tu t'es vanté de me le dérober encore malgré cela par tes fourberies ?

CHRYSALE.

Moi ? je m'en suis vanté ?

NICOBULE.

Oui, toi.

CHRYSALE.

Et qui est-ce qui dit que j'ai tenu ce discours ?

NICOBULE.

Tais-toi ; personne ne me l'a dit. Mais voilà tes accusatrices, ces tablettes que tu as apportées toi-même. Oui, ce sont elles qui te font charger de liens.

CHRYSALE.

Ah ciel ! ton fils a fait de moi un Bellérophon (74). Je suis porteur du message qui est cause qu'on m'enchaîne. Laisse faire.

NICOBULE.

Ce que j'en fais, est pour que tu conseilles à mon fils de vivre en Sybarite, triple empoisonneur !

CHRYSALE.

Imbécile, imbécile que tu es ! On te vend à beaux deniers comptants, et tu ne t'en doutes pas, et tu es dans ce moment même sur la pierre (75)du crieur.

NICOBULE.

Réponds ; qui est-ce qui me vend ?

CHRYSALE, avec un attendrissement hypocrite.

Que favorisé des dieux est le mortel qui meurt dans la force de l'âge, avant d'avoir perdu le sens et l'esprit ! Pour peu que Nicobule eût été protégé du ciel, ne devrait-il pas être mort, il y a déjà plus de dix ans, plus de vingt ans ? Que fait-il sur la terre ? fardeau incommode, il n'a ni sens ni raison. Il ne vaut ni plus ni moins qu'un champignon pourri.

NICOBULE.

Ah! je suis un fardeau incommode sur la terre ? Qu'on l'emmène à la maison, et qu'on l'attache fortement à la colonne (76). Tu ne me voleras pas mon or.

CHRYSALE.

Non, car tu me le donneras toi-même.

NICOBULE.

Je te le donnerai !

CHRYSALE.

Et tu me prieras de le prendre, quand tu sauras en quel péril, en quel gouffre de perdition s'est plongé mon calomniateur. Tu m'offriras généreusement la liberté je n'accepterai pas tes présents.

NICOBULE.

Dis-moi, architraître, quel péril court mon fils Mnésiloque ?

CHRYSALE.

Suis-moi, tu le verras.

NICOBULE.

Où veux-tu me mener ?

CHRYSALE.

A trois pas d'ici.

NICOBULE.

Dix, si tu veux.

CHRYSALE.

Hé ! Artamon, entr'ouvre cette porte (Il désigne la maison de Bacchis) ; doucement, pour ne pas faire de bruit. Assez. (A Nicobule) Approche. Vois-tu des convives à table ?

NICOBULE.

Oui ; en face, Pistoclère et Bacchis.

CHRYSALE.

Et sur l'autre lit, quels sont les convives ?

NICOBULE.

Malheureux ! je suis mort !

CHRYSALE.

Tu le reconnais ?

NICOBULE.

Oui.

CHRYSALE.

Et sa compagne ? est-ce un joli minois ?

NICOBULE.

Que trop joli.

CHRYSALE.

Ah ! çà, tu la prends pour une courtisane ?

NICOBULE.

Et pour qui donc ?

CHRYSALE.

Erreur.

NICOBULE.

Et qui est-ce donc, je te prie ?

CHRYSALE.

Devine. Je ne te le dirai pas.

Acte IV, Scène VIII

CLÉOMAQUE, NICOBULE, CHRYSALE. (77)

CLÉOMAQUE, sans voir les autres personnages.

Mnésiloque, fils de Nicobule, retenir de force la femme qui m'appartient ! Qu'est-ce que ces façons d'agir ?

NICOBULE, bas à Chrysale.

Quel est cet homme ?

CHRYSALE, à part.

Le militaire vient à propos.

CLÉOMAQUE.

II me prend donc, non pas pour un guerrier, mais pour une femme, incapable de défendre et soi-même et les siens ? Je veux que Bellone et Mars n'aient plus jamais foi à ma parole, si, dès que je le rencontrerai, je n'en fais un corps sans âme et ne le déshérite de la vie.

NICOBULE, bas à Chrysale. 

Chrysale, qui est cet homme qui menace mon fils ?

CHRYSALE.

C'est le mari de celle qui est couchée à côté de lui.

NICOBULE.

Son mari ?

CHRYSALE.

Oui, son mari.

NICOBULE.

C'est donc une femme mariée  (78)?

CHRYSALE.

Tu vas le voir tout-à-l'heure.

NICOBULE.

Je suis perdu, perdu sans ressource !

CHRYSALE.

Eh bien ! Chrysale est-il un scélérat, à présent ? Poursuis, charge-moi de liens ; écoute ton fils. Ne te disais-je pas que tu apprendrais à juger l'homme ?

NICOBULE.

Que faire ?

CHRYSALE.

Ordonne qu'on me débarrasse au plus tôt de mes liens. Si je ne puis agir, il le prendra en flagrant délit.

CLÉOMAQUE, se croyant toujours seul.

Je donnerais tous les trésors du monde pour le surprendre couché avec elle. Quel plaisir de les exterminer tous deux !

CHRYSALE, à Nicobule.

Tu l'entends. Fais-moi donc mettre en liberté.

NICOBULE, aux esclaves.

Détachez ses liens. Affreux malheur! je n'ai plus de sang dans les veines.

CLÉOMAQUE.

Et l'indigne qui se prostitue, elle ne se moquera pas de moi impunément.

CHRYSALE, à Nicobule.

Tu peux transiger pour quelque argent.

NICOBULE.

Eh bien, négocie ; je te donne plein pouvoir, pourvu qu'il ne le surprenne pas, et que je sauve mon fils.

CLÉOMAQUE, toujours sans voir les autres personnages.

S'ils ne me paient deux cents Philippes, je leur arracherai l'âme des entrailles à tous les deux.

NICOBULE.

Tâche de transiger, si tu peux ; hâte-toi, de grâce ; à quelque prix que ce soit.

CHRYSALE.

J'y mettrai tout mon zèle. (Au militaire) Qu'as-tu à crier ?

CLÉOMAQUE.

Que fait ton maître ?

CHRYSALE.

Je n'en sais rien. (Pour ce qui suit, il parle de manière à n'être pas entendu de Nicobule.) Veux-tu, moyennant deux cents Philippes qu'on s'engage à te payer, nous épargner ta clameur et tout ce scandale ?

CLÉOMAQUE.

J'y consens de grand coeur.

CHRYSALE.

Souffriras-tu que je te dise beaucoup d'injures ?

CLÉOMAQUE.

Tant que tu voudras.

CHRYSALE.

Le bourreau ! comme il est complaisant ! Voici le père de Mnésiloque. Viens ; il s'engagera. Tu n'as qu'à faire ta demande. C'est assez de paroles.

NICOBULE, bas à Chrysale.

Où en sommes-nous ?

CHRYSALE.

J'ai conclu pour deux cents Philippes.

NICOBULE.

Ah ! mon sauveur, je te dois la vie. Il me tarde de prononcer le grand mot : "Je consens".

CHRYSALE, au militaire.

Demande (79) ; (à Nicobule) et toi, souscris.

NICOBULE, au militaire.

Je suis prêt à souscrire. Demande.

CLÉOMAQUE.

Veux-tu me donner deux cents Philippes d'or bien sonnants ?

CHRYSALE, à Nicobule.

A toi. Réponds que tu conseils.

NICOBULE.

Je consens.

CHRYSALE, au militaire.

Est-ce que tu n'es pas satisfait à présent, infâme ? N'ennuie pas mon maître. Crois-tu nous effrayer par tes menaces ? Nous te faisons une offrande de malédictions. Si tu as une épée, n'avons-nous pas la broche à la cuisine ? et si tu m'échauffes les oreilles, je te criblerai comme le ventre d'une souris. Je vois ce que c'est ; par Hercule ! Je devine quel soupçon t'inquiète. Tu crois qu'il est avec elle.

CLÉOMAQUE.

Oui, il y est.

CHRYSALE.

Jamais ne me soient propices Jupiter, Junon, Cérès, Minerve, Latone, l'Espérance, Ops, la Vertu, Vénus, Castor, Pollux, Mars, Mercure, Hercule, le dieu des Mânes (80), le Soleil, Saturne, et tous les dieux, s'il est en ce moment avec elle, debout ou couché, s'il l'embrasse, ou si .... tu m'entends.

NICOBULE.

Quel serment il fait ! Ses parjures nous sauvent.

CLÉOMAQUE.

Que fait donc Mnésiloque à présent ?

CHRYSALE.

Son père l'a envoyé aux champs ; et elle, elle a été à l'Acropole visiter le temple de Minerve. Il est ouvert ; tu peux aller voir si elle y est.

CLÉOMAQUE.

Je vais de ce pas au forum.

CHRYSALE.

Au gibet qui t'étrangle.

CLÉOMAQUE.

Pourrai-je toucher l'or aujourd'hui ?

CHRYSALE.

Oui, et va te faire pendre. Ne crois pas nous intimider, misérable ! (Le militaire sort). Au nom des dieux, je t'en prie, mon maître, laisse-moi, que j'aille dans cette maison trouver ton fils.

NICOBULE.

Pourquoi faire ?

CHRYSALE.

Pour l'accabler de reproches, de se conduire de la sorte.

NICOBULE.

Oui, je t'en prie, Chrysale, gronde-le bien. Ne le ménage pas.

CHRYSALE.

Qu'est-il besoin de me le recommander ? Seras-tu content, si je le gourmande plus longuement que jamais Demetrius ne gourmanda Clinias ? (Il sort.)

NICOBULE, seul.

Cet esclave est comme un mal aux yeux. Si on ne l'a pas, on s'en passe très bien, on n'en veut pas du tout. S'il vous vient, vous ne pouvez vous retenir d'y toucher. Si Chrysale ne s'était trouvé là par bonheur, le militaire surprenait sa femme en flagrant délit et Mnésiloque avec elle, et il le tuait. Ces deux cents Philippes que j'ai promis sont comme la rançon de mon fils ; cependant je ne les donnerai qu'à bonnes enseignes, et après avoir vu Mnésiloque. Je ne veux pas me fier à la légère à Chrysale. Mais relisons encore ces tablettes avec attention ; un écrit sous cachet mérite créance.
(Il sort.)

Acte IV, Scène IX.

NICOBULE, CHRYSALE.

CHRYSALE, sortant de chez Bacchis avec des tablettes.

On vante les fameux exploits des Atrides (81) contre la patrie de Priam, cette Pergame bâtie par une main divine : encore leur fallut-il des armes, des bataillons, de braves guerriers, mille vaisseaux, et dix années pour en venir à bout. Qu'était-ce que les ravages d'Achille (82)? Voyez, moi, comme je vais prendre d'assaut mon vieux maître, sans flotte, sans armée, sans tout cet attirail de soldats. Nous avons déjà une capture : ma victoire enlève au père son or pour les amours du fils. N'est-ce pas le moment d'entonner la complainte, en attendant que le vieillard paraisse. (Il chante :) "O Pergame! ô patrie ! ô Troie ! ô Priam ! (83)" Pauvre barbon, ton heure est venue. Tu seras dépouillé de quatre cents Philippes d'or. Ces tablettes que j'ai là bien scellées et cachetées, ce n'est pas une simple missive, c'est le cheval de bois, stratagème des Grecs. Pistoclère, qui nous a tout fourni, est notre Epius. Mnésiloque est Sinon, qu'on laisse en arrière. Le voyez-vous d'ici en ce moment couché, non sur le tombeau d'Achille, mais sur un bon lit, et Bacchis à ses côtés ? L'autre Sinon alluma des feux pour signal, celui-ci brûle lui-même pour sa maîtresse (84). Et moi, je suis Ulysse qui mène toute l'entreprise. Les caractères tracés là-dedans sont les soldats enfermés dans le cheval de bois, bien armés, bien animés. La ruse nous réussit de même, et mieux encore jusqu'à présent. Notre cheval, au lieu d'une forteresse, attaquera le coffre-fort. Il porte en ses flancs la déconfiture, la ruine du vieillard ; il va lui arracher son or. Notre vieux benêt, je l'appelle Ilion ; le militaire est Ménélas ; et moi, Agamemnon et Ulysse tout ensemble. Mnésiloque est Pâris. Ne doit-il pas causer la ruine de soit père et de leur maison ? C'est lui qui a ravi la belle Hélène, pour laquelle j'assiège Pergame. On dit qu'Ulysse était hardi et rusé comme moi. J'ai été pris comme lui un moment. Tandis que, sous les habits d'un mendiant, il cherchait à dérober la destinée d'Ilion, il manqua d'être découvert et de périr. Moi, j'ai couru aujourd'hui même chance. On m'a lié, garrotté. Mon adresse m'a tiré d'embarras, comme il se sauva grâce à la sienne. Par un arrêt du ciel, trois choses devaient être fatales à Pergame : l'enlèvement du Palladium, la mort de Troïle, la démolition de la muraille au dessus de la porte Scée. Il y a aussi trois fatalités pour notre vieil Ilion. D'abord, par un mensonge au sujet de son hôte, et de l'argent et du vaisseau, je lui ai ravi le Palladium. Restaient encore deux conditions fatales, pour prendre la place. En remettant les tablettes au vieillard, j'ai tué Troïle. Lorsque je lui ai fait accroire que Mnésiloque était avec la femme du militaire, je me suis tiré, non sans peine, d'un mauvais pas. J'étais en grand péril, comme Ulysse, quand Hélène le reconnut et le mit en la puissance d'Hécube. Mais le matois sut emmieller si bien ses paroles, que la reine se laissa persuader, et qu'il eut sa liberté. Et moi aussi, j'ai sit par finesse me délivrer du danger et duper le vieillard. Ensuite, il a fallu livrer bataille au terrible militaire, qui prend les villes en paroles sans dégainer ; il a été repoussé. Puis, j'attaque le vieillard, mensonge en avant ; d'un seul coup j'abats l'ennemi et j'emporte des dépouilles opimes. Il donnera au militaire les deux cents Philippes qu'il a promis. Mais, en réjouissance de la prise d'Ilion, l'armée doit triompher et boire (85) ; ce sont deux cents Philippes qu'il nous faut encore. Ah! que notre Priam vaut mieux que l'ancien ! il n'a pas seulement cinquante fils, mais bien quatre cents, tous de bon aloi, d'espèce excellente. Aujourd'hui, en deux coups, je les lui aurai tous massacrés. Y a-t-il quelqu'un qui veuille acheter notre Priam (86) ? il sera mis en vente, bon marché, comme un vieux rebut, une fois que j'aurai pris la ville d'assaut. Mais le voici devant la porte ; allons à sa rencontre, et commençons.

NICOBULE.

Quelle voix se fait entendre ici près ?

CHRYSALE.

Nicobule !

NICOBULE.

Eh bien ! qu'est-ce ? As-tu fait ma commission ?

CHRYSALE.

Si je l'ai faite ! Approche.

NICOBULE.

Me voici.

CHRYSALE.

Vraiment, j'ai de l'éloquence. Mes reproches, mes réprimandes ont arraché des larmes au jeune homme. Oh ! je lui en ai dit !

NICOBULE.

Et lui ?

CHRYSALE.

Pas un mot. Il écoutait, en pleurant, mes discours sans rien dire ; et sans rien dire aussi, il a écrit cette épître, l'a cachetée, et m'a chargé de te la remettre. Mais je crains quelque chanson pareille à celle de tantôt. Vois le cachet. C'est bien le sien ?

NICOBULE.

Oui. Je suis curieux de lire sa lettre.

CHRYSALE.

Lis. (A part) Voici qu'on démolit le mur au dessus de la porte Scée. La ruine d'Ilion approche. Le cheval de bois se démène à merveille.

NICOBULE.

Chrysale, reste pendant cette lecture.

CHRYSALE.

A quoi te sert ma présence ?

NICOBULE.

Si fait. J'aurai peut-être des ordres à te donner. Il faut que tu saches ce que contient cette lettre.

CHRYSALE.

Cela ne m'intéresse guère, je ne suis pas curieux de le savoir.

NICOBULE.

Reste cependant.

CHRYSALE.

Quelle nécessité ?

NICOBULE.

Point de raisons. Fais ce que je te dis.

CHRYSALE.

J'obéis.

NICOBULE, avec impatience.

Allons ! Quelle écriture fine !

CHRYSALE, avec ironie.

Oui, pour quelqu'un qui n'y voit pas bien ; mais assez grosse pour qui aurait de bons yeux.

NICOBULE.

Écoute, et sois attentif.

CHRYSALE.

Non, je ne veux pas.

NICOBULE.

Moi, je le veux.

CHRYSALE.

Pourquoi cela ?

NICOBULE.

Encore une fois, fais ce qu'on t'ordonne.

CHRYSALE.

C'est juste. Ton esclave doit se soumettre à tes volontés.

NICOBULE.

Écoute donc, à la fin.

CHRYSALE.

Commence, quand tu voudras. Mes oreilles sont à ton service.

NICOBULE.

Il n'a pas ménagé le poinçon ni la cire. Quelle longueur ! Mais je veux tout lire : « Mon père, donne, je t'en prie, deux cents Philippes à Chrysale, si tu veux conserver ton fils et le rendre à la vie. »

CHRYSALE.

Mal (87); par Hercule! très mal ; (achevant la phrase de manière que Nicobule ne l'entende pas) pour toi, s'entend.

NICOBULE.

Qu'est-ce ?

CHRYSALE.

A-t-il commencé seulement par te saluer ?

NICOBULE.

Je ne vois pas.

CHRYSALE.

Si tu m'en crois, il n'aura pas ce qu'il demande. Mais, au surplus, si tu le lui donnes, qu'il choisisse un autre messager ; il fera bien : car je ne veux pas l'être; quand tu me le commanderais expressément. Mon innocence a déjà été assez en butte aux soupons.

NICOBULE.

Écoute donc la lecture et ne m'interromps pas.

CHRYSALE.

Le commencement de la lettre est déjà bien peu respectueux.

NICOBULE.

« Je n'ose me montrer devant toi, mon père. Je sais qu'on t'a instruit de mes déportements avec la femme du militaire étranger. » Je le crois. Cela n'est pas plaisant. Tes déportements me coûtent deux, cents Philippes d'or, qu'il a fallu payer pour te sauver de là.

CHRYSALE.

Tu ne dis rien, que je ne lui aie déjà dit.

NICOBULE.

« Je confesse ma faute, mon étourderie. Mais, mon père, si je suis coupable, ne m'abandonne pas. Ma passion a été sans frein, mes yeux sans retenue. J'ai succombé à la séduction. Combien je me repens ! » Il aurait mieux valu ne pas faillir d'abord (88), que de te repentir à présent.

CHRYSALE.

Je lui ai tenu tout-à-fait les mêmes discours il n'y a qu'un moment.

NICOBULE.

«.Je t'en supplie, mon père, qu'il te suffise de tous les reproches que j'ai essuyés de la part de Chrysale. Ses remontrances m'ont fait rentrer en moi-même. Tu dois lui en savoir gré. »

CHRYSALE.

Comment ! il t'écrit cela ?

NICOBULE.

Tiens, lis toi-même, tu le verras.

CHRYSALE.

Quand on estcoupable, comme on )est humble et penaut !

NICOBULE.

« Maintenant, mon père, s'il m'est permis encore de te demander une grâce, envoie-moi, je t'en conjure, deux cents Philippes d'or. »

CHRYSALE.

Pas un seul, par Hercule, si tu as le sens commun.

NICOBULE.

Laisse-moi lire jusqu'au bout. «Je me suis engagé, par un serment solennel, à donner la somme à cette femme aujourd'hui, avant le coucher du soleil, avant de nous séparer. Mon père, ne me laisse pas manquer à mon serment ! Délivre-moi le plus tôt possible de ce lieu et de celle qui a été pour moi la cause de tant de profusions et de fautes si graves. Ne regarde pas à deux cents Philippes. Je t'en rendrai six cents, si le ciel me conserve. Adieu, ne m'abandonne pas. » Qu'en dis-tu, Clirysale ?

CHRYSALE.

Je ne veux te rien conseiller, pour que tu ne dises pas ensuite, si tu as lieu de te repentir, que c'est par mes avis que tu t'es conduit. Quant à moi, si j'étais à ta place, j'aimerais mieux donner l'argent que de perdre mon fils. Il y a deux partis à prendre. Vois lequel tu choisiras : pour toi un sacrifice d'argent, ou pour le jeune homme un parjure (89). Moi, je ne te conseille ni ne te déconseille ; je suis neutre.

NICOBULE.

Il me fait pitié.

CHRYSALE.

Cela ne m'étonne pas, c'est ton fils . Fallût-il perdre encore davantage, mieux vaudrait en passer par là, que d'être déshonoré ainsi publiquement (90).

NICOBULE.

Que n'est-il resté à Éphèse, pourvu qu'il y fût en bonne santé, plutôt que de revenir ici ! Allons, puisqu'il faut perdre encore cet argent, exécutons-nous promptement. Je vais apporter les deux cents Philippes que j'ai promis au militaire, hélas ! et ces deux cents autres encore. Reste ici, Chrysale, je reviens dans un moment. (Il sort.)

CHRYSALE, seul.

Ilion est saccagée ; les héros ravagent Pergame ! Je savais bien que je consommerais sa ruine. Vraiment, si quelqu'un voulait parier que je mérite les étrivières, je ne gagerais pas contre lui. Que je fais ici de remueménage ! Mais j'entends le bruit de la porte. Taisons-nous. On fait sortir de Troie le butin.

NICOBULE.

Tiens, Chrysale, porte cet or à mon fils. Je vais aller au forum payer le militaire.

CHRYSALE.

Non, charge un autre de cette commission ; je ne veux pas de ta confiance.

NICOBULE.

Prends donc. Tu me déplais.

CHRYSALE.

Non, je ne le recevrai pas.

NICOBULE.

Je t'en prie.

CHRYSALE.

Je te le dis tout net.

NICOBULE.

Tu perds le temps.

CHRYSALE.

Non, te dis-je ; ne me confie pas cet or, ou fais-moi accompagner pour qu'on me garde à vue.

NICOBULE.

Oh ! tu m'impatientes.

CHRYSALE.

Eh bien ! donne donc, puisqu'il faut absolument.

NICOBULE.

Dépêche-toi ; je serai bientôt de retour. (Il s'en va.)

CHRYSALE, haut.

Ton affaire est faite: (plus bas) va, pauvre malheureux vieillard ! Voilà ce qui s'appelle en venir à son honneur ! je suis vainqueur, et je retourne chargé de butin. La ville est prise par stratagème ; et, sans perte aucune, je ramène mon armée florissante. Spectateurs, ne vous étonnez pas de ne pas voir de pompe triomphale, cela est trop commun (91). Je n'y tiens pas. Cependant on régalera bien nos soldats. Maintenant, je vais porter le butin chez le questeur.

Acte IV, scène X.

PHILOXÉNE, seul.

Plus je médite sur tous les désordres de mon fils, et sur ce train de vie et ces vices où il se jette comme un fou, plus je m'inquiète et je m'effraie. Il se pervertit, il se perd. J'ai été jeune aussi, et j'ai fait mes fredaines, mais sans sortir des bornes. Je n'aime pas non plus la manière dont les pères se comportent envers leurs enfants. Moi, j'avais une maîtresse, je m'amusais, je mangeais, je faisais des cadeaux, toutefois pas trop souvent. Je veux aussi que mon fils ait du bon temps, et qu'il se livre à ses goûts ; c'est juste. Mais point d'excès de libertinage. Je vais voir si Mnésiloque a fait ma commission, et s'il a su le ramener au devoir et à la sagesse. Certainement, il n'y aura pas manqué, s'il a pu le rejoindre : c'est un garçon prudent.

Acte V, scène I.

NICOBULE, PHILOXÈNE.

NICOBULE, ne voyant pas Philoxène.

Non, entre tous les sots passés, présens et futurs, il n'y a pas de bête, de niais, de buse, de butor, d'oison, de gobe-mouche, qui m'égale en bêtise, en imbécillité. Moi seul je les surpasse tous ensemble ! O ruine ! ô honte ! à mon âge m'être laissé jouer deux fois indignement ! Plus j'y pense, et plus les incartades de mon fils me désolent. On m'a égorgé, on m'a assassiné. Je suis torturé de toutes les manières; tous les maux, tous les désastres s'unissent pour m'accabler. C'est Chrysale qui m'a jugulé, qui m'a dépouillé misérablement. Le traître! sa malice a profité de ma bêtise pour me rafler mon or à plaisir. Le militaire m'a raconté toute l'affaire en détail. Celle qu'on faisait passer pour sa femme n'est qu'une courtisane ; il l'avait engagée pour cette année, et l'or que j'ai promis comme un sot est celui qu'elle devait lui rembourser. C'est là le plus sensible, c'est là le plus amer; qu'on m'ait berné à mon âge ! Par Pollux! être ainsi joué, avec ces cheveux blancs et avec cette barbe au menton ! Comme ils m'ont soufflé mon or ! O rage ! ô désespoir ! que mon fripon d'esclave ait osé me traiter de la sorte ! J'aurais perdu le double de toute autre manière, que j'en serais moins affligé, et que le tort me serait plus léger.

PHILOXÈNE.

J'ai, je crois, entendu parler quelqu'un près d'ici. Eh ! c'est justement le père de Mnésiloque.

NICOBULE.

Fort bien. Voici mon associé de peins et de douleurs. Bonjour, Philoxène.

PHILOXÈNE.

Bonjour. Comment vas-tu (92)?

NICOBULE.

Comme un homme infortuné, misérable.

PHILOXÈNE.

Ah! c'est moi qui dois me ranger au nombre des misérables et des infortunés.

NICOBULE.

Nos fortunes se ressemblent donc comme nos âges ?

PHILOXÈNE.

Apparemment. Mais que t'arrive-t-il ?

NICOBULE.

Le même accident qu'à toi.

PHILOXÈNE.

Est-ce ton fils qui cause ton chagrin ?

NICOBULE.

Tu l'as dit.

PHILOXÈNE.

J'ai pareille angoisse dans l'âme.

NICOBULE.

Pour ce qui me regarde, l'honnête Chrysale perd mon fils, et moi-même, et tout mon bien.

PHILOXÈNE.

Comment ton fils te chagrine-t-il ?

NICOBULE.

Apprends qu'il se perd avec le tien. Ils ont chacun leur maîtresse.

PHILOXÈNE.

Qui te l'a dit ?

NICOBULE.

Je l'ai vu.

PHILOXÈNE.

O ciel ! voilà ma ruine.

NICOBULE.

Que tardons-nous à frapper à cette porte et à les faire sortir tous deux ?

PHILOXÈNE.

C'est bien mon avis.

NICOBULE.

Holà ! Bacchis , vitement, qu'on nous ouvre, ou nous briserons et portes et poteaux à coups de hache.

Acte V, Scène II.

LES DEUX BACCHIS, NICOBULE, PHILOXÈNE.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Quel bruit! quel vacarme! Qui est-ce qui m'appelle en frappant ainsi à la porte ?

NICOBULE.

Nous deux.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE, à sa soeur.

Qu'est-ce donc ? Qui nous amène, dis-moi, ces brebis ?

NICOBULE.

Elles nous traitent de brebis, les coquines !

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Il faut que le berger se soit endormi, puisqu'elles vont à l'aventure séparées du troupeau.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Mais, vois, qu'elles sont brillantes (93) ! Par ma foi, leur état ne paraît pas misérable.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

On les a tondues de près toutes deux.

PHILOXÈNE.

Comme elles se moquent de nous !

NICOBULE, avec une ironie menaçante.

Laisse-les faire. A leur aise.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Penses-tu qu'on puisse les tondre trois fois par an ?

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Eh! par Pollux ! il y en a une qui a été tondue deux fois aujourd'hui.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Ce sont de vieilles brouteuses de thym.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Elles furent bonnes dans leur temps.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Vois-tu comme elles nous regardent du coin de l'oeil ?

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Vraiment, je les crois sans malice aucune.

PHILOXÈNE.

Nous n'avons que ce que nous méritons, pour être venus ici.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Il faut les mener chez nous.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

A quoi bon ? elles n'ont plus ni lait, ni laine. Laisse-les là. Elles sont hors d'âge et ne valent plus rien. On n'en petit plus tirer aucun parti. Ne vois-tu pas qu'on les laisse errer seules en liberté ? L'âge leur a, je pense, ôté la voix. Elles ne peuvent pas même bêler en se voyant éloignées du troupeau. Pauvres bêtes ! bien innocentes, à ce qu'elles semblent.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Rentrons, ma soeur.

NICOBULE.

Un moment. Ces brebis veulent vous dire deux mots.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Quel prodige! des brebis qui nous parlent en langage humain !

PHILOXÈNE.

Malheur à vous ; ces brebis vous paieront ce qu'elles vous doivent.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

On te remet toutes ces dettes-là, garde-les pour toi ; on ne te demandera jamais rien. Mais à quel propos nous menacez-vous de votre colère ?

PHILOXÈNE.

Vous retenez dans votre maison deux agneaux qui sont à nous.

NICOBULE.

Et avec ces agneaux, un chien à moi, un traître qui mord les gens. Il faut nous les renvoyer, nous les rendre à l'instant, ou nous deviendrons des béliers furieux, et nous nous jetterons sur vous.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Ma soeur, deux mots en particulier. Viens, je te prie.

NICOBULE.

Où vont-elles ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Charge-toi de l'autre vieillard (montrant Philoxéne) ; apprivoise-le joliment. Moi, j'entreprendrai ce grondeur. Nous saurons bien les attirer chez nous.

BACCHIS L'ÉTRANGÉRE.

Je m'acquitterai comme il faut de ma tâche, quoiqu'il ne soit pas agréable d'embrasser un cadavre.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Mets-toi à l'oeuvre.

BACCHIS L'ÉTRANGÉRE.

Sois tranquille (94) ; fais ton affaire, je tiendrai ma parole.

NICOBULE, à Philoxène.

Quel complot trament-elles là-bas mystérieusement ?

PHILOXÈNE.

Écoute, mon ami. 

NICOBULE.

Que me veux-tu ?

PHILOXÈNE.

J'ai quelque chose à te dire, et je n'ose.

NICOBULE.

D'où te vient cette honte ?

PHILOXÈNE, mettant le doigt sur sa bouche.

St! tu es mon ami, je veux te confier un secret. C'en est fait, je suis un vaurien.

NICOBULE.

Tu ne m'apprends rien de nouveau. Mais en quoi es-tu vaurien, dis-moi ?

PHILOXÈNE.

Je suis pris aux gluaux, irrésistiblement. Je sens là (montrant, son coeur) un trait qui m'aiguillonne.

NICOBULE.

Tu mériterais plutôt qu'on t'aiguillonnât les fesses. Mais que veux-tu dire ? Quoique je m'en doute déjà, je désire l'entendre de ta propre bouche.

PHILOXÈNE, montrant Bacchis l'étrangère.

Vois-tu cette femme ?

NICOBULE.

Oui.

PHILOXÈNE.

Elle n'est pas mal.

NICOBULE.

Très mal, par Pollux, et toi pis encore.

PHILOXÈNE.

Enfin j'aime.

NICOBULE.

Tu aimes, toi ?

PHILOXÈNE.

Ennuyeux censeur !

NICOBULE.

Vieil imbécile, toi amoureux à ton âge ! oses-tu bien ?

PHILOXÈNE.

Pourquoi non ?

NICOBULE.

C'est un scandale.

PHILOXÈNE.

Trêve aux discours. Je pardonne à mon fils. Tu dois pardonner au tien. Ils aiment, ils ont raison.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE, à sa soeur.

Viens.

NICOBULE.

Les voici enfin! Eh bien ! endoctrineuses de vices, traîtresses, nous rendez-vous nos fils et mon esclave ? Faut-il employer la force ouverte ?

PHILOXÈNE, à Nicobule.

Va-t'en donc ! As-tu perdu tout sentiment humain, de parler si vilainement à une si jolie femme ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE, à Nicobule.

Vieillard, le meilleur des hommes, laisse-toi fléchir à ma prière. Plus d'emportement! plus de courroux contre les coupables !

NICOBULE.

Éloigne-toi, ou, malgré ta gentillesse, je te ferai un mauvais parti.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Je ne me défendrai pas. Je n'ai pas peur que tes coups me fassent du mal.

NICOBULE.

La syrène ! ah! je crains bien pour moi. 

BACCHIS L'ÉTRANGÉRE, montrant Philoxène.

Celui-ci est plus doux.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Allons, allons, entre avec moi, et tu gronderas ton fils, si tu veux.

NICOBULE.

T'en iras-tu, scélérate ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Mon bon, laisse-toi fléchir à ma prière !

NICOBULE.

A ta prière ? moi !

BACCHIS L'ÉTRANGÉRE, montrant Philoxène.

La mienne aura plus de succès auprès de lui.

PHILOXÈNE.

Oui certes, et même je te prie de m'emmener chez toi.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Que tu es aimable !

PHILOXÈNE.

Mais si je me laisse emmener, c'est à une condition.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Que je serai à toi ?

PHILOXÈNE.

Tu combles mes voeux.

NICOBULE, à Philoxène.

J'ai bien vu des hommes dépravés ; je n'en ai jamais vu de plus dépravés que toi.

PHILOXÈNE.

Je suis ainsi fait.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE, à Nicobule.

Allons, viens avec moi, et tu auras tout à souhait, vin, bonne chère, parfums.

NICOBULE.

J'en ai assez et trop de vos festins ; on n'a rien épargné pour me traiter de la belle manière. Quatre cents Philippes ! Et ce voleur de Chrysale, l'agent de mon fils, il périra sur un gibet, dût-il m'en coûter encore autant.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Enfin, si l'on te rend la moitié de ton or, veux-tu me suivre, et leur pardonner leurs fautes ?

PHILOXÈNE.

Il se rendra.

NICOBULE.

Point du tout ! je ne veux pas ... . Qu'est-ce que cela me fait? .... Laisse-moi.... J'aime mieux les punir tous deux.

PHILOXÈNE.

Comment, nigaud, tu perdrais par ta sottise le bien que les dieux t'envoient ! On te donne la moitié de ton or ; accepte, et fais bombance, et couche-toi à table à côté d'une jolie femme.

NICOBULE.

Qui ? moi ! qu'au lieu même où mon fils se perd, j'aille faire bombance !

PHILOXÈNE.

Eh ! oui, buvons.

NICOBULE.

Allons, quelle que soit cette folie, je m'abandonne. Mon coeur se soumet... Comment ! elle l'aura près d'elle à table, en ma présence ?

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Non, c'est toi qui seras avec moi, toi que j'aimerai, toi que j'embrasserai.

NICOBULE.

Mauvais augure ! la tête me démange (95). Le non expire sur mes lèvres.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Pense-s-y, je t'en prie : « Jouissance dans la vie n'est pas de longue durée ; et l'occasion perdue ne se retrouve plus ensuite chez les morts. »

NICOBULE.

Que faire ?

PHILOXÈNE.

Tu le demandes ?

NICOBULE.

Je désire, et je crains.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Que crains-tu ?

NICOBULE.

De donner trop d'avantage sur moi à mon fils et à mon esclave.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Dis-moi, miel de mon coeur, cela est-il possible ? N'es-tu pas le maître ? Peut-il dépenser sans que tu lui donnes ? Accorde-moi leur grâce.

NICOBULE.

C'est une vrille que son langage. Faut-il qu'une résolution si bien prise cède à ses cajoleries ? Me voilà perverti par toi et pour toi.

BACCHIS L'ÉTRANGÈRE.

Je ne te laisse plus te détacher de mes bras. Puis-je compter sur ta promesse ?

NICOBULE.

Ce qui est dit est dit ; je tiendrai parole.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Le jour s'avance, entrez et prenez place à table. Vos fils sont impatients de vous voir.

NICOBULE.

Oui, morts et enterrés.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE.

Voici la nuit, venez.

PHILOXÈNE.

Conduisez-nous où il vous plaira; nous sommes vos captifs.

BACCHIS L'ATHÉNIENNE, aux spectateurs.

Nous avons pris joliment les vieillards qui venaient prendre leurs fils. (A Nicobule et â Philoxène) Marchez !

LE CHEF DE LA TROUPE, aux spectateurs.

Si ces deux vieillards n'avaient été des vauriens dans leur jeunesse, ils ne souilleraient pas aujourd'hui d'un pareil opprobre leurs cheveux blancs ; et nous ne vous donnerions pas non plus ce spectacle, si nous n'avions vu des exemples de pères qui se trouvaient, dans des maisons de débauche (96), rivaux de leurs fils ! Spectateurs, bonne santé pour vous ; pour nous, des applaudissements sonores.

 

NOTES DES BACCHIS.

 

(01) NOMS DES PERSONNAGES. - Les noms des personnages sont épigrammatiquement imaginés ici, de même que dans les comédies précédentes. Nos deux héroïnes, comme plusieurs autres amoureuses du théâtre ancien (voyez l'Heautontimorumenos et l'Hécyre de Térence), sont assimilées, par une sorte d'homonymie, aux compagnes du dieu des orgies, nymphes redoutables, qui donnaient la mort ou troublaient la raison. Quoiqu'elles soient toutes deux natives de Samos, j'appellerai l'une Bacchis l'Athénienne, parce qu'elle demeure à Athènes, et l'autre Bacchis l'étrangère, parce qu'elle vient seulement d'y arriver. Le nom de PISTOCLÈRE signale le trait principal du caractère de ce fidèle compagnon, pistñw, fidèle, kl°row, sort, partage. MNESILOQUE, auteur ou complice de tant de ruses qui attirent son père dans le piège, fait pressentir, en se nommant, le rôle qu'il doit jouer, mn°siw, souvenir, lñxow, embûches. Quant à l'esclave qui fournit aux jeunes gens l'or à pleines mains, Donat (Andr., act. I, sc. 3, v. 21) avait remarqué avant nous que ses exploits méritaient qu'il s'appelât CHRYSALE. Mais le poète se moque bien durement de la crédule simplicité du vieux NICOBULE par son ironique antiphrase, nÛkh, victoire, boul® , conseil. Quant au terrible militaire, c'est sans doute lui-même qui a choisi le nom de CLÉOMAQUE (gloire, combat). Le pédagogue LYDUS est probablement un esclave originaire d'Asie, et le vieux PRILOXÈNE aime mieux les moeurs étrangères que la sage discipline de sa ville.

(02) ARGUMENTUM. Le manuscrit qui servit d'original à toutes les copies écrites ou imprimées qu'on a possédées ensuite, était mutilé à l'endroit ou commence la comédie des Bacchis. On a perdu ainsi les premières scènes, avec le prologue et les arguments. Il est fort douteux que l'argument acrostiche qui se voit aujourd'hui en tête de la pièce, dans toutes les éditions , soit l'oeuvre du grammairien auquel nous devons ceux des autres comédies. Le texte en est étrangement corrompu, M. Bothe l'a refait.
Les mots que nous avons mis entre parenthèses ne sont donnés que pour de simples conjectures. Nous avons cru pouvoir substituer au mot praesumia des éditions (v. 2), le mot prosumia, plus convenable pour le sens, et autorisé par des exemples. (Voyez NONIUS, c.13 , n°17.)

(03) PROLOGUS. Ce prologue n'est ceriainement pas de la main de Plaute. De qui est-il ? Taubmann dit que le Grec Lascaris écrivit à Bembo qu'il avait découvert ce fragment à Messine. Mais Niebuhr n'a pu trouver aucune trace du fait dans la correspondance de Bembo. Quelques-uns ont prétendu aussi que Pétrarque était l'auteur de l'interpolation. Il aurait bien fait de ne s'en pas vanter. Mais nous ne croyons pas non plus qu'il dût en être aussi honteux que pourrait le faire penser le jugement de plusieurs savants. Quel que soit l'anonyme, laissons-lui sou secret. On prendrait une peine inutile, même quand on parviendrait à le deviner. Qu'il suffise de savoir que c'est seulement en 1514, dans l'édition de Junte, que ce prologue parut pour la première fois. Nicolas Angelio, qui l'y inséra, le donnait lui-même pour supposé , suppositiva.
Il serait permis de penser que l'auteur a pu voir quelque manuscrit encore entier ; il indique, dans les derniers vers, une première scène qui n'existe plus, et il nomme l'auteur grec auquel Plaute fut redevable de son modèle. Mais jusqu'à quel point faut-il en croire ces assertions ? C'est ce que nous n'osons dire.

(04) Glabri histriones (Prol., v. 6). Imitation de l'Aulularia, p. 66, v. 358.

(05) Statariae (Prol., v. 10). On désignait ainsi les pièces dont l'action était moins animée par le jeu des intrigues et par le mouvement du spectacle ; c'était la comédie grave, autant qu'elle pouvait l'être chez les anciens, qui avaient plus de penchant au comique bouffon qu'au drame sérieux. Ils aimaient mieux les pièces plus vives, et pleines de mouvement, motorise. (Voyez TÉRENCE, Heautont., Prol., 36, et DONAT, note du vers 24 du Prologue des Adelphes.)

(06) At non in manum (Prol., v. 14). Le faussaire connaissait mieux les usages de la latinité que les règles du goût. Sa mauvaise plaisanterie vient de cette locution très usitée, dare in manum, donner sur-le-champ, payer comptant.

(07) Quae redierant geminae (Prol., v. 78). L'anonyme commet ici une erreur. Les deux soeurs ne sont pas revenues ensemble à Athènes. L'amante de Pistoclère y demeure, et reçoit l'autre Bacchis, qui vient d'arriver à la suite de Cléomaque. (Voyez v. 67, 72 de la comédie.)
Les savants ont, à mon avis, beaucoup trop maltraité l'auteur de ce prologue. On peut remarquer, il est vrai, quelques lazzis plus ridicules que risibles ; les vers auraient besoin d'être presque tous refaits pour qu'ils eussent le nombre et la mesure : cela n'empêche pas qu'il n'y ait de l'imagination et de la gaîté dans le discours , et que la facilité et l'élégance du style n'annoncent une connaissance profonde de la langue latine, et en particulier du langage de Plaute.

(08) Quid si hoc potin 'st ( v. 1 ). J'avoue que j'ai supprimé ici un monologue supposé de Pistoclère, qui ne se lie point à l'oeuvre de Plaute, et dont le style est si défectueux et si emhrouillé, qu'on n'y peut rien ou presque rien comprendre. Si on le regrette, on le trouvera dans toutes les éditions, où la disparate est soigneusement conservée.
La pièce de Plaute, ou ce qui en reste, commence au dialogue des deux soeurs. 
Le théâtre représente une partie de la voie publique, probablement une place, sur laquelle donne la maison habitée par Bacchis l'Athénienne. Les deux soeurs s'entretiennent ensemble devant cette maison. Tout-à-l'heure l'Athénienne dira qu'elle veut donner l'ordre qu'on lui apporte de chez elle de l'argent, intus ecferre foras (v. 62), et ensuite elle invitera sa soeur à rentrer avec elle, sequere intro (v. 74 ).
La maison de Nicobule donne sur la même place (voyez p. 192 , v. 169, 170).

(09) Licet (v. 1). Notons cette locution, une des plus usitées du langage familier, et qui se présentera très souvent par la suite. Elle signifie le consentement donné à une proposition d'un interlocuteur, mais sans affirmation très décidée , "oui, soit, je-le veux bien, soit fait." On en trouve un exemple remarquable dans le Rudens (act. IV, sc. 6).

(10) Memoria ( v. 2 ). La signification du mot memoria , dans ce passage, est digne d'observation. Il ne s'agit pas d'un effort de mémoire, car sans doute Bacchis n'a pas appris par coeur ce qu'elle veut dire au jeune homme. Mais il lui faudra de la présence d'esprit, il faudra que son intelligence lui suggère à propos les discours qu'elle devra tenir ; c'est l'action de la pensée qui n'est point en défaut. On emploie memoriter dans ce sens, c'est-à-dire, avec esprit, avec adresse.

(11) Quid agunt (v. 5 ). Voyez pag. 351, note du vers 78.

(12) Sibi qui caveat (v. 8 ). Ces pauvres courtisanes, que Plaute montre si malicieuses, si perfides, si dangereuses, ce qui pouvait bien être vrai, étaient aussi fort à plaindre. Étrangères, sans existence civile, sans famille dans leur pays d'adoption, elles se voyaient exposées à toutes les injures, à moins qu'elles n'eussent commencé par être esclaves, et qu'elles ne fussent devenues affranchies ; alors elles vivaient dans la clientèle d'une maison puissante, comme cette Hispala, qui découvrit la conspiration des Bacchanales ( TITE-LIVE, XXXIX , 9 ). Autrement, elles ne trouvaient ni dans les lois assez de protection, ni dans les magistrats assez d'équité pour les défendre ; on pouvait les outrager impunément, pour peu qu'on eût de crédit et de pouvoir, et l'on ne manquait pas de crédit, dès qu'on était citoyen et riche, surtout si l'on avait affaire à un étranger : l'ennemi, l'étranger, furent désignés long-temps par un même nom chez les Latins, hostis. Les courtisanes s'empressaient donc de se mettre sous le patronage des hommes puissanys, même sous celui des femmes de distinction (voyez le commencement de la Cistellaria ). Thaïs, dans l'Eunuque de Térence (act. I, sc. 2 , v. 67-69) , cherche ainsi à se faire des protecteurs, et elle finit par obtenir du père de son amant, qu'il la reçoive dans sa clientèle (act. V, sc. 8, v. 9).
Pour qui ne jouissait pas du droit de cité, les droits de l'humanité étaient d'une faible ressource. Il fallait se mettre en tutèle (TITE-LIVE, loco cit.). Si Bacchis ne prenait ce parti, le militaire pourrait bien la réduire en esclavage à la fin ; la plainte de l'opprimée ne serait pas écoutée (v. 11) ; il n'y avait qu'un patron qui pût lui garantir sa liberté (v. 25).

(13) Ubi emeritum sibi sit (v. 9). Voici une de ces expressions qui renferment tout un chapitre de l'histoire des moeurs d'un peuple.
Les Romains avaient fondé leur existence sur la guerre ; tout se rapportait chez eux à la guerre. L'état militaire avait donné toutes ses formes à l'état civil. Les assemblées du peuple dans le Comice, comme celles des soldats dans le camp, étaient convoquées au son de la trompette ; un même nom désignait les unes et les autres, concio. Les administrations s'organisèrent à l'instar de l'état-major des cohortes ; la hiérarchie des emplois eut les mêmes grades et les mêmes titres que la milice. Ces formes et ces dénominations se conservèrent jusque dans le Bas-Empire, lorsque l'état civil fut séparé entièrement de l'état militaire. (Voyez Notitia dignit. imp., ed. Panvin.)
Les traitements et la vétérance pour toutes les fonctions étrangères aux armes, en particulier celles des professeurs, furent réglés par les usages militaires, et exprimés par les termes analogues (stipendia, emeritus) : de là, cette extension du mot emeritus à toute espèce de service accompli. Dans le dialogue de Plaute, il s'agit aussi d'un temps de service, après lequel on sera dégagé, et l'on aura recouvré son indépendance, comme le soldat vétéran ou émérite. Mais il faut avouer que le peuple, dans la langue duquel de pareilles métaphores sont justes et naturelles, a d'étranges idées sur l'autour.

(14) Viscus merus (v. 16). Plaute se complaît à présenter à ses  spectateurs ces combats de la raison contre la passion ; souvent même, il oublie la vraisemblance de la fiction dramatique, pour concentrer toute l'attention sur l'allégorie morale. Ainsi, dans le Trinumus, le jeune et sage Lysitèle met en délibération, seul avec lui-même, quel genre de vie il doit choisir, le libertinage ou la bonne conduite ? et tout compte fait des avantages de l'un et des inconvénients de l'autre, il se décide pour le meilleur parti. Philolachès, dans la Mostellaria, n'a plus à délibérer, il s'est livré au vice; toutefois, dans cet état de corruption et d'avilissement, il s'examine , et se juge beaucoup plus impartialement que la vérité d'imitation ne le comportait ; mais d'une manière fort utile pour les jeunes gens qui pouvaient l'écouter. Ici l'épreuve de Pistoclère, qui, moins heureux, ou plus faible que Lysitèle, finit par succomber, est plus comique, et non moins instructive.

(15) Turturem ( v. 34 ). Qu'est-ce que ce tourtereau ? comme le mot se trouve dans une énumération d'instruments de festin, on pourrait croire qu'il désignait aussi quelque pièce de l'arsenal des buveurs. Mais aucune autorité ne vient à l'appui de cette conjecture. On sait au contraire, que les amants se donnaient en présent des oiseaux. Le choeur des oiseaux, dans la comédie de ce nom, chante des vers, dont voici le sens : « Nous sommes nés de l'Amour, mille preuves l'attestent : nous volons comme lui ; nous prêtons assistance aux amoureux. Nombre de beaux garçons, qui, dans la fleur de la jeunesse, avaient abjuré l'amour, n'ont pu résister à notre douce influence. Le don de quelque oiseau, une caille, un porphyrion, une oie, un paon, ont triomphé de leurs coeurs rebelles. » (ARISTOPH, Avib., v. 703.) On croira sans peine que des tourtereaux voltigeaient ainsi chez les courtisanes, soit qu'elles les eussent reçus comme cadeau de leurs amans, soit qu'elles se les fussent procurés elles-mêmes, pour que cette vue excitât dans l'âme des sensations de volupté. Les baisers des tourtereaux (columbatim osculari) ont toujours été célébrés par les poètes érotiques. Plaute y fait aussi allusion (Asinar., v. 194).

(16) Malacissandus ( v. 39). Je crois que la courtisane joue ici, selon l'usage des acteurs de Plaute, sur la double signification du mot malacissandus. Les riches avaient chez eux des hommes ou des femmes, dont l'office était de masser. On les appelait tractator (SÉNÉQ., Lettre 66, à la fin), tractatrix (MARTIAL Èpigr. III, 82, 13). Bacchis fait allusion à cet usage des voluptueux, par le mot malacissare, qui servait à exprimer l'action des masseurs. Si l'on s'était scandalisé de l'indécence de l'idée, elle pouvait dire quelle n'entendait parler que de l'adoucissement des moeurs et des manières.

(17) Simulato me amare (v. 41). Ma traduction n'est pas littérale, et ne semble pas exacte. Cependant, le verbe français correspondant au mot latin, ne serait pas ici un équivalent, et produirait un non-sens. Que signifierait en effet ce dialogue : "Tu feindras de m'aimer. - Sera-ce tout de bon, ou pour faire semblant: » C'est encore ici le cas de remarquer comment les mots semblables peuvent prendre, selon les moeurs des peuples, une expression différente. Nous en avons déjà fait l'observation (tom. 1, p. 386). Dans ces habitudes de sensualité et de débauche, aimer et faire l'amour, sont une seule et même chose.

(18) Caenam viaticam (v. 60). On s'est trompé sur la signification de ces mots ; on a cru qu'il s'agissait du repas offert aux arrivants, et dont il est question plus bas, page 190, v. 151. Mais il était d'usage aussi de donner un festin d'adieu, la veille d'un voyage, caena viatica. Le viaticum indique toujours les précautions pour la route à faire, et non le rafraîchissement après qu'on l'a faite. En effet, quoique Bacchis, la maîtresse du militaire, soit nouvellement débarquée, elle est déjà menacée de repartir tout-à-l'heure avec lui ; les vers 56 et 70 le prouvent assez.

(19) opsonatum (v. 62 ). Le parasite des Captifs se plaint de ce que les jeunes gens de son temps ne remettent plus, comme ceux d'autrefois, aux parasites le soin d'aller au marché faire les provisions ; ils y vont eux-mêmes. Était-ce un retour à l'antique simplicité ? je croirais voir plutôt dans ce changement un progrès de la gourmandise, lorsqu'on n'avait pas encore l'élégance du luxe, mais que déjà s'introduisait le luxe dans la rusticité. Les Romains de ce temps n'avaient point un autre caractère, ni un meilleur ton que les Romains du siècle d'Horace (Sat. II, 5, 80): « Vénus a moins d'attraits pour eux que la cuisine. » On choisissait mieux soi-même, et d'ailleurs, on prenait au marché un avant-goût des jouissances de la table. Tous les hommes d'une condition distinguée font pour leur propre compte l'office de pourvoyeurs, entre autres, Mégadore dans l'Aulularia, Lysimaque dans le Mercator.

(20) Piscatus (v. 68). La plaisanterie n'est pas de très bon goût; mais il ne faut pas demander beaucoup de délicatesse de langage à de pareilles héroïnes. D'ailleurs, la métaphore était assez juste. Ces pécheresses aimaient assez à se dire pêcheuses d'hommes, et à comparer leurs dupes au poisson qu'on fait frire, et qu'on retourne comme on veut dans la poële. (Asinar., v. 163-5.)

(21) Timida (v. 72). Synonyme de aegra. (Amphit., v. 363.)

(22) Barbarus.... barbaro ( v. 81-89). Les Romains, comme on sait, s'entendaient appeler barbares par leur poètes, dans les comédies grecques (palliatae), sans en être offensés (voyez tom. 1, pag. 314.) ; et même ils aimaient assez que l'on comparât l'austérité barbare, c'est-à-dire romaine, à la mollesse et au luxe des Grecs. Caenari lepide nitideque volo. Nihil moror barbarico rite esse Jam (Casin., act. III, sc. 6). Voyez plus bas, v. 695, 764.

(23) Potitio ( v. 89 ). La simplicité crédule, ou la bêtise des Potitius était devenue proverbe chez les Romains, comme l'esprit de Thalès chez les Grecs. (Voyez les Nuées d'Aristophane, v. 171 ; les Captifs, v. 203.)
On sait qu'indépendamment des observances de la religion commune et nationale, chaque famille (gens) avait des sacrifces particuliers; c'était une obligation sacrée pour elles, une dette héréditaire. Delà, le proverbe pour exprimer un bénéfice exempt de toute condition onéreuse, sine sacris hereditas, un héritage sans les sacrifices.
Or, on disait qu'après sa victoire sur Géryon, Hercule avait institué une fête et des cérémonies religieuses, et qu'il en avait commis le soin à la famille Potitia, une des plus considérables du lieu en ce temps-là.
Il parait que les descendants des Potitius s'ennuyèrent de leurs saintes fonctions, et qu'ils se laissèrent persuader par le censeur Appius de les abandonner à des esclaves de l'état ( servi publici), qu'ils instruisirent des rites prescrits. Le dieu fut très courroucé de cette irrévérence , et dans l'espace d'un an, on vit périr la race des Potitius tout entière. Il leur en coûta cher d'avoir suivi si bonnement les conseils d'Appius. (Voyez TITE-LIVE, 1, 7 ; IX, 29 , 34; VALÈRE-MAXIME, I, 1, 17; DENYS D'HALICARNASSE, I.)

(24) Praeligatum (v.102). Les enchanteurs, avec de certaines paroles et de certaines cérémonies diaboliques, agissaient sur les absents, de même qu'ils entretenaient commerce avec les morts. Ils enchaînaient ainsi l'esprit de qui ils voulaient, par des liens invisibles et funestes. C'était comme 1e mauvais sort jeté sur quelqu'un ou sur quelque chose, par la mauvaise main, ou par le mauvais oeil, mala manus, malus oculus (voyez tome 1, page 368.) Le moyen de résister à cette puissance surnaturelle ? Il fallait devenir fou, quoi qu'on en eût. Il est vrai que beaucoup de gens y aidaient par leurs propres dispositions.

(25) Non paedagogum jam me, etc. ( v. 104). Il y a bien quelque pédanterie de la part de ce bon Lydus à se fàcher de ce qu'on l'appelle par son nom, plutôt que par le titre de son office. Il faut qu'il paie son tribut à l'humanité. C'est un homme de bon sens que ce Lydus, et qui donnera aux Romains des avis fort raisonnables. Mais les spectateurs avaient aussi leur faible, et Plaute le connaissait bien ; je veux dire l'amour-propre, qui pardonne difficilement la supériorité de la raison dans les autres, et qui se satisfait, quand il peut trouver un ridicule dans le sage dont il subit la leçon. Lydus sera très risible ; à ce prix, on lui permettra d'être un censeur fort éclairé.
Je reviens à l'usage d'appeler les hommes par leur nom. Il entrait dans les pratiques de la politesse à Rome ; Crassus et César se piquaient de nommer chacun de ceux qu'ils saluaient sur la place publique. C'était pour des ambitieux un moyen de plaire. Ceux qui n'étaient pas pourvus d'une assez bonne mémoire, achetaient des esclaves, qui devaient en avoir pour eux ( nomenclatores ). Même dans le temps où le changement des moeurs introduisit la coutume de donner le nom de maître ou de seigneur, dominus, aux personnes qu'on abordait, le nom propre fut toujours plus honnête dans les salutations (MARTIAL, Epigr. V, 57 ; VI, 88). D'où vient donc que Lydus s'offense de cette manière de parler. C'est que le nom de Lydus n'est pas le nom d'un citoyen, et que l'esclave sent toute l'importance du titre de pédagogue.

(26) Tibi ego, aut tu mihi servos es (v. 128) ? Quelles gaves réflexions fait naître ce vers du comique ! Comment les Romains, ces républicains si jaloux, ces hommes si superbes, confiaient-ils le dépôt de ce qu'ils avaient de plus cher, l'espoir de leurs familles, l'avenir de l'empire, à la garde des esclaves ? Était-ce à des âmes serviles qu'il appartenait de former des hommes libres ? Et quand même ces précepteurs à la chaîne auraient eu des sentimens dignes de leur ministère, comment leurs réprimandes et leurs leçons pouvaient-elles imposer à des écoliers qui étaient leurs maîtres ? Un citoyen obéissait-il aux ordres d'un esclave ? Malgré toute notre admiration pour les Romains et nos préjugés contre les modernes, nous ne pouvons nier que nous n'ayons eu, et surtout qu'on n'ait maintenant, des idées plus saines sur la conduite du premier âge, et un système plus libéral d'éducation. On a senti que les fonctions du maître qui instruit la jeunesse, n'étaient point compatibles avec la condition d'une domesticité servile ; et, sauf quelques exceptions bien rares, c'est maintenant une opinion générale dans les plus hautes classes de la société, comme dans les fortunes médiocres, que les enfants ne gagnent rien à vivre isolés dans la maison paternelle ; qu'il faut les élever au milieu des compagnons de leur âge ; les accoutumer par des relations continuelles de fraternité dans une famille publique, à se rapprocher de leurs semblables, à reconnaître les lois de l'égalité sociale, à supporter les défauts des autres, à corriger les leurs, à ne trouver de ressources que dans leurs propres moyens, et de protection que dans une puissance favorable pour tous, impartiale pour chacun, enfin à avoir des habitudes et des affections humaines. C'est ce qu'on n'apprenait pas, lorsqu'on était sans cesse caressé par ses parents, gâté par leurs amis, adulé par leurs flatteurs et leurs complaisants, et assisté d'un premier valet, décoré du titre de précepteur. Rendons cette justice à notre siécle ; l'éducation publique fait sentir son heureuse et féconde influence ; et même les hommes qui se dévouent à l'éducation particulière de quelques jeunes gens, sont environnés de la considération et de la dignité qui sied à leur emploi. Tant on apprécie le bienfait de l'instruction, depuis que le système politique tend à ne donner aux hommes d'autre distinction que celles qu'ils doivent à leur mérite personnel.
Plaute donnait ici une grande leçon aux spectateurs, leçon non moins sensée, et plus ingénieuse, plus frappante que celle de Plutarque, sur les soins qu'on doit à la conduite de l'adolescence.
Le philosophe parle ainsi du choix d'un gouverneur, dans soir Traité de l'éducation des enfants (traduct. d'AMYOT, édit. de Bastien, tome VIII, p. 10) : « Mais quand ils (les jeunes gens) sont arrivez à l'aage de debvoir estre mis soubz la charge de pédagogues et de gouverneurs, c'est lors que pères et mères doibvent plus avoir l'oeil à bien regarder quels seront ceulx à la conduicte desquels ils les commettront, de paour qu'à faulte d'y avoir bien prins guarde, ils ne mettent leurs enfants cri mains de quelques esclaves barbares, ou escervelez et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos, ce que plusieurs font maintenant en cest endroict ; car s'ils ont quelques bons esclaves , ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les austres patrons de leurs navires , les austres facteurs, les austres recepveurs, les austres banquiers pour manier et trafficquer leurs deniers : et s'il en trouve quelqu'un qui soit yvrongne, gourmand et inutile à tout boa service, ce soit celuy auquel ils commettront leurs enfants; là où il fault qu'un gouverneur soit de nature , tel comme était Phoenix , le gouverneur d'Achilles. »
En effet, pour un honnête précepteur, comme ce bon Lydus, et comme ce Livius Andronicus qui mérita la reconnaissance de la famille consulaire des Livius, combien voyait-on de fourbes et de coquins comme Chrysale !
Ce passage de Plutarque est précieux encore sous un autre rapport : il sert à expliquer la plupart des fables comiques du théâtre ancien ; il légitime les caractères des esclaves jouant les principaux rôles. Car la loi de la poésie, comme de tous les arts d'imitation, est la nature et la vérité. Le même sujet d'observations s'était offert à Plutarque et à Plaute ou à ses modèles, la vie domestique, la réalité. Les types des Tranions , des Pseudoles, des Epidiques, se trouvaient fréquemment dans les maisons des citoyens ; c'est de là qu'ils passaient sur le proscenium, très ornés, il est vrai, et rehaussés d'une vive et spirituelle faconde, ainsi que le comportait l'idéal de l'art.
De montrer comment l'excès de misère et d'avilissement dans l'état de servitude pouvait s'allier avec cette familiarité hardie de manières et de langage, c'est ce qui fournirait matière à un curieux chapitre de l'histoire ancienne. On sait que l'usage établi de réduire les prisonniers de guerre en esclavage, la culture donnée à l'esprit de beaucoup d'esclaves, pour l'agrément ou pour le profit du maître, quand ils étaient nés dans la maison, ne permettent pas de supposer que le développement des facultés intellectuelles fût toujours en rapport avec la condition. Il se pouvait alors qu'un maître laissât prendre à l'esclave qui lui plaisait, qui était d'ailleurs sa propriété, et qui devenait partie de la famille par l'habitude, de certaines libertés, qui ne se peuvent tolérer chez nous de la part d'un mercenaire libre. Aussi, nos Frontin, nos Lafleur, n'avaient-ils qu'une existence imaginaire, artificielle, exotique ; imitation de la comédie grecque et latine, et non pas de nos moeurs. On n'en voit point dans le Tartufe, dans le Misanthrope, dans les grands ouvrages de Molière. Ses pièces de second ordre sont les seules qui nous montrent des Scapin et des Mascarille. Sachons donc distinguer entre le théâtre latin et le théâtre français, dans la critique de ces personnages et de ces intrigues de Plaute ; et gardons-nous de l'erreur trop commune de les traiter dédaigneusement comme de purs jeux d'imagination et des facéties extravagantes.
Il n'y avait point de jeune homme qui n'eût son pédagogue, son gardien, jusqu'à dix-huit ans (tandem custode remoto, Hora.). L'esclave pédagogue restait ensuite attaché à son jeune maître, comme suivant ; il achevait quelquefois, en cette qualité, ce qu'il avait commencé pendant son premier service, la corruption de l'étourdi (quum blandi comices, PERS., sat. V, 32). Ces suivants empressés et complaisants, nous les reconnaissons dans le théâtre de Plaute. Ajoutez à la réalité vulgaire l'esprit inventif et la poésie du style, c'est Chrysale.

(27) Herilis patria, salve (v. 136). Agamemnon, dans la tragédie latine de ce nom, entre en scène comme Chrysale :
Salut, ô murs d'Argos, ô foyers, ô patrie! 
Tandem revertor sospes ad patrios lares, 
O cara salve terra ! .....
il y a seulement cette diférence entre le discours de l'esclave et celui du roi des rois, qu'il règne dans le premier un ton et un sentiment religieux, qui ne se trouvent pas dans l'autre : c'est la différence des temps où écrivaient les auteurs.
Tout était peuplé de divinités chez les anciens, tout se divinisait. On invoquait le jour, les eaux des fleuves et des fontaines, la terre, et ce n'était pas une figure poétique. Voyez la véhémente obtestation qui termine la harangue d'Eschine sur la Couronne. Ainsi l'imagination exaltée et superstitieuse des mortels associait, dans leur culte, toutes les parties de la nature inanimée avec les dieux et les génies qu'elle y faisait présider. Saluer la terre de la patrie, c'était en saluer les dieux lares. On aurait compris une impiété, si l'on avait manqué à cet acte de vénération, en rentrant dans ses foyers.
Mais le pauvre esclave n'a point de patrie à saluer ; il salue la patrie de son maître, herilis patria.
Apollon reçoit aussi sa prière : ce n'est pas comme dieu du jour ; un pareil fripon offrirait plutôt son hommage à la déesse de la nuit. Mais chez les Grecs, Apollon avait des autels aux portes des maisons, comme présidant à l'entrée et à la sortie; on lui donnait, dans ce cas, le surnom de
YuraÝow. On l'honorait encore sous le titre de ƒAguieæw, ou protecteur de la voie publique (MACROB., Sat. I, 9). L'auteur suppose que l'autel consacré au dieu, à ce dernier titre, est voisin de la maison de Nicobule.

(28) Hospitium et caenam (v. 151). C'était l'usage des anciens de célébrer par un festin l'arrivée d'un ami, d'un parent. Plaute y fait souvent allusion. Ainsi le pauvre Sosie s'attend, pour son régal de bonne arrivée, à être mis en prison si le guet le rencontre ; puis, à recevoir force gourmades, lorsqu'il trouve sur son chemin l'autre Sosie. Cela ne valait pas la réception que le frère de Vitellius fit à ce prince (caena adventitia), et dans laquelle on servit deux mille espèces de poissons et sept mille espèces d'oiseaux des plus délicats. (SUET., Vitell., XIII.)

(29) Ubi sit (v. 154). Cette locution doit être remarquée en passant elle tient de l'usage une signification différente de celle que comporte le sens littéral des mots. "Où est-il ?" veut dire, « Que fait-il ? comment va-t-il ? » Lorsqu'Andromaque (Aeneid., IIII, 3î2) dit à Enée : Hector ubi est ? elle sait trop bien qu'il est descendu dans le séjour des morts. L'expression analogue , pour s'informer de l'état des choses, est quo loco. - Quo res summa loco? (Aeneid., II, 322.) De même en français : " Où en êtes-vous ? où en sont les choses? »

(30) Vas samium (v. 167). La poterie de Samos était fort renommée ; c'était la vaisselle des anciens, lorsqu'on ne connaissait pas encore à Rome celle d'or et d'argent. Cette simplicité commençait à se perdre au temps de Plaute. Le vieux Caton se plaignait de ce qu'on se moquait déjà des moulures en terre qui servaient d'ornement aux temples (TITE-LIVE, XXXIV, 4). Et Plaute citera , comme un insigne trait d'avarice, la précaution d'un vieillard qui, de peur d'être volé, se sert de vases samiens dans les sacrifices. (Captifs, v. 220.)
La plaisanterie de Chrysale n'est pas mauvaise ; car il y avait beaucoup d'analogie, sous le rapport de la fragilité, entre l'argile de Samos et la foi de Bacchis et de ses pareilles.

(31) Imo ut eam credis (v. 173) ? Encore une locution du style familier ; elle correspond assez à ces manières de parler: « Ah! si vous saviez ! Vous ne voyez rien encore ! "

(32) Misera (v. 173). L'adjectif miser et l'adverbe misere, joints à des verbes qui expriment l'effort ou le désir et la passion, donnent l'idée du plus haut degré d'intensité, de la violence (TÉRENCE, Adelph., IV, I, 16 ; V, 64. Eun., I, I , 22.- HOR., Sat. 1, 9, 8). C'est en ce sens que Quintilien emploie miseria, pour signifier une recherche minutieuse, un soin excessif: Persequi quidem quod quisque unquam vel contemptissimorum hominum dixerit, aut nimiae miseriae, aut inanis jactantiae est. (Instit., 1, 9, 18.)

(33) Non herus (v. 178). Je conserve la leçon des manuscrits et de la plupart des éditions ; elle forme, selon l'usage ancien, un dactyle non heru'. Brunck, dans l'édition de Deux-Ponts a mis non res.

(34) Pellio (v. 180). La malencontreuse mémoire de ce pauvre Pollion se perpétua chez la postérité ; ce n'était pas assez d'avoir été sifflé de son vivant ! Au quatrième siècle de l'ère chrétienne, Symmaque parle encore de lui (Epist. X , 2.). C'est probablement à Plaute qu'il fut redevable de cette immortalité. Le changement de l'o en e, ne doit pas surprendre ; il était assez fréquent ; ainsi Apellinem pour Apollinem. (Voyez FESTUS.)

(35) Fortis (v. 181). Ici, comme dans dans le Miles gloriosus, nous traduisons ce mot par "belle". Chez un peuple grossier et guerroyant, la force est la beauté de l'homme. La force de l'âme, appliquée aux combats, ou le courage militaire, c'est la beauté morale, la vertu. Aussi, dans les usages de la langue latine, fortis exprima-t-il toutes sortes de bonnes qualités physiques ou morales, même après que la civilisation se fut perfectionnée ; le langage conserve toujours la trace des moeurs anciennes et du caractère primitif de la nation. Cicéron, voulant faire l'éloge de la probité d'un citoyen, l'appelle fortissimus adolescens; une bonne famille est fortis familia. « Il n'a point compromis sa réputation, ainsi qu'un honnête homme doit faire, ut virum fortem decet; » ces paroles sont d'un personnage de Térence (Andr., II, 6, 13). Nous disons à peu près ainsi un brave homme, et nos pères disaient : "Comme vous voilà brave !" ce qui équivalait à « Comme vous êtes beau, on bien paré ! » Mais, dans ces locutions, nos aïeux diffèrent des Romains, par une nuance d'idée remarquable. C'est la bravoure, et non la force, qu'ils prennent pour terme de ce qu'il y a de mieux. Le spiritualisme élevait leur pensée, et leur donnait aussi un sentiment de délicatesse ignoré des anciens. Les anciens n'auraient pas compris cette expression que la galanterie moderne a créée: « Le beau sexe. » Le beau sexe, pour eux, c'était le sexe fort. Dans un siècle d'élégance, dans un siècle où les femmes régnaient à Rome, mais par la licence, et non par la vertu, Stace disait :
.. Deux filles seulement fleurissent près de lui;
« Mais du plus noble sexe, il lui manque un appui. » 
Hic sexus melioris inops, sed prole virebat
Faeminea ....
Cela dans un poëme épique ( Théb., I , 393).

(36) Ubi mi 'st filius (v. 209) ? Le vieillard poussera la crédulité à un excès, nécessaire, il est vrai, pour le succès des ruses de Chrysale, mais qui serait invraisemblable, s'il n'était motivé par une grande tendresse paternelle. Plaute a soin de bien marquer d'abord ce trait de caractère, et le caractère se soutiendra dans toute la pièce. Alors nous comprendrons comment le vieillard se laisse duper si facilement par des mensonges où son fils est mêlé. Il est rare qu'on aime passionnément sans devenir aveugle et crédule.

(37) Adspersisli aquam (v. 212). C'est une coutume qui n'est pas nouvelle, de jeter de l'eau fraîche sur quelqu'un qui tombe en défaillance, pour le faire revenir. De là l'expression métaphorique et proverbiale.
Mais l'eau froide ne produit pas toujours une sensation heureuse et salutaire : la malignité peut s'en servir pour éteindre un feu vivifiant, une chaleur bienfaisante. On se servait aussi d'une image pareille pour exprimer l'effet des discours perfides, qui nuisent à la bonne renommée. (Voyez la Cistellaria, v. 37.)

(38) Archidemide (v. 215). On me pardonnera d'avoir changé le nom d'Archidémide. Ce changement m'était indispensable pour conserver un calembourg qui va se rencontrer tout-à-l'heure. C'est une chose terrible qu'un calembourg à traduire. Je voudrais bien qu'ils fussent proscrits, si ce n'est par égard pour le bon goût, au moins par pitié pour les traducteurs.

(39) Cerebrum finditur (v. .216). Voyez page 354, note du vers 109.

(40) Symbolum (v. 228 ). Dans un temps où l'on n'avait point le secours des postes et des lettres-de-change, il fallait, si l'on avait quelque valeur à recouvrer dans une ville étrangère, y aller soi-même, ou envoyer un fondé de pouvoir. On lui donnait, pour l'accréditer, un signe de reconnaissance dont on était convenu avec l'autre partie contractante. Cette pièce de crédit s'appelait, dans la forme grecque, symbolum, et en latin tessera. La forme et la matière n'en étaient point déterminées. C'était quelquefois ou l'anneau qui servait de cachet chez les anciens (voyez v. 292), ou seulement une empreinte du cachet, dont une autre empreinte pareille était restée entre les mains du débiteur ; quelquefois une tablette de métal ou de bois, sur laquelle étaient gravés quelques mots, et qu'on brisait en deux pour que chacune des parties en gardât une moitié, et que par le rapprochement de l'une avec l'autre on pût vérifier le droit de celui qui se présentait.
Ce n'était pas seulement dans les transactions commerciales, qu'on faisait usage de ces sortes de titres ; ils servaient aussi à constater les liens d'hospitalité formés soit entre des familles de pays différents, soit entre un citoyen puissant d'une ville et le corps. municipal d'une autre cité. On les nommait alors tesserae hospitales.
Je citerai un monument qui peut en donner une idée. C'est la moitié d'une tablette d'airain, sur laquelle était écrit un contrat de ce genre. On la découvrit, dans le dernier siècle, à Tunis ; probablement l'autre moitié perdue était restée entre les mains de celle des deux parties contractantes qui habitait l'Europe.
Les lettres majuscules représenteront la moitié connue, les caractères italiques la restitution par conjecture de la moitié qui manque.

C. POMPONIus. . . . . . . . . .

HOSPITIUM. TESSERAmque fecit quom 
SINATU. POPULOQUE. CURubitano proque 
EJUS. STUDIO. BEN EFICIEISque publicitus.
PREIVATIMQUE. C. POMPOnium posterosque.
Ejus. PATRONUM. SIBEI. POsterisque suis.
QUOM HOSPITALE TESSERa adsciverunt .... 
HIMILCONIS. F. ZENTUC.... 
SUFETES. MUTHUNILIM. HI.... 
IMILCATONIS. F. BARIC. H.... 
AMMILCARIS. F. ZEUNOR.... 
AMMILCARIS. F. LILVA. MI....
ACT. A. D. VI. R. MAI C. CAESARe L. Aemil. Paulo. coss.

Voyez les Mémoires de l'Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres, tom. 49, pag. 501, un mémoire de M. Gazzera, membre de l'académie de Turin, publié en 1830 à Turin, et une notice donnée dans le Bulletin des sciences, 2e trimestre, 1830, par M. Champollion-Figeac.)
Les premiers magistrats de la cité, les suffètes de Curube et d'autres officiers du corps municipal se mettent sous la protection de C. Pomponius, et s'unissent avec lui et avec sa famille par des noeuds d'hospitalité.
Ce Pomponius, personnage puissant de ce temps-là, sera le patron, en même temps que l'hôte, des Curubitains. Ainsi s'alliaient des citoyens romains avec des villes sujettes de Rome.
Mais dans les temps anciens, les traités avaient été plus simples, ainsi que les monuments qui devaient en garder la mémoire et la foi. Une pierre, une pièce de métal ou de bois, sur laquelle on traçait quelques caractères, et qu'on séparait ensuite en deux parties pour les rapprocher au besoin, voilà, tout ce qui servait de titre au voyageur, lorsqu'il venait demander l'hospitalité.
Ces liaisons de familles et cette correspondance des foyers domestiques offrent des images beaucoup plus poétiques assurément que nos usages modernes. Se faire héberger dans une hôtellerie et payer sa carte en partant, est bien prosaïque en effet. Toutefois je doute que l'humanité ait perdu au changement. Qui n'avait point de tessère d'hospitalité, courait risque de coucher sous la voûte du ciel et de mourir de faim : heureux encore si sa qualité d'étranger ne le faisait pas traiter en homme suspect et en ennemi ; car telle était la maxime des anciens : "Tout inconnu est un loup, " Homo ignotus ignoto est lupus. Pour être reçu dans la maison d'autrui, il fallait donc avoir dans son pays une maison, où l'on pût recevoir les autres. Nous sommes plus sociables dans ce siècle de fer.

(41) Praetor recuperatores (v. 235). Chrysale oublie qu'il est Grec, et qu'il parle d'un procès suivi à Éphèse. A Éphèse, il n'y avait point de préteur, qui formât une commission de juges désignés par le demandeur, et agréés par le défendeur; lesquels juges étaient choisis parmi les notables inscrits sur l'album prétorien, pour remplir pendant l'année ces fonctions ; lesquels encore, dans les affaires où il s'agissait de propriété litigieuse, se nommaient reciperatores ou recuperatores, parce qu'on recouvrait son bien par leur secours.

(42) Autolyco (v. 240). Autolycus fut l'aïeul d'Ulysse. Il passait pour fils de Mercure ; c'était un si habile voleur, qu'on crut devoir faire honneur de sa naissance à ce dieu. Sisyphe, son voisin, était encore plus fin que lui; il lui tendit un piège, et le força de lui reslituer des moutons qu'il avait dérobés. Il fit plus ; il lui enleva sa fille Anticlée, qui devint mère d'Ulysse. Quelle origine pour un héros, un des vainqueurs de Troie ? Ajax la reproche en effet à Ulysse dans la dispute pour les armes d'Achille. Mais c'est l'Ajax d'Ovide. L'Ajax d'Homère n'aurait pas été si délicat. Piller on voler, s'appelait courage, adresse. Les Lacédémoniens gardèrent quelque chose de ces usages. Les Germains, nos ancêtres, punissaient le larcin ; mais ils honoraient le brigandage à main armée sur les terres des peuples voisins.

(43) Longum, strigorem, maleficum ( v. 245 ). Ce vers est corrompu dans les éditions, ainsi que dans les manuscrits. Elles donnent presque toutes longum est rigorem, leçon dépourvue de sens. J'ai essayé, avec le secours de Saumaise, de restituer le vers, non pas pour le donner comme le vrai texte de Plaute, mais pour composer, avec les mots existants, une phrase raisonnable. Festus dit que le mot strigores signifie "hommes robustes," densarum virium homines. Serait-il impossible que le poète qui donnait au vaisseau du corsaire l'épithète de maleficum, lui eût donné aussi celle de strigorem ? Toutes deux conviennent, dans le langage ordinaire , à des personnes et non à des choses. L'hypallage qui transporte aux choses les qualités des personnes, n'est pas rare chez les poètes ; et ainsi le copiste ignorant, ne comprenant pas conspicor longum, strigorem, etc., aura écrit « conspicor. Longum est rigorem, » et aura fait deux propositions d'une seule. Il serait superflu de s'arrêter à examiner la fausseté des interprétations qu'on donne aux mots pour expliquer 1a phrase, telle qu'elle est vulgairement imprimée : rigorem, les souffrances ; exornarier, raconter.

(44) Lembus (v. 246). Il y a ici un jeu de mots, qui n'a pas été aperçu par les commentateurs et les traducteurs ; du moins ne l'ont-ils pas fait observer. Il parait que les mots lembus, navire , et limbus, bordure d'un vétement, bande propre à servir de ceinture, pouvaient se confondre par la prononciation. (Stace a employé le mot limbus pour signifier une bandelette qui ceint la taille au dessous de la poitrine, picto discingit pectora limbo, Theb., VI, 367.) Le vieillard profite de l'équivoque pour faire une plaisanterie qui n'est ni de très bon goût, ni très heureuse d'à-propos.

(45) Ratem turbare (v. 257). Gronove entend : « Ils incommodent et inquiètent notre vaisseau. » Alors in porta ne serait plus juste, car le vaisseau de Mnésiloque était déjà sorti du port; le vers suivant dit qu'il y rentre.  

(46) Dianae in aede (v. 277). Les temples tenaient lieu de caisses de dépôt. Rois et particuliers se servaient de ce moyen de conserver l'argent et les autres objets précieux qu'ils ne pouvaient pas faire valoir dans le négoce (DIV. CHRYSOST., Rhod. orat.; CAES., Bell. civ., I, 23). On évitait ainsi le danger d'être dépouillé par un dépositaire infidèle ou par les voleurs. La sainteté du temple était une garantie, qui, cependant, ne fut pas toujours inviolable. Si elle imposait aux voleurs obscurs, les voleurs à la tète d'une phalange ou d'une légion n'en tenaient compte. Au commencement de la guerre civile, les Pompéiens s'emparèrent des richesses déposées dans les temples des villes d'Italie (CAES., Bell. civ., I , 6 )., Celui d'Éphèse, un des plus célèbres trésors de ce genre, fut deux fois sur le point d'être pillé par les lieutenants de Pompée (Ibid., III, 33, 105) ; l'approche ou la menace de l'ennemi le sauvèrent. Et qu'on ne pense pas que ces profanations ne se virent que dans les siècles de corruption et d'impiété. Quand l'Ionie se révolta contre Darius, quelqu'un proposa aux Grecs de s'emparer de ce que renfermait le temple des Branchides (HERODOT., V, 36). Pyrrhus ne respecta point le sanctuaire de Proserpine : il en fut puni à la vérité par une tempête ; mais la déesse n'avait défendu ni ses biens, ni ceux qui lui étaient confiés (TIT. LIV., XXIX, 18). Les dieux n'empêchaient pas non plus les accidents ; Hérodien, en racontant l'incendie qui dévora tout à coup le temple de la Paix, à Rome, ajoute que beaucoup de particuliers y avaient mis en garde le fruit de leurs épargnes, et que s'étant endormis riches, ils se réveillèrent pauvres (HERODOT., I, in Commodo). Cette coutume si universelle de thésauriser atteste le peu de progrès que le commerce avait fait dans l'antiquité. Si l'on avait connu du moins la Bourse et les agents de change !... Cela aurait valu l'incendie du temple de la Paix.

(47) Populo praesente (v. 301). Sans doute on n'assemblait pas le peuple pour qu'il assistât à la réception du dépôt. Mais les magistrats, au nom du peuple, intervenaient comme témoins et comme garants (publicitus servant, v. 278) ; et la transaction se faisait de manière. qu'elle eût de la publicité. La présence du peuple, dans ce cas, n'était pas plus réelle que celle des curies dans les contrats d'adoption , à Rome, où des licteurs , c'est-à-dire des huissiers de municipalité, représentaient le peuple de la ville. Ces formalités sont expliquées dans un récit de Cornelius Nepos, au sujet d'Annibal. Après la défaite d'Antiochus, ce général s'enfuit avec d'immenses trésors à Gortyne, dans l'île de Crète. Il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y avait pas moyen de sortir de chez ses hôtes sans leur laisser sa dépouille, s'il ne parvenait à les tromper. Crétois contre Carthaginois, c'était corsaire contre corsaire ; et Annibal était le héros de Carthage. Il fait fondre son or et le coule dans le creux de plusieurs statues d'airain, qu'il laisse exposées négligemment à l'entrée de sa maison ; il remplit des amphores de plomb qu'il recouvre d'une lame d'or, et prie les Gortyniens de lui permettre de déposer ses amphores dans leur temple de Diane. Le transport s'opère en présence des principaux de la cité (praesentibus principibus) ; on était si résolu de bien garder le dépôt, qu'on ne perdait pas de vue le propriétaire lui-même, et qu'il ne pouvait rien soustraire. Mais on le laissa partir avec les statues d'airain.

(48) Inpensiu'st (v. 359 ). On a beaucoup disputé sur le sens de ce mot ; il n'est cependant pas douteux. Plaute emploie le mot pensus pour signifier « bon, avantageux » : Utra sit conditio pensior, virginemne an viduam habere (STICH., I, 2, 61). Aulu-Gelle (N. A., XII, 5) fournit un exemple à l'appui : Ut nihil quicquam carius pensiusve esset. Cet adjectif, avec la préfixe privative in, veut dire ici "méprisable."

(49) Cernitur (v. 364). Ce mot n'est pas synonyme de spectatur dans ce passage ; il est mis pour certatur, que ne comportait point la mesure du vers. On petit consulter Sénèque (Lettre LVIIIe ) sur les variations que le verbe cernere a subies.

(50) Acetum cor acre ( v. 370 ). On a cru voir des fautes dans ce passage, et on a voulu le corriger. Il me semble être bien du style de Plaute. Le pléonasme acetum acre n'est pas plus extraordinaire que nitidis nitoribus, fallaciae falsidicae, etc. Le substantif acetum, ajouté comme épithète au mot cor, et faisant la fonction d'adjectif, serait justifié par beaucoup d'exemples : Propudium pour propudiosus (Curcul.), larva pour larvatus (Casin.), ventus turbo pour turbulentus (Curcul.), opera celox, non corbita pour prompta non lenta (Poenul. ). 

(51) Unice unicum (v. 372). Les éditions portent uni unicum, qui peut, en omettant l'élision, selon l'usage ancien, suffire à la mesure ; mais la phrase est plus claire avec unice, et plus conforme au langage de Plaute.

(52) Tuamque fiduciam (v. 378). L'adjectif possessif prend ici une acception détournée, dont les exemples ne sont pas rares chez Plaute, non plus que chez les autres auteurs : Tui amoris pour amoris erga te (Casin.), simultatem suam pour erga se (Pseudol), odio vestro pour in vos ; (TIT. LIV.), negligentia tua pour adversus te (TERENT., Phorm.).

(53) Eadem ne haec erat disciplina, etc. (v. 386.) De tout temps on a regretté, et de tout temps on regrettera les moeurs d'autrefois : nos anciens eurent aussi leurs anciens, et ceux-ci les leurs, qui admiraient de même des siècles antiques. Le passé a toujours apparu en beau, dans une perspective lointaine, à l'imagination des hommes, et le présent fait sentir ses inconvéniens, auxquels ou ne s'accoutume point, plus que ses avantages, dont on jouit sans en tenir compte. Depuis le bon Nestor, qui, dans le camp d'Ajax et d'Achille, se vantait d'avoir vécu avec des hommes plus braves qu'eux, jusqu'à la chagrine Araminte, qui soutenait que, dans sa jeunesse, les femmes étaient plus aimables et les jeunes gens plus polis, je ne vois guère que le mondain de Voltaire qui n'ait pas médit de son siècle. Le vieux Lydus avait déjà fait entendre ses plaintes sur le théâtre d'Athènes, longtemps avant que Plaute le fit parler latin devant les Romains. Longtemps encore avant, Aristophane réclamait contre la corruption de la discipline, dans la dispute du Juste et de l'Injuste (Nuées, v. 950, et trad. de M. Artaud, tom. II, pag. 240 ).
Mais je fais là une remarque superflue, déplacée. Est-ce aux hommes de notre temps qu'on peut reprocher cette admiration aveugle du passé ?

(54) Cincticulo (v. 397). On appelait cincticulum une courte tunique sans manches, qui laissait les épaules dégarnies et les bras entièrement libres ; c'était plutôt une précaution de pudeur qu'un vètement. On s'en servait beaucoup chez les vieux Romains, dans le temps où les tribus rustiques étaient les plus honorées, et où l'on allait chercher les consuls dans leurs champs, qu'ils labouraient eux-mêmes. Horace, pour caractériser l'antiquité, nomme les cinctuti Cethegi (Art. poet., V. 5o). Il parait que la famille des Cethegus avait conservé cette partie du costume de leurs aïeux (LUC., Phars., II , 543) ; non sans doute par respect pour l'antique discipline, moins encore par envie de l'imiter, mais par vanité de noblesse. On aime à rappeler qu'on a eu des aïeux : cela peut quelquefois tenir lieu de vertus.

(55) Fieret corium (v. 399 ). Il est à remarquer que les républicains les plus ombrageux de la Grèce, et le peuple le plus fier et le plus belliqueux du monde entier, les Athéniens et les Romains, admirent les peines corporelles dans l'éducation de la jeunesse. Le Juste, dans les Nuées, comme ici Lydus, loue ce bon vieux temps, où l'on battait les enfans qui manquaient à leurs devoirs. Le précepteur d'Horace avait une réputation terrible parmi les écoliers, et l'épithète de plagosus s'est attachée à son nom (HOR., Ep. II, I, 70). Au contraire, les Goths, maîtres de l'Italie, ne voulurent pas envoyer leurs fils dans les écoles ; parce qu'ils disaient que celui qui s'était accoutumé, dans l'enfance, à trembler sous la férule d'un maîtres pâlirait à la vue de l'ennemi.

(56) Noster esto (v. 408). Déméa, dans les Adelphes, donne un éloge pareil à son fils, qui vient de battre un méchant esclave : Laudo, Ciesipho, patrissas (1V, 2 , 25).

(57) Quasi lucerna (v. 411). On faisait des lanternes avec du linge, ou d'autres matières, qu'on imbibait d'huile, pour augmenter la transparence (CIC., epist. ad Att., IV, 3 ; voyez aussi l'Aulularia, v. 522.

(58) Expletus (ibid.). Si l'on est curieux de passer en revue les imaginations des philologues sur un texte douteux, on peut voir la note de Taubmann sur ce vers. J'ai choisi la leçon qui m'a paru la plus vraisemblable, sans être sûr que ce soit la vraie. Il faut accepter l'incertitude à laquelle nous condamne l'altération du texte.

(59) Manus ferat ad papillas (v. 445). Le jeune Clitiphon, dans l'Heautontimorumenos (III, 3, 2-7), ne montre pas plus de retenue, et les reproches de son père sont à peu près les mêmes que ceux de Lydus ; mais le vieillard de Térence met plus de réserve dans ses expressions. Telle est même la sévère observation des bienséances, qu'il s'abstient, au plus fort de sa colère et de ses réprimandes, de prononcer le nom de courtisane devant sa femme (V, 6, 18). Plaute ne soumettait pas ses écrits à la critique de Scipion et de Lélius.

(60) Inmitiorem (v. 465). Beaucoup d'éditions donnent amiciorem, qui se prend alors dans un sens ironique. Cependant la leçon que nous avons préférée est celle des manuscrits : cette raison nous a paru déterminante, plus que le motif par lequel Taubmann se décide à la rejeter : « Point d'inmitiorem ; Paré l'adopte! » Cela ressemble beaucoup aux honorables qui votent pour ou contre. les personnes à l'occasion des choses, systématiquement, comme on dit.

(61) Cum malo fecit .... meo (v. 468). On trouvera petit-être que la peinture du désordre de l'esprit est exagérée dans ce monologue. Mais il faut toujours se rappeler pour quel public l'auteur écrivait ses pièces. On ne peut nier que l'idée et le mouvement de tout ce discours ne soient très comiques. Ces pauvres amoureux ! Plaute ne les ménage guère ; il ne nous attendrit point sur leurs peines. Qu'Alcésimarque menace de se tuer ; il nous fait rire (Cistellaria, act. III). Nous rions aussi de Charin, lorsqu'il extravague dans ses transports de douleur (Mercator, act. III, sc. 4 ; act. V, sc. 2). Nous disons, comme disaient sans doute les spectateurs de Plaute : que les amants sont fous !

(62) Jocum (v. 485) Ce n'est pas à dire qu'on choisit les sépultures comme des lieux propres à la plaisanterie ; mais on tournait en plaisanterie les chants funèbres, chants officiels, chants mercenaires, que des femmes, dont c'était le métier (praeficae), répétaient froidement et machinalement dans les convois. Ces chants étaient passés en proverbe pour exprimer une chose insignifiante (voyez tom. I, p. 389). Ainsi les formalités et les vaines démonstrations se substituent par l'usage chez les peuples civilisés à l'expression naïve des sentimens, dans les circonstances les plus solennelles. Tout, jusqu'à la prière sur les cendres des morts, se change en une pratique routinière, tarifée selon la durée et l'appareil de la scène et le nombre des acteurs.

(63) Mori me mavelim (v. 486). Dans toutes les éditions, on lit avant ce vers ces deux-ci : Sed antequam illa de meis opulentiis, Ramenta fiat gravior aut propensior. Il est évident qu'il s'est glissé ici une répétition, par l'erreur d'un copiste. Nous avons cru pouvoir et devoir la faire disparaître. La seule variante, qu'il y eût dans les deux passages, était de mea pecunia au lieu de meis opulentiis : cette dernière leçon nous a semblé préférable, comme ayant plus la couleur du style plautinien.

(64) Pisctoclere, perdidisti me (v. 527 ). Voici une rencontre singulière, car on ne petit soupçonner l'imitation : 
LOREDAN. 
Qui vous a fait outrage ?
MONTFORT.
Un perfide, un parjure, Un infidèle ami, que j'avais mal jugé ; 
Qui déchire la main dont il fut protégé ; 
Qui sous de faux dehors à mes yeux se déguise, 
Abuse des secrets surpris à ma franchise, 
Qui me perce le sein des plus sensibles coups, 
Qui me trahit, me tue ; et cet ami, c'est vous.
(Vêpres siciliennes, act. II, sc. 4.)

(65) Quae harum sunt aedeis (v. 545). Cela ne veut pas dire : la demeure qui est celle des deux soeurs, car il ne sait pas qu'elles sont deux, il le déclare lui-même cinq vers plus bas. La phrase doit s'entendre ainsi : « Celle d'entre ces maisons (harum) qui est la maison (de Bacchis). »

(66) Dierecte (v. 546). Grand débat parmi les philologues pour déterminer l'étymologie de ce mot. Vient-il de dies rectus, pour signifier par antiphrase « malheureux » , ou de sub dio erectus, c'est-à-dire, élevé en l'air, mis au gibet, ou du grec diarraktow, en changeant l'a en e, et en supprimant un des deux p, le sens étant: « rompu ou digne de l'être » ? L'interprétation naturelle d'un passage du Curculio, où ce mot est employé, et a été même remplacé par diruptum en quelques éditions fort anciennes, semblerait appuyer la dernière opinion. Nous n'osons point prononcer; mais, d'après l'usage, nous croyons pouvoir affirmer que ce mot renferme une idée d'imprécation : « scélérat ! maudit! pendard ! » 

(67) Huic decet statuam statui ex auro (v. 605). Mascarille a eu probablement réminiscence des paroles de Chrysale : 
Après ce rare exploit, je veux que l'on s'apprête à me peindre en héros, un laurier sur la tête, 
Et qu'au bas du portrait on mette en lettres d'or Vivat Mascarillus fourbum imperator.
MOLIERE, l'Étourdi, act. II, sc. 2.)

(68) Decumam (v. 619). La dîme ne fut pas toujours d'institution divine ; ce fut même, on pourrait le dire, quelquefois une institution diabolique, chez les païens, s'entend : elle profitait aux démons. Hercule était un de ces dieux décimateurs. Il faisait, disait-on, trouver les trésors cachés ; mais malheur à ses protégés, s'ils ne lui payaient pas la dîme ! On croyait aussi qu'il avait grand crédit auprès de la Fortune, car les riches lui offraient la dîme de ce qu'ils possédaient, apparemment pour qu'il voulût bien leur conserver le reste. Crassus, renommé pour sa chicheté, comme dit Amyot, non moins que pour son opulence, fit cette part à Hercule. Martial, au contraire, était de l'avis de quelques esprits forts, qui aimaient mieux être privés de la protection d'Hercule que de la payer trop cher :
On dit qu'à mes moutons ce dieu sera propice. 
Qu'importe qui les mange, ou d'Hercule, ou des loups ?
Les Romains se conduisirent en Hercules dans les pays conquis ; ils imposaient un tribut du dixième des céréales, quand ils ne prenaient pas le sol même.

(69) Siquoi sperat animas (v. 666). Ce passage a été torturé en tout sens ; les notes de Taubmann en font foi. J'ai adopté la leçon qui m'a paru la plus simple et la moins éloignée des manuscrits. Le mot sperare est pris, comme en d'autres passages, pour synonyme de optare (voyez tom. I , pag. 312 , v. 679).

(70) Stilum, ceram, et tabellas et linum (v. 668). Tout ce qu'il faut polir expédier une missive est nommé ici : les tablettes , tabellas ; le poinçon, stilum, qui tracera les caractères sur les tablettes enduites de cire; le fil, linum, avec lequel on les liera et la cire, ceram, qui doit servir à sceller le fil, pour qu'on ne puisse pas ouvrir la lettre.

(71) Curate opficium (v. 712). Chrysale joue sur le mot fugiamus, comme Liban dans l'Asinaria, v. 364. Il se plaint que les jeunes gens veuillent faire ce qui est plutôt de son devoir.

(72) Insanum (v. 713). Varron et Festus nous expliquent cette manière de parler du poète. Insanus est employé par Plaute pour signifier tout ce qui est grand, énorme, et l'adjectif neutre insanum, faisant fonction d'adverbe, n'est pas plus rare chez les autres auteurs que chez lui. Insanum magnum, énormément grand.

(73) Frictum'st cicer (v. 719). Les pois frits étaient d'un usage très commun parmi le peuple de Rome, comme, dans les temps modernes, le macaroni chez les Napolitains, et le roast-beaf en Angleterre ; fricti ciceris et nucis emptor. Il ne faut pas s'étonner que le poète prête à ses personnages des métaphores et des comparaisons empruntées à cette pratique de la cuisine populaire. Tourner et retourner quelqu'un comme un pois ou comme un poisson dans la poêle, est une des phrases favorites des courtisanes et des esclaves, qui se vantaient de leur habileté à faire des dupes (voyez pag. 392, note du vers 68).

(74) Bellerophontem (v. 761). Chrysale aime à citer les héros de la mythologie ; il fera tout-à-l'heure de nombreuses allusions à la guerre de Troie. Nous avons vu Sosie étaler une assez riche nomenclature de constellations. C'est bien de la science pour de tels marauds. Mais cette réflexion ne venait pas à l'esprit des anciens comme à nous, parce qu'il n'était pas rare chez eux d'acheter des esclaves instruits, ou de faire donner de l'instruction à quelques-uns des siens pour en tirer parti. On louait un grammairien, comme une bête de somme ou un instrument de labourage (SUETON., de Illustrib. grammaticis, cap. 3).

(75) In lapide (v. 767). « Vendre quelqu'un » était une locution proverbiale pour dire « attraper. » Cela ne venait-il pas de ce que, pour vendre un esclave, on le faisait passer pour ainsi dire à la montre, traducere, circumducere, en l'exposant ainsi à toutes les avanies ? Chrysale insiste sur la métaphore , et dit que le vieillard est sur la pierre. C'était l'espèce d'estrade sur laquelle 
l'esclave, mis en vente, montait avec le crieur qui proposait l'enchère, afin qu'il pût être en vue des acheteurs (emptos de lapide ; CIC., in Pison., c. 15).

(76) Columnam (v. 774). Il y avait dans la prison un pilier auquel on attachait les coupables ; la prison se nommait puteus (voyez pag. 362 ).

(77) CLÉOMAQUE, NICOBULE, CHRYSALE (p. 287 ). Cette scène a évidemment servi de modèle à celle des Fourberies de Scapin, dans laquelle le maître fripon, aidé d'un autre coquin subalterne, qui fait le spadassin, effraie le vieil Argante (act. II, sc. 9). Mais, il faut l'avouer, la copie reste inférieure à l'original pour l'invention comique. Chez le poète latin, le militaire n'est point un complice, il ne vient pas jouer un rôle de convention pour seconder les projets de Chrysale, il lui sert d'instrument sans qu'il s'en doute ; l'adresse du rusé faussaire sait profiter habilement de la rencontre inattendue, qui serait un contre-temps pour un autre moins habile ; au lieu de deux fripons conjurés contre un vieillard, nous voyons le machinateur d'intrigues qui se suffit à lui seul contre tous ; lui seul trompe deux ennemis à la fois, et s'amuse à duper l'un par l'autre.

(78) Nubta 'st illa n' obsecro (v. 803) ? La terreur du vieillard s'explique par la sévérité des peines contre les adultères. Autant l'opinion et la coutume avaient d'indulgence pour les déportemens des jeunes gens avec les courtisanes, autant la loi était menaçante et terrible à l'égard des épouses coupables et de leurs séducteurs. Les satires d'Horace donnent, en plus d'un passage, de salutaires avertissemens à ceux qui seraient tentés de courir ces périlleuses aventures. Le supplice cruel et ridicule que faisait subir l'offensé à l'offenseur surpris en flagrant délit, y est peint dans sa burlesque horreur. Plaute a fait, sur le même sujet, une scène très comique à la fin du Miles gloriosus. Quelquefois l'intérêt l'emportait sur la vengeance , et le criminel qui n'avait pas eu l'adresse d'échapper, en était quitte pour une plaie d'argent.

(79) Roga hunc, etc. (v. 832). Au sujet de la formule à laquelle il est fait allusion dans ce vers et dans les suivants, voyez plus haut, pag. 357, note du vers 195.

(80) Summanus (v. 846). Ovide avoue son ignorance au sujet de ce dieu, quisquis is est (Fast., VI, 731) ; il sait seulement qu'on lui rebâtit un temple pendant la guerre de Pyrrhus (Ovid., l. c.). Ce temple était voisin de celui de la Jeunesse (PLIN., Hist. nat., XXIX, 44). Ce dieu avait aussi une statue d'argile au faite du Capitole (Cic., de Div., I, 10). C'était, selon l'étymologie donnée par les anciens auteurs, le roi des mines, summus manium (Cette étymologie, sans être bien certaine, atteste au moins l'opinion commune. Le nom se trouve écrit aussi Submanus.), Pluton, le Jupiter des enfers. On lui attribuait les foudres nocturnes, comme ou attribuait les foudres diurnes au Jupiter qui régnait dans les cieux (PLIN., II, 51- ). Son culte fut, si l'on en croit Varron, apporté à Rome par Tatius.

(81) Atridae duo, etc. (v. 876). Ce long monologue nous offre un exemple des canticum, qui prêtaient si heureusement à la pantomime des acteurs, et qui charmaient les spectateurs (nosti canticum, meministi Roscium ; CIC., Ep. fam., X , 22 ). Crispin, des Folies amoureuses, fait aussi une allégorie militaire (act. I, se. 8). La comparaison pourrait donner une idée de. la différence des deux théàtres pour les bienséances et la mesure.
II faut savoir d'abord si dans la forteresse 
Nous nous introduirons par force ou par adresse, 
S'il est plus à propos, pour nos desseins conçus, 
De faire un siège ouvert, ou former un blocus. 
- Tu te sers à propos de termes militaires; 
Tu reviens de la guerre. - En toutes les affaires, 
La tête doit toujours agir avant le bras. 
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vois des combats. 
J'ai même déserté deux fois dans la milice. 
Quand on veut, voyez-vous, qu'un siège réussisse, 
Il faut premièrement s'emparer du dehors,
Connaître les endroits, les faibles et les forts 
Quand on est bien instruit de tout ce qui se passe, 
On ouvre la tranchée, on canonne la place . 
On renverse un rempart, on fait brèche; aussitôt 
On avance en bon ordre, et l'on donne l'assaut. 
On égorge, on massacre, on tue, on vole, on pille. 
C'est de même, à peu près, quand on prend une fille. 
N'est-il pas vrai? monsieur.

(82) Termento (v. 880). Festus dit que, chez les anciens, le mot termentum voulait dire la même chose que detrimentum chez les modernes, et il cite l'autorité de Plaute dans les Bacchis. Très probablement, il voulait parler de ce vers 880. J'ai adopté le sens du grammairien latin, sans toutefois pouvoir affirmer que ceux qui écrivent tormento se trompent. Car la version serait très raisonnable : « Jamais Achille fut-il un foudre de guerre, eut-il une violence de baliste, à comparer à moi ? » Il ne serait pas impossible que le grammairien, induit en erreur par une faute de copiste, eût pris la faute pour une règle, ou que l'e eût remplacé l'o dans la prononciation de ce mot, comme il arrivait pour quelques autres (voyez pag. 398, note du vers 180).

(83) O Troja ! o patria ! (v. 884). Il y a ici probablement une parodie de quelque tirade d'une tragédie que nous ne connaissons pas. On trouve bien dans ce vers une ressemblance avec un passage de l'Andromaque d'Ennius ; mais il est douteux qu'Ennius eût déjà donné son Andromaque, ou fût même arrivé à Rome, lorsque les Bacchis parurent.Les Romains , à l'exemple des Grecs, aimaient beaucoup les parodies. Les héros d'Homère et de Sophocle travestis, ridiculisés, les divertissaient infiniment, et un très grand nombre d'atellanes roulaient sur de pareils sujets. Quelquefois il s'y mêlait une intention satirique. Il en coûta la vie à Helvidius, fils de Priscus, pour avoir fait allusion au divorce de Domitien dans une parodie intitulée OEnone et Pâris. ( SUETON., in Domit., cap.10.)

(84) Ipsum exurit (v. 891). Voilà de l'afféterie, et de la plus précieuse. Ce jeu de mots a l'air plutôt d'être emprunté à la Grèce dégénérée, ou à l'Italie moderne, que d'être sorti de la même source que la bouffonnerie, souvent rude et crue, mais jamais maniérée, de notre poète. Nous trouverons encore une inspiration pareille dans le Marchand (III, 4) : "Tel est l'incendie que l'amour allume dans mon coeur ; si mes larmes ne sauvaient mes yeux, ma tête s'embraserait." Ita... in. corde facit amor incendium, Ni oculos lacrumae defendant, jam ardeat, credo, caput.
Les meilleurs esprits paient quelquefois leur tribut à la faiblesse humaine. Le goût si pur de Racine ne l'empêcha pas d'écrire ce vers : 
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.

(85) Mulsum (v. 923). C'était une recherche des hommes riches, de boire, au commencement du repas, du vin adouci avec du miel, mulsum. Lambin dit qu'on donnait de cette boisson aux soldats dans les jours de triomphe ; mais il ne le prouve pas suffisamment. Je crois seulement que Chrysale se promet un repas splendide, où le vin mêlé de miel ne sera épargné ni pour lui général, ni pour ses soldats, Mnésiloque, Pistoclère et leurs amies. Ces comparaisons, prises de la vie militaire, se reproduisent à chaque instant dans le langage des acteurs de Plaute. Ils parlaient selon l'esprit et les idées habituelles des spectateurs.

(86) Coemtionalem (v. 927). On ne sait pas très précisément ce que veut dire ce mot. Toutefois il est permis, en rapprochant de ce passage une lettre de Curius (Cic., Epist. fam., VII, 29), de conjecturer qu'on appelait en général senes coemtionales les vieux esclaves dont on voulait se débarrasser, et qu'on vendait en masse avec d'autres esclaves de plus facile défaite.

(87) Malum tibi dico (v. 951). Pour le double sens de malum, voir tom. I, pag. 358, 367. Malum dicere alicui, c'est faire une imprécation. Celle de Chrysale tombe comiquement sur le vieillard, soit qu'il lui laisse entendre la fin de la phrase tibi dico, mais en la prononçant de manière à lui faire croire qu'elle s'adresse à Mnésiloque, soit, comme j'incline davantage à le penser, qu'il dise ces derniers mots à voix basse, en sorte que le vieillard n'entende que malum magnum, qu'il prend pour le cri de l'indignation.

(88) Prius te cavisse aequom fuit (v. 969). Il s'écriera encore tout-à-l'heure, v. 999, "Que n'est-il plutôt resté â Éphèse !" Voilà bien la nature prise sur le fait. Ces regrets inutiles, ces plaintes qui ne remédient point au mal , sont le cri de l'humaine faiblesse, qui se rejette sur le passé en reculant devant la nécessité d'une douleur ou d'un sacrifice inévitable. « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Le bonhomme Argante n'est que l'écho du pauvre Nicobule, et Scapin n'est ni plus adroit ni plus plaisant que Chrysale.

(89) Amator pejeret (v. 994). Ce trait me semble l'un des plus importons à observer dans cette pièce, pour l'histoire des moeurs romaines en ce siècle. Plus tard, ce stratagème de Chrysale n'aurait pas été vraisemblable ; mais alors, on ne s'étonnait pas que Nicobule crût son fils retenu par un lien qu'il ne pouvait briser. Tel fut le respect pour la sainteté du serment. « Nous avons peine à comprendre aujourd'hui, dit Cicéron, le retour de Regulus à Carthage ; mais il lui aurait été impossible de n'y point retourner. Ce n'était pas un effort de vertu qui le distinguât ; c'était la vertu de son temps. » (De Offic., III, 31.) Molière, dans sa scène correspondante à celle-ci (Fourberies de Scapin, act. II , sc. II) , a supposé que le jeune homme était pris par des pirates. Pour Nicobule, la foi du serment est une captivité non moins étroite et non moins désespérante.
Montesquieu a dit: « Le serment eut tant de force chez ce peuple, que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des fois , pour l'observer, ce qu'il n'aurait jamais fait pour la gloire ni pour la patrie Rome était un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête : la religion et les moeurs. » (Esprit des lois, liv. VIII, chap. 13.)

(90) Flagitium volgo dispalescere (v. 998). A voir cette crainte pour la réputation de Mnésiloque, ne croirait-on pas que les anciens étaient très délicats dans leurs opinions sur l'honnéteté des jeunes gens ? Plante nous explique en plusieurs occasions ce qui leur était interdit, ce qui leur était permis;  et nous ne concevons pas une haute idée de la morale de ces temps-là. Un jeune homme compromettait-il sa fortune, il était blâmé généralement ; corrompait-il une personne de condition libre, troublait-il la famille d'un citoyen, c'était un scandale, un opprobre. Mais qu'il fréquentât des courtisanes, on le lui passait volontiers, on l'approuvait même.
Un esclave, dans le Curculio, résume ainsi le code des bienséances, concernant les jeunes gens : « Conduis-toi toujours de manière que, si le monde vient à connaître tes galanteries, tu ne sois pas déshonoré. Personne ne t'empêche d'acheter ce qui est en vente. Abstiens-toi de veuve, de femme mariée, de fille nubile, de fils de famille, et tu pourras aimer tout ce qu'il te plaira."
C'étaient les principes adoptés par le divin Caton. Il savait bon gré à ceux qui n'avaient point de répugnance pour les beautés vénales: macte Virtute esto, inguit sententia dia Catonis (HOR., Satire I , 2, 32).

(91) Pervolgatum 'st (v. 1025). Cette pièce fut donnée dans un temps où les Romains avaient rallié la victoire à leurs aigles, et où les fêtes triomphales se multipliaient. Elle n'aura probablement pas précédé de longtemps la conquête de l'Asie, et les guerres contre Philippe et contre les Étoliens. 

(92) Unde agis (v. 1058) ? Locution à peu près pareille à celles-ci : Quid agis? Ubi es ? Elles reviennent toutes à l'usage de demander à quelqu'un de ses nouvelles, en l'abordant. Dans la Cistellaria, Lampadio salue ainsi son maître, qu'il savait de retour de la campagne : Unde venis ?

(93) Nitent... haud sordidae (v. 1075). Bacchis joue sur une équivoque. Cette toison brillante de blancheur, nitent, est une allusion à l'éclat des habits, et le mot sordidae peut signifier également malpropres et de bas-lieu. Ces deux vieillards sont des citoyens riches, peut-être des sénateurs, comme Déménète de l'Asinaria, comme Apécide et Périphane de l'Epidicus.

(94) Taceas (v. 1104). Ces mots taceas, tace, dans le dialogue familier des Latins, n'ont point ordinairement le même sens que leurs correspondans en français. Ils ne s'adressent point aux gens à qui l'on veut imposer silence impérieusement. C'est plutôt l'expression du désir d'encourager et de consoler (TERENT., Eunuch., V, I, 18). On disait ordinairement, quand on voulait faire taire quelqu'un : Etiam taces ?

(95) Caput prurit (v.1145). Quand la tête est menacée, la vie, l'existence tout entière est en danger ; et la démangeaison était, chez les anciens, le signe infaillible d'un péril imminent pour la partie du corps qui la ressentait. La mâchoire de Sosie (Amph., v. 139), le dos de Sceledrus (Mil. glor., v. 399), et les épaules de Sagaristion (Pers., v. 32 ) leur démangent, au moment où des gourmades ou des étrivières se préparent pour eux. Nicobule a donc, en cet instant, le pressentiment de sa perte.

(96) Vidissemus fieri, ut apud lenones, etc. (v.1161). Un traducteur rend ainsi ce vers : « Si nous n'avions vu auparavant mettre sur la scène des pères qui prenaient part aux débauches de leurs fils, » etc. : erreur grave, qui détruit la hardiesse de cette moralité de la pièce, et qui suppose les Romains trop délicats et Plaute trop timide. Ainsi le poète aurait craint que ses spectateurs ne fussent effarouchés de sa dernière scène, et il aurait cherché sa justification ou son excuse dans des exemples d'autres comédies. Le malin citait quelquefois ses confrères pour se moquer d'eux (Amph., prol., v. 411 ; Mercat., prol., v. 3) : il invoquait peu leur autorité ; et il ne redoute pas tant les susceptibilités de son public. Loin de demander grâce pour la liberté qu'il a prise, en considération de celle qu'on aurait déjà pardonnée à un autre, il déclare aux Romains que c'est, non pas sur un théâtre, mais bien chez eux-mêmes, qu'il a trouvé ses modèles, et que ses fictions s'appuient sur des réalités. Avis à ceux qui devaient en profiter. Il a donné quatre fois une pareille leçon aux vieillards libertins : ici , dans l'Asinaria, dans la Casina et dans le Mercator. Tous les pères ne ressemblaient pas à ce Cornelius Scipion qui alla surprendre un jour son fils chez une courtisane, et le fit sortir devant lui tout confus et rattachant son manteau mal ajusté. Ce jeune homme devait, peu d'années après, sauver les jours de son père, sur les bords du Tésin, et vaincre Annibal dans la plaine de Zama. Ceux qui se conduisaient comme Nicobule et Philoxène, formaient les fuyards de la Trébie et de Cannes. Plaute les a justement flétris.